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22.03.2025 à 10:28

Résister, reconstituer le sens

Cocco Giuseppe

Résister, reconstituer le sens
Dans cet article on se propose, d’un côté, de reconstituer les difficultés historiques de la gauche face à la guerre et, d’un autre côté, de saisir la spécificité du retour d’une « vraie guerre » au cœur de l’Europe, après quatre-vingts ans de paix. En même temps, cette guerre est différente : elle est marquée par la weaponization de tout et ne se limite pas aux steppes ukrainiennes. La guerre transforme en arme l’interdépendance économique, dans une anticipation terrible de la guerre commerciale que Trump est en train de déchainer. La résistance ukrainienne continue à constituer la qualité du projet européen. Pour l’Europe, autant que pour la démocratie dans le monde, il est fondamental de ne pas laisser l’élan ukrainien sans réponse, surtout maintenant que le fascisme et les trahisons vont mettre directement et définitivement sur le même plan Moscou, Pékin … et Washington.

Resist, Restore Meaning
This article sets out, on the one hand, to reconstruct the historical difficulties faced by the Left in the face of war and, on the other, to grasp the specificity of the return of a “real war” to the heart of Europe, after eighty years of peace. At the same time, this war is different: it is marked by the weaponization of everything, and is not limited to the Ukrainian steppes. The war is weaponizing economic interdependence, in a terrible anticipation of the trade war that Trump is unleashing. Ukrainian resistance continues to be the quality of the European project. For Europe, as much as for democracy in the world, it is fundamental not to let the Ukrainian momentum go unanswered, especially now that fascism and treachery are going to put Moscow, Beijing… and Washington directly and definitively on the same plane.

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Texte intégral (9978 mots)

La gauche entre la paix et la guerre

De tant parler au nom et à la place de l’opprimé, la gauche radicale n’est plus capable de penser l’oppression et ses rapports de force. Devant la guerre, la gauche a toujours été traversée par des contradictions et des déchirements. En 1870-71, Marx dénonçait l’annexion de l’Alsace par Bismarck. Il disait que les Alsaciens n’avaient pas été consultés. Ainsi, pour Marx, ce n’est pas vrai que toutes les guerres sont égales et tous les États s’équivalent. C’est plus tard, au moment de la Première Guerre mondiale, que les fractures se multiplient au sein des gauches.

Chez les anarchistes, Kropotkine écrit avec seize autres intellectuels un manifeste où il souhaite la victoire de l’Entente contre le militarisme allemand. Emma Goldman et Alexander Berkman s’y opposent : ils attribuent la cause de la guerre à l’existence de l’État né de la force militaire, et bien sûr au capitalisme. En 1919, déportés en URSS par les États-Unis, ils y découvrent l’oppression des minorités (dont l’Ukraine), la suppression des Soviets (dont ceux massacrés à Cronstadt), les exécutions sommaires des gauches dissidentes du bolchevisme et les premiers camps de travail forcé.

Avant cela, en 1918, le pacifisme léniniste avait gagné la bataille politique au sein des révolutionnaires russes pour imposer l’armistice avec les Allemands. C’est cette bifurcation qui ouvre la voie à la dictature du parti unique identifié à l’État, la guerre civile, l’expansion impérialiste de l’URSS et à bien d’autres tragédies, parmi lesquelles Holodomor, la grande famine en Ukraine1. Cette situation se reproduit en 1939 et elle est bien décrite par Maurice Merleau-Ponty. Il y a un marxisme, dit-il, qui est taché par les ambiguïtés de son orthodoxie et de ses expériences soviétiques et chinoises. Surtout, « [s]ous prétexte que l’histoire est l’histoire des luttes des classes et que les conflits idéologiques n’en sont que la superstructure, un certain marxisme nous détache de toutes les situations où le sort des classes n’est pas immédiatement engagé. La guerre de 1939, classée comme guerre impérialiste au moins jusqu’à l’intervention de l’URSS, n’intéressait pas ce genre de marxistes ». Elle ne valait donc pas d’être combattue2. Le pacifisme peut cacher beaucoup de va-t-en-guerre.

Une vraie guerre

En 2016, Michel Serres faisait une série d’affirmations qui aujourd’hui frappent à la fois par leur puissance et leur caducité : « Tout mon corps est fait de guerre », traversé qu’il est par les deux guerres mondiales, les guerres coloniales et l’expérience des totalitarismes. Mais, continue-t-il, « mon âme est faite de paix […] nous vivons une époque paradisiaque. L’Union Européenne depuis sa fondation, ce sont 70 ans de paix : ce qui n’avait pas eu lieu depuis la guerre de Troie ». Nous vivons, dit-il, « une époque de paix sur la petite île qui est l’Europe occidentale ». Et ce n’est pas que l’Europe : « l’espoir de vie a progressé et progresse partout », « la lutte contre la maladie et les virus est toujours plus efficace ». Répondant enfin à une question sur la menace populiste, il insiste : « il ne faut pas faire la guerre à la guerre, il faut avoir l’intelligence de faire la paix contre la guerre3 ».

Dix ans après, la guerre est bien là, au cœur de l’Europe et contre le projet européen. La pandémie de Covid-19 a montré que la lutte contre les virus peut souffrir des crises catastrophiques ; l’ascension des populismes, enfin, ne peut plus être vue comme un accident. Il n’est pas difficile de dire qu’en 2016 Serres se trompait sur toute la ligne. Mais, en nous montrant les évolutions révolutionnaires qui ont eu lieu au cours des quatre-vingts dernières années, il nous permet de saisir la gravité de la rupture actuelle. En Europe, il y a des générations qui ne sont pas conscientes du « paradis » qu’elles risquent de perdre. Frédéric Gros aussi était de ceux qui avaient décrété la fin de la guerre : il n’y aurait plus que des états de violence4. L’erreur lui permet tout de même de reconnaître que cette fois-ci c’est « vraiment la guerre5 ».

Un nouveau type de guerre :
the weaponization of everything

Cette vraie guerre qui est de retour est une guerre différente. Elle n’aboutira pas à une troisième guerre mondiale, car elle est déjà un World of War6. D’abord, même si c’est un vieil empire colonial qui en est le protagoniste, c’est sur mandat de la Chine et avec la participation directe d’armes et de troupes venant d’Extrême Orient (Nord-coréens) et du Moyen Orient (de l’Iran). C’est une guerre qui dessine une zone grise où se côtoient les villes rasées et celles qui vivent normalement à seulement quelques centaines de kilomètres. Ainsi en Europe occidentale, on a l’impression qu’elle se limite aux steppes ukrainiennes, dont on peut éviter de se soucier tout en critiquant génériquement le « militarisme ». On a vu le retour des tranchées et des batailles de chars, des paysages lunaires qui nous font penser à ce qu’écrivait Walter Benjamin sur les soldats rentrant du front en 1918, incapables de raconter leur expérience. Mais ce qui caractérise cette guerre, la nouvelle, c’est qu’elle weaponize (elle transforme en arme, on parle aussi d’« arsénalisation ») pratiquement tout : les réseaux sociaux, les flux de migrants, le commerce mondial de pétrole ou de blé, les câbles sous-marins d’Internet, les drones de toute sorte, les beepers, et bien sûr les tarifs douaniers.

On ne peut pas (ou plus) faire l’impasse face aux transformations engendrées par la weaponisation effrénée de tout. Par exemple : l’Union Européenne et surtout l’Allemagne avaient misé sur l’interdépendance économique avec la Fédération russe comme une manière de maintenir un certain modèle de production industrielle et d’éviter les conflits. C’était un peu la leçon de Norman Angell (prix Nobel de la paix en 1934), l’écrivain britannique qui disait que la guerre était obsolète en raison de l’interdépendance économique entre les pays. L’idée est reprise par les théoriciens en relations internationales Robert Keohane et Joseph Nye lorsqu’ils affirment que les réseaux d’interdépendance globale auraient eu un effet pacificateur7.

L’invasion russe de l’Ukraine montre que l’interdépendance n’empêche pas du tout la guerre. Mais ce n’est pas tout : la Russie (ainsi que la Chine, et maintenant les États-Unis de Trump) utilise l’interdépendance comme une arme. Pour avoir une idée de comment cela fonctionne, il faut penser que non seulement l’Europe a continué à importer le gaz russe au cours des trois ans qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine, mais que l’Ukraine elle-même a dû, en même temps que toutes ses villes étaient bombardées quotidiennement, laisser passer le gaz russe sous ses pieds pour éviter que sa coupure entraîne des problèmes politiques aux partenaires occidentaux. La vulgate militante crie au cynisme des gros sous et du capital, mais il ne s’agit pas de cela. L’inflation des prix de l’énergie est l’une des raisons des succès des partis d’extrême-droite un peu partout en Europe (aussi bien qu’aux États-Unis). Ces partis sont tous pro-russes et, bien sûr, ils sont aussi trumpistes !

Passons à la Syrie. La Russie a perdu sa projection en Syrie, mais les effets de ses massacres continuent bien au-delà. Une des armes déployées par les Russes, aux côtés des avions qui rasaient des villes entières, c’était le déplacement forcé de millions de personnes. C’est de cette manière que la crise syrienne a fini par déstabiliser toute la région mais aussi les démocraties européennes. La mécanique est connue. Le 2 septembre 2015, la photo du petit Aylan Kurdi noyé sur une plage turque fait le tour du monde et engendre enfin l’indignation qui manquait face au massacre. Les frontières enfin s’ouvrent. Des centaines de milliers de réfugiés syriens arrivent en Europe, surtout en Allemagne. Les chaînes de solidarité s’organisent. C’est magnifique. Néanmoins, l’extrême droite se renforce électoralement partout.

Le déplacement forcé de millions d’Ukrainiens fait partie de la même tactique : alimenter tous les mouvements politiques xénophobes qui mobilisent la peur des immigrés. Tous ces mouvements sont pro-russes. Souvent, les gouvernements modérés répondent par des mesures de limitation des entrées. Ces politiques ne changent rien à l’essor électoral de l’extrême-droite mais s’attirent aussi les foudres des oppositions de gauche. Les pays démocratiques s’affaiblissent encore plus.

Parler des migrations sans prendre en compte leur weaponisation signifie, dans une hypothèse optimiste, ne pas comprendre ce qui se passe et, dans la réalité, faire paradoxalement le jeu de ceux qui font la guerre aux migrants et au projet européen. Les violentes émeutes xénophobes qui ont secoué le Royaume-Uni juste après l’arrivée du parti travailliste (le Labour) au pouvoir sont un autre épisode de cette même guerre. Les appels à la guerre civile d’Elon Musk sur X/Twitter en explicitent la dimension hybride et transversale. Aujourd’hui, l’administration Trump rafle et déporte les illégaux dont la plupart sont latinos : mais les députés trumpistes ont saboté pendant longtemps les tentatives de l’administration Biden de gouverner les flux à la frontière avec le Mexique. Trump fait comme Poutine : il transforme les flux de migrants en armes et ça fonctionne.

Face à tout cela, nous sommes désemparés. Critiquer le traitement spécial que l’Union Européenne a mis en place pour absorber les six millions d’Ukrainiennes est une posture stupide et, finalement, nocive pour les luttes des migrants. Adoucir l’impact de cet exode signifie neutraliser une des armes de l’agression russo-chinoise et en même temps en limiter l’impact électoral – et ainsi maintenir les conditions pour que les luttes revendiquent ce même traitement pour tous les réfugiés.

Cela vaut aussi pour les activistes ou les hommes politiques du Sud dit « global » : bien sûr qu’il y a eu de nombreuses guerres avant celle en Ukraine, et il y en a encore un peu partout. Mais cela n’explique et ne justifie rien. Cette vision, en plus d’être mesquine, est erronée. Les Ukrainiens et les Ukrainiennes ont beau être blancs et géographiquement européens, ils ont toujours été esclaves des Russes et ne sont pas membres de l’Union Européenne : ils sont le Sud en Europe. Pire, l’écrasement du désir et de la souveraineté de l’Ukraine signifie l’affirmation de la loi du plus fort et donc l’amplification des guerres et des injustices que les pays pauvres et émergents endurent et endureront.

Et encore : ce qui caractérise la plupart des conflits de faible intensité en Colombie, Mexique, Venezuela, Brésil, Congo, Soudan, c’est qu’il n’y a plus de clivage éthique. C’est un peu ce qui a fini par se passer aussi en Syrie à la suite de la guerre civile. On ne sait plus où est le bien et le mal. Tous ceux qui travaillent contre ces guerres devraient s’inspirer de la résistance ukrainienne, car elle est une guerre juste où la ligne de partage éthique est nette. C’est d’ailleurs cette netteté que la série de trahisons annoncées par l’arrivée de Trump finira par détruire.

La guerre en Ukraine n’est ni limitée à cette région de l’Europe, ni à un affrontement entre l’« Occident » (the West) et le « reste du monde » (the Rest). Bien au contraire, elle implique une intensification de la guerre qui a déjà lieu au niveau global, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud. Pendant l’administration Biden, on pouvait avoir l’impression superficielle que le clivage « démocraties » versus « autocraties » correspondait à la séparation entre l’Occident et le reste du monde. Malheureusement, l’arrivée de Trump au pouvoir explicite que la loi de la force ne se limite pas à la Russie et à la Chine. Aujourd’hui le gouvernement nord-américain se consacre à menacer ses propres alliés traditionnels et occidentaux (le Canada, le Mexique, la Colombie, le Danemark, et même le Royaume-Uni et Taiwan) plutôt que la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping. Trump veut faire comme Poutine et la Chine, exactement comme Staline et Hitler ont fait entre 1939 et 1941, pendant trois ans. Le cessez-le-feu qu’il veut imposer en Ukraine ne répond ni à une logique de paix, ni aux justes aspirations ukrainiennes, ni aux besoins de sécurité de l’Europe, mais à une logique impériale, ou selon les termes de Gilles Gressani, à un technocésarisme8. La guerre va continuer et ses vraies cibles sont le projet démocratique européen autant que les pays du Sud global. C’est en fonction de ces accélérations qu’il faut penser le rapport entre guerre et paix.

Des alliances impies

Slavoj Žižek a écrit que nous vivons une époque d’alliances impies. La Russie, avec son fondamentalisme orthodoxe se présente comme une alliée des nations du tiers monde contre l’Europe, synonyme d’Occident, et pire encore, cela n’empêche pas que des secteurs de la gauche occidentale se positionnent du côté de la Russie et de son agression à l’Ukraine9. Une des versions les plus récentes de la critique heideggérienne de la technique10 fait dialoguer entre eux, comme si de rien n’était, l’anthropologie perspectiviste brésilienne et quelqu’un qui justifie l’agression russe comme étant « une bataille entre l’ange et le diable11 ». Cette folie devient paroxystique sous le registre « décolonial12 »: « [L]a Chine et la Russie, écrit Walter Mignolo, nattaquent pas mais se défendent contre le harcèlement des desseins occidentaux13 ». On devine les échos du message de Molotov, le ministre des Affaires étrangères de Staline, à l’ambassadeur Schulenburg de l’Allemagne nazie le 9 avril 1940, quand Hitler commet son agression contre la Norvège : « Nous souhaitons à l’Allemagne succès complet dans ses mesures défensives [sic]14 ». C’est aussi ce que dit Donald Trump lorsqu’il attribue à l’Ukraine la responsabilité de la guerre. Par un tour de magie, le récit décolonial défend le néocolonial, à condition qu’il soit anti-occidental. On a donc une « decolonialité » qui est en réalité un colonialisme. C’est que les décoloniaux pensent comme un Samuel Huntington, mais de l’autre côté. Pour eux, les civilisations sont clivées et constituent des blocs homogènes. Le fait que « l’empire russe [soit] resté [et reste] une “prison des peuples”15 » ne les touche pas. Même Peter Sloterdijk tombe dans le panneau : les qualités qui manquent à l’Europe se trouveraient en Amérique du Sud, du côté de ce qui serait sa recherche « d’un modus vivendi au-delà de la colonialité16 ».

