31.03.2025 à 18:58
Marine dolorosa
« On avait un peu oublié le Rassemblement national depuis l’été dernier. Et après le décès de son père, Marine Le Pen paraissait en retrait. Elle refait brusquement irruption dans nos esprits ce matin, à sa manière : explosive et incarnée. Car chez les Le Pen, la politique est toujours dramatique – à moins qu’elle ne soit tragique. C’est d’ailleurs ce qui fait son succès.
[CTA1]
➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.
J’ai regardé en direct à la télévision son départ précipité du tribunal, avant même que la juge ait fini d’énoncer le verdict. Lorsqu’elle a appris qu’elle était reconnue coupable, condamnée à la prison et déclarée inéligible – mais sans attendre de savoir pour combien de temps –, Marine Le Pen a claqué la porte. Légèrement voûtée, elle a quitté le bâtiment, lèvres serrées et regard fermé. À la sortie, elle a tourné la tête vers la droite, semblant chercher un secours qui n’est pas venu, avant de monter dans la voiture qui l’attendait. Les journalistes de la chaîne d’information se demandaient si son geste de ras-le-bol était une réaction impulsive ou recélait une signification politique, la mise en accusation d’une justice jugée politique. C’était les deux. Et ce genre de mélange définit depuis très longtemps l’identité de la cheffe de file du RN.
Marine Le Pen s’est toujours considérée comme une paria, voire une victime. Elle raconte que dans son adolescence, son sulfureux nom de famille l’isolait de ses camarades. De l’attentat à l’explosif qui a frappé l’appartement familial à la mort de son père en passant par le divorce de ses parents et son échec au débat présidentiel de 2017, elle n’a jamais caché ses failles et ses détresses. Femme divorcée ayant élevé seule ses enfants, contrainte de prendre les rênes du parti, elle ose affirmer, dans un documentaire diffusé tout récemment : “La politique est la raison de tous mes malheurs.”
On sait la fille de Jean-Marie Le Pen par moments fragile, capable de s’isoler dans la peine ou le désespoir. Mais ce qui est fascinant est la manière dont elle fait de ces faiblesses un outil politique efficace. Pour changer l’image de son parti, elle n’a pas seulement tenté de gommer son racisme structurant. Elle est parvenue à tisser un lien affectif avec son électorat. Sa vulnérabilité est censée humaniser l’image du chef de parti d’extrême droite pour la transformer en Mère sensible et protectrice. C’est pour cette raison qu’elle a investi avec succès le terrain de Mayotte. Depuis plus de dix ans, elle a ajouté à son programme d’exclusion des immigrés une autre tonalité, celle du “lien affectif et populaire” (discours de Brachay, 2016). Critiquant la froideur et l’indifférence des élites égoïstes qui sacrifient, selon elle, la France d’en bas, elle a su capter à son profit les affects de décence ordinaire, de solidarité et de sagesse spontanée qui sous-tendent une vraie vie “à la française”.
Après avoir été une enfant négligée par son père, une paria politique, une mère courage, la voilà donc sacrée Mater dolorosa, “Mère de douleur” victime de la malignité d’un système politique qui, à ses yeux, utiliserait le pouvoir judiciaire pour l’empêcher d’être élue à la fonction suprême. C’est pourquoi son brusque départ du tribunal est à la fois un acte spontané et politique. Marine Le Pen n’écrivait-elle pas, dès 2012, dans son livre Pour que vive la France : “La sincérité est pour moi, depuis toujours, non seulement un trait de caractère et une exigence morale, mais aussi une arme politique” ? Elle ne craint ni d’être sincère, ni d’être impulsive. Elle se fond en effet dans un idéal d’authenticité personnelle qui marque notre époque et que Claude Romano explore en philosophe dans son livre Être soi-même. Être “vrai” va plus loin que la simple sincérité, remarque Romano : “La sincérité consiste à dire ce qu’on pense, parfois même à faire ce qu’on dit ; l’authenticité à être ce qu’on est.” C’est le credo de Marine Le Pen.
