URL du flux RSS
Groupe d'Etudes Géopolitiques

Abonnés Articles en ACCÈS LIBRE Actu Livres Economie Environnement Genre Guerre

▸ les 10 dernières parutions

07.05.2024 à 18:41

La nouvelle infrastructure du monde : l’Europe face au projet contre-hégémonique chinois

Marin Saillofest

« La Chine nous donne un aéroport. L’Amérique nous donne une leçon de morale. »

Contre Washington, Pékin veut mettre en place une réorganisation sino-centrée du capitalisme global. Son programme n’est pas frontal : il exige le déploiement d’un vaste projet contre-hégémonique à plusieurs dimensions. Benjamin Bürbaumer propose de prendre au sérieux cette stratégie — et les limites de sa compréhension dans une Europe qui n'arrive pas à bifurquer.

L’article La nouvelle infrastructure du monde : l’Europe face au projet contre-hégémonique chinois est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (6097 mots)

Pour étudier en profondeur la rivalité qui structure le monde, nous publions chaque semaine un nouvel épisode de notre série au long cours « Capitalismes politiques en guerre ». Abonnez-vous au Grand Continent et recevez toutes nos études, cartes et données.

La mondialisation est victime de son succès. Sa réussite la plus prodigieuse — la Chine — entend la remplacer par un marché mondial sino-centré. Bien entendu, Pékin ne s’oppose nullement à l’idée de marché mondial en tant que telle. Mais elle conteste la mondialisation réellement existante, c’est-à-dire un processus sous supervision américaine. Voilà la raison fondamentale de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.

L’histoire semble se répéter. Pour échapper à la crise de suraccumulation des années 1970, les États-Unis ont impulsé la construction de la mondialisation1. La Chine, alors en pleine transformation capitaliste, s’insère dans cette dynamique en tant que fournisseur d’une main-d’œuvre bon marché. Les profits des sociétés multinationales américaines remontent et le taux de croissance de la Chine explose. Pourtant, sous cet attelage en apparence gagnant-gagnant, des contradictions sont à l’œuvre et s’expriment ouvertement dès les années 2000. 

Pékin ne s’oppose nullement à l’idée de marché mondial en tant que telle. Mais elle conteste la mondialisation réellement existante, c’est-à-dire un processus sous supervision américaine. Voilà la raison fondamentale de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.

Benjamin Bürbaumer

Bien avant l’ascension au pouvoir de Donald Trump et Xi Jinping, la Chine est accusée d’inonder les marchés étrangers. En effet, en bonne élève du capitalisme, elle essaie, elle aussi, d’externaliser ses déséquilibres macroéconomiques internes par la conquête des marchés étrangers et, plus fondamentalement, la mise en place d’infrastructures favorisant cette extraversion économique2. Sauf qu’à la différence de la crise de suraccumulation américaine des années 1970, le marché mondial est alors déjà sous contrôle hégémonique des États-Unis. Pour s’en défaire, la réorganisation sino-centrée du capitalisme global, que Pékin appelle de ses vœux, exige donc le déploiement d’un projet contre-hégémonique3.

Hégémonie mondiale

Dans le débat politique et intellectuel contemporain, l’ascension fulgurante du terme « hégémonie » l’a paradoxalement vidé de sa richesse analytique. Souvent, il est rabougri au synonyme de domination. Or chez Antonio Gramsci, l’hégémonie ne désigne précisément pas la capacité d’une puissance d’imposer ses choix aux autres, elle fait référence à sa capacité d’être perçue comme bienveillante par les autres. Plus précisément, dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. Superviser le monde exige de manier soigneusement ces deux aspects. Une puissance n’utilisant que l’arme de la coercition verrait le monde entier se liguer contre elle et, tôt ou tard, elle entrerait en déclin. De même, une puissance mobilisant exclusivement le levier de la séduction pourrait bâtir une influence internationale considérable, mais resterait vulnérable aux coups de force. Son édifice aurait la solidité d’un château de cartes. L’hégémonie, tout comme sa contestation, ne se construisent qu’en articulant la force et le consentement.

Des ouvriers de China Railway Group travaillent dans un tunnel sur le site de construction du chemin de fer municipal de Hangde dans le sous-district de Kangqian, comté de Deqing, ville de Huzhou, province du Zhejiang (Chine de l’Est), le 2 février 2023. © CFOTO/Sipa USA

Appliquons cette grille d’analyse au trait majeur du monde contemporain : la contestation chinoise de l’hégémonie américaine solidement établie depuis l’après-guerre. Il s’agit dès lors de comprendre la popularité croissante de la Chine dans les pays de la périphérie du capitalisme mondial. Au vu de la nature autoritaire de son régime politique, cette évolution peut en effet surprendre et mérite à ce titre un examen plus détaillé.

Dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. Superviser le monde exige de manier soigneusement ces deux aspects.

Benjamin Bürbaumer

Le charme des Nouvelles routes de la soie

Le projet des Nouvelles routes de la soie, né en 2013, vise d’abord à alléger la surproduction chinoise. En construisant des infrastructures à l’étranger, la Chine réussit en effet à exporter des marchandises et des capitaux excédentaires. Toutefois, il serait erroné de réduire cette démarche à un gigantesque plan de bétonisation de pans entiers de l’Asie, l’Afrique et l’Amérique sud. Car du point de vue des pays participant aux Nouvelles routes de la soie, la Chine répond à un vrai besoin. Selon l’ONU, des investissements annuels de 1 000 à 1 500 milliards de dollars sont requis pour combler le sous-financement criant des infrastructures dans la périphérie. Les Nouvelles routes de la soie réduisent cet écart entre les besoins et les équipements existants, qui s’est notamment creusé dans le cadre de la fabrique américaine de la mondialisation. En effet, les programmes d’austérité imposés aux pays sous-développés à travers le Consensus de Washington des années 1980 et 1990 ont fortement dégradé la qualité des infrastructures locales.

Inquiet de la perte d’influence des États-Unis, l’ancien secrétaire au Trésor Larry Summers a cité cette formule poignante d’un décideur d’un pays de la périphérie : « La Chine nous donne un aéroport. L’Amérique nous donne une leçon de morale »4. Cette opposition reflète assez fidèlement la distinction entre les idéologies communicationnelles et les idéologies non communicationnelles, développée par Fredric Jameson.

Tandis que les premières visent à unifier différents espaces par le biais des valeurs de l’un d’entre eux, les secondes relient les voies d’accès entre les différents territoires tout en reconnaissant ce que Fernand Braudel appelait leur « si irréductible originalité »5. Les conditionnalités de dérégulation associées aux plans d’ajustement structurel ou le libéralisme politique promus par Washington sont des exemples d’idéologies communicationnelles par lesquelles les États-Unis tentent de transmettre leurs valeurs à d’autres pays. Par contraste, les Nouvelles routes de la soie suivent une approche non communicationnelle, qui revêt, de ce fait, un pouvoir de séduction considérable. Elle s’attaque à un blocage de la vie réelle — le manque d’infrastructures — le dépasse sans imposer des conditionnalités particulières en termes de régime politique et, ce faisant, nourrit la popularité de Pékin à l’étranger.

Bien entendu, le déploiement réel des Nouvelles routes de la soie n’a rien d’aussi lisse et linéaire. Il comporte des risques de corruption et de surendettement, ainsi que de nouveaux rapports de dépendance. Mais les faits sont là : en dehors des États-Unis et de quelques-uns de leurs alliés les plus proches, les Nouvelles routes de la soie alimentent une image positive de l’action de la Chine dans le monde.

Les Nouvelles routes de la soie suivent une approche idéologique non communicationnelle, qui revêt, de ce fait, un pouvoir de séduction considérable.

Benjamin Bürbaumer

Le soft power à caractéristiques chinoises

Joseph Nye est connu pour avoir formalisé l’idée de soft power. Dans sa formulation initiale, ce concept est étroitement lié à l’existence d’une démocratie libérale accordant à ses citoyens un certain nombre de droits fondamentaux. Ces droits sont censés favoriser un épanouissement créatif plus grand de la population. Dans cette logique, les démocraties libérales développent une vie culturelle plus attractive, susceptible de rayonner y compris en dehors de leurs frontières. Cette attractivité rétroagit positivement sur la position internationale de l’État émetteur. En toute cohérence, Nye doute de la transposabilité de son concept au régime autoritaire chinois.

Pourtant, la Chine lui donne tort. C’est du moins ce que suggère l’évolution de son système universitaire. Ce dernier se trouve aujourd’hui à la quatrième place des pays accueillant le plus d’étudiants étrangers. Cette performance impressionne d’autant plus que la langue chinoise est beaucoup moins répandue en dehors de son territoire d’origine que l’anglais. Ce fait se reflète dans le constat que les trois premières places du classement sont occupées respectivement par les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada. Pour les jeunes Africains, la France continue à attirer le plus grand nombre, mais la Chine a d’ores et déjà dépassé le Royaume-Uni et se place en deuxième position.

Comme dans d’autres domaines, la vitesse de croissance de popularité de la Chine est notable. D’une part, elle n’a commencé sa diplomatie éducative qu’au début des années 2000 et, d’autre part, contrairement aux langues des anciens colonisateurs, le chinois est peu présent dans les systèmes d’enseignement étrangers. À rebours de certains pays occidentaux augmentant les frais d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers, cette réussite est à chercher dans la mise en place d’un système de bourses.

La proportion de futurs décideurs et hauts fonctionnaires des pays périphériques formés en République populaire à partir des connaissances technologiques et des méthodes d’administration publique et de gestion des entreprises qui y prévalent s’accroît.

Benjamin Bürbaumer

Il serait pourtant superficiel d’interpréter ces politiques comme une tentative d’« acheter » des étudiants internationaux. En réalité, dans le choix des étudiants étrangers de venir en Chine, le facteur financier ne pèse pas plus lourd que l’attrait culturel ou le développement économique du pays, mais il rend concrètement faisable le séjour en Chine. Si ces échanges universitaires ne créent pas des centaines de milliers de para-diplomates qui porteraient docilement la voix de la Chine dans le monde, force est de constater que s’accroît ainsi la proportion de futurs décideurs et hauts fonctionnaires des pays périphériques formés en République populaire, à partir des connaissances technologiques et des méthodes d’administration publique et de gestion des entreprises qui y prévalent. Au passage, ils absorbent pendant leurs études des connaissances culturelles et linguistiques propices à resserrer les liens entre leur pays et la Chine. Même impulsé par un État dépourvu de démocratie libérale, le soft power produit des résultats.

Toutefois, les étudiants partis à l’étranger ne représentent qu’une petite proportion de la population de leur pays. Diffuser une image bienveillante de la Chine uniquement par ce biais comporte donc une limite évidente en termes d’ordre de grandeur. Dans l’optique d’atteindre des franges plus larges des populations étrangères, la Chine a notamment mis en place un vaste réseau de médias diffusant en langues étrangères ainsi qu’une diplomatie sanitaire performante.

Même impulsé par un État dépourvu de démocratie libérale, le soft power produit des résultats.

Benjamin Bürbaumer

La sécurité internationale sans hypocrisie

Si Washington échoue à l’heure actuelle à contrer l’idéologie non communicationnelle sur laquelle s’appuie le projet hégémonique chinois, sa gestion des grands dossiers géopolitiques contemporains pourrait même apparaître contre-productive pour son hégémonie.

Récemment, le politologue Matias Spektor a publié un article dans la revue Foreign Affairs soulignant à quel point l’hypocrisie des États-Unis et de leurs alliés affaiblit leur soft power6. Selon Spektor, les pays périphériques ne comprennent pas pourquoi l’invasion russe de l’Ukraine serait plus condamnable que l’invasion américaine de l’Irak, alors que ni l’une ni l’autre n’ont reçu le soutien de la communauté internationale. Ce double standard ainsi que l’anticipation de l’affaiblissement politique de Washington dans un futur proche expliqueraient pourquoi nombre de ces pays ne suivent pas les sanctions contre la Russie, considérant qu’elles leur causent des problèmes supplémentaires en termes de hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation. Se prononçant sur les risques pesant sur la sécurité alimentaire de millions d’Africains, l’ex-président de l’Union africaine et du Sénégal Macky Sall a déclaré : « Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort, qui a raison. Nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants »7.

Un nombre croissant de pays voit en la Chine une puissance capable de promouvoir la désescalade des tensions.

Benjamin Bürbaumer

Le sentiment d’hypocrisie n’a fait que se renforcer à la suite des bombardements à Gaza à partir de l’automne 2023. De multiples pays ont relevé avec amertume le traitement particulier réservé aux seules victimes ukrainiennes, des Européens, par rapport aux dizaines de milliers de victimes en Palestine ou ailleurs. Ils ont également remarqué que les sommes toujours si difficiles à débloquer pour le développement ont été facilement mobilisées pour armer l’Ukraine ou Israël. Face à cette situation, un diplomate senior d’un pays du G7 versait dans le fatalisme : « Nous avons définitivement perdu la bataille pour le Sud global. […] Tout le travail réalisé [dans sa] direction […] à propos de l’Ukraine est réduit à néant. […] Oubliez les règles, oubliez l’ordre mondial. Ils ne nous écouteront plus jamais »8. Par contraste, un nombre croissant de pays voit en la Chine une puissance capable de promouvoir la désescalade des tensions.

Il importe de préciser que la popularité croissante de la Chine ne se confine pas aux dirigeants des pays périphériques. Une série d’enquêtes d’opinion montre qu’en Asie, en Afrique et en Amérique latine, son image s’est nettement améliorée9. Malgré un soft power américain installé depuis longtemps, la Chine y talonne, voire dépasse, les États-Unis. Visiblement, le régime politique domestique du porteur d’un projet hégémonique importe moins que la perception de l’ordre mondial qu’il porte. C’est donc un double désastre pour les États-Unis : le reproche d’hypocrisie les empêche de capitaliser sur les attraits de la démocratie libérale et les conséquences inflationnistes de leurs sanctions contre la Russie offrent un boulevard à une Chine déjà perçue comme plus attentive aux besoins de développement de la périphérie.

Les États-Unis font face à un double désastre : le reproche d’hypocrisie les empêche de capitaliser sur les attraits de la démocratie libérale et les conséquences inflationnistes de leurs sanctions contre la Russie offrent un boulevard à une Chine déjà perçue comme plus attentive aux besoins de développement de la périphérie.

Benjamin Bürbaumer

Le piège de l’hégémonie

Si les résultats de telles enquêtes sont à interpréter avec précaution, le tableau n’en reste pas moins saisissant, d’autant qu’il entre en résonance avec des analyses qualitatives. L’idéologie communicationnelle des États-Unis perd en attractivité. À l’inverse, le positionnement de la Chine dans les conflits internationaux apparaît plus cohérent avec l’idéologie non communicationnelle qu’elle déploie notamment depuis la mise en place des Nouvelles routes de la soie.

Face à l’incapacité à renouveler leur pouvoir de séduction, les États-Unis sont tentés de déséquilibrer le cocktail hégémonique en faveur de la force. Mais s’accrocher à la bonne vieillerie de la puissance militaire plutôt que de faire face à la mauvaise nouveauté de l’essor du soft power chinois est une pente glissante : plus l’hégémon troublé agit autoritairement, plus il sape sa légitimité aux yeux des autres pays du monde, sans pour autant fondamentalement entraver le projet hégémonique chinois. Voilà le piège de l’hégémonie. Seule une réaction sur le plan non communicationnel — un soutien aux infrastructures et autres besoins de développement sans imposer des conditionnalités contraignant la politique économique nationale des pays bénéficiaires — comme le fait la Chine, y parviendrait.

Face à l’incapacité à renouveler leur pouvoir de séduction, les États-Unis sont tentés de déséquilibrer le cocktail hégémonique en faveur de la force.

Benjamin Bürbaumer

Or aujourd’hui la course à l’armement bat son plein dans l’Indopacifique. Non seulement les dépenses militaires de la Chine ont quintuplé en 20 ans, mais elle les oriente de plus en plus vers la construction de navires, de porte-avions et de sous-marins. Voilà le fondement matériel de ses activités croissantes en mer de Chine méridionale, que les pays voisins considèrent comme relevant du harcèlement maritime. Néanmoins, face à la puissance économique de Pékin, ces pays semblent s’en accommoder, voire se rapprocher de la Chine. C’est du moins l’analyse qu’en fait le spécialiste des relations internationales en Asie du Sud-Est David Shambaugh. Bien entendu, la diplomatie n’est pas figée ad vitam. Le débat sur les alliances dans la région est vif et peut évoluer en fonction des chefs d’État. Mais force est de constater que l’évolution majeure est un « déplacement de ces pays dans l’orbite de la Chine depuis 2017 »10. Pour l’instant, la manne des Nouvelles routes de la soie accorde des passe-droits militaires à Pékin — c’est un indice du consentement que des pays voisins lui accordent.

Si la Chine se rapproche du montant des dépenses militaires des États-Unis, le Pentagone reste toutefois de très loin le ministère de la défense le plus riche au monde. Même pendant les moments les plus chauds de la Guerre froide, les États-Unis n’ont pas autant dépensé en armement qu’aujourd’hui. Avec près de 400 bases militaires en Asie-Pacifique, un réseau d’alliés en Asie du Sud-Est et une concentration des forces militaires autour de la Chine depuis le pivot asiatique de 2011, on assiste à une « escalade à bas bruit »11. Les États-Unis étant pris dans le piège de l’hégémon, les frictions entre les machines de guerre américaine et chinoise pour le contrôle du marché mondial risquent de s’intensifier.

Les États-Unis étant pris dans le piège de l’hégémon, les frictions entre les machines de guerre américaine et chinoise pour le contrôle du marché mondial risquent de s’intensifier.

Benjamin Bürbaumer

Faute de saisir l’enjeu fondamental de la réorganisation du marché mondial et en l’absence de projet hégémonique propre — les premières conclusions du rapport Draghi à paraître en sont la dernière illustration en date —, les pays européens risquent d’assister de manière impuissante à la déstabilisation du monde à l’œuvre sous nos yeux. 

Des ouvriers de China Railway Group travaillent dans un tunnel sur le site de construction du chemin de fer municipal de Hangde dans le sous-district de Kangqian, comté de Deqing, ville de Huzhou, province du Zhejiang (Chine de l’Est), le 2 février 2023. © CFOTO/Sipa USA

Présenté par son auteur comme un « changement radical », l’aperçu du rapport publié dans ces pages préconise trois mesures phares : rationaliser la production et libéraliser la réglementation afin de mieux bénéficier d’économies d’échelle continentales ; centraliser certaines dépenses publiques au niveau européen ; sécuriser, enfin, l’approvisionnement en ressources et en intrants considérés comme essentiels.

