28.02.2025 à 17:09
L’Indigène, le beau geste et les saluts génocidaires
Texte intégral (1225 mots)
Quand la musulmane fait un beau geste, en France, on l’accusera de faire un salut nazi. Il vaut mieux le savoir et ne pas perdre de temps.
Travaillant sur le neo-nazisme néo-nazisme, je me suis demandé pourquoi Houria Bouteldja était allée chercher Otto Strasser, référence underground de l’internationale suprémaciste blanche de l’après-guerre et pendant des décennies, pour le citer dans une intervention publique qui “fait polémique” comme dit la presse islamophobe quand elle fait destruction politique .
On ne joue pas avec le feu sans maîtriser le feu et peu de gens, en France, ont pris le temps de s’intéresser aux manifestes laissés pas les tueurs de masse héritiers du néo-nazisme, de Breivik aux réplicants de Brenton Tarrant.
Quand on le fait, on éprouve cette terreur intime : ceux qui sont passés à l’acte définitif ont exactement les mêmes théories générales que l’extrême-droite mainstream, désormais hégémonique et au pouvoir. Mais avant d’engager leur vie en semant la mort, beaucoup font aussi ce que le haineux des réseaux sociaux ne fait pas, sauf si on fait un beau geste, lui envoyer un MP. Je suis très barbare parfois, j’ai ce geste-là, écrire au soit-disant beauf à 30 abonnés pour le traiter en grand militant.
Alors vient l’expression de la détresse existentielle. Celle que dit Tarrant, lorsque, déçu par le voyage initiatique en France, il oppose la solennité des cimetières de la guerre de 14-18 et le parking du supermarché. Le supermarché : lieu d’une tuerie de masse raciste à El Paso commise par un jeune homme qui a écrit des pages troublantes sur la dévastation des paysages américains et le non-sens de la production capitaliste et de la vie professionnelle qu’on lui avait promise comme Eldorado.
Houria Bouteldja cite Strasser exactement au bon moment, exactement à propos de cette détresse, et chacun peut le vérifier dans son texte. Une phrase “Vous commettez l’erreur fondamentale de nier l’âme et l’esprit, de vous en moquer et de ne pas comprendre que ce sont eux qui animent toute chose“.
À qui parle Strasser le nazi ?
Aux communistes de son époque, dont la majorité a déjà commencé à sombrer dans ce qui sera le stalinisme mondial, son rêve de fer, mais aussi sa proposition de militantisme aliéné. Il parle aux communistes sans âme, effectivement, à ceux qui ne savent plus rêver des grands soirs, à ceux qui ont remplacé le messianisme originel propre à l’existentialisme révolutionnaire du 19ᵉ siècle par le pseudo-réalisme tactique.
À vrai dire, Strasser parle aussi à son frère Gregor, engagé dans le réalisme nazi, celui qui fera alliance avec la droite conservatrice et les grands patrons pour prendre le pouvoir et assassiner les ordures nazies, mais révolutionnaires : la SA.
Donc Strasser dit une banalité, mais de taille. Et Houria Bouteldja fait le travail antifasciste, elle va chercher comment les nazis ont conquis les masses au lieu de les regarder de haut comme le fait la gauche qui perd d’aujourd’hui.
Cette gauche qui a ri pendant au moins dix jours d’un nazi déguisé en buffle, quand les nazis ont réussi à monter à l’assaut du Capitole avec Donald Trump. Apparemment le ridicule n’a pas tué Trump, l’insoutenable légèreté de l’être antifasciste social-démocrate n’a pas détruit les nazis.
Comme nous sommes désormais dans le monde où ils ont provisoirement gagné, cette même gauche lâche, impuissante et désormais soumise, va attaquer Houria Bouteldja et pas les nazis. De la même façon qu’elle attaque aussi des colloques sur l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe en prétendant lutter contre le négationnisme. C’est la même mécanique du geste, et pour preuve, l’attaque contre le colloque de Tsedek a été justifiée notamment par le fait qu’il était enregistré par des musulmans et des arabes.
Théorème du moment : “À chaque beau geste du musulman, le musulman, dans la France d’extrême droite, sera accusé de faire un salut nazi et frappé.”
À cela, il y a beaucoup de réponses possibles. Pour ma part, je n’en ai pas de française. Pas pour le moment. Pour le moment, mon âme collective est liée à celle des masses musulmanes mondiales. L’islam est universaliste et naturellement pour les convertis de fraiche date, la profondeur de la foi s’accompagne de la joie immense de faire partie d’un tout. Joie naïve, mais la naïveté est une arme face au fascisme. Je pense mondial et que nous, petite communauté mais extrêmement brillante et courageuse, ne pouvons penser notre sort indépendamment de celui des autres.
“La libération des Palestiniens est notre libération” a répondu Perspectives Musulmanes à Otto Strasser.
Évidemment, Houria Bouteldja le dit aussi toute la journée et son organisation le dit en actes. C’est la raison pour laquelle des génocidaires idéologiques, qui s’allient dans la rue aux patriotes macronistes français, qui votent Glucksmann attaché à acheter des avions de guerre avec les sous des prolétaires, viennent faire des cirques invraisemblables et prétendre que les décoloniaux sont l’aile avancée du trumpisme. Évidemment, c’est le QG décolonial qui va animer le parc d’attraction américain à Gaza.
Dans ce contexte hallucinatoire qui n’a qu’un seul but, la mort fantasmée des musulmans et musulmanes, dans ce contexte où nous n’avons pas le temps de tout faire, je n’ai pas le temps de ne pas être d’accord sur telle ou telle stratégie communautaire. Et j’ajouterai : Honte à ceux qui prennent le temps, lorsque justement la foudre islamophobe tombe sur certains d’entre nous.
Ceux-là ont bien peu d’âme. Les Frères Strasser n’en avaient pas non plus, à vrai dire, ils n’avaient que l’Esprit du Mal, celui qui anime notre moment historique terrible, un génocide sur une planète qu’on épuise.
Les musulmans rêvent quand même. Ça énerve beaucoup la partie de la gauche qui ne rêve plus, c’est pour cela qu’il est aussi reproché à Houria Bouteldja de dire bismillah devant un public non musulman dans des textes sur la Sorcière.
Le beau geste ne nous est jamais pardonné.
