ACCÈS LIBRE
28.07.2025 à 14:22
Réseaux sociaux, armes de désinformation massive
Texte intégral (4530 mots)
L’offensive a eu un retentissement mondial. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif est la cible d’une gigantesque campagne de désinformation.
Quelques mois plus tard, le 7 janvier 2025, alors que Donald Trump a été réélu président des États-Unis, le patron de Meta annonce une série de mesures visant à limiter la modération en ligne sur les différentes plateformes de sa société, Facebook et Instagram en tête. « D’abord, nous allons nous débarrasser des fact checkeurs pour les remplacer par des notes de contexte
S’alignant sur la politique anti-« woke », anti-genre et anti-immigration de Donald Trump, le patron de Meta justifie ce revirement spectaculaire en arguant que l’objectif est de « revenir à [leurs] racines : la liberté d’expression ». Appliquées uniquement aux États-Unis pour le fact checking, et plus largement pour l’assouplissement des règles de modération, ces mesures détricotent les protections construites au fil des ans pour limiter la diffusion de contenus et discours misogynes, homophobes, transphobes et racistes. Les nouvelles règles permettent d’affirmer que les femmes sont des objets, ou de qualifier de « maladie mentale » ou d’« anormalité » l’homosexualité ou les transitions de genre. En juin 2025, une étude menée par les associations états-uniennes UltraViolet, Glaad et AllOut constatait que 77 % des utilisateur·ices de Meta se sentaient moins en sécurité qu’avant janvier 2025 lorsqu’elles et ils s’exprimaient sur la plateforme.
Défendre la liberté d’expression, c’était déjà l’un des arguments utilisés par Elon Musk pour infléchir la politique de modération sur Twitter, rebaptisé X, à partir de son rachat en octobre 2022. À peine arrivé à la tête du réseau social, il avait ordonné des licenciements massifs, réduisant, au niveau mondial, de plus d’un tiers le personnel chargé de la modération et de la sécurité en ligne. Résultat, sous sa direction, entre octobre 2022 et juin 2023, le volume de discours haineux a augmenté de 50 %, selon une récente étude de l’université de Californie à Berkeley. Au cours de la même période, le nombre de likes sur les messages comportant des insultes homophobes, transphobes et racistes a augmenté de 70 %, ce qui laisse supposer qu’un plus grand nombre d’utilisateur·ices y ont été exposé·es.
Désinformation virale
Ces récentes évolutions ont de quoi inquiéter, car le nombre d’utilisateur·ices des réseaux sociaux ne fait que croître. Même si la multiplication des plateformes fragmente les audiences, Facebook demeure la première source d’information pour les internautes. De fait, les trois réseaux sociaux de l’empire constituent parmi les plus grandes audiences du monde (non exclusives les unes des autres, puisqu’un·e même utilisateur·ice peut avoir une activité sur plusieurs plateformes) : trois milliards d’utilisateurs et utilisatrices actives chaque mois pour Facebook, trois milliards pour WhatsApp, deux milliards pour Instagram. L’annonce de l’arrêt de la modération de contenus sur le territoire états-unien, dans un contexte d’offensive de l’administration Trump à l’égard des minorités, offre ainsi les meilleures conditions à la viralisation accrue de la désinformation. Notamment à une « désinformation genrée » décomplexée.
Utilisée en anglais (gendered disinformation) dans un nombre croissant de travaux
Fabrique du clash
Dans un contexte de recul important des droits reproductifs, la désinformation sur la santé des femmes est un sujet à part entière. « Elle permet de pousser les discours antiavortement, suggérant par exemple que l’avortement provoque le cancer, relève Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD). Dans un monde de plus en plus laïc, ce n’est plus la religion qui joue » : ce sont davantage les arguments prétendument scientifiques qui influencent les comportements. Quelques jours à peine après le changement de politique de modération du groupe Meta, Instagram et Facebook ont été accusés de bloquer et de cacher les publications d’ONG comme Aid Access, qui fournit des pilules abortives à travers les 50 États du pays, y compris donc dans ceux où l’avortement a été rendu illégal. Les communautés LGBTQIA+ ne sont pas épargnées par cette diffusion de plus en plus massive de fake news qui ont des conséquences directes sur l’accès aux soins. Reprenant un vieux stéréotype qui fait de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle une pathologie attrapée par contamination, « certaines théories du complot affirment que le fluor présent dans l’eau rendrait LGBT », pointe la chercheuse. Par ailleurs, « dans les communautés dédiées au bien-être, de plus en plus de campagnes répandent la haine à coups de désinformation contre les soins d’affirmation de genre » auxquels les personnes trans doivent pouvoir avoir accès, ajoute Cécile Simmons.
Qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou des personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant, dans l’espace numérique, plus elles sont sujettes aux attaques.
Au-delà de la baisse de modération, ce sont aussi les dynamiques d’amplification algorithmique typiques des plateformes qui favorisent la diffusion massive de contenus faux et haineux. L’ISD a mené plusieurs études sur le sujet
Trump, chouchou des médias alternatifs
Il est passé chez Joe Rogan, hôte du podcast le plus écouté de Spotify. Il est soutenu par Candace Owens, youtubeuse ultraconservatrice et complotiste. L’influenceur Charlie Kirk, l’éditorialiste Tucker Carlson (16 millions d’abonné·es sur X), le vidéaste Logan Paul (23 millions d’abonné·es sur YouTube) et plusieurs autres l’ont reçu. Pour sa deuxième élection, délaissant les médias traditionnels, Donald Trump s’est tourné vers les créateur·ices de contenus en ligne, enchaînant les apparitions dans des stream ou des podcasts aux audiences majoritairement jeunes et masculines. Une population qui vote traditionnellement moins que la moyenne. Pour Trump, l’intérêt était double : tous sont sensibles à ses idées, voire de fervents supporters. Et aucun, pas même les ex-journalistes, ne l’a contredit, repris, ou poussé dans ses retranchements. Chez Joe Rogan, le 26 octobre 2024, CNN a décompté au moins 32 fake news énoncées par Trump, et non corrigées par le présentateur. Selon Marie-Cécile Naves, directrice de l’observatoire Genre et géopolitique de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), « ces médias qui se disaient alternatifs ne le sont plus, on peut même estimer qu’ils sont devenus les médias dominants ». Ce glissement, « les démocrates ne l’ont pas compris », explique la spécialiste des États-Unis. L’agrégateur de podcasts Ivy ne comptait que 12 000 apparitions ou mentions de Kamala Harris dans des podcasts entre 2017 et 2024, contre plus 70 000 apparitions ou mentions de Donald Trump.
Comment expliquer ce déséquilibre ? Dans L’illusion de la démocratie numérique. Internet est-il de droite ? (EPFL Press, 2022), la sociologue francoétats-unienne Jen Schradie montre que plusieurs facteurs favorisent le déploiement d’une culture de droite : la structure hiérarchique des entreprises du numérique, les moyens financiers injectés dans ce secteur par les différents camps politiques et la culture du clash, c’est-à-dire la préférence donnée, sur les réseaux sociaux, aux échanges conflictuels, qui rendent davantage captifs dans l’économie de l’attention. De même, dans un rapport publié en février 2023 intitulé « Monetizing Misogyny », l’ONG #ShePersisted montre comment les plateformes numériques tirent profit des contenus misogynes. La mécanique est la suivante : plus vous êtes « engagé·e » (c’est-à-dire que vous cliquez, commentez, repartagez), plus vous restez longtemps sur la plateforme. Ces signaux sont ensuite exploités pour exposer les publicités qui permettent d’engranger des revenus. Or, depuis bientôt dix ans, les travaux montrent que la désinformation et les contenus haineux et violents alimentent cet engagement. En 2019, l’ex-ingénieur de Google Guillaume Chaslot détaillait la façon dont certains contenus longtemps dédaignés par les médias traditionnels, car faux (comme la théorie de la Terre plate) ou haineux, trouvaient sur ces plateformes un écho qui poussait les algorithmes à les recommander plus régulièrement. Les voyant mieux recommandés, les créateur·ices multipliaient les vidéos sur le sujet pour en tirer des vues et des revenus. Une fabrique de la désinformation, et donc de l’ignorance, d’autant plus dynamique qu’elle répond aussi à « une dimension participative, qui permet de mobiliser un groupe », souligne la spécialiste des guerres de l’information Stephanie Lamy.
Cyberharcèlement ciblé
Ces conflits se jouent également dans le fait de bannir des groupes sociaux de l’espace numérique, ce qui redouble la délégitimation dont ils sont déjà victimes dans l’espace public traditionnel. Si n’importe qui peut faire l’objet de harcèlement ou d’attaques en ligne, les femmes et les personnes racisées en sont néanmoins plus fréquemment et plus violemment victimes. En 2021, 85 % des femmes avaient déjà été exposées à une forme de violence en ligne, d’après une étude de l’Economist Intelligence Unit
« On le voit autour des échéances électorales : le but du cyberharcèlement est de faire taire. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. »
Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD)
D’une manière générale, qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant dans l’espace numérique plus elles sont sujettes aux attaques. « On le voit d’autant plus autour des échéances électorales : le but est de faire taire, estime Cécile Simmons. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. » Lors des dernières élections générales au Kenya en 2022, plusieurs femmes politiques ont été ciblées : selon un rapport du groupe de réflexion féministe Pollicy, deux candidates sur cinq ont été victimes de harcèlement sur leur compte X. Ce fut le cas pour Martha Karua, ex-ministre de la Justice et candidate à la vice-présidence. Âgée de 66 ans, elle a été ciblée par des trolls
Face à ce phénomène, comment riposter ? Faut-il déserter les réseaux sociaux, qui seraient devenus des machines à fabriquer de l’opinion d’extrême droite ? Ou au contraire continuer à occuper cet espace pour éviter de laisser le champ complètement libre aux masculinistes et autres propagateurs de haine ? Le débat est revenu en France l’hiver dernier au sein même des réseaux féministes, alors que l’initiative HelloQuitteX appelait au départ concerté du réseau social de la part de plusieurs médias – appel qu’a suivi La Déferlante –, organisations et personnalités. Mais les féministes n’ont pas attendu le rachat de Twitter par Elon Musk pour pointer les dysfonctionnements des plateformes numériques, remarquant depuis plusieurs années que leurs contenus pouvaient être shadow banned, voire directement censuré. Un soir de janvier 2021, en réaction aux vagues #MeToo, #MeTooGay et #MeTooInceste, l’activiste Mélusine posta sur son comte Twitter : « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Deux jours plus tard, son compte était suspendu. Pour le récupérer, la militante avait le choix entre supprimer ses tweets ou faire appel auprès de la plateforme. Dans la foulée, la militante et 13 autres activistes féministes ont assigné Meta en justice pour demander plus de transparence sur ses règles de modération (en mai 2025, la médiation est toujours en cours).