À travers ces trois points, les préconisations de Mario Draghi visent essentiellement à accroître les parts des firmes européennes sur le marché mondial. Mais la rivalité sino-américaine ne porte pas tant sur des parts de marché que sur le marché mondial en tant que tel. La profondeur de la rivalité entre les deux grandes puissances ne se comprend qu’à partir du constat que la Chine souhaite méthodiquement remplacer la mondialisation sous supervision américaine par une réorientation sino-centrée du marché mondial. Car superviser le marché mondial permet de dépasser des instabilités politico-économiques domestiques tout en bénéficiant simultanément de retombées économiques colossales et d’un pouvoir politique extraterritorial immense. À cette fin, la Chine construit aujourd’hui des infrastructures — monétaires, physiques, techniques, militaires, numériques — concurrentes à celles mises en place depuis longtemps par les États-Unis. Ces derniers contre-balancent : les différentes sanctions technologiques et commerciales illustrent cette démarche en cours déjà depuis l’administration Obama. L’Union ne semble pas avoir saisi cet enjeu fondamental. À l’heure où les règles du marché mondial évoluent, elle tente de mieux jouer selon les anciennes règles americano-centrées — qui, au demeurant, ne lui ont pas été particulièrement favorables. En matière de prise de conscience de l’ampleur de la tempête qui secoue la mondialisation, le rapport Draghi sera la pointe avancée des Européens. Pourtant, le cœur du projet chinois leur échappe toujours. Tout se passe comme si l’Europe avançait sans véritablement comprendre la profondeur des lignes de fracture contemporaines.

Si elle se décidait à réagir, deux options se présentent : soit elle s’engage dans la même course que la Chine et les États-Unis et tente d’élargir son contrôle sur les infrastructures du marché mondial — par le biais d’une véritable politique industrielle probablement adossée à une augmentation significative des capacités d’intervention militaires — ; soit elle décide d’un découplage sélectif par rapport au marché mondial — rétrécissement contrôlé des chaînes de valeur, conditionnalités environnementales, politiques redistributives. 

Les préconisations de Mario Draghi visent essentiellement à accroître les parts des firmes européennes sur le marché mondial. Mais la rivalité sino-américaine ne porte pas tant sur des parts de marché que sur le marché mondial en tant que tel.

Benjamin Bürbaumer

Selon l’option retenue, la question de l’hégémonie se pose différemment : la première exigerait la formulation d’un projet hégémonique mondial très activiste ; la deuxième questionnerait la pertinence même du développement d’un projet hégémonique mondial. En réalité, la rivalité sino-américaine sonne l’heure de vérité pour l’Europe : la trajectoire du passé n’étant plus praticable, sous peine d’un décrochage grandissant envers les deux superpuissances, il faut bifurquer.

L’article La nouvelle infrastructure du monde : l’Europe face au projet contre-hégémonique chinois est apparu en premier sur Le Grand Continent.

26.04.2024 à 17:44

Relancer la compétitivité de l’Union : la proposition de l’Espagne

Matheo Malik

En réponse aux propositions d’Emmanuel Macron, Enrico Letta et Mario Draghi publiées dans le Grand Continent, le ministre espagnol de l’Économie Carlos Cuerpo articule une doctrine en trois leviers pour penser le tournant de la compétitivité.

L’article Relancer la compétitivité de l’Union : la proposition de l’Espagne est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4100 mots)

Le débat sur le futur économique de l’Union s’écrit dans ces pages. Dans une pièce de doctrine inédite, le ministre espagnol propose une vision en réponse aux textes d’Enrico Letta sur le marché unique, de Mario Draghi sur la compétitivité et d’Emmanuel Macron sur l’Europe publiés par le Grand Continent. Pour participer à ce débat, pensez à vous abonner.

Au fil du temps et depuis sa création, l’Union européenne a dû faire face à des événements qui ont peu à peu façonné ce que nous comprenons aujourd’hui comme le projet européen — ses standards, ses valeurs et son modèle économique et social. La situation actuelle est sans aucun doute un moment déterminant pour l’avenir de l’Union. Les décisions que nous, dirigeants politiques, serons en mesure de prendre au cours des prochains mois seront décisives pour l’économie et le bien-être des citoyens européens.

Mais le point de départ est peut-être finalement meilleur que ce que nous aurions pu prévoir il y a seulement un an. Les pires scénarios que certains avaient prédits ont été évités et l’Union européenne a réussi à surmonter la double crise de ces dernières années, sans cicatrices apparentes et avec des marchés du travail dynamiques — en particulier dans le cas de l’Espagne, dont les chiffres de l’emploi atteignent des niveaux record mois après mois.

De grands défis nous attendent, qui rendent nécessaire, aujourd’hui plus que jamais, l’identification de la politique économique la plus appropriée pour que l’Europe puisse continuer à faire entendre sa voix sur la scène mondiale.

Les pires scénarios que certains avaient prédits ont été évités.

Carlos Cuerpo

Transformer pour préserver : une stratégie nouvelle pour des défis inédits

L’Union européenne se trouve à un tournant. Il exige de définir une stratégie pour l’avenir, qui donne la priorité à notre autonomie stratégique et minimise les vulnérabilités extérieures — mais qui défende en même temps l’ouverture et l’engagement envers le système multilatéral, ainsi que notre modèle d’État-providence.

D’une part, il est évident que les tensions géopolitiques, qui ont commencé avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui ont été récemment exacerbées par le conflit au Moyen-Orient, brouillent les relations économiques traditionnelles, fragmentent l’économie mondiale et génèrent des inefficacités dans des chaînes d’approvisionnement mondiales complexes. Il est donc nécessaire de réduire les dépendances sur les importations clefs et de défendre l’autonomie stratégique de l’Union. Au niveau mondial, la course à la sécurité économique conduit, par exemple, à de nombreuses mesures de restriction des exportations ces dernières années : ces mesures ont été multipliées par 14 depuis avant la pandémie, avec un pic en 2022.

À cet environnement incertain s’ajoutent d’autres facteurs, comme la persistance du défi climatique et numérique, qui continue de nécessiter d’énormes investissements, et ce dans un contexte où les nouvelles règles budgétaires imposeront des trajectoires de consolidation progressive.

Tout cela dans un nouveau scénario de concurrence féroce entre les principaux acteurs mondiaux, face auxquels l’Union perd en productivité depuis plus de vingt ans. Les États-Unis ont réagi en lançant des initiatives telles que l’Infrastructure Investment and Jobs Act, l’Inflation Reduction Act et le Chips Act, qui représentent ensemble près de 2 000 milliards de dollars d’investissements publics, afin de stimuler leur compétitivité dans des domaines clefs tels que les infrastructures, l’innovation verte et la technologie des semi-conducteurs. Plus récemment, nous avons perdu des parts de marché dans le domaine des technologies vertes au profit de la Chine, qui redéfinit le secteur automobile mondial avec le développement du marché des véhicules électriques.

L’Union européenne doit répondre par une stratégie capable de transformer notre économie pour, paradoxalement, préserver notre essence et les valeurs qui définissent notre projet commun.

Carlos Cuerpo

Il s’agit de surcroît d’une année électorale dans une grande partie du monde, de l’Inde à l’Afrique du Sud en passant par le Mexique et les États-Unis. Avec un quart de la population mondiale qui votera en 2024, des considérations d’économie politique entrent en jeu et pourraient creuser davantage les fractures dans le commerce mondial et ralentir l’échange de biens et de services qui a tant profité à notre bloc commercial. La fragmentation des échanges pourrait réduire le PIB mondial de 7 %, soit l’équivalent de 7 400 milliards de dollars à long terme.

Face à cette réalité complexe, l’Union européenne doit répondre par une stratégie ambitieuse, capable de transformer notre économie pour, paradoxalement, préserver notre essence et les valeurs qui définissent le projet commun.

Dans ce débat visant à poser les bases de notre avenir, nous disposons des contributions des rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi. Tous deux contribueront à l’élaboration de la feuille de route pour le prochain cycle législatif qui débutera après les élections européennes de juin.

Bien que le défi soit de taille, nous disposons des meilleurs outils pour réussir. En juillet 2020, le plan de relance a vu le jour, doté d’un financement de plus de 750 milliards d’euros et dans la conception et l’approbation duquel l’Espagne a joué un rôle décisif. Ce mécanisme a été un jalon qui marque une réponse inédite à la crise économique et une étape cruciale dans la transformation de notre économie.

Son impact sur l’Union européenne est déjà une réalité. Selon l’évaluation à mi-parcours récemment publiée par la Commission européenne à la fin de l’année 2022, le mécanisme s’est déjà traduit par une augmentation de 0,4 point de la croissance de l’économie de l’Union et une diminution de 0,2 point du taux de chômage. En Espagne, l’impact est encore plus important : selon les données de la Commission, les fonds de relance se sont déjà traduits par 1,9 point de croissance économique en plus et 0,7 point de chômage en moins. De même, à l’avenir, la Commission prévoit que les fonds peuvent contribuer à hauteur de 3,5 % à la croissance du PIB espagnol. Et c’est sans compter sur l’impulsion que des réformes profondes, comme celle du marché du travail, donneront à notre PIB potentiel dans les années à venir.

L’Espagne est prête à mener les débats, en maintenant son engagement en faveur de la modernisation de l’Union.

Carlos Cuerpo

L’élan politique est là et nous devons en tirer profit. De nombreuses initiatives sont sur la table et l’Espagne, une fois de plus, est prête à mener les principaux débats, en maintenant son engagement en faveur de la modernisation de l’Union. 

C’est pourquoi nous devons avancer dans deux directions clefs : libérer le potentiel de notre marché unique et nous doter des ressources nécessaires pour respecter nos engagements en matière de sécurité économique et d’approvisionnement de biens publics.

Optimiser le marché unique pour financer des investissements

L’Union européenne est le bloc commercial le plus important au monde avec 450 millions de consommateurs. Elle a donc la capacité d’agir comme une assurance contre l’incertitude extérieure et un potentiel de croissance économique qui ne peut être ignoré.

Afin d’exploiter ce marché, l’un des principaux domaines d’action devra être la mise à jour et l’amélioration de la politique de concurrence commune. 

Dans son rapport, Enrico Letta met en garde contre le fait que les marchés nationaux, conçus à l’origine pour protéger les industries nationales, agissent aujourd’hui comme une sorte de plafond, limitant le potentiel de croissance des entreprises européennes dans les secteurs stratégiques mondiaux. La politique de concurrence dont l’Union a besoin doit redéfinir le marché pertinent afin de garantir la capacité de nos entreprises opérer sur un pied d’égalité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne.

Cela implique une nouvelle approche, intégrant des considérations dynamiques qui doivent refléter l’importance de réaliser des investissements qui conduisent en fin de compte à des améliorations pour les consommateurs, qui continueront à avoir accès à des biens de qualité — à des prix abordables. Dans des secteurs tels que la finance, les télécommunications et l’énergie, cette nouvelle approche est particulièrement cruciale, tant pour leur compétitivité à moyen terme que pour assurer la fourniture de services stratégiques.

Une vision renouvelée de la politique de concurrence est cohérente avec les besoins de la politique industrielle dans le nouvel environnement international.

Carlos Cuerpo

Au-delà des secteurs spécifiques, cette vision renouvelée de la politique de concurrence est cohérente avec les besoins de la politique industrielle dans le nouvel environnement international. Elle a également un impact positif sur l’économie : des entreprises plus grandes conduisent à plus de productivité, en raison de l’effet d’entraînement sur la productivité de leurs fournisseurs, de leur taille, du transfert de savoir-faire ou de l’accès à de nouveaux réseaux de clients. Ce sont autant d’effets qu’il est souhaitable de pouvoir provoquer dans l’Union.

Trois leviers pour libérer le potentiel du marché unique

Réglementer plus intelligemment — grâce à l’IA

Une meilleure utilisation du marché unique exige également un engagement en faveur d’une réglementation plus intelligente, qui réduise les coûts administratifs pour les entreprises. 

Sans préjudice du fait que nous devons maintenir cette ambition et continuer à progresser, l’Espagne travaille déjà sur un outil qui pourrait générer des améliorations dans ce domaine à très court terme. Nous collaborons avec des entreprises technologiques pour mettre en œuvre un outil d’intelligence artificielle qui aidera les PME et les micro-entreprises à naviguer dans le cadre réglementaire complexe existant, libérant ainsi des ressources et du temps pour qu’elles puissent se concentrer sur ce qui est leur cœur de métier — ce qui renforcera aussi leur efficacité.

Pour mettre cet outil en pratique, quelle meilleure occasion que la gestion des fonds du Mécanisme européen de relance et de résilience ?

À moyen terme, l’utilisation de cette technologie transformatrice de manière responsable et éthique favorisera également l’innovation dans notre tissu productif, en offrant aux PME européennes des solutions allant de l’analyse des données à la communication, en passant par la planification stratégique et le marketing.

Une meilleure utilisation du marché unique exige un engagement en faveur d’une réglementation plus intelligente, qui réduise les coûts administratifs pour les entreprises. 

Carlos Cuerpo

Poursuivre le modèle du plan de relance : mobiliser des financements au bon niveau

Le deuxième domaine dans lequel il faut agir pour stimuler la compétitivité européenne est l’activation de mécanismes de financement suffisants pour combler le déficit d’investissement nécessaire dans les décennies à venir. Nous devons être en mesure de fournir les ressources financières adéquates pour atteindre nos objectifs de sécurité économique.

Des progrès sont actuellement réalisés dans l’approfondissement de l’Union européenne des marchés de capitaux. Les efforts se concentrent entre autres sur le développement d’un outil d’investissement paneuropéen, qui puisse canaliser l’épargne privée vers des investissements productifs au sein de l’Union. Mais il est clair que l’ampleur du défi nécessitera en plus de la mobilisation du secteur privé des investissements publics. La Commission européenne et la Banque centrale européenne ont ainsi récemment estimé à environ 5 % du PIB de l’Union les investissements annuels nécessaires pour faire face aux transitions verte et numérique. Le potentiel d’investissement privé est élevé, mais il ne peut pas constituer la totalité de notre pari.

Les nouvelles règles budgétaires, quant à elles, visent à protéger les capacités d’investissement dans les domaines prioritaires de la transition verte et numérique, dans le domaine social et dans celui de la défense. C’est l’une des grandes nouveautés du nouveau cadre — plus intelligent et visant à protéger la croissance à long terme. C’est aussi l’objectif du plan de relance, qui a été un catalyseur d’investissements en Europe, augmentant son PIB potentiel et modernisant son économie.

L’Espagne démontre son engagement et profite de l’opportunité historique du plan de relance pour consolider la croissance économique et la modernisation de notre économie.

Carlos Cuerpo

Dans le cas de l’Espagne, le plan de redressement, de transformation et de résilience se traduit par un volume d’investissement sans précédent — jusqu’à 160 milliards d’euros jusqu’en 2026 — ainsi que par un programme ambitieux de réformes allant de la transition énergétique à la modernisation du tissu industriel des PME, en passant par la promotion de l’innovation et la transformation du système éducatif et du marché du travail. L’impulsion réformatrice a été reconnue par les institutions européennes et le rythme d’exécution des investissements a déjà atteint sa vitesse de croisière : plus de 35 000 millions ont déjà été exécutés, soit plus de 50 % des fonds alloués à notre pays dans la première phase du plan. Une nouvelle base de données, ELISA, a été récemment rendue publique, qui permet de suivre l’application de ces investissements et de fournir au public des informations détaillées sur les fonds, leur destination géographique, le type d’entreprises bénéficiaires et les domaines d’action. Il s’agit d’un exercice de transparence qui permet de confirmer, mois après mois, comment les financements parviennent à l’économie réelle.

En un mot, l’Espagne démontre son engagement et profite de cette opportunité historique pour consolider la croissance économique et la modernisation de notre économie.

Sur cette base et en tirant profit des leçons et du bilan, il est désormais nécessaire d’aller plus loin et de proposer de nouveaux éléments pour compléter l’architecture financière de l’Union au-delà de 2026 — comme nous y invitait dans ses pages le ministre Thomas Dermine. Next Generation EU arrivera à terme en 2026, mais nous savons que des besoins d’investissement subsistent. Il s’agit de se concentrer sur des biens publics véritablement européens — de la qualité de l’environnement à la défense en passant par les infrastructures transfrontalières ou la cohésion sociale — qui génèrent des bénéfices au-delà de nos frontières et contribuent à la convergence entre les pays membres.

Un mécanisme de financement conjoint au niveau de l’Union se justifie également par le critère de l’efficacité financière. L’émission conjointe génère des avantages en termes de réduction des intérêts associés, ce qui se traduit donc par une plus grande capacité à répondre aux besoins d’investissement à moindre coût. De plus, nous ne pourrons profiter pleinement de cet effet que dans la mesure où un tel instrument sera intégré comme élément structurel du cadre financier de l’Union européenne.

Le fait de disposer d’une capacité de financement centralisée présente des avantages clefs pour mobiliser un financement suffisant — en s’appuyant sur l’expérience du plan de relance — capable de répondre aux besoins des biens publics européens et à moindre coût, d’une manière qui soit à la mesure des défis qui restent à relever.

Un mécanisme de financement conjoint au niveau de l’Union se justifie également par le critère de l’efficacité financière.

Carlos Cuerpo

Faire atterrir nos ambitions : notre tournant réaliste pour la compétitivité

Le troisième ingrédient de la compétitivité de l’Union, enfin, consiste à trouver le bon dosage entre l’ambition des mesures proposées et le réalisme de leur mise en œuvre.

Il s’agit d’articuler des mécanismes de gouvernance agiles, permettant de traduire les propositions en actions sur le terrain, afin d’apporter des solutions efficaces et adaptées aux besoins réels de l’Union européenne dans la course à la compétitivité dans laquelle nous sommes plongés.

À cette fin, nous proposons d’activer des environnements de test dans lesquels des initiatives innovantes et des projets pilotes pourraient être mis en œuvre entre les pays qui souhaitent y participer. L’innovation serait ainsi encouragée et il deviendrait possible de tester l’utilité d’ajustements nécessaires dans les nouveaux projets avant de les introduire — par exemple en ce qui concerne les mesures de renforcement l’Union des marchés de capitaux — et de généraliser leur application au reste des États membres.

Il s’agit d’articuler des mécanismes de gouvernance agiles, permettant de traduire les propositions en actions sur le terrain, afin d’apporter des solutions efficaces et adaptées aux besoins réels de l’Union

Carlos Cuerpo

L’heure est à l’action ambitieuse. 

Il y aura sans doute beaucoup de bonnes idées dans les mois à venir pour renforcer la compétitivité de l’Union européenne à un moment déterminant pour son avenir et pour le rôle qu’elle jouera sur la scène internationale. Mais les efforts ne peuvent se limiter à une simple liste de recommandations. Cela n’est pas possible quand nous restons à la traîne dans la course mondiale à la compétitivité. L’Union européenne doit se montrer à la hauteur du défi et de l’opportunité qui s’offrent à nous.

Il nous appartient à tous, à partir de nos différentes responsabilités, d’agir rapidement pour défendre le modèle économique et social européen dans le contexte complexe dans lequel nous évoluons. L’Espagne continuera à être proactive dans le débat, avec des idées constructives et ambitieuses et une volonté de travailler avec nos partenaires européens pour les concrétiser et contribuer ainsi à un avenir plus prospère pour nos prochaines générations.

