30.11.2025 à 17:00
Intégrer de l'autre en soi : Claire Marin présente ”L’Intrus” de Jean-Luc Nancy, à cœur ouvert
Dans notre nouveau numéro, Claire Marin présente des extraits de L’Intrus de Jean-Luc Nancy, tout récemment réédité par les éditions du Seuil. Dans ce texte écrit en 1999, quelques années après sa greffe du cœur, le philosophe analyse la figure de l’étranger pour se recentrer sur cet événement autobiographique, passant du politique à l’intime.
30.11.2025 à 07:00
Santé mentale : faut-il dérembourser les soins inspirés de la psychanalyse ?
Faut-il mettre fin au remboursement des soins dédiés à la santé mentale qui s’inspirent des pratiques psychanalytiques ? C’est le sens d’un amendement déposé par la sénatrice Jocelyne Guidez (UDI), en novembre. De quoi relancer un débat houleux sur cette pratique et la possibilité d’en prouver l’efficacité.
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Un petit séisme dans le monde de la santé mentale. Un amendement déposé au Sénat le 21 novembre a proposé, avant d’être retiré, qu’à compter du 1 janvier 2026, « les soins, actes et prestations se réclamant de la psychanalyse ou reposant sur des fondements théoriques psychanalytiques ne donnent plus lieu à remboursement ». Affirmant que ces soins ne reposent sur « aucune validation scientifique », l’amendement de la sénatrice Jocelyne Guidez (UDI) entendait mettre fin au remboursement par la Sécurité sociale de ces pratiques.
Des remboursements à géométrie variable
Si les visites chez les psychiatres, seuls habilités à prescrire des médicaments, sont aujourd’hui remboursées par la Sécurité sociale, ce n’est pas généralement pas le cas des soins délivrés par des psychologues ou des psychothérapeutes. « Généralement », car il existe au moins deux cas de figure où ces soins peuvent être remboursés. D’une part, dans le cadre du dispositif « Mon Soutien Psy » initié en 2022 – il est possible de voir défrayées jusqu’à douze séances de soutien psychologique par an. D’autre part, dans certains centres de soin spécialisés, comme les Centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP).
Dans ces deux cas de figure, des psychologues ayant été formés par la psychanalyse durant leur cursus universitaire ont bien le droit d’exercer. Il ne s’agit alors pas d’une « analyse » au sens classique du terme (où l’on « s’allonge sur le divan » pour raconter sa vie, comme le présente un imaginaire quelque peu caricatural), mais un panel de pratiques inspirées de ce courant thérapeutique fondé par Freud au début du XXe siècle. C’est sur ce point que portait l’amendement.
Une mise en œuvre complexe
Pendant longtemps, les professionnels du soin ont été formés, dans des départements d’universités françaises, à la théorie psychanalytique. Mais comme l’explique Stéphane Thibierge, ex-professeur de psychologie à l’Université Paris Cité et psychanalyste, que nous avons joint par téléphone, les choses ont changé à partir des années 2000 : « Des sous-disciplines de la psychologie, comme les théories cognitivistes et comportementalistes (TCC), ont commencé à livrer une guerre contre les départements de psychanalyse qui étaient préférés par une très grande majorité d’étudiants. » Résultat, le champ de la formation et de la pratique thérapeutique s’est divisé : les universités ont « basculé » dans de nouvelles approches, alors que les praticiens, eux, soignent toujours dans un cadre théorique psychanalytique.
Faut-il enlever les titres de psychiatres et de psychologues à des professionnels dont la formation relève de près ou de loin à la psychanalyse ? Encore faudrait-il pouvoir démontrer que leurs pratiques relèvent bien de cette discipline, et non d’autres approches thérapeutiques… L’exemple des CMPP accueillant des enfants de 0 à 20 ans qui présentent des troubles d’apprentissage, moteur ou du comportement est éloquent. Contacté par nos soins, le chercheur en sciences cognitives à l’École normale supérieure Franck Ramus avance que dans « beaucoup de ces centres, c’est psychanalyse ou rien, même si les familles n’en veulent pas ». Elsa Godart, philosophe et psychanalyste, nous confie par ailleurs qu’on y trouve « des praticiens de professions et de corpus théorique différents, qui travaillent les uns avec les autres », ce qui permet une complémentarité de l’offre thérapeutique.
