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11.12.2025 à 21:00

Le banquier, Freud et la mort : acquérir un logement, un parcours du combattant

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Le banquier, Freud et la mort : acquérir un logement, un parcours du combattant hschlegel

« Il y a peu, j’ai pris rendez-vous chez mon banquier. En m’installant sur le petit fauteuil de cette pièce exiguë et trop chauffée, en face d’un jeune homme un peu serré dans son costard, j’ai eu le sentiment de vivre un instant particulier. Je résumerai ce rendez-vous en trois étapes, qui se rapprochent de ce que Freud nomme les trois “illusions narcissiques” dans sa leçon intitulée Une difficulté de la psychanalyse (1917).

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Voici donc les trois grandes illusions balayées selon moi par un simple rendez-vous avec la banque.

1) L’illusion de la maîtrise

Je suis allée à la banque dans le but d’analyser ma capacité d’emprunt afin de tenter d’acquérir un logement. Or quand on veut acheter un appartement ou une maison pour y vivre, c’est en général parce que l’on aspire à un peu d’ancrage, à de la stabilité – et aussi parce que l’on voudrait cesser de dépendre des logiques de prédation immobilière qui gangrènent le marché. Bref, la souscription d’un crédit est portée par une envie de “se poser”. Mais (et c’est là que réside toute la violence du système) emprunter, c’est surtout accepter les mouvements économiques et politiques hors de contrôle. Est-ce que les taux vont continuer de grimper ? Qu’en est-il de l’évolution du PTZ et du BRS ? Personne ne peut répondre, pas même le banquier. La fin de l’illusion de maîtrise se rapproche ici de ce que Freud appelle “l’humiliation cosmologique”, qui a consisté à croire que l’humain habitait dans une terre stable, “au repos”, calmement située “au centre de l’Univers”. Après Copernic, nous avons découvert que nous étions situés sur un grain de sable dans un Univers infini mû par des forces qui nous dépassent et dont nous dépendons. À la banque, on prend conscience que ces forces sont financières. L’histoire intime d’une personne ou d’un couple est inféodée à l’économie globale. Un taux qui augmente de quelques dixièmes, et c’est un appartement que l’on ne peut plus acheter – et le cours d’une vie qui peut changer.

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2) L’illusion de la singularité

On a tous envie d’être différents, uniques en notre genre. À la banque, c’est peine perdue. Le banquier n’a pas affaire à un individu mais à une CSP (une catégorie socioprofessionnelle). Et cette mécanique se poursuit à plusieurs niveaux.

  • On croit être un couple ; pour la banque on est un ménage.
  • On aimerait avoir un métier particulier ; mais ce qui compte, c’est notre revenu annuel brut.
  • On voudrait acheter notre petit appartement ; en réalité, on fait un investissement. Car comme le banquier nous l’a souligné, tout achat “même pour y vivre” s’appelle bien “un investissement”.

Ce vocabulaire ramène le particulier au monde anonyme des flux monétaires. Le désir d’acquérir un logement, qui est à la fois universel et profondément singulier dans la mesure où il implique le choix d’un lieu à soi, est réduit à une stratégie économique. Cette illusion pourrait quant à elle correspondre à “l’humiliation biologique” évoquée par le père de la psychanalyse, désignant le moment où l’homme découvre grâce à Darwin qu’il “n’est rien d’autre, rien de mieux que l’animal” alors qu’il aurait voulu que sa nature diffère des autres vivants. Pour le système bancaire aussi, nous ne sommes rien d’autre que des animaux monétaires, des agents économiques.

3) L’illusion d’un bonheur infini

Quand on veut acheter une maison, c’est parce que l’on se projette. Pour s’imaginer l’avenir, il faut avoir emmagasiné un peu d’espoir dans le futur. Il faut se dire que la vie est belle et que le bonheur va durer – sinon, à quoi bon s’endetter pour toute une vie ? Or la banque nous invite à penser à l’aléa, à tout ce qui pourrait mal se passer. Entre deux simulations chiffrées, on aborde des sujets comme le décès, la maladie, le divorce ou le licenciement. On parle donc de vie, d’amour et de mort. De ce qui n’a pas de prix, et que l’on doit pourtant évaluer. De ce que l’on ne peut jamais anticiper mais que l’on doit quand même prévoir. Cette dimension existentielle du rendez-vous peut être considérée comme l’ultime blessure, qui est “psychologique” selon Freud et qui désigne pour lui toutes les fois où notre esprit “se sent étrangement frappé d’impuissance” face à l’insondable profondeur de son inconscient.

