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22.03.2025 à 10:16

Désarmer le lexique guerrier

Citton Yves

Désarmer le lexique guerrier
Tout en reconnaissant l’impératif d’aider les démocrates ukrainiens à résister à l’invasion poutinienne, cet article questionne l’argumentaire s’appuyant sur la guerre ukrainienne pour justifier une hausse des budgets militaires dans les pays de l’Union Européenne. Le militarisme a toujours été l’ennemi des peuples, et les armées sont l’un des principaux contributeurs au ravage de nos environnements. L’impératif de bifurcation sociale et écologique appelle à investir ailleurs que dans les budgets militaires et à inventer d’autres façons de se défendre contre l’oppression. Il est plus urgent que jamais d’apprendre l’art de la désescalade et du désarmement.

Disarming the Warring Lexicon
While recognizing the imperative of helping Ukrainian democrats resist Putin’s invasion, this article questions the argument based on the Ukrainian war to justify increased military budgets in European Union countries. Militarism has always been the enemy of the people, and armies are one of the main contributors to the ravaging of our environments. The imperative of social and ecological bifurcation calls for investing in other than military budgets, and for inventing other ways of defending ourselves against oppression. It is more urgent than ever to learn the art of de-escalation and disarmament.

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Texte intégral (8408 mots)

Produire et livrer davantage d’armes pour soutenir les militaires ukrainiens qui se battent contre l’invasion de la dictature poutinienne ? Ou tarir les flots qui enrichissent le complexe militaro-industriel en multipliant les victimes de la guerre ? L’intuition qui anime cet article est que tout est déjà trop tard dès lors qu’on se trouve pris dans ce type de tenailles. Contrairement à l’adage, on ne choisit jamais entre la peste et le choléra : quand la maladie est là, c’est l’un ou l’autre qui vous frappe, sans demander votre avis. Si l’on y survit, la vraie question est : comment contenir la prochaine épidémie ? C’est ce qu’essaieront de comprendre les pages qui suivent1.

Non toutefois sans préciser préalablement que toute discussion sur les conflits armés doit ainsi être mise en perspective de ce que Sony Labou Tansi analysait en 1990 comme une « guerre des mondes », où « l’archipel des nantis » continue à « peser le droit sur une balance à deux poids deux mesures », au lieu d’instituer « la solidarité planétaire » « comme une nouvelle règle d’or du jeu mondial, à côté de la notion très fragile de droit à la puissance2 ». Le fait que Poutine drape parfois ses criminelles exactions dans une rhétorique décoloniale n’enlève pas un iota à la pertinence du cadre posé par l’écrivain congolais. Telle qu’elle est actuellement habitée, la planète Terre est le champ d’une lutte des géo-classes qui tout à la fois structure profondément les rapports Nord-Sud et qui clive simultanément entre « nantis » et « démunis » chacun des territoires concernés, selon une violence « lente » (slow violence) et systémique qui ne fait pas moins de victimes que les bombes et les missiles.

Quand l’arbre de la guerre cache la forêt des conflits

La première précaution à prendre est de déjouer les pièges cachés dans le terme de guerre, dont la forte prégnance traumatique confond des réalités d’ordres très différents, qui appellent des traitements différenciés. Certains anthropologues distinguent les feuds motivés par un « désir de se venger d’un tort, réel ou supposé » des guerres ayant pour objet l’établissement d’une suprématie durable3. Ce qui se passe en Ukraine est à l’évidence une guerre, si l’on définit celle-ci par la réalité matérielle des tranchées, des bombardements, des carnages et des viols qui s’y déroulent. Mais cette première dichotomie aide à voir que les premières semaines de « l’opération spéciale » avaient pour enjeu la suprématie (caractéristique de la « guerre ») que la Russie prétendait imposer à l’Ukraine en occupant tout son territoire, en renversant son gouvernement démocratiquement élu et en lui substituant des valets de Moscou. Une fois cette tentative de renversement repoussée, la phase actuelle du conflit semble n’avoir pas tant pour objet la suprématie sur l’ensemble du pays, que le positionnement des frontières dans la région du Donbass, qui était déjà en situation de conflit armé et de revendications incompatibles depuis plusieurs années, au sein de haines réciproques où la vengeance et le rétablissement d’un équilibre brisé (caractéristiques du feud) semblent aussi décisifs que les questions de suprématie.