Distinguer les pratiques concrètes de professionnels formés à des corpus différents n’est pas chose aisée. C’est en raison de cette première difficulté que l’amendement a reçu un avis défavorable de la part de la ministre de la Santé, Stéphanie Rist, avant d’être retiré le 23 novembre. La sénatrice à son origine, Jocelyne Guidez, s’en est émue aux larmes. Racontant l’errance médicale de la fille de sa sœur, atteinte du syndrome de Rett, elle a affirmé que son « combat continuera ».
Certaines associations ont aussi soutenu l’amendement, critiquant la manière dont des approches psychanalytiques pouvaient retarder « l’établissement de diagnostics qui permettent réellement d’avancer », comme nous l’indique Nathalie Groh, présidente de la Fédération française des DYS (troubles spécifiques du langage et des apprentissages). Fustigeant notamment les « lectures de poésie, thérapies de groupe, les psychodrames », des parents d’enfants en difficulté lui ont fait part de leur détresse face au manque d’efficacité supposée des pratiques psychanalytiques.
Deux approches concurrentes
Depuis, le débat s’est cristallisé autour d’un combat d’idées entre deux disciplines aux présupposés et aux méthodes divergentes. D’un côté, la psychologie d’inspiration psychanalytique ; de l’autre, les thérapies cognitives et comportementales (TCC), présentées comme plus pragmatiques et parcimonieuses.
Ces dernières sont issues des travaux du psychiatre américain Aaron T. Beck, datant d’une cinquantaine d’années… et qui ne sortent pas de nulle part. Beck avait lui-même été formé par la psychanalyse, avant de la rejeter et de développer sa propre approche.
Les TCC établissent que « certains troubles mentaux, des émotions, croyances et représentations peuvent être dysfonctionnels », nous explique Franck Ramus. Proposant des exercices pratiques, « ces théories mobilisent une approche très pragmatique pour essayer d’aider le patient à aller mieux ». Par exemple, « dans la dépression, on essaye de corriger des représentations erronées, excessivement négatives ». Un dépressif sera ainsi encouragé à développer des pensées positives ou à apprendre à mieux gérer ses émotions.
“Pour Aaron T. Beck, pionnier des TCC, ce n’est pas tant le trouble à l’origine du symptôme qui pose un problème mais le symptôme lui-même, qu’il suffit de corriger”
Le présupposé philosophique des TCC tient dans une approche volontariste : capables de prendre connaissance activement de leurs troubles, les patients peuvent lutter contre eux avec différentes stratégies. Dans l’ouvrage Cognitive Therapy of Depression (The Guilford Press, 1979 ; inédit en français) dont Aaron T. Beck est co-auteur, il est écrit, que « les origines philosophiques de la thérapie cognitive remontent aux philosophes stoïciens ».
Beck cite le Manuel d’Épictète, ce philosophe des Ier et IIe siècles de notre ère : « Ce ne sont pas les choses qui dérangent les hommes, mais l'opinion qu’ils s'en font. » Autrement dit, ce n’est pas tant le trouble à l’origine du symptôme qui pose un problème mais le symptôme lui-même, qu’il suffit de corriger.
Une question d’efficacité ?
Des thérapies dont l’efficacité est reconnue par différents rapports, notamment celui de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), publié en 2004. Comparant notamment l’efficacité des TCC et des thérapies psychanalytiques à travers une analyse de centaines d’études parues dans le monde, la synthèse de l’étude, du reste prudente, conclut globalement à une « meilleure efficacité de la TCC » par rapport aux thérapies d’inspiration psychanalytiques. C’est sur cette base que se fonde l’amendement : l’efficacité des pratiques d’inspiration psychanalytiques n’ayant pas été prouvée, il faudrait ne plus les rembourser.
Un article de 2020 rapporte cependant que « le nombre d’études évaluant les TCC (thérapies cognitives et comportementales) était très supérieur à celui portant sur les TP (thérapies psychanalytiques) » et entend équilibrer ce rapport en analysant les études parues ensuite, qui, elles, soulignent que « pour les troubles mentaux les plus fréquents, un traitement qui engage la parole est indiscutablement efficace ». Match nul ?
“Certains disent que la psychanalyse n’est pas évaluable. D’autres (parfois les mêmes !) qu’elle a prouvé son efficacité. On ne peut pas gagner sur les deux tableaux !”
