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02.12.2025 à 17:00

Valentin Husson : “Pourquoi je défends l’interdiction du portable au lycée”

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Valentin Husson : “Pourquoi je défends l’interdiction du portable au lycée” hschlegel

Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé son intention d’élargir l’interdiction du téléphone portable au lycée à partir de la rentrée prochaine, nous avons demandé au professeur de lycée Valentin Husson, auteur de Foules ressentimentales (Philosophie magazine Éditeur) et qui participait à cette rencontre, de nous livrer les arguments en faveur de cette mesure. Car pour lui, « retirer le portable aux lycéens, ce n’est pas les punir, c’est leur rendre l’attention dont ils ont besoin pour apprendre ».

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Une mesure salutaire pour l’attention des élèves

J’ai été invité à titre de témoin, vendredi 28 novembre dans les Vosges, lors du débat public avec le président de la République sur les risques pour la démocratie des réseaux sociaux et des algorithmes. Mon essai Foules ressentimentales (Philosophie magazine Éditeur, 2025) a retenu l’attention des organisateurs : je suis intervenu sur les ingérences extérieures des usines à trolls, notamment ceux russes qui ont déjà attaqué la souveraineté de notre pays lors du mouvement des Gilets jaunes. Beaucoup d’annonces ont été faites par Emmanuel Macron. Les deux majeures ont concerné, premièrement, l’interdiction du téléphone portable au lycée dès la rentrée prochaine (« À la rentrée prochaine, on veut faire : plus de portable au lycée »), et un référé pour interdire la diffusion des fausses informations concernant un collectif ou une personne. Le référé aura pour visée de mettre en place une procédure judiciaire d’urgence afin de bloquer la diffusion de ces fake news pouvant nuire à la cohésion nationale ou à la dignité d’une personne.

“Je le constate en tant que professeur : l’incapacité à se concentrer longuement sur la parole de l’enseignant pousse les élèves à se distraire sur leur téléphone”

 

Je voudrais m’attarder sur cette première annonce. Après huit ans de manœuvres politiciennes qui ont laissé la grande majorité des Français dubitative, Emmanuel Macron annonce soudain des mesures qui font tout aussi largement consensus. Ces mesures de « salubrité publique », ainsi que le président les a nommées, satisfont et les parents et les professeurs désemparés devant la captation de l’attention opérée par le numérique. En tant que professeur de philosophie, mon expérience fait état de la difficulté grandissante des élèves à se concentrer lors d’un cours, de surcroît lorsqu’il est, comme c’est le cas dans notre discipline, magistral. L’incapacité à se concentrer longuement sur la parole de l’enseignant pousse les élèves à se distraire sur leur téléphone. Leçon pascalienne classique : l’être humain se divertit pour fuir l’ennui. Ainsi, de nombreux collègues se procurent des boîtes – par leurs propres moyens – afin d’y déposer en début d’heure les téléphones. C’est toutefois l’État, et les administrations qui en dépendent, qui devraient mettre en place des solutions concrètes pour que les professeurs puissent assurer leur métier dans les meilleures conditions.

Légiférer : un mal nécessaire ?

Cela pose toutefois un problème philosophique que l’on ne peut ignorer. Priver les élèves de leur téléphone, n’est-ce pas attenter à leur liberté ? On peut arguer que l’éducation devrait être suffisante, dans l’idéal, à modifier le comportement des plus jeunes et leur expliquer, pédagogiquement, les dangers du numérique, afin de les amener à une prise de conscience salvatrice qui les en éloignerait dans les salles de classe. Mais l’humain est ainsi fait qu’il est davantage poussé à travailler contre lui-même, ses propres intérêts et son propre bonheur, qu’à travailler à sa propre construction individuelle. L’interdiction a pour mérite de contraindre, par l’élément objectif de la loi, une subjectivité qui n’en fait qu’à sa tête. C’est en définitive Freud qui a raison – dans son Malaise dans la culture (1930) – contre le Platon de La République : l’éducation ne peut massivement convertir les désirs vers le savoir, comme le pense ce dernier ; en revanche, la loi permet de contraindre nos pulsions de mort et de destruction vers un but plus élevé, qui est celui de la vie et de la construction de l’individu et du collectif. Sans la loi, nul conducteur, encore aujourd’hui, ne mettrait sa ceinture. La culture est à ce titre un moyen d’infléchissement des pulsions destructrices vers des pulsions constructives. La religion, la morale et le droit ont assuré une telle autorité coercitive et de sublimation de nos pulsions archaïques et dévastatrices.