Une deuxième grande distinction relève des inégalités de niveaux technologiques dont sont dotées les parties en conflit (inégalités constitutives de la colonisation occidentale du monde). Il est absurde de parler de « guerre » entre Israël et le Hamas (ou le Liban), comme il était inadéquat de considérer les USA « en guerre » contre l’Irak. Certes des bombes tombent, des civils sont tués, et les images qui parviennent sur nos écrans évoquent les tragiques scènes de la seconde guerre mondiale. Mais la totale disproportion des capacités militaires entre les parties en conflit devrait imposer l’usage d’un autre mot (par exemple celui de massacre, synonyme de crime contre l’humanité) pour rendre compte de l’asymétrie structurelle dont fait les frais Gaza, où les uns sont exposés sans défense et meurent en masse, tandis que les autres semblent pouvoir bombarder en toute impunité – nourrissant un sentiment de terrible injustice dont il ne faut pas s’étonner que le refoulé fasse retour sous forme d’actions dites « terroristes ».

Une troisième distinction, plus épineuse, mériterait de tenir compte des différences non seulement entre guerre d’agression et guerre défensive – c’est toujours le camp adverse qui est l’agresseur – mais aussi, plus précisément, entre ce que lon sengage à défendre en prenant les armes (ou en en fournissant). Est-ce la même chose, face à l’invasion des armées russes, d’exposer sa vie pour défendre la démocratie ukrainienne ou la nation ukrainienne ? Ce n’est certainement pas à moi d’en juger, depuis le confort de mon bureau, d’où il est obscène de discuter doctement de la guerre alors que, dans les tranchées ou les villes, les populations ukrainiennes et gazaouies vivent dans l’angoisse des bombes, des drones, des violences et des destructions qui les martyrisent quotidiennement. Il est peut-être des cas extrêmes où le nationalisme relève du réflexe de survie collective. Mais il est aussi d’autres cas où la distinction entre un combat contre l’oppression et un combat pour la nation relève d’une importance cruciale – comme le vivent actuellement de nombreux Russes qui doivent trahir leur nation pour résister à l’oppression.

Combattre l’impérialité (patriotisme & patriarcat)

Si les trois distinctions évoquées plus haut peuvent aider à analyser plus finement les dynamiques guerrières, et à s’y opposer plus efficacement, c’est du côté d’une transformation plus profonde, structurelle, des conditions d’habitabilité et de coexistence sur la planète qu’il faut aller chercher une approche alternative aux impasses et aux tenailles de notre désarroi présent. Les questions de suprématie, d’asymétrie technologique et de nationalisme évoquées à l’instant se trouvent en effet reconfigurées par les menaces écologiques globales à la fois engendrées et confrontées par les modes de production et de consommation de « l’archipel des nantis » depuis le XXe siècle. Non seulement l’impérialisme européen qui s’était étendu à la surface de la planète depuis le XVe siècle a atteint les limites extensives de son expansion, mais l’intensification qualitative de sa domination technologique vient elle aussi buter sur des limites que manifestent les phénomènes de dérèglement climatique, d’effondrement de la biodiversité ou d’intoxication de nos milieux de vie.

Comme le suggère Mohamed Amer Meziane, les souverainetés nationales sont l’avatar d’une « impérialité » théologico-politique dont le ressort consiste à se revendiquer d’un pouvoir absolu et transcendant pour organiser hiérarchiquement la cohabitation au sein d’un territoire. Les États-nations et leurs frontières imposent donc un certain mode d’habitation très particulier, dont certaines vertus évidentes (comme l’émergence de formes de liberté et d’auto-détermination collectives en Europe) se paient au prix de fléaux non moins évidents, au premier titre desquels figurent les guerres entre États, mais aussi le traitement inique actuellement imposé aux migrants ou les dommages irréversibles imposés à nos milieux de vie.