Pour résumer : on ne contrôle rien, on est (à peine) bons à rembourser un prêt et le bonheur ne dure jamais. Parce qu’ils nous mettent sans ménagement face à ce genre d’états de fait, les rendez-vous bancaires sont des rituels initiatiques modernes, qui nous obligent à affronter la réalité du monde capitaliste. En ce qui me concerne, j’en suis sortie certes délestée de quelques illusions… et animée par un certain désir de révolution. »

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11.12.2025 à 17:00

Le monde selon Trump : les 1 000 visages de la flagornerie

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Le monde selon Trump : les 1 000 visages de la flagornerie hschlegel

Flatteries obscènes, compliments diplomatiques, comparaisons avantageuses… Depuis que Trump gouverne, la flagornerie sous toutes ses formes explose. Comment se manifeste-t-elle et quels sont ses effets sur la politique ? Analyse avec La Bruyère et le baron d’Holbach.

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« Vous voyez combien ils vous aiment », a glissé le président israélien Isaac Herzog à l’oreille de Donald Trump lors de la visite officielle de ce dernier à la Knesset le 13 octobre, après la libération des otages dont il a été l’instigateur. La scène en elle-même, mais surtout son mode – le chuchotement – condense à elle seule ce que peut signifier « flagorner », terme désignant la flatterie qui renvoyait au XVe siècle au fait de « rapporter, dire à l’oreille ». Il y a, dans la flagornerie, un désir d’intimité. Le flagorneur s’approche du prince, le séduit pour lui chuchoter des informations plaisantes à entendre. 

La parade des flagorneurs

Mais sous l’ère Trump, l’art normalement discret de la flagornerie est devenu une pratique politique officielle. Il n’est presque plus caché. Les logiques de déférence et de servilité manifestes qui prévalaient à la cour du roi ont retrouvé leur place à la Maison-Blanche… et dans tous les lieux où Trump officie. Lors de sa visite au Parlement israélien, Trump s’est fait accueillir par deux minutes de standing ovation au son des trompettes victorieuses et des hourras. Dans l’assemblée, les spectateurs portaient des casquettes inscrites « Trump the peace president » [Trump, le président de la paix]. S’en est suivi un vibrant éloge de président de la Knesset Amir Ohana, qui a présenté Trump comme un « géant de l’histoire juive » qui marquera l’histoire « pour des milliers d’années ».

“Le principe même de la flagornerie consiste à exagérer”

 

Cet usage de superlatifs et de figures de style dévoile une des dimensions principales de la flagornerie : elle est un art de la surenchère, de l’excès. Autrement dit, on ne peut pas être flagorneur à moitié, car le principe même de la flagornerie consiste à exagérer. Par ailleurs, la flagornerie est souvent contagieuse. La vague de compliments a tendance à se répandre, à se diffuser de proche en proche – ce qui la rend particulièrement impressionnante. Il y a chez les flagorneurs une véritable « fureur de dire du bien », explique La Bruyère dans ses Caractères (1688). « Les louanges » ont pour cette raison tendance à « déborde[r] » et à « inonde[r] » l’espace, poursuit le moraliste. En l’occurrence, ce débordement de compliments a été activement initié par Trump lui-même, qui a toujours pratiqué sans retenue un éloge très actif de sa propre personne. « Son emblème est l’autopromotion. Ses immeubles sont hauts et dorés, avec le nom “TRUMP” inscrit en lettres majuscules », relève Giuliano da Empoli dans Les Ingénieurs du chaos (2019).

La flagornerie destinée à Trump prend des allures bibliques, messianiques. « Président Trump, vous êtes né dans le monde pour être une trompette de Dieu, un vaisseau du Seigneur dans les mains de Dieu. Dieu vous a appelé à marcher selon le modèle ; il vous a appelé selon le modèle de Jéhu, le roi guerrier », a par exemple affirmé le pasteur Jonathan Cahn à la veille de l’élection, comme le relate le Times of Israel. Amir Ohana a quant à lui comparé Trump à Cyrus le Grand, empereur perse connu pour avoir libéré le peuple juif dans l’Ancien Testament. Cette folie des grandeurs touche Trump lui-même, qui a affirmé avoir été « sauvé par Dieu pour rendre sa grandeur à l’Amérique » lors de son discours d’investiture le 20 janvier 2025. 