On s’en fiche, je crois, on Rêve et voilà. Beaucoup de Rêves, beaucoup d’avant-gardes et à la fin, les Lignes de Crêtes font une surface, un Pays imaginaire, notre Destin français.
28.02.2025 à 15:47
Marco Koskas, ami des génocidaires là-bas, incitateur au meurtre de gauchistes ici.
Texte intégral (2505 mots)
De l’extrême-droite israélienne à l’extrême-droite française, de la haine des musulmans à l’adhésion au génocide des palestiniens, de la plume à la balle, plongée dans l’univers idéologique de Marcos Koskas, celui qui appelle à tuer tout mélenchoniste.
Marco Koskas est un écrivain franco-israélien installé à Tel-Aviv depuis 2012. Il déteste les palestiniens et il le dit sans détour dans Tribune Juive, journal pro-Netanyahou auquel il contribue régulièrement : « Ils déambulent dans nos rues et sur nos plages, sans la moindre inquiétude, les femmes couvertes de la tête au pied comme des momies dans un film gore, et les hommes ventre à l’air, bedonnant et transpirant. »[1]. Au-delà des palestiniens, il hait tous les musulmans « des va-nu-pieds armés de pétoires » vivant dans des « pays pauvres et arriérés ». Pour lui, de la Palestine jusqu’en Afghanistan, ils seraient tous mus par une cruauté intrinsèque et fédérés par une seule chose : « leur xénophobie tribale »[2].
Si son islamophobie s’ancre intellectuellement dans la lecture de Bernard-Henri Lévy, Georges Benssoussan, Houellebeq et Onfray[3], politiquement, Marco Koskas est aussi proche de Netanyahou que de Zemmour. Bien sûr, il reproche à ce dernier d’avoir « dit des conneries sur Pétain » et d’avoir cité Maurras et Barrès. Mais il ajoute aussitôt qu’il ne faut pas le fuir comme la peste. Et surtout il étrille les juifs bien-pensants et bien lotis qui seraient contre Zemmour et ne diraient rien contre « Méluche l’Embrouille », ce pourfendeur des juifs pour plaire aux musulmans. Pour lui, mieux vaut un « juif habité par la culture française » (les « conneries sur Petain et Maurras » seraient donc de la culture française), plutôt que Mélenchon le « démagogue islamo compatible »[4].
Dans une interview pour le journal d’extrême-droite Causeur[5], il va un cran plus loin dans son adhésion aux thèses zemmouriennes, mêlant la théorie du grand remplacement et celle de l’antisémitisme culturel musulman : « Je suis plutôt convaincu que la plupart des juifs devront quitter l’Europe tôt ou tard car le changement de population mènera à la dépénalisation de l’antisémitisme ». Chez lui, sionisme et islamophobie ne font qu’un : « (les juifs) ont quitté les pays arabes pour la France, puis la France pour Israël. Est-ce à dire que la France est devenue un pays arabe ? Faut se poser la question »[6].
Marco Koskas dit « nous » lorsqu’il parle de Netanyahou et de son gouvernement. Et il défend Israël comme une forteresse contre l’ensemble des dirigeants de la planète, de Jean-Luc Mélenchon à Joe Biden en passant par Antonio Gutteres (affublé du qualificatif « vicelard »), seul Trump trouve grâce à ses yeux[7]. Et depuis sa forteresse assiégée, il se raconte parfois une invasion arabe imaginaire – « s’il n’y avait pas la supériorité militaire israëlienne » – « qui ferait disparaître toute la beauté d’Israël, liberté et mixité, égalité et sensualité »[8]. Parce que pour lui, Israël est un havre de paix et de bonheur. Un modèle de liberté et d’égalité. Un paradis à défendre contre « les criminels d’à côté », comme il désigne ses voisins palestiniens. Quand il ne les appelle pas les « nazis de Gaza »[9].
Il pense que « le sionisme est la seule utopie du XIXè siècle qui ait abouti à une société démocratique ». Et lorsqu’on l’interroge sur la réforme judiciaire souhaitée par Netanyahou et qualifiée d’anti-démocratique par ses opposants, il balaie les critiques d’un revers de la main : « cette réforme n’est pas essentielle, elle nous a déchirés inutilement. Le gros problème interne du pays c’est la spéculation immobilière »[10].
Le sionisme de Marco Koskas n’est pas religieux mais suprémaciste. Lui se dit ultra-laïque, et lorsqu’il parle de la « sensualité » d’Israël, on comprend que son alya a plus rapport avec « les appels sexuels permanents de Tel-Aviv »[11], qu’avec l’appel d’une terre promise. Dans un de ses ouvrages, Bande de français, il va jusqu’à endosser le costume d’un hardeur à la retraite, qui ne peut aborder une femme sans l’agresser (en plus du reste, il manie le « connasse » et « pétasse » à la perfection…), bien loin des préoccupations religieuses. En revanche, comme tout suprémaciste islamophobe se revendiquant de la laïcité, il n’a aucun problème à imaginer les ultra-orthodoxes au pouvoir. Parce qu’il partage avec eux la conviction d’une infériorité civilisationnelle et humaine des musulmans.
D’ailleurs, dans l’œuvre de Marco Koskas, les palestiniens sont soit invisibilisés, soit terroristes. Et c’est là, sans doute, que naît sa complaisance génocidaire : organiser l’oubli de la réalité de l’autre et sa déshumanisation, en s’appuyant pour cela sur le concept de guerre contre la terreur. Maniant le négationnisme avec la facilité des intellectuels d’extrême-droite, il s’emploie à faire disparaître le peuple palestinien dans l’Histoire comme dans ses récits : il s’interroge publiquement sur l’existence de la Nakba (l’exode palestinien de 1948), en regrettant l’absence d’iconographie pour étayer la réalité de son histoire[12].
Cette négation absolue de l’autre, il la revendique jusqu’à remettre en cause le droit des palestiniens d’exister en tant qu’Etat, en tant que peuple, et en tant qu’êtres humains. La reconnaissance d’un État et d’un peuple palestinien ? « Bla-bla palestiniste qui abuse le monde depuis 1948 ». La solution à deux États ? Un projet « suicidaire ». Pas surprenant, alors, de lire sous sa plume son admiration pour Trump et sa solution de vider Gaza de tout gazaoui. Par un procédé rhétorique rappelant les pires heures de l’histoire, cette épuration ethnique qu’il appelle de ses vœux est présentée comme une œuvre de salut pour débarrasser le monde des gazaouis. « Gaza est un enfer où aucun être humain ne peut vouloir vivre sa vie. (…) Gaza ne sera donc plus habité jusqu’à muter en autre chose, puisque les Etats-Unis vont en prendre le contrôle et faire de cet enfer un monde enfin vivable »[13]. Traduire : les gazaouis souhaitant rester à Gaza ne sont pas des êtres humains, ils méritent d’être traités comme tels, et débarrassée des gazaouis, cette terre redeviendra vivable.
