17.11.2024 à 12:00
Lovecraft dans la cour des grands écrivains
Texte intégral (900 mots)
Howard Phillips Lovecraft, né en 1890 à Providence (Rhode Island), n’a pas trois ans lorsque son père est interné dans un asile psychiatrique où sans recouvrer jamais la raison, il mourra cinq ans plus tard, sans doute de la syphilis. Son grand-père maternel le recueille avec sa mère en 1893. Il le guérit de sa peur du noir, mais lui raconte des histoires de fantômes et l’encourage dans sa découverte de la littérature d’imagination, à commencer par les Mille et Une Nuits. Howard, âgé de cinq ans, adopte le nom d’Abdul Alhazred, qu’il donnera plus tard à l’Arabe fou auteur du Necronomicon.
Laurent Folliot explique dans une introduction aussi érudite que passionnante que ce titre, « venu en rêve à Lovecraft, aurait signifié selon lui, dans un grec approximatif, “une image de la loi des morts”, tandis que le titre arabe original, Al Azif, désigne le bourdonnement nocturne de certains insectes, superstitieusement interprété comme le hurlement des goules hantant ces cimetières où Alhazred allait fouiller en quête de survivances ténébreuses ».
Les autres lectures marquantes de son enfance sont Le Dit du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge et les contes pour la jeunesse de Nathaniel Hawthorne inspirés des mythes grecs, puis l’œuvre d’Edgar Allan Poe, découverte à huit ans, alors qu’il s’initie à la chimie, et ne reste qu’un an à l’école où il vient d’entrer, victime de ce qu’il appellera plus tard une « quasi-dépression nerveuse ».
« Copernic du récit d’horreur »
Trouvant son origine dans les traumatismes de son enfance, sa vocation littéraire se déclare également très tôt, puisqu’il écrit son premier texte de fiction à six ans, et ses premiers vers, inspirés de l’Odyssée, l’année suivante. Il porte à son point de perfection le « conte matérialiste d’épouvante », selon la formule de son premier admirateur français, Jacques Brégier.
Son univers inquiétant et son art de « réduire l’humanité à l’insignifiance en ouvrant les secrets de la Terre sur ceux de l’espace [et] en expliquant la terreur des superstitions ancestrales par une “réalité” cosmique plus épouvantable encore » sont à mettre en rapport avec les progrès de la science de l’époque. La théorie de la relativité comme celle de l’évolution ébranlent les vieilles conceptions religieuses et anthropocentrées du monde. Lovecraft explore les thèmes de la survivance et de la régression biologiques, notamment dans « La Peur qui rôde » (1922) et dans « Les Rats dans le mur » (1923).
Les créatures qu’il invente ne forment pas, contrairement aux dieux de la mythologie véritable, un ordre signifiant de l’univers : « elles suggèrent bien plutôt », explique l’introduction, « ce que celui-ci recèle de proliférant, d’irréductible à tout cadre symbolique, d’étranger à tout anthropomorphisme ». Leurs noms sont déjà une promesse de terreur : Cthulhu, Shub-Niggurath, Yog-Sothoth, Nyarlathotep… Assez tôt, on trouve dans ses textes des glossolalies, des langues impossibles : « Magna Mater ! Magna Mater ! … Atys… Dia ad aghaid ‘s ad aodann… agus bas dunach ort ! Dhonas ‘s dholas ort, argus leat-sa ! … Ungl… Ungl… rrrlh… chchch… » Telles sont les paroles de Delaporte à la fin d’un des récits.
Une œuvre paradoxale
Grand lecteur de Lord Dunsany (1878-1957) et d’Arthur Machen (1863-1947), deux écrivains britanniques issus du décadentisme, Lovecraft a inspiré des auteurs aussi divers que Borges, Joyce Carol Oates ou Houellebecq. Il a publié la plupart de ses récits dans Weird Tales ou Astounding Stories, des pulp magazines, ainsi nommés d’après la pâte à papier bon marché qui servait à leur production. Il est mort d’un cancer de l’intestin en 1937, sans avoir pu les recueillir en volume, ce que feront deux de ses admirateurs deux ans plus tard.
Son œuvre brouille les frontières entre littérature populaire et littérature sérieuse, comme Frankenstein, Sherlock Holmes ou les personnages de Tolkien. En témoignent ses nombreuses adaptations à l’écran et sous forme de romans graphiques ou de jeux vidéo, voire de mèmes Internet. Elle a bénéficié de l’essor des mass media auxquels il était lui-même hostile, fidèle en cela à sa culture élitiste. « Gigantesque machine à rêver », comme le dit Houellebecq, son œuvre est devenue une référence incontournable, bien au-delà de la littérature de genre à laquelle elle appartient d’abord. Elle est ainsi largement utilisée et mentionnée dans La Treizième Heure (2022), roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam qui explore notamment les questions de la transidentité et de l’hermaphrodisme.
Cette édition très savante propose une chronologie ainsi qu’un index et des notes portant sur les principaux personnages, lieux et ouvrages cités dans le volume. Elle met en évidence les qualités littéraires de Lovecraft et la singularité de sa vision – bref, son statut de véritable écrivain.
15.11.2024 à 14:00
Hannah Arendt à Paris : entretien avec Marina Touillez
Texte intégral (3774 mots)
Au 10, rue Dombasle, dans le 15e arrondissement de Paris, une plaque indique que Walter Benjamin (1892-1940), « philosophe et écrivain allemand, traducteur de Proust et de Baudelaire », y vécut de 1938 à 1940. Derrière les murs de cet immeuble de style art nouveau, trouvèrent refuge non seulement le grand philosophe auteur de « Sur le concept d’histoire », mais aussi – couvés et protégés par une concierge lectrice de l’Humanité en union libre avec un antifasciste italien – la philosophe Hannah Arendt, son second mari Henrich Blücher, l’essayiste Arthur Koestler dénonciateur brillant du stalinisme et d’autres, qui formèrent ce qu’Arendt appela sa « tribu » de « parias ». Pas loin vivaient Erich Cohn-Bendit, un des principaux avocats des communistes persécutés en Allemagne, et son épouse Herta, parents de Gaby (né en 1936 à Montrouge) et de Dany.