“La loi permet de contraindre nos pulsions de mort et de destruction vers un but plus élevé, qui est celui de la vie et de la construction de l’individu et du collectif”

 

Le téléphone portable n’est pas, comme on le croit, l’extension de notre corps – c’est notre corps qui est devenu une extension de celui-ci. De sorte qu’amputer de notre corporéité cet appareil permettrait à l’élève d’être davantage présent en classe. Car désormais, même présents en classe, bon nombre d’élèves sont absents ; absents au sens de perdus dans leurs écrans, ailleurs, divertis de la parole du maître qui se déploie devant eux. Cette inattention rend impossible tout apprentissage. Certes, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau bain, car le téléphone portable est aussi la réalisation matérielle du projet encyclopédique des Lumières (le savoir universel est aujourd’hui à portée de main), mais on ne peut être aveugle à ses conséquences néfastes. Tout remède est un poison, selon l’usage qu’on en fait. Contraindre l’adolescent à se détacher de cet objet, c’est le contraindre à être attentif à autre chose, à savoir la connaissance que le maître dispense. Lui retirer le portable, ce n’est pas le punir mais prendre soin de ses capacités cognitives. L’adolescent perd ses esprits ; il s’agit de lui rendre son esprit. La question est donc mal posée, elle ne consiste pas à formuler : « peut-on interdire ? », si interdire c’est nuire à la liberté individuelle, mais « peut-on apprendre sans interdire ? »

“Retirer le portable à l’élève, ce n’est pas le punir mais prendre soin de ses capacités cognitives. L’adolescent perd ses esprits ; il s’agit de lui rendre son esprit”

 

Naguère, l’élève devait faire ses devoirs : son devoir était de travailler pour se libérer du joug, comme le disait Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), des tutelles qui pensaient à sa place ; son devoir, désormais, est de se libérer de l’aliénation de la machine pour accomplir son devoir d’élève qui est de s’élever à l’esprit critique. Marx en soutenait déjà la nécessité à propos du monde ouvrier. Remplacer le téléphone portable par une chose que l’on peut aussi emporter avec soi : le bagage intellectuel. La main doit se vider des écrans pour se remplir de livres.

L’école, le lieu où l’on se forme l’esprit

Ainsi se font face deux savoirs portatifs : celui du téléphone, qui externalise notre mémoire et notre connaissance, et celui du bagage intellectuel, comme on dit, intériorisé et mémorisé, et qui n’est pas nécessairement des connaissances emmagasinées, mais une capacité à apprendre et à penser. L’un ne va plus sans l’autre : mais le premier ne peut être utilisé à bon escient que si l’attention n’a pas été totalement captée par les écrans et que la conscience peut encore avoir la lucidité d’en faire un usage intelligent. Michel Serres disait que si l’adulte enseigne la science à l’enfant, l’enfant enseigne la technologie à l’adulte, car il y naît de plain-pied. Ainsi, l’adulte a pour fonction (n’est-ce pas le projet des Lumières ?) d’enseigner que la science technologique sans conscience de sa bonne utilisation n’est que ruine de l’âme. L’école n’est donc plus tant – certes, cela peut choquer – une affaire de savoir qu’une affaire de formation de l’esprit. Le professeur de philosophie en sait quelque chose, lui qui ne cherche pas tant à apprendre à l’élève des pensées d’auteur qu’à lui apprendre à penser tout court. Pour reprendre la distinction de Montaigne, la tête peut être bien pleine avec le téléphone, mais elle peut ne pas être bien faite. Et c’est à l’école de former cet esprit adéquat aux tâches de la pensée et de la critique.

