24.04.2025 à 09:00
Comment ne pas se tromper au sujet de l'erreur ?
Tout le monde peut se tromper, même ceux qui aspirent à bien se conduire. Une erreur, c’est un peu comme un vase qu’on aurait cassé, mais qui est inaccessible parce qu’il se trouve quelque part dans le passé. Dans l'article qui ouvre le grand dossier de notre tout nouveau numéro, en vente dès aujourd'hui chez votre marchand de journaux, Alexandre Lacroix tente de recoller les morceaux.

24.04.2025 à 08:00
“Peut-on réparer ses erreurs ?” Le nouveau numéro de “Philosophie magazine” sort ce jeudi
Chacun de nous est hanté par son passé, par de mauvais choix, des maladresses, des paroles blessantes qui ont eu des conséquences néfastes sur nous-mêmes et sur notre entourage. La vie n’est pas un parcours où l’on pourrait viser le sans-faute… Mais comment échapper au regret, à la culpabilité, et tenter de compenser ce mal qui est derrière nous ?
Réponses dans le tout nouveau numéro de Philosophie magazine à retrouver dès aujourd’hui chez votre marchand de journaux !

23.04.2025 à 18:00
Habemus papa : peut-on vraiment vivre sans Dieu, ni maître, ni (saint) père ?
« Je me suis souvenu d’une anecdote, en voyant les hommages rendus au pape François. J’ai assisté autrefois à un dialogue qui promettait d’être philosophique entre un psychanalyste et un historien… jusqu’à ce que ce dernier, furieux, lance un livre à la face de son interlocuteur et lui ordonne de quitter son bureau. Il avait été piqué au vif…
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… Par un sarcasme ! De mémoire, le psychanalyste avait lancé, en substance : “Votre croyance est celle d’un petit enfant qui recherche un gentil papa.” Son interlocuteur était effectivement un penseur chrétien et lui un athée ironique. Rétrospectivement, cette provocation était peu charitable et surtout assez vaine, puisqu’elle avait mis fin à toute conversation. Mais le persifleur avait-il complètement tort ? Certes, il aurait pu mettre les formes. Reste qu’étymologiquement, et c’est pourquoi j’y pense, le pape est un “papa”. Issu du grec “pappa”, ce terme infantile désigne le père, selon le linguiste Alain Rey, et il est appliqué par affection aux évêques avant de l’être exclusivement à celui de Rome – c’est-à-dire au souverain pontife. C’est ainsi que les fidèles regrettent la disparition de François, comme ils viendraient saluer un père. Et “Papa Francisco”, comme l’appellent les Argentins, a finalement rejoint la “maison du Père”.
Sigmund Freud a lui-même fait de dieu un père de substitution et une manifestation de l’illusion religieuse. Dans L’Avenir d’une illusion (1927), il montre comment cette figure paternelle dotée d’un amour universel comble efficacement la détresse infantile de l’humanité, de même qu’un enfant se réfugie dans les bras rassurants du père. Il fait aussi de tous les croyants des frères. L’illusion répond donc à un désir (pas seulement à un aveuglement) : elle assure un sens à l’existence, contre son absurdité et sa violence. “Nous savons déjà que l’impression effrayante de l’impuissance infantile a éveillé le besoin de protection – protection par l’amour – auquel le père a apporté son aide ; la reconnaissance de la persistance de cette impuissance tout au long de la vie a causé l’attachement à l’existence d’un père désormais plus puissant”, relève Freud. Selon le psychanalyste, l’avancée des sciences dissipera cette illusion – une certitude démentie par les chiffres, puisque le nombre de catholiques seraient, selon le Vatican, en hausse depuis 1970, atteignant près d’1,4 milliard en 2023.
Alors, peut-on vraiment se passer du père tout-puissant, des papes et des papesses ? Freud le croit : “Je vous contredis donc quand vous déduisez ensuite que l’homme ne peut absolument pas se passer de la consolation de l’illusion religieuse, qu’il ne pourrait sans elle supporter la difficulté de la vie, la cruelle réalité. Oui, il en est incapable, l’homme à qui vous inoculez depuis l’enfance un poison si doux – ou doux-amer. Mais l’autre, celui qui a été élevé sobrement ? […] Il sera dans la même situation que l’enfant qui a quitté la maison paternelle où il était à l’aise et bien au chaud.” Selon lui, l’être humain doit sortir de “l’infantilisme” pour affronter la “vie hostile”, par une “éducation à la réalité”. Comment ? En affrontant cette angoisse à l’aide d’un autre dieu, le “dieu Logos”, celui du langage… Où le pape de la psychanalyse prêche finalement pour sa paroisse !