Par plus surprenant de lire dans les billets de Marco Koskas que « Tsahal a fait des prodiges depuis le 7 octobre ». Et parmi ces prodiges, motif de grande fierté et de grande réjouissance pour lui, « la population (palestinienne qui) erre sans feu ni lieu, sans avenir et sans toit, du bord de mer au bord de mer sous des pluies battantes »[14].
Dans sa guerre totale contre les arabes, toute critique adressée au gouvernement israëlien est qualifiée d’« israëlophobie », et de « tête de gondole du terrorisme ». L’activisme pacifique de Tahed Tamini, jeune palestinienne engagée contre l’occupation israëlienne, est considéré au même titre que les attentats de Nice. Et s’il se trouve un compatriote israëlien pour raconter l’histoire de cette jeune femme (cf. « Le Genou d’Ahed » de Nadav Lapid[15]), il sera qualifié de « Kapo », ou de « Judenrat de l’Allemagne nazie ». Et son œuvre de « réflexe de survie qui (consiste) à dénoncer les siens pour sauver sa peau »[16].
Marco Koskas est écrivain mais il aurait certainement rêvé d’être général de Tsahal. Dans un article au titre éloquent « Otage ou soldat, Mourir c’est toujours mourir », il appelle purement et simplement à sacrifier les otages. « Nous ne venons pas à bout du Hamas à cause des otages (…) tous les jours des jeunes gens tombent pour rien. C’est pourquoi il faut maintenant du courage pour reconnaître que cet objectif (la libération des otages) n’a pas été atteint et priver ainsi le Hamas de la dernière arme qui lui reste. Quel qu’en soit le prix. »[17]. Cet appel porte un nom : la directive Hannibal, consigne militaire israélienne datant des années 1980 visant à empêcher la capture de soldats, quitte à sacrifier leur vie s’ils sont pris en otage. Pour la première fois, le 7 octobre 2023, l’Etat d’Israël a élargi cette doctrine au-delà des soldats et engagé son armée pour tuer des civils israéliens et des soldats capturés, dans plusieurs bases militaires, notamment à Erez, Réim et Nahal Oz, ainsi que dans le kibboutz de Beeri, où des civils étaient présents[18]. Révélée par une enquête d’Haaretz, la mise en application de cette doctrine n’a pas été reconnue par le gouvernement israëlien qui a tout fait pour entraver une enquête de justice indépendante. Tsahal et le gouvernement Netanyahou peuvent toutefois compter sur Marco Koskas pour préparer l’opinion israëlienne à la légitimité du meurtre par Israël de ses concitoyens.
Alors comme il ne porte pas l’uniforme, Marco Koskas transforme sa plume en arme de haine. La haine d’un génocidaire islamophobe qui déshumanise les musulmans pour mieux légitimer leur éradication. La haine d’un « super-sioniste », comme il se désigne lui-même, qui veut anéantir jusqu’à la mémoire du peuple palestinien. La haine d’un petit penseur d’extrême-droite qui appelle à « foutre une balle dans la tête de Mme Sourdais, Monsieur Coquerel et toute la mélenchonie. », dont le seul regret est qu’il n’aura « jamais assez de balles pour dézinguer tous ces affreux. »[19]
[1] « Le Billet de Marco Koskas. Invasion annuelle. », Tribune Juive, 22 juillet 2021.
[2] « Le Billet de Marco Koskas. Tribalisme triomphant. Ou le Primat du Primitif », Tribune Juive, 19 août 2021.
[3] Nahum, Maya. « Marco Koskas, plus sioniste qu’un Israélien. », Causeur, 4 octobre 2024.
[4] “Marco Koskas. Fracture ouverte chez les juifs de France”, Tribune Juive, 17 février 2022
[5] Nahum, Maya. « Marco Koskas, plus sioniste qu’un Israélien. », Causeur, 4 octobre 2024.
[6] Gendron, Guillaume. “Dur des lamentations”, Libération, 1er octobre 2018.
[7] “Simple Minded Revolution. Par Marco Koskas”, Tribune Juive, 5 février 2025.
[8] « Le Billet de Marco Koskas. Invasion annuelle. », Tribune Juive, 22 juillet 2021.
[9] Marco Koskas, « Comment résiser ? », Tribune Juive, 20 février 2025 (article depuis retiré du site par la réadaction).
[10] Nahum, Maya. « Marco Koskas, plus sioniste qu’un Israélien », Causeur, 4 octobre 2024.
[11] Gendron, Guillaume. “Dur des lamentations”, Libération, 1er octobre 2018.
[12] Nahum, Maya. « Marco Koskas, plus sioniste qu’un Israélien », Causeur, 4 octobre 2024.
[13] Marco Koskas. « Simple Minded Revolution », Tribune Juive, 5 février 2025.
[14] Marco Koskas. « Se réjouir, insatisfaits », Tribune Juive, 28 novembre 2024.
[15] Causse, Jacques. “Cannes 2021 : Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid, ou l’autoportrait au vitriol d’un réalisateur divisé.” Télérama, 7 juillet 2021. Disponible sur : https://www.telerama.fr/festival-de-cannes/cannes-2021-le-genou-dahed-de-nadav-lapid-ou-lautoportrait-au-vitriol-dun-realisateur-divise-6923229.php.
[16] « Le Billet de Marco Koskas. Paillettes et Gauchisme gâteux », Tribune Juive, 18 juillet 2021.
[17] « Otage ou soldar, Mourir c’est toujours mourir», Tribune Juive, 15 janvier 2025.
[18] Le Monde. “En Israël, l’enquête impossible sur le fiasco sécuritaire.” Le Monde, 6 octobre 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/10/06/en-israel-l-enquete-impossible-sur-le-fiasco-securitaire_6344892_3210.html.