Sur le bord de l’abime, les Ukrainiennes et les Ukrainiens – comme le rappelle fort justement Nicolas Tenzer – nous montrent que « le combat contre les menaces pour la liberté au sein des pays démocratiques […] n’est pas une lutte de l’Occident contre le reste du monde. Les lignes de fracture ne sont pas celles-là, mais déchirent tous les continents et tous les pays17 ». Et c’est bien cette résistance qui aujourd’hui est menacée : par le projet Euro-asiatique de Poutine autant que par celui monarchique de Trump, c’est-à-dire par les dérives autoritaires qui ont lieu en Orient autant qu’en Occident, au Nord aussi bien qu’au Sud.

La paix qui n’est pas contre la guerre, prépare la guerre

Frédéric Gros dit que « personne n[e] croyait » à l’invasion russe de l’Ukraine18. Mais c’est parce qu’on n’a pas voulu y croire. L’invasion a été annoncée et préparée progressivement et depuis belle lurette. Du côté russe, par la multiplication des attaques. Du côté occidental, par la multiplication des hésitations et des erreurs. Le premier épisode date de 1994, lorsque l’Ukraine a envoyé ses 4 000 ogives nucléaires en Russie dans le contexte du Memorandum de Budapest, sous la pression des États-Unis (1992)19. À ce propos, le commentaire de Daron Acemoglu et de Simon Johnson est lapidaire : « l’Ukraine a choisi de renoncer à l’arme nucléaire en 1994 et de s’appuyer sur de vagues garanties de sécurité fournies par la troïka improbable composée des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie – un arrangement étrange qui n’avait de sens que si le monde était désormais sécurisé pour les démocraties naissantes. Rétrospectivement, cette vision était complétement erronée20 ».

En 2008, la France de Nicolas Sarkozy et l’Allemagne d’Angela Merkel ont opposé leur veto à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Puis, il y a eu les tergiversations de Barak Obama en 2013 sur la Syrie. Après avoir refusé d’intervenir au début de la violente répression de la révolution, il avait défini une ligne rouge que le régime ne devrait pas dépasser : l’usage des armes chimiques. Or, Assad les a utilisées à plusieurs reprises contre sa propre population, sans que les Américains (ni les Français, ni les Britanniques) donnent suite à ses menaces.

Ces atermoiements se sont répétés en 2014 lors de l’invasion russe de parties de Donetsk et de Louhansk, puis de l’annexion de la Crimée, et à nouveau en 2015 après l’intervention russe en Syrie21. À l’opposé des récits pro-russes sur l’expansionnisme de l’OTAN, les différentes puissances occidentales se sont couchées devant le bluff russe, laissant l’Ukraine sans protection et permettant ainsi à Poutine de creuser une brèche dans le système de dissuasion dont la conséquence aujourd’hui est la course généralisée au réarmement, y compris nucléaire. Avoir ignoré la trajectoire militaire russe et l’appui que la Chine lui offrait n’a pas protégé la paix : au contraire, ce manque d’attention a préparé la guerre.

Pour avoir une idée des inversions de sens qui ont lieu, il suffira de signaler que c’est chez un « neo-con » américain qu’on retrouve des analyses lucides sur cette trajectoire. En 2019 déjà, Robert Kagan définissait cette situation dans ces termes : « En Irak, nous avons payé le prix de l’intervention. En Syrie, nous payons le prix de la non-intervention ». Kagan était aussi prémonitoire : « On n’a sans doute pas encore vu jusqu’où les choses peuvent se détériorer en Europe. On nen est quau début 22». Nous y voilà.

Comme le disait Lucien Febvre, « la paix n’est jamais désarmée23 ». Bien sûr, comme le disait Marc Bloch, « la guerre accumule les ravages inutiles », mais, disait-il aussi, il ne faut pas omettre la distinction « entre la guerre qu’on décide volontairement de faire et celle qui vous est imposée, entre le meurtre et la légitime défense24 ».

La honte de ne pas résister

Vers la fin de Se questo è un uomo, Primo Levi narre l’exécution d’un prisonnier qui s’était insurgé à Birkenau. On est à quelques jours de la libération et tous les KZ-Häftling (les prisonniers) sont obligés d’assister à la pendaison. « Tout le monde écouta le cri du mourant […] Kamaraden, ich bin der Letzte ! – (Camarades, moi je suis le dernier !) ». Levi continue : « J’aimerais pouvoir raconter qu’entre nous, troupeau abject, une voix s’était levée, un murmure, un assentiment. Mais rien ne s’est passé. On est restés debout, courbés et gris, la tête baissée […]. Nous voilà dociles sous [le] regard [des Allemands]. Il n’y plus rien à craindre de notre part : pas d’actes de révolte, pas non plus de mots de défi, même pas un regard ». Voilà, ce « qui maintenant nous opprime, c’est la honte 25 ». Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont saisis de ce passage et l’ont explicité : « nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes26 ». Nous ne sommes pas responsables de la guerre, mais devant la guerre et ses victimes. La honte est de ne pas résister, de ne pas lutter.

Pour notre débat sur la guerre et la paix, les vicissitudes du manuscrit de Primo Levi sont aussi intéressantes que son contenu. Proposé aux éditions Einaudi de Turin en 1947, il fut refusé. Dans la chronologie qui introduit les Opere de Primo Levi, Ernesto Ferrero écrit que « l’amie Natalia Ginzburg eut la tâche de [lui] communiquer [cette] décision27 ». Mais, dans une conversation, Primo Levi manifeste une certaine indignation : « C’est un fait que le manuscrit ne fut pas accepté pendant plusieurs années, et ce qui m’a toujours surpris est que le lecteur était une personnalité de la littérature italienne, juive, encore vivante ». Primo Levi n’essaie pas d’expliquer les raisons, mais son interlocuteur se demande : « est-ce que, aussitôt après la guerre, les conditions n’auraient pas existé pour que ce qui nous paraît aujourd’hui nécessaire et indispensable […] fût compris et accepté28 ? ». Devant la guerre, même après elle, les survivants oscillent entre le silence sur l’indicible et le témoignage dont se nourrit la résistance. Cette oscillation est peut-être un des effets les plus pervers de la guerre. Juste le fait d’en parler semble en accepter l’horreur et la dynamique : la violence, le cynisme réaliste de la géopolitique, la course à l’armement, la destruction de l’état de droit et bien sûr la légitimation de toutes les guerres. La première réponse, devant la guerre serait donc de ne pas en parler au nom de la paix, et c’était peut-être la préoccupation de Natalia Ginzburg. Mais cette attitude non seulement transforme les victimes en responsables de leur malheur, elle ouvre aussi la voie à une ultérieure multiplication des guerres.

La démocratie mérite-t-elle d’être défendue ?

Dans leur commentaire, Deleuze et Guattari écrivent aussi que cette honte, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais aussi dans les banalités de base de la vie quotidienne. Ce qui les mène à dire : « les droits de l’Homme ne nous feront pas bénir le capitalisme29 ». D’un côté, ils renforcent le clivage éthique sur l’immanence de la résistance. De l’autre, en relativisant les droits humains, ils réintroduisent la transcendance d’un anticapitalisme idéologique qui escamote la question de la démocratie. Ce faisant, ils oublient d’établir « la différence de nature entre la démocratie représentative et le fascisme30 ». C’est le vieux débat sur le jeune Marx défenseur de l’humanisme, terme banni par une décision des idéologues de l’État nazi : « imposant ce bannissement à Heidegger, et celui-ci, par ricochet, l’infligeant jusque dans l’École Nationale Supérieure de la rue d’Ulm31 ».

Ce qui nous ramène aux « alliances impies ». Le 23 août 1939, lorsqu’ils signent l’infame pacte Molotov-Ribbentrop, doublé d’un Traité d’amitié le 28 septembre, l’Allemagne nazie et l’URSS disent sans ironie qu’elles s’engagent à « mettre fin à létat de guerre qui existe entre l’Allemagne d’une part, et la France et Angleterre d’autre part 32 ». « Voici donc, comme Faye les définit, deux nouveaux pacifistes sur la scène du monde ». Le Traité national-bolchévique continuait avec un ton que nous retrouvons tel quel dans la propagande poutiniste aussi bien que dans les discours pacifistes et maintenant trumpiste à propos de l’Ukraine et du Danemark tout autant que du Canada et du Mexique : « Si toutefois les efforts des deux gouvernements restaient sans succès, le fait serait alors constaté que l’Angleterre et la France sont responsables de la continuation de la guerre33 ».

Résister : reconstruire le sens

Devant Poutine, Xi Jinping et Trump, la résistance démocratique passe par la reconstitution du sens, d’une ligne de clivage éthique. Merleau-Ponty était hanté par la France qui s’était accommodée de l’armistice et de la collaboration : « Nous savions que des camps de concentration existaient, que les Juifs étaient persécutés, mais ces certitudes appartenaient à l’univers de la pensée34 ». La population vivait normalement et n’avait pas l’expérience directe de la souffrance. C’est bien la situation actuelle d’une Europe qui ne veut pas reconnaître la réalité d’une guerre qui a déjà lieu. Il n’y a pas de paix sans puissance, pas de liberté sans capacité de l’exercer collectivement. C’est bien ce qui se passe aujourd’hui et qu’Adriano Sofri décrit avec une ironie décapante lors du passage de Zelensky à Davos : « [Il] a parlé comme si l’Europe existait et qu’il en fût le leader. Ça peut paraître pathétique. L’Europe n’existe pas, lui n’en est pas le leader, il n’en fait même pas partie. Il n’a jamais été aussi faible et menacé, au-dedans et au dehors de son pays35 ».

Zelensky, qui a jeté son corps dans la lutte est un peu comme Antoine de Saint-Exupéry, à qui Merleau-Ponty donne la parole dans les pages finales de sa Phénoménologie de la perception36. Dans Pilote de guerre, le « paysan du ciel », comme l’appelait Simone Weil, narre une mission de reconnaissance de l’aviation française sur les ciels d’Arras occupé. L’ennemi a déjà gagné. La probabilité de survivre à la mission est quasi nulle et l’éventuel miracle de revenir à la base avec les renseignements ne servira à rien puisque la résistance armée est en déroute : « Certes, constate-t-il, nous sommes déjà vaincus. Tout est en suspens. Tout s’écroule ». Et voilà l’étonnant renversement : « Mais je continue d’éprouver la tranquillité d’un vainqueur37 ». Comment ne pas voir que la résistance ukrainienne est révolutionnaire, et offre au projet européen les qualités qui manquent en Europe occidentale ?

Ce n’est que la résistance qui peut sauver la paix en l’Europe. On peut même penser que le régime de Poutine soit une sorte de katechon, une dernière tentative de retarder la décolonisation de la Russie38. Mais la question n’est pas la faiblesse de la Russie, c’est la force croissante du fascisme, y compris et surtout en Occident. Le régime de Moscou est une « section » d’un mouvement ultra-réactionnaire qui est malheureusement global et aujourd’hui inclut l’Administration Trump aussi bien que les algorithmes qui nous gouvernent.

Les qualités ukrainiennes du projet européen

L’Ukraine a été le théâtre – autant que la Syrie – d’un moment révolutionnaire (l’insurrection de la Place Maidan) dans le cycle des printemps arabes. Mais, contrairement à la Syrie, qui a glissée dans la guerre civile, la révolution ukrainienne a réussi à stabiliser démocratiquement sa phase constituante. C’est en Ukraine qu’une vraie décolonisation a lieu, à la fois sur le terrain de l’indépendance et de l’adhésion au projet fédéraliste européen. C’est sur le front de ses steppes que l’affrontement entre humanisation et déshumanisation des êtres humains se passe39.

Quiconque a eu une expérience de lutte et a observé la puissance de la révolution de Maidan, autant que la solidité de cette dynamique institutionnelle, aurait pu prévoir que l’invasion russe n’avait pas de chances d’être une marche triomphale. Curieusement, tout le monde a sous-estimé la volonté de résistance ukrainienne, à commencer par les Russes qui croyaient venir à bout du pays en trois jours. Mais l’Europe et les États-Unis n’y ont pas cru non plus40. Les États-Unis car ils venaient de sortir en catastrophe de l’Afghanistan. L’Europe car dans les termes du sinologue Jean François Billeter, « [elle] est en crise parce que les Européens ont besoin d’un État européen fort et démocratique, mais tiennent à leurs États parce que l’Union Européenne nest ni forte ni démocratique41».

En fait, c’est le même problème auquel fait face la démocratie en général : pour être défendue, elle a besoin de ne pas se présenter comme un simple dispositif logico-
procédural et donc de retrouver sa puissance – son sens – au-delà de la simple représentation. Or, c’est la résistance ukrainienne qui est capable de résoudre l’énigme : la construction d’un État souverain et la mobilisation démocratique coïncident entre elles et avec le projet européen. Pour l’Europe, autant que pour la démocratie dans le monde, il est fondamental de ne pas laisser l’élan ukrainien sans réponse, surtout maintenant que le fascisme et les trahisons vont mettre directement et définitivement sur le même plan Moscou, Pékin… et Washington.

1Sur cette bifurcation et ses implications, voir Jean Pierre Faye, Le siècle des idéologies, Paris, Armand Colin, 1996, p. 64-5.

2Maurice Merleau-Ponty, Sens et non sens (1966), Paris, Gallimard, 1996, p. 180.

3Michel Serres, « Nous vivons dans un paradis ». Propos recueillis par Nicolas Truong, Le Monde, 11 janvier 2016. Ces thèmes sont repris dans Cétait mieux avant, Paris, Le Pommier, 2017.

4Frédéric Gros, Essai sur la fin de la guerre : états de violence, Paris, Gallimard, 2006.

5Frédéric Gros, Pourquoi la guerre ?, Paris, Albin Michel, 2023.

6Paul Cornish and Kingsley Donaldson, 2020 World of War, London, Hodder, 2017.

7Norman Angell, The Great Illusion, 1909 ; Robert Keohane et Joseph Nye, Power and Interdependence: World Politics in Transition (1977), London, Pearson, 2011.

8« Après la mondialisation heureuse, la “vassalisation heureuse” ? », Le Monde, 29 janvier 2025.

9« Class struggles: antagonism beyond fighting an enemy », Crisis and critique, volume 10 / issue 1, 18-05-2023.

10Yuk Hui, « Cosmotechnics as Cosmopolitics », E-Flux, 2017.

11Sur l’idéologie poutiniste, voir Marlène Laruelle, « Tuer pour des idées: la doctrine douguine sur la guerre en Ukraine », Le Grand Continent, 7 septembre 2024.

12Pour une critique plus générale des décoloniaux, voir Pierre Madelin, « Des pensées décoloniales à lépreuve de la guerre em Ukraine », Lundi Matin, 27 février 2023. Voir aussi voir Pierre Gaussens et ali. Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, Traduit de l’espagnol par Pierre Madelin et Mikaël Foujour, Paris, L’échappée, 2024, notamment Rodrigo Castro Orellana, « Le côté obscur de la décolonialté. Anatomie dune inflation théorique », p. 71-109.

13« It is a change of era, no longer an era of changes », Postcolonial Politics, 29 janvier 2023.

14Cité par Boris Souvarine, « Arrière-Propos » (1985), Staline, (1940), Ivrea, Paris, 1985, p. 678.

15« L’histoire au travail: 1989-1990 en Europe de l’Est » (Séminaire du 17 janvier 1990) in Cornelius Castoriadis, Guerre et Théorie de la Guerre, cit., p. 648.