Trois objections peuvent lui être faites. D’abord, la discipline n’invente-t-elle pas une nouvelle figure de l’autorité paternelle à travers celle du psychanalyste ? Ensuite, Freud ne néglige-t-il pas la possibilité d’une religion sans dogme, d’une mystique qui ne soit pas incarnée par un père tout-puissant ? Enfin, ce pourrait être reconduire une illusion que de penser vivre pleinement sans attaches ni filiations, selon un idéal d’autonomie hérité des Lumières, qui a pu aboutir à une conception totalement désincarnée du sujet. Bref, peut-on vraiment vivre sans Dieu, ni maître, ni papa ? »

23.04.2025 à 16:05
Derniers instants du pape François : est-il possible de retarder sa propre mort ?
Et si le pape François avait choisi son moment ? Mort au lendemain de Pâques après une apparition épuisante devant les fidèles, faut-il lire sa disparition comme un geste politique, une volonté de retarder sa mort après une fête symbolique, ou bien plutôt comme un étrange « miracle » de l’action ?
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Sur le parvis de la place Saint-Pierre à Rome, ce dimanche de Pâques, les fidèles retiennent leur souffle... comme pour mieux en donner au pape François qui a la voix faible, les yeux hagards et la gestuelle épuisée. « Frères et sœurs, joyeuses Pâques », parvient-il à dire. À peine la traditionnelle bénédiction prononcée, sa main s’écroule, sa tête retombe, ses yeux se ferment un instant. Le pape est alors comme écrasé par un effort surhumain.
Un effort qu’il réitère ensuite, en se déplaçant parmi la foule à bord de la papamobile. L’effort de trop ? Le lendemain, au petit matin, la Vatican annonce son décès : Jorge Bergolio n’a pas survécu à un accident vasculaire cérébral. La connexion logique avec l’effort de la veille est immédiatement réalisée : le pape serait mort de son ultime geste. Mais le fait qu’il soit disparu le lendemain de la fête de Pâques double cette connexion d’une étrange coïncidence, aux yeux de certains : au lendemain du jour où le Christ descend sur Terre, le représentant de Dieu monte au ciel – pour reprendre la terminologie chrétienne. Là où les plus fervents des croyants ne peuvent s’empêcher de voir un « signe », les non-croyants n’y voient qu’une simple coïncidence.
Partir au bon moment
Et si la mort de François avait été en réalité repoussée… par lui-même ? L’hypothèse de l’existence d’une capacité à décaler sa propre mort peut, au prime abord, paraître farfelue. Elle est pourtant étayée par un article scientifique publié en 1990, co-écrit par le chercheur David Philips, affilié à l’université de Californie. En analysant les statistiques de la communauté chinoise de Californie, il constate que la mortalité baisse avant la fête de la Lune, importante pour cette communauté, et augmente significativement juste après. Il en conclut ainsi que la mort « peut être brièvement repoussée jusqu'à la survenue d'une occasion importante ». Autrement dit, nous serions capable de littéralement retenir notre souffle, pour partir au bon moment.
“La mission au cœur du peuple est quelque chose que je ne peux pas arracher de mon être si je ne veux pas me détruire”
Dimanche, chacun a pu constater la force mobilisée par François, comme un dernier geste en accord avec ses convictions les plus intimes. Proche intellectuellement de la « théologie du peuple », branche argentine de la théologie de la libération, François écrivait en 2013 dans sa lettre d’exhortation apostolique Evangelii gaudium (« la joie de l’Évangile »), comment « la mission au cœur du peuple n’est ni une partie de ma vie ni un ornement que je peux quitter, ni un appendice ni un moment de l’existence. Elle est quelque chose que je ne peux pas arracher de mon être si je ne veux pas me détruire ». Et d’ajouter « je suis une mission sur cette terre, et pour cela je suis dans ce monde ». Renoncer à l’ultime déambulation en papamobile, rester perché sur son balcon, cela aurait été renoncer à la mission qu’il s’était donnée, avec laquelle il s’identifiait dans sa chair.
