25.09.2025 à 07:00
« L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie », une conversation avec François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Que fait la zone euro alors que Trump veut prendre la Fed et renverser l’ordre monétaire avec les cryptos ?
Pour le Gouverneur de la Banque de France, la nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité stratégique européenne.
Nous l’avons rencontré.
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Texte intégral (5364 mots)
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Vous revenez d’un voyage en Ukraine et en Moldavie : qu’en retenez-vous ?
Ce « voyage au bout de l’Europe » n’est évidemment pas un déplacement comme les autres.
Aller à Kyiv aujourd’hui, c’est voir une ville magnifique et millénaire, et c’est surtout recevoir une leçon de courage calme : un pays qui se défend fermement, mais aussi qui est au travail et qui tourne.
Chaque nuit, les habitants de Kyiv risquent de subir des alertes — même si la situation est là-bas plus sûre qu’on ne l’imagine à Paris — et chaque matin, ils retournent dans leurs entreprises ou leurs services publics essentiels.
Le pays tient bon avec une résilience impressionnante.
Je l’ai vu à la banque centrale d’Ukraine : mon collègue et ami Andriy Pyshnyy, qui m’avait invité, veille à maintenir des banques qui prêtent et une inflation supportable. Mais bien sûr, la guerre pèse lourdement et depuis trop longtemps sur les hommes, sur le budget et sur la croissance.
Le processus d’élargissement est en cours. Quel rôle la BCE devrait-elle jouer à votre avis ?
L’Ukraine comme la Moldavie font partie de l’Europe, géographiquement et culturellement. Le désir d’Europe s’est peut-être banalisé à l’Ouest, mais il ne fait que grandir là-bas. Les deux pays s’y préparent activement dans leur législation comme dans leurs réformes. La présidente moldave Maia Sandu, que j’ai rencontrée, est un modèle de courage dans sa lutte contre la corruption et les interférences russes.
Comprendre sur place ce que ces Européens vivent, aller leur dire personnellement et physiquement notre amitié, cela compte vraiment pour eux.
Mais la solidarité doit être aussi en actes : comme la BCE, la Banque de France est très engagée dans la coopération avec les deux banques centrales.
83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu.
François Villeroy de Galhau
La question de l’utilisation des avoirs russes gelés revient avec insistance dans le débat, alors que le coût de la guerre pour l’Ukraine s’élèverait désormais à plus de 170 millions de dollars par jour. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Le G7 a réussi l’an dernier à mettre en place un nouveau prêt ERA de 50 milliards de dollars à l’Ukraine, assis sur les revenus des avoirs russes. Il y a aujourd’hui des discussions pour amplifier ce succès : je ne veux pas en préjuger, mais nous devons évidemment continuer à soutenir l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire dans un combat qui malheureusement dure à cause de l’acharnement russe.
Parmi les paradoxes de la construction européenne des dernières années, on trouve le suivant : l’extrême droite n’a jamais été aussi forte, et pourtant les forces qui demandent la sortie de l’euro n’ont jamais été aussi faibles. Comment l’expliquez-vous ?
L’euro est un succès formidable. Je fais partie de la génération de ceux qui depuis les années 1990 ont œuvré à la création de la monnaie unique. J’étais à Maastricht, et il y avait alors un certain scepticisme. On l’a oublié, mais nombre d’économistes, notamment américains, disaient que cela ne marcherait jamais.
En France, en 1992, l’euro a été approuvé par la plus courte des majorités, avec 51 % des voix.
Il s’agit aujourd’hui d’un véritable plébiscite : 83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu. L’euro a été testé et chaque fois, il s’est renforcé davantage.
Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile. En France comme ailleurs, les taux d’intérêt seraient beaucoup plus élevés ; les tensions intra-européennes seraient aussi plus importantes.
Quelles sont les leçons que vous tirez de cette « conversion » à l’euro ?
Une leçon de confiance et de détermination, dans un contexte où l’on peut avoir l’impression que les projets européens sont voués à l’échec. Une politique européenne, quand elle est menée de manière expliquée, continue et incarnée, devient populaire. J’insiste sur l’incarnation : l’euro, c’est tangible dans la vie des Européens. Comme demain des projets communs sur la défense, l’énergie décarbonée ou l’intelligence artificielle.
L’Europe, c’est une belle idée, mais à incarner en projets concrets.
Il y a encore des pays membres de l’Union qui n’ont pas adhéré à la zone euro — notamment la Pologne et la Tchéquie — est-ce pour vous une source d’inquiétude ?
Lorsque nous avons adopté l’euro, nous étions onze. Aujourd’hui, nous sommes vingt, avec la Croatie depuis 2023 ; nous serons vingt-et-un avec la Bulgarie début 2026. Aucun pays n’est jamais sorti de la zone euro — et on sait que pour la Grèce cela n’a pas été facile. Je pense toutefois qu’ils ne le regrettent pas aujourd’hui.
Il reste cependant sage que l’adoption de l’euro se fasse au rythme de la volonté de chaque pays.
Que faire de cette confiance ? N’avez-vous pas l’impression que l’euro témoigne d’une énergie que le dispositif institutionnel actuel ne sait pas vraiment exploiter ?
En effet, la limite aujourd’hui, c’est que cette souveraineté monétaire n’a pas encore suffisamment débouché sur deux autres aspects décisifs : la souveraineté économique et la souveraineté financière.
Pour prendre un exemple : nous avons en Europe plus d’épargne que les Américains, mais nous l’utilisons beaucoup moins bien pour nos investissements. Nous savons pourtant ce qu’il faut faire : en additionnant les rapports Draghi et Letta, la prescription est extrêmement claire.
Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile.
François Villeroy de Galhau
Cela fait plus d’un an depuis la présentation du rapport Draghi et près d’un an et demi depuis celle du rapport Letta. Quels sont les principaux obstacles à leur mise en œuvre ?
Pourquoi Jacques Delors a-t-il réussi il y a trente ans, avec d’autres, à mettre en place le marché unique, puis la monnaie unique ? Parce qu’il a mis un paquet global sur la table et fixé un calendrier. Sans ce dernier, l’euro n’aurait probablement pas vu le jour.
Nous avons besoin d’une vision d’ensemble et d’une date mobilisatrice ; je crois qu’aucun gouvernement des principaux pays européens ne bloquera un tel projet.
2028 a été suggéré comme date butoir possible pour la mise en œuvre des recommandations du rapport Draghi. Cette échéance semble toutefois peu réaliste, car elle est très proche. Et pourtant, quand on observe l’accélération des transformations à l’échelle internationale, on a l’impression qu’il s’agit d’une date extrêmement lointaine… Comment expliquer ce paradoxe temporel ?
Ces deux critiques opposées montrent que le choix d’une telle date, de l’ordre de deux à trois ans, est sans doute un bon point d’équilibre. Nous avons au moins deux dates symboliques : 2027, soit trente-cinq ans après Maastricht et soixante-dix ans après le Traité de Rome, ou encore 2028, soit trente-cinq ans après le marché unique. Cela ne fait pas une énorme différence, mais ce doit être pendant « les années Trump » : la réaction européenne face au basculement américain. Si les choses se font dans cet horizon-là, ce sera un véritable bond en avant.
Il y a bien sûr des propositions de la Commission aujourd’hui sur la table ; mais elles restent traitées de manière isolée et ne suffisent pas à atteindre « l’alignement » des ambitions qu’avait permis la date mobilisatrice de Delors.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Il s’agit d’aligner trois volontés : l’ambition politique ; le travail administratif, qui n’est pas négligeable ; les projets d’investissement des entreprises. Cela avait remarquablement fonctionné avant le 1er janvier 1993 et le marché unique.
Au risque du paradoxe, la nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne. Cette politique risque en effet de jouer dans la durée contre la croissance et l’innovation outre-Atlantique. Certains investissements des entreprises européennes aux États-Unis resteront, mais sans doute moins qu’il y a un an, quelles que soient les annonces ronflantes.
C’est le moment de proposer un contre-projet économique européen. Mais il faut faire vite, beaucoup plus vite ; sinon la fenêtre d’opportunité va se refermer.
La réaction européenne face au basculement américain doit se faire pendant « les années Trump ».
François Villeroy de Galhau
La Commission est aujourd’hui particulièrement forte et la présidence a su concentrer autour d’elle de nombreux leviers. Comment expliquez-vous ce blocage ?
La Commission a su réagir rapidement dans des situations de crise, comme lors de la pandémie de Covid-19 et de l’achat groupé de vaccins, ou lors de l’invasion de l’Ukraine et des paquets de sanctions contre la Russie. Depuis janvier dernier, elle a également agi rapidement dans le domaine de la défense.
Elle doit pourtant maintenant aller plus vite et plus fort sur l’économie, en dépassant la relative dispersion des portefeuilles.
Selon notre dernier sondage, une majorité d’Européens se montre critique à l’égard de l’accord sur les droits de douane conclu avec les États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de transformer l’humiliation qu’ils disent majoritairement ressentir en une émotion constructive ?
L’accord est ce qu’il est. Il n’est pas enthousiasmant, mais peut-être était-il inévitable.
En revanche, l’essentiel de la réaction européenne doit désormais se concentrer sur autre chose, en interne : le renforcement de notre économie, la mobilisation générale autour de nos atouts. Nous avons le plus grand marché au monde, à égalité avec les États-Unis, et nous disposons de plus d’épargne qu’eux. Nous avons évidemment les talents humains.
Si j’ose dire, c’est l’heure d’être plus américain, ou du moins de faire nôtre une de leurs vertus : la confiance en soi.
Au risque de me répéter, il faut aussi appliquer le principe attribué à Walt Disney : « la différence entre un rêve et un projet, c’est une date de réalisation ».
Avec Donald Trump, on a l’impression de passer du « it’s the economy, stupid » au « it’s geopolitics, stupid ». Les banques centrales doivent-elles s’adapter à ce nouveau mot d’ordre ?
Bien sûr, les banques centrales n’ignorent pas le contexte dans lequel elles évoluent. Envisager divers scénarios — nous l’avions fait par exemple après l’invasion de l’Ukraine — peut faire partie de notre analyse économique. Nous ne sommes pas pour autant des acteurs géopolitiques.
Si on regarde néanmoins ce qui se passe à propos de la monnaie aujourd’hui, nous devons être mobilisés sur un certain nombre de tournants.
La nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne.
François Villeroy de Galhau
La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté.
Elle peut apparaître comme un « bien invisible » : en temps normal, on ne le ressent pas, c’est comme l’air qu’on respire. Pourtant, sa valeur se mesure quand on en est privé, ou en cas de tensions ou de crises.
Il est crucial aujourd’hui de préserver la valeur de ce que les Européens ont construit avec l’euro.
Le dollar occupe une place centrale dans l’imaginaire de puissance d’une partie du mouvement MAGA, en particulier dans l’entourage du président américain. Peut-on réellement concevoir un monde où le dollar serait utilisé comme un simple instrument politique et géopolitique, sans une profonde transformation des ressorts classiques de la politique monétaire ?
Permettez-moi d’élargir la réponse. Nous faisons aujourd’hui face à trois ruptures majeures : une rupture technologique, une rupture économique ou idéologique — une privatisation possible de la monnaie — et une rupture politique — l’attitude américaine.
Tout d’abord, la rupture technologique concerne la tokenisation. Grâce à la blockchain, il est désormais possible d’échanger de façon décentralisée non seulement des flux financiers, mais aussi des informations, des actifs dématérialisés et des contrats juridiques. Ceci simplifie considérablement les transactions. Cette technologie a d’abord été liée aux Bitcoins, qui sont des instruments hautement spéculatifs et dont on peut douter qu’ils aient un potentiel de transformation de l’économie important.
Ce qu’on voit émerger maintenant, c’est un objet moins excitant, mais potentiellement beaucoup plus disruptif : les stablecoins, dont la valeur est adossée à une monnaie souveraine existante. Il s’agit d’un actif tokenisé qui ressemble beaucoup plus à une monnaie classique.