Contre les cyberviolences, les marges de manœuvre sont souvent limitées. Les victimes peinent à porter plainte ou à faire condamner leurs agresseurs. « Comment les dénoncer si on ne peut même pas le verbaliser ? », souligne Camille Lextray (@hysterique_mais_pas_que), partie prenante de la démarche juridique contre Meta. Souvent, il s’avère plus facile de tenter de contourner les règles imposées par les géants de la tech, en recourant à des tactiques comme l’algospeak. Un exemple : le remplacement du mot « viol » par une pastille de couleur violette. Stephanie Lamy appelle aussi les féministes à « gérer [leur] attention comme une ressource ». « C’est d’elle que les plateformes sociales tirent leur valeur, ne vous laissez pas distraire, choisissez où vous l’allouez », recommande-t-elle. Plutôt que d’amplifier la visibilité des discours mensongers par des commentaires irrités, il est possible de prendre les rênes du sujet. « Réinvestir Internet, débunker
Ingérences numériques
La désinformation de genre demeure un enjeu géopolitique majeur. L’espace numérique est traversé par des opérations d’ingérence numérique d’origine nationale ou étrangère. Des acteurs étatiques, économiques ou politiques se coordonnent pour influencer les discours publics. Parmi leurs outils et tactiques, l’astroturfing, qui consiste à amplifier de manière automatisée une mobilisation en ligne pour donner l’illusion d’un mouvement de masse, et qui peut se fabriquer à partir de faux comptes et de réseaux d’internautes coordonnés. L’intelligence artificielle générative, aussi, qui permet de générer et diffuser les contenus trompeurs à une échelle et à un rythme démultiplié (lire l’encadré ci-dessus)
Directrice adjointe de Viginum, le service du gouvernement chargé de la lutte contre les ingérences étrangères, Anne-Sophie Dhiver relève que les acteurs étrangers de la désinformation « connaissent très bien [les internautes]. Ils cherchent les lignes de fracture de notre société, ils mettent du sel sur les plaies… » Et le font d’autant plus que le grand public n’a pas toujours conscience de ces manipulations, ou bien choisit d’y participer. Peu après l’invasion de l’Ukraine, la Russie a par exemple approché 2 000 influenceur·euses en Europe pour qu’elles et ils relaient sa propagande proguerre. Pionnière dans les opérations de propagande numérique – la première ferme à trolls a été identifiée près de Saint-Pétersbourg en 2014 –, la Russie a multiplié ce type d’opérations depuis le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. À l’automne 2024, à l’approche des élections présidentielles américaines, Olena Zelenska, l’épouse du président ukrainien, a été victime d’une vaste opération de désinformation consistant à la faire passer pour une femme cupide, l’accusant d’avoir détourné plusieurs millions d’euros pour s’acheter une voiture de luxe. Une photo d’une prétendue facture de 4,4 millions d’euros pour l’achat d’une Bugatti a massivement circulé sur les réseaux sociaux… Le but : influencer l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et fragiliser le soutien international à l’Ukraine.
Pour contrer ces offensives massives, les instances internationales entendent bien jouer leur rôle. En décembre 2023, la Commission européenne a ouvert une enquête contre le réseau social X, accusant la plateforme de ne pas suffisamment lutter contre la désinformation et les contenus illégaux. L’institution lui reproche de ne pas se conformer aux règles de la directive européenne sur les services numériques, le Digital Services Act. Adoptée en octobre 2022, elle a pour but de protéger les internautes européen·nes des fausses informations, des injures sexistes et racistes et des incitations à la violence. D’après une récente enquête du New York Times, la Commission européenne prépare une amende contre X qui pourrait être supérieure à 900 millions d’euros – une somme inédite. Des enquêtes sont ouvertes, en Europe comme aux États-Unis, contre la plupart des plateformes de réseaux sociaux. Suffiront-elles à responsabiliser ceux qui, comme Zuckerberg, se cachent derrière la liberté d’expression pour propager discours misogynes et campagnes transphobes ? La guerre informationnelle en cours est et sera également juridique, financière, géopolitique. Quoi qu’il en soit, le genre en est déjà l’un des principaux champs de bataille.
Deepfakes : l’IA au service de la fabrique du faux

Crédit : CHUNG SUNG-JUN / GETTY IMAGES ASIAPAC / Getty Images via AFP
L’intelligence artificielle (IA) et les réseaux sociaux démultiplient les risques de désinformation genrée. Cela passe notamment par les deepfakes, ces vidéos, images ou enregistrements audio créés par des IA. Le terme est apparu en 2017 en référence à l’usage de l’IA (deep, issu de deep learning, « apprentissage profond ») et à la manipulation (fake, « faux »). Les deepfakes reproduisent de manière ultra réaliste le visage ou la voix d’une personne pour lui faire tenir des propos ou la faire agir de manière crédible. Si on pense à des exemples qui font sourire (le pape en doudoune blanche), ou aux hypertrucages politiques (la vidéo de Volodymyr Zelenski annonçant la reddition de l’Ukraine peu après l’invasion de 2022), il faut avoir en tête que 98 % des deepfakes sont des vidéos à caractère pornographique, dont 99 % concernent des femmes. Pour les personnes visées, les préjudices sont considérables – discrédit, humiliation, chantage. En septembre 2024, la Corée du Sud a connu ses premières manifestations contre les deepfakes à la suite d’un scandale qui a secoué le pays : la diffusion massive pendant plusieurs mois, sur une multitude de chaînes Telegram d’hypertrucages pornographiques de jeunes Sud-Coréennes. Les créateurs de ces contenus illégaux piochaient souvent les photos de leurs victimes sur les réseaux sociaux. D’après la police, les victimes étaient principalement issues de l’entourage des agresseurs et 60 % d’entre elles étaient mineures. En France, plusieurs personnalités, dont la vidéaste Lena Situations ou la journaliste Salomé Saqué, ont déjà témoigné avoir été visées par ce type de fabrications. En Normandie, une enquête a été ouverte en mars 2025 après la diffusion de deepfakes d’une douzaine de collégiennes par leurs camarades de classe.
28.07.2025 à 11:10
Zététique : le sexisme au nom de la rationalité ?
Texte intégral (3418 mots)
C’est une communauté qui défend une méthode au nom étrange : la zététique. Partisan·es d’un mouvement néorationaliste qui prend depuis les années 2010 une place grandissante dans la vulgarisation scientifique en ligne (lire l’encadré ci-dessous), les zététicien·nes se veulent aujourd’hui les chevalier·es zélé·es de la lutte contre la désinformation et les mauvais usages de la raison.
En avril 2022, à l’occasion du festival toulousain des Rencontres de l’esprit critique (REC), les dissensions éclatent de manière particulièrement vive : le type d’« humour » pratiqué lors de cet événement annuel, rendez-vous incontournable pour la zététique autant que manifestation destinée à un public familial, est révélateur des dérives du mouvement.
Parmi les invité·es de l’édition figurent plusieurs de ses youtubeurs les plus populaires, comme La tronche en biais (également connu sous le délicat acronyme « La TeB »), Hygiène mentale, Penseur sauvage ou Mr Sam, suivis par des centaines de milliers de personnes – ou des dizaines de milliers, pour les plus petites chaînes. Mais ce sont deux spectacles imaginés par une autre figure du milieu, Clément Freze, qui cristallisent les critiques. Un quiz, d’abord, où les participant·es se voient distribuer, sur le mode du second degré et sous couvert de dénoncer le racisme, un mug avec la tête d’Hitler et un autre indiquant « Je ne suis pas raciste, mon café est noir ». Le lendemain, au cours de la cérémonie des Richard (nommée en référence à Richard Boutry, ancien journaliste très suivi dans les sphères complotistes) sont décernés les prix des plus grandes désinformations de l’année. La remise des prix est rythmée par une prestation scénique de Clément Freze constituée de saillies sur les Juifs, et par une autre, du youtubeur Arnaud Thiry, plus connu sous le pseudonyme d’Astronogeek (950 000 abonné·es), qui dénonce à l’envi la « cancel culture » et le « wokisme » et qui a tenu en 2020 des propos typiques de la culture du viol
Ce soir-là, il apparaît grimé en patient, d’abord contraint par une camisole – pour symboliser la prétendue censure dont il ferait l’objet –, puis sédaté ; il revient perturber la cérémonie à chaque occurrence du mot « Twitter », provoquant l’hilarité générale. Malgré l’indignation de nombreux internautes sur le caractère psychophobe, antisémite et raciste de ce type d’humour, les têtes d’affiche de ce raout du milieu de la zététique sur YouTube campent sur leurs positions : La TeB salue l’« ambiance “geek” bienveillante » des Rencontres, tandis qu’un autre vidéaste, Penseur sauvage, dénonce un « état d’esprit totalitaire » parmi les personnes ayant dénoncé les blagues. Seul le youtubeur Hygiène mentale déclare que celles sur « les Juifs qui aiment l’argent » l’ont mis « mal à l’aise », et déplore « les dérives lamentables de certains acteurs du mouvement zététique ».
« Ce qui s’est passé durant cet événement est très illustratif des dynamiques qu’il y a dans le milieu, où des hommes blancs, principalement, utilisent la zététique comme terrain de jeux pour écraser et dominer, bien plus qu’ils ne l’utilisent pour se remettre en question et faire preuve d’esprit critique à bon escient », développe une internaute, connue sous le pseudonyme Ce n’est qu’une théorie.
De l’indépendance de la science à la guerre d’ego
« Art du doute » qui entend donner à chacun·e des outils d’autodéfense intellectuelle pour lutter contre les croyances fausses, la zététique est héritière d’un mouvement rationaliste né à gauche dans l’entre-deux-guerres.
Face aux nationalismes émergents, il s’agissait alors de défendre l’indépendance de la science vis-à-vis du politique, et de revendiquer, « dans un esprit progressiste, l’idéal d’un terrain commun sur lequel on puisse débattre, explique Guilhem Corot, doctorant en philosophie des sciences. Le problème de cet idéal, c’est qu’il n’a tout simplement pas résisté à l’histoire. Pire encore, il peut servir à empêcher la critique des manières dont les sciences s’imbriquent avec le politique. »
Dans les années 1980, le physicien Henri Broch reprend le flambeau rationaliste pour contrer l’attraction qu’exercent selon lui les phénomènes paranormaux sur le grand public : il fonde alors la méthode zététique en mobilisant l’analyse des biais cognitifs, ces mécanismes de pensée qui induisent des jugements trompeurs.