Pour Franck Ramus, le problème de ces études analysées, c’est qu’elles « portent sur des thérapies psychodynamiques, un courant moderne inspiré de la psychanalyse » mélangeant concepts psychanalytiques et pratiques TCC. « Le problème, c’est que ce n’est pas la psychanalyse telle qu’on l’entend en France. »
Misère de l’évaluation
S’il y a une pratique psychanalytique spécifiquement française, celle-ci n’aurait pas, ou très peu, été évaluée. La faute à une certaine résistance à l’évaluation : « Certains disent que la psychanalyse n’est pas évaluable. D’autres (parfois les mêmes !) qu’elle a prouvé son efficacité. On ne peut pas gagner sur les deux tableaux ! » Ce qui ne serait pas impossible : « Pour évaluer l’efficacité, il suffit d’évaluer l’état des patients avant et après un traitement. »
Mais est-ce si simple ? Le rapport de l’Inserm de 2004 interroge précisément le caractère évaluable de la psychanalyse, une pratique s’étalant dans le temps long. Mais plus profondément, il demande « s’il est licite de recourir à des mesures chiffrées pour décrire l’amélioration d’un patient lors d’une prise en charge psychothérapique ».
Le docteur et psychothérapeute Farhad Dalal critique lui aussi dans son ouvrage CBT: The Cognitive Behavioural Tsunami (Routledge, 2019 ; non traduit) le caractère évaluable des thérapies : « Il semble que la réponse “je me sens très, très dépressif” est subjective et non scientifique ; mais si la même expérience subjective est signalée par le chiffre “4”, il devient soudainement objectif. » Ce que montre Dalal, c’est que ce processus d’évaluation transforme l’expérience subjective en une donnée chiffrée qui lui est étrangère. C’est cette transformation qui fonde pourtant la scientificité – et jauge l’efficacité ou non – d’une thérapie.
“Le succès des TCC, une victoire politique déguisée en victoire scientifique ” ?
Si le résultat d’une évaluation est bien objectif (des chiffres mesurables), le saut consistant pour le patient à s’auto-évaluer, lui, ne l’est pas. C’est toute la différence, entre, par exemple, l’évaluation de la diminution d’une tumeur à la suite d’une chimiothérapie (observable et quantifiable) et celle d’une douleur psychique liée à une dépression ayant été traitée par des thérapies d’inspiration psychanalytique ou non (et qui ne sont que « subjectivement » objectifiables).
Justifiant l’inefficacité de la parole dans le soin, et donc favorisant des politiques publiques visant à en diminuer le financement, « le succès des TCC est une victoire politique déguisée en victoire scientifique », selon Farhad Dalal. Ce point illustre surtout l’étendue d’une « hyper-rationalité », consistant à plaquer les critères des sciences de la nature sur tout ce qui bouge : « Pas seulement le monde, pas seulement le fonctionnement des organisations, mais aussi notre personne propre. »
Karl Popper contre la psychanalyse
En sous-texte du débat sur l’efficacité thérapeutique de ces différentes approches se tient la question de leur scientificité. « Lorsque la psychanalyse prétend expliquer des troubles mentaux, elle est sur le terrain de la science, et lorsqu’elle prétend les soigner, elle est sur le terrain de la médecine. Il est donc normal qu’on lui demande de prouver ce qu’elle affirme », souligne Franck Ramus.
C’est le philosophe Karl Popper qui avait montré le caractère non scientifique de la psychanalyse. Pour être scientifique, une théorie doit être réfutable : cela ne veut pas dire qu’elle est fausse, mais qu’elle pourrait le devenir si une nouvelle théorie venait lui faire concurrence. C’est pourquoi le caractère scientifique s’établit également par des méthodes expérimentales, permettant de comparer différentes théories.
Pour Popper, la psychanalyse se soustrait à la scientificité : « Elle peut toujours expliquer les objections en montrant qu’elles proviennent du refoulement de la personne qui critique » (La Société ouverte et ses ennemis, 1945). Toute critique de la psychanalyse… serait ainsi le résultat d’un manque de clairvoyance psychanalytique de ses détracteurs.
Mais depuis l’époque de Freud, qui essayait d’instituer la discipline en tant que science, de l’eau a coulé sous les ponts. Pour Stéphane Thibierge, « la psychanalyse n’est pas une science, sans pour autant être tout à fait non scientifique : elle est simplement consciente du fait que vous ne pouvez pas créer une science du sujet dans la mesure où le sujet n'est pas 100 % prévisible et adaptable ».
En résumé, les fondements théoriques de ces deux courants thérapeutiques sont tellement éloignés, qu’il est très difficile de les comparer sans donner droit aux partis pris théoriques de l’un ou de l’autre – et ainsi leur donner un avantage comparatif certain.