La deuxième rupture est d’ordre économique ou idéologique. Nous l’avions déjà constaté avec le Bitcoin : les émetteurs de cryptos sont décentralisés et tous privés, bien sûr. Cela signifie non seulement qu’il n’y a plus ici la fonction d’émission habituelle des banques centrales, mais aussi que le rôle des banques commerciales, qui constituent le deuxième étage de la création monétaire, peut être remis en cause. À ce jour, les plus grands émetteurs de stablecoins tokenisés sont des non-banques, assez peu régulées, comme Circle ou Tether.
C’est dans ce contexte que survient la troisième rupture, de nature politique : l’administration Trump pousse désormais les deux premières transformations tout en maintenant une continuité avec la politique américaine en ce qui concerne le rôle du dollar.
La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté.
François Villeroy de Galhau
Comment l’expliquez-vous ?
Visiblement, cette administration, plus encore que celles qui l’ont précédée, est très attachée au rôle central du dollar dans le système monétaire international, notamment parce que cela sécurise la demande pour la dette fédérale américaine.
Mais elle y ajoute une sensibilité politique très favorable au mouvement de privatisation et de décentralisation de la monnaie. Un des premiers Executive Orders de Donald Trump, dès le 23 janvier, stipule l’interdiction aux États-Unis de la monnaie de banque centrale numérique dite CBDC (Central Bank Digital Currency). À l’inverse, le président américain promeut les stablecoins émis par des acteurs privés.
L’objectif affiché est de faire des États-Unis le pays de la finance tokenisée. Sur le plan technologique, cette orientation peut se comprendre : aujourd’hui, la plupart des acteurs de la technologie sont américains, et le marché des stablecoins est pour l’instant adossé à 99 % au dollar.
Il y a toutefois des contradictions…
Oui ! Tout en affirmant son attachement au rôle central du dollar, l’administration Trump prend des risques quant à sa valeur et à sa solidité en attaquant l’indépendance de la Fed, en adoptant un budget marqué par des déficits considérables… ou encore en imposant des droits de douane susceptibles d’augmenter l’inflation et de ralentir la croissance.
Assisterons-nous à une perte de centralité du dollar ?
Le dollar reste aujourd’hui naturellement au centre du système, mais ces politiques économiques créent une attente de diversification des investisseurs internationaux car elles peuvent éroder la confiance dans les actifs américains. En sens inverse, la rupture technologique peut augmenter le rôle du dollar.
Se diriger vers un système monétaire plus multipolaire, diversifié sur plusieurs devises, serait plutôt une bonne chose. J’ai cependant une réserve forte : cela ne doit pas conduire à une fragmentation.
Le système monétaire international actuel, avec ses imperfections, a au moins le mérite d’être relativement unifié. S’il reproduisait pour les paiements transfrontaliers la fragmentation par blocs que l’on observe actuellement sur les plans géopolitique et commercial, ce serait un véritable recul.
Au-delà de la fragmentation, la rupture du stablecoin ne représente-t-elle pas un risque pour la souveraineté et pour l’euro ?
Potentiellement, mais nous avons des réponses.
Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens. Ce débat est tout juste naissant pour l’instant ; il est pourtant essentiel pour l’avenir de la souveraineté européenne.
On peut évoquer un lointain parallèle historique, bien sûr imparfait.
Une précédente grande rupture technologique sur la monnaie avait été l’invention du billet de banque, remplaçant l’or et l’argent : c’était déjà une dématérialisation.
L’Angleterre a pris ce tournant dès 1694 avec la création de la Banque d’Angleterre. La France a mis un siècle de plus, avec la création de la Banque de France en 1800, notre pays ayant été freiné par l’échec du système de Law en 1720, entre autres raisons.
Ce siècle de décalage monétaire n’est pas totalement indépendant du retard dans le décollage économique et industriel français par rapport à l’Angleterre. Ce n’est évidemment pas la seule explication. Reste que la bonne monnaie et le rôle de la banque centrale ne sont pas uniquement des sujets de spécialistes ; ils sont absolument centraux pour le développement de l’économie.
Face à ces ruptures, quelle est la réponse de la BCE ?
Nous la construisons activement, avec Christine Lagarde et le Conseil des gouverneurs.
Notre réponse repose sur trois composantes : la régulation, la monnaie numérique de banque centrale, et la possibilité d’une monnaie tokenisée privée européenne.
Sur la régulation, l’Europe dispose d’une avance avec le règlement MiCA, qui encadre depuis 2024 les actifs tokenisés. Les États-Unis viennent seulement d’adopter leur règlement Genius. Il est bienvenu, même s’il nous semble perfectible.
Vient ensuite la monnaie numérique de banque centrale. Alors que celle-ci a été interdite aux États-Unis, c’est notre responsabilité comme Banque centrale européenne d’œuvrer à son développement pour conserver notre souveraineté monétaire, d’autant plus que notre continent compte aujourd’hui moins d’innovateurs privés. C’est le but du projet d’euro numérique pour les paiements de détail, auquel s’ajoute le chantier moins connu de la monnaie numérique « de gros ».
L’urgence la plus pressante concerne en effet les paiements de gros — échanges interbancaires et marchés financiers — avec une première solution dès 2026 dans le cadre du projet Pontes. Quelques années plus tard, le projet Appia, avec un registre unifié sur blockchain, permettra d’échanger l’ensemble des actifs tokenisés : l’Europe veut être ici pionnière dans le monde.
Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens.
François Villeroy de Galhau
L’euro numérique pour le grand public est actuellement débattu au Parlement européen, mais le processus reste trop lent, du fait notamment des résistances de certaines banques privées. C’est à courte vue : elles risquent d’être les premières perdantes en l’absence de solution européenne et en euros.
Sur le plan technologique, le travail est en cours : c’est bien sûr un projet d’ampleur.
Quelle est la troisième composante ?
Elle touche justement aux émetteurs privés. Aux États-Unis, les banques prennent conscience des perspectives qu’ils ouvrent : le marché des stablecoins, aujourd’hui autour de 250 milliards de dollars, pourrait atteindre plusieurs milliers de milliards dans les années à venir.
Si ce développement massif de stablecoins en dollars se confirme, l’Europe et ses banques ne pourront éviter la question d’un étage privé de la monnaie tokenisée. Techniquement, deux instruments existent : des stablecoins en euros et/ou des « dépôts tokenisés ».
Mon propos ici n’est pas de choisir, mais de souligner le risque potentiel si aucune de ces deux solutions n’est développée en Europe.
Depuis toujours, la monnaie est un partenariat public-privé. Malgré les ruptures technologiques et la tokenisation, ces principes restent inchangés : une ancre solide, la monnaie centrale publique, comme fondation d’une monnaie des banques commerciales bien régulée.
L’Europe a justement les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie : elle est plutôt en avance sur les États-Unis en matière de régulation et de monnaie numérique publique, mais elle est en retard sur la monnaie privée.
On comprend que, dans la logique d’une partie de l’administration Trump, il est cohérent de retirer à la Fed l’un de ses leviers majeurs dans le jeu institutionnel américain en renforçant la capacité monétaire d’acteurs privés ; d’autant plus que ceux-ci peuvent être contrôlés, voire devenir une source de revenus privés.
Il y a deux sujets différents : à la « privatisation » potentielle dont nous avons parlé s’ajoutent les attaques sur l’indépendance de la Fed. En apparence, elles ne remettent pas en cause son rôle, mais visent à la subordonner au pouvoir politique.
C’est grave. L’indépendance des banques centrales a été conférée par la démocratie, parce que l’expérience montre qu’une banque centrale indépendante sert les citoyens en permettant de mieux maîtriser l’inflation. En outre, une banque centrale moins indépendante inspire moins confiance aux prêteurs, ce qui fera monter les taux d’intérêt à long terme au lieu de les faire baisser. Attaquer ainsi la Fed, c’est donc aller contre la loi démocratique américaine, et à terme contre l’intérêt économique américain.
L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie.
François Villeroy de Galhau
Vous pensez qu’il n’y a pas d’explication plus strictement idéologique ?
Certains ont peut-être une vision libertarienne selon laquelle il n’est pas nécessaire d’avoir une institution publique pour ancrer la monnaie. Avec un réseau d’émetteurs privés, ce serait la décentralisation qui créerait la confiance.
À l’origine, le Bitcoin reposait sur un vaste réseau de mineurs. Aller au bout de la logique reviendrait à dire que l’on a davantage confiance dans ce réseau anonyme — qu’il soit en Chine ou en Russie — que dans une institution publique.
Ma conviction, évidente, est qu’il s’agirait d’une illusion totale. Un acteur privé est in fine toujours guidé par ses propres intérêts — et on ne peut pas le lui reprocher. Il ne peut pas mieux garantir l’intérêt général qu’une institution décidée par la démocratie. Celle-ci est pour autant toujours perfectible : elle se doit bien sûr d’être à l’écoute des citoyens et de leurs critiques, et de leur rendre des comptes sur ses résultats.
Qu’impliquerait une Fed dirigée par un candidat fidèle à Trump pour la BCE, sachant que les investisseurs et les marchés privilégient une politique monétaire coordonnée — ce qui a été clef durant la pandémie ?
La coopération entre banques centrales est — et j’espère restera — un élément absolument clef.
Je suis président du Conseil de la Banque des règlements internationaux ; on parle peu du dialogue que nous menons, mais il est essentiel pour partager en confiance les informations et les interrogations que nous avons. Ensuite, chacun décide librement et rend compte selon ses règles nationales — ou ses règles européennes pour ce qui touche à notre Conseil des gouverneurs.
Comment voyez-vous le rôle international de l’Euro dans ce contexte ?
Quitte à vous surprendre, cette question n’était pas prévue dans le Traité de Maastricht.
L’objectif était de créer une monnaie solide sur le plan interne, ce qui a été fait avec succès. L’idée était que l’usage international de l’euro dépendait entièrement des choix privés.
Dans les faits, le rôle de l’euro a augmenté progressivement jusqu’à la crise financière, puis il s’est plutôt tassé depuis. C’est désormais devenu un enjeu beaucoup plus important. D’une part, il y a une attente de la part d’un certain nombre d’investisseurs internationaux, et d’autre part, c’est un avantage pour nous.
Par exemple, si une plus grande part du commerce avec le reste du monde était réalisée en euros, on réduirait un facteur de volatilité lié au change.
La BCE paraît très prudente, voire conservatrice, dans l’extension de ses lignes de swap de devises, alors qu’il s’agit d’un instrument que la Chine utilise pour accroître l’utilisation du yuan à l’étranger.
Je ne suis pas d’accord.
La BCE a plusieurs lignes de swap avec des contreparties qu’elle juge suffisamment sûres, et des lignes de refinancement (« repos ») avec nombre de pays d’Europe centrale. D’autres banques centrales peuvent peut-être utiliser l’instrument de façon plus « politique », mais c’est alors prendre de vrais risques financiers. Ceci dit, il y a de réelles possibilités pour élargir nos mécanismes.
Quelles initiatives concrètes pourraient alors être prises pour renforcer le poids géopolitique de l’euro ?
Tout ce que nous ferons pour mobiliser l’épargne, réaliser une union d’épargne et d’investissement ou accroître l’intégration financière, renforcera l’attractivité externe. Plus le marché financier européen sera profond, plus les investisseurs y viendront.
Une autre question, présente depuis longtemps, reviendra certainement : celle d’un actif sûr en euros, au-delà des dettes nationales existantes. Ce n’est pas évident à atteindre, et il y a deux familles de solutions : l’émission de dettes communautaires en euros — cela pourrait commencer par le regroupement des dettes de la Commission, du mécanisme européen de stabilité, voire de la BEI —, ou le regroupement d’une partie des dettes souveraines européennes.
Aucune piste n’est évidente à mettre en œuvre, mais je crois qu’il faudra relancer la réflexion.
Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.
François Villeroy de Galhau
Dans un contexte de fortes attentes en matière d’intégration dans le domaine de la défense, voyez-vous la possibilité d’une nouvelle dette commune permettant de franchir une étape ?
Cela correspondrait en effet plutôt à la première piste. Il s’agirait de dire que, sur le modèle du plan NextGenerationEU en réponse au Covid, un endettement commun serait répliqué pour la défense.
Plusieurs propositions ont été faites, comme de créer une telle dette non pour les armements existants, mais pour de nouveaux comme les drones.
Si nous voulons un financement européen, il faut qu’il y ait en face une offre européenne plus intégrée. Et sans doute nouvelle, car c’est l’une des limites actuelles : il y a plus de défense en Europe, mais pas encore plus d’Europe de la défense.