L’article Relancer la compétitivité de l’Union : la proposition de l’Espagne est apparu en premier sur Le Grand Continent.

26.04.2024 à 14:36

Le dilemme budgétaire français

Matheo Malik

Aujourd’hui, les agences de notation Fitch et Moody's rendent leur appréciation de la trajectoire budgétaire française dans un verdict très attendu.

La dette et le déficit français ont explosé. Mais la France a encore le choix de sa crise : nationale si elle commence à consolider ses finances publiques, européenne si elle s’y refuse.

Nous publions une perspective de fond signée Shahin Vallée.

L’article Le dilemme budgétaire français est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4186 mots)

Que faire de la dette ? Comment changer les règles ? Alors que la France est à un tournant, avec d’autres pays en Europe, après les perspectives d’Enrico Letta, Mario Draghi et le président de l’Eurogroupe Paschal Donohoe, nous poursuivons la réflexion lancée par Barry Eichengreen, Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard dans les pages de la revue. Pour suivre ce débat et décoder la macro-crise, abonnez-vous au Grand Continent.

La politique budgétaire doit remplir aujourd’hui trois fonctions essentielles. Une fonction allocative pour mener une politique industrielle et climatique ambitieuse afin de préparer l’économie de demain. Une fonction redistributive pour répondre aux inégalités qui sont non seulement sources de malaise social mais aussi des freins importants au développement économique. Enfin, une fonction stabilisatrice pour répondre aux aléas du cycle économique et des crises.

C’est pour ces raisons que j’étais opposé à la consolidation budgétaire menée en Europe dès 2010, qui a conduit à une seconde récession largement évitable après la crise financière mondiale de 2008. C’est aussi pour ces raisons que je n’avais pas endossé le programme économique d’Emmanuel Macron en 2017 alors que j’avais été son conseiller économique à Bercy en 2014-2015. En effet, j’étais opposé à l’abandon de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qui allait rendre notre système fiscal moins redistributif et dont les gains en termes d’offre étaient discutables. J’étais opposé à la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisses de charges permanente compte tenu de son ciblage trop large, de son coût démesuré et de ses effets sur l’emploi trop faibles. Enfin, j’étais sceptique sur la trajectoire budgétaire présentée dans le programme car il me semblait impossible de baisser les dépenses publiques de plus de 3 % du PIB — soit 60 milliards d’euros — de 2018 à 2022 comme le prévoyait le premier Programme de Stabilité1 tout en entreprenant d’importantes réformes structurelles (assurance chômage, retraites, marché du travail) qui, bien qu’utiles à moyen terme, allaient faire des perdants à court terme que l’on ferait mieux de compenser. Et enfin parce que je pensais qu’il était essentiel de militer dès 2017 pour une réforme ambitieuse du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) en Europe car ces règles avaient montré leurs limites, ce à quoi le candidat Macron se refusait pour ne pas froisser nos partenaires européens.

Ce qui est le plus préoccupant n’est pas le déficit passé mais le fait que nous serons parmi les trois pays avec les plus importants déficits en 2025.

Shahin Vallée

Il n’est pas aisé de tirer le bilan de cette stratégie économique tant nous avons été percutés par des chocs profonds : le mouvement des Gilets jaunes, la pandémie de Covid-19 d’abord puis la guerre russe en Ukraine et la crise énergétique ensuite. Il n’en demeure pas moins que si notre économie ne se porte pas mal, notre position budgétaire est aujourd’hui singulièrement dégradée et pose question. Nous accusons un déficit nominal de 5,5 % du PIB en 2023.

À titre de comparaison, le Portugal a eu en 2023 un surplus budgétaire de 1,2 % du PIB, les Pays Bas un déficit de 0,3 %, l’Allemagne un déficit de 2,5 %. Seule l’Italie fait pire que nous2

Mais ce qui est plus préoccupant n’est pas le déficit passé mais le fait que nous serons parmi les trois pays avec les plus importants déficits en 2025. Le programme de stabilité présenté le 17 avril3 suggère un déficit pour 2024 de 5,1 % et de 4,1 % du PIB en 2025 avec des ajustements structurels respectifs de 0,6 % et 0,9 % du PIB potentiel qui repose sur des hypothèses de niveau et de croissance du PIB potentiel que le Haut Conseil des Finances publiques conteste4 et que la Commission européenne ne manquera pas d’interroger.

Nous pouvons nous rassurer en considérant que les États-Unis ou le Japon ont respectivement, des déficits et un niveau de dette bien supérieurs au nôtre ou croire que, quoi qu’il en coûte, la Banque centrale européenne (BCE) finira par financer nos déficits. 

Nous pouvons aussi rappeler que les finances d’un État ne sont pas celles d’un ménage et qu’un déficit peut s’accompagner malgré tout d’une réduction du niveau de dette si la croissance nominale du PIB est supérieure au coût de financement de la dette, le taux d’intérêt. 

Mais rien ne garantit désormais que nous pourrons durablement financer notre dette en dessous de notre taux de croissance (dont le potentiel est de 1,2 % en volume soit 3,2 % en valeur avec une inflation à 2 %) alors que les obligations assimilables du Trésor à 10 ans affichent un taux autour de 3 %.

On peut se contenter de dire, comme certains à gauche, que le fétichisme de la dette est une erreur et ignorer le défi économique et politique que représente la gestion des finances publiques. Ou on peut se lamenter, comme certains à droite, et promettre encore et toujours des baisses du nombre de fonctionnaires sans plus de précision et dégrader davantage des services publics souvent exsangues.

Le programme de stabilité préparé par le gouvernement au mois d’avril 2024 pour la période 2024-2026 montre une consolidation très faible qui repose sur des hypothèses de croissance potentielle particulièrement avantageuses et peu crédibles. 

Aucune de ces deux voies n’est souhaitable ou réaliste, et nous devrons donc trouver une alternative à la politique actuelle et au statu quo. Le programme de stabilité préparé par le gouvernement au mois d’avril 2024 pour la période 2024-2026 montre une consolidation très faible qui repose sur des hypothèses de croissance potentielle particulièrement avantageuses et peu crédibles selon l’avis cinglant du Haut Conseil pour les Finances publiques. Il est improbable que ce genre de trajectoire budgétaire soit réalisable à court terme et soutenable à moyen terme. 

Mais au mois de juin 2024, la Commission placera la France sous procédure de déficit excessif et nous mettra en demeure de réaliser une consolidation budgétaire structurelle de l’ordre de 0,5 % de PIB par an, sans doute pendant quatre ou cinq ans. Ne nous y trompons pas, il s’agit bel et bien d’un effort massif de plus de 20 milliards d’euros par an pendant plusieurs années. Nous en sommes arrivés là car depuis toujours la France est incapable de débattre de ces questions et de faire des grands choix budgétaires. Au lieu de cela, elle procède tantôt à des plans de rabots et de réductions généralisées de la dépense publique pour éviter de choisir, tantôt à des grands élans de dépenses peu ciblées et peu efficaces. Elle s’entête à promettre des baisses d’impôts intenables dans la durée, puis rattrapée par la réalité finit par céder et réintroduire de nouveaux impôts, temporaires, exceptionnels ou catégoriels qui viennent complexifier davantage notre système fiscal et miner le consentement à l’impôt. Les sept années de Bruno Le Maire à la tête de Bercy n’ont pas échappé à ces pratiques délétères qui creusent une impasse politique et budgétaire.

Dès l’été, le gouvernement devra vraisemblablement annoncer un Projet de Loi de finances rectificative pour l’exercice 2024 puisqu’il s’y refuse avant les élections européennes, et dès l’automne, il devra non seulement préparer son budget 2025 mais aussi présenter un plan pluriannuel de finances publiques de sept ans. C’est la conséquence des nouvelles règles budgétaires européennes que nous venons d’adopter et que la France, faute de propositions fortes et de négociation ferme, n’a pas réussi à infléchir. En effet, ces nouvelles règles ne répondent en rien aux objectifs que nous nous étions fixés pour réformer le Pacte de Stabilité et de Croissance. Elles sont plus complexes, ne permettent pas plus de stabilisation car le volet correctif auquel nous sommes soumis quand nous entrons dans la procédure de déficit excessif reste largement inchangé et enfin, elles ne permettent pas de protéger l’investissement public autre que les dépenses de défense qui peuvent faire partie des circonstances atténuantes dans l’appréciation de la Commission. Malgré ces lacunes, ces nouvelles règles ont été endossées par notre Ministre des finances, adoptées par le Conseil et le Parlement avec le soutien de la droite, des socialistes et de la majorité présidentielle au Parlement européen. Nous devrons donc nous y soumettre, au moins dans l’immédiat, avant d’en proposer une réforme plus ambitieuse et plus intelligente au moment opportun.

Avec ou sans règles européennes contraignantes, nous n’échapperons de toute façon pas à un débat sérieux et profond sur la politique budgétaire nationale. Le grand danger est qu’il n’y ait pas de majorité à l’Assemblée et peut-être pas de forces politiques dans le pays pour mener ce débat de manière apaisée.

Shahin Vallée

Mais avec ou sans règles européennes contraignantes, nous n’échapperons de toute façon pas à un débat sérieux et profond sur la politique budgétaire nationale. Le grand danger est qu’il n’y ait pas de majorité à l’Assemblée et peut-être pas de forces politiques dans le pays pour mener ce débat de manière apaisée. Aussi, la France risque une véritable crise politique, une censure du gouvernement lorsqu’il s’agira de voter le budget 2025 ou un nouveau collectif budgétaire pour l’exercice 2024. Le Président de la République pourra alors, soit nommer un nouveau gouvernement mais il n’est pas certain que celui-ci soit plus capable de proposer une trajectoire de consolidation crédible et intelligente, ou bien appeler des élections législatives anticipées, mais il n’est pas certain qu’une nouvelle Assemblée et le gouvernement qui pourrait en être issu en soit davantage capable. 

Il est donc urgent de familiariser l’opinion publique aux grands choix budgétaires qui nous attendent, ce qui n’a pas été fait une seule fois depuis 2017, le discours politique oscillant du quoi qu’il en coûte à la menace de faillite imminente sans nuances ni explications. Quelques grandes options politiques doivent donc être débattues sans tabous. 

Du côté des recettes 

La fiscalité des entreprises reste trop complexe et injuste puisqu’elle pénalise les PME au profit des grands groupes ; elle doit être discutée. Nous pourrions réaliser des économies importantes en remettant en question le Crédit impôt recherche — plus de 7 milliards par an —, en revenant sur les baisses généralisées de cotisations sociales — 25 milliards –, en taxant effectivement les profits extraordinaires des entreprises énergétiques qui devaient générer 15 milliards de recette et n’en ont levé que 600 millions et mettant en application de manière rigoureuse la taxation des profits internationaux des entreprises françaises.

Pour la fiscalité des ménages, la baisse de la taxe d’habitation a été une perte de recette importante qui pourrait être partiellement compensée par une hausse de la taxe foncière renforçant l’autonomie financière des collectivités et permettant de réduire d’autant les transferts de l’État, reportant de fait le coût de l’ajustement sur les propriétaires immobiliers. Une taxe extraordinaire sur les patrimoines financiers permettrait de redistribuer une partie des gains colossaux réalisés par les plus grands patrimoines financiers depuis la pandémie de Covid-19. Enfin, une fusion de la contribution sociale généralisée et de l’impôt sur le revenu permettrait de simplifier davantage le système fiscal et d’en améliorer les qualités redistributives. 

Il est illusoire de croire que l’on peut faire des économies substantielles, qui sont pourtant nécessaires, en s’abritant derrière la technique et en voulant faire l’économie de débats et de choix politiques structurants.

Shahin Vallée

Du côté des dépenses

Même si les Républicains en font une ligne rouge, les retraites constituent un poste important de dépenses. 

Tout en protégeant les plus faibles retraites, une désindexation partielle des retraites supérieures au revenu médian des actifs par exemple permettrait des économies importantes et pourrait rapporter une économie de plus de 10 milliards d’euros par an. La suppression de l’abattement de 10  % dont bénéficient les retraités imposables représente quant à elle 4 milliards par an5. Les dépenses de santé ne sont pas particulièrement élevées au regard des comparaisons internationales mais marquées par des insuffisances criantes dans l’hôpital public et une progression des dépenses de médicaments qui interroge notre système de santé publique. Entre autres graves préoccupations, l’accent qui doit être mis sur la prévention, notamment des troubles psychologiques qui représentent 14 % de la dépense en médicament de l’assurance maladie — soit 24 milliards. Notre aide publique au développement — 0,5 % du PIB —, gage de notre solidarité internationale, pourrait être remplacée par un renforcement de l’Agence française de développement et de notre contribution à la politique européenne d’aide au développement. Enfin, le coût public de notre politique pénale interroge. La légalisation du cannabis et les alternatives à la prison permettraient de réduire significativement le coût de notre administration pénitentiaire et de créer de nouvelles recettes fiscales. Le Service national universel (SNU) coûte près de deux milliards d’euros sans résultats probants sur la jeunesse. Notre stratégie nucléaire — grand carénage et EPR 2.0 — reste une source de potentiel dérapage des dépenses publiques qui exige un plan de secours aujourd’hui inexistant.

Chacun de ces sujets agitent des tabous qui ne manqueront pas de diviser, mais il est illusoire de croire que l’on peut faire des économies substantielles, qui sont pourtant nécessaires, en s’abritant derrière la technique et en voulant faire l’économie de débats et de choix politiques structurants. Ces débats sont inévitables et viendront percuter le gouvernement actuel dès le vote du prochain projet de loi de finances rectificative ou du budget 2025.

La France a le choix de sa crise  : une crise politique nationale si elle commence à consolider ses finances publiques ou une crise politique européenne si elle s’y refuse.

Shahin Vallée

Il est probable que, faute d’avoir préparé ce terrain, le gouvernement Attal se retrouve dans l’incapacité de passer un budget même en ayant recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution — et qu’il tombe sous le coup d’une motion de censure. Mais à moins d’assumer un conflit direct avec l’Union sur la question budgétaire, tout nouveau gouvernement — de quelque orientation et composition qu’il soit — devra faire les grands choix de finances publiques que nous avons collectivement évités depuis trop longtemps.

La France a le choix de sa crise  : une crise politique nationale si elle commence à consolider ses finances publiques ou une crise politique européenne si elle s’y refuse — avec des conséquences incertaines sur le refinancement de la dette française. C’est un dilemme lourd de conséquences à trancher. S’il choisit la crise européenne, le Président en plus d’être paralysé sur la politique intérieure sera délégitimé dans l’arène européenne, augurant une fin de mandat en forme d’échec et mat. S’il choisit la crise politique nationale, il devra nommer un gouvernement technique dominé par la droite et le laisser face à ses contradictions ou bien tenter le coup de poker et dissoudre pour convoquer des élections anticipées. Dans les deux cas, la France doit préparer d’une part une alliance solide pour réformer à terme les règles budgétaires européennes après les élections allemandes de septembre 2025 et d’autre part des mesures crédibles d’ajustement budgétaire en recette comme en dépense.

L’article Le dilemme budgétaire français est apparu en premier sur Le Grand Continent.

24.04.2024 à 19:49

Trump, Biden et la matrice protectionniste américaine

Matheo Malik

Sous Biden, la guerre commerciale a continué par d’autres moyens.

Une inertie s’installe. S’il est réélu, elle se poursuivra. Mais si c’est Trump qui l’emporte en novembre, le tournant protectionniste pourrait considérablement s’accélérer. Jusqu’où l’Union peut-elle tenir ? Une étude et 5 graphiques clefs pour faire le point.

L’article Trump, Biden et la matrice protectionniste américaine est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4987 mots)

Pour étudier en profondeur la rivalité qui structure le monde, nous publions chaque semaine un nouvel épisode de notre série au long cours « Capitalismes politiques en guerre ». Abonnez-vous au Grand Continent et recevez toutes nos études, cartes et données.

Sous Trump d’abord, sous Biden ensuite, la position du gouvernement américain à l’égard du commerce international a clairement évolué vers le protectionnisme. Cette nouvelle attitude américaine — sceptique à l’égard de la libéralisation des échanges et de l’idée que ces derniers auraient un effet mutuellement bénéfique — avait abîmé les relations de Washington avec ses alliés occidentaux sous Trump. Elles restent endommagées sous Biden.

Si Trump l’emporte en novembre, son nouveau mandat pourrait ouvrir la voie à une escalade des politiques protectionnistes qui nuirait à la coopération, aux échanges et au système commercial mondial fondé sur des règles. Les mesures protectionnistes de Trump et la poursuite de la plupart d’entre elles sous l’administration Biden forment d’ores et déjà la matrice de la politique commerciale américaine après les élections de 2024.

Les mesures protectionnistes de Trump et la poursuite de la plupart d’entre elles sous l’administration Biden forment d’ores et déjà la matrice de la politique commerciale américaine après les élections de 2024.

Erica York

Trump et la guerre commerciale de 2018-2019

La principale attaque de l’administration Trump contre le commerce international a pris la forme des droits de douane.

S’appuyant sur des dispositions législatives prévoyant la possibilité pour le président de prendre des mesures en cas  d’importations menaçant la sécurité nationale, il a imposé ou augmenté les droits sur un vaste ensemble de biens, depuis les panneaux solaires et les machines à laver, l’acier et l’aluminium, jusqu’à un large éventail de produits chinois. Au total, les droits de douane ont touché 380 milliards de dollars d’importations, sur la base de données sur les flux commerciaux antérieures à l’escalade1. La majeure partie de ces droits de douane concernaient le commerce avec la Chine et avaient pour but de lutter contre le vol de propriété intellectuelle et d’autres pratiques déloyales. Les objectifs politiques secondaires consistant à stimuler l’industrie manufacturière américaine et à améliorer le solde de la balance courante ont clairement été des facteurs dans l’imposition de nouveaux droits de douane. Mais le choix de faire cavalier seul dans la confrontation — largement en dehors du système multilatéral de différends — constituait une nette rupture avec les efforts passés des États-Unis pour travailler avec l’Europe afin de conserver et de façonner un système commercial mondial à leur avantage.

Les conséquences économiques immédiates des barrières commerciales nouvellement érigées par les États-Unis furent conformes à ce que prédit la théorie économique et de nombreux économistes.

La hausse des droits de douanes entraîna à la fois une hausse des prix des intrants pour les entreprises américaines — en particulier les industries manufacturières — et une hausse des prix de détail pour les consommateurs américains, ainsi qu’une perte de chiffre d’affaires pour les exportateurs américains. Plusieurs articles universitaires ont démontré que les droits de douane étaient presque entièrement répercutés sur les prix des importations américaines2. En conséquence, les Américains ont connu une hausse des coûts, une baisse des revenus, une réduction de l’emploi — y compris dans le secteur manufacturier — et une production nette en baisse — même en tenant compte des avantages accordés aux producteurs protégés.

