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25.09.2024 à 11:00

Au secours le SAMU ! Histoire des services d'urgence

En mai 2023, la Cour des Comptes publie un rapport qui décrit qu’en 2021, près de 27.8 millions d’appels furent passés dans l’un des 100 Samu de France. Ce nombre considérable d’appels démontre l’importance cruciale des services d’urgences dans la société contemporaine. Il est aussi le fruit d'une longue histoire. Comment fut créé ce monde où nous pouvons être secourus n’importe où et en un temps record ? Quelles furent les étapes dans la construction de ce service de santé ?  Dans cet épisode, Jonas Eveilleau s’entretient avec Charles-Antoine Wanecq, post-doctorant au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains et membre du projet « Masques », afin de comprendre l’origine et l’histoire du Samu.    
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En mai 2023, la Cour des Comptes publie un rapport qui décrit qu’en 2021, près de 27.8 millions d’appels furent passés dans l’un des 100 Samu de France. Ce nombre considérable d’appels démontre l’importance cruciale des services d’urgences dans la société contemporaine. Il est aussi le fruit d'une longue histoire. Comment fut créé ce monde où nous pouvons être secourus n’importe où et en un temps record ? Quelles furent les étapes dans la construction de ce service de santé ? 

Dans cet épisode, Jonas Eveilleau s’entretient avec Charles-Antoine Wanecq, post-doctorant au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains et membre du projet « Masques », afin de comprendre l’origine et l’histoire du Samu.

 

 

21.09.2024 à 12:00

Bande dessinée : 1964-2024

L’exposition Bande dessinée : 1964-2024 englobe une partie de la production internationale contemporaine, de l’ underground californien et nippon des années 1960, en passant par le large spectre de la franco-belge, jusqu’au récent Chris Ware . 130 artistes et davantage de planches retracent cette période très féconde en termes de production et valident le phénomène de légitimation du neuvième art aux yeux du grand public. Une longue séquence invite le spectateur dans les méandres du musée. Douze salles s’enchaînent selon un parcours thématique imaginé par les commissaires d’exposition Anne Lemonnier et Emmanuèle Payen, avec le conseil scientifique de Thierry Groensteen et Lucas Hureau. L’entrée est historique : sous les auspices de la contre-culture, la décennie 1960 indique le changement radical de ton avec la période précédente, surtout par rapport à la production franco-belge alors soumise à la loi de 1949 sur la protection infantile. Cette dernière cloisonne la créativité des auteurs – de l’aventure pour des jeunes lecteurs masculins – autant qu’elle consacre la production belge, de Hergé à Franquin. La contre-culture californienne rebat les cartes, avec la revue underground Zap Comix (animée par Robert Crumb) en tête d’affiche. En France, l’éditeur Éric Losfeld publie Barbarella (1964) de Jean-Claude Forest et Valentina (1969) de Guido Crépax, deux nouvelles héroïnes face à la Schtroumpfette (1967) de Peyo. Côté nippon, la présentation des premiers numéros de la revue japonaise Garo ouvre l’exposition à l’univers graphique du moment, le manga, à travers l’une de ses expressions les plus singulières. Magazine avant-gardiste, Garo (1964-2022) propose une vision du Japon à travers des productions plus personnelles. Parmi ces œuvres destinées à un lectorat adulte, pointent çà et là les orientations les plus récentes du neuvième art, l’autobiographie ou la bande dessinée du réel ; la Bande dessinée devient citoyenne. Ce cadre posé, le spectateur suit la piste. Onze propositions thématiques occupent chacune un espace plus ou moins adapté. Devant l’objectif d’embrasser une large partie de la production mondiale des soixante dernières années, la scénographie doit être minimaliste, voire minimale. D’emblée, l’espace rire crée le lien entre le belge Franquin, chef de la ligne ronde, vieille école qui se développe dans le magazine Spirou , et le jeune Gotlib, acteur majeur de la période Pilote , puis fondateur de l’Écho des Savanes et de Fluide Glacial . Après le rire, l’effroi, la peur, l’héritage gore de l’épouvante des comics américains des années 1950 rejaillit dans la production étrange et fantastique de Daniel Clowes, Emil Ferris ou encore chez Ludovic Debeurme et Stéphane Blanquet. De la peur au rêve, il n’y a qu’une salle, l’occasion de voir un mur décoré de 32 illustrations de Killoffer, donnant naissance à une page. Peu à peu la thématique s’étiole, il faut faire quelques efforts de compréhension pour suivre les salles 5,6 et 7 : l’écriture de soi au fil des jours en noir et blanc. L’occasion de (re)voir le travail de Camille Jourdy, de David B. ou encore de Nina Bunjevac. Les salles 8, 9 et 10 font appel à la science humaine : histoire, mémoire, littérature et science-fiction sont tout autant d’occasions d’admirer les travaux originaux de Spigelman ( Maus ), de Rébecca Dautremer, de l’explosif Winchluss, mais aussi du génial Moebius ou encore du tout aussi génial Druillet . Une dernière boucle aborde les villes et la géométrie, le novateur De Crécy anime la cité et l’original Jochen Gerner célèbre l’abstraction. La Bande dessinée au musée Fort de ces nouvelles connaissances graphiques, le Centre Pompidou joue les prolongations un étage en dessous avec La Bande dessinée au musée . Un hommage suggère plusieurs rapprochements entre artistes. Différents auteurs se retrouvent au côté d’un ancien (par exemple Catherine Meurisse et Mark Rothko). D’anciens auteurs, comme le Français Edmond-François Calvo ou l’américain Georges Herriman, occupent les traverses. La bande dessinée est un art jeune. Pour le novice et l’amateur, cette visite dans le passé récent du neuvième art est incontournable. Reste qu'aborder simultanément 130 artistes exige un effort conséquent, surtout devant la qualité de la sélection. La majeure partie des planches exposées proviennent du fonds Michel-Edouard Leclerc : l’actionnaire des supermarchés éponymes est l’évergète de la bande dessinée, alors que seuls quelques auteurs avisés sont propriétaires de leurs originaux (L. Trondheim, J. Sfar ou P. Rabaté entre autres). Dans ces conditions, seul un tel collectionneur peut offrir un panorama aussi large de la production des soixante dernières années, au risque parfois de laisser quelques auteurs talentueux sur le carreau, Christian Cailleaux ou Hugues Micol par exemple. Pour ceux qui ne sont pas encore rassasiés, Hugo Pratt et son Corto Maltese font l’objet d’une présentation à la bibliothèque du Centre Pompidou (la BPI), au deuxième étage. Si l’espace est moindre, la scénographie est ramassée. C'est l’occasion de découvrir de nombreuses pièces autour du héros emblématique de l’univers d’Hugo Pratt, avec lequel la bande dessinée bascule vers le roman graphique lors de La ballade de la mer salée . La diversité du public nombreux entrevu est une clé de compréhension (à distance) du succès de l’exposition fondatrice de 1967, Bande dessinée et Figuration narrative , qui avait reçu 500 000 visiteurs à l’époque. Cette exposition avait autorisé le médium à s’exposer aux cimaises du musée des Arts décoratifs de Paris. Bande dessinée : 1964-2024 est la consécration de « l’arrachement de la Bande dessinée au statut d’art mineur réservé à la jeunesse 1 », l’aboutissement d’une révolution entamée dans les années 1960, marquée depuis par l’arrivée du manga (1990) et par une croissance économique exponentielle. La bande dessinée serait-elle devenue un art comme un autre ? Notes : 1 - T. Groensteen, Une vie dans les cases , p. 223.
Texte intégral (1189 mots)