Voyez-vous une volonté de porter un tel projet dans le contexte politique actuel ?
Ce que je peux dire, c’est que la France sera d’autant plus crédible pour défendre ce type d’initiative qu’elle aura résolu son problème d’endettement. Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.
Cela ne peut pas être le cas : il est très important de lever ce soupçon.
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19.09.2025 à 15:00
Trump et l’accord TikTok : qu’est-ce que la stratégie « America against America » de Pékin ?
Trump vient-il vraiment de conclure un « deal » avec la Chine ?
Dans la guerre des capitalismes politiques, TikTok n'est pas seulement une bataille clef — c'est un test interne pour l’administration américaine.
En opposant la faction pragmatique à celle qui souhaite un affrontement total, Pékin s'inspire de la doctrine de Wang Huning : jouer l'Amérique contre l'Amérique.
L'analyse d'Alessandro Aresu.
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Texte intégral (2325 mots)
L’histoire de TikTok semble sans fin. Alors que nous avions retracé les différentes étapes de cette saga industrielle et politique dans ces pages, après l’annonce en grande pompe d’un accord entre l’administration Trump et la Chine de Xi Jinping sur le rachat des opérations américaines de la plateforme, elle connaît aujourd’hui un nouveau rebondissement.
Mais pour en comprendre la nature, il n’est pas si utile de partir de l’annonce retentissante d’un montage qui devrait prévoir pour la reprise de TikTok aux États-Unis un consortium d’investisseurs américains dont l’omniprésent Oracle de Larry Ellison — qui était déjà un partenaire essentiel du projet — et les fonds Silver Lake et Andreessen Horowitz.
Une archive de la Maison-Blanche livre une clef de lecture bien plus heuristique.
Sur le site Internet de la Présidence américaine, on trouve encore un document de référence — une « doctrine » programmatique intitulée « Trump on China. Putting America First ».
Il a été publié en novembre 2020 par Robert O’Brien, alors conseiller à la sécurité nationale, et peut être consulté librement sur Internet 1.
Dans un style grandiloquent, la dernière page affirme que les écrits qu’il compile — un ensemble assez hétérogène de discours du président Trump, du vice-président de l’époque Mike Pence, de O’Brien lui-même, du directeur du FBI de l’époque Christopher Wray, du secrétaire d’État de l’époque Mike Pompeo, du procureur général de l’époque William Barr et de l’ex-conseiller adjoint à la sécurité nationale Matt Pottinger — représentent pour notre époque et sur la Chine ce que fut le « Long Télégramme » de George Kennan en 1946 pour la doctrine d’endiguement de l’Union soviétique.
Qu’en est-il vraiment ?
D’une part, la Chine de Xi Jinping est un adversaire bien plus redoutable pour Washington que l’Union soviétique pour les États-Unis.
D’autre part, George Kennan — grand connaisseur de la Russie — a vécu 101 ans.
Où se trouvent aujourd’hui les auteurs de ces discours, les bâtisseurs d’un « consensus » sur la Chine ?
La rupture de Mike Pence avec Trump après l’assaut du Capitole est désormais consommée. Wray a démissionné du FBI après les attaques de nombreuses factions trumpiennes — dès 2020, à l’époque où « Trump on China » était publié, Steve Bannon suggérait sa « décapitation » — et a été remplacé par Kash Patel. Pompeo et Barr ne sont plus là. Surtout, le principal rédacteur du document, Robert O’Brien, dans le cadre de ses activités de consultant, peu après avoir soutenu en 2024 que le commerce de semi-conducteurs avancés avec la Chine par des entreprises telles qu’Intel et NVIDIA 2 présentait des risques majeurs, a travaillé en 2025 avec NVIDIA pour encourager de tels échanges — soutenant la thèse de Jensen Huang sur l’importance de l’accès au marché chinois 3.
Force est de le constater : le leadership américain n’a pas construit de consensus sur la Chine.
On perçoit certes vaguement l’émergence aux États-Unis d’une dynamique étonnante qui consiste à « faire comme la Chine » : investir avec des fonds publics dans l’industrie minière ; imiter le « maximalisme industriel » chinois soutenu par le théoricien Lu Feng ; en finir avec les rapports trimestriels — une déclaration choc amplifiée, sans surprise, par les médias chinois 4 — ; licencier ceux qui établissent des statistiques jugées non convaincantes 5.
Les exemples pourraient être bien plus nombreux pour pousser la comparaison et montrer que se déploie aujourd’hui à Washington une tentative de faire basculer le système de capitalisme politique des États-Unis — fondé sur l’élargissement de la notion de sécurité nationale — vers une version plus homogène à celle de la Chine.
L’impossible deal
Outre la longue histoire d’interdictions, de contre-interdictions, de coups et de contre-coups déjà évoquée dans ces pages, c’est dans ce contexte qu’intervient l’annonce sur le rachat américain de TikTok cette semaine.
Les deux adversaires se sont engagés dans un processus qui ressemble à long un photo-op inachevé : une grande poignée de main qui a surtout pour finalité de ne pas trop faire de mal à son adversaire.
Car cette recherche d’un grand accord se poursuit selon une modalité particulière : le report incessant.
TikTok ne peut pas vraiment être interdit — on reporte
La partie chinoise du canal de Panama ne peut pas vraiment être vendue — on reporte.
Chacun a ses « cartes », pour reprendre un terme de Trump — mais dans cette partie de poker, on peut aussi choisir de passer son tour.
Chacun renforce ainsi ses instruments de guerre économique — du pouvoir politique de l’antitrust chinois aux contrôles des exportations — afin de se nuire mutuellement — mais sans trop se faire de mal. Et jamais de manière totalement définitive. Pendant ce temps, les marchandises doivent arriver à destination, même par des voies détournées.
Quels sont alors les éléments structurels qui ressortent de l’annonce d’un deal sur TikTok ?
D’une part — et en particulier dans le cas de TikTok — il ne sera pas facile d’éliminer la tension qui règne aux États-Unis entre les incitations économiques et la sécurité nationale.
C’est même de plus en plus difficile.
Si ByteDance, maison-mère de la plateforme, a des actionnaires et des administrateurs américains et si ces actionnaires peuvent financer la politique des États-Unis, ils auront toujours une incitation à défendre leurs intérêts — et à faire défendre leurs intérêts. Et si la concurrence entre Washington et la Chine n’est pas un sprint, mais un marathon — pour reprendre une image de Jensen Huang —, il faut regarder le temps long.
Pour ByteDance, la part des opérations américaines dans ces comptes annuels n’est finalement pas le facteur qui compte le plus.
Pour comprendre l’avenir de cette entreprise, il faut plutôt s’intéresser aux activités de sa structure de recherche ByteDance Seed : au nombre de chercheurs qu’elle sera en mesure d’attirer, au nombre d’articles qu’elle pourra présenter lors de conférences telles que NeurIPS, à l’évolution des investissements dans la robotique ou encore aux perspectives de conception de puces par des unités internes… 6
La domination future part de TikTok — mais elle se gagne ailleurs.
D’autre part, l’annonce d’un deal aux contours imprécis met en évidence la tension profonde entre deux courants de pensée quant à l’attitude à avoir envers la Chine à Washington : les partisans de la confrontation des modèles et les tenants d’un pragmatisme pro-business 7. Selon ces derniers, il faudrait ainsi abandonner les stéréotypes de supériorité envers la Chine — à tout le moins dans une série de domaines — et envisager également le partage éventuel de la technologie chinoise, par exemple dans les filières industrielles des énergies propres. Pour filer la métaphore trumpiste : si les joueurs ont tous deux de bonnes cartes en main, alors une carte peut être échangée contre une autre pour tenter de se renforcer mutuellement — et évacuer les faiblesses de la mise initiale.
L’Amérique contre l’Amérique
Dès 1991, l’intellectuel chinois le plus influent du premier quart du XXIe siècle, Wang Huning, avait émis une hypothèse : le clivage profond de la société américaine était là pour durer. Du même coup, la tension à l’œuvre au sein de l’administration serait permanente. Les termes pourraient muter ; les mots pourraient changer ; mais une ambivalence profondément ancrée quant à la position à tenir vis-à-vis de Pékin donnerait toujours l’avantage à la Chine.
Le titre de son livre était évocateur : America against America.
Il y a quelques mois seulement, des personnalités comme le Secrétaire d’État Marco Rubio considéraient l’interdiction de TikTok comme un objectif vital pour les États-Unis dans leur lutte existentielle contre le Parti communiste chinois. Bloomberg avait d’ailleurs interprété le choix des « faucons de TikTok » 8 comme une clef de lecture pour comprendre la politique étrangère de Donald Trump.
Ce que pensent ces personnes semble n’avoir que peu d’importance : elles sont devenues les rouages d’un système dans lequel il n’y a clairement rien d’idéologique : par rapport à Pékin, il s’agit essentiellement de faire de la politique de manière à ce que la situation continue à être profitable pour tout le monde. On peut bien sûr enjoliver les choses, mais la réalité est là : savamment dosée, la formule magique de Wang Huning permettra toujours de trouver une manière de tirer son épingle du jeu face à Washington.
Le Vietnam, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et d’autres — pour qui le non-alignement est devenu une matrice stratégique — ne s’y trompent pas.
À Pékin, ce mantra paraît puissant — et si entêtant qu’il pourrait finir par recouvrir les problèmes internes de la Chine.
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16.09.2025 à 12:26
Mario Draghi à Bruxelles un an après : texte intégral
Pour Draghi, la Commission et les États membres n’ont pas pris la mesure de l’urgence.
À Bruxelles, un an après son rapport, il dresse un constat sévère et appelle à changer radicalement de rythme.
Nous le traduisons.
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Texte intégral (6162 mots)
Un an après la publication de son rapport, Mario Draghi s’est exprimé à Bruxelles devant la présidente de la Commission Ursula von der Leyen.
Appelant à mettre en pause l’AI Act — et alors que le CEO de Mistral, Arthur Mensch, était présent dans la salle — il a fustigé « l’inertie » d’un système reposant sur des « bureaucrates » et livré un plaidoyer en faveur d’une dérégulation plus rapide.
À mots couverts, l’ancien Président de la Banque centrale européenne a également attaqué l’accord commercial inégal entre l’Union et les États-Unis : « la dépendance vis-à-vis des États-Unis en matière de défense a été citée comme l’une des raisons pour lesquelles nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines ».
En ligne avec les conclusions de notre dernière enquête Eurobazooka, Mario Draghi a commencé son discours en rappelant la réalité du sursaut citoyen européen après un été marqué par le sentiment d’humiliation après Turnberry : « les Européens sont prêts à agir — mais ils craignent que les gouvernements n’aient pas saisi la gravité de la situation. »
Passant en revue les avancées sur les grandes recommandations de son rapport dans un monde devenu plus dangereux pour le continent qu’il y a un an, il a appelé les dirigeants européens, accusés de « complaisance », à « lever les yeux » pour engager une bifurcation — cesser d’être une puissance réglementaire pour « s’adapter à un paysage technologique en rapide évolution. »
Sans naïveté, Mario Draghi a également renouvelé son appel à l’endettement commun — « une émission conjointe de dette n’élargirait pas comme par magie l’espace budgétaire mais elle permettrait à l’Europe de financer des projets plus importants dans des domaines qui stimulent la productivité » — et à une réforme « plus profonde », là encore en admettant qu’elle nécessiterait « un temps que nous n’avons peut-être pas ».
Alors que seulement 14 % du rapport Draghi aurait été mis en œuvre 9, l’ancien président du Conseil italien appelle à accélérer en avançant s’il le faut par groupe de pays sur le modèle de coalitions des volontaires voire même, sur certains sujets, en ouvrant la porte à un modèle plus fédéral : « dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération. »
Le ton particulièrement dur de son intervention du 16 septembre contraste avec le dernier discours sur l’état de l’Union de la présidente de la Commission Ursula von der Leyen et son propos introductif au discours de Mario Draghi. Malgré cette ambition affichée — une bifurcation radicale portée par des « mesures exceptionnelles » dans des « circonstances exceptionnelles » — il semble peu probable que la Commission et les États membres se saisissent pleinement de cet appel.
