17.11.2025 à 14:17
À nu
« Le chemin se sépare, il faut choisir »
Natanaële Chatelain
Texte intégral (805 mots)
Le temps crevé pèse à nos épaules.
Dans nos veines, nos cheveux, nos cellules,
la marchandise et ses déchets s'accumulent –
poussière à l'encolure. Chaque figurant
prend place sur la ligne de départ du rêve organisé ;
les visages sont devenus standards.
Euphémisation du monde jusqu'à sa dissolution...
glissement jusqu'à l'insipide qui gicle
dans la mâchoire des discours.
Tout doit être explicite jusqu'à la dernière goutte du savoir.
L'inconscient, ce travail de la chambre noire,
est jeté en pâture, surexposé en pleine lumière
jusqu'à l'aplatissement des vécus.
Cadence des connexions, excitation nerveuse
simulation du bonheur à plein temps. Et ça nous infecte,
nous pénètre, nous écrase, nous essore.
Démence physique par privation de sens.
Démence spirituelle par privation de sens.
On n'échappe pas au circuit fermé des simulacres,
à l'usine du capital à ciel ouvert,
aux plateformes de l'invivre ensemble.
Tout est inversé. L'enfant blessé regarde la tombe grandir
à l'intérieur de lui. Ses poumons : deux ampoules mortes
qu'aucun air n'alimente.
Arythmie chronique du cœur qui ne supporte plus
le bruit de fond, partout, tout le temps... ça tape sur les nerfs.
Chaque vie est déjà parcourue dans l'oreillette de la dictée,
reléguant au passé les émotions et les pensées,
ces vieux papiers jaunis.
Politique du flambant neuf. Politique des terres brûlées.
Toutes les traces doivent disparaître. On restaure à outrance
pour effacer jusqu'au souvenir de ce qui manque.
Sous la cendre des chemins, un animal aux abois,
gueule ouverte, happe l'air,
mais la cage se referme emportant dans un râle
la vie sauvage qui voulait fuir.
Je cherche les craquelures de l'âge, en vain...
J'ai vu la charnière du vide où l'avant et l'après
ne se recollent jamais. J'habite un terrain miné.
Ici, les statistiques précèdent le gîte et le couvert,
les famines sont repues – gestion de masse.
Contamination des sols et des pensées,
contamination des sols par les pensées.
Le temps d'écrou se met en place.
La flemme nous endoctrine – fil gluant
auquel nos penchants adhèrent. Déjà,
le factice nous remplace Même l'existence des choses
est remise en question dans ce monde sans ombre, arriviste,
vénal, qui piétine la pensée comme une mauvaise herbe.
Le flux des distractions balise l'imprévu, l'adaptation au pire
jugule l'imaginaire. Faire taire pour mieux régner... Déjà,
l'insensibilité est promue au rang des décideurs – visages pâles.
Le chemin se sépare, il faut choisir,
revenir à nos positions d'enfance...
comprendre en multiplicités, en écosystèmes.
Refaire en soi une lenteur inapte, inadaptée,
capable de percevoir la douleur effrayante,
insoumise, insomniaque, la foudroyante,
la voyante douleur – terminaison nerveuse où l'univers frémit...
page d'un poème qu'on assassine
en ne croyant plus qu'à nos propres mensonges.
Nos vies s'enkystent dans un destin de synthèse,
je tire une flèche pour en pour fissurer le décor.
La flèche, c'est la blessure vive, brûlante – bête fauve,
double féminin – une force capable de souffrir pour plus que soi.
Le langage vient boire au fond de cette gorge aride les mots tus.
J'entends hurler à la lune...
Une façon de rendre l'âme à corps perdu
pour rester du côté des vivants.
À Paris, novembre 2025 Natanaële Chatelain
17.11.2025 à 14:09
Make American Eugenics Great Again
Brèves remarques sur la race et l'eugénisme dans le mouvement MAGA
- 17 novembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4Texte intégral (6373 mots)
Si de ce côté de l'atlantique tout le monde connait le mouvement MAGA de Trump (Make America Great Again), certaines de ses branches ou de ses divisions nous sont beaucoup moins familières. C'est notamment le cas de la tendance MAHA, pour Make America Hot Again qui souhaite d'abord s'adresser aux femmes conservatrices. Ce que cet article révèle, c'est que malgré « les lignes de fractures qui traversent la coalition hétéroclite, l'attelage baroque, qui entoure le président Trump », ce qui tient ce mouvement MAGA c'est une pratique de la race, des références explicites à l'hérédité et une hiérarchisation des corps.
« Cet hiver-là, Los Angeles avait brûlé. Quelques semaines plus tard, une coulée de boue avait emporté avec elle les lettres de HOLLYWOOD. Partout au monde on avait vu les neufs lettres charriées par la terre, ensevelies finalement dans ses entrailles crottées, et le siècle apparaissait comme une gigantesque accumulation d'indices. »
Fasel
Let's make america great again – Reagan ‘80. Voilà ce que nous pouvions lire sur les affiches de campagne de Ronald Reagan, lors de l'élection présidentielle américaine de 1980, année marquée par un fort taux de chômage, une forte inflation et une stagnation de la croissance économique. Cette « désintégration de l'économie », selon les mots de Reagan, représentait pour lui une grave menace pour l'existence même des USA, une menace qui aurait pu les détruire [1]. Pour ne pas « régresser » en voulant rendre le monde meilleur, le peuple américain, « le plus généreux au monde, qui a créé le niveau de vie le plus élevé », devait se remettre à travailler : « It is time to put Americans back to work. » [2] Dit autrement, il s'agissait d'accueillir les américains dans « une grande croisade nationale visant à rendre à l'Amérique sa grandeur ! [a great national crusade to make America great again !] ». Le rêve de Ronald Reagan était de « reprendre en main [le] destin national » des USA ; rêve bâtit sur les fondations que serait « l'esprit américain [the American spirit] » [3]. Près de 40 ans plus tard, Donald Trump a fait de ce slogan une marque déposée et un mouvement : le mouvement MAGA [Make America Great Again]. Il s'agit d'une coalition hétéroclite qui regroupe bon nombre des fractions conservatrices, dont nous aurions du mal à faire ici un tableau synoptique : les libertariens y côtoient des catholiques intégristes, la branche populiste de Steve Bannon coudoie celle des « tech bros » dont fait partie Elon Musk [4].