C’est pourquoi elle évolue sur une corde raide entre ce qu’elle estime être sa responsabilité politique et la tentation de tout laisser tomber. C’est, en partie au moins, cette authenticité revendiquée qui lui vaut l’adhésion de plus de dix millions d’électeurs. Condamnée à la prison, devenue inéligible, elle va soulever, auprès de nombreux Français, le sentiment d’empathie qu’elle cultive si patiemment depuis des années. Ce qui lui arrive aujourd’hui est donc à la fois un coup dur et une opportunité. La marche du RN vers le pouvoir bénéficie d’un nouvel atout : celui d’une Marine dolorosa d’autant plus persécutée qu’elle est humaine, sincère et authentique. Au fond, je ne suis pas du tout certain que le RN, ni même Marine Le Pen, soient les perdants définitifs de cette affaire. »
mars 202531.03.2025 à 16:28
Politique, morale ou esthétique… Qu’est-ce que l’élégance ?
Sur les réseaux sociaux, une petite constellation d’influenceurs fait de l’élégance un thème privilégié. Dans la manière de s’habiller, de parler, d’agir ou encore d’écouter de la musique, l’élégance semble se déployer en une esthétique de vie singulière. Mais qu’est-ce que l’élégance et à quoi répond-elle ? Petite enquête philosophique…
[CTA2]
Emmanuel PCR est « influenceur élégance ». Sur son compte Instagram, fort de 368 000 abonnés, il distille des conseils et s’échine à montrer que l’élégance n’est pas une affaire de luxe mais d’apprentissage. Des costumes de seconde main à la valorisation des courses hippiques, bals et autres sorties culturelles, l’« influenceur » tente de faire sortir l’élégance du carcan dans lequel on la place intuitivement – « classiste » et élitiste. Comme lui, ils sont une petite constellation à mettre en avant un contenu qui répond à un univers extrêmement codifié, en tentant de le démocratiser et de le… vulgariser ! Pour eux, l’élégance est bien plus qu’une chemise repassée ou un bouton de manchette assorti : c’est un mode de vie. Mais il est parfois difficile de savoir ce qui se cache derrière l’élégance. Quelle est-elle et à quoi répond-elle ?
➤ À lire aussi : « L’élégance, c’est une version morale de la beauté. » Le questionnaire de Socrate, avec Frànçois & The Atlas Mountains
L’élégance, dans son sens premier et latin, nous vient d’elegantia, qui signifie « le goût, la délicatesse et la distinction ». Le dictionnaire de l’Académie française donne quatre définitions différentes de la notion. Il y a d’abord dans l’élégance une certaine harmonie d’un corps et d’un visage qui peut allier grâce, pureté et simplicité. S’y loge aussi quelque chose de l’ordre du raffinement et d’une distinction, qui se rapportent à une certaine aisance naturelle. L’élégance est aussi celle du bien-parler, dont Voltaire fait l’éloge dans son Dictionnaire philosophique (1764). On accordera toujours plus d’attention à celui qui s’exprime avec clarté et aisance et manie le verbe avec grâce. Elle est enfin morale. On dit avec plus de facilité d’une personne dépourvue de mesquinerie, qui a fait preuve de générosité et de délicatesse, qu’elle arbore un comportement élégant.
