12.12.2025 à 12:00
L’Europe, région la plus rurale du monde ?
D’après les projections de l’ONU, l’Europe est en passe de devenir la partie du monde la plus rurale. Comment le continent qui a inventé la grande ville moderne résiste-t-il, plus que les autres endroits du globe, à l’urbanisation galopante ? Par des mouvements de retour à la campagne, et peut-être aussi en raison d’une forme de mal-être urbain. Analyse.
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24,8% de la population européenne devrait vivre à la campagne en 2050, selon l’ONU. Le chiffre prospectif confirme certes le déclin du poids de la démographie rurale (27,7% en 2010, 30% en 2015 au sein de l’Union européenne). Entre 2014 et 2024, l’Europe a perdu 8 millions d’habitants ruraux (-8,3 %), tandis que les villes en ont gagné 10 millions. Cependant, cette diminution est beaucoup moins rapide que dans la plupart des autres régions du monde. Si bien que, d’ici un quart de siècle, le Vieux Continent – berceau de l’industrialisation et de l’urbanisme moderne – devrait être… la région la plus rurale du monde, devant l’Amérique du Nord (23%) et très au-dessus de la moyenne mondiale (17,2%). Parmi les espaces les moins ruraux en 2050 : l’Asie centrale et du sud (11,9%) ou encore l’Asie du Sud-Est (16,6%), qui compte parmi les régions les plus peuplées au monde.
Au départ, l’effacement du village…
À quoi tient cette stabilité de la population rurale en Europe ? On ne saurait l’imputer à la fécondité légèrement supérieure des populations rurales : si les habitants des campagnes font un peu plus d’enfants que les urbains, beaucoup de ces derniers quittent rapidement leurs terres natales pour faire des études et travailler en ville. L’exode rural est globalement terminé, avec le renversement radical et rapide de l’équilibre ville/campagne. Mais les régions rurales continuent à perdre une partie de leur population. Ce déclin amorce un cercle vicieux : moins d’habitants conduit à la disparition de certains services (écoles, cliniques, médecins, etc.), ce qui nourrit le sentiment d’abandon et de frustration – certains parlent de « peine géographique ».
“Le village s’est progressivement effacé. On ne travaille plus dans la commune où l’on vit et les commerces de centre-bourg disparaissent”
Délaissés, les habitants des campagnes doivent souvent faire œuvre de « débrouille rurale », selon l’expression de la chercheuse Fanny Hugues. S’ils peuvent aussi compter sur des formes de « solidarité rurale », cette entraide décline à mesure de la dilution de la vie locale et de l’étiolement des relations de voisinage : « Progressivement, le village s’est effacé en tant que point d’ancrage de la vie rurale. » La place du village est moins un lieu de rencontre et de connaissance de l’autre. La vie rurale s’étale, « élargie avec le développement des mobilités ». On ne travaille plus dans la commune où l’on vit. La consommation s’effectue davantage dans de grandes zones commerciales ; les commerces de centre-bourg disparaissent. Bref, les villages perdent de leur attractivité. Cette baisse d’attractivité accentue, en retour, le flux migratoire des campagnes vers les villes, plus attractives.
…mais une tendance qui s’inverse (lentement)
De nombreuses initiatives s’efforcent néanmoins d’inverser la tendance, d’enrayer le cercle vicieux. Certaines politiques publiques tentent de revitaliser les territoires ruraux : développement d’infrastructures, soutien à la vie rurale, aux commerces de proximité, subvention de l’agriculture, aide à l’installation (d’habitants comme de médecins), etc. De nombreuses mairies entendent développer le tourisme ou misent sur l’accueil de réfugiés. Les nouvelles technologies sont également mobilisées comme un instrument permettant de contrebalancer le manque d’infrastructures – la téléconsultation est par exemple un outil précieux dans les déserts médicaux. À côté des politiques publiques, il y a aussi des initiatives citoyennes : créations d’associations, de « tiers lieux » permettant de renforcer le lien social, etc.