À partir des années 2010, avec YouTube, la zététique connaît un nouvel essor en s’incarnant dans une génération de youtubeurs tels que Thomas Durand. Prise dans les dynamiques communautaires propres aux réseaux sociaux, des logiques mercantiles, et un décrochage certain par rapport à la politisation des enjeux scientifiques, elle est parcourue par des conflits
qui ne tiennent plus de la controverse intellectuelle, mais bien du cyberharcèlement.
Blagues douteuses et cyberharcèlement
Ce n’est qu’une théorie fait partie du collectif Zet-éthique métacritique (ZEM), fondé en 2015, qui déplore le manque d’inclusivité de la zététique et dénonce l’ambiance de boys’ club qui y règne. En 2021, ZEM dénonçait l’existence d’un groupe Facebook aujourd’hui désactivé, Waterclo-zet, dont la charte avait pour mots d’ordre « Anarchie, drama, boobs et mauvais goût ». Les blagues sexistes et transphobes et les propos d’extrême droite y allaient bon train, selon des captures d’écran que La Déferlante a pu consulter.
Quatre ans plus tard, les polémiques sont toujours aussi vives. Récemment, deux chercheuses, Marie Peltier et Stephanie Lamy, ont décidé d’aller en justice à la suite d’une vidéo de Thomas Durand, animateur de la TeB, postée à l’été 2023, où leur expertise était remise en cause. Elles ont en commun de travailler non pas tant sur le débunking des récits complotistes que sur leurs conditions d’apparition et de mise en circulation. Selon elles, c’est leur positionnement ouvertement féministe et leur dénonciation régulière des dynamiques sexistes en vigueur au sein des milieux de lutte contre la désinformation qui leur ont valu les attaques du fameux zététicien. Lequel a, à son tour, porté plainte contre elles, estimant qu’elles se livrent à une « instrumentalisation idéologique ».
Cette atmosphère oppressive a sans doute à voir avec la composition sociale du mouvement. L’idéal-type du vidéaste zététicien, tel que le décrit Florian Dauphin, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Picardie-Jules-Verne, est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a fait des études supérieures. Le public des vidéos est lui-même constitué à 85 % d’hommes, selon les chiffres agrégés par le sociologue à partir des déclarations d’une dizaine de youtubeurs avec lesquels il s’est entretenu. Même profil à forte dominante masculine sur le groupe Facebook Zététique, qui réunissait plus de 30 000 utilisateur·ices3 avant de suspendre ses activités, en novembre 2024.
L’idéal-type du vidéaste zététicien est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a suivi des études supérieures.
Dans le podcast Scepticisme scientifique, une ancienne membre décrit cet espace numérique comme « une niche d’hommes blancs CSP+ » : « Sous couvert de neutralité et d’objectivité, [il y a] énormément de sexisme et de misogynie. C’est encore plus visible sur les sujets concernant les femmes. […] Ils allaient m’apprendre à moi ce que c’était les règles et l’accouchement parce qu’ils avaient lu trois études sur le sujet », raconte-t-elle
En 2020, elle avait rejoint le groupe Facebook Zététique, scepticisme et féminisme (désormais à l’arrêt), qui avait été pensé comme un espace en non-mixité, réservé aux femmes et aux personnes trans : l’initiative avait aussitôt été moquée par la création de pages parodiques intitulées Zététique et naz.is.me bienveillant, Zététique scepticisme et testostérone, ou encore Zététique, clowns et dogmatismes.
Fabrique du soupçon
Interrogé·es sur ces différents épisodes, les acteur·ices du milieu sont divisé·es quant à leur interprétation. « Il y a des gens mal déconstruits partout. Si la zététique rend les gens fachos, il faut le prouver. Je ne vois pas d’où vient cette idée, je ne la comprends pas », estime par exemple Thomas Durand, l’un des deux animateurs de La TeB. Pour le collectif ZEM, au contraire, ces polémiques mettent en lumière un problème structurel au sein du mouvement, à savoir l’incapacité à repérer et à déconstruire les dominations politiques. « C’est un milieu avec beaucoup de gens de gauche, mais assez naïfs politiquement, qui ne sont pas très bien armés pour se défendre contre les infiltrations réactionnaires », décrypte l’un de ses membres, connu sous le pseudonyme de Gaël Violet.
Une forme de naïveté dont Henri Broch, le fondateur de la zététique (lire l’encadré ci-dessus), est un assez bon exemple : communiste revendiqué, il a longtemps fréquenté Paul-Éric Blanrue, fondateur en 1993 du Cercle zététique et proche des sphères négationnistes. C’est que l’extension à l’infini des outils critiques peut dériver en fabrique du soupçon généralisé, et donc en révisionnisme historique. Aujourd’hui, c’est un petit collectif créé en 2020, le Cercle Cobalt, qui utilise la zététique pour soutenir une pensée d’extrême droite. Les articles publiés sur son blog établissent un lien entre le QI et la richesse ou accréditent l’existence biologique de races humaines. « La zététique n’a pas attiré que des curieux qui voulaient se remettre en question, mais aussi des gens qui voulaient profiter de l’aura de la science et appréciaient le fait de faire autorité et de dominer par les sciences. Elle leur offre la boîte à outils parfaite pour dire : “Moi je suis rationnel et toi tu l’es pas” », analyse Ce n’est qu’une théorie.
Si les zététicien·nes condamnent en général ce type d’instrumentalisation par l’extrême droite, elles et ils sont peu nombreux·ses à prendre au sérieux les dérives réactionnaires de certaines de leurs figures scientifiques de référence, tels le biologiste Richard Dawkins ou le psychologue Steven Pinker, tous deux longuement interviewés, entre autres, par La TeB. Représentants du New Atheism (nouvel athéisme), un mouvement anticlérical né dans les milieux anglophones et porté principalement par des chercheurs en sciences dites « dures », ces intellectuels disqualifient toute croyance religieuse au nom de la raison. Mais ces dernières années, on les a vus aussi multiplier les propos transphobes (pour Dawkins) ou sexistes (pour Pinker, qui voit dans les inégalités femmes-hommes des causes biologiques).
Pourquoi un tel confusionnisme politique ? Cela est sans doute lié au scientisme qui sert d’aiguillon au mouvement. « C’est une doctrine qui fait de la science le seul savoir socialement et politiquement admissible. Elle présente la science comme une boîte noire, quelque chose qui est, par nature, vrai. La science a toujours raison et les non-scientifiques ont toujours tort », explique le sociologue Cyrille Bodin. « Le consensus en didactique des sciences consiste au contraire à dire qu’il faut enseigner aux enfants le fonctionnement des sciences, faites par des humains, avec des biais, des taches aveugles, des imperfections, pour avoir un regard critique et aiguisé, développe Gwen Pallares, maîtresse de conférences en didactique des sciences et membre de ZEM. Qu’on comprenne que les sciences sont imparfaites mais pas à jeter à la poubelle. » Et qu’elles ne sont pas indépendantes du politique, aussi bien dans leur production que dans leurs implications.
La chercheuse estime cette posture scientiste difficilement conciliable avec les sciences sociales, tout comme Cyrille Bodin ou Florian Dauphin, lequel ajoute : « Les sciences sociales s’intéressent à des individus qui pensent, qui agissent, qui ont des discours et des justifications sur ce qu’ils pensent. Elles sont quelque part incompatibles avec cette conception lapidaire et binaire du rationnel/irrationnel, science/non-science, vrai/faux. »
Lorsqu’elles et ils ne s’opposent pas frontalement aux sciences sociales en les accusant d’être politisées ou idéologisées, les zététicien·nes peuvent mobiliser des outils qui remettent en cause leur fiabilité par rapport à la physique ou à la biologie. Ainsi le concept de pyramide des preuves est-il brandi régulièrement : différents niveaux de solidité des démonstrations scientifiques sont établis, allant du simple témoignage aux méta-analyses – c’est-à-dire des études qui consistent à agréger les résultats statistiques de tous les articles scientifiques sur un sujet donné. Mais ce modèle, calqué sur la recherche biomédicale, est peu pertinent pour les études en sciences sociales, notamment dans leur dimension qualitative.
Un prisme naturaliste
La TeB fait partie des chaînes mainstream de zététique épinglées de façon récurrente par des collectifs comme ZEM pour leur traitement des sciences sociales. Alexandre Varin, qui préside l’association finançant La TeB, souligne que nombre de chercheur·euses en sciences sociales justement y sont mis·es en avant ; mais il ne précise pas que ces invité·es sont souvent celles et ceux très critiques à l’égard de leur discipline, à l’image du sociologue Gérald Bronner, coauteur de Le Danger sociologique, ou encore de Bernard Lahire, ponte de la sociologie dont les derniers ouvrages prônent le rapprochement avec les sciences naturelles.
Le prisme naturaliste est en effet récurrent sur la chaîne : on le retrouve à l’œuvre dans une interview de 2016 de Peggy Sastre, autrice de La domination masculine n’existe pas, invitée pour parler féminisme. Elle fait alors la promotion de la psychologie évolutionniste, « évopsy », approche très largement controversée qui tend à naturaliser, en les ramenant à des déterminismes biologiques, les rapports de domination entre groupes sociaux. Si Vled Tapas, coanimateur de La TeB, dit aujourd’hui avoir « honte » de cette émission, qui n’est plus en ligne, Thomas Durand ne discrédite pas complètement les arguments mis en avant par Peggy Sastre : « Notre rôle, c’est de s’intéresser à ce qui est vrai et ce qui est faux. Est-ce qu’il y a des déterminismes génétiques ou des déterminismes biologiques, plus largement, qui font que les garçons vont avoir des comportements plus violents que les filles ? Oui, il y en a sans doute. Et les ignorer ne résoudra rien. Au contraire, le savoir permet de changer notre manière d’éduquer les enfants, de leur donner des modèles. »
« En se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui sont à la source du complotisme. »
Marie Peltier, chercheuse
Outre cette vision scientiste qui tend à donner la primauté aux sciences dites naturelles, ce sont plus généralement les outils mobilisés par la zététique que certain·es tenant·es des sciences sociales considèrent comme inopérants et peu valides scientifiquement. Elle s’appuie notamment sur le repérage des biais cognitifs pour juger de la qualité d’une argumentation : l’effet « cerceau » consiste à admettre au départ ce que l’on veut prouver, l’effet « puits » à enchaîner les affirmations creuses et imprécises, etc. Selon Gwen Pallares, cela conduit à définir par l’absence de biais, donc par la négative, ce qu’est une bonne argumentation. Une vision là encore éloignée du consensus en didactique des sciences. « C’est une théorie intéressante mais largement lacunaire, complète Florian Dauphin. Dès lors que vous pensez que les choses ne sont qu’une question de biais, vous ne comprenez pas les conditions sociales qui amènent les gens à penser ainsi. »
Pour la chercheuse Marie Peltier, c’est même contre-productif : « Le complotisme est un problème de défiance. Or, en se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui en sont à la source. »
Alors que garder de la zététique ? D’abord, l’idéal émancipateur et démocratique qui la nourrissait originellement : « Dans les fondements, il y avait une volonté très explicite de science populaire », souligne Gaël Violet. Ensuite, la diversité des courants existant au sein du mouvement, du collectif ZEM aux têtes d’affiche telles que La TeB. Doctorant en philosophie des sciences, Guilhem Corot invite à s’appuyer sur l’épistémologie du point de vue pour permettre une meilleure appropriation des sciences par le public.