La parole du sujet
Plutôt qu’une objectivation chiffrée ou un diagnostic systématiquement arrêté, les approches psychanalytiques se concentrent plutôt sur la richesse de la parole du patient. Stéphane Thibierge rappelle ainsi que la psychanalyse prend en compte le fait que l’être humain « est traversé par le langage : cela signifie que nous n’avons pas de rapport direct à notre objet de satisfaction ». Du côté des TCC, Franck Ramus précise que « les psychanalystes n'ont pas le monopole de la parole : tous les thérapeutes, évidemment, accueillent la parole de leurs patients ».
« Le premier à avoir fait le lien entre parole thérapeutique et bien-être, c’est tout de même Freud », ajoute Elsa Godart. Tout l’enjeu, lors d’une thérapie, est de ne pas couper court à la parole pour en comprendre la complexité. Pour traiter une arachnophobie par exemple, les TCC préconisent de se familiariser progressivement avec la présence des araignées, tandis que la psychanalyse va s’interroger sur « le bénéfice secondaire du symptôme » : par exemple, le fait que souffrir d’une phobie, cela permet de retenir l’attention autour de soi.
“La psychanalyse, comme la médecine d’ailleurs, reste une science humaine : en éthique, on aime à dire qu’on ne soigne jamais qu’une jambe, mais une personne dans sa globalité”
Cette complexité de la parole du sujet implique qu’on « ne peut pas appliquer des critères strictement mécanistes relevant d'une raison instrumentale à des subjectivités ». Critiquant la réduction de la santé mentale à la correction de comportements ciblés, Elsa Godart soutient que « la psychanalyse, comme la médecine d’ailleurs, reste une science humaine : en éthique, on aime à dire qu’on ne soigne jamais qu’une jambe, mais une personne dans sa globalité ».
L’impensé économique ?
Cette incompatibilité théorique entre les deux approches explique la crispation du débat ces derniers jours. Du côté de la psychanalyse, Elsa Godart avertit que « restreindre le champ de la prise en soins psychologiques dans une société, c'est ouvrir implicitement la porte du devenir d’un soin réalisé par des “bots” numériques programmés sur le modèle des TCC ». Derrière le débat d’idées se tient en effet une question économique cruciale : à l’heure des coupes budgétaires et de la précarisation financière de nombre de citoyens, comment assurer de manière optimale la prise en charge de la santé mentale ?
Dans son livre à paraître en janvier 2026, Troubles du neuro-développement. Le chemin de notre apprentissage, la sénatrice Jocelyne Guidez, à l’origine de l’amendement polémique, fait plusieurs fois référence à des manquements, notamment de l’ordre du financement, dans la prise en charge de personnes aux divers troubles psychiques. Et il semble difficile de la contredire sur cette question. Par exemple, elle pointe « la durée d’attente [qui] s’élève parfois à deux ans » et qui retarde, par exemple, les diagnostics du TDAH. Un rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) daté de mars 2025 précise d’ailleurs que le temps d’attente moyen pour obtenir une première consultation dans les CMPP est de six mois, le double d’il y a dix ans.
Mais la sénatrice fustige aussi, pêle-mêle, « la psychanalyse, les croyances, les idées reçues, qui privent les patients de vraies solutions ou retardent leur prise en charge ». Nul doute que la psychanalyse se doive d’être capable d’entendre et d’intégrer des critiques, dans ce contexte économique morose.
Pour autant, la croisade contre les thérapies d’inspiration psychanalytique sert peut-être avant tout de cache-sexe au sous-financement de la santé mentale, pourtant érigée en « Grande Cause nationale 2025 » par Emmanuel Macron.
29.11.2025 à 17:00
Avez-vous une personnalité mélodique ou harmonique ?
Et si la façon dont nous ressentions la musique était une clé pour mieux se connaître et s’orienter dans l’existence ? C’est l’hypothèse originale que développe ici Alexandre Lacroix, en s’appuyant sur sa lecture de Jean-Jacques Rousseau.
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Est-ce qu’il n’y aurait pas deux sortes de personnalités différentes, les mélodiques et les harmoniques ? Et si c’est le cas, ne serait-il pas intéressant de se demander à laquelle de ces deux catégories on ressemble le plus, afin de savoir quelles conduites adopter, comment s’orienter dans l’existence ?
Voilà l’idée un peu saugrenue qui m’est venue en lisant le Dictionnaire de musique (1768) de Jean-Jacques Rousseau – qui était aussi compositeur et a longtemps gagné sa vie en recopiant des partitions. Ce texte qui, comme son nom l’indique, traite de l’art musical, mais il mobilise, entre les lignes, des enjeux plus larges et plus directement philosophiques.