L’exposition Bande dessinée : 1964-2024 englobe une partie de la production internationale contemporaine, de l’underground californien et nippon des années 1960, en passant par le large spectre de la franco-belge, jusqu’au récent Chris Ware. 130 artistes et davantage de planches retracent cette période très féconde en termes de production et valident le phénomène de légitimation du neuvième art aux yeux du grand public.

Une longue séquence invite le spectateur dans les méandres du musée. Douze salles s’enchaînent selon un parcours thématique imaginé par les commissaires d’exposition Anne Lemonnier et Emmanuèle Payen, avec le conseil scientifique de Thierry Groensteen et Lucas Hureau. L’entrée est historique : sous les auspices de la contre-culture, la décennie 1960 indique le changement radical de ton avec la période précédente, surtout par rapport à la production franco-belge alors soumise à la loi de 1949 sur la protection infantile. Cette dernière cloisonne la créativité des auteurs – de l’aventure pour des jeunes lecteurs masculins – autant qu’elle consacre la production belge, de Hergé à Franquin.

La contre-culture californienne rebat les cartes, avec la revue underground Zap Comix (animée par Robert Crumb) en tête d’affiche. En France, l’éditeur Éric Losfeld publie Barbarella (1964) de Jean-Claude Forest et Valentina (1969) de Guido Crépax, deux nouvelles héroïnes face à la Schtroumpfette (1967) de Peyo. Côté nippon, la présentation des premiers numéros de la revue japonaise Garo ouvre l’exposition à l’univers graphique du moment, le manga, à travers l’une de ses expressions les plus singulières. Magazine avant-gardiste, Garo (1964-2022) propose une vision du Japon à travers des productions plus personnelles. Parmi ces œuvres destinées à un lectorat adulte, pointent çà et là les orientations les plus récentes du neuvième art, l’autobiographie ou la bande dessinée du réel ; la Bande dessinée devient citoyenne.

Ce cadre posé, le spectateur suit la piste. Onze propositions thématiques occupent chacune un espace plus ou moins adapté. Devant l’objectif d’embrasser une large partie de la production mondiale des soixante dernières années, la scénographie doit être minimaliste, voire minimale. D’emblée, l’espace rire crée le lien entre le belge Franquin, chef de la ligne ronde, vieille école qui se développe dans le magazine Spirou, et le jeune Gotlib, acteur majeur de la période Pilote, puis fondateur de l’Écho des Savanes et de Fluide Glacial. Après le rire, l’effroi, la peur, l’héritage gore de l’épouvante des comics américains des années 1950 rejaillit dans la production étrange et fantastique de Daniel Clowes, Emil Ferris ou encore chez Ludovic Debeurme et Stéphane Blanquet. De la peur au rêve, il n’y a qu’une salle, l’occasion de voir un mur décoré de 32 illustrations de Killoffer, donnant naissance à une page.