16Peter Sloterdijk, Le continent sans qualités, Collège de France, Paris, 2024, p. 31.

17Nicolas Tenzer, « La liberté et ses ennemis », Cité, 2024/4.

18Frédéric Gros, Pourquoi la guerre ?, op. cit.

19John Mearsheimer, « The Case for a Ukrainian Nuclear Deterrent », Foreign Affairs, Summer 1993, volume 72, no 3.

20Democracy needs Ukraine to win, CEPR, 24 février 2023.

21Jeffrey Goldberg, « Obama Does not Believe that Invading Ukraine or Saving Assad Makes Putin a Player », Atlantic Council, 10 mars 2016.

22Robert Kagan, Entretien avec Gilles Paris, « Trump transforme les États Unis en une super puissance voyou », Le Monde, 27 janvier 2019. C’est nous qui soulignons.

23Lucien Febvre critiquait le livre de Roubaud de 1920 sur la Paix armée (1871-1914) dans Combats pour lhistoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 65-6.

24Marc Bloch, Létrange défaite, Juillet 1940 (1946), Paris, Folio, 1990.

25Primo Levi, Se questo è um Uomo, !947, in Opere, Tomo 1, Torino, Einaudi, 1977, p. 145-6.

26Gilles Deleuze et Félix Guattari, Quest-ce que la philosophie, Paris, Minuit, 1991, p. 103.

27Ainsi, le livre sortira en 2500 exemplaires chez un petit éditeur (De Silva) en 1948.

28Fernando Camon, Conversations avec Primo Levi (1987), traduit de l’italien par André Maugé, Paris, Gallimard 1991, p. 57-8.

29Ibid.

30Michel Surya, op. cit., p. 31.

31Jean-Pierre Faye, Le siècle des idéologies, Paris, Armand Colin, 1996, p. 56.

32Ibid., p. 47.

33Ibid., p. 48.

34Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 170.

35Adriano Sofri, Zelenskyi: come se, Facebook, 23 janvier 2025.

36Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Gallimard-TEL, Paris 2005, p. 521.

37Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1942, p. 203-4.

38À ce propos, voir Oleksiy Pantytch, « L’avenir de la Russie : comment séparer le possible de l’impossible », Desk Russie, 12 janvier 2025.

39Ruy Tavares, Agora, Agora e Mais Agora, São Paulo, Tinta da China, 2024, p. 437.

40Eliott Cohen et Philip OBrien, « The Russia-Ukraine War: A Study in Analytic Failure », CSIS, 24 septembre 2024.

41Jean François Billeter, Demain LEurope, Paris, Allia, 2019, p. 15.

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22.03.2025 à 10:26

Nouvelles guerres et guerres d’aujourd’hui Effets constituants

multitudes

Nouvelles guerres et guerres d’aujourd’hui
Effets constituants
Au cours des dernières décennies, on a beaucoup parlé de « nouvelles guerres », partant de l’idée que les conflits armés avaient pris des formes complètement différentes de celles du passé. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la multiplication de guerres dans les contextes les plus divers semblent avoir tout changé. L’article interroge les ruptures et continuités entre les « nouvelles guerres » et le présent, en essayant d’identifier des continuités et des ruptures tant au niveau des formes d’action militaire que des modèles de territorialité et des enjeux des conflits armés.

New Wars and Wars of Today
Constituent Effects
In recent decades, there has been much talking about “new wars”, based on the idea that armed conflicts have taken on completely different forms from those of the past. Russia’s invasion of Ukraine and the multiplication of wars in the most diverse contexts seem to have changed everything. This article examines the breaks and continuities between the “new wars” and the present, in an attempt to identify continuities and breaks in the forms of military action, models of territoriality and the stakes of armed conflict.

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Texte intégral (6062 mots)

Au cours des dernières décennies, lorsque l’on parlait de conflits armés, le mot guerre ne semblait plus suffisant. Il fallait y ajouter quelque chose, un adjectif. Si, dans le domaine des sciences sociales, Mary Kaldor et Herfried Münkler parlaient de « nouvelles guerres1 », dans le domaine stratégique et militaire, des formules plus imaginatives prévalaient : « guerre asymétrique », « guerres de troisième génération », « guerres non clausewitziennes », « three block wars », « netwars », etc2. Fréderic Gros, de son côté, allait jusqu’à proposer de prendre congé du terme, à partir de la distance radicale qui sur le plan matériel, politique, social et culturel, séparait les conflits armés du présent de ce qui depuis des siècles avait été rassemblé sous le signifiant guerre3.

Au-delà des différentes positions, un certain consensus s’était établi sur les nouveaux éléments qui marquaient le paysage de la guerre au tournant du millénaire. En particulier, l’accent était mis sur la perte par l’État du « monopole » de la guerre, avec l’irruption sur la scène des acteurs privés, la non-reconnaissance mutuelle entre combattants, l’hybridation entre guerre et police. En outre, dans le domaine des études militaro-stratégiques, le débat sur la Revolution in military affairs (RMA) dont les tenants proposaient de transférer les diktats de la production just-in-time et de la cyber-idéologie californienne à la sphère militaire avait été particulièrement intense. À la guerre fordiste, caractérisée par des affrontements d’armées de masse et la prédominance de la dimension quantitative, l’on opposait désormais la nécessité d’un dispositif militaire qualitatif, centré sur l’utilisation d’armes de précision et sur la mobilisation de petites unités capables de se coordonner en temps réel grâce aux technologies d’observation et de communication (swarming).

Les débats sur de nouvelles guerres ont soudainement vieilli après l’invasion de l’Ukraine et le retour de la guerre sous ses formes les plus habituelles. Nous partirons d’une question : l’histoire a-t-elle vraiment reculé, avec un retour à un passé que l’on pensait avoir laissé derrière nous, ou bien y a-t-il a une continuité avec cette saison si proche ? Dans cette perspective, une attention particulière sera portée à la question fondamentale des effets constituant de la guerre.

Guerres sans fin : le « définitivement provisoire »

Un autre élément qui caractérisait les « nouvelles guerres » était qu’elles n’avaient ni début ni fin. Il s’agissait de guerres non déclarées, mais présentées sous la forme d’opération de « police internationale » ou de « pacification », ou encore en termes de guerre contre des phénomènes criminels, comme la « guerre contre le terrorisme ». On a ainsi assisté à l’hybridation entre les dimensions militaire et policière, avec les impasses qui s’ensuivent. La guerre, citant Clausewitz, est le recours à la force afin d’imposer/négocier la paix à/avec l’ennemi. Par ailleurs, l’activité policière n’est pas dirigée vers un ennemi considéré légitime, mais vise la répression et le contrôle de certaines variables apportées par des acteurs non reconnus comme sujets politiques, rejetés du côté de crime. Par conséquent, la guerre contre le terrorisme, par exemple, ne pourrait être qu’interminable, puisque le phénomène qu’elle vise à combattre est susceptible de se reproduire sans limite. La temporalité de la police s’offre dans le registre du continu ; celui de la guerre du discret, avec l’alternance de la guerre et de la paix. Ce n’est donc pas une coïncidence si les « nouvelles guerres » ont eu tendance à se terminer non pas par des accords de paix établissant un nouvel ordre interne, régional ou international, mais plutôt par la formation de « périodes infinies d’après-guerre » caractérisées par des régimes surveillés, transitoires et provisoires, des lignes intérimaires et d’armistice, des zones tampons avec distribution de forces de peace-keeping ou peace-enforcement, etc.

De ce point de vue, on pourrait parler de perte de la fonction constituante qui a toujours été assignée à la guerre. Un rôle joué au niveau des structures régionales et internationales, dans lesquelles l’issue du conflit conduisait à la définition du tracé des frontières, à l’institutionnalisation des rapports de force entre les différents acteurs et à la stabilisation, plus ou moins durable, d’un ordre entre les différentes unités. Mais l’effet constituant de la guerre s’est aussi constamment exercé au niveau interne des unités elles-mêmes. La plupart des constitutions ont derrière elles le fer et le feu d’une guerre, d’un conflit interétatique gagné ou perdu, ou d’une guerre civile, dans laquelle l’une des parties impose son propre modèle de coexistence et d’organisation à l’autre ou bien les lignes d’un éventuel compromis sont établies. Cela ne semblait pas être le cas des « guerres nouvelles », dont l’issue apparaît toujours sur le registre du définitivement provisoire.

En prenant comme point de référence l’espace bidimensionnel des cartes politiques, dans lequel les lignes noires des frontières séparent les territoires homogènes des États, nous étions confrontés à l’incapacité des conflits armés à obtenir des acquis constituants. Cependant, sur le plan théorique, une approche alternative était possible. Elle consistait à tenter de relier deux archives, à savoir la littérature sur les « nouvelles guerres » avec les analyses qui s’étaient développées en même temps sur les processus de décomposition, de recomposition et de hiérarchisation des territoires par rapport à la spatialité des flux. Si, comme le suggère Saskia Sassen, l’un des traits décisifs des processus évoqués cumulativement par la label de globalisation résidait dans leur caractère « multiscalaire », c’est-à-dire dans l’imbrication de phénomènes à différentes échelles qui affectent un même territoire et dans la multiplicité de territoires synchronisés entre eux par cet entrelacement, tout cela renvoie à un principe de territorialité dont la matrice apparaît difficile à retracer et à épuiser à l’intérieur de certaines frontières étatiques4.

Mais il est également possible d’aller plus loin et, suivant l’approche suggérée par Neil Brenner, de ne pas lire les scalarités comme des entités auto-évidentes et en quelque sorte données, mais de les interpréter en termes procéduraux sur la base d’une dynamique continue de rescaling 5. Dans une telle perspective, se dessine une prolifération de frontières situées aux points où les flux touchent le sol, les différents espaces-temps anthropiques s’affrontent, les échelles s’impactent, les processus de rescaling remettent en question les échelles données, les systèmes juridiques partiels se heurtent entre eux ou avec les ordres territoriaux. Les effets constituant des nouvelles guerres pourraient être envisagés par rapport à une telle géographie et à ses points de friction, aux frontières susceptibles de se transformer en fronts. De ce point de vue, les interminables guerres de faible intensité que connaît l’Afrique pourraient apparaître paradigmatiques. Dans ce contexte, comme le révèlent les analyses de P.W. Singer, de nombreux régimes dotés d’une légitimité internationale ont renoncé à la poursuite de processus de construction de l’État et à l’extension homogène de la présence de l’autorité publique sur le territoire en faveur du soi-disant « système de profit triangulaire6 ». Les entreprises multinationales du secteur extractif acquièrent des concessions à des prix avantageux, tout en assumant la charge de garantir, grâce au recours à des opérateurs militaires privés, la sécurité des sites et des infrastructures connectés aux marchés mondiaux. De cette manière, les gouvernements en place ont accès aux profits du commerce international qui peuvent être en partie réinvestis pour acheter les services militaires nécessaires au maintien de leurs positions de pouvoir. Et évidemment, une option similaire est également disponible pour d’autres leaderships politiques et/ou criminels locaux, les soi-disant « seigneurs de guerre », qui, sur la base de ce système, peuvent organiser leur emprise sur ces mêmes chaînes d’approvisionnement ou sur des zones placées en dehors des circuits d’intérêt (mondial ou régional) et de conséquences étrangères aux appétits d’acteurs plus forts.

Le conflit israélo-palestinien pouvait aussi être lu dans des perspectives similaires. Des formes étatiques à différents niveaux de formalisation et de reconnaissance internationale persistaient sur le territoire de l’ancienne Palestine mandataire, Israël, « l’État champ » de Gaza et la structure hybride de la Cisjordanie. Dans ce dernier domaine, une pluralité de dispositifs formels et informels, depuis les postes de contrôle jusqu’aux infrastructures routières (par exemple les bypass road), du Mur aux systèmes de fortification des colonies en passant par la panoplie des barrières, des « fermetures d’urgence », « zones stériles », « zones spéciales de sécurité » ont contribué à établir un dispositif frontalier complexe capable de discriminer et de moduler les régimes de mobilité, d’accès aux ressources, de contrôle des populations, de répartition asymétrique des droits7. Ainsi se détermine une articulation du territoire fondée non pas sur une ou plusieurs structures unitaires, mais sur un réseau constitué d’archipels et d’enclaves, sur des systèmes de connexion et de déconnexion, sur la production d’« espaces-temps anthropiques » différenciés et contigus/imbriqués. Ce sont des dynamiques que l’on retrouve aussi ailleurs : pensez aux constellations de gated community connectées aux centres commerciaux, aux business districts, aux écoles et aux aéroports via des autoroutes qui, des Amériques à l’Afrique du Sud, structurent l’étalement hiérarchique des espaces en assurant aux élites sociales et économiques des conditions de privilège et de sécurité quel que soit le paysage social environnant.

Tout cela apparait avec une clarté particulière dans les Territoires occupés, dans une dimension qui n’est pas statique mais marquée par une progression constante du processus de colonisation et par une routinisation et constitutionalisation progressive de la violence par des acteurs formels ou informels. Le conflit israélo-palestinien pouvait ainsi être considéré comme constituant d’une spatialité particulière, désormais inscrite dans les dynamiques territoriales de manière aussi profonde pour désactiver l’idée d’une résolution en termes de ligne de frontières entre entités souveraines. De ce point de vue, à la progression du conflit pouvait être attribué un effet constituant, même s’il est de nature négative, celui d’avoir complètement effacé sur le terrain l’éventuelle solution « à deux États ».

Après le 24 février

Après l’invasion russe de l’Ukraine, tout semble avoir changé. Le terme « guerre » n’a plus besoin d’adjectifs. Les hostilités prennent la forme classiquement associée à la morphologie de la guerre. Deux États s’affrontent à travers des armées régulières qui se disputent le terrain petit à petit, tandis que les forces aériennes ont la tâche de contourner la ligne de front pour frapper les arrières de l’ennemi. Le schéma est celui des « duellistes » qui agissent l’un sur l’autre pour imposer ou négocier une paix, qui communiquent par des actions armées et des « dépêches », qui confient une finalité politique et des objectifs militaires au recours à la violence, qui s’agencent de manière asymétrique sur le plan offensif et défensif (tant en termes stratégiques que tactiques), qui sont en corrélation avec leurs alliés (plus ou moins proches, plus ou moins officiels), les neutres (plus ou moins tels) et des institutions internationales et supranationales. Ce sont là les traits caractéristiques de la guerre conceptualisée par Clausewitz comme « instrument de la politique », difficile à retracer, par exemple, dans les guerres asymétriques menées par les alliances dirigées par les États-Unis, associées par Grégoire Chamayou à une autre généalogie, celle de la chasse dans laquelle il s’agit non pas de l’action réciproque entre deux duellistes, mais de la relation entre le chasseur qui poursuit et la proie qui s’enfuit8.

Sur le champ de bataille, le conflit russo-ukrainien a vu la reterritorialisation dans le système d’armes conventionnelles du drone, autrefois considéré comme l’outil par excellence d’une guerre déterritorialisée. L’une des grandes utopies du Revolution in Military Affairs (RMA) était l’élimination du brouillard du terrain d’opérations, basée sur l’hypothèse implicite que la visibilité pure jouait seule en faveur d’un sujet. L’utilisation de drones comme outils de reconnaissance, combinée à l’accès aux systèmes d’observation et de géolocalisation par satellite et à la collecte d’images et d’informations provenant des media sociaux, a rendu le champ de bataille plus transparent que jamais. Cela a conduit à une difficulté croissante des deux côtés et, à quelques exceptions près (l’attaque ukrainienne dans le Kursk ou la prise du saillant de Niu York par les Russes), à surprendre l’adversaire mais aussi à procéder à la concentration des forces. Par conséquent, dans ce scénario, la disponibilité accrue de l’information, étant mutuelle, ne s’est pas traduite dans la guerre chirurgicale et rapide imaginée par les théoriciens de la RMA mais dans une croissance dans les frictions des fronts.