Selon ce cadre théorique forgé par les féministes, la construction d’objets scientifiques a partie liée avec la position sociale de celui ou celle qui les produit, et s’ancre dans des relations de pouvoir et des imaginaires sociohistoriques : « Il faut accepter l’idée qu’on ne peut pas être neutre et que, donc, le mieux qu’on puisse faire, c’est d’essayer d’expliciter le type de normes, de responsabilités sociales qui nous animent, les choix de recherche qui ont été faits et leurs limites », résume le philosophe. Une piste parmi d’autres pour se prémunir du risque, toujours d’actualité, qu’au nom de la science et de la raison soient perpétués des systèmes de domination. •
28.07.2025 à 11:03
Face au mythe de la neutralité, un journalisme situé
Texte intégral (3608 mots)
En 2012, alors que les manifestant·es de La Manif pour tous battent le pavé parisien et saturent l’espace médiatique de discours hostiles au mariage homosexuel, la journaliste Alice Coffin se heurte au mur de sa propre rédaction.

En 2025, les journalistes femmes, racisé·es, homosexuel·les ou trans continuent d’être soupçonné·es de partialité. Pascale Colisson, responsable pédagogique à l’Institut pratique du journalisme Dauphine-PSL (IPJ) et autrice d’une thèse sur la diversité dans les médias, cite le cas d’un étudiant d’origine maghrébine surnommé « Robin des Banlieues » dans sa rédaction chaque fois qu’il propose un sujet sur les violences policières.
Pour contourner les suspicions de militantisme, il en vient à demander à « un collègue blanc, trentenaire, un peu bourgeois, de porter [s]es idées en conférence de rédaction. Et là, étrangement, c’est toujours validé », observe Pascale Colisson. Elle évoque aussi une jeune journaliste racisée, envoyée couvrir des révoltes dans un quartier populaire. Après avoir interrogé la police et la préfecture, elle propose de rencontrer des élu·es, des responsables d’association et des habitant·es. Sa rédaction la taxe alors de « militante ». « Elle a répondu – et j’ai trouvé ça remarquable – qu’elle ne faisait qu’appliquer ce qu’elle avait appris à l’école : la pluralité des sources », souligne la responsable pédagogique.
La tension est en effet particulièrement vive sur les questions raciales, pour lesquelles les journalistes blanc·hes se voient souvent accorder un statut de neutralité par défaut. « Leur blanchité les a généralement protégé·es des contrôles abusifs ou de la violence policière. Ils et elles n’ont jamais vu cette facette du maintien de l’ordre », résume Arno Soheil Pedram, journaliste indépendant spécialiste des discriminations.
Les journalistes LGBTQIA+, dix ans après La Manif pour tous, sont confronté·es aux mêmes mécanismes. Jean

Les journalistes bien situé·es socialement – autre critère pour être perçu·es comme neutres par défaut – incarnent une parole prétendument objective ; celles et ceux dont la position sociale, raciale ou de genre est subalterne sont d’emblée soupçonné·es de se laisser emporter par leur subjectivité. Pour la sociologue des médias Marie-France Malonga, « il y a une difficulté à accepter qu’un·e journaliste est toujours une personne, avec une éducation, une histoire, des expériences. On peut tendre vers la neutralité, mais l’envisager comme un absolu est un leurre. » Pour elle, l’essentiel réside dans l’honnêteté journalistique – laquelle exige « transparence et écoute, dans la méthode comme dans les pratiques ; de vérifier ses sources, de les croiser rigoureusement, et de savoir penser contre soi-même. »
Selon Arno Soheil Pedram, la mise à l’écart des journalistes minorisé·es prend racine dans une logique de reproduction sociale et de cooptation qui a cours au sein des écoles de journalisme. En 2023, avec Khedidja Zerouali, journaliste à Mediapart, il cofonde l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es (Ajar) pour lutter contre le racisme dans la profession et dans le traitement de l’information. Ce qui le frappe alors, c’est l’afflux de jeunes journalistes racisé·es « ramassé·es à la petite cuillère » à la sortie des écoles, après avoir subi du harcèlement raciste – souvent sous couvert de « blagues d’intégration ».
Lire aussi : « Rendre audible une critique antiraciste des médias »
L’investigation à l’épreuve de la pression judiciaire
À ces mécanismes d’exclusion s’ajoute un contexte judiciaire français de plus en plus défavorable à la presse, et en particulier à l’investigation. Mediapart fait ainsi régulièrement l’objet d’accusations de partialité, en particulier pendant les procès déclenchés par ses révélations. Dans le cadre du procès Depardieu en mars 2025, Marine Turchi, journaliste d’investigation spécialisée dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, a ainsi été accusée par la défense de participer à un rocambolesque « complot féminin » qui aurait été monté, entre autres femmes, par la journaliste, les plaignantes et leurs avocates dans le but de « vendre des clics »

À ce climat dans les palais de justice s’ajoutent des entraves légales de plus en plus pesantes. Marine Babonneau, journaliste au Canard enchaîné et présidente de l’Association de la presse judiciaire (APJ), rappelle que l’arsenal législatif complexifie considérablement l’exercice du métier. « Cela s’est aggravé avec la loi de 2015 sur le renseignement
Selon elle, cette loi offre aux autorités de nouveaux moyens de pression pour identifier les sources, notamment lors d’auditions libres ou de gardes à vue. « C’est scandaleux : la protection des sources est le fondement de notre métier », réagit-elle. À Mediapart, Marine Turchi dénonce un véritable « harcèlement judiciaire » : tentative de perquisition illégale, multiplication des procédures-bâillons
à intimider ou à faire taire des personnes physiques ou morales, le plus souvent des journalistes, des ONG ou des lanceur·euses d’alerte.
Sous le poids de mises en cause répétées, la profession réaffirme son attachement profond – et légitime – à la liberté de la presse, nourri par la conscience aiguë de sa fragilité. Mais la contrepartie de cette vigilance, si elle protège des ingérences, tend aussi à figer l’exercice du métier. Marine Babonneau constate que l’attachement aux traditions freine les remises en question au Canard enchaîné : « On continue à faire toujours un peu la même chose, alors qu’il faudrait évoluer pour mieux répondre aux offensives informationnelles de l’extrême droite. »
L’information, un terrain de combat
Aujourd’hui, c’est dans un environnement politiquement et économiquement hostile, pris entre l’extrême-droitisation du débat public, l’éditorialisation croissante de l’information et la concentration des médias, que les journalistes ont pour mission d’informer. « La vérité est devenue subjective », déplore Pascale Colisson. Marie-France Malonga confirme : « On assiste à l’essor d’un journalisme de plateau, du clash, qui alimente les polémiques et relaie des contre-vérités sur les minorités. »
La déontologie journalistique se trouve ainsi fragilisée par des récits imprégnés d’idéologie réactionnaire, portés par une logique de provocation plus que d’information. Sur CNews, les fake news deviennent une routine médiatique, qui valent à la chaîne d’être régulièrement sanctionnée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l’Arcom (lire l’encadré ci-dessous). Ce brouillage du vrai et du faux bouleverse en profondeur le rapport aux faits. Marine Babonneau observe un renversement troublant : « La presse traditionnelle est désormais perçue comme une fabrique à fake news, alors même que les désinformations massives prospèrent ailleurs. »
« Les faits sont notre meilleure arme. Il faut les contextualiser, leur donner de l’épaisseur. Mais au fond, un fait, c’est oui ou non : ça s’est passé ou non. »
Jean, journaliste en agence de presse, trans, et membre de l’AJL
Marine Turchi en constate les effets dans les glissements du discours médiatique : selon elle, il aurait été « impensable » il y a encore quelques années que soit remise en cause l’appartenance du Rassemblement national à l’extrême droite. Pourtant, aujourd’hui, « ce positionnement est continuellement relativisé, tandis que certaines thématiques, comme celle du “grand remplacement”, sont reprises sans être interrogées », analyse-t-elle. Arno Soheil Pedram va plus loin : « Le racisme est une forme de post-vérité.
Concentration et extrême-droitisation des médias
La concentration des médias en France atteint des niveaux préoccupants : onze milliardaires – des hommes – contrôlent 80 % des ventes de la presse quotidienne généraliste et 57 % des audiences télévisées, selon les chiffres publiés à la fin de 2023 par la Bibliothèque publique d’information. Vincent Bolloré, par exemple,
régit un empire médiatique tentaculaire : Canal+, CNews, Europe 1, Le JDD, Capital…
Cette concentration menace le pluralisme de l’information et l’indépendance éditoriale, alertent l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale des affaires culturelles, à l’origine d’un rapport sur la concentration des médias, rendu public en 2022 sur le site du ministère de la Culture.
Dans le même temps, on assiste à une extrême-droitisation du paysage médiatique. Des chaînes comme CNews, ou C8, avant d’être exclue de la TNT en février 2025, propriétés du groupe Bolloré, font régulièrement l’objet de condamnations judiciaires ou de sanctions de l’autorité de régulation, l’Arcom, pour manquements à leurs obligations, notamment en matière de pluralisme et d’honnêteté de l’information, contribuant à la diffusion de discours d’extrême droite dans l’espace médiatique.
Sur le plan économique, les aides publiques accordées à la presse accentuent encore ces déséquilibres. Ainsi le Syndicat de la presse indépendante en ligne et le Fonds pour une presse libre dénoncent une
distribution inéquitable des subventions, favorisant les grands groupes au détriment des médias
indépendants. Les principaux bénéficiaires sont les journaux de Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien…), de Xavier Niel (groupes Nice Matin et Le Monde), de la famille Dassault (Le Figaro)… Autrement dit : les principales fortunes du pays.