Depuis plus d’un siècle, de nombreux mouvements progressistes élaborent des cadres de pensée (et plus rarement d’action) destinés à neutraliser ces fléaux de l’impérialité par des politiques internationalistes. Comme Bertrand Badie dans son nouveau livre, ils soulignent que « l’État a besoin de la guerre pour se construire et la guerre a besoin de l’État pour se renforcer4 ». Si les villes ukrainiennes se font bombarder et martyriser, c’est que les cercles poutiniens croient pouvoir affermir leur emprise sur leurs concitoyens en leur faisant imaginer et combattre une « nazification » expansionniste à leurs portes. Si le Donbass est un lieu d’affrontement armé depuis plus d’une décennie, c’est que des revendications nationalistes, de part et d’autre, barrent la route à une solution négociée.

Une telle analyse appelle à ne pas se tromper d’ennemi. À l’heure où Trump annonce vouloir annexer le Groenland et Panama, ceux que nous devons combattre pour prévenir les guerres à venir, ce ne sont ni des nations (Russie, Chine, USA, Israël), ni mêmes des armées (à dissuader par le gonflement de nos dépenses militaires), mais d’abord et surtout les « Patriotes » qui, à l’intérieur de chaque nation, font escalader les revendications absurdes et mortifères de la suprématie et de l’impérialité écocidaire.

D’où une première question sur l’opportunité de gonfler les budgets militaires européens (appelés de leurs vœux par tous les « Patriotes ») : à quoi bon mettre des milliards à dissuader Poutine d’envahir l’Europe, si les restrictions budgétaires dans l’éducation, l’information, la protection sociale et civile (justifiées par la priorité des dépenses d’armement) conduisent à instaurer des régimes poutiniens à la tête de nos nations ?

Renverser l’écologie de guerre

Malgré un long demi-siècle d’avertissements sur la question écologique, nous peinons encore à prendre la mesure de la totale reconfiguration de nos problèmes économiques, sociaux et géopolitiques induite par le ravage de nos milieux de vie, ravage opéré par et au nom des États-nations au sein du capitalisme globalisé. Même si quelques ouvrages récents commencent à explorer le complexe nœud de relations qui pourrait nous conduire à parler d’« écologie de guerre5 », les activités militaires restent le grand impensé – et le grand in-compté – de nos réflexions écologiques. Même si les données sont souvent dissimulées par les institutions militaires sous le sceau du secret d’État, quelques estimations sont parlantes :

– « la militarisation est l’activité humaine la plus écologiquement destructive ». Aux USA, depuis 1940, « 50 cents de chaque dollar d’impôt fédéral a été dédié à des dépenses militaires, diminuant de moitié les sommes consacrées à l’éducation, à la santé, à la lutte contre la pauvreté et pour la protection de l’environnement6 » ;

– selon les pays, entre un quart et la moitié de la consommation de kérosène est dédiée aux hélicoptères et avions de chasse7 ;

– « si l’armée états-unienne était une nation, elle serait à elle seule le 47e plus gros émetteur de gaz à effets de serre, quelque part entre le Pérou et le Portugal, en n’incluant que sa consommation directe d’énergies fossiles8 » ;

– « les armées des divers États sont responsables de 5,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce qui leur donnerait l’empreinte carbone du quatrième pays du monde, supérieur à celui de la Russie9 » ;

– le Département de la défense états-unien « génère 500 000 tonnes de déchets toxiques par an, davantage que l’ensemble des cinq plus grandes compagnies de l’industrie chimique nationale, et l’on estime que la plus grande quantité de déchets chimiques du monde est le fait des activités militaires10 » ;

– ces chiffres n’incluent pas les multiples dommages collatéraux des opérations militaires, des transports logistiques, des pratiques d’entrainement, de la maintenance des arsenaux, de la production d’armement, des occupations de sol, des pollutions, avec des millions de tonnes de mines, de produits toxiques, de déchets nucléaires générés par et en marge des activités militaires11.