English version available at this link
Il y a un an, nous nous sommes réunis ici pour discuter des trois défis présentés dans notre rapport : le modèle de croissance européen était depuis longtemps mis à rude épreuve ; les dépendances menaçaient sa résilience ; et sans une croissance plus rapide, l’Europe serait incapable de réaliser ses ambitions en matière de climat, de numérique et de sécurité, sans parler du financement de ses sociétés vieillissantes.
Au cours de l’année écoulée, chacun de ces défis s’est aggravé.
Les fondements de la croissance européenne – l’expansion du commerce mondial et les exportations à forte valeur ajoutée – se sont encore affaiblis.
Les États-Unis ont imposé leurs droits de douane les plus élevés depuis l’ère Smoot-Hawley.
La Chine est devenue un concurrent encore plus puissant, tant sur les marchés tiers qu’au sein même de l’Europe, les droits de douane américains ayant détourné les flux commerciaux.
Depuis décembre dernier, l’excédent commercial de la Chine avec l’Union européenne a augmenté de près de 20 %.
Nous avons également constaté à quel point la capacité de réaction de l’Europe était limitée par ses dépendances, même si notre poids économique est considérable.
La dépendance vis-à-vis des États-Unis en matière de défense a été citée comme l’une des raisons pour lesquelles nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines. La dépendance vis-à-vis des matériaux critiques chinois a réduit notre capacité à empêcher la surcapacité chinoise d’inonder l’Europe ou à contrer son soutien à la Russie.
L’Europe a commencé à réagir.
Étant donné que les États-Unis absorbent environ les trois quarts du déficit courant mondial, il n’est pas réaliste à court terme de se diversifier en s’éloignant de leur marché. Mais l’accord avec le Mercosur en Amérique latine peut offrir un certain soulagement aux exportateurs. La Commission a lancé des projets stratégiques pour les matières premières critiques. Et les dépenses de défense augmentent fortement.
Ces engagements en matière de défense s’ajoutent toutefois à des besoins de financement déjà considérables. La Banque centrale européenne estime désormais les besoins d’investissement annuels pour la période 2025-2031 à près de 1 200 milliards d’euros, contre 800 milliards il y a un an. La part publique a presque doublé, passant de 24 % à 43 %, soit 510 milliards d’euros supplémentaires par an, la défense étant principalement financée par des fonds publics.
La marge de manœuvre budgétaire est limitée. Même sans ces nouvelles dépenses, la dette publique de l’Union devrait augmenter de 10 points de pourcentage au cours de la prochaine décennie, pour atteindre 93 % du PIB, sur la base d’hypothèses de croissance plus optimistes que la réalité actuelle.
Nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines.
Mario Draghi
Un an après, l’Europe se trouve donc dans une situation encore plus difficile.
Notre modèle de croissance s’essouffle. Les vulnérabilités s’accumulent. Et il n’existe pas de voie claire pour financer les investissements dont nous avons besoin.
Nous avons été douloureusement rappelés à la réalité : l’inaction menace non seulement notre compétitivité, mais aussi notre souveraineté même.
Le rapport définit trois priorités pour l’Europe : combler le retard en matière d’innovation dans les technologies de pointe, tracer un chemin vers la décarbonisation qui soutienne la croissance et renforcer la sécurité économique.
Comme l’a souligné la présidente von der Leyen, ces priorités sont également au cœur du programme de la Commission. Je salue sa décision de replacer la compétitivité au cœur de ses préoccupations, et je trouve ce programme ambitieux.
Les citoyens et les entreprises du continent se réjouissent d’avoir un diagnostic, des priorités claires et des plans d’action.
Mais ils expriment également une frustration croissante.
Ils sont déçus par la lenteur avec laquelle l’Union évolue. Ils voient bien que nous ne parvenons pas à suivre le rythme des changements qui s’opèrent ailleurs. Ils sont prêts à agir — mais craignent que les gouvernements n’aient pas saisi la gravité de la situation.
On a souvent des excuses toutes trouvées pour justifier cette lenteur.
On dit simplement que c’est ainsi que l’Union s’est construite ; qu’il faudrait respecter un processus complexe impliquant de nombreux acteurs. Parfois, l’inertie est même présentée comme relevant du respect de l’État de droit.
Je pense que c’est de la pure complaisance.
Nos concurrents aux États-Unis et en Chine sont beaucoup moins contraints, même lorsqu’ils agissent dans le respect de la loi.
Continuer à faire comme si, c’est se résigner à prendre du retard.
Prendre un chemin différent exige une rapidité nouvelle, une ampleur nouvelle et une intensité nouvelle.
Cela signifie agir ensemble, sans fragmenter nos efforts.
Cela signifie concentrer les ressources là où leur impact est le plus grand.
Et cela signifie obtenir des résultats en quelques mois — pas en plusieurs années.
Continuer à faire comme si, c’est se résigner à prendre du retard.
Mario Draghi
Commençons par la technologie.
Comme l’électricité il y a 140 ans, l’IA est souvent qualifiée de technologie « transformationnelle ».
Mais elle dépend de la coordination d’au moins quatre autres technologies : le cloud pour stocker d’énormes quantités de données, le supercalcul pour traiter ces données, la cybersécurité pour protéger les secteurs sensibles et les réseaux avancés (5G, fibre optique et satellites) pour la transmission.
Dans certains domaines, l’Europe affiche des progrès.
Au moins cinq gigafactories d’IA sont en projet, chacune dotée de plus de 100 000 processeurs graphiques avancés. La capacité des centres de données devrait tripler au cours des sept prochaines années. Une réforme majeure des télécommunications est attendue d’ici la fin de l’année. L’investissement récent d’ASML dans Mistral est un signe prometteur pour l’écosystème national de l’IA.
L’adoption est également en hausse : comme la Présidente vient de le rappeler, la BEI constate que les entreprises européennes adoptent les technologies de pointe à un rythme proche de celui de leurs homologues américaines, bien que partant d’un niveau inférieur.
Mais les écarts sont criants.
À la pointe de l’IA, les États-Unis ont produit 40 grands modèles de base l’année dernière, la Chine 15 — l’Union, seulement 3. Dans les PME, l’adoption de l’IA reste faible, oscillant entre 13 et 21 %. Et dans le domaine le plus stratégique — l’IA fondée sur la propriété intellectuelle européenne pour ancrer nos industries de base — les progrès sont minimes.
Trois domaines nécessitent davantage d’ambition.
Premièrement, nous devons supprimer les obstacles à la mise à l’échelle des nouvelles technologies. Un véritable « 28e régime » doit voir le jour, permettant aux entreprises innovantes d’opérer, de commercer et de lever des fonds de manière transparente dans les 27 États membres à l’instar de leurs concurrents dans d’autres grandes économies. Cette dimension est particulièrement importante pour donner une chance aux jeunes Européens sur leur continent. Ils veulent rester ici, ils ne veulent pas aller ailleurs pour réussir.
La Commission s’oriente dans cette direction. Mais compte tenu du soutien incertain des États membres, la première étape vers le « 28e régime » se limitera probablement à une identité numérique européenne pour les entreprises.
Le financement des entreprises en phase de démarrage doit également bénéficier d’un soutien plus important. Le fonds Scale-up Europe peut aider les start-ups à se développer, à condition que sa taille corresponde à leurs besoins financiers.
L’augmentation prévue du budget d’Horizon Europe à 175 milliards d’euros est bienvenue.
Mais pour la recherche de pointe, cela ne suffira pas si les ressources supplémentaires ne sont pas concentrées dans des programmes prioritaires d’envergure.
Les ressources doivent être affectées aux centres d’excellence. Elles doivent être concentrées sur des projets à haut risque et à haut rendement, sélectionnés selon un processus de type DARPA. Elles doivent être renforcées par des liens solides entre l’industrie et les institutions universitaires afin de transformer la recherche en applications concrètes. La mise en œuvre de cette transformation doit être confiée à des chefs de projet experts plutôt qu’à des bureaucrates. Et l’Europe devrait être capable d’investir directement dans quelques grandes initiatives stratégiques de deep tech.
Seuls les pays qui alignent leur stratégie énergétique sur leur politique numérique tireront pleinement parti de la course à l’IA.
Mario Draghi
Le deuxième domaine concerne la réglementation.
L’une des demandes les plus claires exprimées par les entreprises européennes est une simplification radicale du RGPD — non seulement de la loi initiale mais aussi des lourdes mesures supplémentaires prises par les États membres pour la transposer. La formation des modèles d’IA nécessite de grandes quantités de données publiques provenant du web. Or l’incertitude juridique qui entoure actuellement leur utilisation entraîne des retards coûteux, ralentissant leur déploiement en Europe.
Les recherches le confirment : le RGPD a augmenté le coût des données d’environ 20 % pour les entreprises de l’Union par rapport à leurs homologues américaines. Pourtant, le seul changement envisagé jusqu’à présent est un assouplissement de la tenue des registres et l’extension des dérogations accordées aux PME aux entreprises de taille intermédiaire.
Une réforme plus large visant à simplifier et harmoniser les règles reste encore vague.
La loi sur l’IA (AI Act) est une autre source d’incertitudes.
Les premières règles, qui comprenaient l’interdiction des systèmes présentant un « risque inacceptable » ont été adoptées sans complications majeures. Les codes de bonnes pratiques signés par la plupart des grands développeurs, ainsi que les lignes directrices publiées en août par la Commission, ont clarifié les responsabilités.
Mais la prochaine étape, qui couvre les systèmes d’IA à haut risque dans des domaines tels que les infrastructures critiques et la santé, doit être proportionnée et soutenir l’innovation et le développement. À mon avis, la mise en œuvre de cette étape devrait être suspendue jusqu’à ce que nous comprenions mieux ses inconvénients.
Plus généralement, l’application devrait reposer sur une évaluation a posteriori, jugeant les modèles en fonction de leurs capacités réelles et des risques démontrés.
Le troisième domaine concerne l’intégration verticale de l’IA dans l’industrie.
Les applications sectorielles de l’IA sont encore plus critiques que la puissance brute des supercalculateurs. Dans ce domaine, l’Europe dispose d’un réel avantage : ses entreprises détiennent plus de la moitié du marché mondial des solutions d’automatisation industrielle, pierre angulaire de l’IA industrielle. Pourtant, seules 10 % environ des entreprises manufacturières ont utilisé l’IA l’année dernière.
L’industrie et les gouvernements doivent travailler ensemble pour transformer cette longueur d’avance en solutions européennes propriétaires. La stratégie « Apply AI » de la Commission, qui sera présentée cet automne, constituera un test décisif.
Les prix du gaz naturel dans l’Union sont encore près de quatre fois plus élevés qu’aux États-Unis. Les prix de l’électricité industrielle sont quant à eux en moyenne plus de deux fois plus élevés. Si cet écart ne se réduit pas, la transition vers une économie fondée sur la technologie de pointe sera ralentie.
L’énergie est aussi fondamentale que la technologie pour faire avancer l’IA. La demande en électricité des centres de données en Europe augmentera de 70 % d’ici 2030. L’électricité représente déjà jusqu’à 40 % de leurs coûts d’exploitation.
L’AIE prévient que sans mesure corrective, un projet sur cinq prévu à l’échelle mondiale pourrait être retardé en raison de goulets d’étranglement sur le réseau.
Seuls les pays qui alignent leur stratégie énergétique sur leur politique numérique tireront pleinement parti de la course à l’IA.
La Commission a lancé son Pacte pour une industrie propre et son Plan d’action pour une énergie abordable, tous deux conformes aux recommandations du rapport. Mais la principale mesure prise jusqu’à présent a été d’assouplir les règles en matière d’aides d’État afin que les États membres puissent subventionner les prix.
Cela peut apporter un soulagement temporaire, mais ne résout pas les raisons structurelles pour lesquelles l’énergie est si chère en Europe.
Parmi celles-ci figurent les prix du gaz qui, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont encore environ deux fois plus élevés qu’avant la pandémie de Covid-19 ; un système de tarification dans lequel le gaz continue de déterminer le prix du marché de l’électricité dans la plupart des cas même si les énergies renouvelables se développent ; et des charges et taxes élevées.
