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16.09.2025 à 06:59

Technoviolences 

Hubert Guillaud
Du 19 au 21 septembre, le Disruption Network Lab organise 3 jours de conférences et d’ateliers sur les technoviolences à Berlin, qui sera également accessible en streaming gratuitement (programme). 

Du 19 au 21 septembre, le Disruption Network Lab organise 3 jours de conférences et d’ateliers sur les technoviolences à Berlin, qui sera également accessible en streaming gratuitement (programme). 

15.09.2025 à 07:00

Op@le, le logiciel comptable qui rend fou

Hubert Guillaud
Le dernier numéro du Chiffon, le journal de Paname et sa banlieue a pour thème « Transition partout, écologie nulle part ». Comme souvent le journal indépendant et technocritique propose nombre de reportages sur les enjeux des déploiements technologiques en Ile-de-France. Dans le numéro de l’automne, on peut y lire un retour sur le sabotage […]
Texte intégral (722 mots)

Le dernier numéro du Chiffon, le journal de Paname et sa banlieue a pour thème « Transition partout, écologie nulle part ». Comme souvent le journal indépendant et technocritique propose nombre de reportages sur les enjeux des déploiements technologiques en Ile-de-France. Dans le numéro de l’automne, on peut y lire un retour sur le sabotage des bornes biométriques en 2005 mises en place pour accéder à la cantine d’une lycée de Gif-sur-Yvette, une critique de l’utilisation du terme transition en Ile-de-France dressant un historique de son emploi depuis plus de 25 ans par les acteurs publics, sans que ce discours n’ait produit grand effet. Une analyse radicale sur Newcleo, la startup qui veut installer une usine de fabrication de combustible nucléaire. Un passionnant reportage sur l’implantation de data centers en Ile-de-France et la difficulté à organiser l’opposition (ainsi qu’une carte de déploiement des projets), une enquête sur Agoralim, ce deuxième Rungis ou un débunkage du storytelling de la transformation de la raffinerie de Grandpuits en bioraffinerie… 

Parmi tous ces reportages passionnants, Le Chiffon en signe un sur Op@le, le logiciel de gestion financière des collèges et lycées lancé en 2021 que nous n’avions peu vu abordé jusqu’alors (voir ce reportage de France 3 et cet article du Monde). Ce système, conçu par Capgemini, aurait déjà coûté près de 100 millions d’euros à l’Education nationale. Problème : quand il était possible de faire 70 facturations en une demi-journée avec l’ancien logiciel, le nouveau permet péniblement d’en traiter une douzaine. En cause, une ergonomie catastrophique mais qui a des conséquences directes : impossibles de facturer de la veille au lendemain, complexité qui conduit à limiter les projets scolaires, problèmes pour contrôler le versement des bourses aux bons élèves, voir le paiement des stages…

Des problèmes signalés dès le début du déploiement mais qui ne semblent pas avoir été pris en compte. Dès 2018 pourtant, la Dinum avait produit une alerte sur la charge que le logiciel imposait aux gestionnaires comptables des établissements qui doivent être lourdement formés pour l’utiliser. La complexité conduit à ce que les comptables et les personnels administratifs s’y spécialisent et soient contraints de gérer plusieurs établissements au détriment des liens avec les établissements et leurs équipes. Les syndicats de la branche administration et comptabilité de l’éducation nationale se mobilisent début 2024 avec une pétition qui a rassemblé plus de 7000 signataires. Un rapport parlementaire de 2024 sur les personnels administratifs de l’éducation nationale explique que le logiciel « durcit l’application des règles de gestion budgétaire et comptable ». La généralisation d’Op@le est repoussée à 2027 et le ministère de l’Education assurait très récemment dans une réponse à une question parlementaire, que tout était sous contrôle. 

En attendant, les gestionnaires d’établissements parlent, eux, de logiciel fou… qui a des conséquences directes sur leur santé, mais aussi sur les possibilités que peuvent mobiliser les établissements. Si les sorties scolaires sont moins nombreuses, ce n’est pas seulement parce que les lignes budgétaires se réduisent, c’est peut-être aussi parce qu’elles se sont perdues dans Op@le.

Bref, lisez le Chiffon !

11.09.2025 à 07:00

Sludge : de la dégradation volontaire du service client

Hubert Guillaud
Le numérique est-il responsable de la dégradation du service client ?
Texte intégral (5362 mots)

Dans The Atlantic, Chris Colin raconte le moment où il a eu un problème avec l’électronique de sa Ford. La direction se bloque, plus possible de ne rien faire. Son garagiste reboot le système sans chercher plus loin. Inquiet que le problème puisse se reproduire, Colin fait plusieurs garagistes, contacte Ford. On promet de le rappeler. Rien. A force de volonté, il finit par avoir un responsable qui lui explique qu’à moins que « le dysfonctionnement du véhicule puisse être reproduit et ainsi identifié, la garantie ne s’applique pas ». Colin multiplie les appels, au constructeur, à son assureur… Tout le monde lui dit de reprendre le volant. Lui persévère. Mais ses appels et mails sont renvoyés jusqu’à ne jamais aboutir. Il n’est pas le seul à qui ce genre de démêlés arrive. Une connaissance lui raconte le même phénomène avec une compagnie aérienne contre laquelle elle se débat pour tenter de se faire rembourser un voyage annulé lors du Covid. D’autres racontent des histoires kafkaïennes avec Verizon, Sonos, Airbnb, le Fisc américain… « Pris séparément, ces tracas étaient des anecdotes amusantes. Ensemble, elles suggèrent autre chose »

Quelque soit le service, partout, le service client semble être passé aux abonnées absents. Le temps où les services clients remboursaient ou échangaient un produit sans demander le moindre justificatif semble lointain. En 2023, l’enquête nationale sur la colère des consommateurs américains avait tous ses chiffres au rouge. 74% des clients interrogés dans ce sondage ont déclaré avoir rencontré un problème avec un produit ou un service au cours de l’année écoulée, soit plus du double par rapport à 1976. Face à ces difficultés, les clients sont de plus en plus agressifs et en colère. L’incivilité des clients est certainement la réponse à des services de réclamation en mode dégradés quand ils ne sont pas aux abonnés absents.  