Faire vivre un autre journalisme
Longtemps érigée en gage d’objectivité, la neutralité journalistique a surtout servi les catégories dominantes et contribué à invisibiliser les points de vue minoritaires. Certain·es journalistes réaffirment la place centrale des faits, en utilisant leur « objectivité » comme un levier de résistance face à la droitisation du champ médiatique. « Il faut tenir la digue des mots », insiste Marine Turchi, qui rappelle aussi l’exigence du contradictoire : « J’envoie des dizaines de questions précises aux personnes mises en cause, parfois au point qu’on me reproche de poser des “questions de flics”. » Dans ce contexte, les vérifications factuelles (fact checking) les plus rigoureuses sont une stratégie défensive à opposer aux contre-vérités. « Les faits sont notre meilleure arme, tranche Jean. Il faut les contextualiser politiquement, socialement, historiquement, leur donner de l’épaisseur. Mais au fond, un fait, c’est oui ou non : ça s’est passé ou non. »
Dès 2013, Pascale Colisson introduit à l’IPJ Dauphine des cours sur les stéréotypes sexistes et racistes dans les contenus médiatiques – une pratique encore rare dans les cursus. L’accueil est contrasté, entre adhésion sincère et rejet manifeste. « Certain·es étudiant·es s’installent au fond de la salle et me font comprendre qu’on les “bassine” avec ça », observe-t-elle. Parallèlement, la valorisation du point de vue situé se professionnalise. Mediapart, pionnier en la matière, s’est doté en 2020 d’un poste de gender editor
Pour accompagner ce chantier, des associations comme l’Ajar ou l’AJL interviennent dans les écoles de journalisme et les rédactions : l’une sur le traitement des questions raciales, l’autre sur les représentations des personnes LGBTQIA+ et les violences qu’elles subissent. Au-delà de ces missions de sensibilisation, elles assurent un travail d’auto-support entre journalistes minorisé·es, mènent des veilles informationnelles, pilotent des formations dans des structures variées et proposent des analyses critiques sur les productions médiatiques.

Arno Soheil Pedram raconte la « guerre sémantique » menée par l’Ajar sur le traitement des questions raciales et postcoloniales, en prenant l’exemple des « mots utilisés pour décrire ce qu’il se passe à Gaza ». Cette vigilance se décline par thématiques, à travers des structures comme Prenons la une, une association féministe qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans les médias.
L’expérience vécue ne suffit pas à faire expertise, mais elle offre bien souvent une lecture plus fine des récits implicites. « Si je dois traiter un fait divers impliquant une personne trans, je comprends immédiatement qu’une source qui parle d’un “homme transsexuel” désigne en réalité une femme trans », illustre Jean, habitué·e à être mégenré·e.
Cette proximité avec le sujet facilite également l’accès, et le lien, aux sources : elle permet un exercice d’empathie, affûte l’intuition sur ce qu’il faut creuser, aide à poser les bonnes questions et à éviter les faux pas. Ce journalisme situé, sensible, Arno Soheil Pedram y voit un antidote à la lassitude médiatique : « Les gens en ont assez de lire toujours les mêmes récits. La diversité des points de vue renouvelle non seulement les idées de sujets, mais aussi la manière de les raconter. » •
28.07.2025 à 08:17
Khedidja Zerouali : « L’Ajar cherche à rendre audible une critique antiraciste des médias »
Texte intégral (1985 mots)
Dans quel contexte l’Ajar a‑t-elle été créée, en mars 2023 ?
L’idée est partie d’une discussion un an plus tôt avec mon camarade Arno Soheil Pedram [membre et ancien président de l’Ajar] sur le traitement des enjeux raciaux en France, un tabou en comparaison notamment de celui fait dans certains médias états-uniens.
Ce constat était aussi celui d’autres journalistes concerné·es. Le sujet n’était pris au sérieux nulle part – pas même dans nos syndicats. Nous avons donc décidé de nous organiser, pour nous et entre nous, avec l’objectif de diversifier les rédactions et de lutter contre le racisme dans les médias.
Pour améliorer le traitement médiatique de la question de la race, sur quels ressorts espérez-vous agir ?
La formation est primordiale : les écoles de journalisme n’en font pas assez sur ces sujets. Nous leur proposons donc des interventions rémunérées, même si certaines persistent à remettre en cause la légitimité de notre combat. Nous intervenons également dans les collèges, les lycées et au sein de certaines rédactions, avec l’idée, entre autres, d’aider à identifier les biais racistes.
Ces formations s’adressent aussi aux personnes non blanches, car le fait d’être racisé·e ne va pas de pair avec une maîtrise de la notion de race.
Plus largement, nous avons élaboré des recommandations que nous soumettons aux médias. Le recrutement d’un·e race editor, c’est-à-dire d’un·e responsable éditorial·e aux questions raciales, sur le modèle des gender editors
En parallèle, sur nos réseaux sociaux, on mène avec pédagogie un travail de critique médiatique : nous relevons les termes inappropriés ou les choix de sujet stigmatisants et détaillons les mécanismes racistes qu’ils impliquent. Nous portons une parole minoritaire dans un contexte de fascisation de l’espace public, et une telle dénonciation ne suffit pas à faire changer un média. Nous cherchons à éveiller les consciences et, au-delà de l’Ajar, à rendre audible une critique antiraciste des médias.
Comment les rédactions réagissent-elles à ces prises de contact ou aux interpellations sur les réseaux sociaux ?
Certaines entendent la critique, mais il faut faire beaucoup de bruit, comme lorsque France Bleu avait illustré un article sur les chauffeur·euses de VTC avec une photo d’un singe au volant. Nous avons rappelé à ce média une réalité sociologique, à savoir que ces chauffeur·euses étaient majoritairement racisé·es, et que ce choix iconographique contribuait à les animaliser, selon un ressort foncièrement raciste. À la suite de quoi l’image a été changée.
D’autres rédactions se braquent complètement, mais ce n’est pas grave. Dans ce cas, on espère a minima avoir sensibilisé certain·es des journalistes qui la composent, tout comme leurs lecteur·ices ou les personnes nous suivant sur nos réseaux.
Deux ans après la création de l’Ajar, quel constat dressez-vous concernant la place de l’antiracisme dans le paysage médiatique français ?
La concentration des médias dans les mains de milliardaires est au service de projets politiques clairs, certains favorables à l’extrême droite. Pierre-Édouard Stérin [propriétaire ou investisseur de médias comme le compte X Cerfia, la chaîne YouTube Le Crayon, ou le média dit « de proximité » Neo], ou Vincent Bolloré [propriétaire de Canal+, CNews, Le Journal du dimanche, Europe 1, RFM…] n’ont pas réalisé ces opérations à des fins financières, car les médias ne rapportent pas d’argent. Ce qu’ils désirent, c’est favoriser la fascisation de l’opinion publique en France.
Dans cette logique, nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. En quelques années, des médias comme Le Journal du dimanche ou Europe 1 sont devenus, au mépris de la déontologie journalistique, de véritables artisans de la haine, conformément au souhait de leur propriétaire.
Au demeurant, la stigmatisation de certaines parties de la population, des personnes migrantes, des antiracistes ou encore des musulman·es n’est pas l’apanage de ces médias-là mais touche aussi des rédactions du service public. Il suffit de regarder l’évolution de la matinale de France Inter. Pour ne donner qu’un exemple, les chroniques de Sophia Aram se font de plus en plus virulentes contre les personnes luttant pour l’antiracisme. Elle mène un combat contre le terme – et donc la réalité – de l’islamophobie. Aujourd’hui, sans être exempts de biais racistes dans leur couverture de l’actualité, seuls les médias indépendants collaborent avec nous pour tenter de contrer ce phénomène.

Au-delà du traitement médiatique de la notion de race, vous avez évoqué en début d’entretien la nécessité de diversifier les rédactions. Quelle est la situation en France concernant le recrutement des journalistes racisé·es ?
Contrairement à des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis, en France nous n’avons pas de données permettant de chiffrer le taux de personnes non blanches dans les rédactions. Nous avons demandé, sans succès, un état des lieux à plusieurs médias : il y a un grand malaise à ce propos. Cela permettrait pourtant d’objectiver nos constats empiriques, à savoir que les rédactions demeurent trop majoritairement composées de journalistes blanc·hes et bourgeois·es, qui ne représentent pas entièrement la France. Chercher des profils différents afin d’améliorer la qualité des publications est pourtant essentiel.
Et lorsque les personnes racisées parviennent à se faire recruter, nous constatons – à travers les 220 membres de l’association et notre réseau – que peu d’entre elles occupent des postes à responsabilités. Certain·es racontent avoir connu des parcours plus difficiles que leurs collègues blanc·hes.
Dans la partie de nos recommandations qui visent, entre autres, à favoriser l’embauche de personnes non blanches, nous suggérons de publier systématiquement les offres d’emploi pour davantage d’égalité dans l’accès à l’information. Cela permet en partie de sortir de la cooptation et du copinage. En parallèle, nous organisons régulièrement pour nos adhérent·es qui travaillent à la pige
Outre l’évolution professionnelle des journalistes racisé·es, qu’en est-il des discriminations vécues dans le travail quotidien au sein des rédactions ?
Il ne se passe pas une semaine sans qu’un·e de nos adhérent·es ne témoigne de discriminations. Par exemple, l’échange systématique des prénoms des deux personnes racisées de la rédaction : cela n’est ni anecdotique, ni une étourderie, mais participe à la perception uniformisée et à l’essentialisation des personnes racisées. L’Ajar leur offre un espace d’écoute et d’entraide. Nous leur proposons des séances collectives gratuites avec une psychologue du travail afin d’aborder cette charge raciale
Recevoir le témoignage d’une victime de racisme, par exemple, cela s’apprend : ça permet d’éviter de reproduire ces violences. Nous tentons de trouver des solutions avec les travailleur·euses membres de l’Ajar pour que leurs espaces de travail soient purgés de cette violence. Si nécessaire, cela implique d’aller à la confrontation avec leurs employeur·euses.
« Nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. »
Nous travaillons aussi à un partenariat avec certains syndicats. Car même si nous estimons qu’il leur reste beaucoup à faire sur ces questions, nous continuons à penser qu’ils peuvent être des alliés.
En 2023, vous avez dénoncé, dans un communiqué de presse, les attaques subies par certain·es journalistes arabes, dont la légitimité à couvrir le génocide palestinien a été mise en cause. Qu’est-ce que cela dit de la notion de prétendue neutralité journalistique ?
Nous avons reçu plusieurs témoignages en ce sens : dans certaines rédactions, les journalistes arabes se sont entendu dire qu’elles et ils ne seraient pas assez objectives et objectifs pour couvrir le génocide palestinien, car trop impliqué·es émotionnellement. Mais le sort du peuple palestinien devrait indigner tout le monde ! Du reste, tous·tes les journalistes travaillent leurs sujets d’un certain point de vue : en avoir conscience, cela n’empêche pas la rigueur méthodologique, au contraire.
