10.12.2025 à 17:07
La “main invisible” chez Adam Smith, c’est quoi ?
Expression attachée à la pensée d’Adam Smith, représentant majeur de l’Écosse des Lumières, la « main invisible » est un concept central pour le libéralisme économique : elle désigne la capacité du marché à s’autoréguler. Mais cette formule n’avait-elle pour son auteur qu’une portée économique ? Nicolas Tenaillon, professeur de philosophie, nous prend par la main.
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Un usage théologique et moral
C’est dans son Histoire de l’astronomie (écrite vers 1750, publiée en 1795) qu’Adam Smith utilise pour la première fois l’image de la main invisible. L’invention du concept physique de force et la découverte de la gravitation par Newton permettent d’expliquer l’action à distance qui régit l’ordre du ciel tout en conservant la croyance en un Dieu ordonnateur (Newton dit dans son Optique de 1704 que les forces sont les « sens de Dieu » par lesquels il connaît et régit l’Univers). Aussi, lorsque Smith parle de « la main invisible de Jupiter », c’est pour affirmer qu’une loi providentielle donne à l’Univers son équilibre et son harmonie. On en déduit que l’utilisation de cette image en économie est pour lui à la fois descriptive et positive : l’équilibre spontané du marché est une loi bénéfique.
“Pour Adam Smith, l’équilibre spontané du marché est une loi bénéfique”
Mais ce premier usage de la main invisible se complexifie lorsque Smith en reprend l’image dans sa Théorie des sentiments moraux (1759). Elle désigne alors la manière dont les passions et les intérêts personnels (l’amour du luxe, le désir de distinction…) produisent des effets positifs. Lorsque Smith écrit que « le riche ne recherche que sa propre commodité, mais [qu’]il est conduit par une main invisible à faire presque la même distribution des choses nécessaires à la vie que celle qu’aurait faite la main d’un être bienveillant » (IV, 1), il conserve l’idée de providence mais la rend plus sophistiquée et dialectique. C’est en ne cherchant que leur intérêt que, paradoxalement, les hommes concourent à l’harmonie sociale. Est-ce à dire que l’égoïsme, vice moral, est pour Smith une vertu sociale qui s’ignore ?
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Une économie bien fondée ?
L’affirmer reviendrait à confondre la pensée de Smith avec celle, résolument cynique, de Bernard Mandeville, lequel soutient dans La Fable des abeilles (1714) que « sans les vices, aucune société civilisée ne pourrait subsister ». Comparant la société à une ruche et les individus à des abeilles, Mandeville croit en effet que « les vices des particuliers contribuent à la félicité publique » parce que lorsque les abeilles deviennent vertueuses et honnêtes, la ruche s’appauvrit et finit par péricliter. Or Smith ne voit là qu’une confusion entre vice privé et intérêt personnel bien compris : « Mandeville confond les passions qui sont utiles à la société avec celles qui lui sont pernicieuses » (Théorie des sentiments moraux, VII, II, 4). Pour Smith, le désir de reconnaissance ou de richesse n’est pas un vice en soi – il devient bénéfique quand il reste encadré par la sympathie morale et le jugement du « spectateur impartial », fiction qui permet à chacun de se juger et de tempérer son égoïsme. Autrement dit, l’intérêt individuel ne corrompt pas la fin morale qui préside à l’existence de la société : la visée du bien commun.
“Le désir de reconnaissance ou de richesse n’est pas un vice en soi. Il devient bénéfique… sous certaines conditions”
Dès lors, aux yeux de Smith, l’image de la main invisible peut être transposée au domaine économique sans qu’il faille craindre qu’elle justifie l’oubli d’autrui. Car le marché ne remplace pas le jugement moral : il le suppose. On le voit bien dans le cas du patriotisme économique qui modère le libre-échangisme et renforce, indirectement, les solidarités :
“En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, chaque individu ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en cela, comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions”
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, IV, II (1776)
La phrase devenue fameuse « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du soin qu’ils apportent à leurs propres intérêts » (I, II) doit ainsi se comprendre comme une marque de confiance dans la main invisible qui évalue, mieux que n’importe quel agent moral particulier, le juste prix des biens en le régulant spontanément selon la loi concurrentielle de l’offre et de la demande.