Dégradation du service client : le numérique est-il responsable ?

Dans leur best-seller Nudge, paru en 2008, le juriste Cass Sunstein et l’économiste Richard Thaler ont mobilisé des recherches en sciences du comportement pour montrer comment de petits ajustements pouvaient nous aider à faire de meilleurs choix, définissant de nouvelles formes d’intervention pour accompagner des politiques pro-sociales (voir l’article que nous consacrions au sujet, il y a 15 ans). Dans leur livre, ils évoquaient également l’envers du nudge, le sludge : des modalités de conception qui empêchent et entravent les actions et les décisions. Le sludge englobe une gamme de frictions telles que des formulaires complexes, des frais cachés et des valeurs par défaut manipulatrices qui augmentent l’effort, le temps ou le coût requis pour faire un choix, profitant souvent au concepteur au détriment de l’intérêt de l’utilisateur. Cass Sunstein a d’ailleurs fini par écrire un livre sur le sujet en 2021 : Sludge. Il y évoque des exigences administratives tortueuses, des temps d’attente interminables, des complications procédurales excessives, voire des impossibilités à faire réclamation qui nous entravent, qui nous empêchent… Des modalités qui ne sont pas sans faire écho à l’emmerdification que le numérique produit, que dénonce Cory Doctorow. Ou encore à l’âge du cynisme qu’évoquaient Tim O’Reilly, Illan Strauss et Mariana Mazzucato en expliquant que les plateformes se focalisent désormais sur le service aux annonceurs plus que sur la qualité de l’expérience utilisateur… Cette boucle de prédation qu’est devenu le marketing numérique.  

La couverture de Sludge.

L’une des grandes questions que posent ces empêchements consiste d’ailleurs à savoir si le numérique les accélère, les facilite, les renforce. 

Le sludge a suscité des travaux, rappelle Chris Colin. Certains ont montré qu’il conduit des gens à renoncer à des prestations essentielles. « Les gens finissent par payer ce contre quoi ils n’arrivent pas à se battre, faute d’espace pour contester ou faire entendre leur problème ». En l’absence de possibilité de discussion ou de contestation, vous n’avez pas d’autre choix que de vous conformer à ce qui vous est demandé. Dans l’application que vous utilisez pour rendre votre voiture de location par exemple, vous ne pouvez pas contester les frais que le scanneur d’inspection automatisé du véhicule vous impute automatiquement. Vous n’avez pas d’autre choix que de payer. Dans d’innombrables autres, vous n’avez aucune modalité de contact. C’est le fameux no-reply, cette communication sans relation que dénonçait Thierry Libaert pour la fondation Jean Jaurès – qui n’est d’ailleurs pas propre aux services publics. En 2023, Propublica avait montré comment l’assureur américain Cigna avait économisé des millions de dollars en rejetant des demandes de remboursement sans même les faire examiner par des médecins, en pariant sur le fait que peu de clients feraient appels. Même chose chez l’assureur santé américain NaviHealth qui excluait les clients dont les soins coûtaient trop cher, en tablant sur le fait que beaucoup ne feraient pas appels de la décision, intimidés par la demande – alors que l’entreprise savait que 90 % des refus de prise en charge sont annulés en appel. Les refus d’indemnisation, justifiés ou non, alimentent la colère que provoquent déjà les refus de communication. La branche financement de Toyota aux Etats-Unis a été condamnée pour avoir bloqué des remboursements et mis en place, délibérément, une ligne d’assistance téléphonique « sans issue » pour l’annulation de produits et services. Autant de pratiques difficiles à prouver pour les usagers, qui se retrouvent souvent très isolés quand leurs réclamations n’aboutissent pas. Mais qui disent que la pratique du refus voire du silence est devenue est devenue une technique pour générer du profit. 

Réduire le coût des services clients

En fait, expliquaient déjà en 2019 les chercheurs Anthony Dukes et Yi Zhu dans la Harvard Business Review : si les services clients sont si mauvais, c’est parce qu’en l’étant, ils sont profitables ! C’est notamment le cas quand les entreprises détiennent une part de marché importante et que leurs clients n’ont pas de recours. Les entreprises les plus détestées sont souvent rentables (et, si l’on en croit un classement américain de 2023, beaucoup d’entre elles sont des entreprises du numérique, et plus seulement des câblo-opérateurs, des opérateurs télécom, des banques ou des compagnies aériennes). Or, expliquent les chercheurs, « certaines entreprises trouvent rentable de créer des difficultés aux clients qui se plaignent ». En multipliant les obstacles, les entreprises peuvent ainsi limiter les plaintes et les indemnisations. Les deux chercheurs ont montré que cela est beaucoup lié à la manière dont sont organisés les centres d’appels que les clients doivent contacter, notamment le fait que les agents qui prennent les appels aient des possibilités de réparation limitées (ils ne peuvent pas rembourser un produit par exemple). Les clients insistants sont renvoyés à d’autres démarches, souvent complexes. Pour Stéphanie Thum, une autre méthode consiste à dissimuler les possibilités de recours ou les noyer sous des démarches complexes et un jargon juridique. Dukes et Zhu constatent pourtant que limiter les coûts de réclamation explique bien souvent le fait que les entreprises aient recours à des centres d’appels externalisés. C’est la piste qu’explore d’ailleurs Chris Colin, qui rappelle que l’invention du distributeur automatique d’appels, au milieu du XXe siècle a permis d’industrialiser le service client. Puis, ces coûteux services ont été peu à peu externalisés et délocalisés pour en réduire les coûts. Or, le principe d’un centre d’appel n’est pas tant de servir les clients que de « les écraser », afin que les conseillers au téléphone passent le moins de temps possible avec chacun d’eux pour répondre au plus de clients possibles