Dans son ouvrage, Marina Touillez, journaliste et spécialiste de la Shoah, fait œuvre d’historienne. Elle « apporte des éléments très nouveau à la biographie d’Hannah Arendt » sur les années de son exil français avant son départ aux États-Unis, selon la spécialiste de la philosophe Martine Leibovici, et corrige des erreurs paresseusement répétées d’ouvrages en ouvrages. Pour ceux qui ne sont pas historiens, elle fait surtout œuvre de mémoire au nécessaire sens du terme : elle nous plonge dans une époque qui fait honte à notre pays, gauche comprise, et appelle au souvenir d’années paradigmatiques (voir matricielles) pour penser l’inquiétante période que nous vivons, entre montée des racismes, dont l’antisémitisme, des autoritarismes dans le monde et dans notre pays, en même temps que des lâchetés – du centre et de la gauche notamment – face à ces ascensions pourtant résistibles.
L’année 1938 où la petite bande serrée autour d’Arendt et Benjamin emménage 10 rue Dombasle apparaît comme celle de la perte définitive des illusions. Alors que ces juifs allemands et communistes – déjà dans l’opposition au stalinisme – ont cru que le pays des dreyfusards les défendrait, la France va les abandonner puis les livrer aux nazis : en 1938, le gouvernement d’alliance entre la droite et des radicaux, « en même temps » de droite et de gauche, prend des décrets-lois, les classe « indésirables » et commence à les regrouper dans des camps avec les réfugiés républicains espagnols, tandis que la Conférence internationale d’Evian sur l’accueil des réfugiés juifs – convoquée par les États-Unis pour imaginer une répartition – adopte à l’unanimité une résolution finale qui décide… de ne rien faire.
Autour de cette année pivot, le livre nous plonge, comme un roman, dans le quotidien de la petite bande, à la fois individus exceptionnels et réfugiés comme les autres. L'écriture simple et belle, le luxe de détails, la tristement réelle dramaturgie comme la force de l’amitié entre les personnages font tourner les pages sans s'arrêter, et remercier finalement l’épaisseur de l’ouvrage. Avant 1938, on découvre l’engagement dans l’opposition allemande en exil qui s’illusionne sur la fragilité des nazis au pouvoir, le sionisme et le judaïsme en France, divisé entre « Israélites » installés et réfugiés méprisés. Après 1938, la souricière se referme sur les amis d'Arendt, d’arrestations en survie dans les camps, de course pour les visas vers les États-Unis en lutte pour simplement manger.
D’un côté, on voit un pays se trahir et préparer son adhésion au pétainisme : on désespère page après page de voir enfin apparaître le nom d’un français ou d’une organisation politique s’engageant réellement à leurs côtés, comme on se désespère de ce « bloc central » droite/centre qui – validant les thèses de l’agitation d’extrême-droite, espérant amadouer l’Allemagne nazi, adoptant déjà l’inepte thèse de l’appel d’air – rend la vie de plus en plus impossible aux réfugiés. De l’autre, on voit « la famille » autour d’Arendt érigeant l’amitié comme seule vertu et praxis politique, permettant de résister quand tous les repères s’effondrent, la France des lumières et l’URSS patrie du socialisme.
S’il faut lire cet ouvrage, c’est que, comme le dit Marina Touillez dans cet entretien, ce n’est « pas forcément parce que l’histoire se répète, mais plutôt parce que nous serions toujours dans la même séquence historique ». Il est urgent d’en sortir par un sursaut d’émancipation et d’amitié révolutionnaire.
Nonfiction : Vous avez mis plusieurs années à écrire ce livre. D’où vous vient cette passion pour Hannah Arendt ?
Marina Touillez : Je n’avais pas et je n’ai toujours pas à proprement parler de passion pour Hannah Arendt elle-même. Au départ, je voulais seulement en savoir plus sur ceux qui ont été pourchassés en tant qu’« indésirables » par l’administration française dans les années trente. Je me souvenais vaguement que cela concernait Hannah Arendt, alors j’ai voulu creuser les raisons de son internement à Gurs, puis son itinéraire en France. Cela m’intéressait d’en apprendre plus sur le parcours de réfugiée de cette personnalité aujourd’hui tellement à la mode. Comme je ne trouvais pas de texte détaillé sur ces années-là, j’ai commencé à enquêter seule et, dès les premiers éléments recueillis, j’ai compris que j’étais en présence d’une grande histoire. C’est l’histoire de cette femme et de ses amis fantasques et géniaux emportés dans « les sombres temps » qui m’a passionnée, au point d’y consacrer autant de temps, d’énergie et de pages.
Dans le titre de votre ouvrage, deux mots sautent aux yeux : « parias » et « tribu » (dont le deuxième est placé entre guillemets). Pouvez-vous expliciter le choix de ces deux mots ? Pourquoi ne pas utiliser celui d’« indésirables », terme pratiqué par les autorités françaises pour désigner cette « catégorie » d’étrangers ?
Le mot « parias » rend sans doute mieux compte du ressenti des réfugiés antinazis en exil, du rejet d’une partie de la population française qu’ils ont dû essuyer et des abandons successifs qu’ils ont connus et que je décris dans le livre : par les dirigeants de la communauté juive française, par la communauté internationale au moment de la Conférence d’Évian, par l’URSS, par la France, etc. Il renvoie aussi au terme employé par Günther Anders dans La Catacombe de Molussie pour désigner de manière métaphorique les opposants à Hitler. Et, bien sûr, il fait référence à la catégorie de « paria conscient » que Hannah Arendt oppose à celle du « parvenu » pour désigner le positionnement des Juifs dans les sociétés (allemande et française) qui pratiquent l’assimilation. Dans les années trente en France, elle juge durement les « parvenus » français, c’est-à-dire les Juifs assimilés, qu’on appelait « Israélites » à l’époque. Elle leur reproche d’être prêts à tout au nom de l’assimilation, y compris à abandonner les Juifs réfugiés.