Nous concernant, l’enjeu n’est pas tant le biais des journalistes arabes que celui des médias occidentaux, qui ont participé à légitimer les massacres de l’armée israélienne, quitte à déshumaniser complètement les Palestinien·nes, privé·es de nom, de prénom, de visage, d’histoire. Nous sommes face à une faillite déontologique et morale générale. Aux yeux de ces médias, les vies arabes ne valent rien. •
28.07.2025 à 08:02
« Le journalisme est un engagement », rencontre entre Salomé Saqué, Marine Turchi et Lorraine de Foucher
Texte intégral (7594 mots)
Qu’est-ce que le métier de journaliste représentait dans les milieux d’où, chacune, vous venez ?
SALOMÉ SAQUÉ J’ai grandi en Ardèche et personne dans ma famille ne connaissait de journaliste, donc ce métier me paraissait inatteignable.
Pour autant, après le bac, je ne me suis pas lancée dans des études de journalisme, car je me considérais comme trop mauvaise pour exercer ce métier. J’ai fini par y venir après des études de droit. J’écrivais des articles sur mon temps libre, puis j’ai fait de nombreux stages dans des rédactions. Mais je voyais ça plutôt comme un passe-temps. J’ai ensuite enchaîné les boulots dans des chaînes de télévision.
LORRAINE DE FOUCHER Moi, enfant, j’avais une passion pour la biologie. On m’avait offert un microscope et je passais mon temps à regarder des trucs à travers la lunette.
Au lycée, parce que j’avais envie d’exercer un métier d’utilité publique, je me suis dit que j’allais faire médecine. Mais mon année de première scientifique a été un désastre et j’ai dû me réorienter en filière littéraire. Ça a été une révélation, mais il a fallu que je mène un combat pas possible dans ma famille pour faire accepter cette voie. Dans la famille de mon père, ils n’étaient que deux à avoir le bac. Une section littéraire, c’était pour lui la certitude que j’allais finir à dessiner par terre en buvant des bières bon marché. Il voulait ma sécurité financière.
J’ai choisi de m’orienter vers le journalisme car c’était pour moi quelque chose d’assez semblable à la médecine : il faut écouter les gens, essayer de comprendre leurs problèmes, poser un diagnostic. Je sais que ça sonne très corporatiste, mais je me souviens d’articles du Monde qui ont été pour moi des épiphanies. Je me rappelle par exemple exactement où j’étais quand j’ai lu l’article d’Ariane Chemin, en 2005 sur la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois
Mais là non plus je n’ai pas été très encouragée par mes proches, qui avaient peur pour moi parce que le métier était réputé ardu.
MARINE TURCHI Moi ça va être assez rapide parce que, de manière un peu caricaturale, je voulais être journaliste depuis l’âge de 6 ans. Je viens d’un village de 1 000 habitants, à 1 heure 30 de Paris donc je n’avais aucune référence journalistique au sein de mon entourage proche, mais à 14 ans j’avais déjà fait mon petit stage de 3e à La République du Centre et rédigé quelques articles.
Ce qui m’a fait entrer là-dedans, c’est mon attrait pour la politique : je regardais « 7 sur 7 » [une émission politique diffusée sur TF1 et présentée par la journaliste Anne Sinclair entre 1981 et 1997], le journal de 20 heures et je posais à mes parents des questions impensables, par exemple sur les élections en Israël, alors qu’ils ne savaient même pas qu’il y avait des élections ce jour-là ! Assez logiquement, j’ai tout fait pour atteindre ce métier : terminale ES, hypokhâgne, Sciences Po, école de journalisme…
Lorraine de Foucher, dans votre discours lors de la remise du prix Albert-Londres, vous avez expliqué avoir commencé à travailler en étant déjà mère d’une petite fille. Comment vos premiers contrats se sont-ils passés ? Plus généralement, qu’a signifié pour chacune d’entre vous d’être une femme dans ce milieu professionnel ?
LORRAINE DE FOUCHER Quand j’ai commencé à travailler dans une rédaction de télévision au début des années 2010, le fait que je sois une femme avec un enfant a clairement été vu comme un handicap. J’avais une médaille autour de mon poignet avec le prénom de ma fille dessus. J’ai été convoquée dans le bureau du chef de service qui m’a dit qu’il ne voulait pas entendre parler d’elle, que si aucune femme de moins de 35 ans à la rédaction n’avait d’enfant, ce n’était pas pour rien. Quelques années plus tard, dans une autre rédaction, la reconduction de mon CDD a été conditionnée au fait que ne pas voir ma fille « n’impacte pas ma motivation ». Parce qu’évidemment quand on est reporter, on a des horaires pas possibles, on part en reportage sans savoir si on rentre le soir même ou pas. Pour certains employeurs, il n’est pas envisageable qu’une jeune mère puisse le gérer.
SALOMÉ SAQUÉ J’ai aussi commencé ma carrière dans une chaîne de télé, mais c’était juste après #MeToo et j’étais déjà féministe. J’avais à l’époque une version très idéalisée de la télévision de service public, qui était mon Graal absolu en matière professionnelle. J’étais prête à défoncer les portes, à travailler jusqu’à pas d’heure s’il le fallait, dans une vision totalement sacrificielle de ce métier. Très vite, j’ai donc été prise entre mes convictions et mon envie de faire carrière. Et c’est dans ce contexte que j’ai fait l’expérience du sexisme au travail : des réflexions sur mon physique, des commentaires sur mes vêtements ou mon maquillage de la part d’hommes en position de pouvoir, mais aussi des SMS ambigus pour me dire que j’étais magnifique, tout cela alors que j’étais stagiaire, tout en bas de la hiérarchie et donc mal à l’aise pour répondre. Je me souviens que j’en parlais à des collègues femmes de 40 ou 50 ans qui me répondaient : « Attends, mais nous, on se prenait des mains au cul il y a vingt ans ! »
LORRAINE DE FOUCHER Tu travailles et tu es sans arrêt sexualisée, ce qui n’arrive que très peu aux hommes journalistes. Ça montre à quel point on doit se battre pour être simplement considérées comme des personnes…

Marine Turchi, Mediapart est considéré comme une rédaction très en pointe dans la lutte contre les discriminations : avez-vous aussi été confrontée au sexisme ?
MARINE TURCHI Quand j’ai intégré la rédaction de Mediapart à sa création, en 2008, six mois après ma sortie d’école de journalisme, elle n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Le site avait été fondé par une majorité d’hommes et, par exemple, le service enquête était à 100 % masculin. En conférence de rédaction, c’étaient des hommes qui prenaient davantage la parole, se lançaient dans des tunnels d’explications, mansplainaient et survendaient leurs sujets. Les femmes, elles, étaient plus en retrait à dire « j’ai peut-être un truc bien », alors qu’elles avaient parfois un scoop incroyable.
On a beaucoup œuvré en interne pour que certaines choses changent, et on s’est dit par exemple que, si on ne faisait pas de statistiques, on ne serait pas entendues.
En 2018, on s’est donc mises à quelques-unes pour chronométrer, à l’aide d’une appli, les interventions pendant les réunions. On a également compté combien d’hommes et de femmes étaient interviewé·es dans les articles ou représenté·es en photo. On a aussi fait ce travail statistique sur les salaires. Parallèlement, on a commencé à faire des réunions entre femmes uniquement. Tel jour, à telle heure, toutes les femmes se levaient pour se retrouver, et nos collègues masculins ne comprenaient pas ce qui se passait.
On a fini par présenter ces statistiques à la rédaction, assorties de propositions, comme faire un travail de vigie pendant les conférences de rédaction. Des efforts ont été réalisés et la direction est devenue paritaire. Depuis 2024, ce sont quatre femmes qui dirigent Mediapart
Les femmes journalistes ne sont-elles pas, aussi, cantonnées au traitement de certains sujets ?
MARINE TURCHI Après neuf ans au service politique de Mediapart, j’ai intégré le service enquêtes en 2017 pour suivre l’extrême droite. J’y étais la seule femme. C’était juste après l’affaire Baupin
LORRAINE DE FOUCHER On ne m’a pas imposé le sujet des violences sexistes et sexuelles, je m’en suis saisie moi-même. C’était juste avant #MeToo et c’était un champ émergent qui s’est structuré au sein de la rédaction du Monde, grâce notamment au projet « Féminicides »
Mais je rejoins Marine sur cette histoire de « vaisselle sale », parce que ce sujet a longtemps été perçu comme « humanitaire » – pour le dire de manière un peu caricaturale – qui portait le stigmate de sa matière : c’est un sujet de femme, donc pas très crédible. Et comme en plus ce sont les femmes qui font les enquêtes, on les accuse de régler leurs comptes avec les hommes dans le journal… J’aimerais qu’il y ait plus d’hommes qui s’emparent de ces sujets-là.
MARINE TURCHI Je remarque quand même quelque chose de positif : pour plein de jeunes femmes journalistes, les violences sexistes et sexuelles sont une porte d’entrée vers l’enquête. Elles se disent que, là-dessus au moins, on ne remettra pas en cause leur légitimité.
SALOMÉ SAQUÉ J’ai abordé les choses de manière inverse. Quand Blast
Lorraine de Foucher : quatre ans d’enquête sur les violences et crimes dans le porno
À l’été 2015, Lorraine de Foucher vient, quelques mois plus tôt, de rejoindre la rédaction du Monde. Elle tombe sur un reportage des Inrocks réalisé en immersion sur le tournage d’un film pornographique, pour le site internet French Bukkake. Le journaliste Romain Blondeau y décrit une ambiance de camaraderie rigolarde, ponctuée de scènes de sexe violentes dans lesquelles les femmes sont reléguées au rang d’objet : « Quand je lis cet article, je suis horrifiée », confie Lorraine de Foucher dans Mécaniques du journalisme sur France Culture.
Mais autour d’elle, certains hommes jugent sa posture moraliste. « Ça m’énerve, et cet énervement reste
en moi pendant plusieurs années. »
Cinq ans plus tard, durant l’été 2020, la justice française met en examen plusieurs dizaines de producteurs, réalisateurs, acteurs et dirigeants de sites vidéo pornographiques, dont French Bukkake et Jacquie et Michel.
Quatre d’entre eux sont notamment visés par une enquête pour viols, complicité de viols, proxénétisme et traite d’êtres humains. Au Monde, Lorraine de Foucher et deux de ses confrères, Nicolas Chapuis et Samuel Laurent, rencontrent les victimes et explorent les traces numériques.
