02.12.2025 à 07:51
“L’obstacle épistémologique” chez Bachelard, c’est quoi ?
Inventé par Gaston Bachelard, l’« obstacle épistémologique » désigne un préjugé produit par les savants eux-mêmes qui freine le progrès des sciences. En quoi se distingue-t-il de la simple erreur ? Et que nous dit-il du fonctionnement de la science ? L’éclairage du professeur de philosophie Nicolas Tenaillon.
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Quand l’impensé devient un boulet
C’est dans La Formation de l’esprit scientifique (1938) que Gaston Bachelard (1884-1962), le plus célèbre épistémologue français du XXe siècle, introduit le concept d’obstacle épistémologique. Sous-titré « Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective », le livre a pour projet d’identifier les différentes barrières que les savants dressent eux-mêmes dans leur quête de savoir. Comme le psychanalyste remonte dans le passé de son patient pour trouver les causes de ses traumatismes, Bachelard interroge l’histoire de la science pour repérer ce qui en a freiné le progrès. Mais alors que les historiens des sciences ont eu tendance à mettre en avant les obstacles externes (comme l’obscurantisme religieux, l’absence d’instruments scientifiques ou le manque de financement dans la recherche), Bachelard explique la lenteur du progrès par les obstacles internes que le scientifique génère lui-même à son insu.
“La lenteur du progrès tient aux obstacles internes que le scientifique génère lui-même à son insu”
L’obstacle épistémologique n’est donc pas une erreur (comme un mauvais calcul), mais il qualifie une manière de penser propre au savant qui paradoxalement bloque malgré lui son entreprise de découverte :
“C’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles”
Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique (1938)
C’est que, une fois acquise, une connaissance scientifique tend à décliner. Alors qu’elles sont originellement une réponse concrète à une question abstraite, « à l’usage, les idées se valorisent indûment » au point de faire oublier l’interrogation première qui les a suscitées. Dès lors, « un obstacle épistémologique s’incruste sur la connaissance non questionnée » et interrompt le progrès de la recherche.
De la poudre aux yeux ?
Pour illustrer cette théorie, prenons pour exemple l’un des sept obstacles épistémologiques identifiés par Bachelard, le plus commun, celui dit de « l’expérience première » qui signale une adhésion immédiate au fait, sans construction théorique préalable. Au lieu de chercher à prouver une hypothèse, le pseudo-scientifique veut éprouver et faire éprouver des phénomènes : « Loin d’aller à l’essentiel, on augmente le pittoresque. » C’est ce que montre l’exemple de la bouteille de Leyde, ancêtre du condensateur, qui « fut l’occasion d’un véritable émerveillement » dans toute l’Europe. Inventée en Hollande en 1745, cette bouteille permet d’électriser l’eau de sorte qu’en y plongeant une tige métallique, on reçoit une très forte décharge électrique.
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Le phénomène, considéré comme extraordinaire, fascinait sans pouvoir être expliqué, et ce malgré les tentatives de plusieurs savants, comme Jean-Baptiste Le Roy, auteur de l’article « Coup foudroyant » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Mais pour Bachelard, la bouteille de Leyde relève moins de la véritable recherche scientifique que de « l’électromanie » du XVIIIe siècle. À cette époque, le goût pour la variété l’emportait encore trop souvent sur l’exigence de variation qui permet de dégager l’invariance d’une loi scientifique. Ainsi « les expériences trop vives, trop imagées, sont des centres de faux intérêt » et éloignent le savant de sa véritable mission : découvrir, sans jugement de valeur, les lois de la nature.
La science doit tuer le père !
Mais que gagne-t-on à repérer les obstacles épistémologiques ? Bachelard y voit trois avantages. D’abord, ils permettent de distinguer le travail de l’épistémologue de celui de l’historien des sciences pour qui « un fait mal interprété par une époque reste un fait » alors qu’il est une « contre-pensée » qui doit être rejetée pour que la découverte scientifique retrouve sa dynamique. Toujours en effet « la connaissance naît contre une connaissance antérieure ». Les obstacles épistémologiques prouvent donc que le progrès scientifique procède par ruptures, car « accéder à la science […], c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé ». En sciences, le progrès est discontinu et non pas linéaire comme le soutenait Auguste Comte et, après lui, la pensée positiviste.
“Accéder à la science, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé”
Ensuite, la théorie de l’obstacle épistémologique permet de définir ce qui permet de former l’esprit scientifique : réaliser « une catharsis intellectuelle et affective », refuser tout argument d’autorité et tout immobilisme car « l’homme animé par l’esprit scientifique désire sans doute savoir, mais c’est aussitôt pour mieux interroger ». Plus fondamentalement enfin, la théorie de l’obstacle épistémologique humanise la figure singulière du savant en lui rappelant qu’il n’est pas sans affects et que sa quête d’objectivité ne doit pas feindre de l’ignorer. Convaincu que « l’amour de la science doit être un dynamisme psychique autogène », Bachelard soutient en ce sens que « la science est l’esthétique de l’intelligence ».