C’est ce que raconte le livre auto-édité d’Amas Tenumah, Waiting for Service: An Insider’s Account of Why Customer Service Is Broken + Tips to Avoid Bad Service (En attente de service : témoignage d’un initié sur les raisons pour lesquelles le service client est défaillant + conseils pour éviter un mauvais service, 2021). Amas Tenumah (blog, podcast), qui se présente comme « évangéliste du service client », explique qu’aucune entreprise ne dit qu’elle souhaite offrir un mauvais service client. Mais toutes ont des budgets dédiés pour traiter les réclamations et ces budgets ont plus tendance à se réduire qu’à augmenter, ce qui a des conséquences directes sur les remboursements, les remises et les traitements des plaintes des clients. Ces objectifs de réductions des remboursements sont directement transmis et traduits opérationnellement auprès des agents des centres d’appels sous forme d’objectifs et de propositions commerciales. Les call centers sont d’abord perçus comme des centres de coûts pour ceux qui les opèrent, et c’est encore plus vrai quand ils sont externalisés. 

Le service client vise plus à nous apaiser qu’à nous satisfaire

Longtemps, la mesure de la satisfaction des clients était une mesure sacrée, à l’image du Net Promoter Score imaginé au début 2000 par un consultant américain qui va permettre de généraliser les systèmes de mesure de satisfaction (qui, malgré son manque de scientificité et ses innombrables lacunes, est devenu un indicateur clé de performance, totalement dévitalisé). « Les PDG ont longtemps considéré la fidélité des clients comme essentielle à la réussite d’une entreprise », rappelle Colin. Mais, si tout le monde continue de valoriser le service client, la croissance du chiffre d’affaires a partout détrôné la satisfaction. Les usagers eux-mêmes ont lâché l’affaire. « Nous sommes devenus collectivement plus réticents à punir les entreprises avec lesquelles nous faisons affaire », déclare Amas Tenumah : les clients les plus insatisfaits reviennent à peine moins souvent que les clients les plus satisfaits. Il suffit d’un coupon de réduction de 20% pour faire revenir les clients. Les clients sont devenus paresseux, à moins qu’ils n’aient plus vraiment le choix face au déploiement de monopoles effectifs. Les entreprises ont finalement compris qu’elles étaient libres de nous traiter comme elles le souhaitent, conclut Colin. « Nous sommes entrés dans une relation abusive ». Dans son livre, Tenumah rappelle que les services clients visent bien plus « à vous apaiser qu’à vous satisfaire »… puisqu’ils s’adressent aux clients qui ont déjà payé ! Il est souvent le premier département où une entreprise va chercher à réduire les coûts

Dans nombre de secteurs, la fidélité est d’ailleurs assez mal récompensée : les opérateurs réservent leurs meilleurs prix et avantages aux nouveaux clients et ne proposent aux plus fidèles que de payer plus pour de nouvelles offres. Une opératrice de centre d’appel, rappelle que les mots y sont importants, et que les opérateurs sont formés pour éluder les réclamations, les minorer, proposer la remise la moins disante… Une autre que le fait de tomber chaque fois sur une nouvelle opératrice qui oblige à tout réexpliquer et un moyen pour pousser les gens à l’abandon. 

La complexité administrative : un excellent outil pour invisibiliser des objectifs impopulaires

La couverture du livre Administrative Burden.

Dans son livre, Sunstein explique que le Sludge donne aux gens le sentiment qu’ils ne comptent pas, que leur vie ne compte pas. Pour la sociologue Pamela Herd et le politologue Donald Moynihan, coauteurs de Administrative Burden: Policymaking by Other Means (Russel Sage Foundation, 2019), le fardeau administratif comme la paperasserie complexe, les procédures confuses entravent activement l’accès aux services gouvernementaux. Plutôt que de simples inefficacités, affirment les auteurs, nombre de ces obstacles sont des outils politiques délibérés qui découragent la participation à des programmes comme Medicaid, empêchent les gens de voter et limitent l’accès à l’aide sociale. Et bien sûr, cette désorganisation volontaire touche de manière disproportionnée les gens les plus marginalisés. « L’un des effets les plus insidieux du sludge est qu’il érode une confiance toujours plus faible dans les institutions », explique la sociologue. « Une fois ce scepticisme installé, il n’est pas difficile pour quelqu’un comme Elon Musk de sabrer le gouvernement sous couvert d’efficacité »… alors que les coupes drastiques vont surtout compliquer la vie de ceux qui ont besoin d’aide. Mais surtout, comme l’expliquaient les deux auteurs dans une récente tribune pour le New York Times, les réformes d’accès, désormais, ne sont plus lisibles, volontairement. Les coupes que les Républicains envisagent pour l’attribution de Medicaid ne sont pas transparentes, elles ne portent plus sur des modifications d’éligibilité ou des réductions claires, que les électeurs comprennent facilement. Les coupes sont désormais opaques et reposent sur une complexité administrative renouvelée. Alors que les Démocrates avaient œuvré contre les lourdeurs administratives, les Républicains estiment qu’elles constituent un excellent outil politique pour atteindre des objectifs politiques impopulaires. 

Augmenter le fardeau administratif devient une politique, comme de pousser les gens à renouveler leur demande 2 fois par an plutôt qu’une fois par an. L’enjeu consiste aussi à développer des barrières, comme des charges ou un ticket modérateur, même modique, qui permet d’éloigner ceux qui ont le plus besoin de soins et ne peuvent les payer. Les Républicains du Congrès souhaitent inciter les États à alourdir encore davantage les formalités administratives. Ils prévoient d’alourdir ainsi les sanctions pour les États qui commettent des erreurs d’inscription, ce qui va les encourager à exiger des justificatifs excessifs – alors que là bas aussi, l’essentiel de la fraude est le fait des assureurs privés et des prestataires de soins plutôt que des personnes éligibles aux soins. Les Républicains affirment que ces contraintes servent des objectifs politiques vertueux, comme la réduction de la fraude et de la dépendance à l’aide sociale. Mais en vérité, « la volonté de rendre l’assurance maladie publique moins accessible n’est pas motivée par des préoccupations concernant l’intérêt général. Au contraire, les plus vulnérables verront leur situation empirer, tout cela pour financer une baisse d’impôts qui profite principalement aux riches ». 