De cette constellation et de ses bigarrures, c'est sur un élément apparu récemment, en apparence saugrenu, que nous nous concentrerons : les MAHA, pour Make America Hot Again [5], dont l'une des instigatrices et des principales animatrices est Raquel Debono. Le projet des MAHA peut paraître simple, presque anodin : que le « conservatisme » soit à la mode, que « le conservatisme soit à nouveau cool ». Pour cela, le mouvement MAHA veut offrir des lieux de rencontres pour célibataires conservateurs dans les villes « bleues » (Démocrates), qualifiées d'« enfers libéraux [liberal hells] ». Raquel Debono ne s'en cache pas, par cette initiative elle avait « vraiment envie de participer à la guerre culturelle en cours, pour faire bouger les lignes ». Dans ce très bref article, nous nous proposons de faire de cet objet, les MAHA, un terrain d'expérience pour l'analyse, qui devrait nous révéler, au moins partiellement, ce qui se joue aujourd'hui et maintenant aux USA, et plus largement dans le monde.
Le mouvement MAHA entretient des liens étroits avec des applications de rencontre pour conservateurs (Date Right Stuff) et des magazines « féminins » conservateurs (Evie et The Conservateur) : il est par exemple possible de se procurer une casquette rose flashy brodée du slogan Make America Hot Again sur la boutique en ligne du Conservateur. The Conservateur a aussi parrainé des soirées du mouvement MAHA, sa rédactrice en chef, Caroline Downey, s'étant exprimée, à l'une d'elles, en ces termes : « Ce que fait The Conservateur, c'est mettre en avant ce qui est objectivement beau – un certain art de vivre – une vision du monde objectivement supérieure, et rendre justice à ces femmes méconnues dans notre culture. » [6] Selon les participantes à ces soirées, les « libéraux » célébreraient l'obésité et les « chirurgies mutilantes ». De plus, The Conservateur se présente, sur son site internet, au moyen d'une référence appuyée à la conquête de l'Ouest et à la destinée manifeste des USA ; le magazine se fixe pour objectif de « restaure[r] le raffinement moral et esthétique [des USA] perdu depuis longtemps. » [7] Ces magazines « féminins » participent, selon leurs propres mots, à la « guerre culturelle » en cours. Ils proposent une certaine esthétique des corps et érotisent le conservatisme, plus particulièrement « le » corps de « la femme conservatrice ».
Rendre les USA « hot again » c'est les rendre « hot & healthy again ». Les MAHA entretiennent des liens intimes avec une autre branche du mouvement MAGA, l'une des plus influentes, sa « doctrine biologique » [8], qui a pour porte-voix l'antivax/complotiste Robert F. Kennedy Jr : le mouvement « Make America Healthy Again » [9]. Sans entrer dans le détail, ce dernier prône la santé « holistique », le retour à la « nature » et la conservation de l'environnement ; il trouve sa « cohérence » idéologique dans un complotisme pour lequel les tropes antisémites sont structurants : la mauvaise santé générale de la population américaine serait le résultat d'une entreprise d'intoxication à grande échelle planifiée par des élites mondialistes, les « grands maîtres du mensonge » (la « Big Pharma » par exemple). Les femmes, les mères, se placent à l'avant-garde du mouvement MAHA. Le magazine Evie est l'un des relais des thèses complotistes du mouvement, en publiant par exemple des articles sur le prétendu lien entre la vaccination contre le SARS-CoV2 et le cancer. The Conservateur, pour sa part, publie des articles sur la thématique du « Make America Beautiful Again », dans lesquels il est autant question de la « beauté physique », du lifestyle, que de la « beauté » d'espaces naturels états-uniens immaculés, intouchés, qui devraient être préservés, notamment de la « sanie » charriée par les « migrants » [10].
Sydney Sweeney Has Great Jeans/Genes – L'apparence physique, la hotness, le lifestyle, les choix politiques, les partis pris idéologiques et les positionnements moraux fonctionnent comme marques, immédiatement perceptibles, de différences inscrites dans « la roche de la biologie », dans les « gènes ». Dans cette « perception populaire » MAHA, exemplairement syncrétiste, le « biologique » et le « culturel » ne sont pas placés, au moyen d'une analyse formelle, dans un rapport de causalité, comme dans le racisme doctrinaire ; ils sont bien plutôt placés sur le même plan : « biologie » et « culture » ne sont que les deux faces de la même pièce [11]. La vidéo d'invitation à la soirée MAHA du 21 avril 2025, « Conservatives have good genes », postée sur les réseaux sociaux de Raquel Debono, offre un bel exemple de ce « syncrétisme » raciste :
Les conservateurs ont de bon gènes, on organise une fête pour vous le prouver. Célébrons ensemble nos bons gènes [...] les valeurs transmises de génération en génération [inherited], la stabilité financière et les mâchoires bien dessinées. Cet été la tendance est à la supériorité génétique et idéologique. [12]
C'est dans ce contexte de bipolarisation et d'inscription de celle-ci dans l'immuable, dans la permanence, ou plus justement dans ce contexte de survenance de discours ouvertement racistes, en ce sens précis [13], que la montée des violences politiques aux USA devrait être replacée. Lorsque la « conversion » et la « purification » sont impossibles, c'est-à-dire quand la différence est biologique, « génétique », que la race devient un facteur immédiat d'intelligibilité, seule l'élimination physique peut en venir à bout. En parallèle, certains corps, certaines apparences physiques, vont désormais de pair avec certains positionnements politiques. Raquel Debono oppose l'Amérique hot conservatrice à « l'Amérique laide et grosse [ugly fat America] » libérale ; en ligne, elle va même plus loin, en appelant au « retour » du body shaming : « Excluons ! [...] rétablissons l'exclusion des personnes. [Let's exclude ! [...] bring back excluding people.] » Les questions relatives à la perte de poids par la prise d'Ozempic ou encore le style et le « visage Mar-a-Lago [Mar-a-Lago face] » [14] prennent, à l'aune de ces quelques réflexions éparses, une patine nouvelle.
Les soirées MAHA sont aussi révélatrices des lignes de fractures qui traversent la coalition hétéroclite, l'attelage baroque, qui entoure le président Trump ; tout comme l'a été le calandargate, scandale qui a éclaté dans les sphères conservatrices après la parution du calendrier « Conservative Dad's Real Women of America 2024 Calendar », de la marque de bière « conservatrice » Ultra Right Beer, dans lequel des influenceuses conservatrices posent en maillot de bain une pièce. Outre la pruderie propre à certaines franges catholiques conservatrices, les réactions à cette publication mettent en lumière des querelles concernant la définition de la « femme blanche américaine », de la « culture » conservatrice américaine et des « valeurs » traditionnelles. Si la vitalité du pionnier est consensuellement exaltée, quid de la pionnière ? Alors que pour certaine fractions du mouvement MAGA, tels les « conservative christians », les événements de Make America Hot Again ou les publications de Evie et du Conservateur ne sont que du rebranding de la libération sexuelle en objet marketing conservateur, d'autres, plus proches du libertarianisme, y voient l'affirmation identitaire de la femme conservatrice, d'une forme de girlbossing de droite. Raquel Debono, de son côté, se définit comme une « conservatrice urbaine [city conservative] » [15], très différente de « la républicaine du Texas » en ce qu'elle est « très modérée (sic) sur les questions sociales » ; selon l'une de ses vidéos TikTok, elle est : pro-choix, contre l'impôt, pro-arme et « pour » les gays.
L'analyse du mouvement MAGA ne peut donc se départir d'une analyse nuancée qui laisse la place aux dissensus internes, aux contradictions, qui les consigne, les confronte et, ce faisant, cherche à trouver, en creux, les déterminations propres à ce mouvement. Par-delà les pariochalisms, les idéologies sexistes et racistes sont les briques élémentaires du discours conservateur aux USA, dont les manifestations sont « altérées » par le vin d'autel servi par les différentes chapelles. Lors du calandargate, la controverse prenait pour objet la représentation de la femme conservatrice, qui dans le calendrier était dénudée et lascive, en un mot hot [16] ; cependant, elle a aussi permis à toutes et à tous d'affirmer, en chœur, leur transphobie. La focalisation exclusive sur la dimension apparemment conflictuelle de la controverse ne permet pas de saisir l'hypothèse fondamentale sous-jacente à la production de ces images et de ces discours : les femmes conservatrices de ce calendrier sont attirantes sexuellement et donc en bonne santé – elles ont de bons gènes. Le conservatisme, la « beauté », la bonne santé, le corps sain, les bons gènes sont « indistincts et indistinguables » [17].
Cette biologisation positive du social a pour agent de contraste les politiques anti-migrants de l'administration Trump, dont le mug shot pourrait être la pose affectée d'une Kristi Noem, secrétaire à la sécurité nationale des États-Unis, toute apprêtée, devant une dizaine de corps sans visages, identiques, en rangs, alignés les uns derrière les autres, en cage, dans un « centre de confinement pour terroriste » du Salvador [18]. Les violents raids de la police de l'immigration, de l'ICE [Immigration and Customs Enforcement], dont les agents sont masqués, qui kidnappent des gens dans les rues, les magasins, dans les stades, les tribunaux, les écoles, etc., en raison de la couleur de leur peau et, donc, de leur origine supposée, nous en offre un autre exemple ; tout comme le déploiement de la garde nationale dans des villes démocrates pour en « nettoyer les rues ». Dans le cas d'espèce, blancheur, richesse et citoyenneté américaine s'amalgament pratiquement. Lifestyle et exclusion raciale se rejoignent ; sur Instagram, The Conservateur a posté et épinglé sur son compte une courte vidéo d'une jeune femme blanche en minijupe et crop top, casque audio vissé sur la tête, virevoltant en rythme dans la rue, avec pour sous-titre descriptif : « pov : les rues sont propres et la frontière est sécurisée [pov : the streets are clean and the border is secure] ». La supériorité « génétique et idéologique » de certains corps va avec l'infériorité d'autres.
Une des préoccupations fondamentales du mouvement Make America Hot Again est celle de l'hérédité et de la transmission intergénérationnelle de caractéristiques raciales supérieures, d'une « superior worldview », des « great genes ». Ce qui sourd de ces pratiques encadrant la « préférence » sexuelle, c'est un eugénisme positif nouveau, une hygiène raciale nouvelle pour laquelle les fonctions sécuritaires de l'État, réduit à son bras armé, pourraient assurer la sélection, négative, des corps. Toutes les franges du mouvement MAGA sont préoccupées par le faible taux de fécondité des femmes américaines et le déclin de la population nationale (le « birth dearth ») [19] ; les solutions proposées, contradictoire, révèlent encore une fois l'hétérogénéité idéologique de la coalition. Schématiquement, un « natalisme pro-famille [pro-family natalism] » des chrétiens conservateurs s'oppose à un « pronatalisme tech [tech pronatalism] » de la « tech right » [20]. Alors que les premiers voient dans la famille nucléaire américaine blanche [21] et la procréation « naturelle » le vecteur de l'accroissement d'une population saine, nécessaire à la « survie de la civilisation », les seconds font appel à la technologie pour sélectionner des embryons « génétiquement supérieurs » et soutiennent des projets d'ectogénèse. Peter Thiel, par exemple, membre de la PayPal mafia et très influent néo-réactionnaire américain [22], finance l'application de suivi de cycle menstruel 28 développée par le magazine Evie, dont l'objectif affiché est de « démystifier et [de] dé-stigmatiser la santé menstruelle en permettant aux femmes d'assumer leur nature féminine » [23] ; sur son site, l'entreprise de « femtech » 28.co affirme que l'application allie « fitness féminin et bien-être holistique », qu'elle offre aux femmes « des entraînements [...] personnalisés [...], des profils nutritionnels conçus pour la santé hormonale et des informations scientifiques sur [elles]-même[s], [leurs] relations et [leur] travail, adaptées à [leur] état émotionnel actuel. » [24]
Simone et Malcolm Collins, qui avaient pour projet de créer une cité-État sur l'Île de Mann pour en faire un centre dédié à la « production en série d'êtres humains génétiquement sélectionnés » [25], sont les figures de proue du pronatalisme aux USA ; ils sont bien conscients des divergences mais aussi des points d'accords à ce sujet dans la mouvance MAGA :
Nous sommes une coalition de personnes extrêmement différentes dans nos philosophies, nos croyances théologiques, nos structures familiales [...] Mais nous sommes tous d'accord sur un point : notre ennemi principal est la monoculture urbaine, la culture unificatrice de gauche. [26]
Les différentes tendances cherchent, notamment au cours de Natal Conferences [27], à s'accorder, à rendre cohérentes des propositions conservatrices prétendument divergentes [28]. Ce qui ressort, une fois encore, de ces différentes positions, en apparence antagoniques, c'est l'indistinction entre le culturel et le biologique, les valeurs et la transmission héréditaire de celles-ci ; Charlie Kirk ne disait rien d'autre : « Se marier. Avoir des enfants. Construire un héritage. Transmettre ses valeurs. Rechercher l'éternel. Rechercher la joie véritable. » [29]
Le motif de la « menace existentielle » est donc, depuis Ronald Reagan, au moins, persistant aux USA ; la peur de la « désintégration économique » révèle aujourd'hui, peut-être à peine plus qu'hier, ses dimensions raciales cachées. La nouvelle « grande croisade nationale » ordonnée par Trump et appelée de leurs vœux par les partisans du mouvement MAGA, résolus qu'ils sont à rendre à « l'Amérique sa grandeur », a pour pilier de soutènement un « esprit Américain » biologisé. La prospérité nationale est associée à des corps « au travail » [30] qui incarnent l'immutabilité de la nation et de son esprit. Le principe racial assure la cohésion d'une société hautement stratifiée par réduction du groupe majoritaire à la portion congrue des individus « aux bons gènes ». Cette socialisation doublement négative [31] butte elle-même, avec le « patriarcat producteur de marchandises », sur sa borne interne ; les rapports sociaux patriarcaux sont en cours de « barbarisation » [32]. La race, la différence biologique, structure de façon centrale, « matérielle », le principe de synthèse sociale du patriarcat producteur de marchandises. Bien qu'étant une détermination sous-jacente au contexte capitaliste, nous observons, aujourd'hui, une résurgence de discours ayant trait à la race et au racisme « biologique » ; dans le contexte de crise du patriarcat-capitalisme, ces discours sont reconfigurés selon les motifs de la postmodernité et de ses identités smart, flex et hybrides. Ainsi, les discours eugénistes d'aujourd'hui ne sont pas identiques à ceux des années 1930 ; Malcolm Collins rejète lui-même la dénomination d'eugénisme et lui préfère celle de « polygénisme [polygenics] » [33]
Les différentes fractions du mouvement MAGA, en conflits apparents sur de nombreux sujets, se retrouvent dans leur pratique de la race et leur référence explicite à l'hérédité, à une hiérarchisation des corps. Alors que la représentation de « la femme » américaine conservatrice génère des controverses au sein du camp conservateur, il n'en demeure pas moins qu'une différence biologique essentielle la caractérise : le sexe « biologique » reste signifiant socialement, porteur d'une division et d'une hiérarchie sociale. Le corps, et le corps des femmes en particulier, représente une certaine prospérité économique en puissance, dont l'immutabilité et l'altérisation assure matériellement la cohésion et la reproduction du rapport social global.
Certes, après nos quelques maigres réflexions, un grand nombre de questions reste en suspens ; nous avons tenté d'ébaucher quelques pistes de recherche. Il reste que, ce qui a cours aux USA devrait plus que nous interpeller, il n'y a pas là qu'une simple question « politique » ou « idéologique » ; il s'agit plutôt de la réalité, concrète, de la pratique de la race dans le patriarcat-capitalisme – quand la référence à l'immutabilité biologique (re)fait surface, bien qu'elle soit toujours structurante, c'est avec elle l'élimination et l'extermination pures et simples qui insidieusement deviennent concrètement possibles, qui prennent la suite, sans frottements, de la discrimination quotidienne. Les positions et les discours les plus « extrêmes » ne font que révéler les concepts « limites », les déterminations, les catégories fondamentales, qui unissent les franges des plus « modérées » aux plus « radicales » du mouvement MAGA. Par exemple, les différentes normes de la féminité prennent racine dans une essentialisation commune de la différence de sexe. L'étude du mouvement Make America Hot Again jalonne, encore grossièrement, un terrain d'expérience pour l'analyse de la « race », du sexe et du capital ainsi que de leurs agencements, leurs articulations, leurs imbrications, leurs médiations.
« Cet hiver-là, Los Angeles avait brûlé. C'est peut-être pour cela que nous portions sur toutes les images un regard suspicieux. Peut-être pour cela qu'apparaissait dans toutes les discussions la nouvelle querelle des images. »
Fasel
Collage photo : Cécile Fasel (c)
[1] https://www.reaganlibrary.gov/archives/speech/republican-national-convention-acceptance-speech-1980
[2] Idem.
[3] https://www.reaganlibrary.gov/archives/speech/remarks-republican-national-convention-new-orleans-louisiana
[4] Voir les livres de Quinn Slobodian, p. ex. Hayek's Bastards, pour se familiariser avec ces constellations.
[5] À ne pas confondre avec les MAHA, Make America Healthy Again, nous y reviendrons.
[8] perro, L'Histoire marchant en crabe.
[9] Pour un aperçu très éclairant de ce mouvement, se reporter au formidable article de Cécile Fasel, « Le Janus de la santé trumpiste », Rev Med Suisse, Vol. 21, no. 938, 2025, pp. 2016–2016.
[10] Voir aussi le « style réactionnaire »,de Jean Raspail et de son épigone Sylvain Tesson. Se reporter, par exemple, à l'extrait du livre de François Krug, Réactions françaises, publié sur Mediapart : « Dans son roman, Raspail décrivait la saleté et la bestialité d'immigrés indiens. Dans l'Himalaya, Poussin et Tesson croisent justement le chemin de pèlerins hindous : “Partout la vallée est jonchée de détritus et d'immondices [...]. Dans l'air flotte des remugles nauséeux, et du sol imbibé transpire une sanie infecte. La montagne elle-même dégage une odeur de mort et de déjection [...]. Tout le parcours est conchié par ce passage du ‘camp des saints'.” »
[11] Colette Guillaumin, « La différence culturelle », dans Michel Wieviorka (dir.), racisme et modernité, Paris, La découverte, 1993, p. 149-151.
[12] Tiktok @raqisright.
[13] Voir Colette Guillaumin, L'idéologie raciste.
[15] Raquel Debono qualifie aussi ce mouvement de « New Right », ou de « New MAGA people ».
[16] Certains ont suggéré de les représenter avec des enfants, ou enceintes...
[17] Colette Guillaumin, « La différence culturelle », art. cit.
[19] https://theconversation.com/pronatalism-is-the-latest-silicon-valley-trend-what-is-it-and-why-is-it-disturbing-231059
[21] Idem. : “Civilization, in a very real sense, only survives if people view family formation and childbearing as a fundamental, pre-market element of the human experience. ”
[22] Voir les articles du Grand Continent, p. ex. : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/01/10/lapocalypse-de-donald-trump-selon-peter-thiel/
[23] Nous soulignons, https://28.co/about
[24] Idem.
[28] https://www.bbc.com/news/articles/c5ypdy05jl9o : 'The tech right bring a lot of energy to the discussion,' says Roger Severino, Vice-President of Domestic Policy at the Heritage Foundation. 'We've been discussing how we could blend these various strains on the right. We're trying to cohere the movement.'
[29] Get married. Have children. Build a legacy. Pass down your values. Pursue the eternal. Seek true joy.
[30] Aussi au sens de corps fertiles, procréateurs.
[31] Wulf D. Hund, Marx and Haiti.
[32] Voir Roswitha Scholz, Le sexe du capitalisme.
[33] Du fait de l'utilisation du polygenic risk score lors de la sélection des embryons.
17.11.2025 à 12:36
Migrer pour vivre, pas pour mourir
Les oubliés de la migration : une caravane à travers le Sénégal à la rencontre des familles de disparus
- 17 novembre / Avec une grosse photo en haut, International, 2Texte intégral (4781 mots)
En 2024, 43000 personnes sont arrivées aux îles Canaries par la voie maritime. Mais l'ONG Caminado fronteras estime à plus de 10000 les personnes disparues lors des traversées. Voilà maintenant des années que l'on entend ces chiffres terrifiants, qui ne viennent que s'ajouter à des statistiques impuissantes. On se demande à quoi ils servent s'ils ne permettent pas que la situation change et que les naufrages cessent ? L'association Boza Fii au Sénégal lutte pour la liberté de circulation, et pour la dignité des personnes disparues. Chaque année elle organise une caravane à travers le pays pour rencontrer les familles de migrant.es décédé.es ou disparu.es sur la route de l'Europe.
Boza Fii se bat contre les frontières dans son pays mais aussi au niveau international au sein du réseau Alarm phone [1]. C'est en tant que camarade de lutte que nous avons été généreusement accueilli sur la caravane. Approfondir les liens internationaux nous paraît essentiels pour renforcer nos combats. En tant que Français, nous bénéficions du privilège de voyager librement. Par ce récit nous souhaitons partager les expériences de luttes de nos camarades, qui n'ont pas la possibilité de venir les porter en Europe.