Elle, Hannah Arendt, pensait qu’il fallait, en tant que Juif, faire le constat de l’échec de l’assimilation, assumer sa condition de « paria » et travailler à la constitution d’une solidarité juive internationale. Plus généralement, elle a valorisé dans tous les domaines de sa vie une façon de demeurer « bohême » et même « infréquentable ». Elle disait : « le non-conformisme est la condition sine qua non de l'accomplissement intellectuel. » En cela, le terme « paria » ne dit pas seulement la violence de l’expérience de l’exil en France pour les réfugiés allemands dans les années trente, il est également porteur d’une promesse.
Le mot « tribu » est le terme que Hannah Arendt elle-même employait pour désigner ces fabuleux amis qu’elle a rencontrés en France et qui ont formé une famille salvatrice. Dans une de ses lettres que je cite dans le livre, elle utilise aussi le mot « Mespoche » qui est un mot yiddish signifiant « famille, clan ».
Au début de votre livre, un personnage semble jouer un rôle déterminant dans le parcours d’Hannah Arendt : Rahel Varnhagen. Pourquoi ?
Hannah Arendt n’a jamais rencontré Rahel Varnhagen, et pourtant cette personnalité l’a fortement influencée de ses vingt ans à ses trente ans. Rahel Varnhagen était une figure importante de la vie intellectuelle au XIXe siècle en Allemagne. Elle tenait des salons littéraires fréquentés par les intellectuels les plus célèbres de son temps : Schlegel, Hegel, Heine, les frères Humboldt, etc. Après que sa meilleure amie, Anne Mendelssohn-Weil, lui a offert sa correspondance et ses journaux intimes, Hannah Arendt s’est passionnée pour cette femme brillante et a décidé d’écrire sa biographie dans le cadre de son habilitation.
Hannah Arendt entame ce travail au moment où les Nazis enchaînent les victoires électorales en Allemagne. Cette atmosphère politique ainsi que l’étude de la vie de Rahel Varnahagen va amener la jeune femme à conclure que l’assimilation pour les Juifs en Allemagne est un piège et un jeu de dupe. Rahel Varnhagen était née en 1771 dans une famille juive de commerçants berlinois. Elle avait épousé le diplomate Karl August Varnhagen von Ense en 1814 et s’était convertie au christianisme. En observant les échecs et les souffrances de Rahel Varnhagen dans son parcours pour s’assimiler, Hannah Arendt a fini par adopter le constat sioniste de l’époque pour lequel la société allemande, malgré la révolution culturelle des Lumières (Aufklärung), était demeurée profondément antisémite, et que dans ce cadre-là, l’assimilation des Juifs était vouée à l’échec. Cette conviction et l’arrivée des Nazis au pouvoir vont finalement faire basculer la jeune femme dans la politique au pire moment. En 1933, après l’incendie du Reichstag, elle entre en Résistance contre Hitler. Mais elle sera dénoncée et arrêtée.
Pourquoi les intellectuels allemands peinent-ils à prendre la mesure de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de sa capacité à s’y maintenir ?
Dans les années trente, l’Allemagne est un pays à l’avant-garde dans tous les domaines : technique, scientifique, artistique. Berlin est à la fois une ville très moderne et un bastion de la gauche.Les intellectuels progressistes allemands, souvent berlinois, ont une foi inébranlable en l’humanisme allemand. Ils voient Hitler et les nazis comme des bouffons et pensent, d’une part, qu’ils seront incapables de se hisser au pouvoir et de le garder, et d’autre part, que la population allemande ne le permettra jamais. Ils sous-estiment l’habileté politique des nazis et surestiment la résistance que la population va leur opposer.
Pourquoi Hannah Arendt fait-elle finalement le choix de la France pour son exil, alors qu’elle n’y émigre pas directement ?
Hannah Arendt arrive à Genève début août 1933 et ne s’exilera finalement à Paris que quelques mois plus tard, au début du mois d’octobre. Dans le livre, je raconte comment une amie de sa mère peut lui procurer un toit et un emploi à Genève. Mais lorsqu’elle comprend que son exil va se prolonger, les nazis étant bien accrochés au pouvoir en Allemagne, elle choisit, comme la plupart des réfugiés allemands, de se diriger vers la France, et même vers Paris. On entend dire en effet que l’aide aux réfugiés en France est large et bien organisée. Pour elle, qui veut continuer à combattre Hitler en tant que Juive, c’est la réputation de la France, pays ami des Juifs, qui l’attire ; c'est le pays des dreyfusards qui ont fait parler d’eux dans toute l’Europe à peine trente ans auparavant.
« Heureux comme un Juif en France » disait-on parfois en yiddish ou en allemand. Alors, la réalité de l’accueil français va être un véritable choc pour Hannah Arendt et ses compagnons.
Est-ce le « statut » de parias qui conduit à cette inclinaison fraternelle, qui parcourt le livre de bout en bout ? Pour vous, en quoi l’amitié est-elle politique ?
Toute sa vie, Hannah Arendt a cherché à s’entourer d’amis. Elle avait « le génie de l’amitié », a dit son ami Hans Jonas, qu’elle avait rencontré à 17 ans pendant leurs études à Marbourg. Mais il est vrai qu’à Paris, il semble que les liens tissés avec les autres membres de la « tribu », tous orphelins de patrie et de famille politique, aient été particulièrement forts. Plus tard, elle a théorisé cette « chaleur des peuples parias », une fraternité exceptionnelle que ne peuvent connaître que ceux qui sont complètement rejetés du monde.