Un contrôle nécessaire
Mais est-ce toujours le cas ? Smith avait bien vu que laissé à lui-même, le marché tend à favoriser les plus riches. En effet, la main invisible produit la richesse mais non l’équité. S’il défend le libéralisme, le philosophe reconnaît donc qu’un jugement public éclairé doit corriger les déséquilibres créés par le marché : « L’État doit entreprendre des travaux et des institutions publiques que l’intérêt d’un individu ou d’une petite société ne porterait pas à exécuter » (V, I). Mais cet interventionnisme étatique, nécessaire pour la sécurité, l’éducation, la santé ou l’aménagement du territoire doit lui-même être modéré pour que la main invisible du marché ne soit pas menottée par des intérêts politiques (comme le monopole d’État). C’est du juste équilibre entre interventionnisme et individualisme que dépend la « richesse des nations » – titre de son célèbre ouvrage d’économie.
“La main invisible produit la richesse, mais non l’équité”
Image héritée de la théologie et de la physique, appliquée à la morale puis à l’économie, la main invisible de Smith est depuis plus de deux siècles au cœur des débats sur les bienfaits du libéralisme économique. Encensée durant la guerre froide par les ultra-libéraux comme Hayek, prix Nobel d’économie 1974, elle est aujourd’hui souvent décriée. Barack Obama pensait que « la main invisible du marché ne va pas réparer la main verte de l’environnement » parce que le libre marché ignore l’urgence écologique. Tandis que Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, estime plus radicalement que l’accès à l’information étant inégale entre les acteurs du marché, la main invisible est invisible « parce qu’elle n’existe pas ».
10.12.2025 à 14:51
Christian Arnsperger : non, le capitalisme n’a pas d’éthique
Dans notre nouveau hors-série « Petit traité des vices à l’usage des honnêtes gens », l’économiste Christian Arnsperger démonte l’argumentaire du sociologue Max Weber selon lequel le capitalisme serait fondé sur une éthique protestante faite d’économie et de sobriété.
10.12.2025 à 11:55
Quand Trump se prend pour Atlas... L’éclairage de Pierre Judet de La Combe
Dans le document définissant la stratégie américaine, récemment publié, une phrase a marqué les esprits : “L’époque où les États-Unis soutenaient à eux seuls l’ordre mondial, comme Atlas, est terminée.” Que révèle cette référence tirée de la mythologie grecque ? L’helléniste Pierre Judet de La Combe, qui vient de publier le second tome de Quand les dieux rodaient sur la Terre, nous explique tout.
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Porter le ciel, comme le faisait le géant Atlas, était-ce un devoir ou une punition ?
Pierre Judet de La Combe : Il s’agit bien d’un châtiment. Atlas est le frère de Prométhée, d’Épiméthée et de Ménétios. Tous quatre sont les fils du grand Titan Japet. À ce titre, ils ont participé à la guerre menée par les Titans et leurs alliés contre Zeus et les Olympiens. Cette guerre épouvantable a duré dix ans, comme la guerre de Troie. À la fin, Zeus gagne contre la génération de ses parents. Il devient maître de l’Olympe. Comme il se doit, le vainqueur châtie les vaincus, dont Atlas.
Quel était le rôle d’Atlas avant cette défaite et cette punition ?
Atlas est le seigneur du lien et de la limite avec l’infini. Avant cette guerre, il règne sur l’Arcadie, la forêt sauvage, l’océan terrestre, au cœur de la Grèce. Après la défaite, Zeus le place au bord de l’Océan pour porter le Ciel, à la limite d’un infini plus vaste encore. C’est un rôle crucial, sinon le Ciel s’effondrerait sur la Terre, et ni nous, ni les dieux ne pourrions y vivre.
“On pourrait rétorquer à Trump : ‘Qui est votre Zeus ?’, car c’est Zeus qui punit Atlas”
Est-ce la première apparition, dans la mythologie grecque, de cet espace entre le Ciel et la Terre ?
