14.11.2024 à 23:30
Trump Tower : le dernier bal
Pauline Laplace
Trottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. En direct des States, visite de la new-yorkaise Trump Tower quatre semaines avant les élections. Minuscule au pied des 58 étages de la Trump Tower, affublée d'un justaucorps à paillettes et d'ailes d'anges en plastoc, un petit bout de femme danse. Ou plutôt : elle tangue d'un pied sur l'autre, le regard perdu. La cinquantaine et originaire de la République dominicaine, Ana voue (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024) / Dans mon salonTexte intégral (692 mots)
Trottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. En direct des States, visite de la new-yorkaise Trump Tower quatre semaines avant les élections.
Minuscule au pied des 58 étages de la Trump Tower, affublée d'un justaucorps à paillettes et d'ailes d'anges en plastoc, un petit bout de femme danse. Ou plutôt : elle tangue d'un pied sur l'autre, le regard perdu. La cinquantaine et originaire de la République dominicaine, Ana voue un culte au candidat républicain « qui ne recule devant rien ».
Fin des années 1970, Trump investit comme un bourrin dans l'immobilier à Manhattan et fait construire ce gratte-ciel pour abriter sa résidence principale : un penthouse estimé à 100 millions de dollars. S'il n'y vit plus depuis sa première victoire aux présidentielles, sa compagnie, The Trump Organization, gérée par ses fils et condamnée plusieurs fois pour fraude, a toujours son siège au 26e étage. Accès interdit. Les péquenots comme moi ont le droit de pénétrer dans l'édifice, mais sont condamnés à voir les portes des ascenseurs se fermer devant leurs gueules. Pas de cieux pour les gueux.
C'est un peu comme Lourdes avec la Vierge, mais nappé de vieux rock en fond sonore.
À l'origine, l'endroit devait accueillir des boutiques « super-luxe ». Mais, hormis Gucci, on n'y trouve que des magasins de goodies à l'effigie du gros rougeaud (casquettes, gourdes, chaussettes, jeux de cartes, fringues pour enfant et autres conneries). C'est un peu comme Lourdes avec la Vierge, mais nappé de vieux rock en fond sonore. On peut aussi bouffer du Trump au Trump Pizza, cramer du Trump au Trump Grill ou boire une tasse de Trump au Trump Café. Ici, une famille white trash s'extasie devant une photo de Donald qui serre la paluche à Kim Jong-Un. Là, une ado choisit un ourson Trump en peluche pour l'offrir à son daron.
Je m'enfuis en prenant l'escalator et me cogne à une sorte de plumeau : ce sont les ailes d'Ana. Dans un tourbillon de paroles, elle me raconte ses embrouilles de famille tout en me montrant le site qu'elle a créé pour aider le « futur président » dans sa campagne. Ana a bossé ici comme femme de ménage, mais s'est « libérée du travail », dit-elle, pour faire ce qui lui plaît : danser. Chose qu'elle fait bénévolement et sans qu'on ne lui ait rien demandé : Ana, ça se voit, elle a pété les plombs.
Malgré tous les totems à la gloire de Donald, c'est d'elle que surgit, à mes yeux, toute une symbolique. Ancienne employée venue hanter son lieu de travail en serpillière essorée, immigrée en adoration devant son ex-boss raciste, Ana agite ses ailes en faveur du démon. À quatre semaines des élections, elle incarne à la perfection le règne de la confusion : la vie pétée des anges.
Et la voilà qui danse à nouveau, dans le sous-sol cette fois, le regard de plus en plus bas, les gestes de plus en plus las. « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution », disait Emma Goldman, féministe et libertaire qui agitait les foules sur le sol américain au début du XXe siècle. Aujourd'hui, on peut se poser la question autrement : sans révolution, est-ce qu'on aura encore envie de danser ?
14.11.2024 à 23:30
Chef, oui chef
Robin Bouctot
Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis décortique l'histoire hallucinée d'un groupe de maoïstes et de leur mystérieux leader, et signe un ouvrage fascinant à l'adresse des militants d'aujourd'hui. En 1971, Paul, jeune militant maoïste, est vidé de ses espoirs révolutionnaires nés avec la ferveur de 1968. Établi dans une petite usine de machines à écrire, il s'abîme le corps et la tête en rêvant d'un (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024) / Maïda Chavak, BouquinTexte intégral (672 mots)
Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis décortique l'histoire hallucinée d'un groupe de maoïstes et de leur mystérieux leader, et signe un ouvrage fascinant à l'adresse des militants d'aujourd'hui.
En 1971, Paul, jeune militant maoïste, est vidé de ses espoirs révolutionnaires nés avec la ferveur de 1968. Établi dans une petite usine de machines à écrire, il s'abîme le corps et la tête en rêvant d'un Grand Soir de plus en plus vaporeux. Un soir de réunion avec quelques camarades, « une sorte de messie » apparaît : le très charismatique Fernando, réfugié espagnol antifranquiste de retour de Chine. Paul se sent tout de suite embarqué par sa proposition de mise en pratique ici et maintenant de la révolution prolétarienne.
Envoûtés et conquis, une quinzaine d'hommes et femmes rejoignent aussi ce qu'ils ne tarderont pas à nommer « l'Organisation », constituée telle une avant-garde révolutionnaire prête à tous les sacrifices pour la cause. Suivant les directives du « camarade F », à la rhétorique imbattable et à l'aura immense, les militants font table rase de leur passé. Ils entrent pour de bon à l'usine et rejettent violemment tout ce qu'ils jugent être des réflexes petits-bourgeois. Petit à petit, le groupe s'isole pour s'installer dans « le Bâtiment », un ancien couvent à Clichy qu'il occupe sur le modèle de la commune populaire chinoise de Tatchai. Entre ses murs et hors du monde, le cauchemar va durer des années.