[19] Marco Koskas, « Comment résiser ? », Tribune Juive, 20 février 2025 (article depuis retiré du site par la réadaction).
10.02.2025 à 10:32
La France n’est pas de droite, ce sont les partis qui ne voient plus la gauche !
Texte intégral (2610 mots)
Le coup de force politique qui a consisté à confier le gouvernement aux deux partis perdants des dernières élections législatives françaises est largement légitimé par une idée simple : la France serait de droite, et donc pas question qu’elle soit gouvernée à gauche. Cette idée est désormais partagée par une partie de la gauche politique, qui renonce à revendiquer un gouvernement issu des urnes en ne censurant pas le gouvernement Bayrou. Et pourtant, cette idée simple est fausse. La France n’est pas de droite. Qu’est-ce que ça change ? Tout ! Pour les stratégies d’alliances ou de compromission (selon) de la gauche politique, et pour la gauche de combat.
Les résultats électoraux : une France en trompe l’œil
Lorsque l’on déduit des résultats des élections que la France est à droite, on se fourvoie dans les grandes largeurs. Les élections ne sont que la photographie de la frange de la population qui vote, de moins en moins nombreuse et peut-être bientôt minoritaire. Et c’est cette frange de la population qui est à droite, pas la France.
Les travaux du chercheur Vincent Tiberj[1] montrent que sur le long terme, le rejet de l’immigration a diminué en France. Le soutien au droit de vote des étrangers est passé de 34% de la population en 1984 à 58% en 2022. 44% des Français considéraient que l’immigration est une source d’enrichissement culturel en 1992, et c’est 76% en 2022. L’idée qu’il y a trop d’immigrés en France est passée de 69% en 1988 à 53% en 2022.
Le chercheur avance deux explications à cette évolution positive.
- L’éducation, qui réduit les préjugés et inculque des valeurs : 20% de titulaires du bac en 1970 et 80% aujourd’hui, ça change la donne.
- La culture et la socialisation des nouvelles générations, nourries à netflix, à la K-pop, et aux réseaux sociaux, qui font d’eux des citoyens plus ouverts culturellement que leurs parents.
Et si les citoyens rejettent de moins en moins l’immigration alors que les électeurs votent de plus en plus RN, c’est à cause de deux raisons :
- D’abord, parce que l’immigration est aujourd’hui mise au centre du débat politique, et que c’est devenu un motif de vote. En 1981, les électeurs, majoritairement xénophobes, n’avaient pas voté en fonction de leurs opinions sur les étrangers, sinon Mitterrand ne serait jamais passé.
- Et ensuite en raison de l’abstention massive des jeunes. 59% des plus de 60 ans disent ne pas se sentir chez eux contre 34% des moins de 35 ans. Et le taux d’abstention des moins de 35 ans était à plus de 60% aux dernières élections européennes, contre 29% pour les plus de 70 ans.
Autrement dit, s’il y a vote contre l’immigration, c’est parce qu’on politise l’immigration en en faisant un objet obsessionnel. Et ces résultats électoraux ne sont pas le reflet des Français. es dans leur ensemble, mais juste l’image de la vieille France raciste qui vote.
Evolution de l’électorat : une droitisation par le haut
Pour aller plus loin dans l’analyse de ce « on » qui a fait de l’immigration une obsession politique, la thèse de Tiberj est que face à la montée des valeurs de gauche chez les citoyen .es, il y a une « droitisation » par le haut.
- Cette droitisation par le haut, c’est d’abord un « conservatisme d’atmosphère » dont les « intellectuels » de plateau et les médias nous abreuvent à longueur de journée.
- Et c’est ensuite la responsabilité propre des partis politiques. A la fin du XXè siècle, il y avait un consensus politique favorable à une société multiculturelle, au début du XXIè siècle, les partis se focalisent sur l’immigration. Et en prétendant le faire pour « entendre le sentiment de submersion », ils ne font que donner un porte-voix à une minorité raciste.
On retrouve la même déconnexion de ces vecteurs de droitisation par le haut concernant notre modèle social. Les citoyens rejettent de plus en plus massivement l’ultra-capitalisme et demandent de plus en plus de protection sociale et de redistribution des richesses. Et les partis politiques, y compris de gauche, sont de moins en moins favorables à réguler le libéralisme. Ici aussi, on retrouve une mobilisation électorale dépendante de sa classe sociale. L’abstention des cadres aux législatives de 2024 est de 35%, quand celle des ouvriers est de 46%[2].
Il n’y a donc pas une France de plus en plus de droite, mais une majorité électorale devenue une minorité sociale, photographie des boomers racistes et petits bourgeois.
Et en face, des partis de gauche qui droitisent leur programme parce qu’ils ne s’intéressent qu’aux électeurs, qui eux rejettent l’immigration et sont attachés au système capitaliste. Des partis qui oublient les autres, qui ne votent pas ou qui s’abstiendraient davantage : les jeunes, les catégories populaires et les populations opprimées, qui sont plus ouverts sur le monde et qui rejettent le système économique actuel. Et cela nourrit la déconnexion entre les citoyens de gauche et les partis censés les représenter.
Déconnexion d’autant plus vivace que les valeurs de gauche auraient tendance, toujours selon Tiberj, à produire des « citoyens critiques ». C’est-à-dire des citoyens qui, faute d’une offre politique leur correspondant, se détournent de la démocratie électorale pour s’engager dans une démocratie de protestation, en attendant une démocratie délibérative ou directe.
La portée de cette recherche est importante pour analyser le moment politique dans lequel nous sommes et pour inventer la suite.
Sortir du mauvais diagnostic et des remèdes délétères
La séquence politique des dernières élections et de leurs suites aura donné une parfaite illustration de la diffusion des idées de droite par la sphère politico-médiatique d’extrême-droite et de droite, et jusqu’au PS et à la social-démocratie.
- La place de Bolloré dans la percée des idées de Zemmour et les places de Drahi (BFM, RMC, L’Express), Arnault (Le Parisien) et Niel (L’Obs) dans l’avènement du courant laïcard islamophobe ne sont plus à démontrer. Elles jouent un rôle d’influence de premier plan sur l’agenda politique.