Peu à peu la thématique s’étiole, il faut faire quelques efforts de compréhension pour suivre les salles 5,6 et 7 : l’écriture de soi au fil des jours en noir et blanc. L’occasion de (re)voir le travail de Camille Jourdy, de David B. ou encore de Nina Bunjevac. Les salles 8, 9 et 10 font appel à la science humaine : histoire, mémoire, littérature et science-fiction sont tout autant d’occasions d’admirer les travaux originaux de Spigelman (Maus), de Rébecca Dautremer, de l’explosif Winchluss, mais aussi du génial Moebius ou encore du tout aussi génial Druillet. Une dernière boucle aborde les villes et la géométrie, le novateur De Crécy anime la cité et l’original Jochen Gerner célèbre l’abstraction.

La Bande dessinée au musée

Fort de ces nouvelles connaissances graphiques, le Centre Pompidou joue les prolongations un étage en dessous avec La Bande dessinée au musée. Un hommage suggère plusieurs rapprochements entre artistes. Différents auteurs se retrouvent au côté d’un ancien (par exemple Catherine Meurisse et Mark Rothko). D’anciens auteurs, comme le Français Edmond-François Calvo ou l’américain Georges Herriman, occupent les traverses. La bande dessinée est un art jeune.

Pour le novice et l’amateur, cette visite dans le passé récent du neuvième art est incontournable. Reste qu'aborder simultanément 130 artistes exige un effort conséquent, surtout devant la qualité de la sélection. La majeure partie des planches exposées proviennent du fonds Michel-Edouard Leclerc : l’actionnaire des supermarchés éponymes est l’évergète de la bande dessinée, alors que seuls quelques auteurs avisés sont propriétaires de leurs originaux (L. Trondheim, J. Sfar ou P. Rabaté entre autres). Dans ces conditions, seul un tel collectionneur peut offrir un panorama aussi large de la production des soixante dernières années, au risque parfois de laisser quelques auteurs talentueux sur le carreau, Christian Cailleaux ou Hugues Micol par exemple.

Pour ceux qui ne sont pas encore rassasiés, Hugo Pratt et son Corto Maltese font l’objet d’une présentation à la bibliothèque du Centre Pompidou (la BPI), au deuxième étage. Si l’espace est moindre, la scénographie est ramassée. C'est l’occasion de découvrir de nombreuses pièces autour du héros emblématique de l’univers d’Hugo Pratt, avec lequel la bande dessinée bascule vers le roman graphique lors de La ballade de la mer salée.

La diversité du public nombreux entrevu est une clé de compréhension (à distance) du succès de l’exposition fondatrice de 1967, Bande dessinée et Figuration narrative, qui avait reçu 500 000 visiteurs à l’époque. Cette exposition avait autorisé le médium à s’exposer aux cimaises du musée des Arts décoratifs de Paris. Bande dessinée : 1964-2024 est la consécration de « l’arrachement de la Bande dessinée au statut d’art mineur réservé à la jeunesse1 », l’aboutissement d’une révolution entamée dans les années 1960, marquée depuis par l’arrivée du manga (1990) et par une croissance économique exponentielle. La bande dessinée serait-elle devenue un art comme un autre ?


Notes :
1 - T. Groensteen, Une vie dans les cases, p. 223.