En décembre 2021, elle et ils publient « Plainte contre X. L’enquête qui fait trembler le porno français », une enquête en quatre épisodes sur les mécaniques de la violence « dans les rouages d’une industrie low cost qui broie sa matière première : les jeunes femmes ». Ce réseau de recrutement sordide a fait plus d’une cinquantaine de victimes, qui relatent des sévices épouvantables, par ailleurs diffusés sans leur accord sur des plateformes vidéo françaises.
Portée par l’enquête judiciaire et le travail de la presse, l’affaire retentit jusque dans la sphère politique. En 2022, pour la première fois dans l’histoire parlementaire, un rapport d’information est publié. Intitulé « Porno : l’enfer du décor », il veut alerter le gouvernement et l’opinion publique sur les violences de l’industrie pornographique.
L’année suivante, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes produit un nouveau rapport : « Pornocriminalité, mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique ». Il est toutefois vertement critiqué par de nombreux et nombreuses travailleur·euses du sexe, qui dénoncent une étude stigmatisante, pour laquelle aucune personne concernée n’a été auditionnée. Toujours en cours d’instruction, l’affaire « French Bukkake » devrait faire l’objet d’un procès dans les mois à venir : 42 femmes se sont constituées partie civile et 16 hommes devraient être jugés pour viols aggravés, complicité de viols, proxénétisme aggravé, traite d’êtres humains à des fins de viols et diffusion d’images de viols.
Vos efforts pour rendre « sérieux » les sujets liés au sexisme ou aux violences sexuelles ne vous empêchent pas d’assumer vos émotions dans votre pratique journalistique. Salomé Saqué, vous avez par exemple affirmé qu’elles vous aidaient à diffuser des informations. Est-ce qu’on a pu vous le reprocher ?
SALOMÉ SAQUÉ En 2021, sur le plateau de l’émission « 28 minutes » sur Arte, j’ai exprimé mon inquiétude au sujet de la crise climatique. Par la suite, dans pas mal d’articles de presse, il a été écrit que j’étais stressée, angoissée, peureuse. J’ai deux masters 2, j’ai écrit deux livres, je travaille de manière rigoureuse sans jamais propager de fausses informations, et pourtant, à chaque fois, on me ramène à mes émotions.
MARINE TURCHI C’est lié au genre, mais c’est aussi une critique adressée aux gens estampillés « de gauche ». Parce que jamais on n’ira dire d’un éditorialiste libéral qu’il est « en colère ».
SALOMÉ SAQUÉ J’estime que ces émotions ne sont pas un problème dans la mesure où elles n’entrent pas en conflit avec la déontologie, la méthodologie et la rigueur journalistique et qu’elles peuvent effectivement aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne ressentirai plus rien en exerçant mon métier.
LORRAINE DE FOUCHER Cette question des émotions, on me la pose tout le temps, mais je ne suis pas sûre qu’on la pose autant à mes collègues masculins ! C’est comme si on voulait vérifier que j’avais réussi à suffisamment me réguler pour avoir le droit de produire quelque chose. Pour autant, je refuse de tomber dans ce jeu d’amputation émotionnelle. J’aime écrire des articles très solides sur le fond mais où je donne accès à mes émotions, parce qu’on a un boulot de passeur ou passeuse : si moi je ne suis pas touchée par le sujet que je traite, les lecteurs et lectrices ne le seront pas. Je trouve ça intéressant d’essayer de « surfer » sur l’émotion. Parce que lorsqu’on parvient à prendre la vague, on peut arriver à des résultats intéressants. Après, il faut réussir à tenir sa position de journaliste, et quand on sent qu’on ne la tient plus très bien, il faut faire un pas en arrière et réfléchir.
« Les émotions ne sont pas un problème, elles peuvent aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne ressentirai plus rien en exerçant mon métier. »
Salomé Saqué
Ça vous parle, Marine Turchi, cette métaphore du surf ?
MARINE TURCHI Dans une enquête, il y a le moment de l’écoute et du recueil de la parole qui doit être bienveillant, puis le moment – pas toujours agréable – de la vérification, où l’on repose les questions, on précise les dates, etc. Il faut garder la bonne distance pour aller chercher tous les points de vue, ne pas mettre sous le tapis des éléments qui n’iraient pas dans le sens qu’on souhaite.
Le travail collectif tel qu’on le pratique à Mediapart permet justement de trouver la bonne distance : si on se retrouve dans une trop grande proximité avec les témoins ou si on se laisse emporter par notre histoire, nos collègues sont là pour nous alerter.
Par contre, il faut rappeler que les journalistes sont des personnes comme les autres, qu’elles et ils ont une part d’humanité, que plein d’affaires nous arrivent par des rencontres du quotidien. Par exemple, j’ai fait la connaissance d’Adèle Haenel dans une soirée où je me rendais à titre privé et elle m’a confié son histoire [lire l’encadré ci-dessous]. Si on me renvoie peu à mes émotions, en revanche, on me demande souvent si ce n’est pas trop dur de travailler sur les viols, ce à quoi je réponds que, pour moi, le plus dur, ce n’est pas les enquêtes qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire.
Marine Turchi : « L’histoire d’Adèle Haenel a marqué ma vie »
Le 3 décembre 2019, Mediapart publie un article intitulé « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou ». Signé par Marine Turchi, il est le fruit d’une enquête de sept mois sur les accusations d’attouchements et de harcèlement sexuel portées par la comédienne contre le réalisateur Christophe Ruggia, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans.
La comédienne y affirme une posture politique inédite : elle souhaite briser l’omerta sur les violences sexuelles à l’encontre des enfants et encourager d’autres victimes à parler. Mais elle refuse dans un premier temps de porter plainte : « Quand la justice condamne un viol sur cent, je l’emmerde la justice », rapportera Marine Turchi dans son livre Faute de preuves (Seuil, 2021).
Les deux femmes se sont rencontrées presque un an auparavant. Apprenant que Marine Turchi enquête sur les violences sexuelles pour Mediapart, Adèle Haenel lui confie son histoire : celle d’une adolescente jadis captive d’une relation d’emprise avec un homme de vingt-quatre ans son aîné qui bénéficie à l’époque du silence, au mieux gêné, au pire complice, de tout un entourage personnel et professionnel.
C’est le point de départ d’une enquête minutieuse dans laquelle la journaliste recueille la parole d’une trentaine de personnes. L’article, suivi d’une longue interview filmée d’Adèle Haenel diffusée sur Mediapart, agit comme une déflagration. Le parquet de Paris s’autosaisit de l’affaire et la jeune femme finit par accepter de porter plainte. Fait inhabituel, lorsqu’en janvier 2020, Christophe Ruggia est finalement mis en examen pour « agressions sexuelles sur personne mineure de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime » et qu’une information judiciaire est ouverte, l’enquête de Marine Turchi constitue la première pièce du dossier.
Quatre ans plus tard, en décembre 2024, s’ouvre le procès du réalisateur devant le tribunal correctionnel de Paris : la journaliste est citée à la barre comme témoin mais refuse de comparaître et déclare dans la newsletter « Enquêtes » de Mediapart : « Je sens qu’on veut […] faire de moi une protagoniste de l’histoire, alors que je n’ai fait que mon travail de journaliste. »
Le réalisateur est condamné à quatre ans de prison dont deux ferme, sous bracelet électronique ; il sera jugé en appel en décembre 2025. Marine Turchi n’a pas souhaité couvrir le procès pour Mediapart mais l’a suivi attentivement : « Pour Adèle Haenel, pour #MeToo, et accessoirement aussi pour moi, car c’est une histoire qui a marqué ma vie. »
Que vous traitiez de la crise écologique, des inégalités, de la pauvreté ou des violences sexuelles, comment appréhendez-vous ces sujets qui s’apparentent au tonneau des Danaïdes ?
MARINE TURCHI Effectivement, les violences sexistes et sexuelles sont un puits sans fond, c’est peut-être ce qui les différencie d’autres sujets. Encore que, l’extrême droite est aussi un puits sans fond, et c’est vraiment déprimant ! Depuis l’affaire Baupin, notre boîte mail dédiée aux témoignages de victimes de VSS ne désemplit pas. Mais c’est paradoxalement plus « joyeux » que de traiter de l’extrême droite : d’abord, parce qu’on interviewe des gens qui ont envie de nous parler et de faire exister cette enquête – sauf les mis en cause, évidemment. Ensuite, parce qu’elles peuvent avoir un certain impact : la société ou la justice s’emparent parfois de nos enquêtes. On ne le fait pas dans ce but – notre objectif reste d’abord d’informer –, mais en tout cas, les lecteur·ices ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas. #MeToo est une révolution, certes pas encore aboutie, mais je trouve ça super de la documenter depuis ma place de journaliste.
SALOMÉ SAQUÉ Il y a quand même une prise de conscience d’une certaine partie de la société, notamment chez les jeunes femmes. C’est ce que nous disent les études sur le sujet : elles sont de plus en plus féministes et de plus en plus conscientes de ce qu’elles subissent. Personnellement, c’est ce qui me tient debout : la solidarité féminine. Je n’aurais pas tenu dans le milieu journalistique sans mes collègues et amies femmes. Quand ça ne va pas, quand je suis désespérée par l’actualité, le fait d’être ensemble, ça sauve. Moi ça me sauve en tout cas… C’est aussi très important de voir certaines enquêtes de Mediapart publiées ou de voir le prix Albert-Londres décerné à Lorraine de Foucher. C’est une bouffée d’air frais pour toutes les femmes.
MARINE TURCHI C’est vrai, ce qui change, c’est de savoir que maintenant, les affaires peuvent sortir.
« On me demande souvent si ce n’est pas trop dur de travailler sur les viols. Le plus dur, ce n’est pas les enquêtes
qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire. »Marine Turchi
SALOMÉ SAQUÉ Au procès Mazan
LORRAINE DE FOUCHER Oui, mais regarde, ensuite il y a eu le procès Scouarnec
MARINE TURCHI Le procès Mazan a fait émerger dans les discussions la question du consentement et fait prendre conscience de la diversité des profils des violeurs. Mais le problème, c’est que le cas de Gisèle Pelicot n’est absolument pas représentatif des dossiers sur lesquels on enquête ou que la justice traite au quotidien. Certaines femmes peuvent se dire : si je n’ai pas été violée par 50 hommes et si je n’ai pas de preuves vidéo, alors je n’ai aucune chance d’être entendue. Sachant que, même dans ces conditions, la parole de Gisèle Pelicot a été remise en question.