Entre manipulation et technique diplomatique

On pourrait croire que cette surenchère de compliments, parfois très créatifs, n’est pas calculée mais quasi naturelle. Elle relèverait uniquement d’une envie d’être bien perçu par un homme puissant, ainsi que de la logique du « show » à l’américaine consistant à porter aux nues certaines individualités charismatiques. Mais la spécificité du gouvernement Trump est d’avoir institutionnalisé, voire officialisé, cet art désuet de la flagornerie pour en faire une véritable technique et non plus un simple spectacle. Dès lors, la flatterie n’est plus accidentelle mais systématique. Elle est incluse dans la vie politique : elle fait désormais partie du jeu. La conversation révélée le mois dernier par l’agence Bloomberg est à ce titre un cas d’école. Steve Witkoff, l’émissaire de Donald Trump, a très explicitement conseillé à son homologue russe Iouri Ouchakov de flatter le président américain pour obtenir ce qu’il souhaitait. Ouchakov s’est empressé d’abonder : « Je suis d’accord avec toi : il [Poutineva le féliciter, il va dire que M. Trump est un véritable homme de paix, etc. C’est ce qu’il dira. » Si cette discussion a fait parler, c’est entre autres parce que la flagornerie y est expressément présentée comme une technique de manipulation – efficace – du président américain.

“Avec Trump, la flatterie n’est plus accidentelle mais systématique. Elle est désormais incluse dans la vie politique”

 

La flagornerie n’est pas un compliment ponctuel mais un état de fait permanent : une façon d’être et de travailler avec le président américain. La discussion des deux conseillers rappelle ainsi un conseil donné par le baron d’Holbach (1723-1789) dans son facétieux Essai sur l’art de ramper, à l’usage des courtisans : « Il faut servir [le maître] à sa mode et surtout le flatter continuellement. » Cet art de la flagornerie doit être associé à une connaissance fine de celui que l’on a prévu de complimenter.

“Le grand art du courtisan […] est de se mettre au fait des passions et des vices de son maître, afin d’être à portée de le saisir par son faible : il est pour lors assuré d’avoir la clef de son cœur. Aime-t-il les femmes ? il faut lui en procurer. […] Est-il ombrageux ? il faut lui donner des soupçons contre tous ceux qui l’entourent”

Paul Heinrich Dietrich dit Paul Thiry, baron d’Holbach, Essai sur l’art de ramper, à l’usage des courtisans (posth., 1790)

C’est ce que font les deux conseillers lorsqu’ils appuient consciemment sur l’obsession actuelle de Trump : en l’occurrence, son impérieux désir d’être considéré comme « un homme de paix ». Une technique à laquelle le conseiller Witkoff s’emploie avec un certain zèle depuis des mois. « Je ne souhaite qu’une seule chose […] c’est que le comité du prix Nobel se rende compte que vous êtes le meilleur candidat depuis que ce prix existe », avait-il notamment affirmé en août 2025. En l’occurrence, la flagornerie est bien une technique maîtrisée, pratiquée de manière assez explicite par l’entourage immédiat du président. 

Le retour des courtisans

Mais on peut être un flagorneur malgré soi. La flagornerie à l’ère Trump est souvent un passage obligé, lié à une situation de domination symbolique. Dans ce cas, elle n’est plus choisie ni calculée mais subie. Cette configuration a eu lieu de manière particulièrement théâtrale le 5 septembre dernier, dans le cadre d’un repas organisé à la Maison-Blanche entre Trump et les grands patrons du secteur de la technologie. Chacun d’entre eux a été sommé de présenter ses hommages au locataire de la Maison-Blanche, comme des courtisans réunis autour de la figure d’un souverain. « Merci pour votre leadership incroyable et pour avoir réuni ce groupe », a ainsi annoncé Bill Gates, tandis que Sam Altman remerciait Trump d’être « un président aussi pro-affaires et pro-innovation » et que Zuckerberg le félicitait d’avoir « réuni un tel groupe ».

Cette succession de remerciements, à la fois artificiels et convenus, dévoile la servilité consubstantielle à la flagornerie. Pour flagorner, il faut toujours un peu s’effacer, se placer en dessous, oublier son amour-propre. Aussi puissants que soient ceux que l’on appelle parfois les « géants » de la tech, ils se sont inclinés face à leur hôte. Cet art de cour ultra codifié est décrit avec particulièrement de cruauté par La Bruyère, affirmant :

Il n’y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince : à peine les puis-je reconnaître à leurs visages ; leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur”

Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688)

Si le flagorneur peut se féliciter d’avoir manipulé quelqu’un, il le paie aussi de sa personne et de sa réputation. Le corps et les expressions faciales sont engagés, déformés par la volonté de plaire.