La décarbonation est le meilleur chemin à long terme pour que l’Europe atteigne l’indépendance énergétique malgré son manque de ressources naturelles. Mais elle nécessite des investissements beaucoup plus rapides pour faire fonctionner un système fortement axé sur les énergies renouvelables : dans les réseaux, les interconnexions et la production de base d’électricité propre — comme le nucléaire.
À l’heure actuelle, la moitié des capacités transfrontalières nécessaires d’ici 2030 ne font l’objet d’aucun plan d’investissement. Même les projets approuvés prennent plus de dix ans — dont la moitié est en fait consacrée à l’obtention des autorisations.
Le Paquet « réseaux » prévu pour la fin de cette année et l’augmentation budgétaire proposée pour les liaisons transfrontalières constituent des avancées. Mais le système actuel — qui repose sur la coordination nationale des autorisations et du financement — n’est pas adapté à un marché européen de l’énergie. Les projets transfrontaliers nécessitent une planification et une exécution au niveau de l’Union.
Dans le même temps, nous devons être réalistes : ces mesures ne permettront pas de réduire rapidement les prix de l’énergie. C’est pourquoi il nous faut agir sur les leviers qui peuvent apporter un soulagement plus rapide.
Deux d’entre eux se distinguent : l’amélioration du fonctionnement des marchés du gaz et l’assouplissement de l’emprise du gaz sur les prix de l’électricité.
L’Europe est déjà le plus grand acheteur mondial de GNL américain et s’est engagée à acheter jusqu’à 750 milliards de dollars de produits énergétiques américains.
Quelles que soient les conditions de cet accord, il doit être considéré comme une occasion de réorganiser notre manière d’acheter du gaz.
Depuis mars, le GNL acheminé en Europe coûte 60 à 90 % plus cher que le même gaz aux États-Unis — même après prise en compte des coûts logistiques et de regazéification. Les achats collectifs de l’Union, tels que proposés initialement par la Commission après l’invasion de la Russie, pourraient certainement réduire cet écart en renforçant notre pouvoir de négociation, en réduisant les marges des intermédiaires et en nous protégeant de la volatilité des marchés au jour le jour.
En parallèle, l’Europe doit mener à bien les travaux du groupe de travail sur le marché du gaz et rendre le commerce de l’énergie plus transparent. Les bénéfices des quatre plus grands négociants mondiaux ont quadruplé entre 2020 et 2022. Cela fait longtemps qu’une supervision conjointe et un règlement plus strict s’imposent.
Nous devons également dissocier la rémunération des énergies renouvelables et du nucléaire de celle des énergies fossiles en développant les contrats d’énergie, c’est-à-dire les accords d’achat d’électricité (PPA) et les contrats sur différence (CfD).
Certaines initiatives utiles sont en cours, telles que la garantie pilote des PPA de la BEI.
Mais des mesures beaucoup plus décisives sont nécessaires : les contrats à long terme doivent être étendus à toutes les énergies renouvelables et nucléaires, qu’elles soient nouvelles ou existantes. Le mécanisme actuel de fixation des prix accorde des rentes à de nombreux intérêts particuliers.
Alors que nous poursuivons la décarbonation, la transition doit également être flexible et pragmatique. La Commission a assoupli certaines des exigences les plus contraignantes en matière de reporting grâce à son paquet omnibus sur la durabilité. Mais dans certains secteurs, comme l’automobile, les objectifs reposent sur des hypothèses qui ne sont plus valables.
L’échéance de 2035 pour la suppression des émissions d’échappement devait déclencher un cercle vertueux : des objectifs fermes stimuleraient les investissements dans les infrastructures de recharge, développeraient le marché intérieur, encourageraient l’innovation en Europe et rendraient les modèles de véhicules électriques moins chers. Les industries connexes (batteries, puces) devaient se développer parallèlement, soutenues par une politique industrielle ciblée.
Force est de constater que cela ne s’est pas produit.
L’installation de bornes de recharge devrait être multipliée par trois ou quatre au cours des cinq prochaines années pour atteindre une couverture suffisante. Le marché des véhicules électriques a connu une croissance plus lente que prévu. L’innovation européenne a pris du retard, les modèles restent chers et la politique en matière de chaîne d’approvisionnement est fragmentée.
En réalité, le parc automobile européen, qui compte 250 millions de véhicules, vieillit. Et les émissions de CO₂ n’ont pratiquement pas diminué ces dernières années.
Comme le suggère notre rapport, la prochaine révision de la réglementation sur les émissions de CO₂ devrait suivre une approche technologiquement neutre et tenir compte des évolutions du marché et des technologies.
Nous avons également besoin d’une approche concertée pour accélérer le développement des véhicules électriques, couvrant les chaînes d’approvisionnement, les besoins en infrastructures et le potentiel des carburants neutres en carbone.
Au cours des prochains mois, le secteur automobile mettra à l’épreuve la capacité de l’Europe à aligner la réglementation, les infrastructures et le développement de la chaîne d’approvisionnement dans une stratégie cohérente pour une industrie qui, ne l’oublions pas,emploie plus de 13 millions de personnes tout au long de la chaîne de valeur.
Le rapport préconisait également de recourir activement à la politique industrielle afin de réduire les dépendances et de se prémunir contre la concurrence soutenue par l’État.
Les citoyens européens demandent aujourd’hui à leurs dirigeants de lever les yeux de leurs préoccupations quotidiennes pour se tourner vers leur destin européen commun et prendre conscience de l’ampleur du défi.
Mario Draghi
À l’époque, des inquiétudes avaient été exprimées concernant le nationalisme économique, le protectionnisme et le risque que l’Europe abandonne un ordre mondial fondé sur des règles.
Mais l’année écoulée a clairement montré que nous évoluons dans un monde différent.
La frontière entre économie et sécurité est de plus en plus floue. Les États utilisent tous les outils à leur disposition pour défendre leurs intérêts.
Jusqu’à présent, la réponse de l’Europe n’a pas réussi à éviter deux écueils : des efforts nationaux non coordonnés d’un côté ; une confiance aveugle dans la capacité des forces du marché à créer de nouveaux secteurs de l’autre.
La première approche ne peut jamais produire de résultats à grande échelle. La seconde est impossible lorsque d’autres que nous faussent les marchés et déséquilibrent les règles du jeu.
Nous devons plutôt renforcer notre capacité à nous défendre et à résister à la pression dans les domaines clefs que sont la défense, l’industrie lourde et les technologies qui façonneront l’avenir.
Trois leviers peuvent nous faire passer à l’échelle et au niveau d’intensité dont nous avons besoin.
Le premier est une nouvelle approche de la coordination des aides d’État.
Dans la pratique, les aides d’État agissent souvent comme un protectionnisme, enfermant l’activité à l’intérieur des frontières au lieu de construire des industries européennes compétitives à l’échelle mondiale. Les recherches du FMI montrent que les aides accordées à un pays se font souvent au détriment de la croissance de ses voisins.
L’Europe dispose d’outils de coordination, tels que les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui permettent de concentrer le soutien et de réduire ces retombées. Pourtant, en 2023, les pays de l’Union ont dépensé près de 190 milliards d’euros en aides d’État — soit cinq fois plus que ce qui a été alloué aux PIIEC depuis 2018.
Utilisés de manière stratégique, les PIIEC pourraient aider l’Europe à atteindre une taille critique dans des secteurs tels que les technologies nucléaires innovantes — comme les petits réacteurs modulaires — ou dans la chaîne d’approvisionnement automobile pour des véhicules abordables à zéro émission ou à faibles émissions. La Commission prend des mesures pour rendre ces projets plus attractifs et plus accessibles.
Mais le modèle des PIIEC reste essentiellement national dans sa conception et son financement. Cela crée un plafond inhérent par rapport à nos concurrents.
Prenons l’exemple du projet européen de PIIEC dans le domaine des semi-conducteurs, approuvé en 2023.
Il mobilise 8 milliards d’euros de fonds publics, répartis entre 14 États membres, 68 projets et 56 entreprises. Or l’objectif global, qui consiste à atteindre une part mondiale de 20 % dans la fabrication de semi-conducteurs d’ici 2030, est déjà qualifié de « très improbable » par la Cour des comptes européenne.
En comparaison, le projet japonais Rapidus témoigne d’une approche différente.
Créé en 2022, il concentre 12 milliards de dollars de soutien public — malgré la taille réduite de l’économie japonaise — vers un seul leader à grande échelle dans le domaine des puces avancées. Il se concentre sur un objectif clair, soutenu par de grandes entreprises en tant qu’investisseurs et clients principaux. Et il avance beaucoup plus rapidement, visant une production de masse d’ici 2027.
L’Europe devrait s’inspirer de ce modèle concentré et l’étendre à d’autres technologies de pointe, en combinant les investissements publics et privés pour favoriser les innovations de rupture et les projets industriels à grande échelle.
Le deuxième levier est celui des marchés publics.
Les aides d’État ne peuvent pas créer une nouvelle offre dans les technologies critiques sans répondre à la demande européenne. La réglementation peut contribuer à supprimer les obstacles à l’adoption, mais les marchés publics sont l’outil le plus puissant pour créer de nouveaux marchés.
Cela fonctionne de deux manières.
Premièrement, avec des marchés publics représentant au total 16 % du PIB de l’Union, le fait d’en orienter ne serait-ce qu’une petite partie vers les industries européennes créerait une demande stable pour l’innovation et renforcerait les secteurs stratégiques.
Deuxièmement, dans les industries où l’échelle est déterminante, des règles harmonisées peuvent favoriser la normalisation et soutenir des cycles d’investissement longs et à forte intensité de capital.
Dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération.
Mario Draghi
Le potentiel est évident dans de nombreux secteurs : réserver une part de l’Union dans les marchés publics de puces électroniques pour la défense, soutenir le cloud européen et l’IA verticale, ou fixer des quotas pour les produits de technologie propre tels que l’acier et l’aluminium verts.
Les travaux ont commencé sur les règles préférentielles de l’Union en matière de marchés publics pour le secteur public — mais les détails sont flous. Le succès dépendra toutefois de l’harmonisation entre les États membres. Sans cela, les marchés publics — tout comme les aides d’État — risquent de sombrer dans le protectionnisme national et de ne pas atteindre l’échelle souhaitée.
Le troisième levier est la politique de concurrence. Je vais ici essentiellement répéter ce que la Présidente vient de dire.
Dans les domaines de la défense et de l’espace, comme dans les technologies à double usage qui les sous-tendent, la dynamique du marché est très différente de celle des marchés de consommation. Dans ce cas, la consolidation ne constitue pas nécessairement une menace pour les consommateurs. Elle peut être un moyen de réduire les doublons en matière de R&D, de diminuer les coûts, d’accélérer l’innovation et de concentrer les budgets d’approvisionnement.
Les concurrents aux États-Unis et en Asie bénéficient non seulement du soutien de l’État et de vastes marchés publics, mais aussi de la consolidation dans ces secteurs. L’Europe reste cependant divisée entre de multiples champions nationaux et des bases industrielles qui se chevauchent.
L’Europe devrait être en mesure de protéger la concurrence tout en continuant à promouvoir la consolidation et l’innovation.
Une révision des lignes directrices sur les fusions est en cours — mais l’industrie ne peut attendre jusqu’en 2027, alors que cette date limite est conforme à la procédure qui avait été choisie initialement. La résilience et l’innovation doivent être intégrées dès maintenant dans la politique de concurrence. Une procédure accélérée, a minima, devrait être mise en place immédiatement.
La question suivante est de savoir comment accélérer le processus.
Dans certains domaines, l’Union peut faire plus avec les pouvoirs dont elle dispose déjà.
C’est le domaine de la réglementation que l’Union peut agir le plus rapidement et le plus résolument. L’Europe s’est longtemps présentée comme une puissance réglementaire ; elle doit maintenant prouver qu’elle peut s’adapter à un paysage technologique en rapide évolution.
Dans d’autres domaines, une réforme plus profonde est nécessaire : des compétences, de la prise de décision et du financement.
En fin de compte, dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération.
Mais une telle réforme prendra du temps — un temps que nous n’avons peut-être pas.
En attendant, les progrès pourraient dépendre de coalitions de volontaires utilisant des mécanismes tels que la coopération renforcée.
Même sans modification des traités, l’Europe pourrait déjà aller beaucoup plus loin en concentrant les projets et en mettant en commun des ressources.