Dans ce contexte de guerre commerciale, l’attention s’est largement portée sur les relations entre la Chine et les États-Unis. Depuis que les droits de douane ont été imposés, les importations américaines de biens produits en Chine ont globalement chuté, cependant, la baisse s’est concentrée sur les produits soumis à des droits de douane et les importations de certaines catégories de produits non couverts par ces droits ont augmenté3. Surtout, cela ne s’est pas traduit par un changement significatif dans le solde de la balance commerciale des États-Unis : le commerce sino-américain a pris des voies détournées et les échanges directs ont été remplacés par un commerce accru avec d’autres pays — en particulier le Mexique. La guerre commerciale n’a pas non plus conduit à l’adoption de meilleures pratiques commerciales, ni à une diminution des subventions publiques de la Chine.

Les Américains ont connu une hausse des coûts, une baisse des revenus, une réduction de l’emploi — y compris dans le secteur manufacturier — et une production nette en baisse — même en tenant compte des avantages accordés aux producteurs protégés.

Erica York

Même si Pékin reste la principale cible de ces tarifs, les relations transatlantiques n’ont pas été épargnées par la guerre commerciale. Des droits de douane sur l’acier et l’aluminium pour motif de sécurité nationale s’appliquaient aux importations de métaux en provenance de l’Union européenne et d’autres pays amis — notamment le Japon, le Royaume-Uni, le Canada et le Mexique. Le choix des États-Unis d’affronter unilatéralement la Chine a accru les tensions transatlantiques.

Les partenaires commerciaux des États-Unis ont réagi à chaque série de droits de douane américains. En représailles, ce sont environ 100 milliards de dollars d’exportations américaines qui se sont retrouvées face à des barrières tarifaires plus élevées. Les producteurs agricoles américains, en particulier, se sont retrouvés durement touchés par les mesures de rétorsion, subissant ainsi des pertes directes à l’exportation se chiffrant en milliards.

Si Pékin reste la principale cible de ces tarifs, les relations transatlantiques n’ont pas été épargnées par la guerre commerciale.

Erica York

Biden et la poursuite de la guerre commerciale

La plupart des droits de douanes imposés sous l’administration Trump ont été consolidés sous l’administration Biden. 

Au total, les tarifs douaniers imposées par l’administration Trump représentaient près de 80 milliards de dollars de nouvelles taxes sur les Américains. Près de 74 milliards de dollars de ces tarifs restent en vigueur aujourd’hui sous l’administration Biden, reflétant en grande partie les mesures visant les importations depuis la Chine. Les estimations de la Tax Foundation prévoient que les droits de douane encore en vigueur réduiront à long terme la production américaine de 0,21 %, les salaires de 0,14 % et l’emploi de 166 000 équivalents temps plein.

La diminution d’environ 6 milliards de dollars des droits de douane sous l’administration Biden comprend des exemptions ou des modifications minimales de certains droits de douane sur l’acier et l’aluminium, les droits de douane sur les machines à laver et les panneaux solaires, ainsi que les droits de douane sur les avions. Sur le front transatlantique, l’administration Biden a négocié un accord visant à remplacer les droits de douane sur l’acier et l’aluminium par des contingents tarifaires. L’accord a également entraîné une pause temporaire dans les mesures de rétorsion tarifaire de l’Union. Cependant, l’administration Biden n’a pas réussi à conclure un accord permanent, et la question reste suspendue à une décision de la prochaine administration. En outre, Biden a en réalité accéléré le tournant protectionniste par d’autres moyens : en augmentant les barrières non tarifaires et en imitant les politiques industrielles de la Chine.

La plupart des droits de douanes imposés sous l’administration Trump ont été consolidés sous l’administration Biden.

Erica York

Une tendance constante vers le protectionnisme sous les deux administrations est passée en partie sous les radars : l’échec du leadership américain à l’Organisation mondiale du commerce4. En bloquant la nomination des juges des instances d’appel, l’administration Trump a vidé de son sens le processus de règlement des différends, qui constitue le fondement du système commercial international. Depuis, l’administration Biden n’a pas réussi à restaurer le fonctionnement de l’OMC. Elle n’a pas décidé de négocier de nouveaux accords commerciaux. La Trade Promotion Authority — une loi américaine adoptée par le Congrès pour permettre à un président de négocier des accords commerciaux — a été promulguée pour la dernière fois en 2015 et a expiré en juillet 2021. À ce jour, l’administration Biden n’a pas demandé de nouvelle autorisation.

Le scénario Trump : des États-Unis toujours plus protectionnistes

Si l’on se projette, il est peu probable que l’ordre commerce international prospère sous l’un ou l’autre des deux principaux candidats à l’élection de novembre 2024. Mais la situation serait probablement pire sous un nouveau mandat Trump que sous une administration Biden.

Jusqu’à présent, Trump a fait campagne en faveur de la création de nouveaux obstacles au commerce — notamment un droit de douane mondial de 10 %, un droit de douane de 60 % ou plus sur toutes les importations en provenance de Chine et un découplage complet par rapport à Pékin.

Jusqu’à présent, Trump a fait campagne en faveur de la création de nouveaux obstacles au commerce.

Erica York

La guerre commerciale a augmenté le taux de droits de douane moyen sur les importations de produits chinois de 3 % à 12 %5. Quintupler la taxe à 60 % provoquerait un choc négatif important sur les chaînes d’approvisionnement des entreprises et aurait des répercussions sur les prix à la consommation, la production des entreprises et le bien-être général. Cela bouleverserait les relations des entreprises avec leurs fournisseurs, détournerait davantage les flux commerciaux pour contourner les droits de douane, imposerait des coûts immenses aux populations des deux pays et fermerait probablement des marchés d’exportation cruciaux pour les principaux produits américains, notamment l’agriculture. Vraisemblablement, des représailles de la part des partenaires commerciaux suivraient bientôt, aggravant les dommages. L’incertitude — qui agit elle-même comme une taxe sur les investissements des entreprises — se multiplierait et les relations commerciales se détérioreraient.

Les modélisations de la Tax Foundation révèlent que des préjudices importants proviendraient d’une nouvelle augmentation des droits de douane à l’importation. Par exemple, si les États-Unis imposaient de nouveaux droits de douane de 10 % sur toutes les importations, cela réduirait la production à long terme de 0,7 % et supprimerait plus de 500 000 emplois. Si cela s’accompagnait d’un droit de douane de 10 % sur toutes les exportations de biens, prises ensemble, la production diminuerait de 1,1 % et l’emploi de plus de 800 000 emplois6.

Certains observateurs se demandent si d’éventuels obstacles économiques ou pressions politiques pourraient inciter Trump à faire preuve de retenue quant à l’imposition de nouveaux droits de douane. Une telle hypothèse paraît hautement improbable. Trump reste optimiste quant aux tarifs douaniers et croit à tort qu’ils profitent aux entreprises américaines au détriment des étrangers. Il a ainsi déclaré dans une récente interview à CNBC : « Je crois fermement aux tarifs douaniers… Le sujet des tarifs douaniers est très simple : c’est super économiquement pour nous, et cela fait revenir nos entreprises… »7

Trump reste optimiste quant aux tarifs douaniers et croit à tort qu’ils profitent aux entreprises américaines au détriment des étrangers.

Erica York

Le projet d’imposer davantage de droits de douane n’a rien d’une remarque en l’air, prononcée de manière désinvolte par l’ancien président à la télévision nationale et lors de meetings électoraux : c’est la pierre angulaire de sa politique telle que présentée sur son site de campagne Agenda47 et décrite comme « une refonte radicale et pro-américaine du système fiscal et de la politique commerciale » :

Le président Trump imposera des droits de douane aux producteurs étrangers par le biais d’un système de tarifs de base universels sur la plupart des produits importés. Les droits de douane plus élevés augmenteront progressivement si d’autres pays manipulent leur monnaie ou s’engagent dans des pratiques commerciales déloyales. […] Les plans douaniers du président Trump seront le pivot d’une nouvelle initiative stratégique nationale de production qui rééquilibrera le système commercial mondial et renforcera considérablement l’Amérique. Augmenter les droits de douane sur les producteurs étrangers tout en réduisant les impôts des producteurs nationaux contribuera à maintenir les emplois et la richesse aux États-Unis. […] Nous mettrons progressivement en place un système de droits de douane de base universels sur la plupart des produits étrangers. […] Nous mettrons également fin rapidement à d’autres accords commerciaux déloyaux accords8.

Les conseillers dont Trump reste le plus proche et sur lesquels il s’appuierait probablement dans une deuxième administration sont presque tous favorables aux droits de douane9. Pour expliciter au New York Times la proposition de droit de douane de base universel, l’équipe de campagne de Trump a ainsi envoyé le principal négociateur commercial de l’ancien président et ancien Représentant américain au Commerce, Robert Lighthizer. Dans les pages du quotidien new-yorkais, Lighthizer décrit la proposition du candidat Trump comme l’application d’un prélèvement de 10 % en plus des droits de douane existant, rejette les arguments prouvant que la première guerre commerciale a nui à l’économie américaine et affirme que le président aurait « une autorité claire » pour imposer des droits de douane unilatéraux10.

Même si le pouvoir d’imposer de manière permanente des droits de douane unilatéraux à tous les partenaires commerciaux reste flou et pourrait finalement nécessiter l’approbation du Congrès en fonction de l’autorité exécutive invoquée, le Congrès n’a de fait pas fait grand-chose au cours du premier mandat Trump pour freiner sa politique douanière. Les législateurs du 116e Congrès ont introduit la loi bicamérale sur l’Autorité commerciale du Congrès pour modifier le processus tarifaire de l’article 232, afin d’exiger l’approbation du Congrès avant que des tarifs de sécurité nationale puissent être imposés11. Bien que le projet de loi ait recueilli un soutien bipartite, ses 19 co-parrains au Sénat et 32 à la Chambre n’ont pas suffi à garantir son adoption. Les législateurs ont réintroduit ce projet lors du 117e Congrès, indiquant un niveau modéré continu mais modéré pour la réaffirmation de l’autorité du Congrès sur certaines décisions tarifaires sous l’administration Biden. Une nouvelle fois, cela n’a pas suffi à permettre son adoption.

Interrogés sur la proposition tarifaire universelle de Trump début 2024, deux sénateurs républicains ont minimisé la crédibilité de la proposition tout en indiquant qu’ils n’étaient pas favorables à cette approche12. Actuellement, au 118e Congrès, le projet de loi visant à modifier l’article 232 n’a que 5 co-parrains à la Chambre et n’a plus de projet de loi complémentaire au Sénat. La question de savoir quels partis contrôleront les deux chambres après les élections, et celle de savoir si le Congrès acceptera les propositions de Trump, promulguera une législation ou interviendra pour révoquer le pouvoir exécutif en matière de droits de douane restent également très incertaines.

L’Union ne sera probablement pas épargnée par des mesures de rétorsion contre ses taxes sur les services numériques, le tarif universel de 10 % ou la pression croissante pour choisir un camp dans le conflit américano-chinois.

Erica York

Le protectionnisme et les mesures de représailles américaines affectent l’Europe

Même si l’essentiel de l’argumentation de Trump se concentre sur les relations commerciales avec la Chine, l’Union ne sera probablement pas épargnée par des mesures de rétorsion contre ses taxes sur les services numériques, le tarif universel de 10 % ou la pression croissante pour choisir un camp dans le conflit américano-chinois. En effet, la plupart des partenaires commerciaux en Europe prévoient que si Trump remporte les élections de 2024, les relations transatlantiques seront perturbées sur de nombreux fronts, notamment par l’adoption par les États-Unis d’une ligne dure en matière commerciale et le déclenchement de nouvelles guerres commerciales13.

En 2019 et 2020, les enquêtes de l’administration Trump au titre de l’article 301 sur les taxes sur les services numériques ont révélé que les prélèvements étaient discriminatoires à l’égard des entreprises américaines et ont recommandé d’imposer des droits d’importation de 25 % sur 1,3 milliard de dollars d’importations en provenance de France et 2,1 milliards de dollars supplémentaires en provenance de l’Union14. Même si ces droits de douane sont suspendus en vertu d’un accord avec l’administration Biden alors que les négociations à l’OCDE se poursuivent, l’administration Trump est moins susceptible de faire preuve de patience à l’égard des politiques européennes qui affectent négativement les multinationales américaines.

L’administration Trump est moins susceptible de faire preuve de patience à l’égard des politiques européennes qui affectent négativement les multinationales américaines.

Erica York

De même, alors que l’administration Biden a au moins pris des mesures pour réduire partiellement les droits de douane de l’article 232 sur l’acier et l’aluminium de l’Union, une administration Trump serait plus susceptible de rétablir de tels prélèvements et très peu susceptible de négocier un accord contre une production à forte intensité de carbone. En outre, les droits de douane américains sur les importations en provenance de l’Union augmenteraient dans le cadre du tarif de base universel proposé, ce qui entraînerait des représailles supplémentaires sur les exportations américaines.

La poursuite de la guerre commerciale sous Biden — ou son escalade sous Trump — augmenteront également la pression sur l’Union, l’obligeant en plusieurs matières à choisir un camp entre la Chine ou les États-Unis. Le dilemme n’est pas seulement externe. Au niveau interne, l’Union doit choisir entre maintenir le libre-échange à l’intérieur et conserver la protection à l’extérieur — par exemple en restreignant les aides d’État mais en imposant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ou en assouplissant les règles internes en matière d’aides d’État pour suivre les exemples chinois et américain avec des politiques protectionnistes pour créer « des champions nationaux », ce qui menace de laisser derrière eux les États membres qui n’ont pas la flexibilité budgétaire nécessaire pour se permettre le protectionnisme.

Il vaudrait mieux pour le monde entier que les États-Unis abandonnent la guerre commerciale, rétablissent le fonctionnement de l’OMC et travaillent de manière multilatérale pour lutter contre les pratiques déloyales et discriminatoires partout où elles peuvent se produire — et que tous les pays renoncent au retour au protectionnisme. Mais telle n’est pas la vision internationale en matière de fiscalité ou de commerce proposée par l’un ou l’autre des principaux candidats à la présidentielle américaine. Or sans ce leadership américain, une telle issue est peu probable. Au contraire, la poursuite ou l’escalade de la guerre commerciale et des politiques protectionnistes causeront des dommages à toutes les économies concernées et placeront l’Europe dans une position de plus en plus difficile.

La poursuite de la guerre commerciale sous Biden — ou son escalade sous Trump — augmenteront la pression sur l’Union, l’obligeant en plusieurs matières à choisir un camp entre la Chine ou les États-Unis. Le dilemme n’est pas seulement externe.

Erica York

La première guerre commerciale de avait deux buts :  stimuler l’industrie manufacturière américaine et réduire le déséquilibre commercial. Les deux ont échoué. Les Américains ont presque exclusivement payé les droits de douane imposés par les États-Unis sur près de 380 milliards de dollars d’importations. Les entreprises furent confrontées à des coûts plus élevés — ce qui a encore dégradé leur compétitivité internationale. Les gouvernements étrangers ont riposté en imposant des droits de douane sur les exportations américaines et, pendant un certain temps, la Chine a même complètement interrompu ses achats de produits agricoles. L’administration Biden n’a pas réussi à mettre fin à la guerre commerciale, choisissant plutôt de maintenir la grande majorité des droits de douanes de Trump, dont les coûts ne cessent de s’accumuler.

La voie à suivre devrait être celle qui renoue avec le consensus bien établi selon lequel le libre-échange, même s’il comporte des coûts, apporte bien plus de prospérité et de coopération au monde que l’alternative proposée. Malheureusement, la transition de la coopération et du multilatéralisme vers le protectionnisme et l’unilatéralisme va probablement se poursuivre à un rythme soutenu. Si Trump revient au pouvoir, il y a peu de doute qu’elle pourrait même s’accélérer.

L’article Trump, Biden et la matrice protectionniste américaine est apparu en premier sur Le Grand Continent.

18.04.2024 à 00:42

Beaucoup plus qu’un marché

Gilles Gressani

La pierre angulaire vacille. Après la pandémie, alors que de Gaza à Kiev la guerre s’étend, pour libérer les forces vives de la construction européenne, il faut avoir le courage d’opérer le cœur de l’Europe—le marché unique. Une pièce de doctrine signée Enrico Letta

L’article Beaucoup plus qu’un marché est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (19152 mots)

Lors du Conseil d’aujourd’hui Enrico Letta présentera aux chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne le rapport de 147 pages Much more than a Market qui lui avait été commissionné le 15 septembre dernier. Il nous a confié cette version synthétique, une pièce de doctrine à lire et à discuter dans les langues de la revue1. Pour soutenir notre travail de construction d’un débat politique, stratégique et intellectuel à l’échelle du continent, si vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner

Notre marché unique est né dans un monde plus petit

Le marché unique est le produit d’une époque où l’Union et le monde étaient plus « petits », plus simples et moins intégrés, et où de nombreux acteurs clefs d’aujourd’hui n’étaient pas encore entrés en scène. Lorsque Jacques Delors a conçu et présenté le marché unique européen en 1985, l’Union n’était encore que les Communautés européennes. Le nombre d’États membres était inférieur à la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. L’Allemagne était divisée et l’Union soviétique était encore une réalité. La Chine et l’Inde représentaient ensemble moins de 5 % de l’économie mondiale — et l’acronyme BRICS n’existait pas encore. À cette époque, l’Europe, au même titre que les États-Unis, était au centre de l’économie mondiale, en tête en termes de poids et de capacité d’innovation : un terrain fertile pour le développement et la croissance.

Le grand contexte a profondément changé. Un aggiornamento devient urgent. Il nous faut développer un nouveau marché unique inscrit dans le monde d’aujourd’hui.

Enrico Letta

Le marché unique a été créé pour renforcer l’intégration européenne en éliminant les barrières commerciales, en garantissant une concurrence loyale et en promouvant la coopération et la solidarité entre les États membres. Il a facilité la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux grâce à l’harmonisation et à la reconnaissance mutuelle, renforçant ainsi la concurrence et encourageant l’innovation. Pour garantir que toutes les régions puissent bénéficier de manière égale des opportunités du marché, des fonds de cohésion ont été mis en place. Cette approche globale a joué un rôle essentiel dans l’intégration économique et dans le développement de l’Union.

Conçu pour être efficace dans le monde dans lequel il s’inscrivait, le marché unique s’est avéré dès le départ un formidable moteur pour l’économie européenne, ainsi qu’un puissant facteur d’attractivité. Aujourd’hui, plus de trente ans après sa création, il reste une pierre angulaire de l’intégration et des valeurs européennes, un catalyseur puissant pour la croissance, la prospérité et la solidarité. 

Mais le grand contexte a profondément changé. Un aggiornamento devient urgent. Il nous faut développer un nouveau marché unique inscrit dans le monde d’aujourd’hui.

Le marché unique a toujours été intrinsèquement lié aux objectifs stratégiques de l’Union. Souvent perçu comme un projet de nature technique, il est au contraire intrinsèquement politique. Son avenir est lié aux objectifs profonds de l’Union européenne comme construction réelle. Ce serait une erreur de le considérer comme une entreprise achevée. Il s’agit plutôt d’un projet que chaque génération doit renouveler. 