“Même présents en classe, bon nombre d’élèves sont désormais ‘absents’. Il faut remplacer le portable par une chose que l’on peut aussi emporter avec soi : le bagage intellectuel. Et vider les mains des écrans pour les remplir de livres”

 

Ce qui n’est pas sans aller avec la seconde annonce du président de la République qui consiste à trouver des solutions immédiates et juridiques pour contrer et anticiper la diffusion des fausses informations. Le professeur n’est pas un juge, mais il est un garde-fou contre les infaux ou le harcèlement en ligne. L’interdiction du téléphone portable au lycée rend à l’enseignant son entière mission de faire naître un esprit capable de discerner le vrai du faux. Ce qui est l’essence de la critique, si l’on se réfère à son étymologie (kritikos : qui est capable de juger, de discerner). 

Cela est-il toutefois réaliste ? Et quel sens l’interdiction a-t-elle si dans nos établissements, des ordinateurs sont distribués dès la classe de seconde et si les manuels imprimés sont remplacés quasi définitivement par ceux dématérialisés ? Cette loi n’aura pas nécessairement d’effets immédiats, mais le temps long lui donnera peut-être raison. L’espoir est permis. Cette mesure conservatrice est sans doute la meilleure façon d’affranchir l’enfant des mésusages du téléphone, et d’en garder la portée novatrice et prometteuse. Arendt y voyait le modèle même de l’éducation (La Crise de la culture, 1954) : « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice, c’est-à-dire assurer “la continuité du monde” : elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux. »

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02.12.2025 à 12:00

Léon XIV, François, Benoît XVI… Il habille les papes : découvrez en avant-première le portrait de Filippo Sorcinelli, le couturier du Vatican

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Léon XIV, François, Benoît XVI… Il habille les papes : découvrez en avant-première le portrait de Filippo Sorcinelli, le couturier du Vatican nfoiry

Filippo Sorcinelli a habillé trois papes et des dizaines de cardinaux. Couturier religieux depuis vingt-cinq ans, il nous raconte comment il a gravi les marches de l’une des institutions les plus fermées au monde. Découvrez en avant-première son portrait avant la parution de notre prochain numéro jeudi chez votre marchand de journaux.

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02.12.2025 à 07:51

“L’obstacle épistémologique” chez Bachelard, c’est quoi ?

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“L’obstacle épistémologique” chez Bachelard, c’est quoi ? hschlegel

Inventé par Gaston Bachelard, l’« obstacle épistémologique » désigne un préjugé produit par les savants eux-mêmes qui freine le progrès des sciences. En quoi se distingue-t-il de la simple erreur ? Et que nous dit-il du fonctionnement de la science ? L’éclairage du professeur de philosophie Nicolas Tenaillon.

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Quand l’impensé devient un boulet

C’est dans La Formation de l’esprit scientifique (1938) que Gaston Bachelard (1884-1962), le plus célèbre épistémologue français du XXe siècle, introduit le concept d’obstacle épistémologique. Sous-titré « Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective », le livre a pour projet d’identifier les différentes barrières que les savants dressent eux-mêmes dans leur quête de savoir. Comme le psychanalyste remonte dans le passé de son patient pour trouver les causes de ses traumatismes, Bachelard interroge l’histoire de la science pour repérer ce qui en a freiné le progrès. Mais alors que les historiens des sciences ont eu tendance à mettre en avant les obstacles externes (comme l’obscurantisme religieux, l’absence d’instruments scientifiques ou le manque de financement dans la recherche), Bachelard explique la lenteur du progrès par les obstacles internes que le scientifique génère lui-même à son insu.

