07.12.2025 à 14:00
Nicolas Liautard : “Bien sûr que ‘Le Banquet’ de Platon est une pièce de théâtre !”
Jouer Platon sur les planches ? Oui, répondent Nicolas Liautard et Magalie Nadaud qui proposent une mise en scène du Banquet de Platon au théâtre de la Tempête à Vincennes (94), du 3 au 21 décembre 2025. Pour Nicolas Liautard, la dramaturgie est inscrite dans l’œuvre elle-même. Entretien.
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Le Banquet est-il une œuvre de théâtre ?
Nicolas Liautard : Oui, évidemment, nous n’avons absolument aucun doute là-dessus ! Ce sont des dialogues, avec une réelle dramaturgie à laquelle s’ajoutent tout un tas de péripéties qui ont une dimension très théâtrale et qui confèrent au texte – je devrais dire à la pièce - une forme agréable et divertissante. Platon mélange les styles puisqu’il écrit à la façon des uns et des autres, à la manière d’Agathon ou à celle, plus comique, d’Aristophane. C’est d’ailleurs au théâtre que j’ai d’abord rencontré l’œuvre puisque, il y a 30 ans de cela dans la mise en scène de Michèle Foucher, je l’ai moi-même jouée pendant plusieurs années en interprétant le personnage de Socrate. Après la petite introduction d’Apollodore qui est un prologue directement adressé au public, Le Banquet se déroule en trois séquences : le concours où il s’agit de livrer le meilleur discours sur l’amour, puis l’initiation à l’amour avec Diotime, et enfin l’acte de l’amoureux éconduit avec l’arrivée « romantique » d’Alcibiade, cette figure du jeune homme qui souffre. La tension dramatique est donc très forte, dans chacun des mouvements.
“‘Le Banquet’ est une véritable pièce : ce sont des dialogues, avec une dramaturgie très forte et un tas de péripéties théâtrales qui confèrent à l’ensemble une forme agréable et divertissante”
Il y a déjà eu plusieurs “adaptations” du Banquet au théâtre, et même un téléfilm réalisé par Marco Ferreri dans les années 1980. En quoi la vôtre se distingue-t-elle ?
Il fallait se garder de deux écueils. Le premier, la tentation universitaire qui consiste à « fournir de l’information » en oubliant que le théâtre est avant tout un « évènement », une expérience. Le deuxième aurait été de « passer à côté » du sens philosophique par un manque de connaissance de la pensée platonicienne et plus généralement des courants de pensée qui la nourrissent. Nous nous sommes efforcés de naviguer entre ces deux écueils. Je suis depuis toujours un grand lecteur des textes de l’Antiquité, et ma fréquentation des écrits historiques, philosophiques ou poétiques nous a bien sûr été très utile. Notamment pour repérer dans la pensée platonicienne toutes les influences des présocratiques : Héraclite, Pythagore ou Parménide. Enfin, il faut connaître les rapports entre les personnages eux-mêmes, qui sont, tous, non pas des inventions poétiques de Platon mais des hautes personnalités athéniennes de l’époque. Aristophane [le poète grec] est par exemple l’un des accusateurs de Socrate, dont l’action mènera à sa condamnation à mort. Il est pour le moins curieux que Platon lui donne une place aussi centrale et positive dans son « banquet ». Le destin militaire tragique d’Alcibiade [le général athénien] nous éclaire aussi beaucoup sur l’ironie et le sens politique que donne Platon à son intervention.
Et comment avez-vous évité l’écueil de l’adaptation scolaire ?
Nous connaissions l’obstacle, donc nous avons pu l’éviter. Il ne s’agissait pas de faire un spectacle à destination d’un certain public qui serait présent dans la salle. Nous n’avons jamais versé dans la pédagogie, cela ne correspond pas à notre conception du théâtre. Nous jouons « avec » le public, jamais « pour » lui.
En quoi le propos est-il actuel ?
C’est à de multiples niveaux que le texte de Platon nous parle, et qu’il est précieux pour nous aujourd’hui, à travers la rigueur de la réflexion bien sûr, ainsi que l’exigence de la définition des concepts, mais aussi avec la forme même du concours dans sa manière très polie d’organiser l’échange d’arguments. C’est très plaisant de retrouver cette manière qu’a une parole de se confronter à une autre parole, de se rappeler qu’on peut se divertir ainsi et qu’il est parfois amusant de ne pas être d’accord.
“‘Le Banquet’ nous rappelle qu’on peut se divertir purement en discutant, et qu’il est parfois amusant de ne pas être d’accord”
Avez-vous respecté fidèlement le texte de Platon ?
Oui, bien sûr ! Nous avons seulement coupé les discours de Phèdre et d’Éryximaque pour que le format reste inférieur à deux heures, et ajouté à la marge quelques évènements musicaux pour donner des respirations à l’intellect. L’idée que l’amour est le premier des dieux à avoir été pensé (et donc le plus ancien) que défend Phèdre et qui est un point important dans l’économie générale du Banquet, a été « réintégrée » dans une mention qu’y fait ultérieurement Agathon pour s’y opposer.