C’est précisément en raison de sa nature, de son évolution constante qu’il a toujours été appelé à s’adapter en fonction des changements européens et mondiaux. Depuis la fin des années 1980 avec l’élaboration de l’Acte unique européen, un travail constant et progressif de réflexion conceptuelle, impliquant l’élaboration de rapports et de plans d’action, a été mené, en particulier par la Commission européenne et ses commissaires. En 2010, le rapport Monti a fourni des réévaluations critiques et formulé des recommandations pour sa revitalisation. Le travail de mon rapport s’inscrit dans ce continuum — avec l’objectif de mener un examen approfondi de l’avenir du marché unique après une succession de crises et de défis extérieurs qui ont fondamentalement mis à l’épreuve sa résilience.

Un nouveau marché unique à l’échelle d’un monde plus vaste

L’Europe a fondamentalement changé depuis le lancement du marché unique — en grande partie en raison de son propre succès. L’intégration a atteint des niveaux élevés dans de nombreux secteurs de l’économie et de la société — mais pas dans tous — et 80 % de la législation nationale résulte de décisions adoptées à Bruxelles. Cependant, avec 27 États membres, la diversité et la complexité du système juridique ont considérablement augmenté, de même que les avantages potentiels. Ces évolutions ne permettent plus de compter uniquement sur la simple convergence des législations nationales et la reconnaissance mutuelle, devenues soit trop lentes soit insuffisantes pour bénéficier des économies d’échelle. 

Plusieurs facteurs plaident en faveur d’une mise à jour des points cardinaux du marché unique, en les alignant sur la nouvelle vision du rôle de l’Union dans un monde qui s’est « élargi » et qui a subi d’importantes transformations structurelles. 

Le paysage démographique et économique mondial a, en effet, radicalement changé. Au cours des trois dernières décennies, la part de l’Union dans l’économie mondiale a diminué, et sa représentation parmi les plus grandes économies du monde a fortement baissé au profit des économies asiatiques en plein essor. Cette tendance s’explique en partie par les changements démographiques, l’Union étant confrontée à une diminution et à un vieillissement de sa population.

Contrairement à la croissance observée dans d’autres régions, le taux de natalité au sein de l’Union connaît une baisse alarmante, avec 3,8 millions de nouveau-nés en 2022, soit une diminution par rapport aux 4,7 millions de naissances enregistrées en 2008.

En outre, même sans tenir compte des économies asiatiques, le marché unique est à la traîne par rapport au marché américain. En 1993, les deux avaient une taille comparable. Mais alors que le PIB par habitant a augmenté de près de 60 % aux États-Unis entre 1993 et 2022, cette augmentation n’a été que de 30 % en Europe. 

L’ordre international est entré dans une phase marquée par la résurgence des politiques de puissance. L’Union s’est traditionnellement engagée en faveur du multilatéralisme, du libre-échange et de la coopération internationale, principes qui ont constitué le fondement de sa gouvernance et de ses stratégies économiques. 

Ces valeurs ont orienté les interactions de l’Union sur la scène internationale, favorisant un ordre normatif qui a été au cœur de son éthique fondatrice et de son cadre opérationnel. Aujourd’hui les guerres et les conflits commerciaux sapent de plus en plus ces fondements. La guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine représente une rupture radicale. Le 24 février 2022 marque le début d’une nouvelle ère pour l’Europe. Très tôt, une nouvelle ligne européenne a pris corps, par la déclaration de Versailles de mars 2022, suivie par la déclaration de Grenade d’octobre 2023 et la stratégie de sécurité économique de la Commission européenne récemment mise à jour.

Le 24 février 2022 marque le début d’une nouvelle ère pour l’Europe.

Enrico Letta

Toutefois le succès de l’Union repose sur les piliers du libre-échange et de l’ouverture. Compromettre ces idéaux fait vaciller les fondations mêmes sur lesquelles l’Union est bâtie. Nous devons donc nous frayer une voie pour que l’on puisse encore jouer un rôle dans un monde de plus en plus complexe tout en ayant pour but de préserver la paix et de faire respecter un ordre international fondé sur des règles, en garantissant notre sécurité économique. Dans cette entreprise difficile, il est essentiel de continuer à investir dans l’amélioration et la promotion des normes, en renforçant le rôle du marché intérieur en tant que plateforme solide qui soutient l’innovation, protège les intérêts des consommateurs et promeut le développement durable. 

Une autre dimension cruciale à aborder concerne le périmètre du marché unique. À l’origine, trois secteurs ont été délibérément tenus à l’écart du processus d’intégration, considérés comme trop stratégiques pour que leur fonctionnement et leur réglementation s’étendent au-delà des frontières nationales : la finance, les télécommunications et l’énergie. Cette exclusion était motivée par la conviction que le contrôle national de ces domaines servirait mieux nos intérêts stratégiques. Cependant, les marchés nationaux, conçus pour protéger les industries nationales, représentent aujourd’hui un frein majeur à la croissance et à l’innovation dans des secteurs où la concurrence mondiale et la sécurité économique exigent un passage rapide à l’échelle européenne. Même à l’intérieur du périmètre initial, le marché unique a besoin d’une refonte : en particulier, la prestation de services au sein de l’Union continue de se heurter à des obstacles importants qu’il convient d’aborder et d’éliminer pour libérer tout le potentiel du marché commun. 

Pour ce monde plus vaste, nous avons besoin d’un engagement politique et d’un nouveau cadre qui doit être en mesure de protéger les libertés fondamentales, sur la base de règles du jeu équitables, tout en soutenant une politique industrielle commune, dynamique et efficace. Pour atteindre ces objectifs ambitieux, nous avons besoin de rapidité, d’un effet d’échelle et, surtout, de ressources financières suffisantes. 

D’un grand tour : une conversation à l’échelle du continent pour concevoir le nouveau marché unique

Au cours des voyages à travers l’Europe qui ont accompagné l’élaboration de ce rapport de septembre 2023 à avril 2024, j’ai visité 65 villes européennes et j’ai participé à plus de 400 réunions où j’ai eu l’occasion d’interagir, d’écouter, de discuter avec des milliers de personnes. Le dialogue a impliqué tous les gouvernements nationaux et les principales institutions européennes, ainsi que tous les groupes politiques au sein du Parlement européen. En dehors de l’Union, des discussions ont eu lieu avec les pays qui partagent le marché unique sans être membres de l’Union et avec tous les pays candidats à l’adhésion. Les partenaires sociaux — syndicats et associations d’entreprises — ainsi que le secteur tertiaire, les employeurs de services d’intérêt général et les groupes de la société civile ont été consultés, souvent à plusieurs reprises, tant à Bruxelles que dans diverses capitales nationales. De nombreuses réunions avec les citoyens et des débats ont aussi été organisés dans les universités ou au sein de groupes de réflexion, non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les régions éloignées des grands centres intégrés.

Ce parcours a contribué à l’élaboration d’une réflexion collective. En tant qu’auteur du rapport, j’assume naturellement l’entière responsabilité des analyses et des propositions. Cependant, pour les formuler, l’écoute et l’interaction itinérantes à travers l’Europe se sont avérées cruciales. 

Au cours de ce voyage, j’ai également fait l’expérience directe du paradoxe le plus flagrant de l’infrastructure européenne : l’impossibilité de voyager en train à grande vitesse entre les capitales européennes. Il s’agit là d’une profonde contradiction, emblématique des problèmes du marché unique. En effet, notre continent a développé rapidement et efficacement le système ferroviaire à grande vitesse, mais à l’exception de l’axe Paris-Bruxelles-Amsterdam, il est resté à l’intérieur des frontières nationales. Nous n’avons même pas réussi à relier les trois principales capitales européennes que sont Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg.

Au cours de ce voyage, j’ai également fait l’expérience directe du paradoxe le plus flagrant de l’infrastructure de l’Union : l’impossibilité de voyager en train à grande vitesse entre les capitales européennes.

Enrico Letta

Bien que le train à grande vitesse ait transformé le paysage économique et social de nombreux pays européens — en améliorant la mobilité et les possibilités de développement —, ces avantages ne se sont pas étendus à l’ensemble du marché unique. Cela est dû aux incitations fiscales, principalement nationales et qui désavantagent les opérateurs internationaux. Le secteur est prêt et a lancé plusieurs initiatives réussies, mais une approche européenne de la réglementation et des incitations fiscales, plutôt qu’une approche nationale, est nécessaire. Les années à venir doivent donner la priorité à la planification, au financement et à la mise en œuvre d’un plan majeur visant à relier les capitales par des trains à grande vitesse. Ce projet doit devenir l’un des piliers de la transition juste, verte et numérique. Il peut mobiliser les énergies et les ressources et, surtout, donner des résultats progressifs qui bénéficieront non seulement aux générations futures mais aussi aux générations actuelles. 

Les inspirations de mon voyage à travers l’Europe ont été nombreuses et encourageantes. Cependant, parmi les nombreux sujets abordés dans les débats européens et nationaux, l’un d’entre eux est apparu partout comme prédominant : la question du soutien et du financement des objectifs que, tous ensemble, nous avons identifiés comme centraux pour les années à venir et que l’Union semble désormais avoir embrassés de manière irréversible. 

Il s’agit de choix audacieux et positifs qui accompagneront la vie européenne pendant au moins une décennie et qui seront vitaux pour nous et pour les futurs citoyens européens. Ces choix, tout en offrant des opportunités considérables, s’accompagneront inévitablement de coûts importants. 

  • Tout d’abord, l’engagement en faveur d’une transition écologique et numérique juste. Ce choix reflète un engagement à long terme pour transformer la société et l’économie européennes de manière durable et équitable. Le prochain cycle politique sera crucial pour assurer la mise en œuvre et la réussite de cette transition globale.
  • Deuxièmement, la décision de poursuivre l’élargissement. L’accent est mis ici non seulement sur l’objectif lui-même, mais aussi sur l’exécution minutieuse de sa mise en œuvre. La définition d’une orientation claire pour l’intégration des nouveaux membres représente l’un des principaux défis des prochaines années. 
  • Troisièmement, la nécessité de renforcer notre sécurité. Dans le nouveau désordre mondial, dans ce « monde cassé » que décrit le Grand Continent, caractérisé par une instabilité profonde et systémique, l’avenir de l’Union ne peut ignorer la nécessité d’assurer la sécurité des citoyens européens. Avec une implication fondamentale : des positions et des décisions plus exigeantes dans le domaine de la défense. 

Il semble désormais certain que ces trois grandes orientations stratégiques guideront l’Union dans les années à venir. La question n’est plus de savoir si l’Europe les poursuivra — mais comment elle le fera. Il s’agira certainement d’un débat animé. J’en ai eu une perception claire lors des nombreuses réunions organisées pendant mon voyage. De même, je suis reparti avec une autre impression distincte : pour les citoyens européens, il est clair que la poursuite de cette voie entraînera des coûts collectifs élevés. Tant qu’il n’y aura pas de clarté et de transparence sur la manière dont ces fonds seront identifiés et qui les paiera, l’inquiétude des citoyens et des forces vives de nos sociétés grandira. Afin d’éviter toute réaction politique brutale, la question du soutien financier et de la répartition des coûts pour la transition, l’élargissement et les nouvelles politiques de défense doit trouver des réponses claires, directes et transparentes.

La construction du marché unique de demain sera l’une des conditions essentielles pour répondre à ces besoins de financement. Mon analyse ne dépasse volontairement pas le cadre du mandat reçu du Conseil de l’Union et de la Commission — élaboré dans le cadre de l’actuel trio de présidences belge, espagnole et hongroise — et vise à apporter la contribution la plus concrète et la plus opérationnelle possible aux programmes de travail de ces institutions et au rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne.

Le marché unique nous concerne tous : chacun doit jouer son rôle

Le marché unique n’est pas un simple concept abstrait, c’est la pierre angulaire du processus d’intégration de l’Union. Pour développer un marché efficace, capable de créer les conditions nécessaires à la prospérité, nous avons besoin que chacun — institutions européennes, États membres, entreprises, citoyens, travailleurs et société civile — joue son rôle. Sans cela, c’est l’édifice s’effondrera. 

Le prochain cadre financier pluriannuel représente un moment critique pour les propositions ambitieuses détaillées dans ce rapport, et invite tous les acteurs à réaffirmer leur engagement et à développer un nouveau marché unique. La prochaine législature, de 2024 à 2029, offre une opportunité stratégique de faire avancer cette vision. En tenant compte des nouvelles tendances économiques et de la concurrence mondiale, cette période pourrait catalyser une transformation significative du marché unique en un véritable « marché européen », préparant ainsi le terrain pour un grand bond en avant de notre cadre économique intégré.

Une cinquième liberté pour un nouveau marché unique

Le cadre du marché unique, ancré dans la définition des quatre libertés — la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux — est fondamentalement basé sur des principes théoriques du XXe siècle. La dynamique évolutive d’un marché de plus en plus façonné par la numérisation, l’innovation et les incertitudes liées au changement climatique et à son impact sur la société demande à ce qu’on change de paradigme : la distinction entre les biens et les services est devenue de plus en plus floue, les services sont souvent intégrés dans les biens, ne permettant pas de saisir les aspects immatériels de l’économie numérique.

À une époque où la technologie est au cœur de toutes les transitions, l’Union est confrontée au défi de suivre le rythme des avancées rapides au niveau mondial. Or le continent n’a pas développé une industrie solide ou des écosystèmes cohérents capables de tirer profit de la nouvelle vague d’innovation. Il en résulte une dépendance à l’égard de technologies externes désormais vitales pour les entreprises européennes.

Pourquoi cela est-il arrivé ? La difficulté de l’Union à convertir son potentiel de recherche en industries européennes compétitives sur les marchés mondiaux est due à différents facteurs. 

Une politique technologique commune coordonnée et globale permettrait d’entreprendre les investissements nécessaires à long terme pour soutenir un développement technologique ambitieux, mais coûteux. Ces dernières années, l’Union a effectivement mis en œuvre des réglementations numériques substantielles, évitant ainsi la fragmentation potentielle qui aurait pu résulter de l’introduction par les États membres de leurs propres règles et en nous protégeant de l’influence des forces réglementaires externes. Cependant, une stratégie qui reposerait uniquement sur le pilier de la régulation serait inadéquate pour atteindre le niveau d’innovation nécessaire à la réalisation de nos objectifs. À l’heure actuelle, l’Union dispose d’un vaste réservoir de données, d’expertise et de start-ups qui ne sont pas suffisamment exploitées. Cette richesse en ressources risque de profiter à d’autres acteurs mondiaux, mieux placés pour en tirer parti. C’est un risque que nous ne pouvons pas courir : notre autonomie stratégique et notre sécurité économique seraient fortement entravées. 

La mise en place d’une infrastructure technologique européenne solide constitue un défi stratégique qui nécessite un changement de gouvernance. Il s’agit d’accorder une autorité accrue à une politique industrielle collective à l’échelle européenne, en dépassant les limites nationales.

Enrico Letta

À la place il faut développer l’intelligence collective du XXIe siècle, en combinant les connaissances et les compétences des personnes, les nouvelles formes de données et l’exploitation de la puissance de la technologie et qui ont le potentiel de transformer la façon dont nous comprenons l’avenir et dont nous agissons. Pour atteindre cet objectif, il faut stimuler l’innovation et favoriser le développement d’écosystèmes industriels de pointe capables de produire des entités d’importance mondiale. La mise en place d’une infrastructure technologique européenne solide constitue un défi stratégique qui nécessite un changement de gouvernance. Il s’agit d’accorder une autorité accrue à une politique industrielle collective à l’échelle européenne, en dépassant les limites nationales. Il est impératif de mettre en œuvre des stratégies caractérisées par une vision claire et une coordination centralisée, capables d’attirer des investissements privés substantiels. Sans la présence d’importantes entreprises technologiques européennes, l’Europe sera de plus en plus exposée aux menaces de la cybersécurité, aux campagnes de désinformation jusqu’à courir le risque de potentielles confrontations militaires sur son propre territoire.

Il est donc essentiel que nous exploitions pleinement le potentiel de nos forces en matière de recherche et de développement et que nous maximisions les opportunités offertes par le marché unique. L’Europe doit impérativement donner la priorité à la mise en place de bases technologiques qui favorisent la connaissance et l’innovation, en dotant les individus, les entreprises et les États membres des compétences, des infrastructures et des investissements qui permettront d’obtenir une prospérité généralisée et un leadership industriel.

Vers la fin de son mandat, Jacques Delors avait évoqué la nécessité d’explorer une nouvelle dimension du marché unique. Pour cela il avait envisagé l’ajout d’une cinquième liberté afin de renforcer la recherche, l’innovation et l’éducation. L’intégration de cette cinquième liberté dans le cadre du marché unique renforcerait son rôle de pierre angulaire de l’intégration européenne. Elle transformerait les connaissances dispersées, les fragmentations et les disparités existantes en opportunités convergentes de croissance, d’innovation et d’inclusion. Un environnement concurrentiel pour la recherche, de nouveaux modèles économiques favorisant l’investissement dans les nouvelles technologies sont deux pièces essentielles pour maximiser le partage de l’intérêt public et limiter la concentration de la valeur privée issue de la collecte de données et du profilage. 

La cinquième liberté ne se limite donc pas à faciliter la circulation des résultats de la recherche et de l’innovation ; elle implique d’intégrer les moteurs de la recherche et de l’innovation au cœur du marché unique, favorisant ainsi un écosystème où la diffusion des connaissances stimule à la fois la vitalité économique, le progrès sociétal et l’enrichissement culturel. Dans ce cadre, l’Union sera à même de se positionner non seulement en tant que leader mondial dans l’établissement de normes éthiques pour l’innovation et la diffusion des connaissances, mais aussi en tant que créateur et fabricant de nouvelles technologies — et de leurs modèles d’évolution — développées et déployées dans le respect de la liberté, de la vie privée et de la sécurité, et au bénéfice du plus grand nombre. 

La mise en œuvre de la cinquième liberté nécessite une approche à multiples facettes englobant des initiatives politiques, des améliorations de l’infrastructure, des cadres de collaboration et un engagement solide en faveur de l’innovation, de la science ouverte et de la culture numérique. Dans le rapport, je présente à la fois des idées et des propositions concrètes à explorer. Parmi ses premières initiatives phares, la prochaine Commission européenne devrait élaborer, en consultation avec toutes les institutions de l’Union et les États membres, un plan d’action complet et ambitieux pour étoffer et mettre en œuvre la cinquième liberté.

Il est impératif que l’Union prenne des mesures décisives pour favoriser l’intégration dans son secteur des soins de santé, en garantissant un accès durable à tous ses citoyens.