Si nous parvenions à concentrer nos efforts de cette manière, la prochaine étape logique consistera à envisager une dette commune pour des projets communs — que ce soit au niveau de l’Union ou au sein d’une coalition d’États membres, afin d’amplifier les avantages de la coordination.
Une émission conjointe de dette n’élargirait pas comme par magie l’espace budgétaire.
Mais elle permettrait à l’Europe de financer des projets plus importants dans des domaines qui stimulent la productivité — innovations de rupture, technologies à grande échelle, R&D dans la défense ou les réseaux énergétiques — où les dépenses nationales fragmentées ne peuvent plus être efficaces.
Une réforme plus profonde est nécessaire.
Mario Draghi
En augmentant la production plus rapidement que les coûts des intérêts, ces projets restaureraient progressivement la marge de manœuvre budgétaire et faciliteraient le financement des besoins d’investissement plus larges. Le rapport estime que même une augmentation modeste de 2 % de la productivité totale des facteurs sur une décennie pourrait réduire d’un tiers le poids des finances publiques.
En réduisant les obstacles au marché unique et en permettant aux entreprises de se développer plus rapidement, nous accélérerons également la croissance des marchés de capitaux européens, qui peuvent contribuer à financer la part privée des besoins d’investissement.
En substance — et c’est un point que j’ai souligné à plusieurs reprises — le plus nous pousserons ces réformes, le plus la part de capitaux privés augmentera — et le moins nous aurons besoin de fonds publics.
S’engager dans cette voie impliquera pour nous de briser des tabous de longue date — mais le reste du monde a déjà brisé les siens.
Pour la survie de l’Europe, nous devons faire ce qui n’a jamais été fait auparavant et refuser d’être freinés par des limites que nous nous imposons à nous-mêmes.
Plus important encore, nous devons aller au-delà des stratégies générales, des calendriers décalés.
Nous avons besoin de dates et d’objectifs concrets. Nous devons être tenus responsables de leur respect. Les délais doivent être suffisamment ambitieux pour exiger une concentration réelle et un effort collectif.
C’est la formule qui a présidé aux projets européens les plus réussis : le marché unique et l’euro.
Tous deux ont progressé grâce à des phases claires, des étapes fermes et un engagement politique soutenu.
Et je conclurai dans le même esprit qu’Ursula il y a un instant.
Les citoyens européens demandent aujourd’hui à leurs dirigeants de lever les yeux de leurs préoccupations quotidiennes pour se tourner vers leur destin européen commun et prendre conscience de l’ampleur du défi.
Seules l’unité d’intention et l’urgence de la réponse montreront qu’ils sont prêts à faire face à des circonstances exceptionnelles par des mesures exceptionnelles.
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15.09.2025 à 15:45
Le tribut japonais et la cassette du Roi Donald : 10 points sur le traité inégal accepté par Tokyo
L’accord commercial entre les États-Unis et le Japon prévoit-il vraiment un don direct d’argent japonais à la discrétion de Donald Trump ?
Le Mémorandum signé par le Japon sur la phase opérationnelle de ces investissements est si disproportionné qu’il pourrait toucher au cœur les finances du « banquier du monde ».
Nous le synthétisons en 10 points dans une étude fouillée.
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Texte intégral (4570 mots)
Les relations commerciales et de sécurité entre le Japon et les États-Unis sont une préoccupation ancienne de Donald Trump. En 1987, après avoir échoué à acquérir le piano du film Casablanca — raflé par un enchérisseur japonais —, il avait acheté une pleine page dans le New York Times, le Boston Globe et le Washington Post pour publier une lettre ouverte dans laquelle il s’en prenait à la politique étrangère américaine.
Donald Trump était déjà persuadé que les États-Unis se « faisaient avoir », en garantissant l’ordre mondial sans en tirer profit : « Il est temps pour nous de mettre fin à nos énormes déficits en faisant payer le Japon et tous ceux qui en ont les moyens. Notre protection mondiale représente des centaines de milliards de dollars pour ces pays, et leur intérêt dans leur protection est bien plus grand que le nôtre. » La doctrine Miran est déjà là, en germe.
Près de quarante ans plus tard, la note est enfin arrivée. Le Japon va payer.
Annoncé le 23 juillet 2025, l’accord commercial avec Washington prévoit de limiter les droits de douane imposés à Tokyo — ce qui, dans l’esprit de Trump est déjà une manière de faire payer le Japon — à 15 % en échange de la réduction de ses propres barrières douanières et d’engagements d’achats de produits agricoles et énergétiques.
Plus important : le Japon s’engage à investir 550 milliards de dollars aux États-Unis.
Selon Trump, il s’agit d’un « bonus à la signature » : de l’argent japonais qui appartient désormais aux États-Unis 10.
Par différents canaux, les officiels japonais ont signifié qu’ils ne l’entendaient pas de cette façon. Les négociations pour préciser les termes de ce dispositif parfaitement inédit ont duré le temps de l’été. La mise en ligne du Mémorandum relatif à ces 550 milliards de dollars nous permet d’y voir plus clair — dans les limites toutefois permises par le grand flou trumpien.
1 — Le porte-monnaie de Donald Trump
Les mots du Mémorandum entre les États-Unis et le Japon sont explicites. Malgré les dénégations japonaises de cet été, la gouvernance du mécanisme d’investissement est bien à la main des États-Unis.
Avec une prise en compte minimale des intérêts japonais, c’est le Président Donald Trump qui décide de quoi faire de cet argent sur la base d’investissements pré-sélectionnés et étudiés par les administrations fédérales.
La gouvernance de cet instrument repose sur un Comité d’investissement et un Comité consultatif.
Le premier, nommé par le Président des États-Unis, est dirigé par le Secrétaire au Commerce et comprend les représentants des administrations américaines concernées. Il est chargé de recommander les projets d’investissements à Donald Trump, qui en est le décideur final.
L’État japonais n’a qu’une voix consultative puisqu’il n’est représenté que dans un comité subordonné, le Comité consultatif, auprès duquel le Comité d’investissement doit prendre un simple avis qui n’a pas de valeur contraignante.
Lorsque le Président des États-Unis décide d’un investissement, le Japon a quarante-cinq jours jours pour virer les fonds en dollars américains.
Le document prévoit le cas où Tokyo déciderait de ne pas financer un investissement. Cela conduit à une réduction des retours financiers sur les investissements déjà réalisés selon un barème particulièrement complexe. Le Mémorandum précise également que, dans ce cas, les États-Unis peuvent imposer des droits de douane sur les importations à un taux déterminé par Donald Trump.
Télécharger le PDF intégral du Mémorandum
2 — L’accélérateur d’investissement : une conciergerie pour les investissements directs étrangers
Le 31 mars 2025, Donald Trump a décidé d’établir le U.S. Investment Accelerator.
Ce bureau rattaché au Département du Commerce a pour objectif de faciliter l’implantation aux États-Unis des projets d’investissement étranger supérieurs à un milliard de dollars. Selon le décret présidentiel qui le prévoit, il doit notamment « aider les investisseurs à naviguer efficacement dans les processus réglementaires », « augmenter l’accès et l’utilisation de nos ressources nationales » ou encore « faciliter les collaborations de recherche avec nos laboratoires nationaux ». Ce bureau reprend également les fonctions du Chips Office, établi sous Biden par le Chips and Science Act pour mettre en œuvre la politique industrielle dans le domaine des semi-conducteurs.
Cet organe joue un rôle déterminant aux termes du mémorandum signé avec le Japon.
Il est chargé du travail préparatoire sur les dossiers d’investissements, du versement des fonds par les institutions japonaises et de la gestion des investissements.
Il sera probablement à la manœuvre dans l’opérationnalisation du point 9, qui prévoit que les États-Unis chercheront à faciliter des concessions sur les terres fédérales, l’accès à l’eau, à l’électricité aux projets et à organiser des engagements d’achat (off-take).
3 — De l’argent japonais, des investissements américains
Le Mémorandum rappelle que le montant de 550 milliards de dollars agréé dans l’accord commercial entre les deux pays doit être investi aux États-Unis « dans divers secteurs, en vue d’avancer les intérêts économiques et de sécurité nationale, incluant mais non limité aux semi-conducteurs, aux produits pharmaceutiques, aux métaux, aux minerais critiques, à la construction navale, à l’énergie (y compris les pipelines) et à l’intelligence artificielle/l’informatique quantique ».
Aucune clause du Mémorandum ne laisse entendre que ces projets devraient être portés par des sociétés japonaises.
Il est toutefois prévu que, dans le choix des fournisseurs de biens et de services pour les investissements, le choix se porte, « lorsque c’est faisable et possible », sur des vendeurs japonais plutôt que des « vendeurs et fournisseurs étrangers ».
En d’autres termes : les entreprises japonaises restent donc un choix de repli, derrière les fournisseurs américains.
4 — Quels investissements ?
Compte tenu de la liste de secteurs mentionnés comme prioritaires, le gouvernement fédéral pourrait utiliser les fonds japonais pour soutenir la construction d’usines de semi-conducteurs — en remplacement du Chips Act, si critiqué par Donald Trump qui préfère les droits de douane aux subventions pour réindustrialiser l’Amérique.
Ils pourraient également être utilisés pour développer les capacités minières et de raffinage des métaux rares, la dépendance envers la Chine ayant été bien mise en lumière après les contrôles à l’export mis en place par Pékin en réponse à l’offensive douanière américaine. Un soutien aux grands projets d’infrastructures digitales comme les centres de données est également probable.
Les projets sélectionnés risquent donc, a priori, d’être ceux qui n’arrivent pas à se financer sans intervention publique.
Le projet de pipeline de GNL en Alaska, évalué à 44 milliards de dollars n’attirait jusqu’à présent que peu d’intérêt. Pourtant, tout récemment, le producteur d’électricité japonais JERA et l’aciériste coréen POSCO viennent d’exprimer leur intérêt pour s’approvisionner via celui-ci 11.
Le risque est également que les fonds japonais soient dirigés sur la base de motivations politiques.
La gouvernance, qui laisse peu de place à la partie japonaise — celle qui risque son argent — laisse craindre que les projets seront de faible qualité et que le risque porté par les institutions japonaises pourrait être grand, conduisant à des pertes significatives pour le Trésor japonais — s’il devait recapitaliser ses banques publiques chargées de mauvais actifs.
Le fonds pourrait également être utilisé pour reproduire la manœuvre réalisée avec Intel. Rien dans le Mémorandum ne semble ainsi interdire que les fonds puissent être utilisés pour prendre des parts dans des sociétés américaines. Le secrétaire au Commerce a récemment laissé entendre que les industriels de la défense pourraient connaître le même traitement 12.
Toutefois, si les règles qui conditionnent aujourd’hui les interventions de la JBIC et NEXI restent en vigueur, il faudrait toutefois que des entreprises japonaises soient impliquées dans les projets, en tant que co-actionnaires ou que fournisseurs.
Le projet Stargate pourrait donc jouer un rôle important dans l’atteinte de l’objectif du Mémorandum dans la mesure où il implique déjà une entreprise japonaise, SoftBank, dont le dirigeant Masayoshi Son entretient des liens privilégiés avec la Maison-Blanche. Son objectif d’investir 500 milliards pourrait couvrir une grande part des 550 envisagés.
5 — Quel coût pour le Japon ?
Pour chaque investissement, les États-Unis doivent créer une société dédiée — un special-purpose vehicle, ou SPV, comme dans tout contrat de financement.
Les revenus des projets financés par l’investissement japonais doivent remonter régulièrement dans le SPV et les liquidités disponibles dans cette structure doivent être ensuite partagées à 50/50 entre les États-Unis et le Japon, jusqu’à ce que le montant versé à chacun soit égal au montant de l’investissement, rémunéré à un taux déterminé par les deux pays en fonction du risque du projet. Cette première phase correspond peu ou prou au remboursement d’un prêt sans les intérêts.
C’est par la suite que l’instrument d’investissement devient totalement déséquilibré : la répartition des distributions de cash-flows se fait à 90 % en faveur des États-Unis et 10 % pour le Japon.
Le coût d’un tel arrangement pour le Japon dépend donc de la nature des fonds apportés.