“Lassés des rythmes effrénés de la grande ville anonyme, aspirant à un mode de vie plus simple, plus proche de la nature, beaucoup sont en quête d’un retour à la terre”
Bref, les campagnes se réinventent lentement. Si elles perdent des habitants, elles en gagnent aussi, stimulées par ces logiques de revitalisation. Deux flux migratoires principaux impactent positivement la démographie rurale : l’installation de retraités et l’installation de néo-ruraux actifs (souvent entre 30 et 50 ans). Les premiers sont en quête d’un cadre de vie plus paisible pour passer leurs vieux jours. Leur implantation – qui n’est pas un phénomène nouveau – augmente la population locale, mais aussi l’âge moyen (vieillissement) sans augmenter la natalité. La néoruralité est une dynamique plus récente (la notion émerge dans les années 1970, dans le sillage de Mai-68). Les néo-ruraux, dont beaucoup profitent de la possibilité de télétravailler pour changer de cadre sans nécessairement changer d’employeur, recherchent eux aussi de meilleures conditions de vie – des logements plus grands et moins chers, notamment pour accueillir des enfants, moins de stress, plus de sécurité au quotidien, etc. Certains font le choix de la campagne pour mettre en place des projets écologiques tels que des exploitations agricoles bio, de la création d’artisanat, etc. La plupart, lassés des rythmes effrénés de la grande ville anonyme et aspirant à un mode de vie plus simple, plus proche de la nature, sont en quête d’un « retour à la terre » sans connotation réactionnaire (voir Revenir à la terre, l’art de vivre des néoruraux, collectif, 2019). Claire Desmares-Poirrier célèbre cette tendance à l’« exode urbain ». De nombreux penseurs contemporains ont emboîté le pas, du philosophe jardinier Aurélien Berlan (Terre et Liberté) à Gaspard Kœnig (qui a publié Agrophilosophie et parle dans nos pages de sa vie à la campagne) en passant par Léo Coutellec (Devenirs paysans), qui reprennent en un sens le geste radical du célèbre philosophe naturaliste Henry David Thoreau.
Le bonheur est dans le pré ?
L’installation de ces néo-ruraux, qui agace parfois les « autochtones », contribue modestement à la revitalisation des villages, augmentant la population active mais aussi, souvent, la natalité. Toutes les régions ne sont pas également concernées par ces migrations « positives ». Certaines sont très attractives (climat doux, moins de pollution, proximité d’une grande ville facilement accessible en transports en commun), d’autres beaucoup moins. Des disparités existent par ailleurs au sein des espaces ruraux : si les villages connaissent, en France notamment, une croissance parfois plus rapide que celle des villes, c’est beaucoup moins le cas des zones de peuplement dispersé ou très dispersé. Mais globalement, si elle reste en baisse, la part de la population rurale tend à se stabiliser en Europe, au contraire de la plupart des autres régions du monde, qui manquent souvent de politiques de dynamisation des espaces ruraux.
Peut-être est-ce aussi que le Vieux Continent, plus que le reste du monde, s’est lassé de la grande ville motorisée qu’elle a vu naître ? Déjà en 1902, le sociologue Georg Simmel soulignait le caractère accablant et étouffant, de l’environnement urbain.
“La base psychologique sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes. […] Tandis que la grande ville crée justement ces conditions psychologiques – à chaque sortie dans la rue, avec le rythme et la diversité de la vie sociale, professionnelle, économique –, elle établit […] une profonde opposition avec la petite ville et la vie à la campagne, dont le modèle de vie sensible et spirituel a un rythme plus lent, plus habituel et qui s’écoule d’une façon régulière”
Georg Simmel, Les Grandes Villes et la vie de l’esprit (1902)
Pour se protéger de l’hyperstimulation sensorielle, l’urbain « se crée un organe de protection contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement, avec l’intellect […] La réaction à ces phénomènes est enfouie dans l’organe psychique le moins sensible, dans celui qui s’écarte le plus des profondeurs de la personnalité ».
Bref, l’urbain, en guise de carapace protectrice, tient à distance sa sensibilité. Mais ce renoncement peut-être une source de souffrance – et il l’est bien souvent. Que faire alors, sinon quitter la ville, quand on ne la supporte plus ?
12.12.2025 à 06:00
Se faire de nouveaux amis, mission impossible ? Nous avons relevé le défi lors d'un dîner avec de parfaits inconnus
Pour réussir une première rencontre, faut-il bien présenter ou faire tomber le masque, se livrer ou écouter ? Pour le savoir, notre rédacteur en chef Cédric Enjalbert s’est inscrit sur une plateforme qui organise des dîners entre inconnus. Il s’est donné une règle méthodologique : ne pas parler de lui ! Découvrez comment s'est passée sa soirée dans notre tout nouveau numéro, disponible également chez votre marchand de journaux.
11.12.2025 à 21:00
Le banquier, Freud et la mort : acquérir un logement, un parcours du combattant
« Il y a peu, j’ai pris rendez-vous chez mon banquier. En m’installant sur le petit fauteuil de cette pièce exiguë et trop chauffée, en face d’un jeune homme un peu serré dans son costard, j’ai eu le sentiment de vivre un instant particulier. Je résumerai ce rendez-vous en trois étapes, qui se rapprochent de ce que Freud nomme les trois “illusions narcissiques” dans sa leçon intitulée Une difficulté de la psychanalyse (1917).
