05.12.2025 à 12:00
Et si le monde et ses techniques allaient trop vite… pour notre corps ?
Nos organismes, qui résultent d’une longue évolution, ne sont plus capables de s’adapter au rythme frénétique du progrès qui transforme à toute vitesse nos environnements, affirme une étude récente. De ce décalage, le philosophe Günther Anders avait déjà l’intuition avec son idée de « l’obsolescence » de l’homme.
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Tous en “inadéquation environnementale” ?
Nos corps ne parviennent pas à s’adapter aux mutations rapides, trop rapides, de nos sociétés industrialisées : c’est la conclusion d’une étude suisse récente. Notre environnement change à toute vitesse, sous l’effet de nos actions humaines dont la portée a été décuplée par la technologie ; nos constitution physiologiques et psychiques, au contraire, évoluent lentement. Nous ne sommes faits ni pour le rythme effréné de la vie moderne, ni pour ses métamorphoses frénétiques. Les auteurs, Daniel P. Longman et Colin N. Shaw, parlent d’« inadéquation environnementale ».
À ce décalage, les chercheur de l’université de Zurich imputent une série de pathologies à l’incidence galopante : baisse des taux de fertilité, hausse des maladies inflammatoires chroniques et d’autres pathologies chroniques, etc. Les scientifiques insistent tout particulièrement sur l’épidémie de stress. Si, du point de vue de l’évolution, le stress apparaît dans les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs comme une réponse efficace face à un danger ponctuel, nous vivons à l’époque du stress constant : les corps comme les esprits sont en permanence assaillis de micro-agressions – pollution, bruit, lumière artificielle, hyperstimulation sensorielle, pression, culte de la performance, etc. Le progrès, qui à bien des égards a amélioré nos conditions de vie, finit par nous entraîner dans une marche effrénée qui brutalise les chairs. Le pouls du monde n’est plus accordé avec celui de nos organismes.
Comment nous nous sacrifions nous-mêmes au “progrès”
Il y a un demi-siècle déjà, Günther Anders avait l’intuition de ce qu’il appelait un « décalage prométhéen » dans L’Obsolescence de l’homme (1956), défini comme « a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit ». Ce décalage, pour Anders, prend de multiples formes : décalage « entre l’action et la représentation, entre l’acte et le sentiment, entre la science et la conscience », entre les différentes facultés de l’homme, mais surtout décalage « entre l’instrument et le corps de l’homme ».
- D’un côté, le corps humain présente une certaine inertie. « Notre corps d’aujourd’hui est le même que celui d’hier, c’est le même corps que celui de nos parents, le même que celui de nos ancêtres ; celui du constructeur de fusées ne se distingue pratiquement pas de celui de l’homme des cavernes. Il est stable sur le plan morphologique », « raide, récalcitrant et borné ». Notre constitution bio-psychique, produit d’un processus d’évolution lent, millénaire, est une « limite inflexible ».
- En revanche, quoiqu’il soit produit en premier lieu par le corps, l’appareillage technique par lequel nous remodelons notre monde, ses rythmes, ses dynamiques change à toute vitesse. Par rapport au progrès technique, « le corps humain reste finalement à la traîne, bon dernier, retardataire honteux, encore drapé aujourd’hui dans ses haillons folkloriques et mal synchronisé avec ceux qui marchent en tête ». Il est, du point de vue des choses qu’il crée, « conservateur, imperfectible, obsolète – un poids mort dans l’irrésistible ascension des instruments ».
Entre les deux pôles, un écart se creuse :
“Bien que sa capacité de produire ne connaisse aucune limite formelle, l’homme est aussi un type morphologique plus ou moins fixé, c’est-à-dire plus ou moins limité dans sa capacité d’adaptation ; un être qui ne peut, par conséquent, être remodelé à volonté ni par d’autres puissances ni par lui-même; un être dont l’élasticité ne peut pas être éprouvée ad libitum […] Il serait tout à fait concevable que la transformation des instruments soit trop rapide, bien trop rapide ; que les produits nous demandent quelque chose d’excessif, quelque chose d’impossible ; et que nous nous enfoncions vraiment, à cause de leurs exigences, dans un état de pathologie collective. Ou bien, dit autrement, du point de vue des producteurs : il n’est pas complètement impossible que nous, qui fabriquons ces produits, soyons sur le point de construire un monde au pas duquel nous serions incapables de marcher…”
Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme (1956)
Briser la résistance du corps… ou la chérir ?
Une bonne illustration de ce décalage, pour Anders, ce sont Les Temps modernes de Charlie Chaplin. Comme le souligne le philosophe, contrairement à ce qu’on en dit souvent, ce film de 1936 ne représente pas l’homme devenu rouage dans la machine, mais l’homme qui ne parvient justement pas à devenir un rouage.
“Face à la chaîne de montage, il n’arrive pas à suivre. Parce que, tel un torrent, la chaîne fait couler devant lui un courant trop rapide ; parce que son corps ne peut pas s’adapter à la combinaison de mouvements qu’exige la tâche qu’il doit accomplir…”
Günther Anders, ibid.
Quelque chose dans la finitude psycho-corporelle de l’homme « résiste au nouveau monde qu’on lui propose ». Une crainte émerge chez la minorité techno-optimiste qui a réussi à embrasser le rythme effréné du changement : « Que notre corps, si le fossé qui le sépare de nos produits s’élargissait ou s’il restait seulement tel qu’il est, ne menace tous nos nouveaux projets […] et ne les fasse échouer l’un après l’autre ». Comme l’ajoute encore Anders, « le “caractère borné” de son corps fait de lui le saboteur de ses propres réussites ». Plutôt que de ralentir un changement « trop novateur ou trop violent » auxquels le corps se refuse, les techno-optimistes en viennent à penser « qu’il [faudrait] le lui imposer de force ». D’où les fantasme de hâter l’évolution de ce corps engourdi pour qu’il puisse s’adapter aux transformations véloces de son environnement – déjà Anders évoque la tendance « à stimuler la métamorphose [du corps] à l’aide de moyens susceptibles de l’accélérer, tels que le “human engineering” [l’ingénierie humaine] ». S’adapter, d’une manière ou d’une autre, plutôt que de questionner ce à quoi il s’agit de s’adapter.
05.12.2025 à 06:00
“Perte de temps”, “obstacles matériels”, “adversaires idéologiques”… Comment les écrans nous incitent à percevoir l'autre : l'édito d’Alexandre Lacroix
« Ce qui me trouble aujourd’hui, et me fait même peur, c’est la manière dont les gens ont tendance à reproduire dans le monde physique, réel, des comportements qu’ils ont d’abord adoptés en ligne. » Dans l'édito de notre tout nouveau numéro disponible chez votre marchand de journaux, notre directeur de la rédaction Alexandre Lacroix se demande comment lutter contre une telle évolution des rapports sociaux.
04.12.2025 à 21:00
Aroma-Zone : j’ai visité le magasin de cosmétiques “home made”
« À 6 ans, mon frère m’a initiée à la “chimie drôle”. À 9 ans, je faisais pourrir des fleurs dans de l’alcool en espérant faire du Chanel N°5. À 31 ans, je me retrouve en décembre à faire la queue chez Aroma-Zone, un magasin qui vend huiles, poudres et principes actifs, afin de fabriquer moi-même ma parapharmacie.
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Aroma-Zone, la “deuxième marque préférée des Français”
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas Aroma-Zone, bravo. Vous avez réussi à passer à côté d’un phénomène national. Créée en 1999 par un ingénieur chimiste auvergnat sous forme de site d’information sur les huiles essentielles, Aroma-Zone s’est vite transformé en plateforme de vente et a connu ces dix dernières années une croissance presque affolante (+56% en 2024) grâce au bouche à oreille et à l’implantation de points de vente stratégiques. Deuxième marque préférée des français après Decathlon, l’enseigne a vendu des huiles et de la cosmétique DIY (“do it yourself”) à 4,5 millions de clients l’an dernier. Plus de 1 800 produits et une communauté active sur les réseaux sociaux malgré l’absence de publicité nationale : la discrète idylle des Français avec leurs crèmes faites maison est un phénomène.
Je me suis donc rendue dans l’une des premières boutiques que la marque a ouvertes, située place de l’Odéon, à Paris. À l’approche des fêtes de fin d’année, le magasin est bondé et la foule hétéroclite : on y croise des étudiantes fauchées à la recherche de bons plans, des femmes mûres d’allure conservatrice qui défendent la filière française, des féministes qui luttent contre l’industrie cosmétique patriarcale mais ne veulent pas risquer de devenir moches, ou encore des multi-allergiques (comme moi) en quête de minimalisme.
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La ruée vers l’huile
Tous se précipitent là pour fabriquer leurs onguents et connaissent par cœur le catéchisme de la cosmétologie contemporaine : la peau est un mystère de profondeur qu’il faut apprendre à honorer. En 1957, déjà, le philosophe Roland Barthes remarquait dans ses Mythologies à propos du langage de la publicité pour les cosmétiques qu’il fait de la peau un univers sur lequel on peut “agir” moyennant certaines substances. Cependant, on rechigne aujourd’hui à casser sa tirelire pour des onguents composés à 99% d’eau et d’air. Si Aroma-Zone s’est récemment tourné vers les produits “finis” pour augmenter sa marge financière, le grand public y va pour acheter “juste ce qui marche”, comme le confie une jeune fille que je croise dans la queue avec sa bande de copines. Elle leur explique qu’elle décortique la liste des principes actifs des crèmes les plus chères et les plus efficaces du marché, pour isoler ceux qui l’intéressent, puis aller les chercher elle-même dans ce supermarché du DIY. Le best-seller du moment, par exemple, est un sachet de collagène marin.
Les vrais “AZA” (“Aroma-Zone addicts”, comme ils s’autoproclament en ligne) se ruent sur la portion du magasin où sont entreposées les pipettes de toutes les tailles, fouets, émulsifiants, poudres à mélanger soi-même. Béotiens s’abstenir : leur jargon est d’une rigueur presque barbante. Pour s’y repérer, il faut connaître les principes actifs et leur concentration voulue : acide glycolique 10%, acide hyaluronique 3,5%, cuivre, zinc, vitamine C, etc. Il faut savoir comparer les baumes et les sérums, doser les quantités, se souvenir des vertus des huiles qui servent de “base” aux préparations à venir, connaître “sa” nature de peau ou de cheveu. Dans ce petit monde, les hommes sont rares. On aperçoit parfois un Aroma-Zone boyfriend visiblement envoyé en mission par sa douce, une liste de produits dans la main et aucune idée de la différence entre l’acide niacinamide et l’acide azélaïque.
Une nouvelle alchimie
On retrouve ici l’imaginaire de l’alchimie. Son postulat est simple : pour qui sait extraire au laboratoire des principes constitutifs, des éléments, l’unité de la matière autorise des combinaisons nouvelles permettant d’obtenir des produits recherchés. Si l’alchimie antique ou médiévale était un art d’origine divine, révélé aux seuls initiés, la cosmétique DIY contemporaine s’appuie sur des initiations plus collectives : Internet, les forums, le bouche à oreille. Le monde apparaît alors plus intelligible, à la fois dans la composition chimique des éléments qui le constituent, mais aussi dans ses rapports de pouvoir économique qui le travaillent. Impossible, une fois qu’on a acheté une fiole d’acide hyaluronique pour le prix d’un croissant aux amandes, de mettre trois fois cette somme dans une crème de grande marque.
Tout cela demande, il est vrai, du temps… et de l’effort. Dans leur ouvrage Philosophie de la chimie (De Boeck Supérieur, 2020), Pierre Teissier et Sacha Tomic rappellent que le “laboratoire” est un mot inventé par les alchimistes et qu’il désignait à l’origine un espace de labeur. C’est le lieu où l’on transporte des choses extraites de la nature pour les purifier, les analyser et les mettre au travail. La connaissance chimique, empiriste par excellence, s’acquiert aux prix de longues heures à s’informer, se mettre en danger par des expérimentations et des erreurs, faire la cuisine, la vaisselle, changer son équipement, etc. L’effervescence collective autour d’Aroma-Zone, ses promesses de rigueur scientifique et son imaginaire d’alchimiste, a quelque chose de fascinant.
À l’heure de la dématérialisation croissante de nos existences, où grimpe le sentiment d’impuissance des individus face au monde, le spectacle de cette foule d’alchimistes m’a mis du baume au cœur. Prendre à bras-le-corps la matérialité de la chair avec le zèle d’un laborantin n’est pas superficiel ; c’est accepter de mettre les mains dans le cambouis pour connaître et soigner ce petit morceau de cosmos qui nous est propre. Quoi de plus métaphysique que la cosmétique ? »