- La banalisation par le PS du racisme avec qui il peut tranquillement négocier un budget, et avec le nationalisme qu’il tutoie volontiers (« le débat sur l’identité nationale n’est pas tabou », selon Olivier Faure sur X[3]), montre que la priorité socialiste est d’abord de flatter ceux qui votent, fussent-ils de droite. Jospin sera allé jusqu’à considérer publiquement Retailleau comme respectable, avant de dire son impatience aux résultats de sa politique migratoire[4].
- En matière de luttes sociales et contre les effets du capitalisme, le constat est identique. Entre « donner un budget à la France », et « respecter les engagements du NFP », le PS n’aura pas eu de difficulté à arbitrer. On aura entendu Olivier Faure justifier sur les ondes son soutien à Bayrou par le besoin de stabilité économique des entreprises et des agriculteurs[5]. CQFD.
- Le PS n’ayant pas le monopole de la droitisation, on pourrait aussi, entre autres, parler de la « valeur travail contre la gauche des allocations »[6] de Fabien Roussel ou de ses œillades virilistes à la gloire du barbecue et de la viande rouge[7].
Dans ce contexte, les « unionistes », attachés à l’union coûte-que-coûte au sein du NFP, assènent depuis la victoire du gouvernement Bayrou à ceux qui à gauche critiquent la nème trahison du PS que « la France étant à droite, on a besoin de toutes les gauches, y compris du PS ». Qu’il faudrait surtout ne pas en ternir rigueur aux socialistes, et que la priorité serait de ne pas « se » diviser, c’est-à-dire ne pas opposer les partis entre eux. Faire consensus, être raisonnable, et accepter la dérive droitière d’une composante du NFP.
Cette injonction, basée sur le faux diagnostic d’une France qui serait irrémédiablement de droite, conduit mécaniquement à un faux remède. Non, la victoire des valeurs de gauche ne sera jamais le point d’arrivée d’une course effrénée à un vieil électorat raciste et petit bourgeois qui se droitise sans cesse.
En sus des travaux de Tiberj, nous avons même aujourd’hui l’appui scientifique pour démontrer que le remède proposé est pire que le mal. Parce que c’est justement ce processus d’adaptation des programmes des partis de gauche aux attentes d’un électorat droitisé qui contribue à la droitisation par le haut de la France. Et qui éloigne inexorablement ces partis du vote des citoyens critiques qui sont l’avenir de la gauche.
Quelles perspectives pour la gauche de combat ?
Si l’on retourne la carte dans l’autre sens, et que l’on prend en compte cet autre diagnostic d’une France de plus en plus à gauche, alors les perspectives sont tout autres. Tout d’abord, et c’est un motif d’espoir, cela signifie que si l’on parvenait à ramener aux valeurs des citoyens leurs représentants politiques, alors on ne serait plus condamnés à vie au macro-lepénisme.
Cette grille de lecture nouvelle devrait indiquer une autre voie aux partis de gauche : courir après les électeurs est une impasse ; ce sont les citoyens critiques qu’ils devront reconquérir. Le PS ne sera ni une bouée ni un salut, mais un obstacle et une impasse. Soyons présents à chaque rencontre de la gauche politique pour porter cette perspective, travaux scientifiques à l’appui, et demander à être enfin pris en compte !
Et pour nous qui nous mobilisons sur le terrain des luttes, dans la rue, dans les syndicats, dans les mouvements sociaux et dans les collectifs et les associations, nous avons aussi à nous interroger sur nous-mêmes.
On peut bien sûr faire le pari électoral des deux prochaines générations, et attendre sagement que les boomers laissent la place aux millenials, dans les urnes et dans les structures de pouvoir. Mais en deux générations du pouvoir actuel, que sera-t-il advenu des solidarités, des libertés et des droits fondamentaux ? Et quels seront les effets de la prise de pouvoir par l’extrême-droite pour les minorités opprimées et pour la société dans son ensemble ?
Le poids d’un système économique qui exploite l’humain et détruit la planète et d’une République autoritaire en roue libre pour le défendre est devenu insupportable à bien trop d’entre nous. Il nous faut activer tous les leviers pour accélérer l’avènement d’un nouveau monde.
Notre impératif premier est d’accompagner la démocratie de protestation pour remettre les perspectives citoyennes au cœur de l’agenda politique. Et comme c’est dans la mobilisation collective que l’on transforme la société par en bas, nous chercherons toutes les voies possibles pour relier la démocratie de protestation à d’autres formes de démocraties, délibératives et directes. Dans nos mouvements, dans nos organisations, dans nos entreprises, dans nos collectivités locales. Et à chacun de ces échelons, nous devrons avoir la préoccupation chevillée aux luttes d’accélérer la prise de pouvoir par les citoyens critiques, par les exclus du système. En mettant de côté les réflexes paternalistes, très ancrés dans nos rangs, de ceux qui savent ce qui est bon pour les autres.
Oui, nous avons cette responsabilité ne nous mobiliser aux côtés des jeunes, des classes populaires et des populations sorties de la démocratie électorale. Et comme nous savons que la mobilisation et la lutte renforcent la conscience du levier collectif et du pouvoir citoyen, c’est comme cela que nous relierons la démocratie protestataire et la démocratie électorale. Et c’est parce que nous aurons ramené les valeurs de gauche dans la majorité électorale que nous stopperons la droitisation par en haut, et que nous soumettrons les partis de gauche à la représentation politique qu’ils nous doivent.
Restera alors la bataille culturelle contre le poids du conservatisme d’atmosphère. Contre ces médias poubelles détenus par quelques-uns à la solde de la haine et du profit, qui font l’agenda politique et les majorités électorales à l’extrême-droite. Face à eux, nous sommes la multitude de gauche, et chacun de nous est désormais un média citoyen. Usons de ce pouvoir sur les réseaux sociaux et ailleurs. Que chacun aiguise sa conscience politique, écrive et diffuse ses propres analyses !
Dans tous ces combats, Lignes de Crètes continuera de prendre sa part !