« Toute action est un miracle »
Un acte qui confine au « miracle », tel que compris par Hannah Arendt. La philosophe remarque que l’existence de l’humanité tient à une « improbabilité infinie ». Entre l’émergence de la vie sur terre et l’évolution des espèces, notre situation historique ressemble à un concours de circonstances parfaitement improbable : « Le mouvement linéaire de la vie de l’homme entre la naissance et la mort ressemble à une déviation bizarre par rapport à la loi commune, naturelle, du mouvement cyclique » (Condition de l’homme moderne). Dans son article Qu’est-ce que la liberté ? (repris dans La Crise de la culture), elle conclut dans cette belle formule : « Tout acte est un “miracle” – c’est-à-dire quelque chose à quoi on ne pouvait s’attendre. »
Malgré sa fatigue extrême, le pape frappe ainsi par son souci de mettre en conformité son projet et son action : il recommence un nouvel acte, en tutoyant les limites physiques de son corps. Si la scène frappe les croyants comme les non-croyants, c’est que, loin de repousser la mort, elle célèbre cette puissance de la « nouveauté » louée par Arendt, cette force de la liberté prise dans ses ultimes retranchements. Arendt écrit encore, dans une envolée quelque peu lyrique, que « seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance. […] C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Evangiles annonçant leur “bonne nouvelle” : “Un enfant nous est né !” ».
La nouveauté était d’ailleurs au cœur de la dernière homélie de François, lue par le cardinal Angelo Comastri, ce dimanche. Elle se terminait par ces mots : « Tout est nouveau, Seigneur, et rien n’est répété, rien n’est vieux. Nous pouvons dire : avec Toi, Seigneur, tout est nouveau. Avec Toi, tout recommence. »

23.04.2025 à 16:00
Donald Trump : le grand retour du mercantilisme ?
Avec ses droits de douane qui font trembler le monde et inquiètent les marchés financiers, Donald Trump semble tourner le dos à la doctrine libérale du libre-échange et ressusciter un vieux courant économique, le mercantilisme. Mais utiliser l’économie pour garantir sa puissance est un chemin semé d’embûches. C’est ce que montre notre enquête sur une école de pensée mal connue.
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Les tarifs douaniers que cherche à imposer Donald Trump marquent, d’après certains spécialistes, le retour d’un ancien courant, le mercantilisme, apparu durant la Renaissance – même si le terme lui-même n’est apparu qu’au XVIIIe siècle. Si le mercantilisme ne forme pas un corps de doctrines unifiées, il marque une nouvelle de penser l’économie. Durant le Moyen Âge, en effet, la pensée économique est une ramification de la théologie chrétienne scolastique, pas un domaine autonome. L’économie désigne alors la gestion des affaires domestiques. Avec la modernité, elle devient politique : c’est un enjeu public, collectif, qui intéresse la nation tout entière, et tout particulièrement les États qui sont en voie de consolidation et de centralisation. Le nouveau discours économique qui émerge n’est plus le fait de théologiens raisonnant sur des problèmes généraux dans une optique universaliste, mais celui d’auteurs laïcs qui s’adressent directement aux puissances publiques.
Un pionnier italien de la “raison d’État”
C’est l’homme de lettres italien Giovanni Botero (1544-1617) qui passe pour le pionnier du mercantilisme. Dans son essai Della Ragion di Stato (1589 ; disponible dans une édition française récente chez Gallimard), il avance l’idée de « raison d’État », qui comprend une dimension économique majeure. « Botero effectue une opération originale : il place la question économique au cœur même de la pensée politique et de la théorie de l’État », souligne Romain Descendre dans l’article « Raison d'État, puissance et économie. Le mercantilisme de Giovanni Botero ».
