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15.07.2025 à 13:46

Mathieu Rigouste : « Les empires s'épuisent avant les peuples »

Pauline Laplace

Dans son dernier livre, La guerre globale contre les peuples – Mécanique impériale de l'ordre sécuritaire (La Fabrique, 2025) Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales et militant, nous embarque dans une histoire moderne de la contre-insurrection. Face aux régimes et leurs innovations sécuritaires, les peuples, qui savent ce qu'ils veulent, gagnent du terrain. Entretien. Depuis 20 ans, Mathieu Rigouste, militant et chercheur en sciences sociales, cartographie les rouages de la (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) /
Texte intégral (1637 mots)

Dans son dernier livre, La guerre globale contre les peuples – Mécanique impériale de l'ordre sécuritaire (La Fabrique, 2025) Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales et militant, nous embarque dans une histoire moderne de la contre-insurrection. Face aux régimes et leurs innovations sécuritaires, les peuples, qui savent ce qu'ils veulent, gagnent du terrain. Entretien.

Depuis 20 ans, Mathieu Rigouste, militant et chercheur en sciences sociales, cartographie les rouages de la machine sécuritaire. Ses travaux portent « sur l'évolution des armées et des polices, des prisons et des frontières, des formes de savoir-pouvoir et tout ce qui leur résiste dans le monde contemporain », explique-t-il sur son site. À travers ses livres et ses films, il a montré, entre autres, comment les guerres coloniales ont servi de laboratoire pour élaborer les techniques de répression des peuples qui, de leur côté, se révoltent (L'Ennemi intérieur : La Généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine ; Un seul héros, le peuple). Il s'est également immergé parmi les businessmen de la sécurité intérieure (Les Marchands de peur : La Bande à Bauer et l'idéologie sécuritaire ; La Police du futur : Le Marché de la violence et ce qui lui résiste ; Nous sommes des champs de bataille). Sa dernière enquête, La guerre globale contre les peuples – Mécanique impériale de l'ordre sécuritaire (La Fabrique, 2025), apparaît comme une synthèse brillante de ses recherches. Mathieu Rigouste nous entraîne dans une histoire globale et moderne de la contre-insurrection. Analysant une centaine de traités militaires, soulevant chaque pierre posée par les bras armés des classes dominantes, il retrace, en creux, le chemin emprunté par les damnés de la terre qui ne cessent, face aux violences qu'on leur inflige, de rebondir, de s'organiser, de se révolter et de faire peuple.

***

Le concept de « mécanique impériale » est au cœur de ton livre, est-ce que tu peux nous en donner ta définition ?

« Les grenades de désencerclement ont été utilisées par la France en Algérie avant d'être réimportées pour le maintien de l'ordre métropolitain »

« C'est l'un des principes qui assurent la reproduction de la modernité capitaliste. Il désigne les allers-retours et les réverbérations de dispositifs de pouvoir, entre périphéries coloniales et métropoles impérialistes. Des savoir-faire en termes de contrôle, de surveillance, de répression, de guerre, de police, d'enfermement, des armes et des technologies, mais aussi des réseaux humains (administrateurs, officiers, policiers, urbanistes, politiciens, etc.) sont exportés, expérimentés et normalisés dans les périphéries coloniales. Les dominations coloniales servent ensuite de malles à outils dans lesquelles les métropoles impérialistes vont puiser lorsqu'elles sont confrontées à des crises. »

Est-ce que tu peux nous donner quelques exemples concrets de ces « réverbérations » ?

« La police, par exemple, n'est pas uniquement un système de maintien de l'ordre bourgeois. Elle repose aussi sur l'histoire des milices esclavagistes. Autre exemple : les grenades de désencerclement ont été utilisées par la France en Algérie avant d'être réimportées pour le maintien de l'ordre métropolitain. Idem pour les Flash-Balls qui ont été d'abord testés par Israël en Palestine occupée ou par la Grande-Bretagne en Irlande du Nord. Cette histoire vaut aussi pour les bombardements aériens : c'est un avion italien qui lâche la première bombe de l'histoire sur un campement de civils en Lybie en 1911. Ou bien encore : quand il a fallu écraser les soulèvements ouvriers du XIXe siècle en France, on a fait revenir les généraux qui avaient commis des massacres en Algérie. Ils appelaient le peuple insurgé de la Commune des “bédouins”, les comparaient aux colonisés et utilisaient sur eux des méthodes de guerre coloniale. En faisant une socio-histoire globale de la guerre, du contrôle, de la surveillance, de la répression et de l'enfermement depuis le point de vue des opprimés, on se rend compte que cette dynamique d'aller-retour est permanente. C'est elle qui permet au capitalisme globalisé de se rétablir face à tout ce qui lui résiste. »

Tu utilises le terme de « peuples ». Les classes dominantes, afin de légitimer leur violence, convoquent un autre vocabulaire (sauvages, subversifs, terroristes, etc.) Est-ce que tu peux nous parler du choix de ces termes ?