Le rôle primordial joué par des acteurs non étatiques était un autre point sur lequel insistaient les analyses des « nouvelles guerres ». Les guerres des dernières années signaleraient plutôt un puissant retour sur scène des États et de la grammaire de la Machtpolitik. Le recours aux mercenaires n’a pas disparu, mais n’est plus au centre de la scène. Le cas du groupe Wagner le montre, même si l’issue de sa parabole témoignerait de la capacité de l’État à récupérer ses « prérogatives régaliennes ». La milice de Prighozin a été envoyée au massacre pour prendre Bakhmut tandis que l’armée russe se réorganisait, permettant à Poutine d’obtenir un double résultat : l’acquisition d’un succès tactique et la dissolution de la base du pouvoir d’un éventuel rival (avec lequel régler définitivement les comptes quelques mois plus tard). Le sort de StarLink est très différent. La société, grâce à ses satellites, a été placée en position d’ouvrir et de fermer les vannes de la connectivité et d’autres services à plusieurs systèmes d’armes à l’un des deux adversaires (ou, peut-être, aux deux), avec un Elon Mask qui, en raison de ses assets, augmente l’hubris de recouvrir une fonction de puissance mondiale, avec une idéologie (transhumaniste) de référence.

En résumé, nous ne pensons pas qu’il soit approprié de parler du retour de l’État. D’abord parce que, malgré une certaine vulgate, l’État n’est jamais parti. De la même manière, les géographies multiples et stratifiées de l’espace des flux n’ont certainement pas été re-territorialisées dans le cadre de circuits souverainistes. Nous assistons plutôt à leur ré-articulation, dans une direction polycentrique, à travers des modes d’action qui envisagent un usage croissant des armes. Schématiquement, les « nouvelles guerres » pouvaient être considérées comme internes à une phase d’expansion des processus de globalisation, sous le manteau d’une hégémonie américaine progressivement en baisse, et étaient interprétables sur la base des géographies correspondantes. Les conflits armés des dernières années, de leur côté, semblent insister sur les terrains déjà préparés par les processus de « déglobalisation » qui ont émergé au cours de la dernière décennie9. La tendance porte à la régionalisation, aux « grands espaces », à une sorte de doctrine Monroe plurielle dans laquelle les acteurs plus forts essaient de gagner des positions hégémoniques dans leur zone de référence. Le niveau régional s’entrelace avec le plan global du conflit entre les États-Unis et la Chine, entre l’ancien pouvoir hégémonique qui craint de perdre son statut et la Chine, pas encore en mesure d’acquérir ce rôle mais décidée à ne pas accepter une relation de subordination. Dans les différents contextes, par conséquent, les dimensions globale, régionale et locale se composent selon une géométrie variable.

La Troisième Guerre mondiale ?

D’abord l’Ukraine, puis l’attaque du Hamas et la réaction d’Israël, qui s’étend de Gaza au Liban, à la Syrie et à l’Irak et à l’Iran. Pendant ce temps, l’Azerbaïdjan règle ses comptes militairement dans la région du Haut-Karaback, les tensions grandissent en mer de Chine, le Venezuela menace de recourir à la force militaire en Guayana Esequiba et les feux de guerre propagés à travers la planète, de la Libye à l’Afrique centrale, continuent leur cours. Pour certains, c’est le début de la Troisième Guerre mondiale. Il s’agit d’une image suggestive mais trompeuse, selon laquelle nous nous retrouverions face à une guerre unique divisée en plusieurs scénarios, qui verraient s’opposer d’un côté un front démocratique et de l’autre un front autoritaire, ou, en changeant la clé d’interprétation, d’une part une alliance impérialiste dirigée par les États-Unis à laquelle s’oppose l’entente anti-impérialiste du Sud du monde. Pour prendre de telles hypothèses au sérieux, il faudrait admettre qu’il existe une étroite interdépendance entre les différents contextes de guerre. Si cela était vrai, il faudrait imaginer par exemple qu’un accord entre l’Ukraine et la Russie impliquerait la fin des hostilités en Palestine ou au Liban, et vice versa. Ce n’est évidemment pas le cas. Le fait que l’on puisse constater des convergences entre certains acteurs dans différents théâtres ne signifie pas l’existence de systèmes d’alliances solides.

D’un côté, l’OTAN a sans doute été revitalisée par la guerre en Ukraine, mais le nouveau mandat de Trump ouvre de sérieuses questions sur la compacité du « front occidental ». Par ailleurs, la coïncidence d’intérêts entre les deux rives de l’Atlantique apparaît, pour de nombreux pays européens, moins un fait qu’une proclamation idéologique. L’alliance entre la Chine et la Russie n’est pas aussi solide qu’on pourrait le penser. Cette dernière, si elle a bénéficié du lien avec l’Iran pour le soutien du régime d’Assad et les approvisionnements en armes (drones notamment), n’a pris aucun engagement concret du côté de la République islamique au moment de la confrontation avec Israël. La Turquie, de son côté, bien que membre de l’OTAN, joue à son compte sur certains dossiers, y compris avec des clins d’œil à la Russie (camps opposés en Syrie et en Libye, accord trouvé sur l’Azerbaïdjan/Arménie, « ouvertures » sur l’Ukraine) ou Israël (condamnations verbales sur Gaza, coïncidence d’intérêts dans le soutien, à différents niveaux, aux milices ex-Isis en Syrie). Nous sommes ainsi confrontés à des sujets mobiles, qui peuvent se déplacer d’un front à l’autre, ou qui contractent des formes d’alliance opportunistes sur certains scénarios pour entrer en conflit sur d’autres. En ce sens, la réaffirmation des modèles inspirés de la Guerre froide, codifiant les différentes connexions en termes d’affrontement entre deux fronts dotés de stabilité sur la base de la référence à des principes partagés, n’apparaissent pas légitimes.

Si évidemment les conflits armés actuels ne peuvent être ramenés à une matrice unique, dont ils constitueraient l’articulation locale, dans une perspective différente on pourrait néanmoins parler de guerre mondiale. L’impact sur les structures globales des « nouvelles guerres », hormis la question des réfugiés ou une certaine hausse des prix du pétrole, en général tendait à rester limité. Ce n’est pas le cas dans le scénario actuel. Le conflit en Ukraine a conduit à une grave crise des approvisionnements alimentaires au niveau mondial ainsi qu’à la réorientation des politiques énergétiques de nombreux pays, non seulement en termes de canaux d’approvisionnement mais aussi d’options stratégiques, avec l’abandon substantiel des perspectives les plus ambitieuses de la transition green. Le conflit israélo-palestinien, notamment en raison de l’activisme militaire des Houti sur la mer Rouge, a conduit à une crise importante des chaînes logistiques, déjà mises à l’épreuve par l’émergence du Covid. Ce sont des phénomènes qui, ensemble, ont conduit à une croissance significative de l’inflation. Par ailleurs, on assiste presque partout à une augmentation notable des politiques de réarmement. La guerre n’est plus un tabou. Le recours aux armes semble être une option de plus en plus viable en tant qu’outil politique. Après des décennies, on parle à nouveau du nucléaire comme d’un seuil qui, sous certaines conditions, peut être franchi, tandis que les massacres de militaires et civils sont désormais accueillis comme des informations de routine qui ne suscitent ni scandale ni indignation et sont prises en compte comme une variable parmi d’autres du calcul politico-stratégique.

À la suite de Sandro Mezzadra et de Brett Nilson, on pourrait parler d’un « régime de guerre » qui, indépendamment de l’implication directe d’un pays dans tel ou tel conflit, remodèle les relations internationales, les politiques étatiques, les formes du discours politique légitime10. Dans ce contexte, plutôt qu’un affrontement entre fronts aux modèles politiques différents, on assiste à une convergence entre régimes. Le régime de guerre a constitué un facteur d’accélération de la tendance, déjà en cours, du démantèlement formel et substantiel des régimes libéraux-démocrates théorisé depuis un certain temps par des analystes comme Colin Couch sous la définition de la « post-démocratie11 » : une crise de légitimation et de représentativité de la politique, démontrée par l’abstention croissante, la subordination des élus à de grands groupes d’intérêt, la tendance à vider de leur substance les procédures parlementaires, le recours à des mécanismes de gouvernement d’urgence, la délégation des fonctions publiques à des particuliers, la structuration de formes de citoyenneté différentielle, la subordination croissante du droit public au droit privé, l’érosion des droits syndicaux, le durcissement de la législation et des interventions répressives contre les manifestations de dissidence. En ce sens, l’État tend à abandonner la fonction de médiation entre intérêts de classe et intégration universaliste, pour se transformer en un instrument au service d’« oligarchies » de différents types, selon le positionnement du pays dans les chaînes de valeur mondiales, régionales ou locales.

Si, à l’occasion des guerres en Yougoslavie, en Irak ou en Afghanistan, la sphère publique a été traversée par un débat animé sur les raisons de ces conflits, ces dernières années les prises de positions non conformes à l’orientation atlantiste ont été marginalisées avec l’accusation d’être « à la solde de Poutine » ou « antisémites ». En France et en Allemagne, les manifestations pro-palestiniennes ont été interdites à plusieurs reprises, en cohérence avec un narcissisme idéologique qui soustrait le conflit israélo-palestinien de la matrice du settlement colonialism pour le représenter comme un appendice hors du temps de la Seconde Guerre mondiale (avec le pendant de Poutine qui présente l’invasion de l’Ukraine comme une croisade contre les nazis). En Italie, il y a un gouvernement de droite, dirigé par un parti qui conjugue antisémitisme et soutien à Israël, rangé du côté de l’Ukraine mais prêt à se rallier à l’appeasement avec la Russie une fois que le climat international aura changé, qui durcit les sanctions et la répression contre les luttes sociales et écologiques et, en même temps, vise à soustraire les élites politiques et économiques au contrôle de la légalité.

Dans ce paysage, si tout frontisme apparait illusoire, en relation à des camps moins opposés qu’on ne le dit, un pacifisme désarmé et moralisateur doit être considéré complètement hors contexte par rapport aux temps de feu et de fer dans lesquels nous vivons. Pour Lénine, la guerre constituait non seulement une conséquence de l’impérialisme, considéré comme la « phase suprême du capitalisme », mais aussi une opportunité, si les forces révolutionnaires étaient capables de faire ressortir des lignes de fracture (de classe) différentes de l’appartenance nationale. La formule était : transformer la guerre interétatique (dans son lexique « impérialiste ») en guerre civile. Au pouvoir constituant de la guerre, on opposait celui de la guerre civile. Et pour faire cela, on ne demandait pas uniquement la fin des hostilités, mais « paix, terre et pain ». Dans un contexte radicalement différent, il faut non seulement demander la fin des combats, mais générer des moments instituants et destituants capables de s’attacher aux différentes composantes de l’envahissant « régime de guerre » qui nous entoure, des politiques de réarmement à l’austérité, du retour au fossile au démantèlement du welfare, de la privatisation du commun aux politiques de reterritorialisation identitaire.

Traduit de l’italien par Giuseppe Cocco & Barbara Szaniecki

1M. Kaldor, New and Old Wars, Stanford University Press, Stanford, 1999 ; H. Münkler, Les Guerres nouvelles, Alvik, Paris, 2003.

2On voit, par exemple : L. Quiao, X. Wang, La Guerre hors limites, Payot, Paris, 2006 ; J. Arquilla, D. Ronfeld, Networks and Netwars, Rand, Santa Monica 2001 ; Van Creveld, Trasformation of War, Free Press, New York, 2008.

3F. Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, Paris, 2006.

4S. Sassen, Critique de lÉtat. Territoire, autorité et droits, Demopolis, Paris, 2009.

5N. Brenner, New State Spaces. Urban Governance and the Re-scaling of Statehood, Oxford University press, Oxford, 2004.

6P. W. Singer, Corporate Warriors. The Rise of Privatized Military Industry, Cornell University Press, Ithaca, 2007.

7E. Weizman, Hollow Land. Israels Architecture of Occupation, Verso, New York, 2007 ; A. Petti, S. Hilal, Arcipelaghi ed enclave. Architettura dellorientamento spaziale contemporaneo, Bruno Mondadori, Milano, 2007.

8G. Chamayou, Théorie du drone, Fabrique, Paris, 2013.

9A. Colombo, La disunità del mondo. Dopo il secolo globale, Feltrinelli, Milano, 2010.

10S. Mezzadra, B. Neilson, The West and the Rest. Capital and Power in a Multipolar World, Verso, New York, 2024.

11C. Crouch, Post-démocratie, Diaphanes, Zurich, 2013.

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22.03.2025 à 10:23

Femmes entre guerres et paix

multitudes

Femmes entre guerres et paix
Cet article examine, dans le cadre de l’histoire récente, les positions des femmes face à la guerre et à la paix, celles qu’on leur attribue idéologiquement, celles qu’elles subissent malgré elles, dans leurs implications volontaires ainsi que dans leurs engagements militants au sein d’une multitude d’organisations qui ont changé de nature avec la fin de la guerre froide. L’auteure rappelle que les femmes ne sont pas des pacifistes par essence, mais plutôt des humains comme les autres, opposés à la guerre et œuvrant à la pacification du monde dans un contexte de plus en plus favorable à la guerre, qui exalte le virilisme et a enterré l’objection de conscience. L’unité et la solidarité de femmes de camps politiquement adverses constituent la face aujourd’hui dominante de leurs combats dans nombre de conflits comme celui, exemplaire, qui oppose le gouvernement israélien aux Palestiniens et réunit juives, musulmanes et non croyantes.

Women between War and Peace
This article examines, in the context of recent history, women’s positions on war and peace, both those attributed to them ideologically and those they have to endure in spite of themselves, in their voluntary involvement as well as in their militant commitments within a multitude of organizations that have changed in nature with the end of the Cold War. The author reminds us that women are not pacifists in essence, but rather human beings like any others, opposed to war and working to pacify the world in a context increasingly favorable to war, which exalts virilism and has buried conscientious objection. The unity and solidarity of women from politically opposing camps is the dominant face of their struggles today in many conflicts, such as the exemplary one between the Israeli government and the Palestinians, which brings some women together, Jews, Muslims and non-believers alike.

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Se plonger dans la quête des liens qu’ont les femmes avec la guerre et la paix enjoint tout d’abord à quelques démontages d’opinions courantes et de soi-disant évidences. En premier lieu on trouve l’idée que la guerre est une affaire d’hommes, ce qui parait un fait objectif majoritaire mais qui est démenti à la marge par les historiens et les anthropologues. Danièle Palmieri et Irène Hermann1 rappellent ainsi toutes les participations féminines à la guerre et les nombreuses cheffes de guerre dans un passé proche et lointain ainsi que dans les sociétés précapitalistes, au-delà des célèbres Amazones. Plus récemment, au XXe siècle, les femmes ont formé des bataillons et été au front en Russie, en Yougoslavie et dans nombre de guerres de libération nationale comme en Algérie, au Vietnam ou encore au Bangladesh. Dans ce dernier pays les militants ont toujours mis les femmes en tête des manifestations, ce qui revient à leur faire subir les premiers coups sans vraiment décourager les attaques. Les armées révolutionnaires comptent aussi significativement des femmes combattantes2 mais les Jihadistes ramènent les femmes à leurs fonctions les plus serviles. Une fois la victoire arrivée, malgré leur rôle important et les dangers que les femmes ont encourus au risque de leur vie, elles sont plus ou moins renvoyées dans leur foyer et de façon récurrente écartées des institutions politiques centrales.