Si par exemple les 550 milliards correspondent à des capitaux propres, ce mécanisme de répartition des cash-flows est particulièrement défavorable au Japon : seul apporteur de capital, il devrait en principe avoir droit à l’entièreté des cash-flows. Or ici, il doit en partager la moitié jusqu’à ce qu’il ait reçu l’équivalent de la rémunération d’un prêt — ce qui ne sera pas assuré car un projet peut échouer ou sa rentabilité se révéler insuffisante — après quoi il ne reçoit plus que 10 % des distributions. Il bénéficie donc de moins de la moitié des revenus auxquels pourrait s’attendre un actionnaire. Selon cette interprétation, 300 milliards de dollars seraient donc tout simplement « donnés » aux États-Unis.
On peut aussi envisager, comme le laisse entendre le négociateur en chef japonais, Ryosei Akazawa, que le fonds japonais ne soit pas principalement composé de capitaux propres mais de prêts — émis par des banques publiques ou garantis par elles. Dans cette hypothèse, si le SPV rembourse le principal et les intérêts sur ces montants empruntés, le coût pour le Japon serait plus faible. La distribution inégalitaire — les États-Unis reçoivent une part alors qu’ils ne jouent pas un rôle d’apporteur de fonds —, ne concernerait plus que les cash-flows après paiement de la dette et des intérêts. Dans ce cas de figure, le Japon pourrait retrouver sa mise.
6 — D’où vient l’argent ?
Le Mémorandum ne précise pas l’origine des fonds qui doivent être déboursés.
Un indice est toutefois présent : le spread de taux utilisé pour le calcul de la rémunération ne pourra pas « dépasser le spread moyen que la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) et les banques commerciales bénéficient de garanties de la Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) ont fait payer pour les prêts avec une maturité de 10 ans ou plus au cours des 6 derniers mois ».
Cette phrase vient confirmer les messages des officiels japonais en ce sens 13.
L’utilisation de ces deux banques laisse à penser que les fonds ne pourront pas être des injections de capitaux mais bien des prêts — puisqu’il s’agit de la principale méthode d’intervention de ces deux institutions.
La Japan Bank for International Cooperation
La JBIC est chargée de soutenir les exportations et le développement international des entreprises japonaises par le truchement de prêts-export, de prêts pour les investissements directs à l’étranger et d’investissements en fonds propres, notamment dans des joint-ventures comportant des partenaires japonais. Les bénéficiaires des prêts peuvent être des sociétés japonaises mais également étrangères — par exemple si le prêt sert à acheter des machines fabriquées au Japon.
Le montant de ces interventions est significatif. Sur l’année fiscale 2023, la JBIC a mobilisé 1257 milliards de yens de prêts (soit 8,5 milliards de dollars), 175 milliards de yens en garanties et 17 milliards de yens en fonds propres (100 millions de dollars). Au total, l’encours de prêts, de garanties et d’investissement s’élève à 18 555 milliards de yens lors de l’année fiscale 2023 (124 milliards de dollars), en grande majorité des prêts, dont une majeure partie pour des investissements à l’étranger (14 485 milliards de yens). Son stock d’investissement en fonds propres est bien plus faible : 321 milliards de yens, soit deux milliards de dollars.
La Nippon Export and Investment Insurance
La NEXI est l’agence de crédit-export du Japon.
Elle apporte ses garanties aux exportateurs japonais et aux établissements financiers qui fournissent des crédits liés aux exportations. Cette institution peut également, dans certaines situations, contribuer au financement d’investissements à l’étranger. Elle a par exemple contribué au financement de l’usine Northvolt de Skellefteå en Suède par le biais d’une garantie apportée à un prêt accordé à la société par un consortium bancaire pour l’achat d’équipements japonais. En 2024, la NEXI a offert pour environ 7600 milliards de yens (51 milliards de dollars) de garanties, dont seulement 6,4 % en lien avec les États-Unis. Au total, elle a garanti 15 500 milliards de yens, soit 105 milliards de dollars à la fin de l’année 2024.
Compte tenu de la taille et des activités des deux institutions envisagées pour mettre en œuvre les investissements, il semble peu probable que ces financements prennent la forme de fonds propres.
Il demeure par ailleurs difficile de comprendre comment la JBIC et la NEXI pourraient soutenir 550 milliards d’investissements aux États-Unis en cinq ans dans la mesure où ce montant dépasse significativement leur volume d’activité actuel. Une recapitalisation par le contribuable japonais de ces deux institutions pourrait s’avérer nécessaire, ce qui ne manquerait pas d’augmenter la visibilité politique de ce Mémorandum au Japon.
7 — Le banquier du monde peut sans doute prêter encore un peu plus
L’accroissement des investissements japonais aux États-Unis — et donc des achats de dollars pour des résidents japonais pourrait conduire à l’appréciation de ce dernier et affaiblir le yen. Mais la taille de l’économie japonaise et la place du yen dans le système monétaire international rendent les montants envisagés a priori supportables sans provoquer un problème de balance des paiements ou une chute massive du yen.
Le marché des changes sur le yen est important et liquide.
La monnaie japonaise est ainsi la troisième la plus échangée après le dollar et l’euro, elle était impliquée dans 16,7 % des échanges de devises en 2022. C’est également la troisième monnaie de réserve mondiale. La balance des paiements est équilibrée grâce à de très forts revenus des actifs placés à l’étranger — 6,1 % du PIB en 2024.
Le Japon est en effet déjà le premier détenteur d’actifs étrangers nets avec une position extérieure qui s’élève à 3 400 milliards de dollars au troisième trimestre 2024, soit 83 % du PIB. Ces revenus viennent compenser un léger déficit commercial (-1 %) et d’importantes sorties de capitaux.
8 — Le prochain gouvernement japonais pourra-t-il mettre en œuvre cet accord ?
Le Parti libéral démocrate (PLD) — au pouvoir quasiment sans discontinuer depuis sa création en 1955 14 — se retrouve aujourd’hui, avec son allié le Komeito, sans majorité à la Diète.
Lors des dernières élections d’octobre 2024, il réunissait 26 % des voix, en baisse de près de 8 points par rapport à son score en 2021. Le Komeito a obtenu quant à lui 11 % des voix, en baisse de 1,5 point. Les élections à la Chambre des conseillers du 20 juillet 2025 ont encore confirmé ce désamour pour le PLD, puisque ce dernier a reçu moins de 22 % des voix, en baisse de près de 13 points (le Komeito perdant lui 3 points, à environ 9 %).
Cette défaite sévère a fait naître des appels à la démission du Premier ministre Ishiba au sein même du PLD, moins d’un an après son arrivée au pouvoir.
Annoncée le 7 septembre, cette démission a lancé une course à la Présidence du parti et au poste de Premier ministre, qui devrait principalement opposer le ministre de l’agriculture Shinjirō Koizumi (fils de l’ancien premier-ministre Junichiro Koizumi) et Sanae Takaichi, déjà candidate face à Ishiba en 2024.
Sans majorité à la Diète, il reste donc à voir si la personne qui prendra la tête du gouvernement japonais sera vraiment en mesure de mettre en œuvre un accord régulièrement qualifié de traité inégal par ses opposants politiques 15.
9 — La Corée du Sud refuse pour l’instant le modèle japonais
Comme celui avec le Japon, l’accord entre les États-Unis et la Corée du Sud comprend lui aussi un engagement relatif à des investissements.
Le montant est de 350 milliards de dollars, dont 150 consacrés à la construction navale — sous le nom de Make American Shipbuilding Great Again.
Si les deux pays sont actuellement engagés dans une négociation sur la mise en œuvre opérationnelle de ce deal, la presse coréenne se fait l’écho de désaccords exprimés par les négociateurs coréens quant aux modalités, ceux-ci souhaitant que la grande majorité des sommes mobilisées le soient sous forme de garanties.
Selon le directeur de cabinet du président coréen, le projet présenté par les États-Unis ne se distingue pas du Mémorandum américano-japonais. Il ne prendrait donc pas en compte certaines différences profondes entre les économies japonaise et coréenne, notamment en matière de devises 16.
La Corée du Sud dispose de moins de réserves de change que le Japon — 420 milliards contre plus de 1200 milliards de dollars 17. Le marché du won a beaucoup moins de profondeur et Séoul — contrairement à Tokyo — ne dispose pas d’un accord de swap de devises illimité avec la Réserve fédérale américaine. La crainte des dirigeants coréens tient à ce que, s’ils venaient à signer un accord similaire en tous points à celui auquel le Japon a cédé, cela provoquerait des pressions fortes sur le won et sur les obligations du Trésor coréen.
Dans ce contexte, le raid sur l’usine Hyundai en construction qui a conduit à la détention de plus de 300 ressortissants sud-coréens 18 a augmenté la tension entre les deux pays, en venant ternir les investissements coréens aux États-Unis. Le président sud-coréen a ainsi affirmé qu’en l’absence d’une réforme du système des visas américains, les entreprises coréennes hésiteraient à investir aux États-Unis 19.
10 — Les 600 milliards d’investissements prévus dans l’accord de Turnberry entre l’Union et les États-Unis connaîtront-ils le même sort ?
Dans l’accord du 27 juillet, en échange d’une baisse des droits de douane « réciproques » à 15 % et d’exceptions pour certains produits — médicaments génériques, avions et leurs composants, etc —, l’Union s’est notamment engagée sur un montant de 600 milliards d’investissements des entreprises européennes aux États-Unis
Pour Donald Trump, il s’agit d’un « cadeau » dont il pourrait faire exactement ce qu’il lui plaira.
Mais pour l’Union européenne, qui rappelle qu’elle n’a pas le pouvoir d’influencer significativement les décisions d’investissement des entreprises — et qui ne dispose pas des instruments financiers et de la surface budgétaire du gouvernement japonais — il s’agit uniquement d’une estimation des investissements qui pourraient être réalisés par les entreprises européennes au cours des quatre prochaines années.
La déclaration commune du 21 août semble donc démontrer que l’Union a réussi à faire prévaloir son interprétation — tout du moins sur ce point — puisqu’elle ne fait mention d’aucun mécanisme bilatéral impliquant les États, mais dit seulement que « les entreprises européennes devraient investir 600 milliards de dollars supplémentaires dans des secteurs stratégiques aux États-Unis d’ici 2028 » 20.
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09.09.2025 à 20:11
De quoi est-ce la fin ? Une conversation avec Jean Pisani-Ferry
Europe, climat, ouverture — nous avions fait un pas en avant, nous en faisons aujourd'hui deux en arrière.
Qu'est-ce qui viendra après la chute de Bayrou et l’été de l’humiliation européenne ?
Un grand entretien avec Jean Pisani-Ferry.
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Texte intégral (3100 mots)
Le gouvernement de François Bayrou est donc tombé. C’est la première fois dans l’histoire de la Ve République qu’un gouvernement est censuré. Que marque cette nouvelle crise politique ?
La France est à n’en pas douter frappée par une instabilité politique dont nous pensions, depuis les débuts de la Ve République, qu’elle était réservée aux autres. Force est de reconnaître aujourd’hui que nos institutions ne nous garantissent pas la stabilité. Nous sommes à un moment où chacun est forcé de s’interroger sur la responsabilité qui est la sienne dans l’état actuel de notre pays et ce qu’il peut faire pour l’aider à en sortir.
Je suis identifié comme un soutien d’Emmanuel Macron.
J’ai rejoint sa campagne présidentielle en 2017 parce que je pensais que le jeu de rôle entre la gauche et la droite, qui exagéraient leurs différences — avant de conduire, une fois en responsabilité, des politiques moins opposées qu’elles ne l’avaient prétendu —, nourrissait le désenchantement démocratique et contribuait à faire dériver l’électorat vers l’extrémisme. Le programme de 2017 me semblait fidèle à cette inspiration.
Mais j’ai vite constaté que l’équilibre n’était pas respecté : ceux qui, comme moi, espéraient un projet d’émancipation et d’égalité des règles ont eu du mal à se retrouver dans l’action de l’exécutif. Je suis ainsi devenu un « vieux grognard » du macronisme, trop déçu pour adhérer encore, mais trop fidèle pour rompre vraiment.
Il y a plus grave, cependant : dans tous les pays avancés, quelles que soient leurs institutions politiques, on observe aujourd’hui la même défiance à l’égard des responsables politiques et des experts. On ne peut plus ignorer la généralité de ce rejet.