Dans le monde occidental actuel, caractérisé par un individualisme exacerbé et l’atomisation de la société, l’expérience d’une solitude profonde, d’un isolement dévastateur, s’est généralisée. Une souffrance si aigüe qu’elle explique, semble-t-il, la tentation des peuples pour les totalitarismes. Aujourd’hui, la propagation des pratiques numériques a encore renforcé l’enfermement de chacun sur lui-même et la difficulté à nouer de véritables amitiés. Dans ce contexte, et alors que l’esprit de division règne, il me semble, oui, que l’amitié et l’entraide sont puissamment politiques. C’est aussi l’une des choses que nous enseigne l’histoire de Hannah Arendt et de ses amis à Paris, et c’est pourquoi j’ai voulu la raconter.
Hannah Arendt fut internée dans le camp de Gurs et peu de temps après, dans son itinéraire, elle sera tentée par le suicide. Pourtant, elle dira de ces huit années passées en France que cette période de sa vie représente plutôt pour elle des jours heureux. Comment expliquer cette perception paradoxale ?
À partir de quelques mots échappés dans certaines lettres, bien après son départ de France, nous comprenons effectivement que Hannah Arendt a effleuré le désespoir pendant son internement (et non peu de temps après) et qu'elle a songé au suicide. Mais effectivement, en 1975, peu de temps avant sa mort, elle dira dans son discours de réception du prix Sonning à Copenhague : « j'ai été en partie formée par huit longues années assez heureuses passées en France. »1
À mon sens, deux éléments peuvent éclairer ces mots : « années assez heureuses ». D’une part, le temps passé en France a été paradoxal au sens où elle y a connu à la fois des moments de profonds désarrois, mais également de grands bonheurs. Elle adorait Paris, elle y a vécu sans doute les plus grandes heures de sa jeunesse auprès de ses magnifiques amis et dans l’effervescence de sa passion pour Heinrich Blücher.
Par ailleurs, cette formule illustre à mon avis la pudeur de Hannah Arendt, qui avait le pathos en horreur et ne s’étendait jamais sur ses souffrances, surtout pas dans un discours public. La nouvelle de la Shoah qui lui est parvenu en 1943 a sans doute également influé sur la perception même de ce qu’elle avait vécu dans ces années-là. Je pense qu’en qualifiant ses années en France d’« assez heureuses », elle a en tête l’horreur indicible vécue par la majorité des Juifs européens pendant la Shoah, et qui lui a été épargnée. Il lui aurait sans doute paru indécent de s’étendre sur les souffrances de son exil français alors qu’une grande partie de son peuple a connu les camps d’extermination au même moment. La persécution qu’elle a subie en France a été relativisée par l’existence d’Auschwitz.
En mai 1941, Hannah Arendt arrive à New York grâce au réseau Varian Fry, et vous dites qu’elle éprouve de la culpabilité d’être sauvée. Comment comprenez-vous ce sentiment ?
Il semble qu’il y ait eu au moins deux moments de culpabilité pour Hannah Arendt et Heinrich Blücher : en mai 1941, lorsqu’ils arrivent aux Etats-Unis, ils sont presque les seuls membres de la tribu à être sortis d’affaire. Benjamin est mort, on n’a plus de nouvelles de Fritz Fränkel, les Klenbort et les Cohn-Bendit sont coincés à Montauban. Anne Weil et sa sœur se cachent dans un pigeonnier. Ils n’ont pas grand-chose à manger et la France entière est devenue une souricière pour les réfugiés allemands. Hannah Arendt craint que sa mère, qu’elle a dû laisser derrière elle, ne parvienne jamais à les rejoindre. Le nombre de visas délivrés par Varian Fry était largement insuffisant et Heinrich Blücher écrit à Günther Anders : « nous sommes bien arrivés mais ne pouvons pas encore respirer librement parce que nous devons craindre de faire partie des derniers sauvés, d’avoir donc eu, d’une certaine façon, trop de chance. »2
En 1944, à nouveau, lorsqu’ils mesurent l’ampleur du génocide des Juifs d’Europe, il semble que Hannah Arendt ait sombré dans la culpabilité d’être encore en vie ; un sentiment partagé par de nombreux rescapés.
Hannah Arendt est restée en grande fidélité intellectuelle avec Walter Benjamin, même après, et peut-être surtout après le suicide de ce dernier. Est-ce parce qu’il jouait un rôle particulier au sein de la tribu ?
Cela tient surtout aux liens très forts que Hannah Arendt et Walter Benjamin avaient noués à Paris. Hannah Arendt a dit plus tard qu’il était à Heinrich Blücher et elle leur « meilleur ami en France ». Ils étaient devenus très proches dans les semaines qui ont précédé la mort de Benjamin, comme je le détaille dans le chapitre 5. Dans le chaos de cet été 1940, Walter Benjamin a tenté plusieurs fois de retenir Hannah Arendt auprès de lui, et la dernière fois qu’ils se sont vus à Marseille, il envisageait encore d’attendre que Hannah et Heinrich aient obtenus leurs visas pour passer clandestinement la frontière avec eux. C’était risquer que ses propres autorisations se périment, et Hannah a réussi à l’en dissuader. Alors il lui a confié son manuscrit sur le concept d’histoire et il est parti. Hannah le connaissait assez pour savoir que son travail était tout pour lui, alors dès son arrivée à New York en 1941, elle a commencé à remuer ciel et terre pour que l’ensemble de son œuvre soit publiée et reconnue. Elle n’a jamais cessé de le faire jusqu’à la fin de sa vie.