L’élégance est animale avant d’être humaine
L’élégance est multiforme et l’être humain s’y oriente comme dans un labyrinthe. Avançons, comme point de départ, que l’élégance est une caractéristique innée qui se trouve d’abord dans la nature – et par conséquent chez les animaux. C’est en tout cas ce que proposent Honoré de Balzac, dans le Traité de la vie élégante et Théorie de la démarche (1833), et plus récemment Bernard Prévost dans L’Élégance animale (2025). Selon eux, c’est bien dans la nature que se trouvent les premiers signes d’une grâce naturelle et d’une élégance sensible, à travers le pelage et la fourrure des animaux. La parure animale est l’un des premiers éléments de cette grâce, comme l’explique Prévost. « Cette grâce du paraître devrait nous faire entendre la poétique de la parure qui donne forme à la somptuosité et à la richesse des apparences animales. » En effet, chacun a déjà été émerveillé par le pelage tacheté d’un léopard, par l’illusion d’optique que crée la robe blanche et noire d’un zèbre ou encore l’insolente perfection du plumage de quelconque oiseau. Prévost se fait le relais de l’intuition balzacienne, qui délaisse « les préciosités des manières et des atours humains pour suivre la leçon suprême des animaux ». Dans La Théorie de la démarche, Balzac est pris de stupéfaction en « admirant le feu des mouvements de cette chèvre, la finesse alerte du chat, la délicatesse des contours que le chien imprimait à sa tête et à son corps ». Sa grande théorie de la vie élégante ne passe que par une attention renouvelée à la grâce de la nature. « J’étais descendu jusqu’aux grimaces de l’homme, je remontai vers la franchise de la nature », explique-t-il. Grâce, raffinement, délicatesse… Autant de termes qui se rapportent à l’élégance et étoffent sa définition.
La sprezzatura ou le faux naturel
Dès le XVIe siècle, une façon de paraître va prolonger cette idée de l’élégance comme une chose innée et naturelle. Dans son Livre du courtisan (1528), Baldassare Castiglione forge le concept de sprezzatura, formé à partir du terme italien sprezzare qui signifie mépris ou dédain. La sprezzatura est une sorte d’élégance distante qui simule une certaine spontanéité dans la manière d’être et de paraître. Il faut singer l’élégance naturelle et innée alors que chaque détail est minutieusement calculé. Elle donne ainsi l’occasion, pour celui qui en respecte les codes, d’exalter ce naturel supposé de l’élégance. La sprezzatura « cache l’art et montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser ». Castiglione écrit son ouvrage en pleine Renaissance et alors qu’il siège à la cour d’Urbino, haut lieu du bouillonnement culturel et politique italien de l’époque. C’est dans ce cadre que l’auteur dresse le portrait du parfait homme de cour, qui se présente comme un modèle d’homme universel et élégant. En plus de la sprezzatura, le gentilhomme doit être fortuné, avoir de l’esprit, de la grâce ainsi qu’un visage et un corps dont les contours sont harmonieux. Est-ce à dire que quelqu’un de repoussant physiquement et qui a des traits peu gracieux ne peut être élégant ? Assurément, pour Castiglione. L’homme de cour doit avoir « un air qui de prime abord le rende agréable et aimé de tous ceux qui le voient ». Balzac ne s’éloigne pas tellement de cette position. Dans sa Théorie de la démarche, le romancier parle de l’élégance comme d’une « authentique unité esthétique », qui comprend la grâce du visage et des contours. Et qui est, par ailleurs, d’une parfaite naturalité : « Un homme devient riche ; il naît élégant. »
Une notion éminemment politique…
Mais cette élégance est-elle spécifique à un mode de vie et à une classe sociale particulière ? Sur cette question, les philosophes divergent. L’élégance semble être de prime abord le pré carré de l’aristocratie et de la noblesse. Elle a en effet toujours été un moyen de distinction vis-à-vis des classes laborieuses de la société. « Du désir de ne pas appartenir à la classe souffrante et vexée dérivent la noblesse, l’aristocratie, les distinctions, les courtisans, les courtisanes », abonde Balzac dans le Traité de la vie élégante. Pour lui, l’élégance a pris la relève de l’aristocratie d’Ancien Régime à partir de la brèche ouverte par la Révolution française et l’abolition des privilèges. Avant, l’élégance n’existe pas en son nom propre, car le titre de noblesse instaure une distinction de fait, déjà importante, entre le noble et le roturier. « L’homme social fatiguera son génie à trouver des distinctions », assène-t-il. Et il ajoute que « ce sentiment est sans doute un besoin de l’âme, une espèce de soif : car le sauvage même a ses plumes, ses tatouages, ses arcs travaillés et se bat pour des verroteries. »
L’élégance est bel et bien un concept éminemment social et politique. Dans Salon de 1846 et Le Peintre de la vie moderne (1863), Charles Baudelaire dresse une philosophie du dandysme, qui apparaît dans les époques transitoires « où la démocratie n’est pas encore toute-puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie ». Il est ainsi incompatible avec la démocratie, à laquelle le poète goûte peu. Sous forme de « marée montante », elle « envahit tout » et « nivelle tout ». Pire, elle « noie jour à jour ces derniers représentants de l’orgueil humain et verse des flots d’oubli sur les traces de ces prodigieux myrmidons ». Ce qui fait dire à l’auteur des Fleurs du mal que le dandysme est semblable à un « soleil couchant » : superbe, sans chaleur, plein de mélancolie, et « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences ».