Jusqu'où peut-on aller pour la cause ? Comment s'efface l'esprit critique ?
Violences de genre, emprise et manipulation, participation volontaire à un totalitarisme, soumission… Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis, déjà autrice de plusieurs ouvrages sur les trajectoires de ceux qui ont vécu les événements de 68, plonge dans cette histoire délirante et y décortique les ressorts de la domination charismatique. Pris dans une série d'engrenages orchestrés par leur chef, les membres de l'organisation collectivisent les enfants, s'écharpent sur leurs coupes de cheveux trop bourgeoises ou projettent l'assassinat d'un des leurs.
S'appuyant sur les carnets de notes terrifiants tirés des archives de l'Organisation et sur les témoignages des rescapés, elle livre un polar tenu par des questions aux mille échos : jusqu'où peut-on aller pour la cause, comment s'efface l'esprit critique, etc. Et fait marquant : elle n'omet pas pour autant la part de lumière et d'enthousiasme qui sous-tendait toute cette expérience. « Encharismée » par la personnalité de Fernando et fragilisée par sa longue enquête, la chercheuse a bataillé pour l'écrire, tenue par l'idée de « libérer la parole dans les milieux militants » et l'importance d'interroger « notre commune vulnérabilité face au pouvoir charismatique […] pour regarder ce problème en face et éviter que nos rêves ne se terminent fatalement dans le cimetière des utopies ».
14.11.2024 à 23:30
Misère affective en milieu militant
Jonas Schnyder
Dans Nucléaire solitude, Héma et Hétonque mettent en scène leur colère contre les textes contre l'amour qui circulent beaucoup dans les milieux militants. Une analyse qui repolitise par le sensible des relations dont la « déconstruction » engendre solitude et culpabilisation. En colère contre les brochures « contre l'amour » ou pour l'amour « libre » qui circulent beaucoup dans les milieux autogérés en France, Héma et Hétonque ont décidé d'écrire en 2019 une conférence gesticulée à partir (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024) / BouquinTexte intégral (770 mots)
Dans Nucléaire solitude, Héma et Hétonque mettent en scène leur colère contre les textes contre l'amour qui circulent beaucoup dans les milieux militants. Une analyse qui repolitise par le sensible des relations dont la « déconstruction » engendre solitude et culpabilisation.
En colère contre les brochures « contre l'amour » ou pour l'amour « libre » qui circulent beaucoup dans les milieux autogérés en France, Héma et Hétonque ont décidé d'écrire en 2019 une conférence gesticulée à partir de leur vécu de militant·es à Bure (Meuse) et d'un constat : « Les brochures font comme si tout le monde avait un accès égal à l'amour et au sexe [alors que] nous, notre problème, c'était de trouver déjà un partenaire, et aussi qu'il n'arrête pas la relation au bout de trois jours. » Car en miroir des coucheries multiples et politisées des très libres « dominants sexuels » – souvent urbains, jeunes et sexy – se constitue l'image de « déchets affectifs dont on ne sait pas quoi faire » et qui culpabilisent d'avoir encore des attentes, de la jalousie ou des émotions, « après tout ce temps passé dans un milieu où l'on déconstruit jusqu'à l'idée même de relation ».
L'ouvrage dénonce ces « contre-normes » de brochures ayant libéré le sexe, et dont les arguments sont trop souvent utilisés pour esquiver toute responsabilité émotionnelle
Bien décidé·es à faire vivre ce sujet sur la misère affective en milieu militant, les auteur·es ont publié la transcription de leur conférence gesticulée dans Nucléaire solitude1, un livre auto-édité en 2023 et signé par Le Comité imbaisable. Drôle et théâtral autant qu'empathique et sérieux, il passe au crible des figures et situations somme toute familières et pose la question : « À qui profitent les brochures ? » Il y a le mec au monologue qui « n'a aucune envie d'écouter ce que vous, vous avez à dire, donc de vous rencontrer », ou celui qui mixe indifférence et séduction pour se sentir en position de pouvoir, se prouver quelque chose et exister aux yeux des autres. Il y a aussi la « pédéthèque », ce lieu où chacun peut venir vivre sa petite expérience homosexuelle sans autre considération ou responsabilité, alors qu'il « est possible que le pédé ait des… des… – merde, comment ça s'appelle, je l'ai sur le bout de la langue… ah voilà : des émotions, des envies, une histoire, des blessures ». En images et en chansons, l'ouvrage dénonce ces « contre-normes » de brochures ayant libéré le sexe, et dont les arguments sont trop souvent utilisés pour esquiver toute responsabilité émotionnelle sans se remettre en question.
Et le nucléaire dans tout ça ? Du déni de fragilité à la quête de puissance, les anecdotes illustrent le manque affectif comme « le symptôme d'un monde où les émotions sont vues comme des déchets radioactifs » qu'on décide d'enterrer. Et les auteur·es de conclure : « Le nucléaire et les dominantes sexuels ont la même morale : puisque techniquement je peux le faire, alors je le fais […]. Impossibilité de penser la fragilité de ce qui nous entoure. Impossibilité de penser que tout ce qui nous entoure nous garde en vie et pourrait nous rendre heureuses. »
1 Le livre est commandable en ligne, ou le texte disponible sur demande. Plus d'informations : comiteimbaisable.wordpress.com