Mais Walter Benjamin, il est vrai, bénéficiait également auprès des amis du 10, rue Dombasle d’une estime singulièrement forte. Ils lui reconnaissaient une intelligence exceptionnelle et ils le surnommaient le « Vieux », peut-être plus pour sa sagesse que pour ses cheveux blancs, car il n’était pas beaucoup plus âgé qu’eux. Arthur Koestler, son voisin direct au 7e étage du 10 rue Dombasle, a écrit à propos de Walter Benjamin que c’était l’« une des personnes les plus originales et les plus spirituelles qu['il ait] connues. »3
La « tribu » survit-elle après la guerre ?
Pas en tant que telle, c’est-à-dire en tant que groupe qui se réunissait fréquemment et vivait en grande proximité. Mais des liens forts entre beaucoup de ses membres ont perduré. Hannah Arendt et Heinrich Blücher ont constitué une seconde « tribu » à New York. Malgré certaines fâcheries passagères et des moments d’éloignement, Lotte et Chanan Klenbort en ont fait partie et sont restés proches des Blücher toutes leurs vies. Comme je le détaille dans le livre, Hannah et Heinrich ont tenu à prendre soin des enfants des Klenbort et des Cohn-Bendit. Un lien a tenu jusqu’à la fin.
En refermant le livre, on ne peut s’empêcher de faire la parallèle avec notre situation actuelle où l’extrême droite progresse et où le refus de l’étranger envahit le débat public. Est-ce que ces sujets vous ont aussi accompagné pendant l’écriture de votre livre ?
Bien sûr, pas seulement les sujets de la montée de l’antisémitisme et de la xénophobie, et de la tentation totalitaire qui se propage dans tout le monde occidental actuellement, mais aussi la faillite de la gauche : une faillite morale et électorale qui a peut-être ses racines dans les évènements que je décris. Pas forcément parce que l’histoire se répète, mais plutôt parce que nous serions toujours dans la même séquence historique.
Notes :
1 - Hannah ARENDT, Le grand jeu du monde, discours à l’occasion de la remise du prix Sonning, 1975, traduction de Michelle-Irène B. DE LAUNAY et André ENEGRÉN, revue Esprit, Juillet-août 1982, No. 67/68, Juillet-août 1982, p.22.
2 - Günther ANDERS, Hannah ARENDT, Correspondance, 1939-1975, Op. Cit., p.21.
3 - Arthur KOESTLER, La lie de la terre, Op. Cit, p.297.
14.11.2024 à 17:00
Une histoire de l’Association. Bande dessinée d'auteurs et légitimité
Lire plus (204 mots)
Le début des années 1990 constitue un tournant dans l’histoire de la bande dessinée, à la fois en matière de renouvellement de formats et de contenus mais aussi en matière de légitimité culturelle.
La maison d’édition L’Association, fondée à la même époque, est emblématique de ce moment auquel elle a contribué de manière déterminante, notamment en révélant plusieurs auteurs désormais majeurs : David B., Emmanuel Guibert, Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Marjane Satrapi ou encore Joann Sfar.
De l’histoire de cette maison d’édition alternative aux parcours et aux influences de ses principaux auteurs, ce livre dévoile l’originalité de l’organisation et du fonctionnement de l’Association, qui place les auteurs au cœur de sa ligne éditoriale. Analysant le discours et la politique éditoriale de la maison d’édition, il montre comment celle-ci est progressivement devenue un acteur de référence dans le domaine de la bande dessinée.
Le début de l'introduction et le sommaire sont disponibles sur le site de l'éditeur.
13.11.2024 à 09:00
Albert Camus et la décroissance : entretien avec Alexis Lager
Texte intégral (2421 mots)
Dans Albert Camus et la nature contre l’histoire, Alexis Lager et Rémi Larue explorent et mettent en lumière les dimensions écologiques de la pensée et de l’œuvre du prix Nobel de littérature pour l’année 1957, le rangeant parmi les « précurseurs de la décroissance ».
Nonfiction : De quelle manière les écrits de Serge Latouche sur les « écrivains ou journalistes », les « poètes, les peintres et les esthètes de toutes sortes » qui, par leurs œuvres, « ont contribué à stimuler la réflexion sur l’objection de croissance » illimitée (Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, 2016), vous ont-ils inspirés dans la conception de votre livre, Rémi Larue et vous-même ?
Alexis Lager : Serge Latouche a été pour nous une référence constante. C’est lui le fondateur de la collection « les précurseur-ses de la décroissance » qui a accueilli notre volume. Les distinctions qu’il pose dans l’anthologie de cette collection entre grand ancien, éclaireur, et pionnier nous ont mis en garde contre le risque de l’anachronisme et contre la tentation de plaquer trop schématiquement une grille décroissante à la pensée de Camus. Un sens de la nuance très salutaire.
Concernant Camus, le terme de lanceur d’alerte nous a semblé préférable. L’œuvre foisonnante de Latouche, qui touche à l’économie, à l’anthropologie, à la religion, à la pédagogie, nous a permis de mieux mettre en évidence les lignes de convergence entre Camus et la décroissance : le sens des limites, la conscience de la finitude humaine et terrestre, la critique de la raison techniciste et instrumentale, la déconstruction du mythe du progrès, le caractère substantiel de notre présence au monde, la question de la pauvreté volontaire et du don. Cela est peu connu, mais Serge Latouche, a donné, en 2003, une interview dans un livre collectif autour de Camus. S’il admet que l’auteur de L’Homme révolté n’est pas une référence primordiale chez lui, il reconnaît que la lecture de « L’Exil d’Hélène » a contribué à nourrir la distinction qu’il effectue dans Le Défi de Minerve entre le raisonnable et le rationnel. Cette distinction recoupe pleinement l’analyse de Camus qui déclarait, fidèle en cela aux Grecs, ne pas « croire à la raison » rationaliste mais à l’intelligence de la mesure.
Albert Camus a fortement critiqué l'impact de la science et de la technique sur la nature et la sensibilité humaine. Cette critique a-t-elle motivé son intégration parmi les « précurseur-ses de la décroissance » ?