…qui martèle une esthétique de vie
Toute politique qu’elle semble être, l’élégance peut aussi s’élever en une esthétique ou une éthique de vie. L’idée de faire de sa vie une œuvre d’art et de la romantiser par l’histoire qu’on se raconte ou par l’apparat qu’on se donne, en est le centre. Elle est le point culminant qui réunit toutes les caractéristiques identifiées jusqu’ici : grâce naturelle, volonté de paraître par l’habillement, par la manière de se tenir, de parler et de se distinguer. Ce qu’il faut dire aussi, c’est que dans son essence, l’élégance semble tout à fait s’opposer au clinquant et à l’ostentatoire. Il y a une forme de pureté élégante dans la manière de paraître à soi et au monde. Baudelaire n’en dit pas moins. Ce dernier estime que l’élégance se trouve dans la simplicité la plus totale. Le dandysme n’est « même pas un goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle » mais plutôt « la simplicité absolue, qui est en effet la meilleure manière de se distinguer ».
L’élégance possède donc des caractéristiques propres. L’éthique de vie élégante promue par les mondains au fil des siècles et par certains influenceurs aujourd’hui ne s’ordonne pas selon le fruit du hasard : elle correspond à une certaine idée de ce que Pierre Bourdieu nomme la « culture légitime ». Parler d’élégance, c’est faire entrer dans le monde social la question du goût – et du bon goût. Nos goûts, dit-il, sont le dégoût du goût des autres : « Les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance viscérale (“c’est à vomir”) pour les autres goûts, les goûts des autres. » Dans son ouvrage La Distinction (1979), le sociologue et philosophe estime que « le plus intolérable, pour ceux qui s’estiment détenteurs du goût légitime, c’est par-dessus tout la réunion sacrilège des goûts que le goût commande de séparer. » Quelle réunion de choc entre, par exemple, l’Opéra et le tuning ou le théâtre et la musique metal ! Selon Bourdieu, nous rejetons les goûts qui paraissent contre-nature à notre manière d’ordonner notre vie et nos loisirs. « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas : non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature, ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du contre-nature », tranche-t-il. La distinction entre ce qui est jugé élégant ou non ne semble jamais vraiment répondre à un caractère objectif. L’esthétique de vie élégante dresse un type : celui d’un « ethos bourgeois de l’aisance » qui permet un « rapport assuré au monde et au moi ». Il semble ainsi toujours question de marquer une distinction entre eux, à la pointe de l’élégance, et les autres.
Et aujourd’hui ?