Développement économique et développement de la puissance de l’État vont de pair. L’État doit intervenir dans l’économie pour la stimuler, car c’est de là qu’il tire une grande partie de sa force. Sur le plan défensif, il s’agit de protéger l’économie intérieure. Sur le plan offensif, il faut absorber une partie de la puissance économique des autres pays. Le commerce extérieur, en pleine croissance alors que se déploie la première mondialisation, devient alors un enjeu central. Il est important que l’État maintienne une balance commerciale excédentaire. Pour parvenir à l’excédent, les gouvernements disposent de toute une palette d’instruments économiques : tarifs douaniers, quotas d’importation, subvention aux exportations afin de rendre les produits nationaux plus compétitifs, etc. Un « nationalisme économique » émerge peu à peu. Botero serait-il le véritable ancêtre de Trump ?
Des châteaux en Espagne
Dans l’Espagne du XVIe siècle se développe une forme maladroite de mercantilisme, qualifiée de bullionisme (le terme est construit à partir de l’anglais bullion, qui signifie « lingot »), dans les cercles intellectuels. Pour les économistes espagnols de l’époque, comme Luis Ortiz, Sancho de Moncada, Tomás de Mercado et Pedro Fernández de Navarrete, la richesse d’une nation est fonction de ses réserves en métaux précieux – principalement l’or et l’argent. La politique économique doit donc s’efforcer avant tout de les accroître.
Ce n’est pas un hasard si cette idée, qui est l’un des grands traits caractéristiques du mercantilisme, s’affirme dans le monde hispanique. En Amérique, l’Espagne est à la tête d’un immense empire colonial où l’on découvre beaucoup d’or. Le pays recourt, dans ses entreprises militaires, à de coûteuses compagnies de mercenaires. Plus d’or garantit donc les conquêtes futures. Mais, en matière commerciale, l’Espagne se concentre sur l’exportation de matières premières à bas prix et importe des produits manufacturés coûteux. Ceci nuit au développement de sa production manufacturière, crée une dépendance et conduit finalement au gaspillage d’une richesse que l’Espagne entendait accumuler. Les politiques inspirées par le bullionisme s’avèrent être un échec. « La mentalité qui l’inspire n'est pas celle d'un commerçant, mais d'un propriétaire soucieux de ne rien laisser sortir de son domaine et qui d'ailleurs au terme de ce régime s'épuisera dans une lente et progressive anémie », résume au XXe siècle l’économiste français Claude-Joseph Gignoux.
Colbert : un mercantilisme à la française
Les idées mercantilistes se développent également en France. Sébastien Le Prestre de Vauban, tout en prônant un interventionnisme étatique, critique le primat exclusif de l’or dans la conception de la richesse : « Ce n'est pas la grande quantité d'or et d'argent qui font les grandes et véritables richesses d'un État, puisqu’il y a de très grands pays dans le monde qui abondent en or et en argent, et qui n’en sont pas plus à leur aise, ni plus heureux […]. La vraie richesse d'un Royaume consiste dans l'abondance des denrées, dont l'usage est si nécessaire au soutien de la vie des hommes, qu’ils ne sauraient s’en passer » (Projet d’une dixme royale, 1707).
“On ne peut augmenter l’argent dans le royaume qu’en même temps que l’on en ôte la même quantité dans les États voisins”
Les métaux précieux n’en restent pas moins un élément central, et « on ne peut augmenter l’argent dans le royaume qu’en même temps que l’on en ôte la même quantité dans les États voisins », écrit Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), l’un des principaux ministres de Louis XIV. Il faut cependant utiliser cette richesse à bon escient : non simplement la thésauriser mais l’investir dans le développement des forces productives, favorables à l’exportation. Colbert met en œuvre des politiques mercantilistes novatrices, qui incarnent un protectionnisme fort. Il est l’instigateur de dispositions qui visent, tout en limitant certaines importations dont on craint qu’elles ne dépouillent le pays de sa richesse, le développement de l’industrie, afin de favoriser l’exportation de produits au prix de revient élevé.
Plusieurs mesures sont adoptées en ce sens : des incitations fiscales (réductions d’impôts et subventions) pour favoriser le développement de la production manufacturière, des mesures protectionnistes taxant beaucoup (voire prohibant dans certains cas) les importations de produits manufacturés, des interdictions d’exportation de matières premières, des monopoles de fabrication sur certaines productions (manufactures royales), etc. La France devient rapidement un grand pays exportateur de produits manufacturés, notamment de produits textiles. Les idées de Colbert influenceront notamment le caméralisme, version allemande du mercantilisme. Guillaume-Frédéric Ier de Prusse préconisait ainsi une gestion centralisée de l’économie au bénéfice de l’État, qui est le principal acteur de la prospérité collective.