Oui, cette critique a évidemment motivé notre choix. Camus est conscient que la réduction de l’homme à la rationalité technique et scientifique peut entraîner un « rétrécissement » de sa sensibilité, de son rapport au monde et aussi de son humanité. C’est ce qu’il appelle le phénomène de l’abstraction, qui est pour lui profondément mortifère car il conduit à couper à la fois ce qui relie l’homme à la nature (l’expérience de la beauté est une part essentielle de l’humanisation pour Camus) mais également ce qui relie les hommes entre eux (en ne voyant dans l’autre qu’un chiffre, une donnée, un outil ou un ennemi).
À cette raison abstraite, Camus oppose une faculté humanisante : l’imagination. Pour lui, l’imagination n’est pas un repli dans l’irréel, l’onirisme, elle est une faculté créatrice, une puissance d’incarnation et d’empathie qui fait le lien vers la réalité et l’autre. Quand Camus fait dire à Rieux dans La Peste que ce qu’il manque aux autorités, « c’est l’imagination » car « les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau », il est très proche de Günther Anders, un autre précurseur de la décroissance, qui déplorait la « cécité apocalyptique » de l’homme face à la bombe atomique, son incapacité à imaginer la catastrophe. Quand il prend la parole lors de la conférence d’Athènes en 1955, il se déclare « absolument opposé à toutes les formes de pensée qui voudraient revenir au rouet ou à la charrue à bras ». La science et la technique sont pour lui des composantes essentielles de l’humain. Elles peuvent être bénéfiques, à condition qu’elles soient maîtrisées, limitées.
Serait-il juste de dire que la critique du « culte de la production » dans L'homme révolté (1951) est un acte politique et intellectuel relevant de la pensée de la décroissance ?
Ce serait, sur le plan historique, un anachronisme puisque la pensée de la décroissance n’émerge véritablement que dans les années 1970, bien après la mort de Camus. Cela dit, sur le plan intellectuel, cette critique peut être considérée comme un geste pré-décroissant. Rétrospectivement en effet, on ne peut qu’être frappé par la proximité entre la position de Camus à l’égard du credo productiviste et celle des décroissants. Dans L’Homme révolté, Camus montre que capitalisme bourgeois et socialisme autoritaire, opposés sur le plan politique, se rejoignent en fait dans une conception religieuse du progrès conduisant à une accumulation et une production démesurées. L’écrivain partage avec la décroissance la volonté de déconstruire l’idéologie du progrès, conçue comme une croyance, un mythe, qui conduit à justifier l’aliénation humaine. Une telle proximité n’a rien de surprenante : Camus, à l’instar d’un Orwell ou d’un Giono, fait partie de ces grandes figures qui ont nourri le terreau intellectuel des écologistes radicaux.
La dialectique de la nature et de l’histoire occupe une place majeure dans l’œuvre et la pensée d’Albert Camus. Comment ce dernier a-t-il pensé cette tension ? A-t-il su éviter l’écueil de ce que d’aucuns appellent la « sortie de l’Histoire » ?
Oui, cette dialectique est au cœur de sa pensée. Dès 1937, il lit Le Déclin de l’Occident de Spengler et note dans ses Carnets : « Toute la question : l’antithèse de l’histoire et de la nature ». Camus retracera cette lutte dans L’Homme révolté. Pour lui, l’équilibre entre nature et histoire qui a éclairé la Grèce antique va être remis en cause. D’abord par le christianisme – qui, en imaginant la vie humaine comme un simple passage vers une éternité (le paradis) après la mort, va couper la présence de l’homme au monde – puis par les philosophies de l’histoire qu’il regroupe sous le terme d’« historisme » (il désigne par là Hegel, Marx et Sartre) qui vont réduire l’homme à sa seule dimension historique en niant l’idée antique de nature humaine ou de nature tout court.
Pour Camus, cette dynamique forcenée (où l’homme ne se réaliserait que dans l’histoire, dans ses luttes) conduit inévitablement à déshumaniser l’homme car elle ne l’envisage que comme une « créature » abstraite dont la fin de l’histoire marquerait la réalisation complète, l’avènement idéal. L’idéologie transhumaniste, que dénoncent les décroissants, est aujourd’hui un des avatars de cet historisme dénoncé par Camus. L’historisme ferme selon lui les yeux sur l’existence d’« une part » irréductible de l’humain dont chacun peut faire l’expérience dans ses rapports sociaux et amicaux ou dans le sentiment de proximité ontologique avec le vivant. Son refus du fatalisme historique frappe toutes les pensées contemporaines (progressisme, déclinisme, collapsologie) qui présupposent une fin à l’histoire. Pour Camus, l’homme tient son destin entre ses mains. Le progrès de la condition humaine n’est jamais assuré, tout comme son déclin.
La nature méditerranéenne que chante Albert Camus dans ses écrits est quelque peu onirique. Ne voyez-vous pas dans ses célébrations de la « mesure » des anciens Grecs un certain essentialisme de type romantique ?
Le rapport de Camus à la nature, et la célébration des paysages qu’il implique, est de type lyrique, poétique. S’il n’hésite pas à célébrer la beauté de l’Algérie et à témoigner d’une forme d’exaltation proche de l’expérience romantique, il a cependant toujours eu, à l’égard de la subjectivité romantique, des réticences. Il l’accuse de masquer l’absurdité du monde. Dans ses descriptions lyriques, l’émotion est un vecteur, non pour atteindre le moi, mais pour révéler la beauté énigmatique de l’absurdité du monde et éprouver sa dimension sacrée. L’absurdité du monde ne suppose pas chez lui l’absence d’un ordre naturel immanent. Comme il le dit dans L’Homme révolté : « l’art […] nous apprend que l'homme ne se résume pas seulement à l'histoire et qu'il trouve aussi une raison d'être dans l'ordre de la nature. Le grand Pan, pour lui, n'est pas mort. » L’artiste a pour Camus une capacité à éprouver cet ordre immanent du monde, ce processus de vie qui traverse tout, mais le sens de cet ordre lui échappe et l’absurdité demeure. Quand Camus célèbre la mesure du monde et parle de l’ordre de la nature, sa pensée témoigne d’un essentialisme qui lui vient des anciens Grecs, qui croyaient en l’existence de valeurs préexistantes à l’homme et à l’histoire.