Dans un article pour The Atlantic de 2021, Annie Lowrey évoquait le concept de Kludgeocracrie du politologue Steven Teles, pour parler de la façon dont étaient bricolés les programmes de prestations en faisant reposer sur les usagers les lourdeurs administratives. Le but, bien souvent, est que les prestations sociales ne soient pas faciles à comprendre et à recevoir. « Le gouvernement rationne les services publics par des frictions bureaucratiques déroutantes et injustes. Et lorsque les gens ne reçoivent pas l’aide qui leur est destinée, eh bien, c’est leur faute ». « C’est un filtre régressif qui sape toutes les politiques progressistes que nous avons ». Ces politiques produisent leurs propres économies. Si elles alourdissent le travail des administrations chargées de contrôler les prestations, elles diminuent mécaniquement le volume des prestations fournies. 

Le mille-feuille de l’organisation des services publics n’explique pas à lui seul la raison de ces complexités. Dans un livre dédié au sujet (The Submerged State: How Invisible Government Policies Undermine American Democracy, University of Chicago Press, 2011), la politologue Suzanne Mettler soulignait d’ailleurs, que les programmes destinés aux plus riches et aux entreprises sont généralement plus faciles à obtenir, automatiques et garantis. « Il n’est pas nécessaire de se prosterner devant un conseiller social pour bénéficier des avantages d’un plan d’épargne-études. Il n’est pas nécessaire d’uriner dans un gobelet pour obtenir une déduction fiscale pour votre maison, votre bateau ou votre avion…». « Tant et si bien que de nombreuses personnes à revenus élevés, contrairement aux personnes pauvres, ne se rendent même pas compte qu’elles bénéficient de programmes gouvernementaux ». Les 200 milliards d’aides publiques aux entreprises en France, distribués sans grand contrôle, contrastent d’une manière saisissante avec la chasse à la fraude des plus pauvres, bardés de contrôles. Selon que vous êtes riches ou pauvres, les lourdeurs administratives ne sont pas distribuées équitablement. Mais toutes visent d’abord à rendre l’État dysfonctionnel. 

L’article d’Annie Lowrey continue en soulignant bien sûr qu’une meilleure conception et que la simplification sont à portée de main et que certaines agences américaines s’y sont attelé et que cela a porté ses fruits. Mais, le problème n’est plus celui-là me semble-t-il. Voilà longtemps que les effets de la simplification sont démontrés, cela n’empêche pas, bien souvent, ni des reculs, ni une fausse simplification. Le contrôle reste encore largement la norme, même si partout on constate qu’il produit peu d’effets (comme le montraient les sociologues Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet, dans leur livre sur le contrôle du chômage, Chômeurs, vos papiers !voir notre recension). Il est toujours plus fort sur les plus démunis que sur les plus riches et la tendance ne s’inverse pas, malgré les démonstrations. 

Et le déferlement de l’IA pour le marketing risque de continuer à dégrader les choses. Pour Tenumah, l’arrivée de services clients gérés par l’IA vont leur permettre peut-être de coûter moins cher aux entreprises, mais ils ne vont répondre à aucune attente

La résistance au Sludge s’organise bien sûr. Des réglementations, comme la règle « cliquez pour annuler » que promeut la FTC américaine, vise à éliminer les obstacles à la résiliation des abonnements. L’OCDE a développé, elle, une internationale Sludge Academy pour développer des méthodes d’audits de ce type de problème, à l’image de la méthodologie développée par l’unité comportemementale du gouvernement australien. Mais la régulation des lacunes des services clients est encore difficile à mettre en œuvre. 

Le cabinet Gartner a prédit que d’ici 2028, l’Europe inscrira dans sa législation le droit à parler à un être humain. Les entreprises s’y préparent d’ailleurs, puisqu’elles estiment qu’avec l’IA, ses employés seront capables de répondre à toutes les demandes clients. Mais cela ne signifie pas qu’elles vont améliorer leur relation commerciale. On l’a vu, il suffit que les solutions ne soient pas accessibles aux opérateurs des centres d’appels, que les recours ne soient pas dans la liste de ceux qu’ils peuvent proposer, pour que les problèmes ne se résolvent pas. Faudra-t-il aller plus loin ? Demander que tous les services aient des services de médiation ? Que les budgets de services clients soient proportionnels au chiffre d’affaires ? 

Avec ses amis, Chris Colin organise désormais des soirées administratives, où les gens se réunissent pour faire leurs démarches ensemble afin de s’encourager à les faire. L’idée est de socialiser ces moments peu intéressants pour s’entraider à les accomplir et à ne pas lâcher l’affaire. 

Après plusieurs mois de discussions, Ford a fini par proposer à Chris de racheter sa voiture pour une somme équitable. 

Dégradation du service client ? La standardisation en question

Pour autant, l’article de The Atlantic ne répond pas pleinement à la question de savoir si le numérique aggrave le Sludge. Les pratiques léontines des entreprises ne sont pas nouvelles. Mais le numérique les attise-t-elle ? 