LORRAINE DE FOUCHER Parfois, quand je suis fatiguée, je me dis « à quoi bon ? ». À chaque révélation d’une affaire de violences sexuelles, que ce soit dans le milieu du théâtre, à l’hôpital, dans la restauration, les gens semblent tomber de l’armoire. C’est un peu comme avec le réchauffement climatique : les scientifiques doivent sans cesse apporter des preuves qu’il est bien réel face à des gens qui disent : « Ben non, regardez, il neige en avril… »
Toutes celles et ceux qui travaillent sérieusement et honnêtement sur les violences sexuelles sont arrivé·es à la conclusion qu’il existe un continuum de domination masculine majeur et massif qui génère des atteintes au corps des plus vulnérables, et ce dans le monde entier. C’était déjà documenté par les féministes dans les années 1970. Et malgré ça, à chaque nouvelle affaire, les gens s’écrient : « Oh non, pas encore ! Oh non, pas lui ! »
SALOMÉ SAQUÉ C’est fatigant de tout le temps avoir à démontrer le réel…
MARINE TURCHI Il y a aussi celles et ceux qui demandent « mais comment les gens autour pouvaient ignorer ça ? » : à TF1 pour Patrick Poivre d’Arvor, sur les tournages avec Gérard Depardieu, ou bien dans les affaires d’inceste. Alors qu’en réalité, on ne cesse d’expliquer que la silenciation, les complicités et l’omerta font partie intégrante du mécanisme des violences sexuelles… Il faut en finir avec la surprise.

Depuis 2017, il y a eu – on l’a dit – la médiatisation du mouvement MeToo, le mouvement Black Lives Matter, mais aussi, dans un retour de bâton, la montée de l’extrême droite un peu partout dans le monde et la banalisation de ses idées. Est-ce que cette situation de crise politique et de guerre culturelle vous oblige davantage, et si oui sur quoi ?
MARINE TURCHI Entre 2008, année où j’ai commencé à suivre l’actualité de l’extrême droite, et aujourd’hui, tout a changé. C’est le vent trumpiste [à partir de 2015] qui nous a fait entrer dans cette ère de post-vérité
Nous sommes dans une époque où la vérité est une opinion comme une autre et pour nous journalistes, c’est un enfer. On peut, mes collègues et moi, continuer à révéler des informations factuelles sur le Rassemblement national – la violence, l’antisémitisme ou le racisme de certain·es de ses militant·es, ses affaires financières, l’argent russe, etc. – ça n’a que peu ou pas d’impact sur le vote des citoyen·nes. Et c’est la même chose aux États-Unis, où le New York Times a fait du fact checking pendant tout le premier mandat de Donald Trump, sans que ça empêche sa réélection. Je ne dis pas qu’il faut arrêter, mais ça nous questionne au sein des rédactions, car aucun dialogue n’est possible avec des personnes qui s’informent en mettant sur le même plan des faits, des opinions et des théories du complot. Pour autant, je pense qu’il faut continuer à enquêter et à rappeler les évidences – y compris sur les violences sexuelles – pour vaincre l’incrédulité.
SALOMÉ SAQUÉ C’est important de parler également des médias considérés comme « centristes » qui, au nom du pluralisme d’opinion – que je défends chèrement –, donnent la parole à des personnes qui font de la désinformation et tiennent des propos haineux.
N’oublions pas qu’Éric Zemmour a longtemps officié sur le service public, qu’il y est encore régulièrement invité en dehors des périodes électorales, et ce alors qu’il n’a aucun mandat d’élu. Il faut qu’on s’interroge sur la responsabilité de ces médias dans la banalisation des opinions d’extrême droite. Pour ces antennes censées diffuser une information de qualité, convier des personnalités d’extrême droite est un choix éditorial, et même un choix de société.
L’appel à Résister de Salomé Saqué
« Une balle dans la nuque. C’est ce que préconise le site d’extrême droite Réseau libre pour se débarrasser des “fouille-merde” : journalistes, avocats et syndicalistes, méthodiquement identifiés dans une liste noire largement diffusée de personnes à abattre. Je n’étais pas surprise d’y figurer », écrit Salomé Saqué en introduction de son essai, Résister, paru à l’automne 2024 chez Payot.
La journaliste de Blast est depuis quelques années une des figures influentes des médias de gauche en France. Cela lui vaut d’être régulièrement harcelée sur les réseaux sociaux, en particulier par l’extrême droite. Alors, lorsque le Rassemblement national et ses alliés manquent de peu la victoire aux élections législatives anticipées en juillet 2024, elle décide d’appeler ses concitoyen·nes à l’action pour défendre la démocratie dans un court essai de 140 pages.
Au-delà du diagnostic qu’elle y pose sur la montée des conservatismes et sur le rôle des médias dans la banalisation de l’extrême droite, l’ouvrage affirme que la pratique d’un journalisme engagé est indispensable.
Elle rappelle qu’il y a vingt-trois ans, en avril 2002, quand pour la première fois un candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen, s’est retrouvé au second tour de l’élection présidentielle, « on a assisté à une levée de boucliers massive émanant d’une grande partie de la profession, au diapason de la quasi-totalité de la classe politique. […] Peut-on imaginer une réaction similaire aujourd’hui ? » Hélas, la question est purement rhétorique : en juin 2024, cinq journalistes de France 3 ont été sanctionné·es et exclu·es de la couverture des élections législatives pour avoir signé une tribune appelant à lutter contre l’extrême droite qui « menace la liberté de la presse ».
Résister s’est déjà vendu à plus de 300 000 exemplaires. « C’est très important pour moi que ce soit un petit livre à 5 euros », se réjouissait son autrice dans un article du Temps. De fait, il trône en tête de gondole dans un grand nombre de librairies, y compris des boutiques Relay, détenues par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré.
Qu’est-ce qui motive ces choix, selon vous ?
SALOMÉ SAQUÉ Cette volonté – absolument inatteignable – d’être neutre gangrène le journalisme. Des pressions très fortes de l’extrême droite sont exercées à l’encontre de tous les médias qui ne partagent pas ses idées : cela se traduit par des campagnes de dénigrement très violentes contre des journalistes, comme ça a été le cas pour Patrick Cohen, ou comme l’ont expérimenté Mediapart ou l’émission « Quotidien », par l’interdiction d’accès aux événements organisés par l’extrême droite pour des reportages. Cette attitude fait qu’aujourd’hui certaines rédactions ont une peur panique d’être qualifiées de « militantes d’extrême gauche » ou de « wokistes » et tentent de donner des gages de neutralité en leur tendant le micro.
Lire aussi : article Margot Mahoudeau
LORRAINE DE FOUCHER La question « peut-on être à la fois journaliste et engagé·e » n’a pas beaucoup de sens car, ontologiquement, le journalisme est un engagement. Quand on met les mains dans le cambouis du réel, quand on interagit avec les personnes concernées, quand on vérifie les faits, c’est un engagement.
Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire « la politique ne m’intéresse pas », c’est un privilège de dominant·e. C’est estimer que tu es à un endroit de la société où tu n’es pas percuté·e par tout un tas de problématiques, et donc que tu ne te sens pas concerné·e. Mais on parle toutes et tous depuis notre propre situation, donc on est toutes et tous engagé·es. J’ai trouvé brillant Le Génie lesbien d’Alice Coffin [Grasset, 2020] : elle évoque notamment les mouvements de lutte contre le sida, dont les militant·es sont devenu·es des expert·es sur le sujet et ont permis de faire progresser la recherche de manière déterminante.
Je trouve que les militantes féministes ou les militant·es écologistes développent une expertise passionnante sur les sujets qui les occupent. Tout le monde a des convictions. Donc, jeter ça à la tête de quelqu’un·e, c’est une façon de le ou la décrédibiliser.
SALOMÉ SAQUÉ Oui, l’étiquette de militant·e est un outil de disqualification massive pour un·e journaliste.
MARINE TURCHI Je fais quand même le distinguo entre militantisme et engagement. Je me reconnais plus dans le terme « engagé·e », au sens d’engagé·e éditorialement. Mettre sur la table le sujet des VSS, celui des violences policières ou des discriminations, enquêter sur l’extrême droite et en faire des priorités éditoriales – ce sont les nôtres à Mediapart –, c’est un engagement. Et c’est différent du militantisme, où tu pourrais être enclin·e à mettre sous le tapis des éléments qui ne vont pas dans le sens de la cause que tu défends. Pour ma part, je ne manifeste pas, je ne signe pas de pétition : c’est une hygiène personnelle que je m’impose, notamment parce que j’ai couvert l’extrême droite pendant quinze ans et que je devais être inattaquable.
Cela étant posé, bien sûr que l’objectivité n’existe pas. En revanche, je pense que l’honnêteté intellectuelle et la bonne foi existent, et c’est ce qui doit guider notre travail. Quand je relis mes papiers avant publication, je m’interroge : est-ce que je présente les faits honnêtement ? Est-ce que je n’ai pas tordu la réalité ? Est-ce que je n’ai pas mis un élément sous le tapis ? Est-ce que j’ai donné la parole aux personnes mises en cause ?
« Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire “la politique ne m’intéresse pas”, c’est un privilège de dominant·e. »
Lorraine de Foucher
LORRAINE DE FOUCHER Le cadre juridique de notre profession, c’est le cadre de la diffamation. Quand tu te retrouves au tribunal, on te demande de prouver ta bonne foi. On a le droit de se tromper, on n’est ni omniscient·e, ni tout·e‑puissant·e, on fait des erreurs comme tout le monde. Pour autant, on doit être capable de démontrer qu’on a travaillé en toute bonne foi, sans malveillance, qu’on n’est pas en campagne contre la personne mise en cause, qu’on a réalisé des interviews contradictoires et qu’on a des preuves matérielles des faits dénoncés.
Donc, dans ce cadre, mon engagement, c’est la bonne foi.

SALOMÉ SAQUÉ « Militant·e » n’est pas un gros mot, pourtant les conservateurs ont réussi à le rendre péjoratif. Mais c’est parce qu’il y a eu des militantes féministes qu’on a le droit d’exercer ce métier et d’être autour de cette table à échanger. Aujourd’hui encore, c’est grâce à des personnes qui militent qu’on obtient des avancées. Le militantisme est donc pour moi quelque chose de très noble. Simplement, ce n’est pas notre travail. Comme Marine, je fais très attention à me montrer irréprochable. Or, beaucoup de personnes qui nous accusent de faire du militantisme n’ont absolument pas cette réserve !
À titre personnel, j’ai pris position contre l’extrême droite, mais c’est avant tout un engagement démocratique élémentaire, longtemps partagé par une majorité de mes confrères et consœurs. Car si ce type de parti arrivait au pouvoir, nous serions ciblé·es en tant que journalistes et nous ne pourrions plus exercer notre profession en toute liberté. C’est donc un engagement pour ma profession et pour le droit à vivre dans une démocratie fonctionnelle. •
Entretien réalisé à Paris, le 19 juin 2025.