La possibilité d’un « suicide atomique » hante les écrits journalistiques d’Albert Camus. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il a appelé de ses vœux à la création d'« utopies relatives » qui pourraient être des alternatives aux « utopies totales » que proposaient alors le libéralisme étasunien et le communisme soviétique. Qu’entendait-il par cette proposition ? Pensez-vous qu’il a sous-estimé l’impact des colonialismes français, britannique, russe et asiatique dans la banalisation des crimes contre l’humanité ?
Camus utilise la notion d’« utopie relative » dans « Ni victimes, ni bourreaux », une série d’articles écrite au début de la guerre froide. Face aux utopies totales que sont le libéralisme américain (rabaissant la sensibilité de l’homme au divertissement et à la consommation de masse) et au communisme soviétique (prêt à toutes les horreurs pour parvenir à une égalité rêvée), il pense une utopie relative qui refuserait les systèmes abstraits pour se concentrer sur les hommes présents et l’action concrète. Une pensée humble où chacun s’efforcerait à améliorer, depuis son échelle, la condition humaine. Cette idée préfigure l’« utopie concrète » de la décroissance invitant chacun à transformer son mode de vie pour réaliser au présent une société plus décente et plus soutenable.
Concernant la décolonisation, Camus a très tôt dénoncé les iniquités du système colonial mais n’a pas su percevoir assez vite la force du désir d’indépendance des peuples colonisés, le réduisant, pour ce qui concerne l’Algérie, à une manœuvre anti-occidentale des communistes dans leur stratégie de domination. À la différence d’Orwell, il n’a pas compris que seule l’indépendance de ces peuples permettrait à l’Europe de ne pas renier en profondeur ses valeurs universalistes et démocratiques. La solution fédérale qu’il propose pour l’Algérie témoigne du refus, déjà évoqué, du fatalisme historique, et d’une dimension utopique de sa pensée. Accepter le déracinement des Français d’Algérie, c’eut été, pour lui, ratifier l’existence de cet historisme contre lequel il n’a cessé de s’élever. Rendre justice aux colonisés était indispensable mais ne pouvait passer par la réalisation d’une autre injustice.
Albert Camus et la nature contre l’histoire se termine par deux extraits d’une conférence prononcée par l’auteur de La Peste à Athènes, « L’avenir de la civilisation européenne », en avril 1955. Aujourd’hui, dans le contexte de détresse écologique mondiale que nous connaissons, quel avenir voyez-vous pour la civilisation humaine ?
Il est très difficile de répondre à cette question. Comme le dit l’adage, nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Le monde dans lequel nous vivons, aussi bien sur le plan politique qu’écologique, n’invite pas à l’optimisme et l’idée même d’un avenir commun, solidaire, juste et fraternel paraît, quand on constate l’inaction climatique et les tensions géopolitiques, particulièrement compromis. Camus disait à son époque qu’il était « pessimiste quant à la destinée humaine » mais « optimiste quant à l’homme ». Je partage pleinement ce qu’il dit. Pour moi, ce sont des paroles de courage, non de renoncement. Ce n’est pas parce que l’épée de Damoclès climatique pèse de tout son poids sur le destin de l’humanité qu’il faut renoncer à agir. Face à un monde qui se défait – comme disait Camus –, il faut s’obstiner. Continuer à faire entendre sa révolte, à l’incarner au quotidien, ne pas céder au nihilisme ou au cynisme, se méfier des discours simplificateurs qui jouent sur la haine, tisser des solidarités, s’efforcer de construire, à son échelle, un avenir soutenable et décent, malgré les forces contraires. Voilà la seule attitude cohérente à mon sens, même si la partie est loin d’être gagnée. Les humains ont encore la possibilité de changer les choses. Ne pas croire dans cette capacité d’action, ce serait être fataliste. Et la pensée de Camus est précisément le contraire du fatalisme.
11.11.2024 à 09:00
L'épopée burlesque et kitsch de Richard Ford
Texte intégral (1334 mots)
Apparu pour la première fois dans le vaste cycle romanesque de Richard Ford en 1986, son héros Frank Bascombe revient en vieil homme désabusé dans Le Paradis des fous, paru aux Éditions de l’Olivier dans une traduction de Josée Kamoun. De fait, les histoires que le doppelgänger décalé de l’écrivain raconte à la première personne, celles d’une vie gâchée, d’ailleurs déjà presque consumée, constituent les chapitres d’une seule et même grande œuvre.
Frank Bascombe se retrouve au centre d’une nouvelle fiction, revêtu des habits d’un ancien journaliste sportif, bricolant en tant qu’agent immobilier dans son bureau de Demeures Confidentiel à Haddam, dans le New Jersey, avec Mike Mahoney, son comparse, bonimenteur de premier ordre. Ils vendent des conseils à des clients qui auraient pu les trouver dans le New York Times, s’ils s’en étaient donné la peine. Il cause business sans enthousiasme avec ce complice asiatique qui monte des coups mirobolants, tout du moins en paroles. « Ces maisons, il les a retapées, les retape toujours à moindre frais, en sous-traitant avec des entreprises du bâtiment et en déléguant la maintenance à des compagnies dont il est propriétaire, pour sécuriser ensuite les biens immeubles en les transformant en gadgets financiers qu’il vend sous forme d’actions à la Bourse de Tokyo à des investisseurs acrobates (souvent des Tibétains). Après quoi il loue les maisons en question, parfois à leurs précédents propriétaires. »
Pour l’heure, Frank a 74 ans. Il a guéri de son cancer de la prostate, évoqué dans un roman précédent. Divorcé deux fois, il a récemment répandu les cendres de sa seconde épouse dans l’Ives Lake, au sein du sanctuaire boisé du Huron Mountain Club, à la demande de leur fille Clarissa.