« Après avoir progressé régulièrement pendant deux décennies, l’indice américain de satisfaction client (ACSI), baromètre du contentement, a commencé à décliner en 2018. Bien qu’il ait légèrement progressé par rapport à son point bas pendant la pandémie, il a perdu tous les gains réalisés depuis 2006 », rappelle The Economist. Si la concentration et le développement de monopoles explique en partie la dégradation, l’autre raison tient au développement de la technologie, notamment via le développement de chatbots, ces dernières années. Mais l’article finit par reprendre le discours consensuel pour expliquer que l’IA pourrait améliorer la relation, alors qu’elle risque surtout d’augmenter les services clients automatisés, allez comprendre. Même constat pour Claer Barrett, responsable de la rubrique consommateur au Financial Times. L’envahissement des chatbots a profondément dégradé le service client en empêchant les usagers d’accéder à ce qu’ils souhaitent : un humain capable de leur fournir les réponses qu’ils attendent. L’Institute of Customer Service (ICS), un organisme professionnel indépendant qui milite pour une amélioration des normes de la satisfaction client, constate néanmoins que celle-ci est au plus bas depuis 9 ans dans tous les secteurs de l’économie britannique. En fait, les chatbots ne sont pas le seul problème : même joindre un opérateur humain vous enferme également dans le même type de scripts que ceux qui alimentent les chatbots, puisque les uns comme les autres ne peuvent proposer que les solutions validées par l’entreprise. Le problème repose bien plus sur la normalisation et la standardisation de la relation qu’autre chose

« Les statistiques des plaintes des clients sont très faciles à manipuler », explique Martyn James, expert en droits des consommateurs. Vous pourriez penser que vous êtes en train de vous plaindre au téléphone, dit-il, mais si vous n’indiquez pas clairement que vous souhaitez déposer une plainte officielle, celle-ci risque de ne pas être comptabilisée comme telle. Et les scripts que suivent les opérateurs et les chatbots ne proposent pas aux clients de déposer plainte… Pourquoi ? Légalement, les entreprises sont tenues de répondre aux plaintes officielles dans un délai déterminé. Mais si votre plainte n’est pas officiellement enregistrée comme telle, elles peuvent traîner les pieds. Si votre plainte n’est pas officiellement enregistrée, elle n’est qu’une réclamation qui se perd dans l’historique client, régulièrement vidé. Les consommateurs lui confient que, trop souvent, les centres d’appels n’ont aucune trace de leur réclamation initiale

Quant à trouver la page de contact ou du service client, il faut la plupart du temps cinq à dix clics pour s’en approcher ! Et la plupart du temps, vous n’avez accès qu’à un chat ou une ligne téléphonique automatisée. Pour Martyn James, tous les secteurs ont réduit leur capacité à envoyer des mails autres que marketing et la plupart n’acceptent pas les réponses. Et ce alors que ces dernières années, de nombreuses chaînes de magasins se sont transformées en centres de traitement des commandes en ligne, sans investir dans un service client pour les clients distants. 

« Notre temps ne leur coûte rien »

« Notre temps ne leur coûte rien », rappelle l’expert. Ce qui explique que nous soyons contraints d’épuiser le processus automatisé et de nous battre obstinément pour parler à un opérateur humain qui fera son maximum pour ne pas enregistrer l’interaction comme une plainte du fait des objectifs qu’il doit atteindre. Une fois les recours épuisés, reste la possibilité de saisir d’autres instances, mais cela demande de nouvelles démarches, de nouvelles compétences comme de savoir qu’un médiateur peut exister, voire porter plainte en justice… Autant de démarches qui ne sont pas si accessibles. 

Les défenseurs des consommateurs souhaitent que les régulateurs puissent infliger des amendes beaucoup plus lourdes aux plus grands contrevenants des services clients déficients. Mais depuis quels critères ? 

Investir dans un meilleur service client a clairement un coût. Mais traiter les plaintes de manière aussi inefficace en a tout autant. Tous secteurs confondus, le coût mensuel pour les entreprises britanniques du temps consacré par leurs employés à la gestion des problèmes clients s’élève à 8 milliards d’euros, selon l’ICS. Si les entreprises commençaient à mesurer cet impact de cette manière, cela renforcerait-il l’argument commercial en faveur d’un meilleur service ?, interroge Claer Barrett. 

Au Royaume-Uni, c’est le traitement des réclamations financières qui offre le meilleur service client, explique-t-elle, parce que la réglementation y est beaucoup plus stricte. A croire que c’est ce qui manque partout ailleurs. Pourtant, même dans le secteur bancaire, le volume de plaintes reste élevé. Le Financial Ombudsman Service du Royaume-Uni prévoit de recevoir plus de 181 000 plaintes de consommateurs au cours du prochain exercice, soit environ 10 % de plus qu’en 2022-2023. Les principales plaintes à l’encontre des banques portent sur l’augmentation des taux d’intérêts sur les cartes de crédits et la débancarisation (voir notre article). Une autre part importante des plaintes concerne les dossiers de financement automobiles, et porte sur des litiges d’évaluation de dommages et des retards de paiements. 

Pourtant, selon l’ICS, le retour sur investissement d’un bon service client reste fort. « D’après les données collectées entre 2017 et 2023, les entreprises dont le score de satisfaction client était supérieur d’au moins un point à la moyenne de leur secteur ont enregistré une croissance moyenne de leur chiffre d’affaires de 7,4 % ». Mais, celles dont le score de satisfaction est inférieur d’un point à la moyenne, ont enregistré également une croissance de celui-ci du niveau de la moyenne du secteur. La différence n’est peut-être pas suffisamment sensible pour faire la différence. Dans un monde en ligne, où le client ne cesse de s’éloigner des personnels, la nécessité de créer des liens avec eux devrait être plus importante que jamais. Mais, l’inflation élevée de ces dernières années porte toute l’attention sur le prix… et ce même si les clients ne cessent de déclarer qu’ils sont prêts à payer plus cher pour un meilleur service. 

La morosité du service client est assurément à l’image de la morosité économique ambiante.

Hubert Guillaud 

10.09.2025 à 07:00

La tech au bord du gouffre financier 

Hubert Guillaud
Thomas Gerbaud a eu la bonne idée de tenter de résumer et synthétiser l’article fleuve d’Ed Zitron, AI is money trap, paru cet été. Cet article interroge la question de la rentabilité des entreprises et startups de l’IA et montre que leur consommation d’investissements est encore plus délirante que leur consommation de ressources énergétiques.  « […]
Texte intégral (830 mots)

Thomas Gerbaud a eu la bonne idée de tenter de résumer et synthétiser l’article fleuve d’Ed Zitron, AI is money trap, paru cet été. Cet article interroge la question de la rentabilité des entreprises et startups de l’IA et montre que leur consommation d’investissements est encore plus délirante que leur consommation de ressources énergétiques. 