Une pratique grotesque et cruelle 

C’est pourquoi la flagornerie ostensible défigure les rapports humains,et abîme la parole publique. Elle rend toute allégation suspecte, en faisant peser le doute sur la sincérité de celui qui profère un compliment. Elle transforme également les relations interpersonnelles en carnaval souvent grotesque, voire vulgaire. L’ex-président du Brésil Jair Bolsonaro s’est par exemple publiquement réjoui d’avoir été invité à l’investiture du président américain en affirmant ceci : « Je me sens comme un gamin, je suis survolté, je ne prends même plus de Viagra ! »

“Il n’y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince” Jean de La Bruyère

 

Loin d’être anecdotique, cette façon de se présenter comme un enfant en face de Trump est assez répandue chez les acteurs internationaux. Mark Rutte, le chef de l’Otan, avait également surnommé Trump « daddy » lors du sommet de l’alliance transatlantique en juin dernier, dans le cadre d’une métaphore qui assimilait Trump à un père devant « hausser le ton » quand ses enfants (en l’occurrence, Israël et l’Iran) se disputaient. Le surnom de Daddy est également employé par les admirateurs de Trump tel le golfeur professionnel John Daly qui avait affirmé dès 2023 « I want Daddy Trump back » (« Je veux que papa Trump revienne »).

Si elle peut prêter à rire, la flagornerie révèle donc une mécanique cruelle. « La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique », affirme à ce titre La Bruyère. Autrement dit, elle n’est pas sans conséquences. Un compliment raté, et c’est toute une entreprise et des milliers de personnes qui peuvent s’effondrer ou se faire publiquement humilier. Da Empoli évoque par exemple « les surnoms enfantins dont [Trump] affuble les autres candidats républicains » (Marco Rubio devient « Little Marco » et Ted Cruz « Ted le menteur »). Et de poursuivre : « Faire campagne contre Trump signifie se retrouver catapulté dans une cour d’école, où le caïd de la classe est à moitié analphabète mais aussi – allez savoir comment – sacrément efficace pour ridiculiser l’institutrice et les intellos binoclards. » 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la flagornerie n’adoucit pas les rapports. Elle maintient une discipline inflexible du compliment qui rend toute conversation sincère caduque, par crainte de tomber en disgrâce ou de se faire copieusement insulter. Cette pratique du compliment outrancier a bel et bien défiguré la politique américaine, qui alterne désormais entre l’hypocrisie de la cour du roi… et la brutalité puérile de la cour de récré.

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11.12.2025 à 13:34

“Touristes snipers” en Bosnie : quand la réalité confirme la fiction

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“Touristes snipers” en Bosnie : quand la réalité confirme la fiction hschlegel

Une enquête a récemment été ouverte en Italie sur des touristes ayant participé, lors des guerres en ex-Yougoslavie dans les années 1990, à des « safaris » où ils tuaient, comme des snipers, des passants. Pour le plaisir. Notre directeur de la rédaction Alexandre Lacroix connaît depuis longtemps cet épisode sinistre, car il pensait en faire le sujet de son deuxième roman. Voici son récit. 

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Il y a des choses que l’on sait, parce qu’on les a entendu dire par des personnes fiables, mais qu’on ne peut pas écrire dans un texte journalistique, parce qu’il faudrait être capable de citer des sources, des noms, des dates, qu’il faudrait être en mesure de documenter les faits. Dans ces cas-là, l’une des voies possibles est celle de la fiction, du récit littéraire – ce qui est une manière provisoire de porter témoignage, en attente de confirmation.

“Safaris humains”

À l’été 1997, alors que je venais à peine de signer un contrat pour la parution de mon premier roman, j’ai fait un voyage en ex-Yougoslavie, qui m’a conduit en Bosnie, à Sarajevo. L’objectif de ce voyage était un peu étrange, si j’y songe. Mon premier roman étant autobiographique, j’avais envie de rompre avec le nombrilisme, de parler de politique, de géopolitique, du monde ; aussi, j’ai voyagé en ex-Yougoslavie… à la recherche d’une histoire que je pourrais raconter dans mon deuxième roman. Ce n’était vraiment pas facile, parce que je ne parle pas le serbo-croate, et dans l’ère post-traumatique qui s’est ouverte après la guerre, les Slovènes, les Croates, les Bosniaques n’éprouvaient aucune envie de se confier. Les infrastructures touristiques n’avaient pas réouvert, les étrangers étaient accueillis avec défiance, voire avec une hostilité larvée.