La réponse d’un haut gradé de l’armée états-unienne à une question posée sur cet impact écologique met pleinement à jour la profonde déraison de la logique des guerres nationales : « Notre affaire, c’est de protéger la nation, pas l’environnement12 ». Comme si une nation pouvait prospérer une fois que son environnement (proche ou lointain) a été ravagé.

La bifurcation écopolitique ne peut pas continuer à faire l’impasse sur ces réalités. Défendre l’ordre militaire des nations n’est pas moins déraisonnable que sacrifier l’écologie aux diktats de l’économie. Au « réalisme géopolitique » qui constitue le cadre implicite de tous nos débats actuels – un cadre qui postule le business as usual du capitalisme industriel – il faudra tôt ou tard substituer le cadre d’un « réalisme métabolique » fondé sur la « décélération de l’énergétique capitaliste13 ». D’où une deuxième question : dans le meilleur usage de nos ressources financières européennes limitées, la priorité doit-elle être d’enrichir les marchands d’armes dans l’hypothèse d’une agression russe ou chinoise (certes possible, mais pas forcément probable, et encore moins certaine) – plutôt que d’investir enfin les sommes indispensables à la bifurcation écologique (au Nord et aux Suds), dont on ne reporte indéfiniment l’exécution qu’en s’exposant à une menace certaine de destructions massives, concernant des dizaines de générations à venir ?

Comme la finance capitaliste et l’économie extractiviste, les Patriotes, les armées et les industries d’armement – les « nôtres » comme celles de « nos ennemis » – sont à considérer comme des obstacles à renverser, des communs négatifs à démanteler, des champs de mines à déminer. À ce titre, on ne saurait ni les ignorer, ni prétendre les éliminer d’un trait de plume, encore moins les éradiquer. Si écologie de guerre il doit y avoir, cela doit être une écologie du démantèlement des infrastructures génératrices de guerre14. Ni prôner benoîtement la paix face aux armées qui vous envahissent, ni répondre symétriquement à la guerre par la guerre – mais bricoler une troisième voie qui mette en place, précautionneusement et par la négociation, à la fois les moyens futurs de prévenir les guerres (autant que possible) et les moyens présents de se défendre de l’oppression militaire (imposée par les agressions ennemies ou par nos propres Patriotes).

Fugitivité, hétéropolarité et résistances low tech

Le courant de pensée dans lequel s’inscrit Multitudes a de tout temps valorisé la fuite (exil, marronage) comme moteur majeur (quoique discret et largement discrédité) des transformations sociopolitiques. L’opinion commune veut que lorsque les courageux s’engagent dans la confrontation verbale (voice) ou armée (résistance), les peureux s’enfuient lâchement (exit). Si de tels choix binaires sont parfois impossibles à esquiver, toute une tradition de pensée a mis en lumière les potentiels subversifs et transformateurs des différentes formes de fugitivité (Yann Moulier Boutang, Stefano Harney & Fred Moten, Dénétem Touam Bona, Akwugo Emejulu). Qui, hormis des « Patriotes », blâmera les Russes fuyant le despotisme poutinien, les Ukrainiens fuyant les bombardements, ou les Arméniens quittant le Haut-Karabagh occupé par l’Azerbaïdjan ? Qu’auraient gagné ces derniers à se sacrifier dans un bain de sang ? Sous le nom de désertion, la fugitivité est sans doute le plus grand ennemi des institutions militaires – qui la punissent cruellement. Si celles-ci sont nos vrais ennemis, la désertion est peut-être notre meilleure alliée.