16.09.2024 à 10:00

Grégoire Bouillier face aux « Nymphéas » de Monet

Tout part, apparemment, d’un malaise éprouvé par l’auteur devant Les Nymphéas de Monet exposés au musée de l’Orangerie : « J’ai été pris de vertige, d’angoisse. Je me suis senti terriblement oppressé. Cela a été immédiat. Tout juste si je n’ai pas fait un malaise. Ce n’était pas du tout prévu. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. […] J’ai bien conscience que les mots malaise, angoisse, morbide et funèbre ne font pas partie du vocabulaire que l’on associe ordinairement à Monet. J’ai bien conscience qu’un jardin, espace par définition à ciel ouvert, qui plus est peint par un artiste célèbre pour avoir sorti la peinture de l’atelier et l’avoir amenée au grand air, ne devrait pas causer des sensations d’oppression et d’enfermement. » Il envoie donc le détective Bmore, le double qu’il a créé dans Le cœur ne cède pas (2022), chercher les raisons de son «  syndrome de l’Orangerie  ». Il n’arrive pas à convaincre son assistante Penny que les 432 tableaux de nymphéas peints par Monet sont «  une méditation sur la mort  ». Dans le «  prologue  », Penny voulait engager une stagiaire à la Bmore & Investigations, qui avait si bien travaillé dans l’enquête sur Marcelle Pichon parue en 2022. Pauline T a toutes les compétences requises pour un nouveau travail littéraire visant à épuiser un fait divers : « En 2019, elle a élucidé l’énigme qui, page 96, préoccupe Modiano dans son livre Livret de famille  : le nom du village “se finissant en euil” dont [ sic ] il ne parvient plus à se rappeler serait Auneuil dans l’Oise. Elle a transmis l’info à Modiano mais il n’a pas donné suite. Ni merci ni rien. En 2021, elle a aussi mené une enquête perécienne sur la possibilité de traverser Paris du nord au sud en n’empruntant que des rues dont le nom ne contient pas la lettre “e”. » De l’utilité de «  vroumer  » Les fleurs de Monet recouvrent le cadavre de son fils, celui de sa femme et ceux de tous les morts de la Première Guerre mondiale, au moins : « Certes dans nymphéa, il y a le mot hymne ; mais ce n’est pas celui qu’on croit. […] Ce que Monet a enterré dans ses Grands Panneaux, ce sont […] les neuf millions de morts de la Première Guerre mondiale, dont un million et demi de Français. Dont ses amis Octave Mirbeau et Bazille. Dont Apollinaire, Alain-Fournier, Charles Péguy et tous les autres tombés au front, célèbres ou anonymes. Ce qui fait un paquet de monde. Ce qui fait énormément de nymphéas. Ce qui fait des Grands Panneaux un tombeau pour neuf millions de soldats. Côté scène de crime, on est servi. Passés au Luminol, les Nymphéas s’illumineraient comme un sapin de Noël. Dans le genre fait divers, la guerre est le plus monstrueux. » Pour mener son enquête, passionnée et passionnante, intelligente et instructive, drôle et provocatrice, pleine de digressions et de parenthèses dans lesquelles le lecteur le suit, étourdi et émerveillé, l’auteur décide de « vroumer  ». Mot-valise et néologisme, le verbe condense l’action de zoomer comme dans le film Blow-Up d’Antonioni, qu’il a revu quelques jours avant sur Arte, en faisant vrombir le sens de tous les détails. Penny résiste : « Elle sait bien que Daniel Arasse plaidait pour une lecture rapprochée de la peinture, mais là, vous poussez loin le zoom. Vous poussez carrément mémé dans les Nymphéas. » Démesure de l’enquête, immense plaisir de la lecture Regardant attentivement Camille sur son lit de mort , tableau impressionnant dans lequel Monet a peint sa première épouse, Camille Doncieux, qui fut aussi son modèle préféré, l’auteur remarque que l’artiste a ensuite renoncé à peindre la figure humaine pour se lancer dans ses fameuses séries : peupliers, meules, vues de la cathédrale de Rouen notamment. Il lit tout sur la vie de Monet, sa peinture, ses amours. Il cite ses lettres, il analyse ce que veut dire regarder un tableau, à partir de sa culture, immense et multiforme, de sa pratique de peintre (dans une autre vie). Il cherche dans les livres, dans les tableaux, sur internet, il associe, il réfléchit, il nous entraîne, non sans autodérision et drôlerie, dans sa démonstration. Par exemple, il s’arrête sur un extrait fameux du Journal de Kafka (qui note, le 2 août 1914 : «  L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine »), pour en donner un magnifique commentaire qui vaut pour un art poétique de cette œuvre, et sans doute de toute son œuvre. Il y a des morceaux de bravoure, comme cette description d’une visite à Giverny entremêlée à celle, trois jours plus tôt, du camp d’Auschwitz-Birkenau. C’est brillant, déprimant, hallucinant, intelligent, un moment inouï de littérature, comme quand, dans Le Dossier M , l’annonce du décès de sa mère se mêlait à la musique de Richard Wagner à la radio. Il critique la « grossophobie » qui domine le monde de la critique littéraire et qui vise les livres mal calibrés pour faire de bons prix littéraires, ce qui en dit long sur la paresse et le manque d’audace et de vision des lecteurs de tout poil. Refusant le ton solennel, les facilités romanesques, la résolution des conflits, la lumière enfin faite sur les opacités du monde et les nôtres, Grégoire Bouillier nous propose une aventure de lecture exceptionnelle, dans ce qui est peut-être son meilleur livre (mais c’est ce qu’on a envie d’écrire à chaque fois qu’il en fait paraître un nouveau…), et sans aucun doute l’un des plus intéressants et réussis de cette rentrée littéraire.
Texte intégral (1098 mots)

Tout part, apparemment, d’un malaise éprouvé par l’auteur devant Les Nymphéas de Monet exposés au musée de l’Orangerie :

« J’ai été pris de vertige, d’angoisse. Je me suis senti terriblement oppressé. Cela a été immédiat. Tout juste si je n’ai pas fait un malaise. Ce n’était pas du tout prévu. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. […] J’ai bien conscience que les mots malaise, angoisse, morbide et funèbre ne font pas partie du vocabulaire que l’on associe ordinairement à Monet. J’ai bien conscience qu’un jardin, espace par définition à ciel ouvert, qui plus est peint par un artiste célèbre pour avoir sorti la peinture de l’atelier et l’avoir amenée au grand air, ne devrait pas causer des sensations d’oppression et d’enfermement. »

Il envoie donc le détective Bmore, le double qu’il a créé dans Le cœur ne cède pas (2022), chercher les raisons de son « syndrome de l’Orangerie ». Il n’arrive pas à convaincre son assistante Penny que les 432 tableaux de nymphéas peints par Monet sont « une méditation sur la mort ». Dans le « prologue », Penny voulait engager une stagiaire à la Bmore & Investigations, qui avait si bien travaillé dans l’enquête sur Marcelle Pichon parue en 2022. Pauline T a toutes les compétences requises pour un nouveau travail littéraire visant à épuiser un fait divers :