Votre distribution est presque exclusivement féminine, à l’exception du personnage d’Alcibiade. Parce que dans le texte de Platon c’est finalement Diotime qui connaît le mieux la nature profonde de l’amour ?
À l’origine, l’idée ne venait pas du tout d’une volonté de féminiser ou de faire une version féminine voire militante du Banquet. Il se trouve qu’on travaille ensemble avec une troupe unie, composée surtout d’actrices, et que c’est avec cette troupe que l’idée de monter la pièce est venue. C’est donc le produit du hasard mais, de fait, c’est un joli hasard, de la même manière qu’il nous semblait s’imposer qu’Alcibiade soit interprété par Émilien Diard-Detœuf – non pas par « un homme » par principe mais par lui en particulier. Il se trouve que le texte dit par des femmes au plateau nous semble avoir un effet intéressant. Le sens est le même, mais leur présence modifie ce qu’on perçoit. Quand elles parlent entre elles de l’homosexualité masculine, par exemple, on ne sait plus où on en est... Et quand ces jeunes femmes parlent des beaux garçons, le spectateur doit faire le chemin inverse.
Cette gymnastique renforce l’impression de trouble lié à l’amour et au désir ?
Oui, et cela rend également plus légers certains propos sur l’institution de la pédérastie par exemple. Et, peut-être, plus digestes d’autres propos empreints de misogynie. Et surtout, cela ajoute une délicieuse dimension d’ironie !
Le Banquet, de Platon, mise en scène Nicolas Liautard, Magalie Nadaud, est donné au théâtre de la Tempête à Vincennes, en région parisienne, du 3 au 21 décembre 2025.
07.12.2025 à 07:00
Classique mais avant tout révolutionnaire, redécouvrez Jacques-Louis David dans une grande exposition au Louvre
Célèbre pour avoir peint la mort de Marat ou le sacre de Napoléon, Jacques-Louis David est peut-être le premier « artiste engagé », acteur de la Révolution puis du Premier Empire. Un parcours dans les soubresauts de l'histoire au cœur d’une grande exposition au musée du Louvre, que vous présente Cédric Enjalbert dans notre notre tout nouveau numéro.
06.12.2025 à 14:00
Faut-il choisir entre Vivaldi et la forêt brésilienne ? Le dilemme du pernambouc
Faut-il préférer les violons aux arbres ? C’est l’étrange dilemme récemment posé par la COP20 Cites, qui a fini par trancher le 3 décembre… en faveur de Vivaldi. Derrière cette querelle se profile l’éternelle opposition entre nature et culture, défendue par Hegel, critiquée par Descola.
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Musique ou écologie ?
Faut-il sauver la forêt ou la musique ? C’était le choix cornélien implicitement soulevé par la COP20 Cites, la 20ᵉ Conférence des parties de la Cites (la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction), qui s’est tenue à Samarcande, en Ouzbékistan, du 24 novembre à aujourd’hui. Les membres examinaient la demande brésilienne de reclassifier le pernambouc – bois rouge indispensable à la fabrication des archets – en annexe I, un statut qui aurait quasiment interdit son commerce. Finalement, sous la pression des musiciens et de plusieurs États, et notamment d’Emmanuel Macron qui a appelé le président Lula, le Brésil a renoncé ce mercredi 3 décembre.
“Sans pernambouc, le matériel musical devra être remplacé par des instruments de moindre qualité compromettant grandement la justesse et la finesse des interprétations”
L’éternelle opposition entre nature et culture s’est ainsi invitée dans l’arène diplomatique. En l’occurrence, on dirait que la culture a « gagné ». Dans le monde de la musique, l’ensemble de la profession est soulagé. Les archetiers, les violonistes, les violoncellistes et plus largement tous les utilisateurs d’archets vont pouvoir continuer d’acheter des instruments produits dans ce bois rare. Ils pourront également passer la frontière avec des instruments sans avoir à demander une autorisation comme le prévoyait l’annexe I – une procédure lourde et quasi inapplicable pour les tournées internationales. Dans une tribune parue récemment dans Le Monde, luthiers et musiciens expliquaient à quel point l’utilisation des pernamboucs en vigueur depuis le XVIIIe siècle offrait des « qualités sonores et techniques » qu’aucune autre essence ne pouvait égaler. Si le pernambouc était passé sous ce régime de protection plus dur, il aurait fallu remplacer le matériel musical par des instruments « de moindre qualité, compromettant grandement la justesse et la finesse des interprétations ».