Le pragmatisme britannique
Superpuissance commerciale et maritime dans un monde globalisé, le Royaume-Uni est l’autre grande patrie du mercantilisme. Les penseurs de ce courant sont nombreux. Ce sont parfois des politiques, comme Robert Walpole, premier véritable Premier ministre de Grande-Bretagne, parfois des juristes comme l’Écossais James Steuart, qualifié de « dernier mercantiliste ». Mais le plus souvent, ce sont des marchands. On retrouve, de l’autre côté de la Manche, à peu près les mêmes idées, même si le protectionnisme anglais paraît moins radical. Les importations de matières premières ne sont pas taxées, au contraire de celles de produits manufacturés. Les droits de douane restent relativement faibles. Tout est fait pour faire gonfler la « balance du commerce ». Cette formule occupe une place importante dans les réflexions économiques en Angleterre.
Comment obtenir une balance commerciale excédentaire ? L’importation peut être utile si elle permet, à bas coût, de fournir des matières premières ensuite transformées en biens d’exportation onéreux. Les commercialistes comme Thomas Mun (dirigeant de la Compagnie anglaise des Indes orientales) invitent surtout à jouer sur le différentiel de prix entre les différents marchés pour enrichir le pays par un véritable art de l’achat et de la revente avec profit. « Acheter à bon marché et vendre cher », tel est le leitmotiv des compagnies commerciales.
Cette stratégie exige un vaste réseau mondial, ce dont dispose l’Angleterre. Les Navigation Acts sont un élément central des politiques mercantilistes anglaises : ils interdisent aux navires étrangers de transporter des marchandises vers ou depuis les colonies anglaises – ce qui garantit à la métropole la captation des richesses du pillage colonial – et interdisent aux navires étrangers d’accoster dans les ports anglais s’ils ne transportent pas de marchandises anglaises. Le but était de concurrencer les Pays-Bas, et d’asseoir le statut du Royaume-Uni comme puissance dominante du commerce mondial. Ce sera un succès. Les compagnies anglaises règnent sur le commerce, comme la Compagnie britannique des Indes orientales, fortifiée par le monopole qui lui est accordé sur le commerce dans l'océan Indien.
Quand le libre-échange ringardise le mercantilisme
Les critiques du mercantilisme se multiplient à l’aube de l’ère des révolutions politiques et industrielles. Les physiocrates français, au XVIIIe siècle, notamment le médecin et économiste François Quesnay et Victor Riquetti de Mirabeau, père de la grande figure de la Révolution, lancent la charge. Leurs attaques portent sur différents points.
- D’abord, l’idée que la richesse d’un pays se juge à l’aune de la richesse de l’État leur paraît réductrice : la richesse globale de l’ensemble des habitants est une dimension essentielle de la prospérité.
- D’autre part, les physiocrates s’en prennent au primat de l’or : à leurs yeux, la richesse comprend tous les biens qui répondent à un besoin, et pas seulement les métaux précieux. À l’extrême, on pourrait presque dire de ceux-ci qu’ils comptent à peine dans la richesse, car ils n’ont guère d’utilité lorsqu’ils sont simplement thésaurisés. La monnaie n’est qu’un intermédiaire d’échange.
- Troisième critique : ce n’est pas le commerce et l’industrie qui sont source de richesse, c’est la terre, seule capable de produire un surplus de valeur. La terre, en alliance avec le travail humain, multiplie d’elle-même les biens. L’industrie se contente de transformer ce que la terre produit ; le commerce se contente d’échanger sans rien ajouter.
- Enfin, pour les physiocrates, précurseurs en cela du libéralisme économique, l’intervention de l’État dans l’économie est néfaste : l’économie est gouvernée par des lois physiques, « naturelles », que l’action étatique perturbe.