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- [1] Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités, Puf
Pour une recension de l’ouvrage, voire : https://laviedesidees.fr/Vincent-Tiberj-La-droitisation-francaise - [2] https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2024-06/ipsos-talan-sociologie-electorats-legislatives-30-juin-rapport-complet.pdf
- [3]https://x.com/faureolivier/status/1887837831717847449?s=46&fbclid=IwY2xjawIUaYZleHRuA2FlbQIxMAABHR0baOhqtzH-DHRyEjT2rMFB-x7im44Vm1c_mFf84jyVLDelzZH0oKynWA_aem_VPwTCyE_a9eJd7KbaA1a1g
- [4] https://www.youtube.com/watch?v=fsSYxblXaUA
- [5] https://www.youtube.com/watch?v=hX8v7ASVivA
- [6] https://www.youtube.com/watch?v=G3HxvP0VgKA
- [7] https://www.youtube.com/watch?v=TzAs-HrplJc
19.12.2024 à 10:59
L’impasse analytique et politique du “cent pour cent hostile” aux tombeurs de Bachar
Texte intégral (1507 mots)
La chute de Damas ?
“Le timing est américain ; le top départ est turc ; l’argent est qatari ; les armes sont allemandes, françaises et américaines ; les instructeurs sont ukrainiens ; les mercenaires sont ouzbeks, ouighours, albanais ; les véhicules sont turcs ; l’islam est wahabite saoudien ; les voisins avec lesquels ils veulent pacifier sont israéliens, mais à part ça, ce sont des rebelles syriens”, a cru pouvoir expliquer, parmi tant d’autres, tel militant que ses followers reconnaîtront.
Telle autre (active et très suivie) militante pour les droits des Palestiniens a cru devoir compléter cette fresque campiste binaire sur un ton aussi péremptoire : “ Ils peuvent censurer et manipuler, ils peuvent mettre le paquet médiatique au niveau mondial, mais ils n’arriveront pas à cacher les ficelles américano-sionistes dans cette révolte contre Assad ”. Les centaines de tonnes de bombes (la plus grande campagne aérienne de l’histoire d’Israël) déversées ensuite par Tel Aviv sur ses supposés alliés jihadistes à peine parvenus au pouvoir n’ont, hélas, même pas permis à ces convaincus… d’y voir plus clair.
“Poutine fait du bon boulot à Alep” avait, il est vrai, commenté Jean-Luc Mélenchon de plus longue date, à propos de la décisive ingérence irano-russe opérée en faveur du tyran damascène, représentant “l’axe de la résistance”.
JLM s’est, depuis lors, employé à expliciter sa position : il s’est dit “100% hostile” aux tombeurs de Bachar. Cette trompeuse rhétorique, hors sol, inonde aujourd’hui la communication de pans entiers de la “gauchosphère”, européenne, mais également arabe.
Le péché originel du printemps syrien
Il est exact que la myopie méprisante des gauches européennes et arabes vis-à-vis des acteurs locaux de la révolution syrienne, à qui elles substituent péremptoirement des acteurs (ou des “agents”) étrangers, ne date pas d’hier. Elle a (au moins) deux racines. Le péché originel – bien involontaire – des révolutionnaires syriens est celui d’avoir lancé leur printemps, en mars 2011, à un moment où les diplomaties européennes venaient de découvrir, avec consternation, qu’en Tunisie comme en Egypte, elles n’avaient pas su mettre leurs œufs dans le bon panier. En Libye d’abord, puis en Syrie, avant de les lâcher complètement et de se focaliser sur l’écrasement militaire de Daesh (1), elles se sont donc brièvement décidées à soutenir les révolutionnaires, voire en Libye (mais seulement en Libye) à les précéder militairement.
Bien trop faible pour contrer la puissante perfusion militaire du régime par le Hizbollah et l’Iran d’une part, la Russie d’autre part, ce soutien occidental s’est révélé à la fois trop limité (les rebelles n’obtiendront jamais l’armement anti-aérien qui aurait pu contrer l’ingérence russe et iranienne), et trop sélectif : dans une société syrienne profondément religieuse, les Occidentaux ont cherché en effet à faire émerger une opposition “laïciste”, ancrée seulement au sein d’une fraction des élites. Si limité soit-il, ce soutien d’un camp rarement révolutionnaire a largement suffi, en revanche, à semer le doute sur la légitimité anti-impérialiste de ses bénéficiaires auprès de larges compartiments du “global south” : est-il possible, s’y demandait-on, de soutenir des révolutionnaires aux côtés desquels se pressent l’émir du Qatar, le Président de la République française ou celui des États-Unis ?
La récente défaite des suppôts iraniens et russes de Bachar ne doit pourtant absolument rien à ceux qui, de Hollande à Obama, furent ces bruyants cinq “amis” autoproclamés “de la Syrie”.
Cela ne les empêche pas de se féliciter hypocritement aujourd’hui d’une révolution à laquelle non seulement ils ont fort peu contribué, mais dont ils ont au contraire été suffisamment proches pour… la déconsidérer. Auprès de larges composantes des anti-impérialistes … pavloviens, c’est en effet d’abord ce “baiser de la mort” occidental qui crédibilise aujourd’hui la thèse du “complot israélo-occidental” contre “l’axe de la résistance” syro-iranien. Les différentes composantes de la société syrienne, si parfaitement absentes de ces fresques géo-politiques si réductrices, ont cependant bel et bien existé et massivement lutté. Et il fait peu de doute que, même si la reprise du Golan peut, à l’heure d’une reconstruction extrêmement difficile, ne pas être érigée en priorité, (et même, ce qui est un autre débat, si rien ne permet de minimiser l’exceptionnelle difficulté de cette phase de recherche d’un consensus national), rien ne permet d’affirmer que les nouveaux représentants de l’axe de la résistance, fut-ce en l’absence de Bachar, ont pour agenda d’abandonner la lutte contre l’expansionnisme suprémaciste de leur voisin israélien.
Attention également à l’idée que des sunnites seraient incapables de montrer une capacité de résistance à Israël comparable à celle de “l’arc chiite”. Ce raccourci sectaire est battu en brèche, ne serait-ce que par la preuve vivante du sunnite Hamas palestinien. Il n’est bien évidemment pas question de nier que l’expulsion des Iraniens de la Syrie plaise autant à Tel Aviv qu’à son indéfectible allié américain. Pas question non plus de nier que des concessions de dernière minute expliquant l’ultime débandade de l’armée ont été négociées à Doha, lors de la dernière tentative russo-iranienne de sauver Bachar que sa tentative de rapprochement avec les Emirats de MBZ (et contre la Turquie d’Erdogan) avait achevé de démonétiser à leurs yeux. Ce Bachar dont la seule réponse aux massacres de Gaza avait été de lancer, avec des méthodes très comparables à celles des Israéliens à Gaza, une offensive, non point sur le Golan, mais contre…le bastion de ses opposants d’Idlib.