Il roule sur les routes des États-Unis dont Ford décrit férocement les villes et les gens bizarres. Des évocations drolatiques et si libérées de toute contrainte qu’on pense à Laurence Sterne et son Tristram Shandy, au cours de ses improbables pérégrinations.
Bascombe souffre de la solitude, mais ne s’en plaint que modérément. Seul désormais, soupirant vaguement pour une fille qu’il connut autrefois à l’université, il considère avec un sens aigu de la dérision ce que furent tant sa vie que ses amours. Quand il était un jeune père, il a perdu son fils âgé de dix ans, le frère bien aimé de son aîné Paul.
Il comble périodiquement sa solitude en compagnie de Betty, une jolie masseuse américano-vietnamienne qui tarife ses caresses à 200 dollars de l’heure. Ce n’est pas une prostituée à proprement parler ; elle masse honnêtement et courtoisement des hommes pour payer ses études, puis un jour, se marier. Elle a du style, elle fait ça vêtue d’un peignoir rose, ne va pas jusqu’à la conclusion biologique de son art. Elle le fait néanmoins rêver à autre chose de plus affectueux, plus spontané. Mais Betty nourrit un projet précis, et Bascombe n’en fait pas partie.
Il abandonne cette « relation » lorsque, depuis sa voiture, il aperçoit un client quitter Betty avec laquelle il a rendez-vous, tout de suite après. Il lui envoie tout de même dans une enveloppe, ses 200 dollars.
Clarissa, la fille de Frank, est lesbienne et toiletteuse pour chiens ; jamais avare de critiques acerbes à l’égard de son père. Mais celui-ci est avant tout investi d’une tâche tragique. Paul, son fils âgé de 47 ans, atteint de la maladie de Charcot, achève un traitement expérimental et compassionnel à la Clinique Mayo, où il va le chercher pour l’emmener à bord d’un Windbreaker, archaïque camping-car, loué pour trois jours, afin de visiter, pendant la semaine de la Saint-Valentin, un certain nombre de villes sur le chemin qui les conduira au mont Rushmore, dans le Dakota du Sud, où se trouvent les sculptures géantes de quatre présidents américains. Il fait un froid épouvantable, les routes sont gelées, les hôtels combles. Ils doivent accepter des motels minables. Les villes américaines sont laides et consternantes, leurs habitants boivent de la bière, se ruent sur les machines à sous, bouffent des montagnes de saloperies qui les rendent obèses. Gros culs, grosses cuisses, gros bides. C’est la norme.
Paul qui n’ignore pas qu’il va mourir, n’inspire pas de tendresse débordante à son père, qui l’observe impitoyablement. Il est gros, à moitié chauve, couvert de verrues, les lèvres distordues et baveuses, une main et les jambes animées de mouvements incontrôlables. Frank fait son devoir. Le pousse sur son fauteuil roulant par moins 20° C jusque dans des centres commerciaux hideux, que Paul trouve kitsch. Leurs dialogues erratiques se veulent parfois spirituels, mais sont en vérité, tragiques. La mort qui vient est la basse continue de leurs échanges, traversés de blagues cruelles et désespérées, ou complètement loupées.
Sur les routes encombrées de congères, ils errent le long de galeries qui proposent, pêle-mêle, des fosses septiques, des sex-toys, des drapeaux américains, de la junk food, des armes. Paul par provocation, achète ce qu’il trouve de plus moche. Des protestataires brandissent des pancartes en braillant : « La Saint Valentin n’aura pas ma peau, Cupidon piège à cons. »
C’est désespérant, mais on se prend à rire, tant l’équipée est grotesque. Frank Bascombe ne parle pas d’amour paternel ; il accomplit des gestes isolés, des actions nécessaires en cette circonstance, et se dit que c’est certainement ça l’amour. Ce que l’on peut faire en accomplissant des « gestes isolés ».
À la fin de ce récit chaotique, Bascombe en vient à l’épilogue. Son fils est mort. Pas de la maladie de Charcot, mais de l’épidémie du Covid. Isolé. Il est par conséquent mort seul, à l’hôpital. Sans Clarissa et sans Frank, victimes du confinement.
« Le jour viendra, Clarissa et moi en avons décidé, où nous transporterons ensemble la moitié des cendres de Paul au cimetière de Haddam pour les enterrer à côté de sa mère et de son frère. Pas de cornemuses, selon ses volontés épitaphe restant à déterminer ; faire-part succinct dans le Haddam Packet. L’autre partie de lui, nous l’emporterons jusqu’au Huron Mountain Club (Clarissa a hérité le statut de membre, elle ne m’en avait rien dit) et, avec plus de cérémonie que je n’en ai élaboré pour sa mère, il y a un an, une vraie célébration de la vie peut-être, nous remettrons l’autre moitié de lui aux eaux dansantes et morainiques d’Ives Lake. »
Un mot sur la difficulté de traduire la fausse oralité sophistiquée de certains aspects de l’anglais de Richard Ford. Ce n’est pas une mince affaire : rien à voir avec l’argot français. Traduit en français, ça ne « sonne » pas de la même façon. Ce n’est pas naturel. Il n’existe peut-être pas, dans certains cas, d’équivalence. Cela crisse un peu. Mais, souvent, miracle, ça passe. On y croit. Nabokov vilipendait sans fin ses traducteurs. Il n’arrivait pas à décider s’il fallait privilégier le sens ou la musique. Pour en revenir à l’anglais, traduisez, par exemple, les bouleversantes mélopées de Big Bill Broonzy en français, et vous perdrez tout.