Découverte scientifique ou invention barbare ?
Dans son Dictionnaire de musique en effet, Rousseau ne se contente pas de produire des notices pédagogiques, il livre aussi une bataille. Il entend faire triompher la recherche de la mélodie sur celle de l’harmonie. Son adversaire dans ce domaine, sa cible, c’est le compositeur Jean-Philippe Rameau, autorité incontournable de son siècle, auteur d’un très respecté Traité de l’harmonie (1722). Au-delà de la rivalité entre les deux hommes et des aspects techniques de leur querelle, qui retiendront surtout l’attention des musicologues, ce combat pour la mélodie contre l’harmonie donne l’occasion à Rousseau de développer une réflexion originale sur ce qui a le don de nous toucher, de nous émouvoir.
Entrons dans le sujet de la discorde.
L’harmonie, c’est l’art de combiner et de jouer plusieurs notes à la fois. Certaines combinaisons de notes sont dissonantes, d’autres équilibrées. Rameau est loin d’être le seul à avoir proposé un système d’harmonie, dans le grand mouvement de la culture classique de nombreux musiciens se sont efforcés d’établir des règles théoriques visant à associer parfaitement les sons entre eux.
Prenons un exemple, « do-mi-sol », qu’on appelle en solfège l’« accord en do majeur » : s’il est agréable à nos oreilles, s’il est euphonique, c’est, selon un avis répandu en ces temps-là, qu’il respecte certaines proportions naturelles.
Pour un théoricien de la musique comme Rameau, les lois de l’harmonie ne sont pas des conventions arbitraires, ce sont plutôt des découvertes qui nous éclairent sur le fonctionnement caché de la nature. De même qu’en physique, on étudie les mouvements des corps et qu’en optique on s’intéresse à la trajectoire des rayons lumineux, en musique on cherche à affiner la compréhension du « corps sonore », à en identifier les propriétés.
“Les beautés purement harmoniques sont des beautés savantes, qui ne transportent que les gens versés dans l’art”
Mais Rousseau est plus que réservé quant à ces recherches et ne pense pas qu’on puisse faire de la composition musicale une science : selon lui, les soi-disant lois de l’harmonie n’ont rien de naturel, ce sont des raffinements artificiels, « des analogies et des convenances qu’un homme inventif peut renverser demain ».
Pire, en suivant les principes de l’harmonie ou l’art du contrepoint, on prive la musique « de son énergie et de sa force », de sa puissance expressive. « Les beautés purement harmoniques sont des beautés savantes, qui ne transportent que les gens versés dans l’art. » À l’appui de sa position, Rousseau fournit un argument de type culturaliste :
« Quand on songe que, de tous les peuples de la terre, qui tous ont une musique et un chant, les Européens sont les seuls qui aient une harmonie, des accords, et qui trouvent ce mélange agréable ; quand on songe que le monde a duré tant de siècles, sans que, de toutes les nations qui ont cultivé les beaux-arts, aucune n’ait connu cette harmonie ; qu’aucun animal, qu’aucun oiseau, qu’aucun être dans la nature ne produit d’autre accord que l’unisson, ni d’autre musique que la mélodie […], il est bien difficile de ne pas soupçonner que toute notre harmonie n’est qu’une invention gothique et barbare. »
Les voix entremêlées du monde
Ce qui est naturel, selon Rousseau, ce n’est pas l’harmonie mais au contraire l’unisson, soit le fait d’émettre une seule note à la fois. La mélodie est l’art de déployer dans le temps une succession de notes, de lui imprimer des vagues, des modulations, de la rythmer, et c’est cela qui plaît dans l’écoute, bien plus que la structure interne d’un accord.
Des mélodies, il y en a partout autour de nous : il suffit de tendre l’oreille aux vocalises des oiseaux, aux grandes coulées du vent dans les arbres, aux conversations entre les humains. Aux yeux de Rousseau, la musique authentique, celle qui plaît pour de bon, est une imitation des mélodies déjà présentes dans la nature, elle s’en inspire et les prolonge.
Pourquoi certaines mélodies nous remuent-elles, comment peuvent-elles nous exalter, nous réveiller d’un coup, nous donner envie de sourire, de danser, de courir, ou bien au contraire nous pousser à la tristesse, nous tirer des larmes ? Parce que le principe de la mélodie est « le même qui fait varier le son de la voix, quand on parle ».
Celui qui joue une musique mélodieuse s’adresse à moi, et le fait qu’il emploie un langage sans paroles n’enlève rien à l’expressivité de son jeu, au contraire. C’est un échange, une sorte de confession intime qui se déroule quand l’un joue de la musique et que l’autre écoute :
« Toute musique qui ne chante pas, quelque harmonieuse qu’elle puisse être, n’est point une musique imitative, et ne pouvant ni toucher ni peindre avec ses beaux accords, lasse bientôt les oreilles, et laisse toujours le cœur froid. »
La voix et l’os
Quand j’ai découvert ces passages de Rousseau, ce fut comme un déclic. J’ai compris pourquoi, amateur de jazz, je vibre davantage à l’écoute des saxophonistes que des pianistes. Dans les échappées de mes ténors préférés, John Coltrane, Pharoah Sanders, Roland Kirk, je crois toujours entendre une espèce de voix personnelle poignante. J’ai l’impression qu’avec leurs montées et leurs descentes, leurs digressions lyriques et leurs revirements subits, leurs accélérations frénétiques, leurs enchaînements, leurs chutes libres, ils traduisent, sans avoir besoin de rien expliquer, les remuements de nos vies intérieures, les transports d’amour et de désir, la traversée des désillusions et des inquiétudes.
Tandis que les pianistes, si adroits soient-ils, ne m’émeuvent pas de la même façon. J’apprécie leur jeu, mais de manière plus distancée. C’est que le saxophone ou la trompette (Miles Davis !) ou la clarinette (Sidney Bechet !) sont structurellement mélodiques, tandis que le piano est l’instrument harmonique par excellence, qui permet de superposer autant de notes qu’on a de doigts, d’entrelacer les accords.
En lisant Rousseau, j’ai saisi pourquoi l’écoute du Clavier bien tempéré joué par Glenn Gould m’évoque toujours les ossements d’un squelette auquel manquerait la chair. Il paraît difficile de s’élever à un tel niveau d’inexpressivité, de pâle indifférence. Et c’est à peine si Keith Jarrett parvient à réchauffer la partition en la jouant au clavecin.
Vivre sa vie
C’est un avis subjectif que je vous livre là (rien de plus difficile à partager qu’une playlist !), cependant je pense que cette opposition entre l’harmonie et la mélodie se laisse aisément transposer à nos préférences existentielles.
En effet, certains d’entre nous conçoivent le bonheur comme un problème de composition – ce sont les harmoniques. À leurs yeux, pour être heureux, il convient d’assembler une série de facteurs consonants entre eux – un certain type de métier, un lieu d’habitation, des relations affectives et sexuelles, des loisirs sportifs et culturels, pourquoi pas un peu de bricolage le week-end. L’idée étant fondamentalement de trouver le bon accord, celui qui est le plus équilibré.
Cette recherche de l’harmonie existentielle se maintiendra prudemment à l’écart des excès, et sans doute que la prudence prônée par Aristote dans son Éthique à Nicomaque ne lui est pas étrangère. Au contraire, le mélodique va se mettre en quête de sensations fortes, il s’élèvera probablement aussi haut dans le plaisir qu’il plongera profondément dans le désespoir, mais peu lui chaut le juste milieu – puisqu’il s’efforce de transformer sa vie en un chant, en une modulation, une succession d’états contrastés.
Au risque de relations dissonantes
Je ne hiérarchiserais pas, je ne vois aucune raison de blâmer les personnalités harmoniques ni de louer les mélodiques – même si je me place spontanément du côté des secondes. Seulement, ce qui est certain, c’est qu’il peut être difficile, dans une amitié de long terme, dans un couple, de réconcilier les deux approches, cela ne tardera pas à produire des frictions et des malentendus.
Aux yeux du mélodique, l’harmonique aura l’air d’un rabat-joie, d’un éteignoir, de quelqu’un qui compose et calcule là où l’on devrait se contenter de satisfactions plus immédiates. Pour l’harmonique au contraire, le mélodique est chancelant et imprévisible, exaspérant même car chez lui l’entrain cède vite à l’abattement, le désir à l’épuisement. C’est fondamentalement un agité, pour qui on aura éventuellement de l’estime, mais aussi de la condescendance.
Bien sûr, j’imagine qu’il existe beaucoup de nuances, de positions intermédiaires entre les deux, cependant avoir ces deux catégories en tête – et savoir dans laquelle on se trouve ! – me paraît un bon point de départ quand on s’interroge sur la vie bonne.