Pour la quatrième édition de sa caravane des disparus, le convoi de voitures de l'association Boza Fii se met en branle depuis la banlieue de Dakar direction Tambacounda. Des heures de trajet pour nous mener à l'est du Sénégal, dans une contrée à la croisée des routes du Mali, de la Guinée et de la Gambie. Ici, la majorité des personnes parlent surtout bambara et peul en plus du wolof. Cette région rurale et brûlante est marquée, comme beaucoup d'autres au Sénégal, par de nombreux départs vers l'Europe par les voies longues et dangereuses de la mer et du désert. Presque chaque foyer a une histoire d'un proche ou d'une connaissance disparu.e en migration. Parfois, les personnes ont fait boza, ce mot de victoire pour dire qu'elles ont posé le pied en Europe. Mais trop souvent, ces personnes manquent à leur famille qui n'ont aucune nouvelles d'elles, depuis 8 mois, 1 ans, 4 ans, 10 ans, 25 ans…
Une trentaine de personnes accompagnent cette caravane. La plupart des membres de Boza Fii ont tenté l'aventure de la migration pour finalement rentrer au pays armé.es de tous ce que leur voyage a pu leur enseigner, ou bien ont malheureusement perdu des êtres chers sur les routes migratoires. On transporte avec nous la cuisine, l'écran de projection géant gonflable, la sono, les banderoles, les tee-shirt de l'association. L'idée est de rester deux jours dans chaque localité pour dix jours au total.
La première est celle de Kothiary, gros village en périphérie de Tambacounda. En arrivant, alors qu'une équipe va présenter l'initiative au maire, au délégué de quartier, à la badiane gox (marraine de quartier) et à l'imam, une autre installe l'espace de discussion et de projection sur une petite place ou un coin de rue. Le premier soir, on présente la caravane, et des films sont projetés sur la répression de la migration par l'Europe, sur la recherche des disparu.es (le documentaire « Numéro 387, disparu en méditerranée » [2]) ou bien le film « Moi, capitaine » qui raconte le voyage difficile de deux jeunes sénégalais jusqu'en Italie. Dans ce pays à 95 % musulman, les temps de recueillements sont essentiels, aussi les chefs religieux sont invités à des temps de prières lors desquels ils vont bénir la caravane et prier pour le salut des personnes disparues.
Le lendemain, on se sépare en plusieurs groupes pour aller rencontrer quelques familles de victimes de la migration à Kothiary et dans les villages autour. Nous rencontrons Vieux Ndiaye, il habite à Ndiaback, un petit village à 20 kilomètres de là. Son frère, Daouda Ndiaye, est parti il y a dix ans. Vieux Ndiaye a du arrêter ses études pour prendre en charge la femme et les deux enfants de son grand frère disparu. Un jour, une personne qui voyageait avec son frère a appelé pour leur annoncer qu'il y avait eu un naufrage et que son frère ne faisait pas partie des rescapés. La famille a alors organisé des obsèques. Il nous dit que dans son village, où quelques familles vivent de l'agriculture, plusieurs jeunes, un frère, un mari, un fils, sont absents.
Nous rencontrons une autre famille, la mère n'a pas de nouvelles de son mari depuis 25 ans. Toutes ces années ont été jalonnées de rumeurs sur des possibles traces de son mari, et lorsqu'elle consulte son marabout, celui ci voit toujours son mari vivant. Alors sa famille n'a pas organisé d'obsèques, et depuis ce temps elle attend. Lorsque nous allons saluer le chef de village, nous apprenons qu'il a découvert la veille qu'une voisine n'avait plus de nouvelles de son fils depuis 10 mois. Elle n'en avait pas parlé. Il raconte cette difficulté pour les familles de poser des mots sur leur douleur, leur attente, aussi par peur du jugement et de la répression. Nous l'accompagnons lui rendre visite. Malgré la surprise de notre venue, malgré la peine, elle nous parle de son fils Assane Bah, dont elle a eu pour la dernière fois des nouvelles alors qu'il s'apprêtait à embarquer sur une pirogue à Nouadhibou, en Mauritanie. Quelques jours plus tard, quelqu'un lui a dit que la pirogue était arrivée, mais il est presque impossible de vérifier cette information. Nous prenons note avec l'idée de tenter des recherches malgré l'évidence de la difficulté à trouver des informations sur les personnes disparues.
Depuis des années déjà, Boza Fii et Alarm Phone se heurtent à la difficulté de retrouver la trace de celles et ceux parti en voyage. Il n'existe pas d'organisme international de recherche pour les disparu.es en migration. Pourtant, partout des personnes recherchent leurs proches. Des informations circulent entre des familles, des militant.es, des ONG et des exilé.es de manière informelle. Parfois les personnes sont arrivées mais ont changé de noms en route et perdu tous leur contacts, parfois elles sont incarcérées. Dans ces cas, en général elles arrivent à contacter leur famille au bout d'un moment. Mais il y a aussi ce qu'on appelle les naufrages invisibles. Ces pirogues disparues en mer sans laisser aucune trace. Combien de personnes ont disparu dans ces naufrages invisibles ? La route migratoire des îles Canaries est connue pour être la plus meurtrière parmi celles empruntées pour rejoindre l'Europe.
Notre présence auprès des familles lors de la caravane permet avant tout de créer du lien pour ouvrir la possibilité de parler, de trouver un instant de réconfort et parfois de trouver quelques réponses. La ligne de crête entre manifester de la compassion tout en prenant soin de ne pas raviver l'angoisse des questions sans réponses est délicate à tenir. « On va aller l'écouter, ça va soulager », nous dit Vieux Ndiaye, qui connaît lui-même la douleur de la perte. « Métina, Masta » (c'est triste, je compatis) lui dit-on en écoutant son récit. Au fil de nos déambulations dans les chemins et les rues ensablées, les portes ne cessent de s'ouvrir sur des récits de pertes. Comme un labyrinthe dans lequel il n'y a pas de sortie, nous prenons conscience de l'ampleur du phénomène, diffus et massif mais totalement invisibilisé. Ici au Sénégal, à part de manière très minime par le CICR [3], il n'existe aucune initiative pour soutenir les familles dans l'attente de réponse. Notamment, d'un point de vue psycho-social, les parents sont totalement laissés à eux mêmes dans des situations de deuils impossible qui parfois absorbent toute leur énergie et les rendent malade. La seule action du gouvernement a été de mettre en place depuis octobre 2024 un numéro vert pour inciter à la dénonciation de tout comportement susceptible d'être identifié comme une préparation à un départ.
