03.12.2025 à 14:00
John Maus, une synth-pop agitée contre la “société de contrôle”
Le musicien américain, qui effectue une tournée en Europe, donne un concert au Bataclan, à Paris, jeudi 4 décembre. Rencontre avec une figure de la pop underground, sombre et spirituelle, qui vit autant pour la musique que la philosophie.
[CTA2]
Quinze. C’est, après relecture, le nombre de références philosophiques mobilisées par John Maus au cours des 40 minutes d’entretien qu’il nous accordées depuis le Royaume-Uni, début novembre. De Nietzsche à Alain Badiou en passant par le courant néo-thomiste, Simone Weil et les penseurs de la French Theory : on avait rarement vu un cerveau bouillir avec tant de passion et s’aventurer dans des digressions aussi déroutantes qu’habitées.
L’esprit n’est pas la seule chose sous tension chez John Maus. En tournée européenne pour promouvoir son nouvel album Later Than You Think, le premier après sept ans, ce chantre d’une pop cryptique et caverneuse est un artiste agité. En interview, il remue sans cesse, parle les yeux fermés, répète des phrases, cherche ses mots, se reprend puis s’arrête soudain et vous fixe d’un regard impassible, derrière son écran.
“Corps hystérique”
Ce corps remuant, quasi inarrêtable, fait partie du charme de John Maus et constitue pour ainsi dire sa petite marque de fabrique sur scène. Seul avec son ordinateur et son micro, en chemise repassée vite dégoulinante, le musicien hurle, court, fait des exercices de gym, se frappe parfois. Génial et ahurissant. Il nomme ça le « corps hystérique », une manière de tout donner, entre énergie punk et exorcisme. « Ça n’a rien d’une catharsis personnelle, explique-t-il. C’est beaucoup de travail. J’essaie de toucher à une certaine limite, à travers ces gestes ridicules, comiques ou absurdes. » Chaque performance scénique est, pour cet auteur-compositeur-interprète à l’ossature imposante, une voie d’accès vers un « état numineux ». Entendre : un sentiment de présence absolue, une transcendance d’ordre divin.
Sa musique le traduit bien. Des lignes de basse répétitives enrobées de tapis sonores plus soyeux, qu’accompagne une voix de baryton douce et inquiétante, surgie comme un écho. Les textes, minimalistes, sont sombres (« Our life is on the line and we’re running out of time », sur Out of Time), mais parviennent à se frayer un chemin vers la lumière (« You have taken a very special part of my heart », sur Pick It Up). Adepte du do-it-yourself, John Maus, qui a étudié la musique expérimentale au California Institute of the Arts, assure composer seul dans le sous-sol de sa maison du Minnesota. « J’aime les distorsions, les petites dissonances, poursuit-il. Tout ce qui interrompt notre savoir et reconfigure ce que l’on tenait pour acquis. La vérité, ça commence toujours par une interruption. » On devine une phrase de Paul Valéry (« Tout commence par une interruption ») derrière ce propos.
Docteur en philosophie
La vérité, c’est sans doute la grande affaire de ce docteur en philosophie, venu à la discipline grâce aux œuvres d’Adorno sur l’esthétique. John Maus a soutenu une thèse de philosophie à l’université de Hawaï en 2014. Intitulée « Communication and Control », elle est une sorte de commentaire épique et multidisciplinaire au texte de Deleuze « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». Dans ce court texte, Deleuze développe ce concept en référence aux « sociétés disciplinaires » de Foucault qui auraient caractérisé un certain exercice du pouvoir entre les XVIIe et XIXe siècles. Le XXe siècle porte quelque chose de nouveau, pour Deleuze : « Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. »
Deleuze anticipait de manière visionnaire la révolution d’Internet :
“Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l’accès à l’information, ou le rejet. Les individus sont devenus des ’dividuels’, et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des ’banques’”
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in : L’Autre Journal, 1990
John Maus adapte cette pensée aux technologies du XXIe siècle. « Le pouvoir opère à travers de nouveaux canaux, le marketing en ligne, TikTok, tout ça. Mais la musique n’y échappe pas non plus », nous dit-il. La faute aux algorithmes, qui envahissent les plateformes ? « Pas seulement. En fait, les artistes ont toujours entretenu des relations ambiguës avec le pouvoir. Avant, vous écriviez pour le prince de Habsbourg, l’Église ou que sais-je... Mais comme dit je ne sais plus qui [le poète allemand Hölderlin] : “Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.” »
La musique punk incarne un tel salut, pour John Maus. Ou du moins offre-t-elle la possibilité d’inventer, selon lui, un « langage minoritaire » (encore, le vocabulaire de Deleuze) élaborant des modèles de vie alternatifs :
“La musique punk imagine ou tente d’imaginer des êtres qui n’existent pas encore, des êtres en devenir. C’est pour ça que j’aime la vulgarité, la stupidité, m’exprimer parfois comme un enfant ou avec des slogans politiques hétéroclites. Le punk porte cette vérité en lui”
John Maus
Polémique sur Trump
La politique, justement, ne lui a pas spécialement porté bonheur. Le 6 janvier 2021, John Maus est vu dans la foule qui prend d’assaut le Capitole, à Washington. Il assiste alors la documentariste Alex Lee Moyer Jr., qui tourne un film sur le youtubeur complo-trumpiste Alex Jones. Une partie de son public ne lui pardonne pas. Depuis, il ne cesse de crier qu’il était là comme observateur... sans toujours convaincre. Plutôt ironique, quand on sait son admiration pour Alain Badiou, philosophe maoïste qu’il cite souvent : un nom d’album reprend une formule de Badiou (We Must Become the Pitiless Censors of Ourselves, tiré de ses « Quinze thèses sur l’art contemporain ») et sur son dernier album, le titre Tous les gens qui sont ici sont d’ici, en français s’il vous plaît, copie une citation en soutien aux migrants. « Il faudrait plutôt m’appeler : Chairman Mao ! » plaisante le musicien, avant de se renfrogner, à nouveau prudent.