Quand l’art dépend de l’arbre
Côté écologiste, le ton est tout autre. « On ne mène pas une espèce d’arbre au bord du gouffre pour jouer Vivaldi », c’est en ces termes que s’exprimait Charlotte Nithart, présidente de l’ONG écologiste Robin des Bois, dans un autre article paru sur le média Reporterre, avant que la décision soit annoncée. Cette formule résume la position des défenseurs environnementaux, qui expliquent que l’on ne peut plus se permettre de couper une essence endémique rare et menacée comme le pernambouc, même si c’est pour faire de la musique. Selon des chiffres communiqués par l’ambassade du Brésil au journal Libération, 527 000 de ces arbres auraient été abattus au fil des siècles, et il n’en resterait aujourd’hui que 10 000. La déforestation est d’autant plus intense que seule une petite partie du pernambouc – son cœur rouge et brillant – est utilisé pour concevoir les archets.
“On ne mène pas une espèce d’arbre au bord du gouffre pour jouer Vivaldi”
On pourrait rétorquer que la beauté d’une musique n’a pas de prix. Qu’elle est un absolu, supérieur à tout le reste. C’est en tout cas la thèse que défend Hegel dans ses Cours d’esthétique (tome I, Éd. Aubier). Entre l’art et la nature, le philosophe a tranché. Selon lui, même un coucher de soleil ne fait pas le poids face à un beau tableau. « Une réalité comme le soleil, nous ne l’envisageons pas comme belle », lance-t-il. Certes, nuance le philosophe allemand, « on parle parfois de belles fleurs ». Mais cela n’est pas comparable à la beauté de l’art humain qui « occupe un rang plus élevé que la nature ». Rien ne vaut l’art car il est l’œuvre de l’esprit, ce qui signifie qu’il est marqué au fer rouge par une idée, mais aussi par un travail fastidieux. Hegel s’émeut des ratures et du temps qu’il faut pour façonner une matière afin d’en faire une œuvre. À l’inverse, le corps d’un animal, d’une plante, d’un arbre… est d’un bien moindre intérêt, car il est d’une perfection finie, uniquement dirigée vers « l’autoconservation ». Bref, entre un orchestre symphonique et un arbre, Hegel aurait choisi l’orchestre – et sans hésiter.
Pourquoi choisir ?
Dans cette affaire du pernambouc, cette opposition séculaire entre la nature et l’art est dramatisée. Tout se passe comme s’il fallait choisir entre l’un ou l’autre. L’article susmentionné qu’a consacré Reporterre à cette affaire mentionne à ce titre une lettre de plusieurs syndicats de musiciens, qui arguaient que si l’on durcissait les mesures de protection du pernambouc, « les archetiers seraient condamnés à l’extinction ». La formule est d’autant plus marquante qu’elle reprend le vocable communément associé à la lutte écologique. C’est bien le vivant naturel que l’on oppose aussi aux artistes humains. L’un des deux devrait laisser place à l’autre.
“Hegel a tranché : même un coucher de soleil ne fait pas le poids face à un beau tableau, car ‘l’art occupe un rang plus élevé que la nature’”
Mais l’on peut aimer Vivaldi tout en souhaitant protéger les forêts. Les bruissements impétueux de la nature n’ont pas nécessairement à être mis en compétition avec la mélodie des violons. Dans son essai Par-delà nature et culture (2005), l’anthropologue Philippe Descola dénonce à ce titre ce qu’il appelle un « régime d’apartheid », qui consiste à insister sur la fracture absolue, définitive, entre le monde naturel et l’univers culturel.
En plus d’être ethnocentrée, cette façon d’envisager le monde nous prive d’une connaissance plus fine et plus complexe des rapports qui unissent les productions humaines et les fruits de la nature. La culture brésilienne, où pousse le pernambouc, est elle-même le fruit de cette union entre le monde naturel et le monde humain. Descola relate par exemple l’histoire de plusieurs tribus amazoniennes qui estiment que les instruments de musique sont les dépositaires de « l’essence » d’un territoire, c’est-à-dire de son identité profonde. Toute l’année, les instruments de musique sont pour cette raison placés par les membres des tribus dans une rivière. Comme l’explique Descola, « cette essence [contenue dans les instruments] voyage dans les rivières de chaque territoire et s’unit ainsi aux essences des autres groupes tribaux ». Les instruments de musique sont en l’occurrence porteurs d’une « puissance vitale », qui contribue à faire circuler des « forces de fertilité » dans les rivières, à « fécond[er] la forêt, les eaux et les habitants non humains du cosmos ».
Les croyances amazoniennes rappellent que loin d’être antagonistes, la nature et la culture sont intriquées, interdépendantes, unies par des échos et des souffles communs. À rebours de l’antagonisme classique séparant virtuellement les instruments de musique et les arbres dont ils sont issus, cette affaire de bois précieux invite à penser les liens organiques qui unissent les uns aux autres. Sans arbre, pas d’archet. L’art dépend matériellement de la nature. Les formations musicales ont donc tout intérêt à maintenir et à protéger la flore brésilienne, et elles sont pour cette raison activement impliquées dans la plantation de pernambouc. Puisse cette union être fertile, respectueuse et non destructrice… pour que nous n’ayons pas à choisir entre une symphonie de Vivaldi et une forêt.