“Venus d’Italie, des touristes tiraient sur les civils avec des fusils à lunette, pour le plaisir”

 

Mais à Sarajevo, alors que j’étais hébergé par hasard au siège d’une ONG française, j’ai entendu parler d’une affaire abominable, qui fournissait en même temps un sujet de roman potentiel : durant le siège [de 1992 à 1996], m’ont dit les responsables de la mission humanitaire, de riches Occidentaux payaient une fortune pour être conduits, depuis l’Italie en passant par Trieste, dans une zone centrale de Sarajevo – proche du Novotel en ruines – qu’on appelait la « Sniper Alley ». Là, ces riches Occidentaux, souvent recrutés dans des clubs d’amateurs d’armes à feu, tiraient sur les civils avec des fusils à lunette, et ils le faisaient pour le plaisir. Ils étaient infiltrés sur le territoire par des réseaux qui s’étaient tissés entre la mafia italienne et les assiégeants serbes de la ville, qui en profitaient pour sous-traiter l’entretien d’un climat de terreur et la pression sur la population. Cette discussion, la description assez précise de ces « safaris humains », j’ai essayé d’en faire un roman à l’époque, mais n’y suis pas parvenu. J’ai trouvé extrêmement difficile de me mettre dans la peau de l’un de ces riches tueurs de sang-froid, c’était nauséeux, glauque, et j’ai abandonné. Mais je rapporte toute la discussion et mes impressions d’alors dans mon roman Devenir écrivain (décidément, l’autobiographie me poursuit !) qui vient de paraître en cette rentrée.

Sur le crime par divertissement

En rapportant cette scène dans mon roman, faisant écho à des conversations vieilles d’il y a presque trente ans, j’hésitais, je me demandais un peu si j’avais affabulé… Et voilà qu’une série d’articles parus dans la presse italienne et française vient d’apporter la confirmation de cette macabre histoire. Je n’avais donc pas rêvé, et mes hôtes à Sarajevo n’avaient rien imaginé, leurs dires étaient précis. Le procureur du parquet de Milan Alessandro Gobbis a ouvert au début de ce mois de novembre 2025 une enquête pour « homicides volontaires aggravés par la cruauté », portant sur ces faits déjà anciens. La presse italienne parle de « tueurs d’élites du dimanche », pour désigner ces hommes nantis qui payaient entre 80 000 et 100 000 euros le week-end pour aller tuer en zone de guerre, mais en toute sécurité. Les tarifs étaient même différenciés selon les cibles qu’ils abattaient, un peu comme dans les véritables safaris. Les chiffres sont accablants : entre 1992 et 1996, plus de 11 500 civils ont été tués à Sarajevo, même s’ils ne sont pas tous morts sur la Sniper Alley. Selon le journaliste d’investigation italien Ezio Gavazzeni, qui est à l’origine de la plainte contre X qui a permis de rouvrir l’enquête, aux côtés de l’ancienne maire de Sarajevo Benjamina Karić, le nombre des tueurs serait supérieur à cent. Parmi eux figure un médecin qui dirigeait une clinique de chirurgie esthétique à Milan. Ce qui laisse songeur. Dans un roman, je ne suis pas certain qu’un tel personnage serait jugé crédible.

“Dans un roman, je ne suis pas certain qu’un tel personnage serait jugé crédible”

 

Dans la tradition littéraire, il existe une figure assez théorique, car éloignée de la réalité ordinaire des homicides : celle du « crime gratuit ». Le Raskolnikov de Fiodor Dostoïevski dans Crime et Châtiment (1866), le Lafcadio d’André Gide dans Les Caves du Vatican (1914) tuent ainsi par provocation métaphysique, comme si c’était un geste esthétique, une sorte de manifestation de leur génie ou de leur supériorité intellectuelle. Mais les snipers de Sarajevo correspondent à une autre catégorie, qui serait plutôt celle du « crime par divertissement ». Comme si, lorsqu’on est riche et blasé, qu’on ne manque de rien, l’homicide pouvait être l’ultime stimulant, le dernier luxe – et qu’il était devenu possible de se l’offrir. Lorsqu’on est un touriste en terre étrangère et qu’on a un pouvoir d’achat élevé, on se sent bénéficier d’une espèce d’immunité, comme si on n’était pas vraiment concerné par les lois ni par les gens du pays où l’on ne fait que passer. Cette légèreté permet d’adopter des comportements parfois outranciers qu’on n’oserait pas avoir chez soi, parce qu’on craindrait pour sa réputation, sa respectabilité. De ce point de vue-là, le tourisme est moralement ambigu. Et peut-être que tout au bout de la désinhibition qu’il encourage, se dresse la figure du tueur par divertissement, comme une sinistre mise en garde. Mais un bon roman ne parle-t-il pas de lui-même, faut-il vraiment lui ajouter une moralité ?

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