Bien entendu, les choses ne sont pas aussi simples. L’autre nom/visage de la « fuite-désertion » n’est-il pas le « nettoyage ethnique » ? Trump, Netanyahu et les colons rêvent de voir les Palestiniens « déserter » enfin la Palestine pour en faire une nouvelle Côte d’Azur. Ici aussi, la double contrainte de l’extension planétaire du souverainisme nationaliste et des menaces environnementales amputant l’habitabilité de nos environnements risque bien de changer la donne, en restreignant les réponses possibles à la question où fuir ? Il n’y a pas de planète B. L’obstination des Palestiniens à vouloir rester sur la terre qui les a nourris rappelle celle de tous les peuples « autochtones » dont nous devons aujourd’hui apprendre à ne pas ravager nos milieux de vie. D’où la nécessité d’imaginer des façons de lutter contre les armées dans les guerres au sein même dun monde en guerres (auquel on ne pourra pas vraiment échapper).

Les accusations portées contre les positions pacifistes qui rechignent à multiplier les livraisons d’armes à l’Ukraine reposent sur un double pilier : d’une part, prendre acte des transformations en cours dans l’ordre du monde (passant d’une situation d’hégémonie occidentale à une structure « multipolaire ») ; d’autre part, reconnaître le besoin impératif de limiter le chaos de cette transformation en s’accrochant à tout prix au respect des frontières actuelles. Laisser Poutine s’approprier le Donbass, ainsi va cet argument, serait permettre à tous les tyrans et démagogues de la planète d’envahir impunément leurs territoires mitoyens pour les « nettoyer ethniquement » à la première occasion.

Les esprits chagrins rappelleront qu’Israël occupe et colonise depuis des décennies des territoires qui ne lui appartiennent pas, que l’invasion du Haut-Karabagh ne semble déranger personne, ou que l’annexion du Sahara occidental par le Maroc vient d’être officiellement validée par le Président Macron… Mais c’est peut-être, plus radicalement, le cadre même de nos analyses géopolitiques qui mérite d’être reconfiguré pour nous permettre d’affronter les défis du présent et de l’avenir sans s’abîmer dans les horreurs autodestructrices des fausses solutions guerrières.

James Der Derian propose depuis une quinzaine d’années d’aborder les relations inter- et intra-nationales à partir d’une conception, non pas seulement multipolaire, mais hétéropolaire. Il désigne par là un enchevêtrement où « l’on a une si large gamme d’acteurs, si différents entre eux, qui amplifient leurs messages et leurs actions par l’accès aux réseaux, et qui opèrent simultanément à travers de multiples niveaux de pouvoir (individuels, locaux, municipaux, urbains, étatiques et systémiques), que l’on doit nécessairement adopter des méthodes hétérodoxes15 ». Daryl Copeland reprend cette notion pour définir l’hétéropolarité comme « un système-monde émergeant dans lequel des États et des groupes d’États dérivent leur pouvoir relatif et leur influence de sources hétérogènes – sociales, économiques, politiques, militaires, culturelles. Les vecteurs disparates qui empuissantent ces pôles hétérogènes sont difficiles à comparer et à mesurer16 ».

Les complexes militaro-industriels (plus ou moins) nationaux continuent (et continueront certainement) à jouer un rôle central dans les conflits à venir – avec, comme le relèvent Michael Hardt et Sandro Mezzadra à propos d’un « régime global de guerre », une « militarisation du champ social » qui prend la triple forme d’une « répression des dissidents », d’un « ralliement autour du drapeau » et d’une « exigence renforcée d’obéissance à l’autorité17 ». Mais l’hétéropolarité invite à imaginer d’autres modalités de résistance à l’oppression intérieure comme aux agressions extérieures. Combattre l’armée russe avec des arsenaux high tech reçus de l’OTAN est peut-être la meilleure façon de s’opposer à l’agression poutinienne – seuls les Ukrainiens et les Ukrainiennes, qui y risquent leur vie, sont en position de décider de cela. Mais en prévision et en prévention des conflits à venir, avant qu’il ne soit trop tard, l’adaptation à un monde hétéropolaire sous fortes contraintes écologiques peut appeler des réponses sensiblement différentes.