L’idée d’une “fabrication de Jawlani”, par le Mossad ou la CIA, est donc particulièrement irrecevable.
Elle rappelle, il est vrai, les raccourcis abrupts empruntés longtemps par ceux qui croyaient pouvoir affirmer que, du seul fait que l’agenda des combattants antisoviétiques en Afghanistan avait conjoncturellement convergé avec celui des États-Unis, Al-Qaeda était une “création” américaine. La suite, quelques années plus tard, du côté du WTC de New York, n’avait pas véritablement étayé la crédibilité de ce raccourci.
L’épouvantail islamiste
Le second accroc dans le tissu de la relation des gauches avec la révolution syrienne est plus banal : il se superpose à un identique prurit anti-islamiste comparable à celui des droites et de la quasi-totalité des gouvernements européens : les contestataires de Bachar, lui-même paré contre toute réalité du titre de “défenseur des minorités”, sont très vite apparus comme beaucoup trop “musulmans” pour l’air du temps. Ces “musulmans” (entendez “islamistes”) à qui les gauches, qu’ils ont irrésistiblement distancées dans les urnes, ont toujours voulu dénier tout agenda anti-impérialiste, s’étaient mobilisés par une dynamique identitaire qui n’avait rien de très différent de celle qui, un peu partout dans la région, a vu s’affirmer les adeptes de telle ou telle nuance de cet Islam dit “politique”. Hélas, de Nice au Bataclan, l’électrochoc de l’irruption d’un terrorisme “venu de Syrie” sur le sol français, dans un contexte que la doxa médiatique a toujours considéré comme étranger à la politique de canonnière de la France dans la région (c’est à nos seuls goûts pour le bon vin et la démocratie que s’en prennent les jihadistes), a très rapidement fait perdre aux nuances et à la complexité du terrain syrien toute chance de parvenir jusqu’au cerveau des décideurs. Et toute chance de leur permettre de conserver la moindre rationalité dans l’évaluation de ces révolutionnaires soupçonnés d’être autant d’“islamistes”.
Cette fracture est ancienne. C’est elle aussi qui interdit aux plus doctrinaires (et aux plus mal informés) des acteurs de l’”anti-impérialisme” de penser la légitimité de ne serait-ce qu’une partie du spectre islamiste qu’il rejette, selon la formule nuancée de Mélenchon, “à 100%”. Cette fracture divise jusqu’à ce jour le camp des soutiens de la cause des Palestiniens. Et elle l’affaiblit. Pour le plus grand plaisir de leurs tortionnaires israéliens. Et pour leur plus grand bénéfice.
07.12.2024 à 19:36
De Daoud en Sansal, la fuite en avant des humanistes “à la française”
Texte intégral (1878 mots)
“L’affaire Daoud”, celle de l’attribution d’un Goncourt bien sûr et d’abord (et, très accessoirement, celles des critiques que valent au lauréat son manque de déontologie) aussi bien que l’affaire de l’arrestation de son compatriote et confrère, l’écrivain Boualem Sansal, par les autorités algériennes ne sont pas simples à déconstruire, tant s’en faut.
Faut-il d’abord le clamer : quand bien même la France, de Céline à pas mal d’autres, n’a jamais érigé de barrière infranchissable dans ce domaine, rien ne saurait justifier l’interférence judiciaire avec la trajectoire, fut-elle militante, d’un écrivain. Mais pourquoi cette vieille vérité est-elle si difficile à rappeler sans exacerber la fracture des malentendus ?
Parce que l’affaire Daoud/Sansal plante ses racines dans ce terreau mouvant, piégé, tronqué de la relation franco-algérienne, qu’elle soit “populaire” ou, pire encore, “étatique”. Parce que, sur ce terrain franco-algérien, les identités, les rôles, les stratégies non seulement ne sont banalement pas constantes mais plus encore elles coïncident rarement avec celles dont se réclament ouvertement les acteurs.
Par quelque bout que l’on prenne l’affaire Daoud / Sansal, les contradictions affleurent très vite. En nombre. Ainsi de l’attitude du gouvernement algérien qui serait hostile à Daoud… ou qui aurait choisi de punir son collègue Sansal pour leur même “liberté de parole”. Le régime algérien est certes réputé avoir censuré par voie législative la libre expression, y compris littéraire, sur ces années 1990 qu’il qualifie de “décennie noire”. Mais cette censure a toujours été très unilatérale, aussi sélective que peut l’être en France celle de “l’importation du conflit israélo-arabe” : ce sont les voix de l’opposition qu’Alger a voulu faire taire et non celles de ses communicants. Dès ce niveau initial de déconstruction, une première contradiction majeure éclate ainsi tant la problématique officielle est éloignée de la réalité : ce n’est certainement pas le courage qu’il s’auto-attribue de fouiller les poubelles de la “décennie noire” qui caractérise l’écriture de Kamel Daoud et pas davantage celle de Sansal, mais bien leur soumission complaisante et sans limite (sur la ligne de Yasmina Khadra ou, sur un registre moins talentueux, sur celles de Mohamed Sifaoui et de plusieurs autres communicants plus ou moins discrets du pouvoir militaire) à la doxa de la responsabilité exclusive de l’opposition (dite islamiste) dans cette décennie effectivement sanglante de l’histoire de leur pays.
Pourquoi donc une telle prise de distance de la part du pouvoir algérien, alors que cette thèse interdisant de penser sa part essentielle de responsabilité dans les violences labellisées unilatéralement “d’islamistes”, n’est… rien d’autre que celle qu’il promeut avec constance depuis bientôt trois décennies ? Ce n’est pas, comme l’a très heureusement souligné Nadia Meziane , une voix (celle de la patiente de son épouse psychiatre) que Daoud a volé mais bien celles… des millions d’électrices et d’électeurs qui avaient cru, en 1991, avoir le droit de façonner leur destin dans les urnes.
L’histoire de l’Algérie est, certes et avant tout, celle d’une vieille et profonde fracture coloniale mais pas seulement. Plus récemment, au début des années 1990, du temps du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua notamment, la relation Paris/Alger s’est également déployée sur le registre d’une discrète mais très étroite collaboration répressive contre l’opposition islamiste. Coopération dont aucun des deux partenaires ne tient à se vanter, surtout pas Alger qui puise dans la tension nationaliste avec Paris l’une de ses plus inusables ressources. Pourtant c’est bien, entre autres, ce tropisme-là qui a nourri la félicité parisienne de Daoud et de Sansal.