C’est particulièrement le cas sur trois sujets qui ont marqué ma vie professionnelle — l’économie ouverte, l’Europe et la transition climatique —, la réalité est que nous reculons à petits pas, et parfois à grands pas.
Je suis ainsi devenu un « vieux grognard » du macronisme, trop déçu pour adhérer encore, mais trop fidèle pour rompre vraiment.
Jean Pisani-Ferry
Comment expliquez-vous cela ?
Il y a de multiples explications, mais je soulignerai en particulier que nous avons gravement sous-estimé les conséquences sociales et territoriales de nos choix collectifs. Et je pense malheureusement que les économistes portent une part de responsabilité dans cette erreur d’évaluation.
Pour quelle raison ?
Des années durant, les économistes ont raisonné sur des agrégats et négligé de s’intéresser aux effets distributifs des orientations qu’ils préconisaient, au prétexte que les gains d’efficience ainsi dégagés permettraient de compenser les perdants.
C’est cependant une approximation coupable. Il ne suffit pas d’identifier des gains et de supposer qu’ils seront redistribués. Ce qu’il faut, c’est apprécier, politique par politique, quels sont les gagnants et les perdants et déterminer concrètement par quels outils, fiscaux, budgétaires, ou industriels, les gains seront transférés des premiers aux seconds. C’est le seul moyen d’éviter que ceux qui se savent perdants bloquent des mutations collectivement indispensables.
De surcroît, le trait marquant des mutations actuelles est que contrairement à celles des trois dernières décennies, elles ne nous promettent pas de gains collectifs. Nous faisons face à une série de jeux à somme nulle ou même négative. Sur fond de faiblesse des gains de productivité et donc de bénéfices à répartir, il nous faut aujourd’hui affronter le vieillissement, l’effort de défense qui s’impose à nous, et les coûts de la transition climatique. Sauf à attendre des miracles de l’IA, les défis de la période à venir seront donc beaucoup plus rudes que ceux que nous avons affrontés.
C’est pourquoi l’équité doit être au premier rang des priorités de l’action publique. Qu’il s’agisse d’ouverture économique, de réformes européennes ou de transition écologique, ma conviction est que les transformations ne se font pas si l’équité n’en est pas une composante première. C’est vrai en matière de répartition des gains. Cela l’est plus encore en matière de partage des sacrifices.
La nouvelle phase de la mondialisation semble marquée par une série de ruptures profondes : nous passons d’un monde convergent à un monde cassé — où les flux peuvent s’arrêter soudainement et où l’expansion territoriale semble primer sur la croissance économique. Comment comprenez-vous ce mouvement ?
Votre description est un peu excessive. Il n’y a pas aujourd’hui de « démondialisation ». Mais vous avez raison de dire que la dynamique à l’œuvre depuis le début des années 1990 est aujourd’hui enrayée.
J’ai commencé ma vie professionnelle au CEPII. À la fin des années 1970, on ne parlait pas encore de mondialisation mais Raymond Barre, conscient des mutations en cours, avait voulu créer cet institut spécialisé sur l’économie internationale.
J’y ai travaillé à deux reprises, avant de le diriger de 1992 à 1997. Ce qu’on a appelé la « bande du CEPII » portait une vision positive de l’ouverture. En partie à juste titre : celle-ci a été un puissant facteur de croissance dans le monde, et a permis qu’un milliard et demi de personnes sortent de l’extrême pauvreté.
Sauf à attendre des miracles de l’IA, les défis de la période à venir seront donc beaucoup plus rudes que ceux que nous avons affrontés.
Jean Pisani-Ferry
Mais en partie seulement : nous n’avons pas anticipé l’ampleur du choc que cette mondialisation allait induire dans les pays avancés, ni ses conséquences pour l’emploi et les régions affectées, ni a fortiori ses incidences politiques.
Il a fallu, pour nous ouvrir les yeux, attendre l’article sur le China Shock publié en 2013 par Autor, Dorn et Hanson 21.
Ceux-ci ont en effet montré à partir du cas des États-Unis que la hausse des exportations chinoises avait dévasté les secteurs industriels et causé aux États-Unis la perte de plus de 2 millions d’emplois. Des travaux ultérieurs ont indiqué que la France était logée à la même enseigne.
Partagez-vous leur analyse sur le risque d’un nouveau choc ?
Tout à fait. Les mêmes nous disent aujourd’hui que le deuxième choc chinois, qui est à venir, sera plus dévastateur encore, parce que ce ne sont plus les industries intensives en main-d’œuvre qui sont menacées, mais le cœur de nos systèmes d’innovation 22.
Dans une écrasante majorité de domaines clefs pour l’innovation industrielle, la recherche chinoise dépasse désormais celle des États-Unis, et bien entendu aussi celle de l’Europe 23.
Pensez-vous que le succès de la Chine implique une réorientation fondamentale de l’organisation politique et économique du reste du monde ?
La Chine a un atout : savoir combiner planification à dix ans et concurrence.
Ce n’est pas notre cas, et pourtant, comme le dit et le répète Philippe Aghion, telle est la clef du succès. La planification sans la concurrence, c’est un moyen sûr de voir se constituer des rentes improductives.
La concurrence sans planification, c’est courir le risque de laisser le court-termisme l’emporter. Il nous faut impérativement allier les deux.
Saurons-nous allier planification et concurrence ou allons-nous laisser un régime autoritaire en tirer profit ?
C’est le cœur de la question. Ce qui se joue aujourd’hui dans la rivalité avec la Chine, c’est la capacité des démocraties libérales à rester à la pointe de l’innovation et à transformer ses avancées en atouts industriels.
Il y a trente ans, notre hybris nous avait conduit à croire que l’Occident avait gagné la Guerre Froide. Nous mesurons aujourd’hui l’ampleur de notre erreur. On discute désormais très sérieusement de l’efficience économique respective des démocraties et des autocraties.
La concurrence sans planification, c’est courir le risque de laisser le court-termisme l’emporter. Il nous faut impérativement allier les deux.
Jean Pisani-Ferry
Cette hybris européenne vient-elle du fait que les élites européennes se sont complues à se regarder elles-mêmes, repues et satisfaites ?
Comme pour beaucoup de Français de ma génération, mon « passage à l’Europe » a débuté en 1983. C’est cette année-là que se sont dissipées les illusions sur « l’autre politique » et que le président Mitterrand a fait le choix fondateur de demeurer dans le système monétaire européen. Quelques années plus tard, Jacques Delors, alors président de la Commission, allait mettre en branle la mécanique qui nous conduirait à l’euro.
J’ai eu la chance de rejoindre la Commission au moment où le projet monétaire européen prenait corps. Je ne suis certainement pas un des pères de l’euro mais je revendique d’avoir œuvré à sa genèse, comme co-auteur du rapport One Market, One Money de 1990 24, et d’avoir depuis, au fil des années, joué les mouches du coche, en critiquant l’incomplétude de l’architecture monétaire européenne ou en formulant des propositions pour sa réforme.
L’euro est aujourd’hui le succès européen le plus marquant et il est, en dépit du fait que seuls 20 des 27 membres de l’Union l’ont adopté, le signe le plus tangible de l’unité européenne.
Les limites de ce succès sont cependant qu’il n’en a entraîné aucun autre. La monnaie européenne n’a induit ni intensification des échanges à l’intérieur de la zone euro, ni formation d’un marché des capitaux unifié, ni augmentation du budget communautaire, et c’est seulement en réponse à un risque aigu de fragmentation financière que les Européens se sont décidés, en 2012, à mettre en place une supervision bancaire intégrée.
Mais à côté de ces limites, si le choc Trump paraît si difficile à affronter aujourd’hui, n’est-ce pas la preuve que la transition de l’économie au politique ou au géopolitique ne pouvait pas se faire de manière linéaire ?
Je partage ce qu’a dit tout récemment Mario Draghi : l’année 2025 a mis fin à l’illusion selon laquelle la dimension économique seule pouvait garantir une quelconque forme de pouvoir géopolitique. Depuis l’instauration du marché unique, en 1993, et plus encore avec l’euro, les Européens ont cru en cette illusion. Ils l’ont maintenue jusqu’au début du deuxième mandat de Donald Trump, mais celui-ci y a mis fin.
La bataille pour l’affirmation européenne n’est pas perdue, mais elle est loin d’être gagnée. J’ai beau me dire que c’était, comme le dit Sylvie Kauffmann dans un article récent du Monde, le prix à payer pour que les États-Unis n’abandonnent pas totalement l’Ukraine, la photo d’Ursula von der Leyen, tout sourire, concluant un accord commercial totalement déséquilibré avec le président Trump reste pour moi l’image de la « vassalisation heureuse » que vous aviez annoncée en janvier.
Ce n’est pas pour aboutir à un tel résultat que Monnet, Delors et des générations d’Européens se sont battus. Ce n’est pas à cette Europe-là que j’ai adhéré. Ce n’est pas elle qui peut recueillir le soutien des peuples.
Parmi les effets secondaires de cet « été de l’humiliation », on remarque une accélération dans le recul plus ou moins assumé de l’ambition de transformation écologique de l’Europe…
Oui. Entre 2019 et 2024, la Commission et les États européens avaient fait preuve de courage, mais depuis les élections au Parlement européen de 2024 ils multiplient les hésitations, quand ce n’est pas de franches régressions.
J’étais récemment à Bruxelles : « climat » y est devenu un gros mot. On tente de préserver les objectifs, mais sans les assumer ni même oser les nommer. On préfère parler de souveraineté ou de résilience. Sauf que ces objectifs n’entraînent pas, par eux-mêmes, de pousser les feux de la transition.
C’est un signe clair : le national-populisme n’a pas besoin d’être au pouvoir pour peser, la simple tentation de la démagogie suffit.
Quelles seraient les conséquences d’un recul européen sur le climat ?
Elles seraient tragiques.
D’abord, l’Europe donnerait un signal extrêmement négatif aux pays émergents, où se joue essentiellement l’avenir de la planète : pourquoi des pays qui ne sont pas responsables du stock de gaz à effet de serre accumulé dans l’atmosphère, et pour qui l’investissement dans la décarbonation risque d’évincer l’investissement dans le développement, feraient-ils ce choix si les pays avancés ne donnent pas l’exemple ?
Ensuite, parce que l’Europe n’est pas dans la situation des États-Unis : elle n’a pas de richesse en combustibles fossiles. La voie d’avenir, pour elle, c’est la sortie des combustibles fossiles qui entretiennent notre dépendance. Mais à force de pusillanimité et de reculades tactiques, nous risquons de manquer la grande transformation à l’avant-garde de laquelle nous avions voulu nous placer.
J’étais récemment à Bruxelles : « climat » y est devenu un gros mot.
Jean Pisani-Ferry
C’est une position romantique — entre Hölderlin et Jean Monnet — que de croire que c’est dans le danger que croît le salut. Croyez-vous toutefois à la pertinence de cette idée : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises » ?
Ce pronostic s’est vérifié avec la crise de la zone euro, entre 2010 et 2015, où l’audace de Mario Draghi a empêché que se concrétise le scénario de l’éclatement, et où la ténacité de François Hollande a évité qu’avec une sortie de la Grèce soit tracé un chemin vers lequel d’autres pays auraient sans doute été poussés. Mais il y aussi eu des contre-exemples : si l’Union européenne a su répondre à la crise pandémique par la mise en place d’un emprunt commun, que la plupart des experts jugeaient jusque-là juridiquement impossible, cette initiative est pour l’heure restée sans lendemain. Quant à l’agression russe, elle a certainement conduit à une prise de conscience, et mis la souveraineté au premier rang des priorités, mais le réarmement se fait encore sur la base d’une addition d’efforts nationaux, sans que soient exploités les gisements d’efficience que dégagerait une mise en commun des efforts.
L’Histoire s’écrit sous nos yeux et rien ne garantit qu’elle nous conduise vers davantage d’Europe, surtout dans un contexte où le président Trump ne fait pas mystère de son hostilité à son intégration. Il y a quinze ans, au moment de la crise de l’euro, nous avons pu compter sur le soutien de l’administration Obama et sur la sympathie de la Chine. Aujourd’hui nous sommes environnés d’ennemis — ou au moins d’adversaires.
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