À titre d’exemple, il est éclairant d’évoquer ici les développements consacrés par Jairus Victor Grove, dans son ouvrage Savage Ecology. War and Geopolitics at the End of the World, au rôle joué par les IEDs (Improvised Explosive Devices) durant les récentes guerres d’Irak et d’Afghanistan. Ces bombes artisanales ont été bricolées par les combattants locaux, à partir de la récupération de matériels militaires usagés ou recyclés. Des explosifs sont branchés sur des senseurs et déposés sur les routes incessamment parcourues par les convois états-uniens ou gouvernementaux, endommageant fortement les opérations logistiques de l’armée la plus puissante du monde et entraînant des pertes humaines considérables. On estime que « les IEDs sont responsables de la moitié des décès et des blessures de combat durant la campagne d’Irak, et de 30 % des morts et de 50 % des blessures en Afghanistan18 ». Sur ces terrains de guerres a priori conventionnelles (avec invasion terrestre, bombardements aériens, et lutte pour la suprématie), l’hétéropolarité voit s’affronter des acteurs dont les ressources, les modes d’organisation, les agendas et les techniques opératoires sont radicalement hétérogènes. En cinq ans, de 2006 à 2011, le cours de la guerre d’Afghanistan a été complètement bouleversé par l’usage d’IEDs bricolés en low tech à partir de câbles, de piles, de circuits intégrés et autres déchets électroniques récupérés dans des décharges, branchés sur des explosifs souvent eux-mêmes recyclés de matériaux abandonnés, volés ou non explosés lors d’opérations antérieures – comme l’indiquent les quelques chiffres suivants :

ANNÉE

Attaques par IEDs

Soldats US tués

Soldats US blessés

Soldats US en mission

Budget
opérations
anti-
IEDs

Budget
militaire
annuel

2006

797

41

279

20 300

3 770 mio $

14189 mio $

2011

16 554

252

3 542

100 000

3 460 mio $

96588 mio $

L’asymétrie des capacités technologiques (des armements high tech bardés d’informatique contre des bidouillages de récupération) et des budgets (96 milliards de dollars contre une économie du glanage) s’est trouvée retournée au profit des acteurs les moins bien dotés. Il ne s’agit bien entendu pas ici de mettre sur un pied d’égalité morale les démocrates ukrainiens et les Talibans oppresseurs de femmes, seulement de rappeler que les diverses résistances afghanes ont fini par faire reculer les deux armées les plus puissantes et les mieux financées de leur époque (URSS 1979-1989 et USA 2001-2021). Cet exemple d’hétéropolarité illustre le fait qu’une opération militaire d’invasion territoriale peut être enrayée, paralysée, et finalement repoussée, à partir de tout autre chose qu’une surenchère d’armes high tech gonflant les profits et affermissant le pouvoir des complexes militaro-industriels. (Cela dit : dans les années 1970, la Yougoslavie de Tito a essayé de distribuer les capacités de résistance armée à travers un système endémique de défense autogestionnaire décentralisée. Les guerres civiles inter-ethniques des années 1990 n’en sont-elles pas le résultat ?)

Désarmer le lexique guerrier

Les alternatives (fugitives, low tech, asymétriques) de résistances hétéropolaires aux agressions militaires ont été mises en valeur (et en pratique) dès les premières formulations des positions pacifistes et anarchistes. Enseigner aux populations des tactiques simples et efficaces de résistances (passives ou actives) est peu coûteux, peu dommageable à l’environnement et favorable à l’empuissantement des multitudes. (C’est bien pour cette raison que les État-nations ancrés dans l’impérialité transcendante se gardent de les répandre parmi leurs sujets.) D’où une troisième question : si les Européens ont peur (peut-être à raison) d’une invasion poutinienne, pourquoi ne distribuent-ils pas à tous les ménages de l’UE le fameux Manuel de la CIA diffusé au Nicaragua durant les années 1980 pour inviter la population à saboter l’infrastructure et l’administration du pays dirigé par les révolutionnaires sandinistes19 ? Rendre l’occupation intenable par des actes de résistance et de sabotage n’est-il pas moins pire que s’engouffrer dans la spirale militaire des destructions de masses ?