Il n’y a donc pas un seul mode de vie et une seule façon d’être élégant. L’épouser, c’est entrer dans un univers normatif et codifié, qui marque toujours une distinction – de classe. Alors faut-il la rejeter ? Aujourd’hui, de plus en plus d’« influenceurs » tentent de démocratiser l’élégance à travers des vidéos pédagogiques et ludiques et martèlent le même message : le luxe s’achète, l’élégance s’apprend. Ce qu’il faut comprendre, c’est que tout le monde, sur le papier, peut être élégant, qu’il achète ses pièces en seconde main, sur des plateformes comme Vinted ou dans un magasin de marque. Mais c’est oublier la fonction essentiellement politique de l’élégance. Ces influenceurs ne mettent jamais en avant un style vestimentaire classique composé d’un jean, d’une paire de baskets, d’une surchemise décontractée ou d’un pull. Il est toujours question d’une chemise, d’un pantalon et d’une veste de costume, simple ou croisée, et des loisirs qui vont avec : les bals, les courses hippiques, la musique classique et le jazz, l’Opéra ou encore les galeries d’art… Tout cela correspond à une esthétique de vie aristocratique ou qui émane de la haute bourgeoisie, qu’ils singent à l’envi. L’élégance baudelairienne s’éteint en période de démocratie parce qu’elle nivelle tout, et rend accessible à tous l’esthétique de vie d’une élite. L’élégance, dans son essence sociale, est peut-être grippée avec le principe d’universalité. Elle n’est que moyen de distinction et de démarcation, surtout dans la nature. L’animal dont la parure insolente et pleine de grâce hypnotise, s’élève et se fait remarquer. Il se distingue, séduit et impressionne ceux vers qui il projette son raffinement. L’exemple le plus probant est peut-être celui du paon, quand il déploie ses plumes envoûtantes. L’élégance chez l’être humain est sans doute moins de choses que cela, au final. Elle peut simplement être un moyen de se sentir exister et se redonner confiance en étoffant son être propre. L’esthétique de vie élégante semblerait alors être le lieu d’une réassurance narcissique de l’être humain en société. Elle n’est qu’une étape de plus dans la mise en scène de la vie quotidienne qu’on se donne et façonne…
mars 202531.03.2025 à 14:00
Trouver du “sens” au travail : un miroir aux alouettes ?
La quête de sens affectant aujourd’hui les lieux de travail ressemble un peu à la chasse au dahu. En effet, quand on pose la question, personne ne sait vraiment ce qu’on cherche, ni comment ou pourquoi. Peut-être est-il temps de prendre un peu de recul philosophique pour poser cette question : quel est le sens du sens ? Et que dit notre soudain besoin d’en trouver sur nos sociétés prétendument développées ?
Un article pour nos confrères du magazine Philonomist, que nous vous proposons exceptionnellement en accès libre.
mars 202531.03.2025 à 08:00
“Dois-je rassurer mon fils que l’idée de la mort angoisse ?” Charles Pépin répond !
Chaque mois, Charles Pépin vous donne des clés pour résoudre vos cas de conscience. Dans notre nouveau numéro, Stéphane se demande comment parler avec son fils qui lui fait part de son angoisse de la mort.
mars 202530.03.2025 à 15:00
“Algospeak”, ou l’art de déjouer la censure sur les réseaux sociaux
Sur le TikTok américain, le hashtag #CuteWinterBoots est utilisé pour contourner la modération du réseau social et critiquer la politique migratoire de l’administration Trump. Ce phénomène s’inscrit dans la continuité d’une nouvelle forme de langage, employée dans la communication sur les réseaux sociaux et baptisée « algospeak ». Décryptage.
[CTA2]
« CuteWinterBoots », soit « jolies bottes d’hiver ». Si ce hashtag a envahi la plateforme vidéo TikTok, ce n’est pas tant pour parler mode de saison que de... politique. Cette expression est utilisée depuis plusieurs semaines comme un outil de mobilisation contre la politique migratoire de l’administration Trump. Craignant la censure numérique, les utilisateurs se réfèrent à la nécessité de se protéger de la « glace », en allusion à la loi Immigration and Customs Enforcement (ICE, « glace » en anglais), qui durcit drastiquement la politique américaine sur le sujet. Avec le hashtag #CuteWinterBoots, l’utilisateur contourne les dispositifs de modération courants, puisqu’il leurre l’algorithme avec un terme tout sauf politique : il peut introduire plus sereinement au sein d’une vidéo des liens vers des sites contestataires ou accompagner des affiches dénonçant la politique de Donald Trump. Derrière #CuteWinterBoots se cache donc un code permettant de discuter des expulsions et de la répression des immigrés.
Mots réécrits et faux tutoriels
Ce phénomène est connu sous le nom d’« algospeak », « langage de l’algorithme ». Il consiste à employer des termes apparemment sans rapport avec le sujet, ou à modifier certaines lettres des mots pouvant faire l’objet de censure automatisée par les robots surveillant le contenu des réseaux sociaux, afin de transmettre des messages politiques sensibles tout en se déjouant des algorithmes de modération. La politique migratoire de Trump n’est pas le seul sujet concerné. Certains créateurs de contenus féministes ou d’éducation sexuelle modifient par exemple l’écriture de quelques termes, en remplaçant le « s » par un signe « $ » : des termes comme « Le$bean » (pour lesbienne) ou « seggs » (pour sexe) gagnent ainsi en popularité sur les réseaux sociaux, sans que les machines les décèlent. De même, après la suppression en 2022 de l’arrêt Roe v. Wade aux États-Unis sur l’avortement, le terme « camping » a rapidement remplacé « avortement » : certaines utilisatrices proposaient alors des « transports » pour se rendre dans un autre État afin de faire du « camping ».
➤ À lire aussi : Qu’est-ce que le « shadowban » ?
C’est parfois la forme même de la vidéo – ce qui s’y passe – qui vise à semer la confusion chez les robots et autres IA de surveillance. De faux « tutos make-up » cachant un message peuvent être réalisés à des fins militantes : une femme se maquille, tout en alertant par exemple sur les violences faites aux femmes. Celles et ceux qui utilisent ces méthodes ont par ailleurs compris que l’algorithme, flattant notre narcissisme, aimait particulièrement les photographies. Ainsi peut-on voir de longs messages militants accompagnés d’un selfie, servant ici encore à tromper la machine.
Ces techniques sont paradoxalement efficaces dans la mesure où elles attirent d’autant plus l’attention. L’écart entre un fond très sérieux et une forme apparemment futile, de même que les mots bizarrement déformés, sautent aux yeux. L’esthétique étrange qui ressort de ces techniques renforce la portée du message, qui reste plus facilement en tête. Le mot « viol », par exemple, est figuré chez certains par une pastille violette – qui est aussi la couleur du féminisme. Le procédé a quelque chose de message codé, du tiroir à double fond. À la différence près que tout le monde peut comprendre le message… sauf le robot qui est « floué ».
Sabotage
Parce qu’il vise à tromper la machine, à la détourner de son fonctionnement initial, « l’algospeak » peut être apparenté à une forme de sabotage. Certes, le procédé n’est pas franchement révolutionnaire, dans la mesure où la machine n’est pas menacée dans son fonctionnement. En revanche, elle est détournée d’un de ses buts… qui est entre autres d’invisibiliser les contenus dits « progressistes », ou hostiles au pouvoir en place [lire notre article sur le bannissement furtif]. Comme l’affirme le journaliste anarchiste Émile Pouget dans son essai intitulé Le Sabotage, paru vers 1911, la visée même de ce procédé est toujours de répondre à un sabotage initial. Le « sabotage ouvrier » est par exemple une réponse au « sabotage capitaliste », qui consiste selon lui à spolier les ouvriers pour réaliser du profit. Dans le cas qui nous occupe, le sabotage peut également être envisagé comme une réponse à une forme de censure et de dépossession de la parole par le biais des algorithmes. Il s’agit bien de saboter la machine… qui sabote le discours en empêchant sa diffusion.
Plus les utilisateurs des plateformes se sentent limités dans leur discours, plus ils redoublent d’inventivité pour mettre en place de nouveaux stratagèmes. On assiste ces derniers mois à une véritablement science du détournement algorithmique. Car pour saboter correctement… il faut avoir une connaissance assez fine de la machine. « Le saboteur sait que tout fonctionnement porte en lui la possibilité de la panne. Les grandes machineries sont vulnérables, il suffit de trouver le point où ça coince. C’est la première figure du sabotage, le grain de sable dans la machine », expliquent Grégoire Chamayou et Mathieu Triclot dans cet article de recherche consacré à la question du sabotage. Les partisans de cette méthode auront-ils suffisamment de grains de sable pour déjouer la puissance des algorithmes, désormais massivement aux mains de l’extrême droite américaine ?
mars 2025