Enrico Letta

Parmi les différents secteurs susceptibles de bénéficier de sa mise en œuvre, le secteur de la santé occupe une place centrale. Son importance critique, soulignée par la pandémie de Covid-19, lui permet d’exploiter au mieux ce nouveau cadre qui promet de renforcer la coopération et de stimuler l’innovation. Cette initiative est d’autant plus vitale que les soins de santé européens ont besoin d’être revitalisés de toute urgence. La dépendance croissante de l’Union à l’égard de fournisseurs extérieurs pour les ingrédients actifs synthétisés chimiquement, les composants et les produits finis a entraîné une forte baisse de la production européenne, qui est passée de 53 % au début des années 2000 à moins de 25 % aujourd’hui. La migration des talents européens à la recherche d’opportunités en dehors de l’Union compromet gravement notre capacité d’innovation. 

Compte tenu de ces problèmes, ainsi que des changements démographiques et des crises potentielles à venir, il est impératif que l’Union prenne des mesures décisives pour favoriser l’intégration dans son secteur des soins de santé, en garantissant un accès durable à tous ses citoyens.

Un marché unique pour changer d’échelle

Les changements démographiques et la transformation de l’économie mondiale risquent de compromettre durablement le rôle de l’Union à l’échelle globale. Ce déclin n’est pas irréversible. Nous pouvons y faire face à condition de concevoir une stratégie d’adaptation qui parte d’un constat : si l’Union bénéficie encore aujourd’hui d’atouts à fort impact, ceux-ci ne seront bientôt plus suffisants. Notre influence future dépendra de la performance et de la capacité de transformation de nos entreprises qui aujourd’hui souffrent d’un déficit de taille inquiétant par rapport à leurs concurrents mondiaux, principalement les États-Unis et la Chine.

Cette disparité nous pénalise dans de nombreux domaines : l’innovation, la productivité, la création d’emplois et, en fin de compte, la sécurité. Il est donc essentiel d’aider les grandes entreprises européennes à devenir plus grandes et à être compétitives sur la scène mondiale. Cela peut permettre de diversifier les chaînes d’approvisionnement, d’attirer les investissements étrangers, de soutenir les écosystèmes d’innovation et de projeter une image forte de l’Union. Une économie florissante soutenue par des entreprises solides met l’ensemble de l’Union en position de négocier des accords commerciaux plus favorables, de façonner des normes internationales et de faire face avec succès à des crises sans précédent et à des défis mondiaux. 

Nous pouvons y faire face à condition de concevoir une stratégie d’adaptation qui parte d’un constat : si l’Union bénéficie encore aujourd’hui d’atouts à fort impact, ceux-ci ne seront bientôt plus suffisants.

Enrico Letta

Permettre aux entreprises européennes de se développer au sein du marché unique n’est pas seulement un impératif économique, c’est aussi un impératif stratégique. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de taille. Nous ne devons pas imiter des modèles qui sont systématiquement différents des nôtres et qui ne correspondent pas à la réalité européenne.

Notre modèle, qui se nourrit du lien essentiel entre les grandes et les petites entreprises et qui garantit activement des conditions de concurrence équitables, doit être préservé. Il s’agit d’une force fondamentale et du fondement de notre économie sociale de marché. Aucune entreprise ne peut être autorisée à se développer en portant atteinte à la concurrence loyale, qui est à la base de la protection des consommateurs et du progrès économique. Mais la mise en œuvre du principe de concurrence loyale ne doit pas aboutir à une domination des grandes entreprises étrangères bénéficiant de règles favorables sur leurs marchés nationaux.

L’absence d’intégration dans les secteurs de la finance, de l’énergie et des télécommunications est l’une des principales raisons du déclin de la compétitivité de l’Europe. Il est urgent de rattraper le retard et de renforcer la dimension du marché unique pour les services financiers, l’énergie et les télécommunications. Cela implique la mise en place d’un cadre intégré entre le niveau européen et le niveau national.

L’absence d’intégration dans les secteurs de la finance, de l’énergie et des télécommunications est l’une des principales raisons du déclin de la compétitivité de l’Europe.

Enrico Letta

Ce modèle comprend une approche à deux niveaux, avec une autorité européenne centralisée chargée de garantir la cohérence des règles ayant une dimension de marché unique, tandis que les questions qui, en raison de leur pertinence, restent nationales, devraient être traitées par des autorités nationales indépendantes au sein d’un cadre commun, où chaque entité doit avoir un rôle défini, une collaboration solide entre les niveaux européen et national garantissant l’efficacité du système. Les marchés en question doivent évoluer vers une dimension européenne, dépassant les limites nationales qui entravent à présent toute concurrence substantielle avec les conglomérats américains, chinois ou indiens. En identifiant le marché européen comme le marché pertinent, nous pouvons permettre aux forces du marché de conduire la consolidation et la croissance d’échelle, dans le plein respect des principes, des objectifs et des règles européennes. 

Plusieurs décisions clefs récemment exposées dans des documents officiels — parmi lesquelles la déclaration du Conseil des gouverneurs de la BCE sur l’avancement de l’Union des marchés des capitaux, la déclaration de l’Eurogroupe en format inclusif sur l’avenir de l’Union des marchés des capitaux et le Livre blanc de la Commission « Comment maîtriser les besoins en infrastructures numériques de l’Europe ? » — évoluent dans une direction favorable, ce qui témoigne d’un consensus croissant. Cette tendance est également évidente dans les choix critiques faits par les institutions européennes concernant l’indépendance énergétique et la restructuration de la conception des marchés de l’électricité et du gaz. 

En identifiant le marché européen comme le marché pertinent, nous pouvons permettre aux forces du marché de conduire la consolidation et la croissance d’échelle, dans le plein respect des principes, des objectifs et des règles européennes. 

Enrico Letta

Pour tirer pleinement parti du marché unique dans le secteur de l’énergie, il faudra, dans les années à venir, faire un nouveau bond en avant en matière d’interconnectivité et investir massivement dans les réseaux d’infrastructure européens, qu’il s’agisse de moderniser les réseaux de transport et de distribution d’électricité ou de construire une infrastructure pour l’hydrogène. Cela permettra de maximiser le potentiel renouvelable de l’Europe, de garantir une énergie sûre et abordable et d’élargir les choix d’approvisionnement pour l’industrie. 

Alors que l’Union sera de plus en plus en mesure de produire l’énergie nécessaire à sa croissance à mesure qu’elle progressera vers un avenir neutre en carbon, l’économie européenne devra continuer à importer une partie de son énergie du reste du monde, et doit donc développer stratégiquement un réseau d’infrastructures la reliant à des partenaires fiables, dans les pays voisins de l’Est, du Sud, et au-delà. 

Je propose des feuilles de route concrètes pour accélérer l’intégration dans les domaines de la finance, de l’énergie et des télécommunications, en mettant l’accent sur la nécessité de réaliser des progrès au cours de la prochaine législature (2024-2029). Sans ces résultats essentiels, l’objectif de la sécurité économique européenne et celui de la mise en place d’une politique industrielle commune sont hors de portée. Les leçons tirées des crises récentes soulignent la nécessité urgente de passer de la délibération à l’action.

Un grand marché commun contribuera à rendre le marché mondial plus européen.

Enrico Letta

Il y a de nombreux exemples sur la manière dont les décisions et les politiques définies à l’échelle européenne ont déterminé les politiques dans d’autres parties du monde. Un marché unique plus fort déterminera des normes qui deviendront des références mondiales, ce qui permettra aux entreprises européennes de fournir plus facilement des biens et des services au niveau global. Un grand marché commun contribuera à rendre le marché mondial plus européen.

Un marché unique efficace pour les réseaux et services de télécommunications

Les télécommunications représentent l’un des secteurs dans lesquels les politiques de libéralisation soutenues par une réglementation favorable à la concurrence au niveau européen ont le mieux fonctionné : de nouveaux entrants ont remis en question les opérateurs historiques ; les prix de détail ont chuté ; le passage à un réseau en fibre optique a progressé et l’évolution des réseaux 3G vers des réseaux 5G se poursuit, bien que lentement. Mais, en raison des différences importantes entre les États membres y compris en matière d’investissement, nous sommes loin d’atteindre les objectifs de la stratégie de l’Union pour 2030 qui vise à répondre de manière adéquate aux besoins en matière de connectivité. D’importantes disparités persistent en termes d’organisation, de développement de l’industrie et du marché, et de couverture territoriale de l’ultra wideband

La fragmentation des règles et des secteurs au niveau national entrave une dernière étape cruciale vers un marché unique des télécommunications.

Malgré la mise en œuvre du « règlement sur le marché unique des télécommunications », qui a introduit le « paradigme de l’internet ouvert » dans l’acquis communautaire, dans le secteur, l’Union compte toujours 27 marchés nationaux distincts. Cette fragmentation entrave la croissance des opérateurs paneuropéens, limitant leur capacité à investir, à innover et à rivaliser avec leurs homologues mondiaux. L’ampleur des disparités est frappante : un opérateur européen moyen ne dessert que cinq millions d’abonnés, contre 107 millions aux États-Unis et 467 millions en Chine. En outre, une comparaison en termes d’investissement montre des niveaux ajustés au PIB par habitant de 104 euros en Europe en 2021, contre 260 euros au Japon, 150 euros aux États-Unis et 110 euros en Chine.

Les tendances à long terme se caractérisent par une baisse persistante des recettes, les services de réseau fixe n’enregistrant que de légères améliorations sur des marchés nationaux limités. La viabilité économique de l’ensemble du secteur des télécommunications de l’Union est menacée si aucune mesure immédiate n’est prise, les coûts étant supportés par les travailleurs et les citoyens. 

Un certain nombre de questions critiques se posent. Si, d’une part, il est reconnu que la réglementation européenne favorable à la concurrence a apporté, au fil des années, de plus grands avantages aux utilisateurs finaux en termes d’accès (prix) aux services (par rapport aux États-Unis, par exemple), d’autre part, de nombreux acteurs du secteur se plaignent de l’entrée excessive d’opérateurs sur le marché, favorisée par une approche de libéralisation et de réglementation qui peut avoir généré de fortes incitations à « l’entrée excessive » d’opérateurs de petite taille, axés sur le territoire, et, par conséquent, des équilibres de marché non viables offrant peu d’incitations à l’investissement innovant.

La viabilité économique de l’ensemble du secteur des télécommunications de l’Union est menacée si aucune mesure immédiate n’est prise, les coûts étant supportés par les travailleurs et les citoyens. 

Enrico Letta

Aujourd’hui, sur un marché européen comptant plus de 100 opérateurs, le fait de se concentrer uniquement sur une réglementation favorable à l’entrée serait préjudiciable à une transition technologique vers des réseaux avancés nécessitant des investissements massifs. Sur les marchés de la téléphonie mobile, où l’accès n’est pas réglementé, une approche antitrust axée sur l’entrée sur le marché lors de l’évaluation des concentrations a abouti au même résultat2.

Dans le paysage mondial, les technologies numériques sont le moteur de la productivité industrielle et du bien-être des citoyens. Un secteur des communications électroniques sain et sûr est essentiel pour la transition écologique, l’innovation et la résilience de l’Union, notamment en termes de cybersécurité. La viabilité économique instable des opérateurs peut nuire au bien-être futur des consommateurs en raison de la qualité moindre des services, de la sécurité et de la répartition inégale de l’accès au réseau. Elle entrave également la numérisation des industries et des services, ce qui entraîne une baisse de la croissance et de la compétitivité pour l’ensemble de l’Europe et pour chaque marché national.

La mise en place de réseaux et de services de télécommunications efficaces peut contribuer à remédier à bon nombre des défaillances actuelles d’une manière qui reste cohérente avec les valeurs européennes, les droits des citoyens et les principes de l’économie de marché. Le processus pour y parvenir est complexe et il est préférable d’adopter une approche progressive : il doit être déroulé en fonction de certaines questions clés.

Un marché unique pour favoriser des politiques efficaces en matière d’énergie et de climat

L’énergie n’était pas l’un des secteurs les plus dynamiques lorsque le projet de marché unique a été lancé en 1992. Comme l’a noté le rapport Monti en 2011, « le secteur de l’énergie est l’un des derniers arrivés dans le marché unique. 2012 ne marquera pas le 20e anniversaire du marché unique de l’énergie. Elle marquera plutôt le début de la consolidation d’un marché commun de l’énergie ». Néanmoins, au fil des années, l’intégration du marché de l’énergie a progressé de manière significative, devenant l’une des pierres angulaires du marché unique de l’Union. Aujourd’hui, le marché unique de l’énergie pourrait bien être le meilleur atout de l’Europe pour assurer sa réussite dans un nouvel ordre mondial. 

Au sortir d’une crise énergétique d’une gravité sans précédent, l’Europe doit relever des défis d’une ampleur et d’une urgence considérables, dans un paysage énergétique géopolitique radicalement nouveau. Alors que la concurrence mondiale pour la suprématie des technologies propres s’intensifie, l’Union ne peut pas se permettre de perdre du temps. Elle doit transposer le sens de l’urgence et de l’action dont elle a fait preuve lors des crises récentes à ses activités quotidiennes, en apportant des changements dans l’ensemble de son système énergétique et en menant rapidement à bien des projets concrets.

L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie a été un moment décisif pour le paysage énergétique européen. Elle a modifié des relations commerciales de longue date et redessiné la dynamique géopolitique de l’approvisionnement et du commerce de l’énergie.

Au sein du marché unique, l’orientation des flux commerciaux de gaz a subi une transformation substantielle : l’offre s’est diversifiée au détriment de la Russie et l’Union dépend désormais davantage des marchés du gaz naturel liquéfié (GNL), qui sont largement influencés par les États-Unis en termes d’offre et par la Chine en termes de demande, et qui sont plus volatils. Au-delà des frontières de l’Europe, les grandes économies mondiales et les économies émergentes accélèrent leur transition énergétique et intensifient leurs investissements dans les technologies propres, augmentant ainsi la pression sur les écosystèmes industriels européens.

La gravité sans précédent de la crise a conduit le marché de l’énergie de l’Union au bord du point de rupture. Certains États membres ont envisagé d’introduire, ou ont effectivement introduit, des restrictions temporaires à l’exportation de gaz, afin de préserver la sécurité d’approvisionnement de leurs clients. Les gouvernements se sont empressés de s’envoler vers les pays exportateurs de gaz pour s’assurer des approvisionnements critiques en gaz auprès de sources fiables, en surenchérissant les uns contre les autres. Ils ont mis en place des régimes nationaux de taxation et de subvention pour contenir les hausses de prix et alléger la charge pesant sur les ménages et les entreprises. La conception du marché de l’électricité a longtemps été au centre d’un débat animé, en tant que facteur possible de la crise des prix de l’énergie.

Pourtant, le marché unique a résisté à la pression. Au contraire, il a été un puissant levier pour garantir la capacité de l’Europe à traverser la crise avec succès. Il a effectivement démontré sa force. Le marché de l’électricité a réussi à éviter toute panne ou pénurie d’approvisionnement. Le marché du gaz, malgré une perturbation sans précédent de l’approvisionnement, a également fonctionné de manière très efficace. Les allocations de gaz entre les marchés ont été gérées efficacement, sans qu’il soit nécessaire de mener des négociations complexes entre les États membres sur l’allocation des volumes ou de prendre des décisions politiques sur le rationnement pour les consommateurs nationaux. Les signaux de prix ont joué un rôle essentiel, en incitant à réduire la demande et à modifier le comportement des consommateurs. Ils ont catalysé de nouveaux investissements dans l’infrastructure des terminaux GNL et la modernisation des systèmes de transport de gaz.

Dans l’ensemble, la réponse de l’Europe à la crise énergétique de 2022 a été plus efficace et plus unie que lors de toute autre crise énergétique antérieure, d’abord grâce à une plus grande coordination centrale des politiques énergétiques nationales, avec par exemple le règlement sur le stockage en mai 2022 et le règlement sur la réduction coordonnée de la demande en juillet 2022, puis grâce à une réponse commune au niveau de l’Union, à l’aide de règlements d’urgence, avec des interventions sur les marchés de l’électricité et du gaz, et des règles communes sur l’accélération de l’octroi de permis pour les énergies renouvelables. Une réforme de la conception du marché de l’électricité a également été adoptée en moins d’un an de négociations.

Malgré cette réponse unie, il existe aujourd’hui un risque réel d’essoufflement de l’intégration des marchés, avec un possible retour en arrière à l’horizon. Les effets de la crise perdurent et se reflètent dans diverses mesures nationales qui risquent de mettre en péril la cohésion du marché unique. En outre, le secteur industriel craint de plus en plus que l’héritage de la crise, la complexité et la fragmentation de la réglementation ne conduisent à la désindustrialisation.

Il est vrai que les coûts de l’énergie en Europe restent plus élevés que ceux de ses principaux concurrents. Pendant la crise énergétique, l’Union, comme d’autres régions qui dépendent des importations de gaz fossile (Royaume-Uni, Japon, Corée du Sud), a connu une tendance à l’augmentation des écarts de prix avec d’autres parties du monde. Les prix du gaz étaient 3 à 6 fois plus élevés qu’aux États-Unis, contre 2 à 3 fois historiquement, et sont toujours nettement plus élevés aujourd’hui. Les prix de détail de l’électricité industrielle dans l’Union sont près de deux fois supérieurs aux prix américains et deviennent progressivement plus élevés qu’en Chine. Cette situation persistera jusqu’à ce que le prix marginal soit principalement déterminé par les sources d’électricité renouvelables et à faible teneur en carbone plutôt que par le gaz. L’autosuffisance limitée du continent en matière d’énergie accroît également sa vulnérabilité aux chocs de prix soudains. En 2021, la dépendance de l’Union à l’égard des importations d’énergie était élevée : 91,7 % pour le pétrole, 83,4 % pour le gaz et 37,5 % pour les combustibles fossiles solides, contribuant à un taux de dépendance énergétique global d’environ 55,5 %. Rien qu’en 2022, la facture de l’Europe pour l’importation de combustibles fossiles s’élevait à 640 milliards d’euros, soit environ 4,1 % de son PIB. En 2023, même avec des prix plus bas, cette facture restera proche de 2,4 % du PIB de l’Union.

En outre, la crise a également exacerbé les divergences entre les États membres en ce qui concerne les prix de l’électricité. Cela pose des problèmes aux entreprises à forte consommation d’énergie ainsi qu’aux industries en aval, aux industries de technologies propres et aux PME dans un certain nombre de régions européennes.

Le secteur manufacturier est également confronté au défi d’intégrer, dans cet environnement difficile, des technologies et des processus propres, qui sont souvent coûteux ou pas encore disponibles en quantités suffisantes. Même dans les secteurs où l’Europe a traditionnellement une longueur d’avance, comme l’éolien en mer, les producteurs européens sont désormais confrontés à de fortes pressions concurrentielles dans une course mondiale à la suprématie technologique. Les nouvelles dépendances à l’égard des combustibles nucléaires et des matériaux critiques constituent une menace supplémentaire pour la faisabilité de la transition propre, rendant l’économie européenne vulnérable aux pressions extérieures.