Encore une fois, toutes les situations post-agression dont il est question ici sont non seulement discutables, mais proprement inextricables (parce que prises trop tard), indécidables ailleurs que sur le terrain concret des conflits. D’un point de vue plus général, le plus important n’est pas de gagner la guerre – le seul fait de son déclenchement est déjà un échec – mais bien de prévenir son explosion. L’art de la paix – auquel nos sociétés ne consacrent virtuellement aucune ressource, alors qu’elles déversent des milliers de milliards dans les poches des marchands d’armes – n’est pas tant à envisager comme un art de la négociation visant à mettre fin à une guerre, que comme un art de la désescalade, chargé d’empêcher les parties en conflit de sombrer dans l’agression militaire.

Si les « Patriotes » de tout poil semblent aujourd’hui avoir le vent en poupe dans « l’archipel des nantis », l’intime collusion du patriotisme avec le patriarcat pourrait bien voir le premier s’éroder au fur et à mesure que les luttes féministes gagnent elles aussi du terrain contre le second. Historiquement et anthropologiquement, impérialité et guerre semblent être en relation directe avec le taux de testostérone. La « culture de la guerre », bien mise en valeur par certains travaux sur la période 1914-18, est sans doute notre principal ennemi, à combattre en tous lieux et en tous temps, exactement au même titre que la « culture du viol20 ».

Si tel est le cas, nous devrions commencer par nous méfier de la façon même dont nous nous référons à la guerre et dont nous mobilisons le lexique guerrier. Si l’on veut prévenir les guerres réelles, il faut toutefois s’interroger sur la propension de certains discours et de certains politiciens à se gargariser de métaphores guerrières – avec la mode récente d’évoquer le « réarmement » à tout propos. D’où une quatrième et dernière question : et si parler le langage de la guerre, c’était déjà en frayer le chemin dans la réalité ?

Comme l’avait bien analysé le collectif Retort dès le début des années 200021, États-nations, capital, guerre et spectacle participent d’une dynamique dans laquelle le dernier terme est le moins discuté mais le plus décisif. Le réalisme métabolique impose de prendre pour slogan commun Pas de paix sans justice planétaire. Et pourtant, ce sont les partis des Patriotes qui gagnent les élections, même lorsqu’elles sont formellement démocratiques. S’ils peuvent nous aspirer dans des spirales de violences nourries par un double déni de justice et de métabolisme planétaires, c’est qu’ils savent profiter d’une infrastructure médiatique dont le spectacle joue largement en leur faveur. Réformer cette infrastructure serait l’impératif premier. Faute de pouvoir le faire rapidement, multiplier les barrages aux rhétoriques belliqueuses constitue un premier pas provisoire.

La meilleure réponse aux tendances bellicistes réclamant un réarmement tous azimuts – dont ne peuvent profiter que les « Patriotes », les généraux et les marchands d’armes – est sans doute à chercher du côté des pratiques de désarmement, telles qu’elles sont revendiquées par les Soulèvements de la Terre appelant à désarmer simultanément les infrastructures écocidaires de l’agrobusiness et du groupe Bolloré22, ou par Frédéric Neyrat, dont « le reporter de paix cherchera à documenter les actions visant à désarmer ». Désarmer avant l’éclatement du conflit, plutôt que saboter après l’occupation. Désarmer en multipliant les efforts et les pratiques de désescalade, et en commençant par désarmer le lexique de la guerre, dont la force performative nous entraîne malgré nous dans les spirales militarisantes. Comme le dit encore Frédéric Neyrat, « la politique des désarmés ne pourra être qu’une politique désarmante. […] Désarmant comme, du même nom, dégagé de la peur, un sourire23. »

1Mes remerciements à Giuseppe Cocco et à Marc Saint-Upéry pour leurs retours et leurs réflexions sur ces questions.

2Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang, Paris, Seuil, 2015, p. 144-146.

3Bruno Boulestin, « Ceci n’est pas une guerre (mais ça y ressemble) : entre doctrine et sémantique, comment aborder la question de la guerre préhistorique ? », PALEO, 30-2 (2020), p. 49. Voir aussi Christophe Darmangeat, « La guerre des concepts », intervention dans le colloque Le corps de mon ennemi, Toulouse, 23 avril 2024, sur www.lahuttedesclasses.net/2024/07/le-corps-de-mon-ennemi-les-videos-sont.html

4Bertrand Badie, Lart de la paix, Paris, Flammarion, 2024, p. 29.

5Cédric Durand & Razmig Keucheyan, Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique, Paris, Zones, 2024 ; Pierre Charbonnier, Vers lécologie de guerre, Paris, La Découverte, 2024.

6Kenneth Gould, « The Ecological Costs of Militarization », Peace Review: A Journal of Social Justice 19 (4), 2007, p. 331.

7Michael Renner, « Assessing the Militarys War on the Environment », in A.K. Tripathi & V.B. Bhatt (ed.), Changing Environmental Ideologies, New Delhi, Ashish Publishing, 1992, p. 96.

8Oliver Belcher et al., « Hidden carbon costs of the everywhere war: Logistics, geopolitical ecology, and the carbon boot-print of the US military », Transactions of the Institute of British Geographers, 45 (1), 2020, p. 65-80.

9Conflict & Environment Observatory, « New estimate: global military is responsible for more emissions than Russia », November 10, 2022, https://ceobs.org

10Andrew K. Jorgenson & Brett Clark, « The temporal stability and developmental differences in the environmental impacts of militarism: the treadmill of destruction and consumption-based carbon emissions », Sustainability Science, vol l (11), 2016, p. 507.

11Conflict & Environment Observatory, « Conflict & Environment Observatory, How does war damage the environment? », June 4, 2020; pour une analyse de la situation en Ukraine, voir https://ceobs.org/countries/ukraine

12Cité dans Michael Renner, « Assessing the Militarys War on the Environment », art. cit., p. 119. Sur ces questions, voir le nouveau livre de Amitav Ghosh, La Malédiction de la muscade, Marseille, Wildproject, 2024, chap. 10, ainsi que l’article de Dipesh Chakrabarty, « La planète et la guerre », Les temps qui restent, no 1, 30 mars 2024.

13Gene Ray, « Notes on a Planetary Strategy : Metabolic Realism for Commoners » in Mikkel Bolt Rasmussen, Aesthetic Protest Cultures. After the Avant-Garde, Colchester, Minor Composition, 2024, p. 155.

14Voir sur ce point la majeure « Communs négatifs » du no 93 (2023) de Multitudes.

15James Der Derian, entretien, www.e-ir.info/2016/08/05/interview-james-der-derian, 2016.

16Daryl Copeland, Guerrilla Diplomacy blog, 16 janvier 2012.

17Michael Hardt & Sandro Mezzadra, « A Global War Regime », New Left Review, 9 mai 2024.

18Jairus Victor Grove, Savage Ecology. War and Geopolitics at the End of the World, Durham: Duke University Press, 2019, p. 133.

19Manuel de sabotage édité par la CIA, Éditions Clandestines, 2003, téléchargeable sur https://infokiosques.net/spip.php?article636. Voir aussi https://fr.wikisource.org/wiki/Manuel_de_sabotage_simple_sur_le_terrain

20Voir Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, Paris, Les Petits Matins, 2018.

21Retort, Des images et des bombes. Politique du spectacle et néolibéralisme militaire, Paris, Prairies ordinaires, 2008.

22Les Soulèvements de la Terre, Premières secousses, Paris, La fabrique, 2024.

23Frédéric Neyrat, « La politique des désarmés », Les Temps qui restent, no 1, 14 mars 2024, http://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-1/la-politique-des-desarmes

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