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Voici donc les trois grandes illusions balayées selon moi par un simple rendez-vous avec la banque.
1) L’illusion de la maîtrise
Je suis allée à la banque dans le but d’analyser ma capacité d’emprunt afin de tenter d’acquérir un logement. Or quand on veut acheter un appartement ou une maison pour y vivre, c’est en général parce que l’on aspire à un peu d’ancrage, à de la stabilité – et aussi parce que l’on voudrait cesser de dépendre des logiques de prédation immobilière qui gangrènent le marché. Bref, la souscription d’un crédit est portée par une envie de “se poser”. Mais (et c’est là que réside toute la violence du système) emprunter, c’est surtout accepter les mouvements économiques et politiques hors de contrôle. Est-ce que les taux vont continuer de grimper ? Qu’en est-il de l’évolution du PTZ et du BRS ? Personne ne peut répondre, pas même le banquier. La fin de l’illusion de maîtrise se rapproche ici de ce que Freud appelle “l’humiliation cosmologique”, qui a consisté à croire que l’humain habitait dans une terre stable, “au repos”, calmement située “au centre de l’Univers”. Après Copernic, nous avons découvert que nous étions situés sur un grain de sable dans un Univers infini mû par des forces qui nous dépassent et dont nous dépendons. À la banque, on prend conscience que ces forces sont financières. L’histoire intime d’une personne ou d’un couple est inféodée à l’économie globale. Un taux qui augmente de quelques dixièmes, et c’est un appartement que l’on ne peut plus acheter – et le cours d’une vie qui peut changer.
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2) L’illusion de la singularité
On a tous envie d’être différents, uniques en notre genre. À la banque, c’est peine perdue. Le banquier n’a pas affaire à un individu mais à une CSP (une catégorie socioprofessionnelle). Et cette mécanique se poursuit à plusieurs niveaux.
- On croit être un couple ; pour la banque on est un ménage.
- On aimerait avoir un métier particulier ; mais ce qui compte, c’est notre revenu annuel brut.
- On voudrait acheter notre petit appartement ; en réalité, on fait un investissement. Car comme le banquier nous l’a souligné, tout achat “même pour y vivre” s’appelle bien “un investissement”.
Ce vocabulaire ramène le particulier au monde anonyme des flux monétaires. Le désir d’acquérir un logement, qui est à la fois universel et profondément singulier dans la mesure où il implique le choix d’un lieu à soi, est réduit à une stratégie économique. Cette illusion pourrait quant à elle correspondre à “l’humiliation biologique” évoquée par le père de la psychanalyse, désignant le moment où l’homme découvre grâce à Darwin qu’il “n’est rien d’autre, rien de mieux que l’animal” alors qu’il aurait voulu que sa nature diffère des autres vivants. Pour le système bancaire aussi, nous ne sommes rien d’autre que des animaux monétaires, des agents économiques.
3) L’illusion d’un bonheur infini
Quand on veut acheter une maison, c’est parce que l’on se projette. Pour s’imaginer l’avenir, il faut avoir emmagasiné un peu d’espoir dans le futur. Il faut se dire que la vie est belle et que le bonheur va durer – sinon, à quoi bon s’endetter pour toute une vie ? Or la banque nous invite à penser à l’aléa, à tout ce qui pourrait mal se passer. Entre deux simulations chiffrées, on aborde des sujets comme le décès, la maladie, le divorce ou le licenciement. On parle donc de vie, d’amour et de mort. De ce qui n’a pas de prix, et que l’on doit pourtant évaluer. De ce que l’on ne peut jamais anticiper mais que l’on doit quand même prévoir. Cette dimension existentielle du rendez-vous peut être considérée comme l’ultime blessure, qui est “psychologique” selon Freud et qui désigne pour lui toutes les fois où notre esprit “se sent étrangement frappé d’impuissance” face à l’insondable profondeur de son inconscient.
Pour résumer : on ne contrôle rien, on est (à peine) bons à rembourser un prêt et le bonheur ne dure jamais. Parce qu’ils nous mettent sans ménagement face à ce genre d’états de fait, les rendez-vous bancaires sont des rituels initiatiques modernes, qui nous obligent à affronter la réalité du monde capitaliste. En ce qui me concerne, j’en suis sortie certes délestée de quelques illusions… et animée par un certain désir de révolution. »