Le tournant de 2020 n’a pas été simple pour lui. Cette polémique sur son supposé trumpisme a fait suite à la mort de son frère, deux ans plus tôt, qui l’a proprement dévasté, et au Covid, période qu’il a également mal vécue. On le sent aujourd’hui plus solide, mais aussi résigné, quelque part.
“Je suis un peu revenu de toutes ces figures contestataires avec lesquelles j’ai grandi. J’aime la rébellion ! Mais je me demande si je n’aurais pas mieux fait d’apprendre le grec et le latin et de lire Plotin”
John Maus
Les penseurs de la French Theory ont cédé la place, sur ses étagères, aux philosophes scolastiques et notamment « au courant néo-thomiste français du début du XXe siècle. Vous savez, Jacques Maritain, Étienne Gilson, ce genre de choses. »
“Plus tard que tu ne le penses”
Dans son dernier album, Later Than You Think, John Maus ne cache pas sa ferveur catholique, qui lui a permis de ressortir vivant de sa longue phase de deuil. Il s’en prend à Satan, à l’Antéchrist, fait entendre des chants grégoriens et des alléluias, assumant sa quête de spiritualité. S’il s’intéresse en ce moment à la scolastique du Moyen Âge, c’est qu’elle lui paraît peut-être « moins violente » que d’autres théories religieuses « dans son rapport à l’altérité », et plus accueillante à « la pluralité des interprétations ». « Il n’y a pas que le cogito. Le sujet est traversé par autre chose, il peut faire l’expérience d’une présence d’une autre nature », présence que seule la foi catholique a visiblement su lui apporter. L’image en couverture de son album est d’ailleurs prise par un prêtre du Michigan pendant la rénovation de son église.
Pourquoi s’émouvoir du fait qu’il soit « plus tard qu’on ne le pense », s’il croit à la vie éternelle ? C’est tout le sens de la chanson Out of Time, qui distingue implicitement, comme dans l’Antiquité, entre deux types d’éternité : la sempiternitas (l’idée que le monde dure indéfiniment) et l’aeternitas (l’idée que l’éternité est hors du temps ou qu’elle est de tout temps). John Maus penche pour la seconde approche, forcément plus mystique. « Le titre de mon album, c’est simplement un memento mori, un peu comme chez Heidegger. On va tous vers la mort. Le monde se meurt, il s’effondre. Mais l’éternité, c’est autre chose. Ce n’est ni une question de matière, ni une question de temps. C’est plutôt l’inverse : l’absence de temps [« no time », en anglais]. Être “hors du temps”, c’est être ce qu’on a toujours été. Je ne sais pas... C’est une idée plutôt importante à méditer, non ? » Oui, plutôt.
03.12.2025 à 13:02
MBTI, DISC, BigFive… Que valent vraiment les tests de personnalité ?
INTP, ENFP, ISTJ… Ces sigles ne vous disent rien ? C’est que vous avez échappé à la lame de fond des tests de personnalité ! Des tests qui, comme par exemple le célèbre MBTI, sont aujourd’hui de plus en plus utilisés en entreprise. Mais d’où viennent-ils ? Sont-ils fiables ? Et que révèle cette manie de classer les individus ? Apolline Guillot et Alexandre Jadin ont mené l’enquête, pour nos confrères de Philonomist.
03.12.2025 à 06:00
D’où vient la jalousie ? Qu’est-ce qui la provoque vraiment ?
L’envie est sans doute le moteur secret du capitalisme. C’est la conviction du philosophe Jean-Pierre Dupuy, connaisseur des penseurs libéraux et de René Girard. Mais il faut la distinguer de la jalousie qui, elle, est profondément destructrice, comme il l’explique dans notre nouveau hors-série, « Petit traité des vices à l’usage des honnêtes gens ».