Non, cet espace si nécessaire est apparu une première fois lors de la castration d’Ouranos, le dieu Ciel, par son fils, le Titan Cronos. Ouranos se couchait sur la Terre et refusait que ses enfants en sortent. C’est par la castration que cet espace énorme, ce chaos entre le Ciel et la Terre, a été créé. Mais il a fallu que cet espace ancien soit ensuite validé et recréé par Zeus à sa manière. La victoire contre les Titans suivie du châtiment d’Atlas, mis au bord du monde pour porter le Ciel, assure cette séparation de manière permanente et, pourrait-on dire, légale. Ce châtiment est imposé par Zeus, qui est le dieu de la limite et de l’ordre, contre ces dieux du désordre que sont les Titans. La mythologie transforme donc un événement « naturel » (pour que les enfants naissent, il faut que le Ciel n’étouffe pas la Terre) en un ordre imposé. C’est ce que fait Zeus en imposant une structure où les dieux ont tous des fonctions précises.
Atlas se trouve alors, un peu comme les États-Unis par rapport à l’Europe, aux confins du monde connu...
Il est au bord du monde, de l’Océan, du pays des Morts et du pays des Rêves. Il est au bord du couchant, de tout ce qui est sombre. C’est pour cela qu’il est le père de la nymphe Calypso, dont le nom signifie « celle qui cache ». Il est aussi celui qui garde le jardin des Hespérides, les « filles du soir », qui sont les filles de la Nuit. Elles ont un jardin avec les fameuses pommes d’or qui apportent des doses d’immortalité aux dieux de l’Olympe. On raconte aussi qu’Atlas est le père des Pléiades, ces colombes qui portent régulièrement des doses d’ambroisie, c’est-à-dire d’immortalité, aux dieux. Pour les Grecs, le Jour est enfant de la Nuit. Il faut d’abord le confus pour avoir ensuite le déterminé, l’ordre, la lumière. Atlas est par conséquent le dieu qui établit la limite entre le fini et l’infini. Et cet infini est à la fois la mort et l’immortalité.
“Si les États-Unis refusent de supporter le monde, nous allons peut-être enfin construire un monde avec plusieurs Atlas”
Le titre du best-seller de la philosophe libertarienne Ayn Rand (traduit en français par La Grève) est Atlas Shrugged : “Et Atlas haussa les épaules”. Est-ce qu’est en train de faire Donald Trump ?
Atlas qui hausse les épaules, cela signifie qu’il fait tomber le Ciel. Pour tenir le Ciel, il faut une force surhumaine. L’équivalent intellectuel d’Atlas, c’est Prométhée. Atlas, c’est l’identité, il reste figé, toujours pareil – un peu une brute. Prométhée, c’est la vivacité, l’intelligence, la prévision, la non-identité absolue. Or Zeus a besoin des deux : d’Atlas pour la cosmologie, pour que le monde tienne ; et de Prométhée pour qu’il y ait de l’histoire, pour que les mortels vivent et que les dieux soient impliqués dans le devenir. C’est très structural. On pourrait alors rétorquer à Trump : « Qui est votre Zeus ? », car c’est Zeus qui punit Atlas. Dans la logique trumpienne, il se met donc à la place de Zeus. Sauf que Zeus est un être rationnel. Il veille sur la loi, la règle de l’Olympe et celui de la cité. Pour qu’il existe un monde à régir et à partager, il a donc tout de même besoin d’un Atlas qui porte le Ciel.
Que se passera-t-il si les États-Unis refusent de supporter le monde ?
C’est problématique. Mais peut-être que nous allons enfin pouvoir construire un monde avec plusieurs Atlas. Pour répondre à l’apostrophe trumpienne, c’est donc à nous d’imaginer un monde pluriel, soutenu par plusieurs Atlas. Mais aussi de fabriquer un nouveau garant de la raison et de l’ordre : un nouveau Zeus.
Quand les dieux rodaient sur la Terre, compilation des chroniques radiophoniques de Pierre Judet de la Combe consacrées à la mythologie gréco-romaine, est paru en deux volumes aux Éditions France Inter / Albin Michel / Les Belles Lettres. Premier tome disponible ici, second tome là.