La victoire du libéralisme
Adam Smith, le père fondateur du libéralisme, reprend bon nombre de ces critiques dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations : « La richesse d'un pays ne consiste pas uniquement dans son or et son argent, mais qu'elle consiste dans ses terres, ses maisons et ses biens consommables de toutes sortes. » Avec Smith, c’est l’âge du libre-échange qui s’annonce. Le commerce n’est plus considéré comme un jeu à somme nul.
“Les nations, de plus en plus spécialisées dans les domaines où elles excellent, sont aussi de plus en plus interdépendantes les unes des autres”
L’idée des avantages comparatifs de David Ricardo, autre grande figure britannique, fait un pas supplémentaire dans cette direction : « L’Angleterre peut se trouver dans des circonstances telles qu’il lui faille, pour fabriquer le drap, le travail de cent hommes par an, tandis que, si elle voulait faire du vin, il lui faudrait peut-être le travail de cent vingt hommes par an : il serait donc de l’intérêt de l’Angleterre d’importer du vin et d’exporter en échange du drap. En Portugal, la fabrication du vin pourrait ne demander que le travail de quatre-vingts hommes pendant une année, tandis que la fabrication du drap exigerait le travail de quatre-vingt-dix hommes. Le Portugal gagnerait donc à exporter du vin en échange pour du drap. » L’ouverture des frontières doit favoriser l’émergence d’un monde pacifié où les nations, de plus en plus spécialisées dans les domaines où elles excellent, sont aussi de plus en plus interdépendantes les unes des autres.
Le come-back du mercantilisme
Les barrières commerciales, pourtant, demeurent. Elles trouvent même de nouveaux avocats. Alors que le libéralisme économique gagne du terrain en promouvant un « laisser-faire » réputé bénéfique pour toutes les nations et pour la prospérité du globe, un courant néomercantiliste émerge au début entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle. C’est surtout dans l’entre-deux-guerres que le mercantilisme revient en force. Avec la crise de 1929, le libre-échange est contesté.
“Est-il bien raisonnable de commercer n’importe comment avec n’importe qui ? D’échanger à l’avantage de nations qui seront peut-être, demain, des adversaires ?”
Dans un monde bouleversé, le libéralisme est accusé d’alimenter les maux propres aux sociétés industrielles, à commencer par la prolétarisation. John Maynard Keynes, quoique résolument libéral, se montre sensible aux questions sociales et critique aux dérives du libre-échange. Promoteur de politiques interventionnistes (comme le New Deal), il réhabilite certaines idées mercantilistes. L’interconnexion économique d’un monde globalisé interroge aussi d’un point de vue géostratégique, à l’aune de la catastrophe de la « grande guerre », alors que la Seconde se profile à l’horizon. Est-il bien raisonnable de commercer n’importe comment avec n’importe qui ? D’échanger à l’avantage de nations qui seront peut-être, demain, des adversaires ?
Libre-échange ou mercantilisme éclairé ?
Les principes de libre-échange gagnent à nouveau du terrain après la Seconde Guerre mondiale, surtout à partir du tournant néolibéral des années 1970-1980. Les barrières douanières s’effritent. L’État se retire de plus en plus de l’activité commerciale. S’agit-il vraiment d’une libéralisation globale ? Le célèbre économiste Paul Krugman préfère parler d’un « mercantilisme éclairé » à propos du General Agreement on Tariffs and Trade (Gatt) de 1947, qui donne naissance à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : « La pensée du Gatt est un mercantilisme éclairé. Il est mercantiliste en ce sens qu'il suppose que chaque pays, agissant de son propre chef, souhaite subventionner les exportations et restreindre les importations. Mais elle est éclairée en ce sens qu'elle reconnaît qu'il est destructeur que chacun agisse de la sorte et qu'il est bon que chacun accepte de développer les échanges en acceptant les exportations des autres. »
“La politique commerciale actuelle est déjà basée sur une théorie mercantiliste, et non sur un attachement au principe du libre-échange”
S’il est présenté comme une manière d’imposer le libre-échange, Krugman voit plutôt le Gatt comme un système multilatéral de négociation visant à favoriser les concessions mutuellement avantageuses entre l’ensemble des pays. Le but est bien, à l’horizon, la disparition des barrières commerciales ; mais il s’agit d’abord d’un processus progressif, qui n’implique pas d’emblée une suppression symétrique, réciproque, des droits de douane. Pour l’économiste, « la politique commerciale actuelle est déjà basée sur une théorie mercantiliste, et non sur un attachement au principe du libre-échange ». Certains iront plus loin, dénonçant les institutions supposées promouvoir le libre-échange mondial – l’OMC, la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international – comme l’instrument d’une domination commerciale de certains pays – les États-Unis, en premier lieu.