« Pour faire un lien avec la crise des subprimes de 2008, on peut dire que la Silicon Valley est en crise : au lieu de maisons trop chères, les investisseurs ont mis de l’argent dans des startups non rentables avec des valorisations qu’ils ne pourront jamais vendre, et ils sont probablement déjà en pertes sans s’en rendre compte.

Puisque personne ne les achète, les startups d’IA générative doivent lever des fonds à des valorisations toujours plus élevées pour couvrir leurs coûts, réduisant ainsi leurs chances de survie. Contrairement à la crise immobilière, où la valeur des biens a fini par remonter grâce à la demande, le secteur du GenAI dépend d’un nombre limité d’investisseurs et de capital, et sa valeur ne tient qu’aux attentes et au sentiment autour du secteur.

Certaines sociétés peuvent justifier de brûler du capital (en millions ou milliards), comme Uber ou AWS. Mais elles avaient un lien avec le monde réel, physique. Facebook est une exception, mais elle n’a jamais été un gouffre à cash comme le sont les acteurs du GenAI.

Ces startups sont les subprimes des investisseurs : valorisations gonflées, aucune sortie claire et aucun acheteur évident. Leur stratégie consiste à se transformer en vitrines, et à présenter leurs fondateurs comme des génies mystérieux. Jusqu’ici, le seul mécanisme de liquidité réel de la GenAI est de vendre des talents aux BigTechs et à prix fort. »

Sous quelque angle qu’on l’a regarde, l’IA générative n’est pas rentable. « Cette industrie entière perd massivement de l’argent ». Leurs dépenses d’investissements, notamment en data centers et en puces, sont colossales, « malgré les revenus limités du secteur ». Le risque est que les investissements des Big Tech engloutissent l’économie. 

« L’IA générative est un fantasme créé par les BigTechs.

Cette bulle est destructrice. Elle privilégie le gaspillage de milliards et les mensonges, plutôt que la création de valeur. Les médias sont complices, car ils ne peuvent pas être aveugles à ce point. Le capital-risque continue de surfinancer les startups en espérant les revendre ou les faire entrer en bourse, gonflant les valorisations au point que la plupart des entreprises du secteur ne peuvent espérer de sortie : leurs modèles d’affaires sont mauvais et elles n’ont quasiment aucune propriété intellectuelle propre. OpenAI et Anthropic concentrent toute la valeur. »

« L’industrie de la GenAI est artificielle : elle génère peu de revenus, ses coûts sont énormes et son fonctionnement nécessite une infrastructure physique si massive que seules les BigTechs peuvent se l’offrir. La concurrence est limitée.

Les marchés sont aveuglés par la croissance à tout prix. Ils confondent l’expansion des BigTechs avec une vraie croissance économique. Cette croissance repose presque entièrement sur les caprices de quatre entreprises, ce qui est vraiment inquiétant. »

Pour l’investisseur Paul Kedrosky cité par le Wall Street Journal

« Nous vivons un moment historiquement exceptionnel. Peu importe ce que l’on pense des mérites de l’IA ou de l’expansion explosive des centres de données, l’ampleur et la rapidité du déploiement de capitaux dans une technologie qui se déprécie rapidement sont remarquables. Ce ne sont pas des chemins de fer ; nous ne construisons pas des infrastructures pour un siècle. Les data centers pour la GenAI sont des installations à durée de vie courte et à forte intensité d’actifs, reposant sur des technologies dont les coûts diminuent et nécessitant un remplacement fréquent du matériel pour préserver les marges. »

Pour Zitron, la récession économique se profile. « Il n’a aucune raison de célébrer une industrie sans plans de sortie et avec des dépenses en capital qui, si elles restent inutiles, semblent être l’une des rares choses maintenant la croissance de l’économie américaine. »

09.09.2025 à 07:00

Design vs IA, la grande rivalité

Hubert Guillaud
La designer Nolwenn Maudet propose une passionnante analyse du rapport entre IA et design d'interface, expliquant que les limites de l'IA sont liées au recul du design.
Texte intégral (2681 mots)

Le design a toujours été en concurrence avec l’IA, explique la designer Nolwenn Maudet dans un article pour l’Institut des cultures en réseau. « Après deux décennies de riches développements dans le design d’interaction, notamment portés par la conception des interactions tactiles nécessaires aux smartphones, la tendance s’est inversée. Le retour en grâce de l’IA a coïncidé, au cours de la dernière décennie, avec la standardisation et l’appauvrissement progressifs du design d’interfaces, ce qui est, selon moi, loin d’être une coïncidence. » Pour la designer, cette rivalité découle de deux manières très différentes de penser la relation entre ordinateurs et humains. Du côté du design, l’enjeu est la capacité des humains à prendre le contrôle et à piloter les ordinateurs, du côté des développeurs d’IA, l’enjeu est plutôt que les ordinateurs deviennent suffisamment intelligents pour être autonomes afin que les humains puissent leur confier des tâches. « Ainsi, même si les promoteurs de l’IA ne le disent pas en ces termes, leur vision du futur, ce qu’ils visent, est la mort du design d’interaction, car vouloir tout anticiper revient finalement à tout automatiser, à éliminer toute interaction ». Pour Maudet, reprenant les propos de Jonathan Grudin, on pourrait dire que l’Interaction homme-machine s’est développée dans l’ombre de l’IA : « L’IHM a prospéré pendant les hivers de l’IA et a progressé plus lentement lorsque l’IA était en faveur. »

Pourquoi l’IA est-elle si attractive ?

Pourquoi l’IA est-elle si attractive ? « Les causes sont complexes et tiennent largement à des enjeux politiques et économiques, car les techniques d’IA modernes reposent sur le modèle économique lucratif de l’exploration et de la monétisation des données. Un autre problème réside dans la distinction claire et l’absence de lien entre l’intelligence artificielle et les métiers de l’interface au sein des entreprises. Enfin, le rôle de l’imaginaire ne peut être négligé. En effet, il est difficile pour le design de faire rêver comme l’IA le fait. Créer des entités intelligentes et autonomes sur le terrain d’un côté, optimiser et faciliter l’utilisation d’un outil complexe de l’autre ». La concurrence est rude entre « la recherche sur les défis perceptivo-moteurs et cognitifs des interfaces graphiques d’un côté, les machines exotiques et les promesses glamour de l’IA de l’autre. Les interfaces graphiques étaient cool, mais l’IA a dominé les financements et l’attention médiatique, et a prospéré », explique encore Grudin. « Les interfaces ne sont jamais une fin en soi, mais simplement un moyen de permettre aux humains d’accomplir des tâches. En tant qu’outils, elles semblent inoffensives. D’autant plus que l’interface repose sur un paradoxe : elle passe inaperçue alors qu’elle est sous nos yeux. »

« Les actions et les volontés explicitées par nos interactions sont perçues comme subjectives, tandis que les données enregistrées par des capteurs et à notre insu apparaissent plus objectives et donc vraies, un présupposé largement erroné qui persiste », explique Nolwenn Maudet en faisant référence au livre de Melanie Feinberg, Everyday Adventures with Unruly Data (MIT Press, 2022, non traduit) qui défend une approche humaine des données d’abord et avant tout qu’elles restent ambiguës, complexes et incertaines. Pour Maudet, l’IA tend à privilégier les interactions basées sur des signaux non explicites ou entièrement volontaires de la part des utilisateurs : le regard plutôt que la main, les expressions faciales plutôt que les mots. Par exemple, les thermostats intelligents utilisent des capteurs pour déterminer les habitudes d’occupation et modifier la température en fonction des comportements, ce qui traduit combien les ingénieurs de l’IA sont fondamentalement méfiants à l’égard des actions humaines, quand les designers, eux, vont avoir tendance à faciliter la configuration des paramètres par l’utilisateur

Le design reste pourtant la condition de succès de l’IA

Pour la designer, l’engouement actuel pour l’IA ne devrait pourtant pas nous faire oublier que « l’IA a toujours besoin du design, des interfaces et des interactions, même si elle feint de les ignorer ». Le design des interfaces reste la condition de succès des systèmes prédictifs et des systèmes de recommandation. L’un des grands succès de TikTok, repose bien plus sur l’effet hypnotique du défilement pour proposer un zapping perpétuel que sur la qualité de ses recommandations. L’IA ne pourrait exister ni fonctionner sans interfaces, même si elle feint généralement de les ignorer. L’IA utilise souvent des proxys pour déterminer des comportements, comme d’arrêter de vous recommander une série parce que vous avez interrompu l’épisode, qu’importe si c’était parce que vous aviez quelque chose de plus intéressant à faire. Face à des interprétations algorithmiques qu’ils ne maîtrisent pas, les utilisateurs sont alors contraints de trouver des parades souvent inefficaces pour tenter de dialoguer via une interface qui n’est pas conçue pour cela, comme quand ils likent toutes les publications d’un profil pour tenter de faire comprendre à l’algorithme qu’il doit continuer à vous les montrer. Ces tentatives de contournements montrent pourtant qu’on devrait permettre aux utilisateurs de « communiquer directement avec l’algorithme », c’est-à-dire de pouvoir plus facilement régler leurs préférences. Nous sommes confrontés à une « dissociation stérile entre interface et algorithme », « résultat de l’angle mort qui fait que toute interaction explicite avec l’IA est un échec de prédiction ». « Le fait que la logique de l’interface soit généralement déconnectée de celle de l’algorithme ne contribue pas à sa lisibilité »

Maudet prend l’exemple des algorithmes de reconnaissance faciale qui produisent des classements depuis un score de confiance rarement communiqué – voir notre édito sur ces enjeux. Or, publier ce score permettrait de suggérer de l’incertitude auprès de ceux qui y sont confrontés. Améliorer les IA et améliorer les interfaces nécessite une bien meilleure collaboration entre les concepteurs d’IA et les concepteurs d’interfaces, suggère pertinemment la designer, qui invite à interroger par exemple l’interface textuelle dialogique de l’IA générative, qui a tendance à anthropomorphiser le modèle, lui donnant l’apparence d’un locuteur humain sensible. Pour la designer Amelia Wattenberg, la pauvreté de ces interfaces de chat devient problématique. « La tâche d’apprendre ce qui fonctionne incombe toujours à l’utilisateur ». Les possibilités offertes à l’utilisateur de générer une image en étirant certaines de ses parties, nous montrent pourtant que d’autres interfaces que le seul prompt sont possibles. Mais cela invite les ingénieurs de l’IA à assumer l’importance des interfaces. 

Complexifier l’algorithme plutôt que proposer de meilleures interfaces

Les critiques de l’IA qui pointent ses limites ont souvent comme réponse de corriger et d’améliorer le modèle et de mieux corriger les données pour tenter d’éliminer ses biais… « sans remettre en question les interfaces par lesquelles l’IA existe et agit ». « L’amélioration consiste donc généralement à complexifier l’algorithme, afin qu’il prenne en compte et intègre des éléments jusque-là ignorés ou laissés de côté, ce qui se traduit presque inévitablement par de nouvelles données à collecter et à interpréter. On multiplie ainsi les entrées et les inférences, dans ce qui ressemble à une véritable fuite en avant. Et forcément sans fin, puisqu’il ne sera jamais possible de produire des anticipations parfaites ».