Une fois de plus, c’est le marché unique qui peut fournir les leviers et le poids économique nécessaires pour relever efficacement les défis de l’Europe. Aucun État membre ne peut rivaliser avec les États-Unis en ce qui concerne les prix du gaz ou du pétrole, étant donné qu’ils sont le plus grand producteur d’énergie fossile au monde. L’Europe ne peut pas non plus reproduire certains avantages que l’économie chinoise contrôlée par l’État peut déployer. Mais l’Union dispose d’un marché de l’énergie à l’échelle du continent, uni par un cadre réglementaire moderne et sophistiqué sans équivalent dans le monde. Sans remettre en cause le droit de chaque État membre à choisir son mix énergétique, un pas décisif vers l’intégration du marché et une action commune peuvent permettre de mettre en place un système énergétique plus sûr, plus abordable et plus durable au service d’une base industrielle moderne. Dans le domaine de l’énergie, comme dans les autres secteurs, un marché unique dynamique signifie plus de liberté pour les entreprises de rester en Europe et pour les travailleurs de prospérer grâce à des emplois de haute qualité.

Plus l’Union progresse vers un système énergétique décarboné, plus le besoin d’intégration du marché se fait sentir. Les avantages de l’intégration, en termes absolus, augmentent avec l’accroissement des énergies renouvelables dans le système, renforçant la valeur de sa flexibilité et de sa résilience globale. Tout d’abord, les marchés intégrés à l’échelle continentale garantissent le déploiement de la nouvelle production d’énergie propre de la manière la plus rapide et la plus rentable possible. Les sources d’énergie renouvelables varient dans leurs schémas de production et leur potentiel à travers l’Europe. 

En tirant parti de son marché unique, l’Europe peut faire de la diversité de ses systèmes énergétiques un atout concurrentiel. Pour ce faire, il est nécessaire de rassembler la volonté politique nécessaire pour prendre des mesures décisives dans des domaines stratégiques.

Enrico Letta

En outre, les modèles de demande diffèrent d’un bout à l’autre de l’Europe. Le commerce transfrontalier transparent de l’électricité permet d’installer beaucoup moins de turbines et de modules solaires, car ils peuvent être placés dans les endroits les plus venteux et les plus ensoleillés, respectivement. Deuxièmement, comme l’Europe vise un système électrique composé à 70 % d’énergies renouvelables variables d’ici 2030, des marchés bien interconnectés sont essentiels pour minimiser les coûts associés au développement du réseau, au stockage, aux solutions de flexibilité ou aux centrales électriques au gaz de secours. Cette interconnectivité réduit les risques pour les investisseurs et encourage l’afflux de capitaux privés. Par ailleurs, les marchés intégrés permettent d’atténuer l’impact des chocs externes qui touchent sélectivement un ou plusieurs pays. Si le système d’un État membre est mis à rude épreuve, il peut importer l’électricité excédentaire à moindre coût d’un autre État membre, ce qui garantit la sécurité énergétique et la stabilité économique. Enfin, un marché unique continental élargit les choix des consommateurs et offre un environnement idéal pour l’essor de l’industrie des technologies propres, en encourageant l’innovation dans les technologies propres et les solutions numériques pour le secteur de l’énergie.

En tirant parti de son marché unique, l’Europe peut faire de la diversité de ses systèmes énergétiques un atout concurrentiel. Pour ce faire, il est nécessaire de rassembler la volonté politique nécessaire pour prendre des mesures décisives dans des domaines stratégiques.

Un marché unique qui favorise la création d’emplois et facilite la vie des entreprises

Le marché unique, tel qu’il a été conçu à l’origine, était profondément ancré dans une compréhension conventionnelle du processus de production. Ce modèle de développement possédait une caractéristique essentielle qui s’est atténuée au cours des dernières décennies : le marché unique était autrefois la seule option possible pour les entreprises européennes, à la fois comme base de production ou siège social et comme marché principal. Dans le contexte mondial de l’époque, si l’exportation était une stratégie viable, l’idée de délocaliser des activités en dehors du marché unique était presque inconcevable. Aujourd’hui, non seulement cette alternative existe, mais elle est de plus en plus courante et adoptée. Une multitude de pays à travers le monde se présentent désormais comme des options attrayantes pour les entreprises européennes qui cherchent à délocaliser leurs activités, que ce soit en partie ou en totalité. 

La rationalisation des réglementations dans divers secteurs essentiels au cycle de vie d’une entreprise joue un rôle déterminant dans le choix du lieu d’implantation des entreprises. En particulier, de nombreux pays situés en dehors de l’Union européenne ont conçu des voies spécifiques pour accélérer les réponses aux besoins bureaucratiques et administratifs, ce qui renforce leur attrait pour les entreprises. De nombreux entrepreneurs avec lesquels j’ai discuté au cours de mon voyage ont soulevé des préoccupations à ce sujet, soulignant que les alternatives deviennent de plus en plus attrayantes par rapport aux charges bureaucratiques importantes auxquelles sont confrontées les entreprises dans divers pays européens. Une grande partie de cette charge bureaucratique est due au chevauchement des réglementations et aux complexités administratives générées par le système complexe de gouvernance à plusieurs niveaux de l’Union. Trop souvent, la fragmentation du marché unique, la réglementation excessive et le cloisonnement au niveau de la mise en œuvre nationale et régionale, sans parler de l’asymétrie entre les territoires et les systèmes juridiques et fiscaux, finissent par accroître les difficultés et multiplier les obstacles à l’activité productive. 

Le défi de la simplification du cadre réglementaire est l’un des principaux obstacles au futur marché unique

Enrico Letta

Le monde de l’entreprise est de plus en plus inquiet de l’absence d’une culture de soutien et de facilitation des activités économiques. Trop souvent, ce mécontentement conduit à la tentation de délocaliser des activités vers des pays extérieurs au marché unique de l’Union, qui représentent désormais une alternative crédible. C’est un défi de taille qui exige des réponses solides. La Commission a réalisé des progrès significatifs dans le domaine de la fiscalité des entreprises, de la simplification et de la réduction des formalités administratives. Les propositions présentées par la présidente de la Commission Ursula Von der Leyen représentent un engagement majeur qui doit être poursuivi comme une priorité absolue dans les années à venir. La boussole du nouveau marché unique doit souligner l’importance cruciale de la proportionnalité et de la subsidiarité, en particulier dans le contexte de son cadre réglementaire. 

Le défi de la simplification du cadre réglementaire est l’un des principaux obstacles au futur marché unique. Il en ressort une proposition essentielle : réaffirmer et adopter la méthode Delors d’harmonisation maximale couplée à la reconnaissance mutuelle, pleinement consacrée par les arrêts de la Cour européenne de justice. Cette méthode souligne l’importance primordiale des règlements en tant que pierre angulaire de la réalisation d’une telle harmonisation dans le marché unique. Elle postule que les institutions de l’Union devraient sans équivoque donner la priorité à l’utilisation des règlements dans la formulation des règles contraignantes du marché unique. Lorsque l’utilisation de directives reste inévitable ou préférable, il est impératif de faire deux choix clefs pour garantir leur mise en œuvre effective. 

  • Premièrement, les États membres doivent faire preuve d’une plus grande discipline en évitant d’inclure des mesures qui vont au-delà de ce qui est strictement nécessaire. 
  • Deuxièmement, il convient de privilégier systématiquement l’utilisation de la base juridique du cadre du marché unique, en s’appuyant notamment sur l’article 114 du traité. Cette disposition soutient l’harmonisation exhaustive, cruciale pour maintenir la cohérence entre les États membres, alors que d’autres dispositions du traité permettent une harmonisation minimale, autorisant les États membres à adopter des mesures plus strictes susceptibles d’entraîner une fragmentation et de nuire au marché unique. 

Nous pouvons par ailleurs penser qu’un Code européen du droit des affaires constituerait une étape transformatrice vers un marché unique plus unifié, offrant aux entreprises un 28e régime pour opérer au sein du marché unique3. Il s’attaquerait directement à la mosaïque actuelle de réglementations nationales et la surmonterait, agissant comme un outil clef pour libérer tout le potentiel de la libre circulation au sein de l’Union. 

Parallèlement, on ne saurait trop insister sur l’importance d’une application cohérente des règles du marché unique. Une application efficace garantit que les réglementations profitent équitablement à tous les États membres, en évitant la fragmentation du marché et en maintenant des conditions de concurrence équitables, ce qui est crucial pour la compétitivité de nos entreprises et le dynamisme économique de l’Union. Il est certain que si ces questions ne sont pas abordées, le risque de désindustrialisation du continent — qui, comme on l’a vu, n’est pas irréversible — devient une menace réelle. Nous pouvons nous inscrire dans un cadre résolument proactif, en appelant à l’action la plus large possible sur cette question. Dans le contexte mondial actuel, l’Europe ne peut pas, et ne doit pas, céder son rôle de leader manufacturier à d’autres. Au début du siècle et pendant une bonne partie de la décennie suivante, ce changement était largement considéré comme une option réalisable et même bénéfique. C’était une erreur.

La transition équitable, verte et numérique comme catalyseur d’un nouveau marché unique : vers une « Union de l’épargne et de l’investissement »

La dernière législature a jeté les bases d’une transition équitable, écologique et numérique en introduisant des propositions législatives cruciales. Maintenant que presque toutes les règles sont en place, l’accent doit être mis sur la mise en œuvre. Il est essentiel de passer de la conception des politiques à leur application pratique, en veillant à ce que ces mesures soient intégrées et mises en œuvre de manière transparente afin de produire des avantages environnementaux tangibles. 

Par conséquent, l’un des principaux objectifs du nouveau marché unique doit être de rendre la capacité industrielle européenne compatible avec les objectifs de la transition équitable, verte et numérique. À cette fin, au cours de la prochaine législature, il sera nécessaire d’orienter toute l’énergie vers le soutien financier de la transition, en canalisant toutes les ressources publiques et privées nécessaires vers cet objectif pour rendre possible la transformation du système de production européen. Dans cette entreprise, le marché unique peut et doit jouer un rôle central. 

Une tendance préoccupante est le détournement annuel d’environ 300 milliards d’euros de l’épargne des familles européennes des marchés de l’Union vers l’étranger, principalement vers l’économie américaine, en raison de la fragmentation de nos marchés financiers.

Enrico Letta

La première priorité devrait être de mobiliser les capitaux privés, une étape cruciale qui jette les bases d’un cadre de financement plus inclusif et plus efficace, car c’est le domaine dans lequel l’Union a accumulé le plus de retard. Nous abritons une épargne privée stupéfiante de 33 000 milliards d’euros, principalement détenue sous forme de devises et de dépôts. Toutefois, cette richesse n’est pas pleinement exploitée pour répondre aux besoins stratégiques de l’Union. Une tendance préoccupante est le détournement annuel d’environ 300 milliards d’euros de l’épargne des familles européennes des marchés de l’Union vers l’étranger, principalement vers l’économie américaine, en raison de la fragmentation de nos marchés financiers.

Ce phénomène met en évidence une inefficacité significative dans l’utilisation des actifs économiques de l’Union, qui, s’ils étaient réorientés efficacement au sein de ses propres économies, pourraient contribuer de manière substantielle à la réalisation de ses objectifs stratégiques. Dans ce contexte, j’appelle à une transformation significative : la création d’une Union de l’épargne et de l’investissement, développée à partir de l’Union des marchés de capitaux, qui n’est pas encore achevée. En intégrant pleinement les services financiers au sein du marché unique, l’Union de l’épargne et de l’investissement vise non seulement à maintenir l’épargne privée européenne au sein de l’Union, mais aussi à attirer des ressources supplémentaires de l’étranger.

Trois domaines structurels nécessitent une action urgente pour créer une Union de l’épargne et de l’investissement prospère au sein du marché unique : l’offre de capitaux, la demande de capitaux, ainsi que le cadre institutionnel et la structure du marché régissant le mouvement de ces capitaux. Il est impératif que tout paquet de réformes prenne en compte l’ensemble de ces trois domaines. Ils font partie intégrante d’un écosystème plus large et ne peuvent donc pas être traités de manière isolée. Ils nécessitent une action conjointe des institutions européennes, des États membres et des acteurs du marché.

Il est essentiel de poursuivre en parallèle les solutions techniques — qui peuvent théoriquement être mises en œuvre à relativement court terme — et les efforts structurels à plus long terme. Bien qu’ils soient, dans la plupart des cas, confiés à des organes et à des autorités différents, leur mise en œuvre combinée est essentielle pour atteindre l’objectif final à long terme.

L’étape suivante consiste à aborder le débat sur les aides d’État. Nous devrions élaborer des solutions audacieuses et innovantes qui établissent un équilibre entre, d’une part, la nécessité de mobiliser rapidement des aides publiques nationales ciblées en faveur de l’industrie, dans la mesure où elles remédient de manière proportionnée aux défaillances du marché, et, d’autre part, la nécessité d’éviter la fragmentation du marché unique. Si l’assouplissement progressif des aides d’État en réponse aux crises récentes a contribué à limiter les effets négatifs sur l’économie réelle et si les cadres temporaires successifs ont introduit des concepts novateurs pour tenir compte de l’évolution du contexte international, il a également entraîné des distorsions de concurrence. Avec le temps, une telle approche risque d’amplifier les distorsions des conditions de concurrence au sein du marché unique en raison de la différence de marge de manœuvre budgétaire dont disposent les États membres. Un moyen de surmonter ce dilemme pourrait consister à trouver un équilibre entre une application plus stricte des aides d’État au niveau national et l’expansion progressive du soutien financier au niveau de l’Union. Plus précisément, nous pourrions envisager un mécanisme de contribution aux aides d’État, exigeant des États membres qu’ils allouent une partie de leurs fonds nationaux au financement d’initiatives et d’investissements paneuropéens. 

Il est essentiel d’établir un lien solide entre la transition équitable, verte et numérique et l’intégration financière au sein des marchés uniques.

Enrico Letta

Libérer les investissements privés et affiner notre approche des aides d’État facilitera la création des conditions politiques nécessaires pour libérer une autre dimension essentielle : les investissements publics européens. Pour atténuer la tension entre les nouvelles approches industrielles et le cadre du marché unique, la stratégie industrielle de l’Union doit adopter une approche plus européenne, en s’appuyant sur le modèle des Projets Importants d’Interêt Européen Commun (IPCEI) et en le développant davantage, tout en veillant à ce que les conditions de concurrence équitables ne soient pas compromises par des subventions préjudiciables. Face à une forte concurrence mondiale, l’Union doit intensifier ses efforts pour développer une stratégie industrielle compétitive capable de contrecarrer les instruments récemment adoptés par d’autres puissances mondiales, tels que la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act).

Il est essentiel d’établir un lien solide entre la transition équitable, verte et numérique et l’intégration financière au sein des marchés uniques. Cette articulation est essentielle pour rendre la transition réellement envisageable. Sans ressources adéquates, les progrès risquent d’être bloqués. Les coûts de la transition sont systémiques et doivent être partagés collectivement. Faire peser le fardeau uniquement sur des secteurs spécifiques finira par entraver le processus au lieu de le faciliter. L’échec de cet effort collectif pourrait entraîner une résistance de la part de divers groupes sociaux — aujourd’hui les agriculteurs, demain les ouvriers de l’automobile — qui ont l’impression de supporter de manière disproportionnée les coûts de la transformation sans bénéficier d’un soutien suffisant. 

Soutenir structurellement la transition est un objectif fondamental du cadre stratégique de l’Union européenne.

Enrico Letta

Pour atteindre ces objectifs, je formule une proposition clef. Ce lien fonctionne également en sens inverse, puisque le financement de la transition équitable, verte et numérique peut favoriser une intégration plus poussée au sein du marché unique. La tentative de créer l’Union des marchés de capitaux au cours de la dernière décennie n’a pas été couronnée de succès, entre autres parce qu’elle a été perçue comme une fin en soi. Une véritable intégration des marchés financiers en Europe ne sera pas réalisée tant que les citoyens européens et les décideurs politiques ne reconnaîtront pas qu’une telle intégration n’est pas simplement bénéfique pour la finance elle-même, mais qu’elle est cruciale pour atteindre des objectifs globaux qui sont autrement inaccessibles, tels que la transition équitable, verte et numérique. 

Soutenir structurellement la transition est un objectif fondamental du cadre stratégique de l’Union européenne. Cependant, les discussions ne doivent pas se concentrer uniquement sur les coûts liés à cette transition. Il est essentiel de reconnaître les avantages considérables que cette transition offre aux citoyens, aux entreprises et aux travailleurs. Investir dans cette transition et la financer n’est pas seulement une décision financière ; c’est sans doute le choix le plus stratégique que l’Union puisse faire pour s’assurer un avantage concurrentiel significatif sur la scène mondiale, tout en préservant et en développant les normes sociales dont l’Europe est fière. Cet avantage devient particulièrement pertinent compte tenu de l’importance croissante de la durabilité dans l’ordre mondial émergent. En soutenant structurellement la transition, l’Union renforce son engagement en faveur de la prospérité économique à long terme et de la réalisation de ses objectifs en matière de développement durable. La Banque européenne d’investissement joue un rôle central à cet égard, car elle fournit des financements et une expertise essentiels pour les projets qui s’alignent sur ces objectifs de durabilité et de transformation dans tous les États membres. En outre, la promotion d’une plus grande intégration au sein des marchés publics est cruciale pour la réalisation des objectifs stratégiques de l’Union européenne ; les marchés publics de l’innovation, en particulier dans les technologies vertes et numériques, pourraient être l’un des leviers les plus importants pour soutenir les startups, les entreprises à grande échelle et les PME dans le développement de nouveaux produits et services. 

En résumé, il faut des axes mobilisateurs de l’intégration financière européenne qui soient extérieurs au secteur financier et qui se concentrent sur des objectifs qui concernent l’avenir des citoyens plutôt que la finance elle-même. Soutenir structurellement la transition est, en ce sens, un devoir systémique. C’est crucial, d’autant plus que sans les ressources privées qui émergeront de l’établissement d’une Union de l’épargne et de l’investissement forte et authentique, les divisions internes au sein des États membres concernant l’allocation des ressources publiques nationales et européennes nécessaires pour couvrir les coûts de la transition risquent de devenir insolubles.

Élargissement : avantages et responsabilités

Une vision stratégique similaire, fondée sur le principe d’un partage commun des bénéfices des avantages relatifs, doit également être appliquée aux deux autres processus majeurs qui façonneront l’Union au cours de la prochaine décennie, à savoir l’élargissement et le défi de la sécurité.

Pour la première, il est essentiel de reconnaître certains piliers conceptuels fondamentaux. Les élargissements du passé ont été des choix bénéfiques pour l’Union. Ils ont notamment permis de compenser la perte de poids relative causée par la transformation géopolitique et géoéconomique après la guerre froide. 

Grâce aux élargissements, le marché unique et ses avantages ont été étendus, et ce, tant pour les anciens que pour les nouveaux membres. Une Union élargie est le meilleur instrument pour protéger les intérêts et la prospérité de l’Union, faire respecter les principes de l’État de droit et défendre les citoyens contre les menaces extérieures. 