Lorsque les femmes ont été l’objet de viol en temps de guerre – ce qui est très courant – leur exclusion de la société et le rejet de leurs familles en font généralement des parias. Au Bangladesh où le nombre de femmes principalement hindoues mais aussi musulmanes violées par les militaires pakistanais a été très élevé, car le viol a été commandité comme une arme de destruction ethnique, les programmes de réhabilitation lancés à l’Indépendance ont été des échecs exemplaires et les femmes violées ont été assimilées à des prostituées. La volonté étatique d’en faire des héroïnes (biragona) s’est heurtée aux logiques patriarcales qui les ont ramenées au sort de prostituées (baragona) avec la proximité linguistique.

Sur un autre registre, la participation des femmes à l’effort de guerre, sous différentes formes de services et de soin est notable dans toutes les guerres, comme le montrent les travailleuses de la résistance 3 dans l’Ukraine actuelle en guerre contre l’invasion russe, où des femmes deviennent bénévoles dans des organisations humanitaires dans des villages mais aussi sur le front. Néanmoins la guerre terminée, quel que soit le traitement des femmes qui se sont distinguées par leurs actions ou ont été des « butins » sacrificiels définitivement déshonorées et déshonorantes, peu de reconnaissance leur est donnée. De manière générale la domination masculine qui innerve partout avec plus ou moins de nuances les sociétés se révèle avec une force éclatante et les armées sont, en temps de paix, essentiellement masculines même si quelques dictateurs comme Kadhafi aimaient afficher leurs gardes du corps féminins.

Si on se tourne ensuite sur le rapport des femmes à la paix, on est face à une telle masse de documents que se préfigure un véritable tonneau des Danaïdes, dans lequel une multitude d’ONG et de mouvements les plus divers, d’études spécifiques conduites par de grandes entreprises, s’ajoutent à quelques articles de recherche plus scientifique. En outre apparait la difficulté de tracer des axes de classement de ces matériaux qui dépassent un tant soit peu leur hétérogénéité, dès lors qu’on ne se contente pas de deux axiomes d’ailleurs complémentaires où s’entremêlent constats incontestables et préjugés : les femmes sont les premières victimes des guerres et sont « naturellement » attirées par la paix, car ce sont avant tout des mères qui donnent la vie. Là encore la violence de femmes durant les guerres, égale à celles des hommes dans la torture, l’assassinat et parfois la participation aux sévices sexuels lorsqu’on les y autorise ou les encourage, balaye l’énoncé tendanciellement essentialiste d’une consubstantialité entre femmes et paix. L’héroïne de Santosh4, jeune policière indienne coiffée d’une cheffe à la réputation redoutable, illustre remarquablement bien comment une femme peut exceller dans des coups meurtriers, s’acharnant avec tout à la fois passion et sang-froid sur le corps sanguinolent et inanimé, dans ce cas, d’un jeune adivasi accusé à tort de viol.

Le critère historique de la guerre froide peut néanmoins être retenu au départ pour déblayer un peu le terrain des femmes militant en faveur de la paix. Durant tout le XXe siècle où le monde est partagé entre pays communistes ou rangés dans la sphère d’influence de l’URSS, et le camp des États-Unis et du capitalisme avec ses dictatures inféodées d’Amérique latine, les mouvements de femmes pour la paix suivent en général cet antagonisme frontal avec des singularités nationales. Ainsi en va-t-il de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté qui semble animée par les mêmes aspirations que le Mouvement de la paix, fondé en 1948, dans l’orbite du Parti communiste français même si, loin de là, tous les adeptes de cette organisation fondamentalement pacifiste ne sont pas membres du Parti. Le Mouvement de la paix, toujours actif en 2024 sous la forme d’une association 1901 et de multiples comités locaux, s’érige avant tout contre l’arme atomique et pour le désarmement nucléaire. Le Rassemblement des femmes pour la paix 5 est créé dans la même optique après la Seconde Guerre mondiale par quelques femmes résistantes proches du parti communiste. En effet genre, féminisme et condition des femmes sont aussi au cœur de la guerre froide, comme le montrent avec beaucoup d’acuité des historiennes et des politistes6 retraçant les logiques subjectives de la mobilisation des femmes qui s’inscrit objectivement dans le cadre de la création et du financement d’organisations concurrentes par des institutions internationales aux intentions politiques masquées. Bien que ces organisations pacifistes de femmes demandent parfois l’égalité entre hommes et femmes, elles ne se présentent nullement comme féministes si l’on entend par ce qualificatif une perspective de transformation sociale des rôles sexués.

La chute de l’URSS et l’unification capitalistique met un terme à cette cartographie duelle et voit l’émergence d’une foule de regroupements nationaux de femmes en faveur de la paix. On distingue alors deux schèmes articulés, dont le premier est un combat contre le gouvernement d’un pays, comme l’illustre le cas particulier du Mouvement des femmes et des filles pour la paix et la sécurité au Burundi créé en 2015. L’unité et la solidarité de femmes de camps politiquement adverses constituent la seconde face aujourd’hui dominante dans nombre de conflits. Les politiques internationales de (ré)conciliation concrète des ennemis peuvent être appréhendées comme un contexte favorisant leur actualisation locale ou nationale, par des femmes dont on ne doit pas pourtant pas négliger l’autonomie. Ainsi des femmes singulières s’associent concrètement pour démontrer que l’intersubjectivité pacificatrice peut être généralisée à une échelle macro-politique et opérer contre la guerre et pour la paix. Les femmes en noir font ainsi irruption dans le cadre de la fin de la Yougoslavie et des guerres des Balkans qui font rage et débouchent sur le génocide de Srebrenica. Elles constituent un modèle d’organisation de femmes pour la paix qui a essaimé partout dans le monde et continue de se développer.

Le conflit qui ravage le Moyen Orient depuis des décennies voit ainsi fleurir à l’initiative de femmes israéliennes des organisations les unissant aux femmes palestiniennes pour réclamer avec force l’arrêt de la guerre et éventuellement la création de deux États, tel Women Wage Peace fondé en 2014. En France plus récemment, depuis 2022, Guerrières de la paix prône le rassemblement des femmes de toutes origines et croyances contre les haines et racismes destructeurs et convoque en particulier les femmes musulmanes et juives à se dresser contre l’assignation et l’identitarisme. Un forum mondial des femmes pour la paix est institué en 2023 à leur initiative sous l’égide de l’ONU et de l’UNESCO.

Si ce bref descriptif de quelques organisations significatives ne fait pas des femmes des pacifistes par essence, mais plutôt des humains comme les autres opposés à la guerre et œuvrant à la pacification du monde, en revanche la sociologue André Michel juge le complexe militaro-industriel fondamentalement lié à l’ordre patriarcal et au développement du capitalisme7. La notion de complexe militaro-industriel, très en vigueur dans la seconde moitié du XXe siècle, est tombée en désuétude alors même que le XXIe siècle se révèle extraordinairement producteur d’armements et de guerres innombrables, nourries par les livraisons d’armes toujours plus généreuses des pôles hégémoniques. L’oubli, aujourd’hui, de la notion de complexe militaro-industriel fait écho corollairement à l’obsolescence de l’antimilitarisme8. Efficace est la menace médiatisée de façon outrancière de tomber sous le coup de l’accusation de Munichois, qui revient à confondre évènements et contextes passés et actuels profondément différents. On voit là poindre la persistance d’une volonté d’abattre la chimère communiste, pourtant défunte depuis 1991, et les processus de décommunisation qui ont été instaurés par la suite dans les anciennes républiques socialistes de l’Est9.

L’objection de conscience, qui fut par exemple un outil de contestation notoire durant la guerre d’Algérie, est similairement difficilement pensable dans la configuration présente où les thématiques nationalitaires et identitaires, classiques de l’extrême-droite, sont exaltées comme universelles et apodictiques. La clause de conscience des médecins, très respectée, fonctionne en revanche remarquablement bien chez ceux et celles qui rejettent l’avortement comme en Italie et aux USA ! Ceux et celles qui refusent de combattre sont assimilé.es à des lâches dans le cadre d’une nécessité impérieuse de défendre son pays, répétée à l’infini comme un devoir qui incombe à chacun, pour légitimer, parfois et dans certaines circonstances, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, comme au Rwanda en 1994 où personne n’a manqué à l’appel à tuer. Le mouvement des Refuzniks fondé en 1979 en Israël et les 130 réservistes qui en 2024 n’acceptent pas de retourner sur le front font figure d’exception, à laquelle le peu d’attention accordé par la presse est significatif.

Les courants anarchistes et libertaires qui, au XXe siècle, ont été les fers de lance de l’antimilitarisme sont renvoyés vers une extrême-gauche bannie, potentiellement terroriste et ayant perdu le sens de l’amour de la nation. Ce climat délétère encourage les guerres, leur virilisme intrinsèque, un esprit de revanche primaire sur le mode de la vendetta qui transforme les États en appareils de terreur et achève de les déconsidérer compte tenu du nombre de civils qu’ils tuent. La perte de poids des institutions internationales pour peser sur les décisions guerrières des gouvernements est flagrante, dans le monde globalisé présent où les guerres sont des marchandises spectaculaires, diffusées d’un bout à l’autre de la planète, provoquant des haines passionnelles et clivant les collectifs. Catherine Hass observe dans cette optique avec acuité que « les guerres semblent aujourd’hui détruire avec elles toute possibilité qu’il en soit autrement en détruisant toute politique ; elles détruisent la possibilité même d’une pensée de la politique, de la paix et donc du possible. Or… penser la politique, c’est foncièrement penser le possible10. »

Bertrand Badie11 souligne dans la même veine que l’hypothèse antérieure faisant de l’hégémonie un facteur de paix et de stabilité est aujourd’hui invalidée et que, la guerre ne produisant plus de victoires, il est indispensable de construire des politiques de paix fondées sur la reconnaissance de l’altérité. D’aucun·es estimeront qu’il s’agit là d’un vœu pieux, inapplicable, et que certaines guerres sont plus légitimes que d’autres au nom de la protection qu’elles nous assureraient. D’autres se questionneront sur ce nous, sans parvenir à repérer son échelle et sans comprendre s’il s’agit d’un nous interne, endogénéisé, ou plus vaste – et selon quelle logique d’appartenance sensible ou institutionnelle, sans bien savoir qui ce nous inclut et qui il exclut, sans saisir le sens des assertions définitionnelles de ce nous par une proximité revendiquée et un éloignement clair, sans en comprendre les termes et les registres aux dénominations vagues et creuses : géographique, culturelle, religieuse, économique, politique ? Et pourquoi pas genrées, poussant à un nous les hommes, nous les femmes ? Femmes à promouvoir et soutenir en Afghanistan quand il fallait contrer la mainmise soviétique sur l’État, mais femmes à abandonner quand les Talibans au pouvoir les enferment sans bruit et tentent d’éradiquer leurs opposants plus islamistes qu’eux-mêmes, dont ils débarrassent ainsi le monde global !

Derrière des controverses abyssales sur ce nous oxymorique, l’identité reviendrait au galop, qu’elle soit géopolitique ou tout simplement identitariste, avec son cortège de justifications guerrières et d’imbécillités rabâchées. L’idée que tant de contrées sont encore à nettoyer de leurs déviances de tous ordres, de leurs populations-déchets, de leurs masses de sauvages, et à civiliser, reste en effet, malgré les échecs des dernières expéditions meurtrières menées en Irak, vivace dans les lancements des guerres actuelles. L’imaginaire de la paix – rayonnant après Hiroshima et la Seconde Guerre mondiale – fait effroyablement défaut présentement, alors même que les guerres innombrables devraient le nourrir. Le second mandat de Trump ne rallumera certainement pas cet horizon de la paix et l’on note en outre, dans les statistiques comparatives avec les élections de 2020, selon les catégories en vigueur aux USA, une légère baisse du vote pour Trump des femmes « blanches » (52 % au lieu de 54 %) ainsi que des femmes « noires » (7 % au lieu de 9 %) mais une augmentation des femmes « latino » (37 % au lieu de 30 %). Le nombre de femmes votant pour « un homme fort qui nous défend », comme Trump, interpelle sur la configuration actuelle. La puissance suggestive de la transgression qu’il incarne s’adresse à l’inconscient et autorise chacun·e à céder à ses pulsions. La paix en ressort absente des désirs comme de toutes les fausses interrogations sur les bienfaits de la guerre. La paix ressemble à une âme errante…à laquelle pourtant il faudrait mieux se fier pour l’avenir de l’humanité, des sociétés et de l’environnement.

1Danièle Palmieri & Irène Hermann, « Between Amazons and Sabines: a historical approach to women and war », in International Review of the Red Cross, no 877, March 2010, p. 19-30.

2Camille Boutron (2024) Combattantes, quand les femmes font la guerre, éditions Les périgrines.

3Daria Saburova (2024) Travailleuses de la résistance., Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre, Éditions du Croquant.

4Sandhiya Suri, Santosh, 2024.

5France Huart, « Le Rassemblement des femmes pour la paix. Une communication stratégique alliant émotions et engagement », Sextant [Online], 34, 2017, http://journals.openedition.org/sextant/514

6Ioana Cirstocea, & Françoise Thebaud, Le genre de la guerre froide, Clio, 2023/1 no 57 ; Ioana Cirstocea, La fin de la femme rouge, Presses universitaires de Rennes, 2019.

7André Michel, Agnès Bertrand, Monique Séné (1985), « Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des femmes », Nouvelles questions féministes, no11/12, p. 9-85.

8Philippe Lecomte (2001) « L’antimilitarisme, proposition de définition », Les champs de mars, no9, p. 111-133.

9Antoine Heemeryck (2010), Limportation démocratique en Roumanie, L’Harmattan, Paris.

10Catherine Hass (2019), Aujourdhui la guerre. Penser la guerre, Paris, Fayard.

11Bertrand Badie (2024), Lart de la paix, Paris, Flammarion.

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22.03.2025 à 10:21

La terre tremble autour du front

multitudes

La terre tremble autour du front
Le paradoxe de ces trois années d’invasion russe en Ukraine est que, plutôt que la guerre, c’est le monde environnant qui semble avoir changé. Alors que la ligne de front est pratiquement à l’arrêt, le cadre politique européen et surtout celui nord-américain se sont déplacés beaucoup plus à droite. Ce sont surtout les contours idéologiques dans lesquels le conflit est perçu par les populations qui sont les plus proches qui ont changé. Les innombrables élections dans les pays de l’Europe centre-orientale et du Caucase, aussi bien que les manifestations de rue qui traversent les sociétés, nous montrent une situation ambigüe : la projection hégémonique du Kremlin se nourrit aujourd’hui de la continuation des combats et de l’apparente inaction des gouvernements occidentaux. Plus le temps passe, plus les contradictions qui se sont accumulées au cours de la transition inachevée des pays post-soviétiques réapparaissent.

The Earth Trembles around the Front Line
The paradox of three years of Russian invasion of Ukraine is that, rather than the war itself, it’s the surrounding world that seems to have changed. While the front line has virtually ground to a halt, the political framework in Europe and especially North America has shifted much further to the right. Above all, it is the ideological contours within which the conflict is perceived by the populations closest to it that have changed. The countless elections in the countries of Central and Eastern Europe and the Caucasus, as well as the street demonstrations that are sweeping across societies, show us an ambiguous situation: the Kremlin’s hegemonic projection is now nourished by the continuation of the fighting and by the apparent inaction of Western governments. The more time passes, the more the contradictions that accumulated during the unfinished transition of post-Soviet countries reappear.