01.12.2025 à 21:00
IA ? Pas IA ? Le nouvel âge de la photographie
« À l’heure où l’IA permet de produire de faux clichés parfaitement ressemblants, la fonction de la photographie d’“authentifier” le réel, selon le mot de Roland Barthes, me semblait sérieusement menacée. Jusqu’à ce que je découvre les dispositifs de composition mis en place par le photojournaliste Luc Delahaye dont le travail est présenté actuellement au Jeu de Paume, à Paris.
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C’est dans les vieilles marmites…
Poussière d’argent, pellicule, bain d’arrêt, passe-vue : depuis quelques mois, je me familiarise avec un vocabulaire à haute teneur poétique lors de cours de photographie argentique. Dans le silence d’un sous-sol gorgé de lumière rougeâtre, perturbé par l’écoulement continu des stations de rinçage, je m’échine à faire apparaître des formes dans des bains de chimie. C’est que j’ai décidé d’abandonner mon appareil numérique suite à l’arrivée de l’intelligence artificielle. Les logiciels dédiés permettent désormais de gommer en quelques secondes des indésirables sur les clichés, de manière absolument indétectable. En deux clics, on peut ainsi faire “disparaître” ce fâcheux touriste pour laisser croire que nous étions seul face aux pyramides, ambiance Voyageur contemplant une mer de nuages garantie.
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Pratique… mais pas anodin et même problématique. Peu enclin à sonner le tocsin de l’apocalypse à chaque nouveau progrès de l’IA, j’ai cherché à comprendre ce qui me dérangeait. Et je me suis replongé dans le magnifique texte de Roland Barthes dédié à la photographie, La Chambre claire (1980). Pour Barthes, “toute photographie est un certificat de présence”. À chaque fois que je suis confronté à une image, je suis obligé de dire que “ça a été” : “Sa force est […] supérieure à tout ce que peut, a pu concevoir l’esprit humain pour nous assurer de la réalité.” En résumé, pour Barthes, la photographie est “l’authentification même”.
La fin du “vrai” ?
Or, la fonction d’authentification de la photographie est en train de se fissurer. La falsification de clichés a toujours existé : pensons à cette photographie de Staline entouré de trois apparatchiks retouchée trois fois… laissant finalement le dictateur seul. Mais même “lorsqu’elle triche”, la photographie ne fait que “mentir sur le sens de la chose […] jamais sur son existence”, écrit Barthes. Avec les IA capables de générer des photographies à partir de données, ce n’est plus le cas. Pire, l’exception de la retouche est en train de devenir la norme : les téléphones portables dernière génération intègrent directement sur l’appareil photo une fonctionnalité permettant d’entourer d’un doigt impératif les éléments indésirables à supprimer.
Le temps où il fallait bien “faire avec” une photo déplaisante est donc derrière nous. Désormais, la photographie renoue avec la logique du dessin ou de la peinture, rectifiables à l’envi par leur commanditaire ou exécutant. L’ère “authentique” de la photographie se referme, un nouvel âge s’ouvre, celui de la “composition”. Or cette involution met en question le photojournalisme. Si la photographie ne peut plus authentifier la factualité d’un événement, elle ne sera plus ce tampon sanctionnant la vérité du récit. Les professionnels du métier auront beau jeu de refuser de se prêter aux gommages de l’IA, les lecteurs, utilisant ces techniques au quotidien, risquent de ne plus croire les photos des journaux “sur parole”. Résultat : tout l’échafaudage de la vérité journalistique est ébranlé.
Comment gagner la bataille de la confiance ?
Quel avenir pour le photojournalisme ? La réponse se trouve peut-être dans le travail du reporter Luc Delahaye, présenté à l’exposition “Le bruit du monde” au Jeu de Paume, à Paris. Photographe de guerre né en 1962, Luc Delahaye prend d’abord ses clichés de façon traditionnelle, avec une seule prise de vue. Mais en 2004, il change de technique : ses œuvres, imprimées en très grand format, sont forgées à partir d’une myriade de photographies différentes. Le résultat n’est pas kaléidoscopique mais synthétique. On est face à une “authentique” photographie de “ce qui a été”, alors même qu’il s’agit d’une composition : réalisée sur ordinateur, elle met même parfois en scène ses protagonistes au moment du tirage. Comme sur cette magnifique photographie “composée”, réalisée au siège de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole à Vienne, qui se rapproche de la peinture néoclassique.
Loin de signer la fin de la profession, ces “photos ‘construites’ reposent toujours sur le reportage” affirme Delahaye : “Elles sont constituées de fragments de réel, de moments d’expérience.” L’âge de la composition photographique impose de repenser la manière dont le journalisme peut gagner la bataille de la confiance, face aux orfèvres du mensonge qui émaillent notre monde commun de fausses nouvelles clinquantes. Si cette exposition m’a réconcilié avec la photo de composition, je continuerai néanmoins d’agiter des bacs de bromure d’argent… ne fût-ce que pour goûter au mystérieux plaisir de l’anachronisme. »
01.12.2025 à 17:00
Pourquoi sommes-nous si réticents à taxer davantage les successions ? Enquête sur l'héritage à découvrir en avant-première
Pourquoi une majorité des Français s’oppose à l’imposition sur les successions, alors qu’elle semble favorable au plus grand nombre ? Des philosophes et des économistes dénouent ce paradoxe dans une grande enquête à retrouver en avant-première à la parution de notre prochain numéro !