C'est à cette invisibilisation et cette criminalisation, entre autre, que s'attaque le travail de Boza Fii.
« Ñun dañuy boza fii, su meunoul nekk fi ñu dem fé »/ Nous voulons réussir ici, si ce n'est pas possible nous irons là-bas. [4]
Boza Fii [5] existe depuis 2020 au Sénégal, et porte publiquement un discours courageux et presque unique sur les problématiques liées à la migration en Afrique de l'ouest. Boza Fii qui signifie « réussir ici tout autant que réussir là bas » porte un discours clair sur la liberté de circulation. Elle revendique un droit à la migration comme un droit de voyage pour chacun et condamne le fait que les voies légales soient rendues impossibles par des politiques de visas restrictives, des prix exorbitants et des temps d'attentes délibérément longs. C'est pourquoi Boza Fii dénonce l'impossibilité de voyager légalement et rejette la sémantique répressive qui utilise le terme de « clandestin » pour criminaliser les migrant.es au Sénégal.
L'objectif de Boza Fii consiste à parler des réalités concrètes de la migration, afin que les départs soient mieux préparés s'ils doivent avoir lieu. Une grande partie de son travail consiste à faire de la sensibilisation pour défaire la rhétorique gouvernementale selon laquelle la personne qui décide de migrer est criminelle ou, au mieux, mentalement instable et qu'elle est responsable de s'être mise en danger. Cette rhétorique s'est imprégnée dans la population sénégalaise et jusque dans les familles en les condamnant au silence et la culpabilisation. Le discours actuel du PASTEF [6] n'a pas créé de rupture sur la migration alors qu'il avait pourtant été élu par tout un pan de cette jeunesse concernée par ces problématiques et que son élection avait suscité des espoirs. La dissuasion ne fonctionne pas. « Tu peux voir un jeune assister aux funérailles d'un proche naufragé en mer et prendre une pirogue le soir même » commente un membre de Boza Fii. La détermination à partir chercher un autre avenir est parfois plus grande que la peur de mourir parce qu'elle s'ancre dans un ensemble de pressions sociales et de rêves puissants.
Chaque personne qui décide de migrer, de partir à l'aventure comme on le dit aussi, a des raisons de le faire, et il en existe de multiples. On pourrait se risquer à les énumérer, mais indéniablement celles-ci tournent toutes autour d'un ordonnancement profondément injuste et néocolonial du monde. Un ordonnancement dans lequel l'Europe continue de restreindre les possibilités d'autonomie en Afrique de l'Ouest tout en jouissant encore d'un prestige et d'une image désirable dans les imaginaires. L'Occident, à travers son idéologie dominante, place le curseur de ce qu'est « bien vivre » ou « réussir sa vie » tout en gardant captives les richesses pour y accéder. Et pour couronner le tout, il s'octroie le privilège exclusif de la liberté de circulation. Il y a quelque chose de maléfique dans ce mécanisme.
Dans son travail, Boza Fii pointe la responsabilité de l'Union européenne dans la mise en danger des personnes qui résulte des accords d'externalisation de ses frontières. À mesure que s'intensifie la répression, les points de départ pour les Canaries s'éloignent toujours plus au sud le long de la côte atlantique : du Maroc vers la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie et la Guinée. La Guardia Civil espagnole est présente sur le sol des pays de départ pour des opérations de surveillance et de contrôle. Régulièrement, les routes pour accéder aux villages côtiers au Sénégal sont bloquées pour des opérations de contrôles lors desquelles la Guardia Civil et la gendarmerie fouillent les passager.es pour vérifier qu'iels ne sont pas en partance. En mer, la répression prend la forme d'une non-assistance délibérée qui s'ajoute aux difficultés propres à la traversée.
Pour donner un exemple, la caravane cette année se rendra à Foundiougne, un village situé au bord du fleuve Saloum au sud de Dakar. Il y a tout juste un an, dix jeunes du village ont pris une pirogue qui s'est perdue en mer pendant dix jours. Le réseau Alarm Phone a alerté les autorités espagnole et marocaine. L'Espagne s'est déchargée en pointant la responsabilité du Maroc à prendre en charge le sauvetage alors que le bateau se trouvait en zone SAR partagée [7]. Le Maroc n'a dépêché aucun bateau sur place malgré avoir affirmé envoyé la marine royale. La seule chose que les autorités ont faites, c'est contacter des navires marchands à proximité de la pirogue qui se sont arrêtés mais ont finalement repris leur route sans rien faire. Alarm Phone a communiqué la position GPS de la pirogue et insisté sans relâche pour qu'elle soit secourue. Rien n'a été fait. L'embarcation à la dérive a finalement été trouvée par des pêcheurs mauritaniens au large de Nouadhibou, mais la météo difficile et les jours passés en mer ont provoqué le décès ou la disparition de 32 personnes et à l'arrivée des rescapés, 73 personnes ont du aller à l'hôpital. Entre le moment où l'alerte a été donné, et le moment où la pirogue a finalement été secourue en Mauritanie, il s'est passé cinq jours. Cinq jours de non-assistance manifeste. Seulement cinq jeunes de Foundiougne ont survécu. Ce sont eux, les rescapés qui vont accueillir la caravane et nous accompagner visiter les familles de leurs amis décédés en mer. Il est évident que si un voilier de plaisance européen émettait des signaux de détresse, les mêmes autorités feraient tout leur possible pour le sauver, tandis qu'une embarcation avec plus de 200 personnes à bord est abandonnée à son sort. Il ne s'agit pas d'un problème d'humanisme mais d'un crime qui laissent endeuillées des milliers de familles sur le continent africain.
Concernant l'invisibilisation des disparitions, et l'abandon total des familles, Boza Fii se bat pour libérer la parole et pousser les familles de victimes à se faire entendre et à constituer des associations. Cela a déjà commencé, des collectifs se sont créés à l'initiative de personnes ayant perdu des proches, comme l'association d'Aminata Boye à Mbour (COVES, collectif des victimes de l'émigration au Sénégal) [8] et le collectif créé après le drame terrible de Fass Boye en 2023 [9]. Lorsque l'équipe de la caravane rencontre les représentants locaux, c'est une occasion pour les pousser à ce que des fonds soient débloqués pour aider les enfants de disparu.es et à ce que soit instauré des temps de commémorations et des mémoriaux pour les victimes de la migration.
Lors de la précédente caravane en 2024, l'équipe de Boza Fii a découvert qu'il existait une fosse commune à Kafountine (Sud du Sénégal, Casamance). Elle a été creusée suite à un naufrage sans qu'aucune famille ne soit avertie. Partout sur la route migratoire, les corps sont enterrés à la hâte. Au Sénégal même, les autorités ne prennent pas soin d'identifier les victimes et de retrouver leur famille. Boza fii revendique « le droit à l'identité et la dignité pour les personnes disparues ». Cela signifie redonner leur nom aux personnes décédées pour qu'elles ne soient pas réduites à des numéros ou au néant et qu'elles ne tombent pas dans l'oubli. Il existe des initiatives comme le cimetière des inconnus de Zarzis [10] (Tunisie) dans lequel une sépulture a été donnée à des centaines de personnes migrantes anonymes décédées et rejetées sur les plages de Tunisie. L'évoquer avec les familles permet d'ouvrir les imaginaires sur la possibilité que leur proche soit enterré quelque part.
Pour l'heure, la caravane se poursuit à Tambacounda, la rencontre avec le maire laisse toute l'équipe amère après qu'il se soit copieusement déchargé de toute responsabilité affirmant « qu'en dehors de son salaire et du fonctionnement de la ville, il n'y a pas plus d'argent disponible ». On pointe toujours la responsabilité de l'État mais chacun sait que l'on ne peut pas en attendre grand-chose et qu'il vaut mieux partir de la base pour donner de la conséquence à nos paroles. Aujourd'hui, nous avons rencontré plusieurs familles dont les enfants sont partis dans la même pirogue. Huit jeunes de Tamba, tous des conducteurs de jakarta (motos-taxis 125) ont disparu depuis le mois de mai 2024. La mère d'Aladji Bafodé Diaby, jeune homme de 19 ans, nous raconte comment son fils est parti suite à des conflits répétés avec son oncle avec lequel il travaillait. Dès son départ, elle a lancé un avis de recherche jusqu'à ce qu'il finisse par la contacter depuis la Mauritanie. Elle a tout tenté pour qu'il revienne mais il n'a pas voulu. Dans cette pirogue, on nous dit qu'il y avait 17 membres d'une même famille du Mali. Des photos circulent, des gestes pudiques de peine et de réconfort, des verres de thé et des prières avant de reprendre la route...
Nos pensées vont à Daouda Ndiaye, Assane Bah, Aladji Bafodé Diaby, Ousmane Diouf, Babacar Senghor, Serigne Wagne, Djibril Diagne, Modou Faye, ainsi que toutes les autres personnes disparues sur les routes de la migration et leur familles.
Liberté de circulation pour toutes et tous !
Boza Fii est une association à but non lucratif qui ne fonctionne qu'avec des bénévoles et des dons. Elle organise plusieurs actions chaque année notamment contre la présence informelle de Frontex [11] au Sénégal. Vous pouvez suivre ces activités sur les réseaux sociaux et la soutenir ici.
[1] Alarm Phone est une ligne téléphonique d'urgence pour soutenir les personnes migrantes lors de leur traversée en mer vers l'Europe. C'est un aussi un réseau transnational qui lutte pour la liberté de circulation et contre les politiques d‘externalisation des frontières.
[3] Comité international de la croix rouge.
[4] Extrait d'une chanson de Boza Fii
[6] Les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité — plus connu sous l'abréviation de PASTEF — est un parti politique sénégalais de gauche fondé en 2014 par Ousmane Sonko actuellement au pouvoir depuis mars 2024.
[7] Zone de recherche et de sauvetage (search and rescue) qui dans le cas présent est partagée entre les autorités de Madrid et de Rabat.
[8] https://emedia.sn/un-an-apres-le-drame-de-mbour-familles-et-societe-civile-denoncent-une-politique-migratoire-inadaptee/
[9] En juillet 2023, une pirogue avec 101 personnes à bord s'est perdue sur la route des Canaries, elle a dérivé pendant plus de 30 jours pour finalement être secourue par un navire de pêche au large du Cap Vert. Plus de 60 personnes ont perdu la vie et 38 ont survécu après plus d'un mois passé en mer sans rien. La plupart des jeunes venaient de Fass Boye, un village de pécheurs au nord de Dakar, qui souffre de la raréfaction du poisson à cause de la sur-pêche industrielle. Cette tragédie a suscité un grand traumatisme et beaucoup de colère de la part de la population de Fass Boye.
[10] https://www.infomigrants.net/fr/post/32835/tunisie--un-nouveau-cimetiere-de-migrants-jardin-dafrique-inaugure-a-zarzis
[11] Agence européenne chargée de surveiller et protéger ses frontières, régulièrement épinglée pour des violations graves des droits humains.