Tous deux sont – avant tout – ceux qui, dans l’histoire de l’Algérie, nous lavent de toute responsabilité, aussi bien coloniale que postcoloniale.
Tous deux flirtent grossièrement avec la réhabilitation du colonialisme et de ses relais. Tous deux s’emploient à criminaliser avec ardeur ses dénonciateurs les plus résolus. “Kamel Daoud et Boualem Sansal sont promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française ” écrit, fort justement, Nedjib Sidi Moussa (1). Et fort courageusement aussi si l’on considère le tsunami d’injures que lui a valu sa prise de parole, de l’extrême-droite d’Europe 1 ou du Figaro à… l’extrême droite du “Libé” de Jean Quatremer.
Car cette décennie noire, d’autres, dont je m’honore de faire partie, préfèrent l’appeler, en forçant à peine le trait, “la répression sanglante des électeurs du premier printemps arabe”.
Pour décrire le rôle de Daoud, on est irrésistiblement attiré par les termes de la condamnation magistrale énoncée en son temps par Pierre Bourdieu à l’égard de ces “intellectuels négatifs” (2)que furent, à ses yeux, Bernard Henry Lévy et André Glucksman du fait de leur négation bruyante de toute responsabilité du régime dans les violences de cette “décennie noire”.
L’enjeu est d’importance. Car la propagande conjointe des médias franco-sionistes (qui veulent nous convaincre que si les Palestiniens résistent c’est avant tout parce qu’ils sont “islamistes” ), des dictateurs arabes (qui, surfant sur l’islamophobie ambiante en Europe, adoptent la même communication au détriment de n’importe lesquels de leurs opposants) et de nos peurs d’occidentaux traumatisés par la contestation de notre vieille hégémonie coloniale, est parvenue à inscrire, dans le marbre de la désinformation, une vision monolithique parfaitement tronquée de toute opposition dite “islamiste” et donc, compte tenu de la persistante centralité de cette mouvance, de toute forme d’opposition ou de résistance, si légalistes puissent elles être, aux autoritarismes arabes ou au suprémacisme israélien en vigueur.
Mais alors, pourquoi le pacte du régime d’Alger avec Sansal et Daoud, deux de ses plus fidèles communicants, mais dont la superficie médiatique est – en Algérie- inversement proportionnelle à ce qu’elle est en France, s’est-il rompu ?
Parce que Daoud et Sansal ont voulu donner plus de garanties encore à leurs généreux sponsors parisiens. Après l’euphémisation de la barbarie du colonisateur (2) et de la violence répressive des dictateurs qui lui ont succédé, leur nouveau terrain de transgression a été l’euphémisation des crimes israéliens.
Sansal est allé ainsi se faire filmer à Jérusalem, devant le Mur des Lamentations, pour y dire à quel point il « trouvait les Israéliens sympathiques”. Daoud a chevauché lui aussi ad nauseam le narratif d’Israel ou de la droite européenne même pas extrême ou de la gauche “vallsiste” affirmant notamment que la cause palestinienne servait à légitimer « la haine, souvent antisémite, dédouanée par une nouvelle épopée décoloniale » (1). Tous deux ont généré ainsi un premier niveau de tension avec un pouvoir algérien dont la “défense de la cause palestinienne” est toujours demeurée l’un des rares terrains échappant … au désaveu populaire qu’il subit de longue date. La France officielle a toujours aimé critiquer les dictatures pour autant qu’elles lui soient hostiles. Mais de Sissi à MBS, elle s’est toujours parfaitement accommodée des dictatures de ses amis.
La félicité parisienne de Daoud et Sansal s’est fondée ainsi depuis toujours sur leur capacité à faire porter à l’islam des occupés ou des dominés… le poids des crimes des autocrates arabes aussi bien que des occupants israéliens.
Enfin Sansal est allé plus loin encore dans la provocation : il a cru bon de franchir le rubicon nationaliste algérien en flattant ouvertement la prétention territoriale marocaine à son égard.
La surenchère des protestations que génère l’incarcération d’un “homme de lettres”, un “combattant de la liberté”, un “homme des Lumières”, “un ami de la France”, etc… par Eric Zemmour, F. Bergeaud Blackler, Marine ou Marion Maréchal Le Pen, Valérie Pécresse, William Goldnadel et d’autres, consacre donc une fois encore la géométrie variable de l’humanisme des “élites” françaises.
D’innombrables prisonniers d’opinion, intellectuels, journalistes, militants de l’opposition algérienne, égyptienne ou saoudienne ont croupi ou croupissent en geôles dans le plus parfait silence de ceux qui se décident brusquement à dénoncer aujourd’hui pour les uns ces pratiques qu’ils ont parfaitement ignorées lorsque elles ciblaient … les autres. Dans la France d’où montent les cris d’orfraie en défense de “l’écrivain” Sansal ( protestations qu’en l’occurrence on ne refuse d’ailleurs pas de grossir tant cette répression hypocrite demeure condamnable), il a pourtant été possible, sans générer la moindre réaction, de fermer du jour au lendemain Les Editions Nawa dont personne ne se souvient, je sais ( NDLR : sauf au moins Lignes de Crêtes ), en se contentant de les labelliser ”islamistes”. Et de criminaliser purement et simplement tout défenseur du Droit international dès lors qu’il/elle se mobilise pour freiner les ardeurs criminelles de quelqu’un que, excusez du peu, la CPI envisage sérieusement de considérer comme un criminel de guerre.
L’émoi ou les droits des uns n’y sont pas celui ou ceux des autres. L’universel y rétrécit de jour en jour comme peau de chagrin. C’est le sectarisme qui montre désormais le Nord.
Vilaine France que celle-là.
(1) “Kamel Daoud et Boualem Sansal sont promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française”, Mediapart, Nejib Sidi Moussa https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/271124/kamel-daoud-et-boualem-sansal-sont-promus-de-maniere-strategique-pour-mener-les-guerres-culturel
(2) https://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/contrefe/lintellect.html
Illustration de couverture : Courtisans de l’an 1572 ( collection Gaignières BNF)