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Texte intégral (3883 mots)

Alors que la ligne de front semble presque immobile, la terre tout autour tremble, subit des glissements et se déplace à des rythmes imprévisibles. Ces trois années d’invasion russe en Ukraine (et d’une tenace résistance de Kiev) ont comme « figé » la guerre dans un combat de tranchées exténuant. D’un point de vue plus politique, elles ont remis en question beaucoup de choses, voire tout. En sourdine flottent des questions sur la proximité ou la distance de la fin du conflit et sur ce que signifie « fin » pour une guerre d’agression visant à modifier des frontières internationalement reconnues et à nier à l’Ukraine et à son peuple toute forme de subjectivité. Des interrogations se posent aussi sur quelles hétérogenèses des fins peuvent se profiler à l’horizon, tant pour la Russie de Poutine que pour la résistance ukrainienne, tant pour l’Europe que pour les équilibres globaux.

Le débat, à quelques rares exceptions près, s’est définitivement enkysté. Comme le montrent également les quatre heures et demie de conférence de presse de fin d’année tenue en décembre, le Kremlin poursuit une ligne rhétorique ambiguë de « patriotisme soft », visant moins à galvaniser la citoyenneté qu’à minimiser les problèmes et à renvoyer l’image d’un État qui maitrise pleinement les événements. Poutine se déclare souvent « ouvert à tout type de négociation », pour ensuite affirmer que Zelensky n’est pas un interlocuteur légitime. Kiev a partiellement tempéré ses objectifs, indiquant ouvertement que les frontières de 1991 (donc les territoires du Donbass et la péninsule de Crimée, actuellement sous contrôle russe) peuvent éventuellement être récupérées « par des voies diplomatiques », suggérant ainsi que la guerre pourrait également s’arrêter par un cessez-le-feu sur la ligne de front. En même temps, les Ukrainiens ne peuvent que continuer à s’opposer à un envahisseur qui continue à attaquer et bombarder toutes ses villes.

Pendant ce temps, à l’échelle mondiale, un désalignement de plus en plus marqué semble être en cours par rapport à l’équilibre des rapports de force entre les États (et les acteurs internes aux différents États) qui prévalait en quelque sorte jusqu’à l’ère pré-pandémique : la résurgence du conflit arabo-israélo-palestinien, la réélection de Donald Trump à la Maison-Blanche dans une version certainement beaucoup plus technofasciste et subversive qu’en 2016 où pèse la présence de l’étrange allié Elon Musk, la tentative de coup d’État en Corée du Sud par Yoon, les timides tentatives de construction d’une contre-hégémonie mondiale par les BRICS, la révolution étudiante au Bangladesh et la chute d’Assad en Syrie… pour ne citer que quelques-uns des récents événements marquants. Le continent européen change également, avec la formation d’une nouvelle commission communautaire plus orientée « à l’est », un cycle électoral qui a donné des résultats mitigés avec une croissance marquée de la droite dans divers contextes, mais aussi la fin d’hégémonies qui semblaient inébranlables comme celle du PiS en Pologne ainsi que l’embrasement de protestations et de contestations qui, bien qu’elles ne puissent être directement associées à la guerre en Ukraine, reflètent de fait certains des éléments fondamentaux, comme en Géorgie…

Europe et démocratie

Au lendemain de la guerre sanglante en ex-Yougoslavie des années 90, la philosophe croate Rada Iveković écrivait dans son Autopsie des Balkans. Essai de psycho-politique : « face à l’Europe de l’Est, ainsi qu’aux Balkans, l’Europe n’a pas su être un sujet au moment où il le fallait, c’est-à-dire à partir de 1989. Elle n’a pas su planifier sa construction, son devenir-sujet politique à long terme, par l’inclusion ». Elle ajoute : « comme si, dans les guerres en cours, l’Europe n’était que marginalement responsable (ou pratiquement pas) et seulement dans le sens où elle intervient, par humanitarisme, pour les arrêter plus ou moins avec succès ». Elle conclut avec une remarque qui – en la relisant aujourd’hui – ne peut que sembler prophétique : « Il arrive un moment où il est trop tard pour trouver de bonnes solutions. Si nous ne comprenons pas que les guerres en cours sont des guerres européennes, il y a un risque d’en avoir d’autres, peut-être un peu plus loin, dans certains pays de l’ancienne Union soviétique, à l’occasion d’autres tours de vis de la construction européenne ». Elle nous invite à réfléchir à combien l’ex-Yougoslavie d’un côté et l’Ukraine de l’autre peuvent et doivent être considérées comme des questions européennes au sens large, dans une logique qui met en cause les évolutions historico-politiques du continent au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En particulier, elle nous indique aussi, peut-être, une tendance de la part de l’Europe (maintenant entendue au sens spécifique de l’Union européenne) à fuir les responsabilités auxquelles elle est appelée.

À la suite du 24 février 2022, lorsque les chars russes sont entrés en Ukraine, Bruxelles a immédiatement pris une position de condamnation ferme de l’invasion et de soutien résolu à Kiev dans son effort d’autodéfense. Au fil des jours, en synergie avec les discours menés par le président américain de l’époque, Joe Biden, et par le leader ukrainien lui-même, Zelensky, la ligne rhétorique autour du conflit entamé par la Russie de Poutine s’est de plus en plus établie sur l’affrontement entre démocratie et autocratie. Non sans raison : le régime instauré à Moscou par l’ancien agent du KGB à partir des années 2000 est à tous égards un système dictatorial, ou du moins de « démocratie contrôlée ». En effet, les élections y sont organisées uniquement pour reconfirmer le gouvernement en place, la presse indépendante et l’activisme pour les droits de l’homme y subissent des pressions qui, dans de nombreux cas, aboutissent même à des assassinats ciblés (le cas célèbre d’Anna Politkovskaïa, ainsi que ceux des antifascistes Stanislav Markelov et Anastasia Babourova), des lois fortement répressives y ont été introduites contre les ONG et les dissidences sexuelles, et les syndicats y ont un espace d’action pratiquement nul.

De plus, il n’est pas non plus si extravagant d’affirmer que, d’une part, la décision d’entamer une guerre à grande échelle par l’invasion de l’Ukraine est née, entre autres, de la volonté de stopper et de prévenir les processus de révolution sociale qui se concrétisaient dans le pays agressé, poussés par un désir de rapprochement avec l’Europe et l’OTAN (la Révolution orange de 2004 et la Révolution de la dignité de 2013/14). D’autre part, la Russie a poursuivi au cours de la dernière décennie une série d’alliances avec des régimes de type autoritaire, comme la Syrie d’Assad ou la Biélorussie de Loukachenko (mais aussi la Corée du Nord de Kim Jong-un, ou la Hongrie d’Orbán sur le sol continental). Assez spontanément, donc, l’Europe et l’Ukraine ont essayé de mobiliser leurs propres populations et leur alliance renouvelée autour du concept de « démocratie », une démocratie conçue à la fois comme point de départ et comme une promesse d’avenir pour Kiev (l’entrée dans l’UE), base autour de laquelle s’est structuré le conflit avec la Russie.

Une telle dichotomie peut évidemment être compliquée et enrichie de nuances, qui ont très souvent à voir, d’une part, avec la mémoire de la Grande Guerre patriotique en Russie et, d’autre part, avec les appels controversés à la résistance antisoviétique en Ukraine. Le sociologue Volodymyr Artiukh écrit : « si la propagande de Kiev efface les symboles soviétiques et fait appel aux corps et aux sentiments, la propagande du Kremlin encombre l’espace symbolique de signaux iconiques, tout en effaçant les corps, à la fois littéralement et discursivement. Les Russes utilisent des symboles dépourvus de connotation idéologique pour détruire des corps réels, tandis que les Ukrainiens utilisent des corps détruits, et dépourvus de connotation idéologique, pour lutter contre des symboles ». Tout cela pour dire qu’en effet, bien souvent (et pas seulement en Ukraine), la juste et légitime résistance à l’invasion russe et la lutte pour la démocratie prennent les traits d’une volonté de décolonisation qui s’exerce à la fois contre l’occupation soviétique de l’après-guerre et contre les influences russes tout court (comme dans le refus de la langue russe dans divers domaines, des communications officielles au quotidien).

Hégémonie ou domination ?

Dans ce sens, l’une des dynamiques qui s’est créée, ou plutôt approfondie, avec l’invasion russe en Ukraine a également été celle d’un « sens renouvelé de fraternité » entre les populations et les républiques du contexte post-soviétique : des membres de la dissidence biélorusse s’efforcent de soutenir Kiev depuis l’étranger quand ils ne combattent pas, armes à la main, aux côtés des troupes de Zelensky ; la Géorgie, également engagée sur le champ de bataille avec sa propre légion, est en ébullition avec des manifestations de rue dans le pays depuis près d’un an ; les populations de Pologne et des pays baltes – pour lesquelles, par ailleurs, le traumatisme des conflits passés avec la Russie est réactivé – sont impliquées dans diverses formes de soutien et de mutualisme avec les ukrainiens et ukrainiennes.

Cependant, le récent cycle électoral présente une image certainement plus complexe. En fait, surtout l’année dernière, il semble que les forces politiques dites « pro-russes » aient obtenu une série de succès auparavant considérés comme impensables dans les urnes : en Moldavie, un référendum pour inscrire dans la constitution l’objectif d’adhésion à l’Union européenne est passé de justesse (et a presque uniquement séduit les diasporas de l’Ouest et le centre urbain de la capitale Chișinău) ; lors des présidentielles controversées en Roumanie, l’outsider ultranationaliste Călin Georgescu s’est démarqué, ayant à plusieurs reprises exprimé des opinions proches de Poutine et ayant même rencontré dans le passé l’idéologue eurasien Aleksandr Dugin ; mais aussi en Géorgie, la majorité des préférences est allée au parti au pouvoir, très lié à la Russie, ce qui est un très mauvais résultat bien que la régularité du vote soit très contestée. En général, depuis deux ans, il n’est pas incorrect de dire que les pays d’Europe centrale et orientale (Hongrie, Slovaquie, Roumanie, mais aussi dans une certaine mesure Moldavie, Bulgarie et République tchèque) représentent le « maillon faible » du soutien européen à l’Ukraine agressée et expriment souvent des positions politiques de condescendance envers les actions du Kremlin, au niveau institutionnel tout comme au niveau de l’opinion publique.

Il s’agit cependant d’élections qui soulèvent de nombreuses questions quant à la régularité du processus de vote, et sur lesquelles pèsent souvent des accusations d’ingérence de la part de la Russie ou de la part de sujets impliqués dans des réseaux internationaux, dont beaucoup ont des liens avec la Russie. En même temps, il est impossible de ne pas y voir également le signe d’une projection hégémonique du projet poutinien – qui convainc manifestement plus de gens qu’il n’y paraît, bien que de manière souvent vague et même contradictoire – ainsi que d’une insatisfaction de longue date à l’égard de l’Europe qui traverse ces sociétés, probablement générée dès la crise économique de 2008 et qui a ensuite explosé de manière définitive avec la question migratoire de 2015. À cela s’ajoutent des difficultés concrètes survenues après la guerre en Ukraine : la forte dépendance énergétique de certains pays envers la Russie rend difficile le désengagement à court terme ; l’insatisfaction des travailleurs du secteur agricole de la Roumanie et de la Pologne face aux canaux préférentiels activés dans le commerce des céréales ukrainiennes ; l’augmentation des prix des loyers et des logements due à l’afflux de réfugiés en Moldavie, etc.

La réalité est que, trois ans après le début de l’invasion, la stratégie de soutien poursuivie par les alliés de Kiev (Europe et États-Unis de Biden) a montré toutes ses limites : les retards dans la livraison des aides, la décision d’exclure toute forme d’intervention directe (dès la zone d’exclusion aérienne initiale), ainsi que la réticence à accorder à l’Ukraine la possibilité d’effectuer des attaques en territoire russe et l’indisponibilité de tracer un chemin clair de l’adhésion du pays agressé à l’OTAN sont tous des éléments qui, probablement, contribuent à modifier la perception que les populations de l’Est ont de l’ordre euro-atlantique. Si pour tous les points susmentionnés, il existe des considérations de risque qui expliquent, et dans de nombreux cas justifient, le « désengagement » de l’Europe et des États-Unis envers l’Ukraine, le revers de la médaille est une perte de poids hégémonique dans divers contextes : du point de vue d’une personne géorgienne, moldave ou même ukrainienne, quelles sont les preuves en ce moment qu’une intégration politique et militaire rapide dans l’espace européen représente une quelconque garantie de sécurité et de développement ? Paradoxalement, la proposition de « pacte social » que Poutine offre sur la scène internationale – une offre qui, clairement, prend les tons et parfois la forme d’une menace et qui propose de renoncer à toute une série de droits civils et politiques en échange d’une relation de protection-subordination au sein de la sphère d’influence de Moscou – risque de rencontrer un véritable consensus chez des pans de plus en plus larges de populations en dehors de la Russie.

Dans la spirale de l’imitation

Dans ces dynamiques s’inscrivent également des tendances de longue date : comme nous l’avons mentionné, c’est au moins depuis 2008 que les relations entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale sont en crise et, d’une certaine manière, le modèle démocratique européen en général a souffert d’une baisse de l’investissement politique de la part de la population du continent. Il existe de multiples interprétations des raisons pour lesquelles une telle trajectoire s’est produite : on observe à l’échelle mondiale une capacité croissante des droites populistes à capter l’insatisfaction des laissés-pour-compte, des « perdants » de la mondialisation, mais aussi peut-être à attirer le soutien d’une nouvelle classe capitaliste qui est plus en phase avec un ordre marchand, plus « protectionniste » que « libéral ». Dans son récent livre When Left Moves Right : The Decline of the Left and the Rise of the Populist Right in Postcommunist Europe, l’analyste Maria Snegovaya explique comment dans les pays d’Europe centrale et orientale, tout cela s’est également mélangé à une certaine insatisfaction produite par les complexités des conditions imposées dans les processus d’intégration et à la différente composition sociale par rapport à l’Ouest.

De leur côté, Ivan Krastev et Stephen Holmes, dans The Light that Failed. A Reckoning, suggèrent qu’entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale s’est établi un rapport d’« imitation », dans lequel les pays post-communistes ont « copié » avec enthousiasme les modèles et les institutions de leurs homologues, pour ensuite être déçus par les résultats. Cela a engendré des ressentiments qui les ont amenés à rivaliser pour l’identité de « véritables européens ». Orbán, par exemple, a fait sienne cette identité de défenseur des valeurs continentales contre les démocraties libérales en déclin. Ainsi, la Russie de Poutine elle-même, pour se démarquer de la décennie libérale de l’ère Eltsine, s’est de plus en plus engagée dans un défi d’imitation agressive avec l’Occident (ou avec une idée artéfactuelle de l’Occident). Krastev et Holmes écrivent :

« exaspérés par cette exigence impérieuse et vaine que la Russie imite une image idéalisée de l’Occident, les initiés du Kremlin ont décidé d’imiter ce qu’ils percevaient comme les comportements les plus odieux de l’hégémon américain afin de “tendre un miroir” à l’Occident et de montrer à ces prétendus missionnaires à quoi ils ressemblent vraiment une fois leurs prétentions auto-flatteuses retirées. Le “miroir” est une façon pour les imitateurs d’autrefois de se venger de leurs prétendus modèles en révélant les défauts peu attrayants et l’hypocrisie agaçante de ces derniers. Ce qui rend cette rage de démasquer significative, c’est que le Kremlin la poursuit souvent comme une fin en soi, indépendamment des avantages collatéraux que le pays pourrait espérer en tirer, et même à un coût considérable. L’ingérence de la Russie dans les élections présidentielles américaines de 2016, pour en venir à l’exemple le plus frappant de cette approche ironique et provocante du “miroir”, a été interprétée par ses organisateurs et ses auteurs comme une tentative de reproduire ce que le Kremlin considérait comme des incursions injustifiées de l’Occident dans la vie politique de la Russie ».

Dans une logique de ce type, et avec l’imprévisibilité schizophrène donnée par la réélection de Donald Trump, il est évident que la rhétorique – bien qu’à bien des égards obligatoire et non dénuée de sens concret – présentée par Zelensky et par Bruxelles sur la « défense de la démocratie » contre l’autocratie russe risque de révéler toutes ses limites. Aux yeux de nombreuses personnes, pas forcément séduites par le modèle politique de Moscou, le concept de démocratie européenne – surtout au moment où l’Europe se montre peu capable de remettre en question ses propres équilibres et de se reconstruire dans un cadre plus social-démocrate – ne peut que résonner comme un retranchement sur un statu quo sur lequel planait déjà un important fardeau de désillusion et de scepticisme.

D’autre part, la juste opposition à l’invasion entre les mains des élites de plusieurs pays devient de plus en plus un capital symbolique dépensé sur la scène politique pour éviter d’aborder d’autres problèmes : cela se produit avec les oppositions en Géorgie, mais aussi dans certaines occasions avec le gouvernement moldave de Maia Sandu, ainsi que dans une grande partie des débats où l’étiquette de « pro-russe » est attribuée davantage à des fins diffamatoires qu’à partir d’une évaluation substantielle. C’est peut-être aussi ici que se niche l’une des menaces les plus cruciales posées par l’invasion de Poutine : dans le jeu agressif de miroirs et d’imitations mis en place par le Kremlin, l’Europe risque à son tour de refléter et d’imiter certains des comportements les plus rétrogrades de son « adversaire ». On le voit, par exemple, dans l’obsession qui pousse souvent à réduire les votes ou les manifestations de protestation à des phénomènes liés uniquement à la « propagande russe » ou à la « guerre hybride », dans une attitude similaire à la manière dont la Russie parle souvent de « révolutions de couleur » pour discréditer les mouvements de base qui contestent le pouvoir. Ce type de réaction apporte de l’eau au moulin de l’accusation d’hypocrisie – justement au moment où la meilleure défense de la démocratie serait la capacité de réforme et d’autocritique.

Traduit de l’italien par Giuseppe Cocco

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22.03.2025 à 10:19

Près de trois ans après l’invasion, la parole aux femmes ukrainiennes de Trieste

multitudes

Près de trois ans après l’invasion, la parole aux femmes ukrainiennes de Trieste
L’article recueille les témoignages d’une trentaine de femmes ukrainiennes réfugiées à Trieste (Italie). Elles réfléchissent sur leurs expériences d’avant et d’après l’invasion russe de leur pays en février 2022. À travers des entretiens et des récits personnels, des thèmes émergent tels que la perte d’identité, le sentiment d’abandon par une partie de la gauche italienne. Les femmes décrivent leur engagement quotidien, le traumatisme de la guerre, la difficulté de l’intégration et la nécessité de résister non seulement militairement, mais aussi culturellement et socialement. Le texte offre une perspective intime sur une guerre souvent réduite à des récits idéologiques, donnant de l’espace aux expériences directes de celles qui en sont affectées et mettant en évidence, plutôt que le sacrifice et le « martyre », un désir irrépressible d’une vie qui vaille la peine d’être vécue.

Three Years after the Invasion, Ukrainian Women in Trieste Have Their Say
This article gathers the testimonies of some thirty Ukrainian women who have taken refuge in Trieste (Italy). They reflect on their experiences before and after the Russian invasion of their country in February 2022. Through interviews and personal accounts, themes emerge such as the loss of identity and the feeling of abandonment by part of the Italian left. The women describe their daily commitment, the trauma of war, the difficulty of integration and the need to resist not only militarily, but also culturally and socially. The text offers an intimate perspective on a war often reduced to ideological narratives, giving space to the direct experiences of those affected by it and highlighting, rather than sacrifice and “martyrdom”, an irrepressible desire for a life worth living.

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Texte intégral (6547 mots)

Fin février 2022, dans les jours qui ont suivi l’invasion russe de l’Ukraine – dans une sorte de réflexe pavlovien – j’ai participé à une manifestation pacifiste entre compagni, un mot-refuge qui depuis bien trop longtemps ne veut plus rien dire. Les mêmes camarades qui, jusqu’au
23 février 2022, étaient certains que la Russie n’envahirait pas l’Ukraine, dès le 24 février trouvaient les coupables sans hésitation : les Américains, l’OTAN et, surtout, les Ukrainiens qui résistaient. L’Ukraine était blâmée car, telle une fille imprudente, elle aurait joué avec le feu et provoqué son voisin masculin en le trahissant avec l’amant de l’autre côté de l’océan. Exactement comme le récite la vulgaire comptine patriarcale fredonnée par Poutine au président Macron, quelques jours avant l’agression : « Que cela te plaise ou non, tu devras le supporter, ma belle ».

Lors de cette manifestation, cependant, il y avait aussi une centaine d’Ukrainiennes de Trieste, des travailleuses immigrées qui défendaient la résistance ukrainienne, venues sur la place avec des pancartes contre l’invasion et des photos de Poutine affublé de la moustache d’Hitler. Ce sont elles qui – comme dans une épiphanie – m’ont fait réfléchir et penser. C’est leur douleur et leur détermination qui m’ont ouvert les yeux, me permettant de regarder la guerre sous une autre perspective.

Comment écrire, alors, sur la résistance ukrainienne en évitant le piège de tenir un discours sur la « victime préférée » ?

La résistance ukrainienne n’a jamais réussi à pénétrer le cœur et les pensées des camarades pacifistes, et elle est aujourd’hui totalement éclipsée par la guerre en Palestine, plus attrayante dans la mesure où elle offre à la gauche radicale ce qui est peut-être la dernière grande bannière prête à être ramassée et brandie sans se poser trop de questions.

Une tentative d’attirer cette attention a été le démarrage d’un travail d’écriture avec une trentaine de femmes de la communauté ukrainienne de Trieste dans un des lieux historiques du féminisme, la Maison Internationale des Femmes. Certaines d’entre elles vivent à Trieste depuis plus de 20 ans, mais la majorité est arrivée après l’invasion russe de différentes régions d’Ukraine : Kiev, Kharkiv, Lviv, Dniepr, Odessa, Mykolaïv, les Carpates…

J’ai donc mis de côté toute réflexion géopolitique ou même politique, ainsi que les interviews avec les « courageux et héroïques représentants de la gauche minoritaire en Ukraine », avec les « féministes, les anarchistes qui combattent en première ligne tout en luttant contre le gouvernement néolibéral de Zelensky ». Toutes ces réalités existent. Mais il m’a semblé plus intéressant de savoir ce que pensent et ressentent les immigrées et réfugiées ukrainiennes de Trieste.

Avant l’invasion, elles étaient environ 3 000 entre travailleuses et familles, et aujourd’hui, environ 250 à 300 réfugiées avec enfants se sont ajoutées, accueillies dans des centres d’hébergement. Lorsqu’elles sont allées à la manifestation de février 2024, elles disent toutes s’être senties seules « nous ne savions pas comment agir, ce que nous devions faire ni comment expliquer : notre identité triestine a disparu. Tout ce qu’une partie d’entre nous avait construit en plus de 20 ans de travail ici ne comptait plus pour rien. Nous étions définitivement étrangères et étranges aux yeux des gens de gauche qui voulaient nous imposer une reddition qu’ils appellent “paix”. Que devons-nous faire de notre douleur ?»

Olga raconte : « Nous avons vu la manifestation sur la place de Largo Barriera, nous nous sommes jointes et nous nous sommes dit : “Cest beau, nous sommes tous ensemble ! Ils nous soutiennent !”. Mais quand nous avons commencé à chanter lhymne ukrainien, nous avons compris quune partie de la manifestation allait dans une direction et nous dans une autre : “Nous avons été insultées, traitées de fascistes et de nazies, et on nous a dit que cétait nous qui voulions la guerre. Nous étions confuses et déconcertées. Cétait douloureux, mais ensuite nous avons organisé dautres manifestations toutes seules. »

Natalia ajoute : « Tous les peuples aiment leur terre, mais si nous, Ukrainiens, déclarons aimer la nôtre, nous sommes immédiatement accusés dêtre fascistes et nazis. »

Il est presque superflu d’ajouter que les femmes ukrainiennes, dont beaucoup prennent soin de nos personnes âgées depuis des années, nettoient nos maisons, travaillent dans des maisons de retraite et des hôpitaux, n’ont jamais été écoutées ni prises en compte par la gauche radicale italienne durant ces trois années de guerre. Au mieux, elles ont été regardées avec condescendance et une compréhension paternaliste, comme si leurs pensées et leurs sentiments ne valaient rien : « Pauvres femmes, elles ne savent pas ce quelles disent et croient à la propagande occidentale ».

En les écoutant, je pensais que nous, de gauche, n’arrivons pas à pardonner aux populations de l’Est et des anciens pays socialistes de ne pas croire au « communisme » et de ne pas penser que le socialisme sous lequel elles sont nées et ont grandi était amendable ou améliorable. Nous n’arrivons pas à croire aux histoires qu’elles nous racontent, comme par exemple, le poids de la mémoire de l’Holodomor (qui revient toujours). C’est le cas avec Olga, qui me raconte l’histoire de la commode familiale avec un double fond très fin, où l’on cachait des morceaux de viande salée ou de petits sacs de graines de blé. Pour s’assurer que je la croirais, elle me dit qu’elle m’enverra une photo, car elle sent que je suis incrédule ou que je ne veux pas y croire. Lorsque je l’entends ensuite dire que ses grands-parents vivaient entre deux envahisseurs, les Allemands et les Russes, mais que les premiers étaient moins cruels que les seconds avec les paysans ukrainiens, je rassemble toutes mes connaissances historiques, témoignages et romans d’illustres écrivains communistes balayés par la vérité : comment ne pas penser aux personnages de Vie et Destin, de Vassili Grossman, qui se demandaient pourquoi les vieux bolcheviks n’avaient pas défendu les victimes de Staline ? Pourquoi n’avaient-ils pas écouté les témoignages sur « la faim qui régnait dans les villages et la cruauté avec laquelle on confisquait jusquau dernier grain de blé » ? Grossman, le grand écrivain de LÉtoile Rouge, le journal de l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale, écrit : « Au nom de la morale, la cause révolutionnaire nous avait fait perdre toute morale ».

Lyudmila intervient alors pour dire qu’elle a lu Vie et Destin avec passion, en particulier parce qu’elle a été marquée par le personnage de Lyudmila, dont elle porte le même prénom : « Elle vivait avec son mari et raconte comment allait leur quotidien à la maison. Combien defforts elle devait faire pour survivre et soutenir son mari dans les difficultés. Force de la femme. Pendant lHolocauste, un enfant de huit ans se trouvait dans une pièce remplie de gens. Il semblait abandonné parce que sa mère biologique nétait pas capable de soccuper de lui. Pourtant, une “seconde mère” a pris soin de lui et la soutenu. Cet enfant a trouvé la force de traverser la pièce, au milieu de tant de gens, pour remercier cette femme qui lavait aidé. À la fin, il a même réussi à retourner vers sa mère biologique, reconnaissant envers ces deux figures qui lui avaient donné de la force et du soutien. Moi-même, jai vécu cette situation avec des gens rassemblés dans une pièce, et cet enfant qui la traverse en trouvant la force de le faire. Que signifie la force humaine ? Peu importe le corps que vous avez, vous pouvez avoir un petit corps frêle, mais si vous trouvez la force, vous y arrivez. Comme nous, Ukrainiens, le faisons maintenant. »

Oxana ajoute : « Ces personnages du roman sont juifs. Et quand les paysans ukrainiens voyaient des juifs en danger, ils les cachaient, les aidaient à survivre. Il y avait des cachettes, même si cétait très dangereux. Peu importait doù venait le danger. Si le danger venait des Allemands, on se cachait des Allemands ; si le danger venait des Russes, on sentraidait tout de même. Ces pauvres paysans devaient toujours se cacher. Jimagine ce quils ont vécu. Bien sûr, en Ukraine, il y a toujours eu des collaborateurs, comme il y en a encore aujourdhui. Il y avait des Ukrainiens qui torturaient dautres Ukrainiens – cest une histoire qui se produit partout. »

Le récit collectif commence avec ferveur, où tout se mélange et où, au centre, il y a toujours la figure des pauvres paysans et des femmes qui doivent supporter la douleur et le travail forcé, quel que soit l’envahisseur du moment ou quelle que soit la forme de l’État sous lequel ils et elles doivent vivre. Doivent-elles trouver les mots pour convaincre une personne de gauche occidentale ? Elles savent que l’antisémitisme et les massacres de juifs commis par les bataillons ukrainiens constituent une faute dont elles doivent se disculper pour avoir le droit de s’asseoir à la table des victimes légitimes à défendre par la gauche occidentale, comme si cela n’était pas aussi arrivé en Europe occidentale ? Je ne sais pas, on ne peut pas reprocher aux gens de ne pas être historiens.

Immigrées et réfugiées

Revenons aux premiers mois de l’invasion de Poutine, telle que la racontent les femmes de Trieste, qui mettent en évidence la différence entre celles qui sont venues travailler il y a des années (les migrantes) et celles qui ont fui la guerre (les déplacées). Les premières, arrivées il y a plus de 20 ans, étaient psychologiquement prêtes à affronter un monde inconnu. Elles n’avaient aucune aide des institutions et se sont rencontrées dans les jardins ou à la plage. Seule l’église catholique leur apportait un peu d’aide. Elles ont compris ce que signifie le mot « extracommunautaire », trouvant du travail comme aides à domicile ou femmes de ménage : « Nos diplômes ne valaient rien, mais nous pensions quen quelques années, nous pourrions gagner assez pour acheter une maison en Ukraine ou faire venir ici notre famille et nos enfants. » Bien sûr, les choses ont été plus difficiles qu’elles ne l’avaient imaginé. Une petite minorité a réussi, en quelques années, à s’acheter une maison en Ukraine ou à se stabiliser suffisamment pour réunir leur famille en Italie, mais pour la majorité, il a fallu au moins une décennie de sacrifices.

Une femme qui a cinq enfants – deux nés en Ukraine avant de partir, élevés par leurs grands-mères, et trois nés en Italie une fois la famille réunie – raconte que son expérience lui a fait comprendre la différence entre avoir des enfants simplement parce qu’on est une femme et en avoir parce qu’on est en condition de le désirer.

Les femmes arrivées après la guerre ont été immédiatement accueillies et aidées par les institutions, même dans une ville comme Trieste où les demandeurs d’asile arrivant par la route des Balkans doivent attendre des mois dans la rue avant de pouvoir accéder à un hébergement. Toutefois, elles rencontrent des difficultés psychologiques, sont traumatisées. La majorité d’entre elles travaillaient en Ukraine et ici – surtout les plus âgées – ne savent pas quoi faire, espèrent pouvoir rentrer chez elles. Les femmes répètent qu’elles ne s’attendaient pas à l’invasion, en particulier celles qui habitaient à l’Est, même si la zone était déjà disputée.

Chacune a une histoire à raconter. Elles ne font pas confiance aux informations qui circulent sur Internet, sachant que la guerre est aussi une guerre de l’information. Dans les récits, il y a toujours des grands-mères, par exemple, des grands-mères assises sur un banc qui attendent. Le soldat russe n’a pas le courage de tirer sur les grands-mères. Elles demandent au soldat russe ce qui est en train de se passer et il leur répond : « Nous vous libérons… » Alors, les grands-mères demandent : « Mais nous libérer de quoi, si nos maisons sont ici, et que vous nous expulsez et mettez dautres familles à notre place ? » Le récit continue avec le soldat russe, pensif et surpris en voyant l’école en briques et en apprenant qu’il n’est même pas nécessaire de payer pour y aller : les soldats russes sont plus pauvres que les Ukrainiens et pillent les maisons.