“La lenteur du progrès tient aux obstacles internes que le scientifique génère lui-même à son insu”

 

L’obstacle épistémologique n’est donc pas une erreur (comme un mauvais calcul), mais il qualifie une manière de penser propre au savant qui paradoxalement bloque malgré lui son entreprise de découverte :

“C’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles”

Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique (1938)

C’est que, une fois acquise, une connaissance scientifique tend à décliner. Alors qu’elles sont originellement une réponse concrète à une question abstraite, « à l’usage, les idées se valorisent indûment » au point de faire oublier l’interrogation première qui les a suscitées. Dès lors, « un obstacle épistémologique s’incruste sur la connaissance non questionnée » et interrompt le progrès de la recherche.

De la poudre aux yeux ?

Pour illustrer cette théorie, prenons pour exemple l’un des sept obstacles épistémologiques identifiés par Bachelard, le plus commun, celui dit de « l’expérience première » qui signale une adhésion immédiate au fait, sans construction théorique préalable. Au lieu de chercher à prouver une hypothèse, le pseudo-scientifique veut éprouver et faire éprouver des phénomènes : « Loin d’aller à l’essentiel, on augmente le pittoresque. » C’est ce que montre l’exemple de la bouteille de Leyde, ancêtre du condensateur, qui « fut l’occasion d’un véritable émerveillement » dans toute l’Europe. Inventée en Hollande en 1745, cette bouteille permet d’électriser l’eau de sorte qu’en y plongeant une tige métallique, on reçoit une très forte décharge électrique.

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Le phénomène, considéré comme extraordinaire, fascinait sans pouvoir être expliqué, et ce malgré les tentatives de plusieurs savants, comme Jean-Baptiste Le Roy, auteur de l’article « Coup foudroyant » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Mais pour Bachelard, la bouteille de Leyde relève moins de la véritable recherche scientifique que de « l’électromanie » du XVIIIe siècle. À cette époque, le goût pour la variété l’emportait encore trop souvent sur l’exigence de variation qui permet de dégager l’invariance d’une loi scientifique. Ainsi « les expériences trop vives, trop imagées, sont des centres de faux intérêt » et éloignent le savant de sa véritable mission : découvrir, sans jugement de valeur, les lois de la nature.

La science doit tuer le père !

Mais que gagne-t-on à repérer les obstacles épistémologiques ? Bachelard y voit trois avantages. D’abord, ils permettent de distinguer le travail de l’épistémologue de celui de l’historien des sciences pour qui « un fait mal interprété par une époque reste un fait » alors qu’il est une « contre-pensée » qui doit être rejetée pour que la découverte scientifique retrouve sa dynamique. Toujours en effet « la connaissance naît contre une connaissance antérieure ». Les obstacles épistémologiques prouvent donc que le progrès scientifique procède par ruptures, car « accéder à la science […], c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé ». En sciences, le progrès est discontinu et non pas linéaire comme le soutenait Auguste Comte et, après lui, la pensée positiviste.

“Accéder à la science, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé” Gaston Bachelard

 

Ensuite, la théorie de l’obstacle épistémologique permet de définir ce qui permet de former l’esprit scientifique : réaliser « une catharsis intellectuelle et affective », refuser tout argument d’autorité et tout immobilisme car « l’homme animé par l’esprit scientifique désire sans doute savoir, mais c’est aussitôt pour mieux interroger ». Plus fondamentalement enfin, la théorie de l’obstacle épistémologique humanise la figure singulière du savant en lui rappelant qu’il n’est pas sans affects et que sa quête d’objectivité ne doit pas feindre de l’ignorer. Convaincu que « l’amour de la science doit être un dynamisme psychique autogène », Bachelard soutient en ce sens que « la science est l’esthétique de l’intelligence ». 

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