Pallier un défaut de compétitivité ?
Une chose est certaine : le mercantilisme, protéiforme, n’a pas complètement disparu avec ce qu’on présente comme une poussée libérale continue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Protectionnisme et droits de douane ont continué d’exister, quoique discrètement. Ils reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène, avec les annonces fracassantes de Donald Trump. Pour quelle raison ? Des décennies durant, les États-Unis ont été, sans doute, parmi les plus fervents défenseurs du libre-échangisme. Cette position avait des motivations économiques : des importations moins chères, l’ouverture de marchés étrangers aux entreprises américaines exportatrices. Les États-Unis considéraient que le pays était assez compétitif dans de nombreux domaines, notamment des secteurs à forte valeur ajoutée, pour s’imposer sur les marchés étrangers sans soutien étatique, ce qui était effectivement le cas dans de nombreux cas.
Mais la défense du libéralisme n’était pas seulement motivée par des intérêts purement économiques. L’objectif était aussi politique, symbolique et idéologique. Il s’agissait pour les États-Unis de refaire le système mondial selon un modèle propre, opposé au grand adversaire soviétique. Pour y parvenir sur le long terme, les États-Unis qui entendaient jouer un rôle à part ont cherché à donner l’exemple, acceptant parfois l’ouverture unilatérale de leur marché sans réciprocité. Les politiques d’ouverture unilatérale permettaient aussi de soutenir l’économie de certains pays alliés, et ainsi de consolider des alliances. Bref, l’idéologie a parfois poussé l’Amérique à accepter, au nom d’un projet de long terme, des conditions commerciales désavantageuses.
“Les États-Unis de Trump veulent pouvoir user de l’économie et du commerce comme d’un instrument majeur de la puissance politique, selon des logiques d’intérêts et des logiques idéologiques”
Or le pays ne paraît plus assez compétitif, selon le nouveau président américain, pour s’imposer à l’étranger sans protection. Donald Trump impute la désindustrialisation et le chômage à l’ouverture commerciale. Il lui impute aussi le renforcement de puissances hostiles, à commencer par la Chine. Les États-Unis de Trump veulent donc pouvoir user de l’économie et du commerce comme d’un instrument majeur de la puissance politique, selon des logiques d’intérêts et des logiques idéologiques. Le nouveau président considère que, débarrassé de cette lourde mission – la libéralisation du monde –, le pays retrouvera sa compétitivité et retrouver son statut déclinant de superpuissance hégémonique.
Montrer des muscles de plus en plus faibles
Ses décisions douanières se rattachent-elle au mercantilisme ? En apparence seulement. Les tarifs douaniers que Trump veut instaurer résultent de l’application d’un principe grossier : la réciprocité, la symétrie. Ils ne tiennent pas du tout compte des spécificités du commerce avec chaque pays, du type de biens en jeu dans telle ou telle dynamique d’échange. Le mercantilisme, passé l’obstination bullioniste aveugle pour l’or, avait fait un art subtil de ces équilibres délicats entre ce dont il faut favoriser ou restreindre dans l’importation et l’exportation.
Le président américain, lui, y va à la hache, sans négociations, sans différenciation. Son geste semble traduire le désarroi d’un pays qui rêve d’un âge d’or disparu, plus qu’une véritable stratégie de développement économique et de renforcement conjoint de la nation. C’est une manière de montrer que l’Amérique est forte et peut faire comme elle l’entend, alors que, dans un monde de plus en plus multipolaire, elle en est de moins en moins capable. Bref, la politique de Trump témoigne du fait que les États-Unis, enferrés dans la croyance de leur hégémonie, incapables d’accepter que leur domination ne soit plus un fait qui va de soi, s’en tiennent à des gestes réactifs d’exhibition de la puissance. Le mercantilisme, au fond, est un courant de pensée plus sophistiqué que celle qui inspire les premiers actes de la révolution trumpienne.