Lors de la première prise en charge à la frontière de Fernetti, au moment de l’invasion, on percevait une atmosphère différente selon l’origine des bus. Les femmes et les enfants venant de l’Ouest de l’Ukraine étaient presque joyeux, comme s’ils partaient en excursion pour revenir peut-être dans trois jours ou même avant. En revanche, les personnes venant de Kiev ou de l’Est de l’Ukraine avaient les yeux baissés, étaient terrifiées, et disaient toutes : « Pourquoi ne couvrent-ils pas notre ciel ? Pourquoi nenvoient-ils pas des antimissiles ? » Il y avait de la douleur, de l’incertitude, ne pas savoir quoi faire, ni par où commencer… Même pour les médiatrices, à la fin de leur service, une pause était nécessaire pour assimiler tout cela : « Cet afflux continu a duré trois mois, puis jai vu que les gens sur le territoire retroussaient leurs manches, prêts à tout faire, coûte que coûte, pour recommencer à vivre, même au jour le jour. Les femmes se sont dit : “Quest-ce quon fait ? On ne reste pas les bras croisés”. Par exemple, dans les centres daccueil, les murs étaient tous moisis, et les femmes ont dit : Donnez-nous de la peinture et des pinceaux, nous allons les peindre nous-mêmes, donnez-nous les outils et nous le ferons comme si cétait notre maison”. Mais laccueil na pas permis de le faire. Il y a des règles et on ne peut pas, même si cela signifie vivre dans la moisissure. En plus, il faut supporter des inspections humiliantes des chambres sans même être prévenues.» Les inspections concernent la présence éventuelle d’alcool, mais aussi de petits appareils électroménagers, comme des bouilloires pour le thé ou des mini-réfrigérateurs.

Nous n’avons pas abordé le sujet des demandeurs d’asile provenant d’autres pays en conflit, car il ne m’a pas semblé approprié d’exiger que les Ukrainiennes passent également cet « examen» et reconnaissent leurs « privilèges» par rapport aux autres demandeurs d’asile qui arrivent en Europe et en Italie, où ils attendent dans des conditions indécentes avant d’être accueillis. Je ne crois pas que ce soit la faute des Ukrainiens si l’Europe différencie les demandeurs d’asile en fonction des pays d’origine et bloque sélectivement ses frontières. Je n’ai pas eu le courage de le demander à cette vieille dame qui tremblait en racontant comment elle avait fui Kiev en passant une nuit entière couchée dans un champ. Il est obscène de faire le marché des victimes. Il existe, chaque fois que l’on traite avec des migrants – mais pas seulement – un substrat raciste que seul l’internationalisme avait, sinon effacé, rendu indécent à admettre publiquement. Or ce qui m’impressionne, c’est que chez les Ukrainiennes, le préjugé envers les réfugiés du Moyen-Orient est plus fort que celui envers les Russes, même si elles reconnaissent ces derniers, à chaque instant, comme leurs ennemis dont elles veulent être libérées une fois pour toutes.

Ce qui frappe chez toutes ces femmes, c’est leur désir absolu d’entrer en Europe, leur sentiment d’être Européennes, et leur explication de la guerre comme une réaction de Poutine au désir des Ukrainiens, en tant que nation, de choisir librement leur propre destin. Elles revendiquent d’être pacifistes, d’aimer la paix et d’être contre la guerre : « Personne ne veut la guerre, mais je demande à vous, pacifistes qui nous accusez de vouloir la guerre : si quelquun envahissait lItalie, vous la laisseriez sans résistance à ceux qui arrivent ? Voulez-vous résister ou non ? Pendant des années et des années, on parlait de paix, tout le monde voulait la paix. Ce nest pas nous qui avons commencé cela. Les États-Unis nous avaient promis de nous protéger lorsque nous avons remis nos armes nucléaires à la Russie. Nous sommes dans une situation où nous ne pouvons pas faire comme si de rien nétait. Nous sommes dans une position très inconfortable, mais nous devons réagir. Nous ne sommes ni nazis, ni fascistes, ni néofascistes. »

« Nous devons faire place nette, telle est notre volonté. Où est la justice, où est la vérité ? Nous, Ukrainiens, réglons tout sur la place publique. Nous pouvons même critiquer notre président. Cela, les Russes ne peuvent pas le faire, car chaque président commet des erreurs, et maintenant ces erreurs sont plus visibles parce que nous avons beaucoup de sources dinformation, et les gens réfléchissent par eux-mêmes. Cest une bonne chose pour nous que notre président soit resté lorsque linvasion a commencé, quil nait pas fui comme il aurait pu le faire ; cela doit être reconnu. De plus, on ne peut pas organiser des élections pendant la guerre, avec le pays envahi. Ce quil a fait est unique : beaucoup disent que cest un acteur, un clown, mais je pense que seul un acteur pouvait gérer au niveau mondial cette situation en Ukraine. Certes, il a beaucoup de défauts, mais il sest trouvé au bon moment, et il doit aussi se méfier de son cercle le plus proche. Nous ne pouvions pas le savoir quand nous avons voté, mais il sest montré un président valeureux. Quand nous avons voté, nous navions pas beaucoup de choix. Toutes les personnes ici dans cette salle nont pas voté pour lui. Beaucoup nont même pas voté parce quelles ne se sentaient représentées par personne, mais aujourdhui, elles espèrent quil travaille avec honnêteté, même si nous ne pouvons pas le savoir réellement. »

On parle donc de paix, de femmes et d’hommes, de la manière dont, selon un proverbe ukrainien, les femmes soutiennent trois coins de la maison et les hommes un seul ; de la façon dont les femmes doivent réparer les dégâts causés par les hommes, les traumatismes qu’ils provoquent, les guerres qu’ils mènent… Certaines disent même que dans l’ancienne Ukraine, il y avait un matriarcat et qu’il n’y avait pas de guerres, et qu’il faudrait revenir à un gouvernement dirigé par les femmes. Comme nous l’avons vu plus haut, l’histoire est source de consolation, de formation de l’identité et de projection vers l’avenir… Quoi qu’il en soit, toutes reviennent à l’invasion, au problème qui se trouve devant elles et que les Ukrainiens doivent forcément résoudre.

Sauver les naufragés, résister devant la guerre

Le 26 juin 2019, le navire Sea Watch, sous le commandement de la capitaine Carola Rakete, entra dans les eaux italiennes en direction de Lampedusa, défiant l’ordre d’arrêt des patrouilles de la Garde côtière et mettant en sécurité les naufragés étrangers qui traversaient la Méditerranée. En juin 2024, Carola est élue au Parlement européen comme indépendante sur les listes de Die Linke. Aujourd’hui, ces mêmes pacifistes qui, il y a cinq ans, en avaient fait un modèle de désobéissance aux lois injustes au nom de l’humanité, l’insultent pour avoir voté « oui » au Parlement européen pour l’envoi d’armes en Ukraine, y compris pour frapper des centres militaires sur le territoire russe.

D’autres pacifistes, qui n’ont jamais organisé de manifestation pour exiger le retrait de Poutine, organisent un sit-in devant l’ambassade ukrainienne à Milan pour soutenir les déserteurs ukrainiens. Je demande aux femmes de Trieste de commenter le fait que, selon l’ONU, 10 millions d’Ukrainiens (sur environ 47 millions) sont à l’étranger, que le nombre d’Ukrainiens qui fuient ne cesse d’augmenter, et que circulent de nombreuses vidéos où la police arrête des hommes pour les emmener de force dans les casernes, vraisemblablement pour les envoyer au front, comme cela s’est passé dans toutes les guerres.

Les mots de la médiatrice de la communauté de Trieste, qui vit en Italie depuis plus de 24 ans, sont la meilleure réponse à tous les pacifistes. Une réponse vitale et pleine de contradictions, car la vie sous occupation est faite de contradictions, alors que seuls ceux qui ont le privilège de se reposer à l’ombre d’une idéologie leur permettant de valider ou de rejeter les résistances des autres recherchent une réponse cohérente. À ces personnes, il est juste de souligner que dans ce témoignage, il n’y a jamais le mot « martyr » ni « sacrifice ».

Ljudmila répond : « Une personne sur quatre est partie à létranger parce quelle est déçue. Je pense que mes enfants ne pourraient retourner en Ukraine que si lUkraine était soutenue. Quand nous avons remis nos armes nucléaires en 1994, nous nous sommes retrouvés sans défense. Cétait une erreur, ce nétait pas la solution. Surtout pas quand on sait avoir un mauvais voisin. Mais quel avenir avons-nous pour nos jeunes ? Ils doivent partir et prendre soin deux-mêmes. Ceux qui sont portés vers le militaire le font, mais personne ne devrait y être obligé. Il est normal que les jeunes veuillent partir : ils voient le monde progresser alors quici, on meurt sous les armes. Je soutiens ces jeunes : vivant, on peut faire beaucoup plus que mort. Beaucoup ne sont pas insouciants, mais ils partent parce quils ne voient aucun avenir. La résistance existe depuis 2014, mais cest difficile. Pourtant, il marrive de penser que je reviendrais si on appelait des femmes de mon âge, plus de 50 ans. Il y a ce sentiment, mais maintenant ça suffit. Peut-être que nous, les femmes, pouvons arranger les choses. Que faut-il : les gens ou les armes ? Les deux, mais aussi un équilibre. »

Voici les mots d’une femme qui est venue rapidement pendant une pause au travail : « LUkraine est un pays de paix, elle nenvahit pas les autres. Les militaires ne peuvent pas se battre les mains nues. La résistance, cest tout ce que nous faisons, ensemble ou individuellement. Chacun contribue : ceux qui envoient des produits, ceux qui aident financièrement. Je connais une jeune femme de 21 ans ici à Trieste : elle envoie chaque mois une partie de son salaire en Ukraine. Elle travaille en silence, comme beaucoup dentre nous. Même en Ukraine, mon fils et dautres volontaires aident, aussi bien au front que ceux qui restent à la maison. Beaucoup de femmes sont à létranger, mais leurs parents âgés restent. Le soutien est nécessaire partout. » Après ces mots, la dame se lève, me serre la main et retourne au travail. Aide-soignante 24 heures.

Anton, arrivé avec sa mère et un frère en 2022, qui a maintenant 18 ans et est en première année d’université, ajoute : « En Russie, il y a certainement 20 % de fascistes. Mais la Russie est grande, et ils ne sont pas tous fascistes. Il faut lutter contre le fascisme russe. Cest une guerre absurde qui dure depuis lépoque de lUnion soviétique. Jai perdu de nombreux amis, à peine plus âgés que moi, qui étaient volontaires au front. Je connais aussi des civils qui sont morts. Je trouve cela absurde ; cela détruit léconomie et le développement du pays. Beaucoup de soldats russes viennent en Ukraine uniquement pour largent. Nous voulons coexister, nous ne voulons pas tuer les Russes dans leur pays, nous ne voulons pas garder Koursk après la guerre. Mon père est en Ukraine, il suit un entraînement pour aller au front. Moi, qui ai maintenant 18 ans, je me suis enregistré depuis létranger auprès de larmée via lapplication militaire. Je suis conscrit. Il y a quelques jours, les États-Unis ont dit que lUkraine devait abaisser lâge de la conscription à 18 ans, mais je pense – comme mes amis qui sont en guerre et qui se battent – que cest absurde. Cela ne servirait quà effrayer les jeunes, cest pourquoi je pense que le gouvernement ne le fera pas, car cela naurait aucun sens. La seule vérité, cest que les États-Unis veulent terminer la guerre le plus rapidement possible. Personne ne se soucie des Ukrainiens ; les États-Unis ne pensent quà ce qui est dans leur intérêt. Jai compris cela : personne dans le monde ne se soucie de lUkraine. Cela peut finir ainsi, avec une partie de lUkraine occupée, mais que se passera-t-il après ? Ce ne serait pas une solution, car lUkraine a déjà lexpérience des accords de Minsk en 2014 avec la Crimée. Si lon mappelle à 25 ans, jirai, car je ne peux pas accepter que les Russes tuent mes amis et les membres de ma communauté. »

Si les jeunes Ukrainiens vivent dans leur chair la contradiction entre le désir d’une Ukraine libre et celui de vivre comme tous leurs contemporains européens, le témoignage de cette jeune femme réfugiée à Trieste, rapporté ci-dessous, nous montre de quoi est composée la main-d’œuvre actuelle et comment toute réflexion politique sur la liberté et la démocratie ne peut ignorer cette réalité.

Olga, dont le mari l’a aidée à traverser les Carpates vers l’ouest de l’Ukraine avec sa petite fille, explique qu’elle sait qu’elle doit donner une enfance à sa fille, mais qu’elle a aussi un billet aller simple sans retour. Elle ne savait pas où aller : en Allemagne ? Au Portugal ? En Espagne ? En France ? Où vais-je finir ?

« Ce que je sais, cest que je dois offrir à ma fille la possibilité dêtre heureuse, mais ma maison, mon travail, ma vie recommencent à zéro. Pas seulement à zéro, mais à un zéro incertain, avec une grande curiosité, parce que chaque jour je me bats avec moi-même pour comprendre ce que je peux faire de plus, ce que je peux apprendre de nouveau, comment je peux faire autrement, car lUkraine nest pas lItalie, et les Italiens sont différents. Je dois madapter et habituer ma fille à être douce et flexible. Comprendre les opportunités comme une petite fourmi, chaque jour avec de nouvelles informations et choses à apprendre, grandir moi-même et offrir à ma fille une base sans père, parce que mon mari se bat au front, et personne ne sait si nous lentendrons ce soir ou non. Nous ne vivons que pour aujourdhui. Nous avons des projets seulement pour aujourdhui. Si nous en avons pour demain, cest un luxe. Même pour largent et pour le travail, car comme beaucoup dentre nous, je travaille sur appel et je fais de tout : des cours de yoga, de la psychothérapie, des rencontres avec les femmes et les adolescents dans les centres récréatifs (structures parascolaires typiques de Trieste), mais aussi du ménage. Je fais tout. Je danse, je chante, et je peux même nettoyer du poisson si cest nécessaire. On appelle cela flexibilité. Une grande question que je me suis toujours posée est : pourquoi, par exemple, un homme de 50 ou 55 ans ici en Italie semble jeune et les femmes aussi, tandis que nos parents paraissent si vieux, ils sont si vieux. Puis jai compris : cest loppression, le travail si dur dans les usines, et ainsi la vie se paie avec ton visage. Ici, en Italie, après la fin de la guerre en 1945, les générations ont grandi plus ouvertes, plus dolce vita. Cétait ma fantaisie. Je ne sais pas encore si cest une fantaisie, car jobserve encore. Mais jaimerais que ma fille puisse vivre différemment de ce quont vécu mes parents en Ukraine, car si une fleur pousse dans une terre sèche, elle sera petite et très fragile. En revanche, avec le soleil et la mer, la fleur sépanouit, et surtout elle grandit avec lidée que lon peut connaître et se mélanger avec dautres personnes, que lon peut voir la tragédie mais aussi changer et vivre dautres aventures. Bref, choisir comment vivre. Et ici en Italie, il me semble que tu peux choisir à qui parler et avec qui communiquer. Même si ce nest que pour un jour. La douleur se lit sur les visages et les expressions des gens. LUkraine a toujours été un pays qui a dû se relever. Nous avons toujours été envahis. Les Russes ont toujours trouvé une raison pour nous envahir. Oui, depuis toujours, et sans aucune raison, un génocide est en cours contre nous. Le peuple russe veut nous envahir, nous voler notre vie et nous nier en tant que peuple. »

Pordenone – Trieste, octobre/décembre 2024
Traduit de l’italien par Barbara Szaniecki & Giuseppe Cocco

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