« Reprenons le cas des algorithmes de recommandation, fortement critiqués pour leur tendance à enfermer les individus dans ce qu’ils connaissent et consomment déjà. La réponse proposée est de chercher le bon dosage, par exemple 60 % de contenu déjà connu et 40 % de nouvelles découvertes. Ce mélange est nécessairement arbitraire et laissé à la seule discrétion des concepteurs d’IA, mettant l’utilisateur de côté. Mais si l’on cherchait à résoudre ce problème par le design, une réponse simpliste serait une interface offrant les deux options. Cela rendrait toutes les configurations possibles, nous forçant à nous poser la question : est-ce que je veux plus de ce que j’ai déjà écouté, ou est-ce que je veux m’ouvrir ? Le design d’interaction encourage alors la réflexivité, mais exige attention et choix, ce que l’IA cherche précisément à éviter, et auquel nous sommes souvent trop heureux d’échapper ». 

Et Maudet d’inviter le design à s’extraire de la logique éthique de l’IA qui cherche « à éviter toute action ou réflexion de la part de l’utilisateur » en corrigeant par l’automatisation ses erreurs et ses biais.

« Le développement des algorithmes s’est accompagné de la standardisation et de l’appauvrissement progressif des interactions et des interfaces qui les supportent ». Le design ne peut pas œuvrer à limiter la capacité d’action des utilisateurs, comme le lui commande désormais les développeurs d’IA. S’il œuvre à limiter la capacité d’action, alors il produit une conception impersonnelle et paralysante, comme l’a expliqué le designer Silvio Lorusso dans son article sur la condition de l’utilisateur

Mais Maudet tape plus fort encore : « il existe un paradoxe évident et peu questionné entre la personnalisation ultime promise par l’intelligence artificielle et l’homogénéisation universelle des interfaces imposée ces dernières années. Chaque flux est unique car un algorithme détermine son contenu. Et pourtant, le milliard d’utilisateurs d’Instagram ou de TikTok, où qu’ils soient et quelle que soit la raison pour laquelle ils utilisent l’application, ont tous la même interface sous les yeux et utilisent exactement les mêmes interactions pour la faire fonctionner. Il est ironique de constater que là où ces entreprises prétendent offrir une expérience personnalisée, jamais auparavant nous n’avons vu une telle homogénéité dans les interfaces : le monde entier défile sans fin derrière de simples fils de contenu. Le design, rallié à la lutte pour la moindre interaction, accentue cette logique, effaçant ou reléguant progressivement au second plan les paramètres qui permettaient souvent d’adapter le logiciel aux besoins individuels. Ce que nous avons perdu en termes d’adaptation explicite de nos interfaces a été remplacé par une adaptation automatisée, les algorithmes étant désormais chargés de compenser cette standardisation et de concrétiser le rêve d’une expérience sur mesure et personnalisée. Puisque toutes les interfaces et interactions se ressemblent, la différenciation incombe désormais également à l’algorithme, privant le design de la possibilité d’être un vecteur d’expérimentation et un créateur de valeur, y compris économique ».

Désormais, la solution aux problèmes d’utilisation consiste bien souvent à ajouter de l’IA, comme d’intégrer un chatbot « dans l’espoir qu’il oriente les visiteurs vers l’information recherchée, plutôt que de repenser la hiérarchie de l’information, l’arborescence du site et sa navigation ». 

Le risque est bien de mettre le design au service de l’IA plutôt que l’inverse. Pas étonnant alors que la réponse alternative et radicale, qui consiste à penser la personnalisation des interfaces sans algorithmes, gagne de l’audience, comme c’est le cas sur le Fediverse, de Peertube à Mastodon qui optent pour un retour à l’éditorialisation humaine. La généralisation de l’utilisation de modèle d’IA sur étagère et de bibliothèques de composants standardisés, réduisent les possibilités de personnalisation par le design d’interaction. Nous sommes en train de revenir à une informatique mainframe, dénonce Maudet, « ces ordinateurs puissants mais contrôlés, une architecture qui limite par essence le pouvoir d’action de ses utilisateurs ». Les designers doivent réaffirmer l’objectif de l’IHM : « mettre la puissance de l’ordinateur entre les mains des utilisateurs et d’accroître le potentiel humain plutôt que celui de la machine »

Hubert Guillaud

MAJ du 9/09/2025 : Nolwenn Maudet vient de mettre une version en français de son article (.pdf) sur son site.

MAJ du 10/09/2025 : L’anthropologue Sally Applin dresse le même constat dans un article pour Fast Company. Toutes les interfaces sont appelées à être remplacées par des chatbots, explique Applin. Nos logiciels sont remplacés par une fenêtre unique. Les chatbots sont présentés comme un guichet unique pour tout, la zone de texte est en train d’engloutir toutes les applications. Nos interfaces rétrécissent. Ce changement est une rupture radicale avec la conception d’interfaces telle qu’on l’a connaissait. Nous sommes passés de la conception d’outils facilitant la réalisation de tâches à l’extraction de modèles servant les objectifs de l’entreprise qui déploient les chatbots. “Nous avons cessé d’être perçus comme des personnes ayant des besoins, pour devenir la matière première d’indicateurs, de modèles et de domination du marché”. Qu’importe si les chatbots produisent des réponses incohérentes, c’est à nous de constamment affiner les requêtes pour obtenir quelque chose d’utile. “Là où nous utilisions autrefois des outils pour accomplir notre travail, nous le formons désormais à effectuer ce travail afin que nous puissions, à notre tour, terminer le nôtre”. “La ​​trajectoire actuelle du design vise à effacer complètement l’interface, la remplaçant par une conversation sous surveillance – une écoute mécanisée déguisée en dialogue”. “Il est injuste de dire que le design centré sur l’utilisateur a disparu – pour l’instant. Le secteur est toujours là, mais les utilisateurs cibles ont changé. Auparavant, les entreprises se concentraient sur les utilisateurs ; aujourd’hui, ce sont les LLM qui sont au cœur de leurs préoccupations”. Désormais, les chatbots sont devenus l’utilisateur.

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