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04.12.2025 à 17:34

Hannah Arendt : “À quoi sert la pensée ?”

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Hannah Arendt : “À quoi sert la pensée ?” hschlegel

Le 4 décembre 1975, il y a 50 ans jour pour jour, Hannah Arendt décédait d’une attaque cardiaque, à 69 ans, lors d’une soirée entre amis dans son appartement new-yorkais. En guise d’hommage, nous vous proposons la magnifique réponse, vibrante et étonnante, que la philosophe avait livrée une dizaine d’années auparavant à l’occasion d’un colloque, alors qu’on l’interrogeait sur le lien entre engagement, pensée et action.

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“Je suis persuadée que penser a une influence sur l’action – mais sur l’homme agissant. Parce que c’est le même homme qui pense et qui agit. Mais la théorie ne pourra influencer l’action que dans la réforme de la conscience. Avez-vous déjà réfléchi au nombre de gens dont il faudra réformer la conscience ? Et si vous n’y réfléchissez pas dans ces termes concrets, alors vous pensez en termes d’espèce humaine, c’est-à-dire de quelque chose qui n’existe pas en réalité, qui est un concept. Et ce concept – qu’il s’agisse de l’espèce humaine, de l’homme de Marx, de l’esprit du monde ou de tout ce qu’on veut – est toujours construit à l’image de l’homme seul. 

Si nous croyons réellement – et je pense que nous partageons cette croyance – que la pluralité est la règle sur terre, alors je pense qu’il faut modifier cette idée de l’unité de la théorie et de la pratique au point qu’elle devienne méconnaissable aux yeux de ceux qui s’y sont frottés auparavant. Je suis convaincue que vous ne pouvez agir que de concert avec d’autres, et je suis convaincue que vous ne pouvez penser que par vous-mêmes. Ce sont deux positions existentielles, si vous voulez les appeler ainsi, totalement différentes. Et s’imaginer qu’il y a une influence directe de la théorie sur l’action, dans la mesure où la théorie est simplement une chose issue de la pensée, j’estime que ce n’est pas juste et que ça ne le sera jamais

Hannah Arendt, Penser librement, Payot (2021)

 

Pour aller plus loin, nous vous invitons à retrouvons le hors-série que nous lui avons consacré cette année, « Hannah Arendt. Comprendre, résister, espérer », toujours disponible ici. À lire en ligne ou à recevoir chez vous !

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04.12.2025 à 17:00

L’égrégore, ou l’esprit de corps des collectifs humains

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L’égrégore, ou l’esprit de corps des collectifs humains hschlegel

Qu’est-ce qui fait qu’un groupe d’individus – classe, équipe, orchestre, brigade – se met à sentir, vibrer, agir à l’unisson, comme une seule personne ? C’est l’énigme que pointe le concept d’égrégore. La philosophe Audrey Jougla éclaire son histoire et son actualité.

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Tous ensemble, tous ensemble…

Nous en avons tous fait l’expérience. C’est un frisson qui surprend, un élan soudain, un ressenti collectif dont on fait pleinement partie et qui nous emporte, sans que l’on ne sache vraiment pourquoi. Dans un match, en équipe ou dans les gradins, dans une salle de concert, une manifestation, ou dansant une chorégraphie en groupe, nous avons tous un jour ressenti cette union aux autres qui nous dépassait un peu, et où l’on semblait ne faire qu’un.

Ce phénomène qui nous traverse alors porte un nom, souvent méconnu : l’égrégore. Du grec égrêgoros, il signifierait « éveillé » ou « celui qui veille, qui est vigilant », comme si nous étions soudainement conscients d’une réalité où l’agrégation de chacun ne se résume pas à la somme des individualités. D’autres étymologies rapprochent le terme du latin gregarius, grégaire.