« Dans les manuels de contre-insurrection, ils ne parlent jamais de l'usage du viol comme arme de guerre ni des tortures ou des disparitions en masse »

« Quand je parle de peuples, c'est au sens de classes populaires et pas au sens nationaliste. C'est aussi dans le sens de “faire peuple”, c'est-à-dire pour désigner des processus par lesquels se forme un corps commun au cœur des mouvements révolutionnaires. Le peuple au sens de classe populaire cheminant vers une émancipation collective. Dans les doctrines de contre-insurrection, par contre, les auteurs pointent “la population” comme une entité, souvent féminisée, décrite comme hystérique, apolitique, source de tous les maux et abritant un ennemi intérieur manipulé depuis l'extérieur. Dans le registre colonial, il y a toujours une sorte de criminalisation qui va avec la bestialisation, soutenant des imaginaires qui justifient la mise à mort de masse. »

Tu t'es appuyé sur une centaine de manuels, doctrines et traités de contre-insurrection. On voit qu'à travers les époques, leurs auteurs radotent, tant dans les idées qu'ils défendent que dans certaines techniques utilisées...

« Ils se mettent en scène comme des experts qui auraient découvert la bonne manière d'en finir définitivement avec les insurrections et on voit bien que ça ne marche pas ! Il y a beaucoup de choses qu'ils passent sous silence dans ces textes. Ils ne parlent jamais de l'usage du viol comme arme de guerre ni des tortures ou des disparitions en masse, qui sont systématiques. Par contre, ils détaillent l'usage des méthodes guerrières contre les civils, les déplacements de population, des internements de masse, la propagande et le pouvoir militaire. Ils décrivent aussi la façon dont ils mettent en place des dynamiques supplétives, c'est-à-dire l'utilisation de milices mercenaires qui sont capturées ou formées parmi les classes dominées et qui leur servent d'intermédiaires. Surtout, leurs techniques sont toujours adossées aux technologies de l'époque. La poudre, les fusils, les canons dans les premiers temps. Puis arrive le barbelé, les bombardements, les blindés. Aujourd'hui, c'est le pouvoir algorithmique, l'intelligence artificielle. À travers des logiciels de ciblage par IA comme Lavender ou Habsora, Israël automatise et accélère la guerre génocidaire en Palestine occupée. La destruction des Palestiniens constitue ainsi un terrain d'essai et une vitrine pour une nouvelle marchandise au service de la contre-insurrection globale. »

Justement, on assiste à un déploiement de forces considérables par l'État d'Israël et ses alliés. Mais aussi à une grande résistance des peuples du monde entier qui clament leur soutien aux Palestiniens. Ça fait écho à ce que tu écris dans tes dernières lignes : « aucun pouvoir n'est tout puissant et les empires s'épuisent avant les peuples ». Est-ce que tu peux développer ?

« Dans les interstices des mécaniques de domination, on voit qu'en permanence, les dominés, dès qu'ils le peuvent, conspirent, se réorganisent, mettent en place des rapports d'entraide et de solidarité qui leur permettent de reconstruire des oppositions, des résistances et de pouvoir un jour contre-attaquer. Assez régulièrement, il y a des victoires, même partielles. Il y a aussi des Grands Soirs. Il faut aussi regarder l'histoire sous l'angle de résistances collectives qui se réinventent continuellement face au pouvoir. La contre-insurrection s'épuise face à la détermination des opprimés à lutter pour exister et se libérer. C'est ce que le peuple palestinien appelle le sumud, (l'esprit de la résistance). Quand on fait cette socio-histoire globale, sur le temps long, on se rend compte que la grande majorité des puissances impérialistes (et on pourrait dire ça des systèmes de domination en général) ne sont pas des structures absolues. Ces configurations de pouvoir n'ont que quelques siècles. À l'échelle de l'histoire humaine, c'est ridicule. Et l'immense majorité des systèmes d'oppression finissent par être renversés grâce à la persévérance des opprimés. Cela devrait guider nos perspectives de lutte et nourrir l'espoir. Rappelons-nous que notre détermination à constamment réorganiser nos luttes tout en construisant nos solidarités par delà les frontières constituent les chemins les plus sûrs vers nos libérations réciproques. »

Propos recueillis par Pauline Laplace
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