« En 2019, elle a élucidé l’énigme qui, page 96, préoccupe Modiano dans son livre Livret de famille : le nom du village “se finissant en euil” dont [sic] il ne parvient plus à se rappeler serait Auneuil dans l’Oise. Elle a transmis l’info à Modiano mais il n’a pas donné suite. Ni merci ni rien. En 2021, elle a aussi mené une enquête perécienne sur la possibilité de traverser Paris du nord au sud en n’empruntant que des rues dont le nom ne contient pas la lettre “e”. »

De l’utilité de « vroumer »

Les fleurs de Monet recouvrent le cadavre de son fils, celui de sa femme et ceux de tous les morts de la Première Guerre mondiale, au moins :

« Certes dans nymphéa, il y a le mot hymne ; mais ce n’est pas celui qu’on croit. […] Ce que Monet a enterré dans ses Grands Panneaux, ce sont […] les neuf millions de morts de la Première Guerre mondiale, dont un million et demi de Français. Dont ses amis Octave Mirbeau et Bazille. Dont Apollinaire, Alain-Fournier, Charles Péguy et tous les autres tombés au front, célèbres ou anonymes. Ce qui fait un paquet de monde. Ce qui fait énormément de nymphéas. Ce qui fait des Grands Panneaux un tombeau pour neuf millions de soldats. Côté scène de crime, on est servi. Passés au Luminol, les Nymphéas s’illumineraient comme un sapin de Noël. Dans le genre fait divers, la guerre est le plus monstrueux. »

Pour mener son enquête, passionnée et passionnante, intelligente et instructive, drôle et provocatrice, pleine de digressions et de parenthèses dans lesquelles le lecteur le suit, étourdi et émerveillé, l’auteur décide de « vroumer ». Mot-valise et néologisme, le verbe condense l’action de zoomer comme dans le film Blow-Up d’Antonioni, qu’il a revu quelques jours avant sur Arte, en faisant vrombir le sens de tous les détails. Penny résiste :

« Elle sait bien que Daniel Arasse plaidait pour une lecture rapprochée de la peinture, mais là, vous poussez loin le zoom. Vous poussez carrément mémé dans les Nymphéas. »

Démesure de l’enquête, immense plaisir de la lecture

Regardant attentivement Camille sur son lit de mort, tableau impressionnant dans lequel Monet a peint sa première épouse, Camille Doncieux, qui fut aussi son modèle préféré, l’auteur remarque que l’artiste a ensuite renoncé à peindre la figure humaine pour se lancer dans ses fameuses séries : peupliers, meules, vues de la cathédrale de Rouen notamment. Il lit tout sur la vie de Monet, sa peinture, ses amours. Il cite ses lettres, il analyse ce que veut dire regarder un tableau, à partir de sa culture, immense et multiforme, de sa pratique de peintre (dans une autre vie). Il cherche dans les livres, dans les tableaux, sur internet, il associe, il réfléchit, il nous entraîne, non sans autodérision et drôlerie, dans sa démonstration. Par exemple, il s’arrête sur un extrait fameux du Journal de Kafka (qui note, le 2 août 1914 : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine »), pour en donner un magnifique commentaire qui vaut pour un art poétique de cette œuvre, et sans doute de toute son œuvre.

Il y a des morceaux de bravoure, comme cette description d’une visite à Giverny entremêlée à celle, trois jours plus tôt, du camp d’Auschwitz-Birkenau. C’est brillant, déprimant, hallucinant, intelligent, un moment inouï de littérature, comme quand, dans Le Dossier M, l’annonce du décès de sa mère se mêlait à la musique de Richard Wagner à la radio. Il critique la « grossophobie » qui domine le monde de la critique littéraire et qui vise les livres mal calibrés pour faire de bons prix littéraires, ce qui en dit long sur la paresse et le manque d’audace et de vision des lecteurs de tout poil.

Refusant le ton solennel, les facilités romanesques, la résolution des conflits, la lumière enfin faite sur les opacités du monde et les nôtres, Grégoire Bouillier nous propose une aventure de lecture exceptionnelle, dans ce qui est peut-être son meilleur livre (mais c’est ce qu’on a envie d’écrire à chaque fois qu’il en fait paraître un nouveau…), et sans aucun doute l’un des plus intéressants et réussis de cette rentrée littéraire.

12.09.2024 à 10:00

La polyphonie sans merci de Marie Vingtras

Passionnée par la littérature américaine, Marie Vingtras invente la petite ville de Mercy, nom choisi sans doute par antiphrase, car ses habitants sont bien ces « âmes féroces » annoncées dans le titre. C’est là qu’est retrouvé le corps de Leo, jeune fille de dix-sept ans, au milieu des iris sauvages, près du pilier d’un pont. Avant cette découverte qui ouvre le premier chapitre, « Printemps », figure un texte bref et mystérieux, une sorte de prologue qui annonce la couleur – grise – et la profondeur des faux-semblants : « Ici la nuit est belle. […] Elle avance de tache de lumière en tache de lumière et, de l’une à l’autre, elle disparaît presque entièrement. Elle est alors exactement ce qu’elle paraît être : la fille qui glisse le long des murs, calme, discrète. La fille qui s’efface, la fille qu’on oublie. […] Elle était là hier, elle sera là demain, se disent-ils, parce qu’ici rien ne change, c’est ce qui fait tout le charme de cette ville. Pourtant personne ne voit à quel point cette fille frémit. » Une construction soignée : quatre saisons pour une polyphonie Comme dans son premier roman, qui s’ouvrait sur une disparition dans la neige et juxtaposait les monologues intérieurs des différents personnages, l’auteure construit son enquête en suivant la succession des saisons, du printemps à l’hiver, et en donnant la parole à quatre personnages qui éclairent les raisons de la découverte de ce corps le 26 avril 2017. « La date restera gravée dans ma mémoire, à moins qu’elle ne soit chassée par une autre date, pire encore. Avec le genre humain, on n’est jamais sûr de rien. » C’est ainsi que Lauren, la shérif homosexuelle de cette petite ville, commente cet assassinat. Elle vit avec Janis, victime de la violence de son mari jaloux, qui l’a brûlée pour imposer sa puissance. Plus généralement, le patriarcat règne encore sur cette société et s’impose avec le personnage du maire, qui veut faire nommer shérif l’adjoint de Lauren, Sean, un homme violent, misogyne et homophobe qui croit trouver le coupable du meurtre de Leo, sans s’encombrer de scrupules légalistes. Le chapitre « Été » nous fait entendre la voix de Benjamin, professeur de français de Leo, dont on apprendra qu’il fut un écrivain à succès, friand de jeunes lycéennes, ce qui en fait le coupable idéal. « Qu’est-ce que c’était cette ville dont les habitants détestaient à ce point la littérature ? », se demande cet intellectuel new-yorkais, exilé par sa mère à Mercy. « Automne » donne la parole à Emmy, qui fut la meilleure amie de Leo, avant que leurs relations ne se dégradent, sans raisons apparentes. Elle est la fille du directeur de la banque locale, et ses parents étaient de proches amis de ceux de Leo, quand elles étaient encore toutes petites. C’est à Seth, le père de Leo, dont la femme est repartie dans son Italie natale, que revient le dernier chapitre, « Hiver », qui souligne tout ce que peut dissimuler la bienveillance des voisins et des voisines, toujours trop tardive quand le malheur a frappé depuis si longtemps sans émouvoir personne. Secrets et mensonges La succession des saisons permet de faire la part belle aux paysages et aux variations météorologiques. Mais c’est l’hiver des cœurs qui semble l’emporter parmi tous ces personnages qui dissimulent leurs secrets et leurs bassesses comme leurs espoirs et leurs désillusions. La mère d’Emmy, native du Kentucky, est une des figures les plus déplaisantes et les plus ridicules de ce roman qui explore la nature humaine et en éclaire toutes les zones d’ombre : « Un spécimen, ma mère. Je pense qu’elle a été rejetée par son peuple d’extraterrestres, elle les a usés et ils l’ont foutue dehors. Tiens, va pourrir la vie de quelqu’un d’autre et surtout ne reviens jamais. Elle a bien bossé depuis. Personne la ramène quand elle est dans les parages parce que Vicky Ellis, c’est un programme en soi, pas besoin d’aller au cinéma. » Tout l’art de Marie Vingtras consiste à faire entendre la singularité de chacune de ces quatre voix dans des monologues intérieurs où affleurent des souvenirs, des sensations, des non-dits, des secrets, qui permettent au lecteur de comprendre peu à peu comment Leo est morte et combien le monde est désespérant et ne tourne pas rond. L’annonce d’une grossesse, pourtant peu probable, fait cependant l’effet d’une lueur annonçant la possibilité de vivre enfin sa vie…
Texte intégral (839 mots)

Passionnée par la littérature américaine, Marie Vingtras invente la petite ville de Mercy, nom choisi sans doute par antiphrase, car ses habitants sont bien ces « âmes féroces » annoncées dans le titre. C’est là qu’est retrouvé le corps de Leo, jeune fille de dix-sept ans, au milieu des iris sauvages, près du pilier d’un pont. Avant cette découverte qui ouvre le premier chapitre, « Printemps », figure un texte bref et mystérieux, une sorte de prologue qui annonce la couleur – grise – et la profondeur des faux-semblants :

« Ici la nuit est belle. […] Elle avance de tache de lumière en tache de lumière et, de l’une à l’autre, elle disparaît presque entièrement. Elle est alors exactement ce qu’elle paraît être : la fille qui glisse le long des murs, calme, discrète. La fille qui s’efface, la fille qu’on oublie. […] Elle était là hier, elle sera là demain, se disent-ils, parce qu’ici rien ne change, c’est ce qui fait tout le charme de cette ville. Pourtant personne ne voit à quel point cette fille frémit. »

Une construction soignée : quatre saisons pour une polyphonie

Comme dans son premier roman, qui s’ouvrait sur une disparition dans la neige et juxtaposait les monologues intérieurs des différents personnages, l’auteure construit son enquête en suivant la succession des saisons, du printemps à l’hiver, et en donnant la parole à quatre personnages qui éclairent les raisons de la découverte de ce corps le 26 avril 2017.

« La date restera gravée dans ma mémoire, à moins qu’elle ne soit chassée par une autre date, pire encore. Avec le genre humain, on n’est jamais sûr de rien. » C’est ainsi que Lauren, la shérif homosexuelle de cette petite ville, commente cet assassinat. Elle vit avec Janis, victime de la violence de son mari jaloux, qui l’a brûlée pour imposer sa puissance. Plus généralement, le patriarcat règne encore sur cette société et s’impose avec le personnage du maire, qui veut faire nommer shérif l’adjoint de Lauren, Sean, un homme violent, misogyne et homophobe qui croit trouver le coupable du meurtre de Leo, sans s’encombrer de scrupules légalistes.

Le chapitre « Été » nous fait entendre la voix de Benjamin, professeur de français de Leo, dont on apprendra qu’il fut un écrivain à succès, friand de jeunes lycéennes, ce qui en fait le coupable idéal. « Qu’est-ce que c’était cette ville dont les habitants détestaient à ce point la littérature ? », se demande cet intellectuel new-yorkais, exilé par sa mère à Mercy. « Automne » donne la parole à Emmy, qui fut la meilleure amie de Leo, avant que leurs relations ne se dégradent, sans raisons apparentes. Elle est la fille du directeur de la banque locale, et ses parents étaient de proches amis de ceux de Leo, quand elles étaient encore toutes petites. C’est à Seth, le père de Leo, dont la femme est repartie dans son Italie natale, que revient le dernier chapitre, « Hiver », qui souligne tout ce que peut dissimuler la bienveillance des voisins et des voisines, toujours trop tardive quand le malheur a frappé depuis si longtemps sans émouvoir personne.

Secrets et mensonges

La succession des saisons permet de faire la part belle aux paysages et aux variations météorologiques. Mais c’est l’hiver des cœurs qui semble l’emporter parmi tous ces personnages qui dissimulent leurs secrets et leurs bassesses comme leurs espoirs et leurs désillusions. La mère d’Emmy, native du Kentucky, est une des figures les plus déplaisantes et les plus ridicules de ce roman qui explore la nature humaine et en éclaire toutes les zones d’ombre :

« Un spécimen, ma mère. Je pense qu’elle a été rejetée par son peuple d’extraterrestres, elle les a usés et ils l’ont foutue dehors. Tiens, va pourrir la vie de quelqu’un d’autre et surtout ne reviens jamais. Elle a bien bossé depuis. Personne la ramène quand elle est dans les parages parce que Vicky Ellis, c’est un programme en soi, pas besoin d’aller au cinéma. »

Tout l’art de Marie Vingtras consiste à faire entendre la singularité de chacune de ces quatre voix dans des monologues intérieurs où affleurent des souvenirs, des sensations, des non-dits, des secrets, qui permettent au lecteur de comprendre peu à peu comment Leo est morte et combien le monde est désespérant et ne tourne pas rond. L’annonce d’une grossesse, pourtant peu probable, fait cependant l’effet d’une lueur annonçant la possibilité de vivre enfin sa vie…

08.09.2024 à 10:00

Hélène Gaudy : enquête sur un père collectionneur et mystérieux

« Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père. / Chaque jour, elle s’enfonce un peu plus sous les eaux. / J’ai appris, en même temps que son existence, qu’elle s’apprêtait à disparaître . » Ainsi commence ce livre très singulier, témoignage d’amour filial et quête des origines, qui mêle géographie intime et reconstitution de différentes époques historiques, pour écrire, en paragraphes brefs qui renvoient aux archipels du titre, la vie d’un homme né en 1938, qui parle peu et se dit sans mémoire. Il a amassé dans son atelier de peintre situé dans le douzième arrondissement de Paris toutes sortes de curiosités, livres et objets, autant de traces qui nourrissent l’enquête sur ce mystère de proximité : le temps qui passe et ces grands inconnus que demeurent souvent nos parents. « On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des feuilles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent. Et on le fait comme ça, sans grands mots et sans larmes, parce qu’on voudrait qu’ils soient légers. » L’enfant de héros très discrets Dans son atelier, où il entrepose ses toiles, des masques, des livres, des ficelles, des objets trouvés aux puces ou dans des brocantes, des flacons de sable avec leur provenance, le père de l’écrivaine ne garde qu’une seule photo : celle de son propre père, que l’auteure décrit comme un homme « froid et obsessionnel », communiste déçu par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, et dont elle découvre qu’il fut un grand résistant qui a contribué à organiser l’évasion du camp de Voves dans la nuit du 5 au 6 mai 1944. Sa femme aussi a œuvré pour la résistance et a même été incarcérée. « Enfant, mon père habitait un lieu qui n’existait pas », commente Hélène Gaudy, quand elle explique qu’il avait dû apprendre par cœur le nom d’un village inventé, « Muzainville », pour dire où il habitait, pendant la guerre, sans mettre en danger sas parents. Les carnets d’un jeune homme L’enquête de l’auteure passe également par la lecture des carnets de son père, qui nous entraîne à Chartres, à Caen, mais aussi à Oran, où il est jeune professeur au début de la guerre d’Algérie. Hélène Gaudy se fait l’archiviste de son père, au risque de faire de lui un « père de papier ». Elle cite des extraits de ses carnets, certains de ses poèmes – il en écrit un par jour –, elle essaie de donner voix à ses silences et de retrouver sa mémoire. Le travail littéraire est magnifique et bouleversant, pudique et rigoureux. Le lecteur se laisse entraîner dans cette enquête ouverte à l’universel, à des rêveries maritimes et géographiques dont l’écriture tenue et soignée est le plus précieux ressort, notamment à la fin du livre, quand l’auteure comprend qu’elle ne pourra pas conclure ni enfermer son « petit père » dans les mots d’une histoire : « Je m’installe dans son rythme, dans sa contemplation de tout, sans mots, sans préférence. Je ne sais plus si je dois écrire au présent ou au passé, si je suis encore dans le paysage ou, déjà, dans la mémoire. Peu à peu, je renonce à épingler ses mouvements, la densité de son corps, les détails à sauver. Je vois bien qu’à ce jeu-là, je perds. On n’attrape pas les pères comme des papillons. Il n’y a que des instants, des éclaboussures . » Ce récit en archipels, qui mêle la grande histoire et la vie d’un homme secret qui cherche à effacer ses traces, est un enchantement tout au long de la lecture, comme un frémissement qui refuse les mots plus grands que les choses et la fixité qui guette ceux qui s’y trouveraient enfermés : « Il ne dit pas grand-chose mais il sait dire : Regarde. C’est ce qu’il m’a dit toute sa vie. Comme s’il n’avait cessé de faire un pas de côté pour ne pas me cacher le paysage. » Une merveilleuse réussite.  
Texte intégral (786 mots)

« Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père. / Chaque jour, elle s’enfonce un peu plus sous les eaux. / J’ai appris, en même temps que son existence, qu’elle s’apprêtait à disparaître. »

Ainsi commence ce livre très singulier, témoignage d’amour filial et quête des origines, qui mêle géographie intime et reconstitution de différentes époques historiques, pour écrire, en paragraphes brefs qui renvoient aux archipels du titre, la vie d’un homme né en 1938, qui parle peu et se dit sans mémoire. Il a amassé dans son atelier de peintre situé dans le douzième arrondissement de Paris toutes sortes de curiosités, livres et objets, autant de traces qui nourrissent l’enquête sur ce mystère de proximité : le temps qui passe et ces grands inconnus que demeurent souvent nos parents.

« On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des feuilles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent. Et on le fait comme ça, sans grands mots et sans larmes, parce qu’on voudrait qu’ils soient légers. »

L’enfant de héros très discrets

Dans son atelier, où il entrepose ses toiles, des masques, des livres, des ficelles, des objets trouvés aux puces ou dans des brocantes, des flacons de sable avec leur provenance, le père de l’écrivaine ne garde qu’une seule photo : celle de son propre père, que l’auteure décrit comme un homme « froid et obsessionnel », communiste déçu par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, et dont elle découvre qu’il fut un grand résistant qui a contribué à organiser l’évasion du camp de Voves dans la nuit du 5 au 6 mai 1944. Sa femme aussi a œuvré pour la résistance et a même été incarcérée. « Enfant, mon père habitait un lieu qui n’existait pas », commente Hélène Gaudy, quand elle explique qu’il avait dû apprendre par cœur le nom d’un village inventé, « Muzainville », pour dire où il habitait, pendant la guerre, sans mettre en danger sas parents.

Les carnets d’un jeune homme

L’enquête de l’auteure passe également par la lecture des carnets de son père, qui nous entraîne à Chartres, à Caen, mais aussi à Oran, où il est jeune professeur au début de la guerre d’Algérie. Hélène Gaudy se fait l’archiviste de son père, au risque de faire de lui un « père de papier ». Elle cite des extraits de ses carnets, certains de ses poèmes – il en écrit un par jour –, elle essaie de donner voix à ses silences et de retrouver sa mémoire. Le travail littéraire est magnifique et bouleversant, pudique et rigoureux. Le lecteur se laisse entraîner dans cette enquête ouverte à l’universel, à des rêveries maritimes et géographiques dont l’écriture tenue et soignée est le plus précieux ressort, notamment à la fin du livre, quand l’auteure comprend qu’elle ne pourra pas conclure ni enfermer son « petit père » dans les mots d’une histoire :

« Je m’installe dans son rythme, dans sa contemplation de tout, sans mots, sans préférence. Je ne sais plus si je dois écrire au présent ou au passé, si je suis encore dans le paysage ou, déjà, dans la mémoire. Peu à peu, je renonce à épingler ses mouvements, la densité de son corps, les détails à sauver. Je vois bien qu’à ce jeu-là, je perds. On n’attrape pas les pères comme des papillons. Il n’y a que des instants, des éclaboussures. »

Ce récit en archipels, qui mêle la grande histoire et la vie d’un homme secret qui cherche à effacer ses traces, est un enchantement tout au long de la lecture, comme un frémissement qui refuse les mots plus grands que les choses et la fixité qui guette ceux qui s’y trouveraient enfermés : « Il ne dit pas grand-chose mais il sait dire : Regarde. C’est ce qu’il m’a dit toute sa vie. Comme s’il n’avait cessé de faire un pas de côté pour ne pas me cacher le paysage. » Une merveilleuse réussite.

 

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