L’insaisissable force du collectif

Qualifié de force ou d’énergie collective, l’égrégore s’exprimerait et serait palpable dès lors que les personnes sont unies par un même but ou dans une même action, « au diapason » dirait-on en langage courant. C’est la définition qu’en donne le médecin et intellectuel Pierre Mabille (1904-1952), dans son ouvrage Egrégores ou la vie des civilisations (1938) où il estime qu’il s’agit d’un « groupe humain doté d’une personnalité différente de celle des individus qui le forment ». 

Tout enseignant vous le confirmera : gérer une classe, ou s’adresser à elle, n’a rien à voir avec le fait de s’adresser à des élèves qu’on aurait additionnés. En conseil de classe, il n’est pas rare de désigner une classe avec une personnalité propre : elle est vivante, curieuse, travailleuse, ou indisciplinée. Mais s’agit-il pour autant d’un égrégore ?

Une notion spectrale et mystérieuse

À l’instar des fantômes, l’histoire de cette notion est pétrie de mysticisme et d’occultisme. Le phénomène d’égrégore se popularise à la fin du XIXe siècle, lorsque la fascination pour ces courants touche les intellectuels. L’on sent poindre l’œil critique de la philosophie pour ce qui ne serait qu’une affabulation romantique. Car c’est dans le contexte d’un XIXe siècle qui fait la part belle aux monstres et au surnaturel, et où l’ésotérisme se déploie, que l’égrégore intéresse. C’est aussi le plein essor de la franc-maçonnerie, qui conçoit l’égrégore comme une communion de ses membres.

“Toute réunion d’individus déployant une même intention, quels qu’ils soient, serait propice à la création de ce phénomène aux contours un peu flous. Mais d’où vient l’étincelle, le déclencheur ?”

 

La Genèse mentionne, dans le Livre d’Hénoch, les égrégores comme des anges déchus. Quel point commun avec notre concept ? Selon l’auteur René Guénon (1886-1951), dont l’œuvre concerne autant la métaphysique que l’ésotérisme, ce sont « des entités d’un caractère assez énigmatique, mais qui en tout cas semblent bien appartenir au “monde intermédiaire” ; c’est là tout ce qu’elles ont de commun avec les entités collectives auxquelles on a prétendu appliquer le même nom », explique-t-il dans « Influences spirituelles et égrégores » (in : Études Traditionnelles  259, avril-mai 1947). 

L’occultiste Éliphas Lévi (1810-1875) explique que l’égrégore n’est pas seulement un groupe qui serait soudé, mais bien une entité collective composée de « personnes unies par une même étude, un même idéal, ou une même pratique ». Plus qu’un groupe qui œuvre en commun, il est ici question d’une intention commune. Toute réunion d’individus qui déploieraient une même intention, qu’ils soient manifestants, danseurs de ballet, spectateurs de concert, ou supporters, serait alors propice à la création de ce phénomène aux contours encore un peu flous. Mais d’où viendrait l’étincelle, le déclencheur ?

“Un chaos émotif puissant”

Un facteur parcourt la littérature autour de cette notion : c’est la ferveur, qu’elle soit religieuse, cérémoniale, militante ou artistique. C’est ce que met en exergue Pierre Mabille : pour former un égrégore « la condition indispensable, quoiqu’insuffisante, réside dans un chaos émotif puissant », note-t-il dans son ouvrage. Ainsi, les rassemblements et les évènements marqués par une forte intensité émotionnelle créent les conditions nécessaires à la formation d’un égrégore. 

“Pour former un égrégore, la condition indispensable, quoiqu’insuffisante, réside dans un chaos émotif puissant” Pierre Mabille

 

Pour le comprendre, il faut préciser que Mabille s’intéresse à l’égrégore non en tant que médecin mais en tant que surréaliste. Sa rencontre avec André Breton constitue pour lui un véritable tournant : « Je m’étais habitué à ce qui me paraissait être une singularité sensible, et j’étais disposé à la cacher comme une sorte d’infirmité. Le surréalisme a réalisé ce miracle que des hommes qui n’étaient d’accord sur rien avec les autres se sont trouvés dès la première minute en pleine communion sensible », écrit-il dans sa revue Conjonction (cité dans Pierre Mabille et le surréalisme, d’Emmanuel Bauchard et Fabrice Flahutez, Hermann, 2024). 

Une communion sensible qui le percute et fait écho à l’égrégore, que l’on éprouve par-delà les différences individuelles. Il n’est donc pas étonnant que cette notion convoque atour d’elle les termes de vibrations, d’énergie, ou de résonnance. La ferveur initiale permettrait l’émergence d’une forme « d’inconscient collectif », pour reprendre Jung – mais soudain et fugace, une adéquation de conscience momentanée, de communion avec autrui.

Esprit de corps, es-tu là ?

Dans le contexte maçonnique, l’égrégore est conçu comme une forme d’élévation collective et se trouve renforcé par le rituel d’une chaîne d’union. On le retrouve dans un tout autre domaine, celui du spectacle, où l’union physique des musiciens ou des comédiens, se donnant la main ou se tenant par les épaules, précède l’entrée en scène, pour renforcer la solidarité des membres et ritualiser celle-ci : « être sur la même longueur d’ondes » n’est alors pas seulement une métaphore.

L’égrégore se manifeste aussi dans ce que nous ressentons au travers de « l’esprit de corps », ce sentiment d’appartenance qui s’exerce dans certaines professions, où le groupe doit être soudé. Soit parce que le rôle de chacun est déterminant pour l’ensemble, à l’image d’un orchestre, d’une brigade de cuisine ou d’une troupe de spectacle ; soit parce que l’exercice même du métier nécessite par sécurité que le groupe ne forme qu’un, comme c’est le cas dans un corps d’armée, une brigade d’intervention (BRI, RAID, forces spéciales), une équipe médicale en salle d’opération, un binôme de plongeurs sous-marins… L’enjeu est tel que le collectif, ou le duo, dissout momentanément l’individualité au profit d’un vécu et d’un but communs. 

Ne parle-t-on pas du corps enseignant ou du corps militaire ? La métaphore signifie que l’individu existe en tant que membre d’un collectif, et qu’en le rejoignant, il adopte aussi une position et une fonction organique particulières. Les policiers comme les agents de renseignements évoquent « être de la maison » pour nommer leur appartenance à leur administration de rattachement. Un point interpelle ici : ces corps sont très souvent des organes de l’État, conçus pour marcher, obéir et appliquer les directives d’une hiérarchie.

De la manipulation

On perçoit la dérive. La manipulation de ce phénomène permet tout autant d’assujettir que de favoriser le fanatisme. C’est l’un des instruments utilisés et dévoyés par les régimes autocratiques, les fondamentalistes religieux ou les mouvements sectaires : ils assoient leur embrigadement et leur fascination sur la ferveur collective engendrée, entre autres, par l’égrégore.

”Si les individus sont aussi prompts à être séduits et à adhérer à un égrégore, c’est peut-être parce qu’ils y trouvent une force dont l’ordinaire et le quotidien sont dépourvus”

 

Cas d’école à ce sujet, le film La Vague (Dennis Gansel, 2008) reprend une expérience psychologique réelle, menée par le professeur Ron Jones en Californie en 1967. Un enseignant, voulant montrer à ses élèves que l’émergence du fascisme repose sur des mécanismes encore possibles aujourd’hui, se trouve dépassé par ce qu’il a lui-même généré. L’engouement des élèves pour le mouvement collectif, le sentiment d’appartenance, et précisément l’adrénaline nouvelle ressentie par ce qui s’apparente à un égrégore, échappe bien vite à celui qui l’a créé. L’issue dramatique du film n’est pas sans rappeler une autre expérience professorale cinématographique.

Dans le film Le Cercle des poètes disparus (Peter Weir, 1989), le professeur de littérature John Keating éveille ses étudiants à la poésie et les incite à écouter leur aspiration personnelle. Il convoque les éléments constitutifs de l’égrégore : rituel et espace de réunion secrète des étudiants, convergence d’intentions, intensité émotionnelle et identité propre du groupe. La cohésion des étudiants brille aussi dans la célèbre scène finale du film, où ils montent tour à tour sur leur table pour saluer leur professeur, criant « Ô capitaine, mon capitaine ».

À leur manière, ces deux œuvres témoignent de la puissance de l’égrégore, l’un politique, l’autre poétique, et de ses dommages collatéraux lorsqu’il n’est pas maîtrisé. Mais ces films disent aussi que si les individus sont aussi prompts à être séduits et à adhérer à ces mouvements collectifs, c’est peut-être parce qu’ils y trouvent une force dont l’ordinaire et le quotidien sont dépourvus.

Bénéfices en temps d’individualisme

Peut-être éprouvons-nous une forme de nostalgie pour des époques où les rituels collectifs, les cérémonies, les fêtes occupaient une place qu’elles n’ont plus. Le repli individualiste s’est renforcé depuis 2020 de manière inédite et les habitudes sont plus à l’isolement et le repli chez soi, ou entre soi, qu’à la célébration commune. Il y a sans doute trois enseignements à tirer du phénomène d’égrégore.

  • Le premier indique une qualité de présence que nous avons rarement : pour être touché par l’impulsion collective, encore faut-il être pleinement à ce que l’on vit, à ce que l’on voit, et ne pas être happé par des notifications ou des ruminations. L’immersion dans le présent nous rappelle une aspiration que nous avons tous : être à ce que l’on fait, et à rien d’autre, comme le souligne Montaigne (« Quand je danse, je danse, quand je dors, je dors », Les Essais, livre III, ch. 13).

  • Le deuxième enseignement serait que l’expérience du collectif ne se réduira jamais à des interactions virtuelles, aussi poussées soient-elles grâce à la technologie (imaginons des hologrammes en lieu et place des visioconférences). Le partage avec d’autres, qu’il vienne d’une expérience ou d’une émotion commune, nécessite la présence physique de nos pairs – ce qui fonde la raison d’être d’une salle de cinéma ou de concert, qui ne seront jamais remplaçables.

  • Enfin, le troisième enseignement de l’égrégore serait que nos divergences, d’opinions, d’identités, de croyances, sont abolies dès lors que nous sommes capables de nous tourner vers une intention commune. Et c’est précisément cette intention, qui vise un bénéfice pour l’être humain et le groupe, qui distingue l’égrégore de la meute tonitruante. La meute vocifère, elle se nourrit de la haine ou de la colère et n’a pas pour vocation de construire mais de disloquer, de démolir : aux antipodes de ce qui fonde cette notion. Lorsqu’il agit comme ressort pour exacerber des passions tristes, l’égrégore n’en est plus un : ce n’est qu’un amas, un magma collectif dévoyé.

Travail, divertissement, culture : tout ce qui peut au contraire nous réunir vers une aspiration collective a plus de force que les oppositions personnelles ou le narcissisme auquel nous sommes tous poussés. Des bons sentiments ? Nullement ; plutôt une barrière à l’ego, et une autre forme de résonance humaine, universelle, proche de celle qu’évoque le philosophe Harmut Rosa. À méditer avant votre prochaine célébration collective !

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04.12.2025 à 09:00

Comment sortir de sa bulle ? Trois pistes pour lutter contre l'individualisme

nfoiry
Comment sortir de sa bulle ? Trois pistes pour lutter contre l'individualisme nfoiry

Imaginez une grande ville où ne vivraient que des égocentriques : ne serait-ce pas insoutenable ? Pour nous aider à crever la bulle de l’individualisme, les philosophes modernes proposent trois pistes : l’oubli de soi dans l’activité, le dialogue ou la politique. Alexandre Lacroix vous présente ces trois grandes options existentielles dans l'article qui ouvre le dossier de notre tout nouveau numéro, à retrouver dès aujourd'hui chez votre marchand de journaux.

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