Le prochain élargissement devrait être abordé dans le même esprit et avec la même vision. Le débat ne devrait pas porter uniquement sur l’objectif en soi mais plutôt sur la méthode et le calendrier. Son interaction avec le marché unique soulève des questions complexes qui nécessitent un examen minutieux. Une approche nuancée doit être trouvée, facilitant l’extension progressive mais significative de ses avantages aux pays candidats tout en gardant à la fois la stabilité de leurs économies et celle du marché commun. 

Une condition reste cruciale : étant donné que le marché unique est le cœur et la force motrice de l’intégration européenne, l’instrument doit rester au moins partiellement sous le contrôle des négociateurs de Bruxelles tout au long du processus et surtout à ses débuts afin d’éviter de perdre l’outil de négociation le plus puissant. Il est essentiel de réaffirmer sans équivoque que tout pays cherchant à bénéficier d’une participation substantielle au marché unique dans le cadre de la pré-accession doit adhérer pleinement à tous les aspects du premier critère de Copenhague, en démontrant le respect clair et inébranlable des principes non négociables de la « démocratie, de l’État de droit, des droits de l’homme et du respect et de la protection des minorités ». Alors que ces mêmes principes sont contestés et où le modèle démocratique européen est de plus en plus fragilisé par des menaces extérieures et des défis intérieurs, aucune ambiguïté ne peut être admise : c’est au sein de l’Union et de chaque État membre que ces valeurs fondamentales doivent être pleinement pratiquées et défendues. Tout pays candidat désireux de s’engager dans son intégration progressive dans le marché unique — ou dans toute autre dimension de l’Union — doit s’y aligner pleinement. 

L’élargissement ne doit pas être non plus perçu, ni par les gouvernements ni par les citoyens, comme un moment de rupture avec le soutien à la croissance et à la convergence — en particulier pour les pays ayant adhéré récemment — fourni par la politique de cohésion et la politique agricole commune.

Des politiques d’accompagnement pour les États membres et une réforme de la politique de cohésion seront sans doute décisives car la politique de cohésion a toujours été, et continuera d’être, une condition essentielle au succès du marché unique. À cet égard, la création d’un mécanisme de solidarité pour l’élargissement, doté des ressources financières nécessaires pour gérer les externalités pourrait être un outil essentiel pour soutenir le processus.

Promouvoir la paix et défendre l’État de droit : un marché commun pour l’industrie de la sécurité et de la défense 

La troisième grande orientation stratégique pour la prochaine décennie, à côté de la transition et de l’élargissement, concerne le défi de la sécurité. La guerre d’agression de Vladimir Poutine contre l’Ukraine a changé le cours de l’histoire et remodelé le destin de l’Europe. « Le sol européen change sous nos pieds ». L’Union a immédiatement décidé collectivement que la composante sécurité et défense, qui avait historiquement moins de poids que les autres politiques communes et qui était largement ancrée au niveau national, devait désormais prendre de l’importance. La réponse unifiée et décisive doit maintenant être soutenue par la cohérence et la continuité, en tirant parti du potentiel inexploité de l’Union dans ce domaine. 

La logique est simple : la sécurité doit être abordée dans une dimension globale et doit influencer les politiques énergétiques ainsi que les politiques financières, les cybermenaces, les choix en matière d’infrastructures, la connectivité, l’espace, la santé et la technologie. C’est également ce qui ressort des déclarations de Versailles et de Grenade, ainsi que de la stratégie européenne de sécurité économique présentée par la Commission européenne. Cette définition élargie et sans précédent de la sécurité aura inévitablement des répercussions sur tous les aspects de l’économie et de la vie des citoyens. Il est donc essentiel de trouver un équilibre avec les droits fondamentaux individuels, en positionnant l’Europe une fois de plus comme un leader dans la régulation des nouvelles avancées technologiques. 

Notre capacité industrielle dans les domaines de la sécurité et de la défense doit se transformer radicalement pour éviter de répéter la dynamique observée au cours de la période 2022-2024, où 80 % des fonds dépensés pour soutenir la défense ukrainienne ont été dépensés pour des matériels non européens. À l’inverse, les États-Unis ont acheté environ 80 % de l’équipement militaire directement auprès de fournisseurs américains. Soutenir les emplois et les industries en Europe, plutôt que de financer le développement industriel de nos partenaires ou rivaux, doit être un objectif prioritaire lorsque l’on dépense de l’argent public. Il n’a jamais été aussi urgent de développer nos propres capacités industrielles afin d’être autonomes dans le domaine stratégique. L’application du cadre du marché unique n’étant pas possible aujourd’hui en raison de la nature inhérente du secteur, il est essentiel de progresser vers le développement d’un « marché commun de l’industrie de la sécurité et de la défense » afin de doter l’Union des moyens nécessaires pour relever les défis actuels et futurs en matière de défense. 

En même temps, la sécurité doit faire l’objet de choix cohérents en matière de financement. La continuité des politiques passées n’est plus possible. L’Union européenne envisage plusieurs options de financement innovantes pour soutenir un marché de la défense unifié. Pour moderniser nos capacités, nous devons mettre au point des mesures et des instruments novateurs qui intègrent efficacement les ressources financières privées et publiques. Ces efforts doivent être alignés sur l’appartenance à l’Alliance atlantique et sur les engagements correspondants de la quasi-totalité des États membres.

Liberté de circulation et liberté de séjour : un marché unique durable pour tous

Le marché commun est la pierre angulaire d’une croissance économique sans précédent, du progrès social et de l’amélioration du niveau de vie sur tout le continent. Il a servi de catalyseur à la convergence entre les États membres – comme souligné aussi par le FMI, favorisant un environnement où l’innovation prospère, où les économies sont florissantes et où les citoyens bénéficient d’un plus large éventail d’opportunités. 

Au milieu de ces succès, un débat émerge sur la répartition des avantages. Il y a désormais l’idée que les avantages du marché unique profiteraient principalement aux individus qui disposent déjà des moyens et des compétences nécessaires pour tirer parti des opportunités transfrontalières, ou aux grandes entreprises qui peuvent facilement étendre leurs activités. En favorisant la concurrence, le marché unique stimule l’innovation, ce qui profite indirectement aux personnes hautement qualifiées : les entreprises sont encouragées à investir dans la recherche et le développement, ce qui crée une demande d’expertise dans des domaines de pointe. De même, la connaissance des langues étrangères est essentielle pour tirer pleinement parti des possibilités d’éducation et d’emploi offertes par le marché unique. La situation des entreprises est similaire : les grandes entreprises sont généralement mieux placées que les PME pour tirer pleinement parti du marché commun, car elles disposent des ressources et des infrastructures nécessaires pour tirer parti des réductions des coûts de production, de rationaliser la distribution transfrontalière, surmonter les obstacles et accéder à l’immense base de consommateurs. Les marques établies et les grandes entreprises disposent déjà de vastes réseaux de fournisseurs, de partenaires et de clients ; le marché unique peut amplifier ces effets de réseau, renforçant ainsi leur position sur le marché. 

Si l’on n’y remédie pas, cette perception pourrait éroder le soutien public et politique qui est vital pour le succès continu du marché unique. Dès le départ, le marché commun a été conçu en prenant en compte ses effets différentiels potentiels sur les travailleurs, les entreprises et les régions, et avec l’objectif clair d’y remédier. C’est pourquoi la politique de cohésion a été mise en place en tant qu’élément fondamental.

Cependant, l’Union opère aujourd’hui dans un environnement mondial radicalement transformé, générant de nouveaux défis en matière de distribution qui exigent des solutions innovantes. La pandémie de Covid-19 a eu des répercussions inégales selon les secteurs, les territoires et les groupes socio-économiques. L’impact de la perturbation des chaînes de valeur varie considérablement selon les économies locales. Les transitions verte et numérique auront des répercussions différentes sur les régions et les secteurs économiques.

Les coûts de l’inflation pèsent de manière disproportionnée sur les familles et les entreprises, déjà confrontées à des difficultés économiques. En outre, la restructuration en cours de la politique industrielle risque de creuser involontairement les inégalités régionales au sein de l’Union. Comme le souligne le récent rapport du groupe de haut niveau sur l’avenir de la politique de cohésion, « en 2023, plus de 60 millions de citoyens de l’Union vivront dans des régions dont le PIB par habitant est inférieur à celui de l’année 2000. Soixante-cinq millions d’autres vivront dans des régions où la croissance est proche de zéro. Au total, environ 135 millions de personnes, soit près d’un tiers de la population de l’Union, vivent dans des régions qui, au cours des deux dernières décennies, ont pris du retard ». Les habitants des zones en déclin estiment qu’ils n’ont pas d’autre choix que de déménager en raison du manque d’emplois, d’accès à une éducation de qualité et de services adéquats nécessaires pour cultiver un mode de vie autonome et digne au sein de leur propre communauté. De même, les PME ressentent le poids des réglementations de l’Union mais ne tirent que des avantages limités du marché unique, souvent en raison de modèles d’entreprise ou de capacités mal adaptées à l’expansion transfrontalière.

Selon l’Eurobaromètre, une majorité large et stable d’Européens (61 %) affirme que l’appartenance à l’Union est avantageuse et que leur pays a bénéficié de son appartenance (72 %). Toutefois, près d’un citoyen sur deux estime que les choses vont dans la mauvaise direction, tandis qu’un sur trois seulement considère qu’elles vont dans la bonne direction. Dans seize pays, les personnes interrogées pensant que les choses vont dans la mauvaise direction sont majoritaires. 

Pour tenir ses promesses de prospérité partagée, le marché unique doit répondre à plusieurs besoins vitaux qui se renforcent mutuellement.

Enrico Letta

Les difficultés socio-économiques continuent d’affecter la vie quotidienne des Européens : 73 % d’entre eux pensent que leur niveau de vie diminuera au cours de l’année à venir, 47 % déclarant avoir déjà constaté une baisse. Plus d’un tiers (37 %) éprouvent des difficultés à payer leurs factures parfois ou la plupart du temps. Ce n’est pas une coïncidence si les citoyens considèrent la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et la santé publique comme les questions cruciales que le Parlement européen devrait traiter en priorité au cours de la prochaine législature, suivies par la lutte contre le changement climatique et le soutien à l’économie. 

Pour tenir ses promesses de prospérité partagée, le marché unique doit répondre à plusieurs besoins vitaux qui se renforcent mutuellement.

Nous devons nous efforcer de continuer à garantir la libre circulation des personnes, mais aussi d’assurer la « liberté de rester ». Le marché unique devrait permettre aux citoyens de s’émanciper plutôt que de créer des circonstances dans lesquelles ils se sentent obligés de déménager pour s’épanouir. La libre circulation est un atout précieux, mais elle doit être un choix et non une nécessité.

En effet, le marché unique est un puissant moteur de croissance et de prospérité, mais il peut aussi être une source d’inégalité et de pauvreté si ses bénéfices ne sont pas largement partagés ou, pire, s’il conduit à un nivellement par le bas des normes sociales.

Enrico Letta

Comme l’a déclaré Jacques Delors lors d’un entretien en 2012, « chaque citoyen devrait être en mesure de contrôler son destin ». Les objectifs du marché unique devraient s’aligner sur la liberté de circulation ainsi que sur la liberté de rester dans la communauté de son choix.

En effet, le marché unique est un puissant moteur de croissance et de prospérité, mais il peut aussi être une source d’inégalité et de pauvreté si ses bénéfices ne sont pas largement partagés ou, pire, s’il conduit à un nivellement par le bas des normes sociales. Une dimension sociale forte du marché commun peut favoriser une prospérité inclusive, en garantissant des opportunités équitables, les droits des travailleurs tout en contribuant à la croissance. 

Si l’Union doit trouver sa place dans ce « monde plus vaste », nous devons faciliter une plus grande participation des petites et moyennes entreprises — l’épine dorsale de l’économie de l’Union — au marché unique, pour éviter qu’ils le voient comme un obstacle plutôt qu’une opportunité. Les PME emploient près des deux tiers de la main-d’œuvre européenne et représentent un peu plus de la moitié de sa valeur ajoutée. Pourtant, elles se heurtent à des procédures bureaucratiques complexes, des charges administratives élevées et un manque d’informations et de services de soutien. Simplifier les procédures, fournir des conseils adaptés et rendre l’information plus facilement accessible contribuerait grandement à la prospérité des PME au sein du marché commun. 

En outre, malgré les avancées récentes, la fragmentation fiscale reste un obstacle majeur. Un meilleur alignement grâce à un cadre fiscal harmonisé est essentiel pour faciliter la libre circulation des travailleurs, des biens et des services et pour soutenir la croissance et l’investissement privé. La lutte contre la planification fiscale agressive, l’évasion fiscale et la fraude fiscale est essentielle pour garantir le financement continu des biens publics essentiels et des instruments sociaux adéquats. Enfin, le renforcement des règles de protection des consommateurs est essentiel à la construction d’un marché unique qui fonctionne pour tous. Il garantit non seulement un accès équitable aux biens et aux services dans tous les États membres, mais favorise également un environnement concurrentiel qui profite à la fois aux consommateurs et aux entreprises. Alors que l’Union continue de s’adapter à l’évolution des préférences en matière de consommation et aux défis économiques, des protections solides garantiront la résilience et l’intégrité du marché unique, en veillant à ce qu’il reste une pierre angulaire de la prospérité et de l’innovation.

Un appel à l’action

Il est temps d’élaborer une nouvelle boussole pour guider le marché unique dans ce contexte international complexe. De puissantes forces de changement — démographiques, technologiques, économiques et géopolitiques — nécessitent des réponses politiques innovantes et efficaces. Compte tenu des crises et des conflits en cours, il est devenu urgent d’agir, d’autant plus que la fenêtre d’opportunité pour intervenir et relancer l’économie risque de se refermer dans un avenir proche. 

Ce rapport, qui contient des recommandations politiques pour l’avenir du marché unique, vise à inspirer un véritable appel à l’action au sein de l’opinion publique européenne. Pour un impact maximal, il devrait être mis en œuvre au niveau des institutions de l’Union, des États membres, des partenaires sociaux et des citoyens. 

Ces conclusions visent à souligner l’urgence, l’importance des recommandations proposées, ainsi que la nécessité d’un large engagement et d’actions concrètes.

Compte tenu de l’importance cruciale du marché unique pour le renforcement de la compétitivité européenne, il est essentiel que le Conseil européen joue un rôle décisif dans l’avancement des réformes nécessaires à son achèvement. Cette initiative devrait constituer un point central de l’agenda de la prochaine législature, soulignant notre engagement commun à revitaliser l’économie européenne. Le Conseil est invité à déléguer à la Commission la tâche d’élaborer une stratégie globale pour le marché unique. Ce plan devrait articuler les actions visant à éliminer les barrières existantes, à promouvoir la consolidation et à renforcer la compétitivité, conformément aux propositions contenues dans le rapport. Il est essentiel que l’orientation politique serve de catalyseur à un accord rapide entre le Conseil et le Parlement sur un plan ambitieux, comprenant également une analyse d’impact détaillée et un travail parlementaire approfondi pour soutenir le processus. Il est également nécessaire que le Comité économique et social européen et le Comité européen des régions donnent la priorité à ces initiatives de réforme dans leur rôle consultatif, en veillant à ce que le processus législatif soit guidé par une analyse complète, axée sur la pratique. Cet engagement collectif permettra non seulement de renforcer le marché commun, mais aussi de s’assurer qu’il reste un pilier de notre résilience économique et de notre compétitivité au niveau mondial. 

Cette initiative devrait constituer un point central de l’agenda de la prochaine législature, soulignant notre engagement commun à revitaliser l’économie européenne.

Enrico Letta

Au cœur du modèle social européen, inauguré par Jacques Delors avec le dialogue de Val Duchesse en 1985, se trouvait un engagement en faveur d’un dialogue social solide. Ces dernières années, l’essence de ces dialogues s’est quelque peu affaiblie. Pourtant, le dialogue social et la négociation collective restent des outils uniques permettant aux gouvernements et aux partenaires sociaux de trouver des solutions ciblées et équitables. Il est essentiel de reconnaître le rôle important joué par les partenaires sociaux pour relever les défis actuels, qu’il s’agisse du changement climatique ou de la digitalisation. La promotion de conditions de travail équitables dans le cadre de l’évolution des modèles de production est essentielle pour garantir que les transitions soient largement partagées et acceptées. L’engagement renouvelé en faveur du renforcement du dialogue social au niveau de l’Union, illustré par la relance du sommet de Val Duchesse promu par Ursula von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union en 2023, constitue un changement important. Pour bénéficier de ces dynamiques, les règles régissant le marché unique doivent laisser une place à la négociation collective et aux structures représentatives locales, et encourager — ou du moins ne pas décourager — l’auto-organisation des travailleurs et des employeurs. Il doit en être de même, à plus forte raison, dans le cadre du processus législatif. 

Le marché unique témoigne des aspirations collectives de ses citoyens, qui constituent le cœur de sa structure. Du 6 au 9 juin, les élections européennes offriront une image précise de la vision des citoyens européens pour l’avenir. Le résultat ne guidera pas seulement l’orientation stratégique, mais façonnera également les recommandations détaillées dans ce rapport. En cette période critique, le Parlement européen se voit confier une profonde responsabilité : celle de mener le développement et la mise en œuvre d’un nouveau cadre solide pour le marché unique, en veillant à ce qu’il incarne pleinement les valeurs démocratiques et qu’il réponde aux besoins en constante évolution de ses citoyens. 

Pour que le marché commun reste le cœur et le moteur de l’intégration européenne, aucune réforme, aucune conception innovante, aucun progrès réel ne sera possible, compris et accepté sans la participation active et l’engagement véritable des citoyens. 

Enrico Letta

Pour renforcer ce processus, il serait utile d’établir une conférence permanente des citoyens afin d’informer et de soutenir le suivi de ce rapport. La Conférence sur l’avenir de l’Europe a indiqué le souhait des citoyens d’une implication systématique dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques européennes. En particulier, l’une des propositions formulées lors de la plénière suggérait la tenue d’assemblées de citoyens périodiques. Elle a été reprise par la présidence de la Commission européenne avec les initiatives des Panels de citoyens, qui sont appelés à devenir un élément constitutif de la vie démocratique européenne, contribuant au renforcement de nos démocraties. La conférence des citoyens pourrait assurer la liaison avec les trois principales institutions de l’Union et formuler des recommandations sur la manière de mettre en œuvre ce rapport, offrant ainsi une perspective précieuse, certainement plus large et mieux fondée. 

Pour que le marché commun reste le cœur et le moteur de l’intégration européenne, aucune réforme, aucune conception innovante, aucun progrès réel ne sera possible, compris et accepté sans la participation active et l’engagement véritable des citoyens. 

C’est maintenant qu’il faut agir. Nous devons travailler tous ensemble pour renforcer le marché unique et l’Union européenne.

L’article Beaucoup plus qu’un marché est apparu en premier sur Le Grand Continent.

5 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplomatique
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Goodtech.info
Quadrature du Net
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  Pas des sites de confiance
Brut
Contre-Attaque
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌞