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17.09.2025 à 17:00

“TikTok est une machine à amplifier la violence” : entretien avec le député Arthur Delaporte

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“TikTok est une machine à amplifier la violence” : entretien avec le député Arthur Delaporte nfoiry

Pour le député socialiste Arthur Delaporte, président de la commission parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok chez les mineurs, les conclusions sont claires : le réseau social chinois met certains jeunes en danger, parfois même en danger de mort. Il nous explique pourquoi.

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Au début de l’avant-propos du rapport, vous citez Blaise Pascal : «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Pourquoi ?

Arthur Delaporte : Quand Pascal écrit cette phrase s’ouvre un grand renouvellement de la connaissance scientifique du monde et de l’Univers. L’observateur averti se trouve alors face un tel inconnu qu’il est pris de vertige et d’effroi. En un sens, la classe politique tente d’appréhender un espace numérique mystérieux qui pourtant façonne les rapports entre les individus comme leur rapport au monde. Face à TikTok, et aux réseaux sociaux en général, nous pouvons ressentir aussi une sorte de sidération, d’effroi. Cependant, à la différence des lois du cosmos, nous, responsables politiques, avons là le pouvoir de changer les choses, le devoir même. Analyser les influenceurs et la mécanique des plateformes numériques nous montre aussi des pans entiers de notre société que le politique doit s’approprier. Je pense notamment à la manière dont Sandra Laugier analyse les séries, perçues par certains comme un genre trivial, alors qu’elles sont un vecteur essentiel de transmission de valeurs partagées, révélant notre rapport au monde tout en le façonnant. Il en va de même pour les réseaux sociaux. Il y a deux ans, quand j’avais évoqué l’ignorance du cadre législatif chez certains influenceurs et cité, dans l’Hémicycle, le nom de Maeva Ghennam, c’est comme si – pour certains collègues – je m’étais abaissé à quelque chose de vulgaire ou de dissonant pour la représentation nationale. Non, je crois que le législateur doit arpenter la totalité des sphères sociales, surtout quand il y a une partie de la population qui est mise en danger. 

 

Pourquoi la commission s’est particulièrement penchée sur le réseau TikTok ?

Au début, j’étais plutôt partisan d’un élargissement à tous les réseaux sociaux. Je ne voulais pas non plus que nous restions centrés sur les mineurs, puisque les majeurs sont tout autant victimes des effets psychologiques délétères de ces réseaux sociaux. Cependant, il est apparu que le temps d’une commission d’enquête est assez court et que TikTok est, quand même, une plateforme redoutable dans l’art de la rétention d’attention. Grâce à son algorithme, ses innovations, elle est capable de générer un flux infini de vidéos courtes particulièrement addictif, que les autres applications essaient de la copier. TikTok est le réseau qui a connu la plus forte croissance ces dernières années. Surtout, ce réseau chinois est l’une des applications sur lesquelles les mineurs passent le plus de temps. Selon Médiamétrie, les utilisateurs âgés de 11 à 17 ans y passent en moyenne une heure et vingt-huit minutes par jour. Et 29 % y passent plus de trois heures par jour… Les mineurs constituant une population par essence plus fragile, il n’était donc pas absurde de consacrer une commission parlementaire aux effets que TikTok peut avoir sur eux.

 

“Capter l’attention par du contenu dérangeant ou choc, c’est très rentable pour l’industrie numérique”

Comment décririez-vous cet espace mal connu ?

C’est un espace qui se multiplie en autant de bulles qu’il y a d’utilisateurs. Si vous vous intéressez au foot ou à l’histoire, vous allez voir défiler des vidéos stimulantes sur le foot ou l’histoire. L’algorithme de TikTok capte très vite ce qui retient votre attention pour vous plonger dans un flux addictif. Et il suffit d’un presque-rien pour qu’il se réoriente. Parce que vous êtes un peu triste, vous allez rester quelques secondes de plus sur un contenu avec une musique mélancolique et, très vite, vous allez glisser dans une spirale où quelques minutes de scroll vont vous mener à des vidéos de plus en plus tristes, voire mortifères. Et cela peut aller jusqu’à la la glorification de l'automutilation ou du suicide… Pour une étude du Center for Countering Digital Hate publiée en décembre 2022, plusieurs comptes de mineurs ont été créés sur l’application aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et en Australie. Ces comptes étaient paramétrés comme appartenant à des enfants de 13 ans et avaient pour seule autre caractéristique le fait de s’arrêter brièvement sur les vidéos liées à l’apparence corporelle et à la santé mentale. Les résultats étaient alarmants : au bout d’un peu plus de deux minutes en moyenne, TikTok recommandait à ces comptes des vidéos sur le suicide. Au bout de huit minutes, la plateforme proposait des contenus sur les troubles alimentaires. Par rapport à des comptes standard, ces comptes correspondant à des personnes vulnérables se voyaient proposer 12 fois plus de vidéos relatives à l’automutilation et au suicide.

 

L’algorithme attire l’attention coûte que coûte, même s’il nourrit une passion triste. 

Et cela va très vite ! Il suffit de quelques minutes, et un collégien peut être confronté à du contenu sexiste ou masculiniste. La radicalité d’extrême droite prospère ainsi. Hugo Micheron a également montré qu’une recherche sur l’islam mène très rapidement à des contenus promouvant le djihadisme, donnant viralité et écho à des prêcheurs qui parlaient jusque-là à des cercles restreints. La logique est toujours la même : ce qui choque génère un effet de sidération qui capte l’attention, et c’est exactement ce que cherche la plateforme. C’est au cœur de son modèle économique. Si vous regardez plus longtemps, c’est du temps pendant lequel l’application capte vos données, affine son profilage pour le valoriser auprès d’entreprises privées qui font ensuite du ciblage. TikTok compte même s’en servir pour faire de la publicité pour des produits vendus via la plateforme d’e-commerce qu’elle développe. Capter l’attention par du contenu dérangeant ou choc, c’est donc très rentable pour l’industrie numérique. 

 

“Avec TikTok, les individus sont isolés dans des bulles où ils consomment des vidéos sans interagir, la plupart du temps, avec leurs auteurs”

Avec quelles conséquences ?

Je porte encore le poids de l’audition des victimes, de ces jeunes qui se sentaient enfermées alors qu’ils allaient mal, de ces parents qui ont perdu leur enfant qui s’était suicidé, et dont les dernières vidéos du fil TikTok promouvaient le suicide ou l’automutilation. L’effet d’amplification de ces réseaux, quand vous êtes jeune et mal dans votre peau, peut être dévastateur. Quand les premiers réseaux sociaux ont été conçus, comme Facebook au départ, ils mettaient en relation des individus dans le monde. On devenait « amis » par le truchement d’un site, mais il y avait quand même de la réciprocité dans les relations. Avec TikTok, les individus sont isolés dans des bulles où ils consomment des vidéos sans interagir, la plupart du temps, avec leurs auteurs. Les utilisateurs – dont l’attention est exploitée – sont isolés. D’habitude, un espace de socialisation collective, où les personnes s’observent et interagissent, détermine une façon de se tenir, un ensemble de normes définissant ce qui est admis ou pas. Quand un collégien est seul dans sa chambre face à son flux sans que personne ne sache ce qu’il consomme, cet espace collectif où l’on intériorise les normes n’existe plus. Nous tombons dans un espace amoral où la confrontation à la violence, à la radicalisation ou à la pornographie n’est plus soumise à aucune autocensure, puisqu’il n’y a plus de pairs pour nous juger. Les contenus défilent ainsi sans qu’ils ne soient plus hiérarchisés selon des critères partagés. Or l’adolescence est précisément ce moment où l’on commence à se construire par les pairs en dehors du cadre familial ou scolaire…

 

À la fin, n’est-ce pas le sens critique qui se retrouve atrophié ?

Chez les jeunes que nous avons interrogés, nous avons remarqué qu’ils ont globalement conscience qu’ils avaient été confrontés à des contenus anormaux, voire illégaux. Ils ont encore un sens critique. Cependant, à force de regarder des vidéos plus ou moins problématiques, plusieurs heures par jour, une partie peut devenir plus tolérante à la violence. Mais il y a plus : une plateforme comme TikTok a la capacité de faire surgir des pairs illusoires avec qui l’utilisateur va se sentir en grande connexion parce qu’ils semblent partager une même expérience – par exemple, un même trouble alimentaire. Des jeunes ont confié se sentir enfin profondément compris par des pairs avec qui ils ne peuvent interagir directement et qui n’ont pas de compétences médicales pour les aider. Pourtant, certains influenceurs du mal-être peuvent devenir des guides, des références pour ces jeunes en souffrance. Des adolescents se développent ainsi dans une pseudo-interaction avec des pairs virtuels et potentiellement dangereux. Au moment des débats sur la loi sur les dérives sectaires en 2024, nous avons créé un nouveau délit, celui d’emprise numérique. Certains producteurs de contenus exercent une très forte influence sur une communauté pour en tirer des profits financiers ; les contenus abondamment consommés rapportent en effet de l’argent à la plateforme mais aussi à leurs auteurs. Leurs vidéos peuvent en effet être monétisées ou alors ils peuvent recevoir des dons pendant des directs. Encore une fois, plus c’est ce qui est trash et violent, plus cela rapporte. Cela rappelle bien sûr l’affaire Jean Pormanove, un quadragénaire mort cet été pendant un direct. Cet ancien militaire était régulièrement frappé et malmené lors de ses lives par deux autres influenceurs.

 

Quelles sont les recommandations qui vous semblent les plus importantes ?

Certains veulent pénaliser les parents au nom de ce qu’ils appellent la maltraitance numérique. Il est évident que les parents ont une responsabilité. Mais les premiers fautifs, ce sont quand même les plateformes qui sont aujourd’hui dans un déni absolu. Les représentants de TikTok ont méprisé la commission d’enquête, comme s’il n’y avait pas de sujet. Je pense qu’il faut frapper au portefeuille de ces entreprises pour les contraindre à faire évoluer leurs algorithmes. Nous pourrions mettre en place une taxe qui fonctionnerait selon le principe du pollueur-payeur. Si un réseau social est reconnu coupable des souffrances mentales d’un individu, il doit payer. Et si cela ne suffit pas, nous fermerons les sites qui posent problème, comme le droit européen le permet. Parmi les solutions plus originales, nous pourrions promouvoir le pluralisme algorithmique en permettant à des individus d’utiliser, sur TikTok par exemple, leur propre algorithme de recommandations de contenus. Autre piste : les utilisateurs pourraient, par défaut, avoir seulement accès à un fil de publications venant de comptes auxquels ils sont abonnés. Comme Facebook il y a quinze ans, nous aurions les posts des comptes suivis présentés dans un ordre chronologique et plus du tout de suggestions de contenus trash ou violents de plus en plus poussés par les plateformes…

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17.09.2025 à 13:24

Qu’est-ce que la lesbophobie ?

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Qu’est-ce que la lesbophobie ? nfoiry

« La lesbophobie tue » : le suicide de la directrice d’école Caroline Grandjean en témoigne tragiquement. Comment comprendre cette violence envers les femmes lesbiennes, qui conjugue misogynie et homophobie ? 

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« Une guerre a été entreprise contre le lesbianisme », écrivait la philosophe Monique Wittig en 1992 dans son livre La Pensée straight. Plus de trente ans plus tard, le suicide de Caroline Grandjean rappelle tragiquement que cette offensive contre les femmes lesbiennes existe encore. La directrice d’école avait été harcelée et régulièrement confrontée à des injures, matérialisées dans des tags « sale gouine » ou « lesbienne = pédophile ». « La lesbophobie tue », a réagi Julia Trolet, porte-parole de l’association SOS homophobie. 

La lesbophobie est à la croisée de deux discriminations : envers le statut de femme et envers celui de lesbienne. Le terme, apparu en français dans les années 1990, est issu des travaux réalisés par l’association Coordination lesbienne en France, qui le définit comme « l’aversion à l’égard des lesbiennes qui les discrimine à la fois en tant qu’individues appartenant au groupe social femmes et en raison de leur homosexualité ». En plus de subir les discriminations misogynes vécues par les femmes et celles éprouvées spécifiquement par les communautés LGBT, les lesbiennes sont attaquées du fait de la combinaison entre leur statut de femme et celui de lesbiennes. Elles sont « soupçonnées de ne pas être de vraies femmes » et « accusées de trahir le rôle dévolu traditionnellement à leur sexe biologique », peut-on lire dans le Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (2003), codirigé par le sociologue Didier Éribon. Autrement dit : on ne peut pas être à la fois « une vraie femme » et une lesbienne. 

“L’existence lesbienne inclut à la fois la transgression d’un tabou et le rejet d’une forme de vie obligatoire”Adrienne Rich

La lesbophobie part donc du principe que le lesbianisme serait par essence contre-nature. Cette idée a pendant longtemps été entérinée par un discours médical qui prétendait expliquer le lesbianisme par une « malformation clitoridienne » et prescrivait des clitoridectomies – des ablations du clitoris – en guise de traitement. Si ce discours médical est aujourd’hui daté, l’idée selon laquelle les femmes lesbiennes seraient « contre-nature », continue d’infuser dans la société. Dans son rapport paru en 2024, l’association SOS Homophobie souligne la prégnance de cette idée, qui surgit dans l’espace public – via des insultes – mais aussi dans l’espace privé. « Tu penses ce que tu veux, mais une femme, c’est fait pour faire des enfants, c’est la vérité », assène par exemple la grand-mère d’une des participantes, après le coming-out de celle-ci.

 

Une menace pour la domination masculine ?

Pourquoi tant de haine à l’égard des lesbiennes ? La réponse des théoriciennes et militantes lesbiennes et féministes est sans appel : les lesbiennes apparaissent comme une menace à l’ordre patriarcal. Une femme qui se marie à un homme court le risque de subir des dynamiques de domination. Une femme qui aime les femmes échappe à ce système, s’en émancipe. « L’existence lesbienne inclut à la fois la transgression d’un tabou et le rejet d’une forme de vie obligatoire. C’est aussi une attaque directe ou indirecte contre le droit masculin d’accès aux femmes. », explique en 1981 l’essayiste Adrienne Rich dans la revue Nouvelles Questions féministes. Ce n’est pas à la « nature » que contreviennent les femmes lesbiennes mais à la culture patriarcale, qui assigne les femmes au rôle d’épouse et de procréatrice. Cette émancipation en dehors des clous de l’hétérosexualité, schème sexuel dominant, est souvent envisagée comme un affront intolérable. C’est sur cette crainte viscérale de l’affaiblissement de la domination masculine, que s’ancre la lesbophobie.  

Dans les cas les plus dramatiques, les lesbophobes exercent une violence punitive, preuve et symptôme de l’inquiétude que l’existence des lesbiennes exerce sur eux. C’est ce qui s’est produit en 2016 lors de « l’affaire Higui », en Argentine. Eva Analía De Jesús, surnommée « Higui » a été emprisonnée, puis acquittée pour avoir causé la mort – en état de légitime défense – de son agresseur qui tentait de la violer. « Je vais te faire sentir femme, idiote lesbienne », lui avait-il lancé, accompagné de plusieurs autres hommes violents. Cette dimension punitive a lieu aussi en France, dans l’espace public. Le rapport publié par SOS Homophobie en 2024 relate plusieurs témoignages de ce type, comme celui de Maeva, à qui un homme a lancé : « Je vais te faire aimer la bite ». 

 

Sorcières, fantasmes… et violences

La lesbophobie s’adosse à tout un chapelet de représentations sociales contradictoires et infamantes. Dès le début du XXe siècle, celles qu’on appelait les « inverties » étaient présentées dans la presse satirique comme des « sorcières » ou des prédatrices perverses. Les lesbiennes sont également hypersexualisées dans la pornographie masculine hétérosexuelle, réduites à des objets de désir offerts aux regards des hommes, comme le relate la journaliste Stéphanie Arc dans Identités lesbiennes. En finir avec les idées reçues (Le Cavalier bleu Éditions, 2024) :

« Sur les panneaux publicitaires, des couples de femmes s’enlacent pour les beaux jours de Calvin Klein ou de Dior. En couverture des magazines “pour hommes”, des mannequins à moitié nues se tiennent par la taille. Le mot “lesbienne” […] est le plus visible des mots, le plus recherché sur les sites de cul. Et cette objectivation de leurs corps et de leur sexualité s’avère d’une grande violence pour les femmes concernées, notamment lorsqu’elles découvrent leur homosexualité. Elle entache le terme “lesbienne” d’une connotation obscène, de sorte que l’on peut être gênée de l’employer pour se désigner soi-même (c’est ce que dit l’expression “the L Word”, le “mot en L ”, celui que l’on n’ose pas prononcer). »

Ces représentations sociales stigmatisantes ont des conséquences délétères dans la vie des femmes lesbiennes. Elles peuvent aller jusqu’à retarder, voire empêcher le « coming-in », à savoir la prise de conscience individuelle de l’orientation sexuelle. En fournissant une description « réductrice et négative » de la « catégorie lesbienne », la lesbophobie « dissuade toute identification », expliquent les sociologues Line Chamberland et Christelle Lebreton. Ces difficultés à se reconnaître comme lesbienne sont renforcées par les violences vécues à l’intérieur des familles. Le rapport de SOS Homophobie stipule que la famille et l’entourage se révèlent être les théâtres privilégiés de la violence lesbophobe, qui tend à se manifester principalement par du rejet (dans 65 % des cas). 

 

Déni et invisibilisation

L’inquiétude suscitée par l’existence des lesbiennes est souvent mâtinée d’une incompréhension profonde. Dans un contexte patriarcal, dans lequel l’amour est pensé comme rapport de domination, il semble impossible qu’une femme puisse aimer une autre femme. « D’un point de vue hétérosexuel, il est totalement incompréhensible qu’une femme (une créature dominée) doive désirer une autre femme (une créature dominée). […] Comment pourrait-elle faire sans les maîtres, seuls capables de lui donner son existence ? », relève Monique Wittig dans La Pensée straight. Parce qu’ils ne comprennent pas les lesbiennes… les lesbophobes préfèrent considérer qu’elles n’existent pas.  

Parmi toutes les dimensions de la lesbophobie, le déni des lesbiennes est sans doute la plus pernicieuse. Il ne s’agit plus d’insulter les lesbiennes mais bien de nier leur existence, en considérant ainsi avec condescendance qu’elles se sont tournées vers les femmes par dépit ou parce qu’elles n’ont pas encore rencontré « le bon ». Cette manière de nier la possibilité même d’un désir lesbien authentique ne date pas d’hier. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de la poétesse antique Sappho. Célèbre pour ses écrits célébrant l’amour entre femmes, elle vivait dans l’île grecque de Lesbos, qui a inspiré le mot « lesbienne ». Sous la plume du poète Ovide, l’éminente précurseure de la littérature lesbienne… aime un homme. « Ovide met Sappho au pas : il en fait l’héroïne d’une histoire d’amour hétérosexuelle. Il ne pouvait y avoir de pire trahison que d’assimiler le saphisme à ce qui lui était totalement étranger », relate Monique Wittig 

Aujourd’hui, cet effacement peut prendre des formes d’autant plus préjudiciables qu’elles sont discrètes. Cela consiste par exemple à voir dans le lesbianisme un pur effet de mode, une forme de snobisme qui ne viserait qu’à faire l’intéressante. C’est une image du lesbianisme que dénonçait déjà Monique Wittig : « C’est in d’être lesbienne, semble-t-il ; c’est mode […]. On retrouve cette même méthode de dénigrement de nos jours. C’est à la mode d’avoir au moins une expérience lesbienne pour être libérée. De toute évidence, personne ne penserait à dire qu’un homosexuel masculin est un homosexuel par pur snobisme. » Voir le lesbianisme comme un effet de mode, est une autre manière de nier la réalité de l’orientation sexuelle lesbienne. « On dira [d’une femme lesbienne] qu’elle essaye de se rendre intéressante, de choquer, voire de scandaliser. Mais certainement pas […] qu’elle veut se procurer du plaisir », poursuit Wittig. 

“Assimiler l’existence lesbienne à l’homosexualité masculine parce que les deux sont stigmatisées, c’est nier et gommer la réalité des femmes une fois de plus”Adrienne Rich

Invisibilisées, les lesbiennes ont en partie été privées de leur histoire. « La destruction des traces, des mémoires et des lettres attestant les réalités de l’existence lesbienne doit être prise très au sérieux […], car ce qui nous a été dissimulé c’est la joie, la sensualité, le courage, la communauté, tout autant que la honte, la trahison de soi et la douleur », explique Adrienne Rich, qui dénonce également la manière dont cet effacement s’est poursuivi à l’intérieur même des communautés militantes LGBT. « Les lesbiennes ont été historiquement privées d’existence politique en étant “incluses” comme des versions femelles de l’homosexualité masculine. Assimiler l’existence lesbienne à l’homosexualité masculine parce que les deux sont stigmatisées, c’est nier et gommer la réalité des femmes une fois de plus. Séparer les femmes stigmatisées comme homosexuelles du continuum complexe de la résistance féminine à l’esclavage, et les rattacher à un schéma masculin, c’est falsifier notre histoire. » C’est la raison pour laquelle Rich et Wittig insistent toutes deux sur le mot « lesbienne », plutôt que celui d’« homosexuelle », centré sur l’expérience gay masculine. 

 

“Gouines rouges” en majesté

Afin de lutter contre la lesbophobie et de faire prévaloir leur existence, les lesbiennes se sont constituées comme groupe politique. Les Gouines rouges, groupe militant né à Paris en 1971, proclament hautement leur différence. Elles se distinguent des homosexuels et rompent avec la catégorie « femme », qui les enferme. Cette rupture sera entérinée par la célèbre formule de Monique Wittig : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » Le mot « gouine », qui a désigné tour à tour les prostituées et les lesbiennes, est retourné comme un cri de fierté. Ses variantes circulent entre tendresse et provocation. Le mot « goudou » par exemple, renverrait à l’affection entre deux amantes, exprimée par l’expression le « doux goût que j’ai de vous », si l’on en croit le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (1976) coécrit par Monique Wittig et l’actrice et cinéaste Sande Zeig. Wittig affirme également que le mot « gouine » serait « à chercher dans le mot queen qui signifie reine », en référence à « une coutume en Gaule, qui consistait à élire comme reine les amantes les plus valeureuses ». La gouine n’est plus la femme insultée mais la souveraine de son propre désir. Si la guerre contre le lesbianisme est encore bien réelle, la résistance, elle aussi, a ses reines.

Victime d’une double discrimination, comme femme et comme lesbiennes, les femmes qui aiment les femmes subissent de surcroît une double brutalité : celle de la violence physique et verbale, et celle, plus perfide, de l’invisibilisation et du déni. La lutte contre la lesbophobie consiste donc autant à combattre les violences frontales, que l’effacement des lesbiennes. Si l’étendue et la permanence de ces violences peuvent décourager, les luttes militantes pour la visibilité se font aussi dans la joie. Pendant que les lesbophobes en sont encore à questionner leur existence, les femmes lesbiennes façonnent une culture commune, dans l’émulation et l’allégresse. Un slogan qui circule depuis quelques années dans les milieux militants condense la fierté et la joie contagieuse de cette communauté. La formule tient en trois mots : « Bravo les lesbiennes ! »

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17.09.2025 à 08:00

Yves Michaud : “Il faut repenser l’égalité !”

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Yves Michaud : “Il faut repenser l’égalité !” nfoiry

Fini les avantages à vie des membres du gouvernement, a annoncé le Premier ministre Sébastien Lecornu comme pour apaiser la colère sociale contre les inégalités. L’occasion de redécouvrir le diagnostic du philosophe Yves Michaud sur les attentes nouvelles des citoyens qui réclament, selon lui, que l’on prenne avant tout en compte leur situation concrète. Une leçon d’une grande actualité. 

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16.09.2025 à 18:00

Le cardinal, Léa Salamé et moi

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Le cardinal, Léa Salamé et moi nfoiry

« Cette séquence télévisée me serait restée inconnue si mon fil Instagram ne me l’avait suggérée. “Bonsoir Monseigneur Bustillo. Vous êtes l’évêque d’Ajaccio, les Corses vous adorent, vous êtes un peu une rock star là-bas…” Un prêche au JT de 20 heures ? Il faut croire.

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Son crucifix argenté scintille, sa soutane assortie est parfaitement repassée. Le cardinal s’est mis sur son 31 pour promouvoir son nouveau livre, Réparation, paru chez Fayard. Un “beau nom”, s’enthousiasme Léa Salamé, visiblement ravie de “relayer l’appel” de l’ecclésiastique contre “la société du soupçon” et “la violence idéologique” qui mineraient la France. Cinq minutes d’interview à la fin du JT de France 2, mardi 9 septembre, jour de la démission de François Bayrou et veille du mouvement “Bloquons tout !”. Les circonstances sont graves, les questions... assassines : “Les églises sont vides. Pas les vôtres, qui sont pleines à craquer. Comment vous l’expliquez ?” Les spectateurs brûlent de savoir.

Nous sommes sur le service public, et j’ai l’impression d’être sur la chaîne catholique KTO. Armé d’un charisme certain et d’éléments de langage affûtés, Monseigneur déroule : “Nous avons besoin d’une espérance.” “Il faut tendre vers un idéal et non l’idéologie, car l’idéologie n’a pas de cœur.” “Je respecte la laïcité. Mais je me dis : si on a une spiritualité, on peut canaliser cette tendance à la barbarie.” “L’Évangile – je prêche pour ma paroisse – dit : Aimez-vous les uns les autres. Actuellement, on dirait que quelqu’un a dit : Détestez-vous les uns les autres.” “Quand Léon a été intronisé pape, tout le monde était là. On a besoin d’un leadership moral et spirituel dans le monde.” Phrases assénées sans relance. 

Interroger un religieux à la télévision, cela n’a rien de gênant en soi. C’est même souvent intéressant, pour peu qu’on pose les bonnes questions. Sur l’affaire Bétharram, par exemple, j’aurais bien aimé savoir ce que l’un des cardinaux les plus puissants d’Europe en pensait. Pas de question. J’aurais aussi aimé savoir s’il condamnait la lâcheté des propos du pape François sur la guerre en Ukraine. Pas de question. Je n’aurais pas dit non, non plus, à une petite prise de position sur le carnage à Gaza. Pas de question. J’aurais, pourquoi pas, aimé connaître son point de vue sur les débats de société comme le suicide assisté. Pas de question. Et pourquoi pas une petite incartade de Léa Salamé, coutumière du fait, sur la révolution conservatrice qui ébranle le monde ? Pas de question.

Je le confesse : comme journaliste, j’ai été choquée. Cet entretien ne contient aucune information. Dans le jargon, on appelle ça un “micro-sucette” : vous tendez le micro à une personne, elle raconte ce qu’elle veut et vous diffusez tel quel. Le texte qui présente l’invité (le “synthé”) indique même : “Son Éminence le cardinal Bustillo.” Son Éminence ? Et pourquoi pas “Sa Sainteté” ? Pour m’assurer que je ne rêve pas, je fais un tour sur les archives de KTO. Quand feu le cardinal André Vingt-Trois est interrogé, il est écrit : “Cardinal Vingt-Trois.” Voilà. Pourquoi dérouler le tapis rouge à un édile qui reconnaît lui-même, par deux fois, “prêcher pour sa paroisse” ? 

Devant cette séquence, j’ai pensé à Voltaire. J’ai lu une partie de son œuvre pour préparer un dossier qui paraîtra dans le prochain numéro de Philosophie magazine, jeudi 25 septembre. Je le pensais raisonnable et tempéré : j’ai découvert un homme en guerre contre les institutions religieuses. Je songe notamment à cette lettre adressée à Frédéric II de Prusse : Tant qu’il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions. La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus absurde, et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde. Votre Majesté rendra un service éternel au genre humain en détruisant cette infâme superstition.” (5 janvier 1767) Depuis 1762, Voltaire signe souvent ses lettres : “Écr. l’inf.” Pour “Écrasons l’infâme.” L’infâme étant le catholicisme de son époque.

J’ai longtemps regardé le JT de France 2 et j’appécie le média télévisuel. C’est pourquoi, en tant que journaliste, mais aussi en tant que citoyenne attachée à la neutralité du service public, je m’inquiète. Car le contexte médiatique invite à la prudence : depuis plusieurs années, Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin, milliardaires catholiques ultra-conservateurs, rachètent des médias pour donner du poids à leur idéologie. Qu’en aurait dit Voltaire ? Dans une lettre, particulièrement salée, à d’Alembert datée du 7 mai 1761, le philosophe écrit : Si on ne peut étrangler le dernier moliniste avec les boyaux du dernier janséniste, rendons ces perturbateurs du repos public ridicules aux yeux des honnêtes gens.” Que sa volonté soit faite ! »

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16.09.2025 à 17:00

Un “génocide” à Gaza ? Les arguments philosophiques pour et contre l’emploi de cette notion

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Un “génocide” à Gaza ? Les arguments philosophiques pour et contre l’emploi de cette notion nfoiry

De nombreuses personnalités, dont des universitaires et des juristes, emploient le mot de « génocide » pour qualifier les actes commis par l’armée israélienne à Gaza. Un choix contesté par d’autres, qui y voient une manœuvre politique visant à éteindre toute discussion. Notre journaliste Ariane Nicolas démine la controverse en exposant les arguments de chaque camp.

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Des dizaines de milliers de morts civils, un territoire dévasté par les bombardements et gagné par la famine, des attaques contre des hôpitaux et des points de distribution de nourriture, le tout dans une enclave d’où il est quasiment impossible de sortir. Israël est-elle en train de commettre un génocide à Gaza ? 

S’il existe, en dehors des frontières de l’État hébreu, un consensus assez large pour affirmer que l’armée israélienne commet des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, le terme de « génocide », lui, crispe nettement les discussions. Introduit dans les textes de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1948, en réaction aux crimes nazis commis contre les juifs d’Europe, il porte en effet une connotation tout à fait singulière, abrasive, qui le rend très délicat à manier. Car qui est coupable de génocide, risque devenir un paria de l’humanité : l’incarnation d’un mal absolu. 

Cette question est particulièrement complexe à traiter. En effet, le terme « génocide », théorisé en 1944 par le juriste polonais Raphael Lemkin dans Qu’est-ce qu’un génocide ? (récemment traduit aux Belles Lettres), n’a pas tout à fait la même signification selon le point de vue où l’on se place. De l’avis des experts, elle diffère de celle retenue par l’ONU quatre ans plus tard, ainsi que de celle formalisée par les tribunaux internationaux à partir des années 2000 ou encore de celle mobilisée par les États de manière unilatérale. 

Comment trancher ? Faut-il considérer que seule une instance juridique a le droit d’employer ce terme ? Dans ce cas, n’est-ce pas courir le risque de ne pouvoir l’utiliser qu’une fois le paroxysme de l’horreur atteint ? On comprend vite que tenter de définir ce qui se passe à Gaza est une gageure, d’autant que les informations sur place manquent. Cela ne doit pas empêcher pour autant d’exposer les arguments pour et contre son emploi. C’est le sens de cet article – publié le 16 septembre 2025 –, qui vise à permettre à tout un chacun de choisir, en conscience, les mots qu’il souhaite adopter dans la discussion publique. 

 

Arguments pour l’emploi du mot « génocide »

 Partagés par… les ONG Amnesty International, Human Rights Watch, B’Tselem ; les universitaires Melanie O’Brien, présidente de l’association International Association of Genocide Scholars, et Amos Goldberg, historien spécialiste de la Shoah à l’Université hébraïque de Jérusalem ; des gouvernements étrangers, dont l’Afrique du Sud, qui a déposé plainte à l’ONU en ce sens et obtenu le soutien d’une douzaine de pays parmi lesquels la Belgique et l’Espagne.

 

« Ce n’est plus un simple acte de guerre contre le Hamas »

Pour les personnes ou les entités qui défendent cette position, les actions de l’armée israélienne ne relèvent plus seulement du droit légitime d’une nation à se défendre. Ils sont d’une autre nature. L’armée cible les civils et plus seulement le Hamas, responsable des attaques terroristes du 7 octobre 2023. L’état de siège combiné à un rationnement dérisoire de la population gazaouie, les destructions des habitats et des commodités courantes, le projet de « Grand Israël » (incluant l’actuelle bande de Gaza) défendu par les ministres Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous ces éléments correspondent à la définition du « génocide » stipulée à l’article 2 de la convention de l’ONU : « Détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel. » 

D’après l’écrivain et avocat Philip Sands, spécialiste de la question, Raphael Lemkin « qualifierait certainement de “génocide” ce qui se passe en ce moment à Gaza » pour cette raison. Le juriste polonais, qui a inventé ce néologisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en établit en effet une définition assez large. Dans son livre, il écrit qu’une politique génocidaire a « pour objectifs la désintégration des institutions politiques et sociales [des groupes nationaux], de leur culture, de leur langue, de leur conscience nationale, de leur religion et de leur existence économique, la destruction de la sécurité, de la liberté, de la santé, de la dignité individuelle et de la vie même des individus. » De même, les buts de guerre israéliens ne se concentrent plus sur l’ennemi, mais sur la population en tant qu’elle représente un groupe à faire disparaître, d’une manière ou d’une autre. 

 

« Il y a ”intentionnalité” de destruction des Gazaouis »

Au moment où Lemkin écrit son ouvrage (1944), fruit notamment d’une enquête sur les crimes perpétrés par les nazis en Europe, le concept de « crime de guerre » existe déjà dans le droit de la guerre, mais pas encore celui de « crime contre l’humanité ». Ce dernier sera formalisé en 1945 par le tribunal militaire de Nuremberg contre les nazis – contrairement aux idées reçues, aucun dignitaire nazi n’est reconnu coupable de « génocide ». Le champ d’application du « crime contre l’humanité » est plus vaste que celui de « génocide » et peut concerner une diversité d’actes, visant des individus et non un groupe dans son ensemble : viols, arrestations arbitraires, esclavage, persécutions, etc. Il s’agit d’attaques graves et systématiques contre les droits humains fondamentaux, conduits y compris en période de paix. 

“Pour les personnes qui parlent de ‘génocide’ à Gaza, évoquer un ‘crime contre l’humanité’ ne suffit pas”

La notion de « crime contre l’humanité », créée en 1945 pour juger les nazis, a vu sa définition précisée lors de la création de la Cour pénale internationale (CPI), en 1998 (voir le « Statut de Rome », article 7), une institution dont seuls 125 États sont toutefois officiellement membres – notoirement, les États-Unis et Israël n’en font pas partie. La grande différence entre ce crime et celui de génocide (défini, lui, à l’article 6) concerne l’esprit des actes commis. Pour que le mot « génocide » soit recevable juridiquement, il doit être prouvé qu’il existe « une intention » de détruire un groupe « comme tel ». Pour les personnes qui parlent de « génocide » à Gaza, évoquer un « crime contre l’humanité » ne suffit donc pas car ils estiment que cette dimension d’intentionnalité existe.

Parmi les éléments qui prouvent, d’après cette interprétation, l’intentionnalité de « l’anéantissement » des Palestiniens de Gaza, sont notamment convoqués des propos de Benyamin Nétanyahou. Dès le 29 octobre 2023, le Premier ministre israélien a comparé les Palestiniens au peuple amalek, groupe biblique que le prophète Samuel a commandé à Saül, le premier roi d’Israël, d’exterminer. Dans l’Ancien Testament, il est écrit : « Frappe Amalek et anéantis tout ce qui est à lui, qu’il n’obtienne pas de merci. » (Samuel 15:3) Cette assimilation, parmi d’autres déclarations de dirigeants israéliens où les Palestiniens sont animalisés, a poussé le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l’homme, Volker Türk (de nationalité autrichienne), à dénoncer, le lundi 8 septembre 2025, la « rhétorique génocidaire » de dirigeants israéliens sur Gaza.

 

« Un génocide est au moins “en préparation”, ce qui correspond à la définition légale du mot »

Le caractère exceptionnellement grave d’un génocide a poussé les juristes à introduire, dans la déclaration de l’ONU de 1948, une nuance importante : l’idée de « prévention de génocide ». Elle engage les États à agir avant que le pire n’arrive. En un sens, le génocide arrive déjà avant qu’il n’arrive : préparer un génocide, c’est déjà le commettre. En cela, l’ONU suit les prescriptions de Raphael Lemkin, selon qui déporter, regrouper, exclure, participe de la destruction du groupe humain. Comme l’explique l’historien Vincent Duclert, spécialiste de la question génocidaire – qui néanmoins ne se prononce pas sur le fond de la situation à Gaza –, cette nuance importante permet de distinguer un génocide d’un « massacre spontané » (écouter son interview).

C’est notamment pour cette raison que le massacre de Srebrenica en 1995 a été reconnu comme « génocide » par la CPI : les 8 000 hommes et adolescents bosniaques ont été systématiquement triés et abattus par l’armée et les miliciens serbes, avant d’être enterrés de manière secrète dans des fosses communes. Et c’est aussi l’esprit qui, dans le cas de Gaza, guide l’argumentaire de l’Afrique du Sud dans sa plainte déposée devant la CPI dès la fin 2023 – « mémorial » de 5 000 pages, qui, toutefois, ne « peut être rendu public », conformément aux usages de la Cour. L’Afrique du Sud, désormais soutenue par la Belgique et l’Espagne pour ce qui est des pays européens, estime qu’un génocide est en cours car il est en préparation. Ne rien faire, ce serait s’en rendre complice. 

 

« Tout génocide n’implique pas une destruction massive de la population »

Près de 65 000 Gazaouis ont été tués par l’armée israélienne entre octobre 2023 et septembre 2025, selon les chiffres des autorités de santé du Hamas jugés fiables par l’ONU. Cette estimation est même sous-estimée, selon plusieurs historiens français, à l’instar de Jean-Pierre Filiu, qui évoque un bilan plutôt proche des 115 000 morts – prenant en considération les victimes indirectes (blessures, maladies, famine). Sans rentrer dans le détail du décompte, qui paraît difficile à établir avec certitude, une des questions est de savoir s’il existe un seuil à partir duquel la létalité d’un conflit peut justifier l’emploi du mot « génocide ».

Sur ce point, le texte de l’ONU prévoit qu’une destruction complète n’est pas nécessaire : envisager d’éliminer « ou tout ou en partie » d’un groupe humain pour ce qu’il est, cela suffit. Deux historiens israéliens, Amos Goldberg et Daniel Blatman, appuient cette idée à propos de Gaza, dans une tribune publiée par le quotidien israélien Haaretz : « Il n’y a pas d’Auschwitz à Gaza, mais cela reste un génocide. » Ce raisonnement est le même qui a poussé la CPI à juger le chef de guerre serbe Ratko Mladic et ses hommes pour un « génocide » qui n’a fait « que » 8 000 morts. Autrement dit, les génocides les plus meurtriers du XXe siècle (1,5 million d’Arméniens entre 1915 et 1923 ; 6 millions de juifs entre 1933 et 1945 ; 2 millions sous les Khmers rouges du Cambodge entre 1975 et 1979 ; 800 000 Tutsi au printemps 1994) ne sauraient englober tout le spectre qu’implique cette notion.

 

« On peut employer ce terme indépendamment des jugements de la CPI »

Existe-t-il une autorité suprême qui aurait le dernier mot sur la question du « génocide » ? On rentre ici dans un débat complexe, puisque même les instances internationales ne sont pas alignées. Dans les faits, l’ONU reconnaît davantage de génocides que la CPI (sous la forme de tribunaux spéciaux jusqu’en 2002) n’en a jugés. D’abord, parce que certains ont eu lieu il y a trop longtemps pour faire l’objet d’un procès (le génocide des Herero et des Nama par les Allemands en Namibie, en 1920, donne lieu à des négociations en vue de réparations mais sans intervention de la CPI). Ensuite, parce que certaines atrocités sont en cours d’investigation juridique, mais sont déjà qualifiées comme « génocides » par l’ONU (le massacre et la mise en esclavage des Yézidis par le groupe État islamique rentrent dans cette catégorie).

Pour les personnes qui revendiquent le terme de « génocide » à Gaza, les jugements de la CPI ne sauraient être la seule boussole définitionnelle en la matière. Ils mettent en évidence le temps long de la justice, par rapport à l’urgence d’une situation jugée génocidaire à Gaza, avec le risque de laisser faire. Mais aussi une jurisprudence internationale qui a trop resserré la notion de « génocide », d’après eux. En 2015, par exemple, la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye (instance onusienne chargée de juger des litiges entre États) a estimé que la Serbie n’avait pas commis de génocide à l’encontre des Croates entre 1991 et 1995. Si des meurtres et des disparitions forcées ont bien été perpétrés par les forces serbes, estiment la CIJ, ils ne l’ont pas été dans l’intention de détruire la population croate, mais pour l’expulser de territoires de Croatie.

“Selon l’avocat Philippe Sands, la notion d’intentionnalité, qui doit être démontrée comme un élément à part entière d’un conflit, ne peut jamais être parfaitement isolée du reste”

Cette décision reste polémique, et pas seulement du côté de la Croatie. Elle est notamment critiquée par l’avocat Philippe Sands, spécialiste de la question génocidaire, dans cette longue interview au New York Times. Selon lui, la notion d’intentionnalité, qui doit être démontrée comme un élément à part entière d’un conflit, selon la décision de la CIJ, ne peut jamais être parfaitement isolée du reste. « À mon sens, la barre est désormais placée trop haut, commente-t-il. Les psychologues montrent que l’intentionnalité d’un acte peut être mêlée à de multiples intentions autres, sans qu’il soit possible de la pointer spécifiquement du doigt. » Bien que cet avocat ne se prononce pas directement sur le conflit à Gaza, il interpelle sur le fait qu’un belligérant peut se réfugier derrière d’autres intentions pour commettre, comme en arrière-plan, un génocide. Situation qui, d’après cette interprétation de la jurisprudence internationale, correspondrait à ce que le gouvernement israélien entreprend à Gaza.

 

Arguments contre l’emploi du mot « génocide »

 Partagés par… de nombreux gouvernements, dont ceux d’Israël, des États-Unis, de la France ou du Royaume-Uni ; des universitaires français, comme le juriste Yann Jurovics et l’historien Iannis Roder ; l’expert en droit international et avocat juriste Stefan Talmon. À noter qu’il existe davantage de prises de parole défendant l’emploi du mot « génocide » que de tribunes récusant cet emploi, ce qui ne veut pas dire que les personnalités silencieuses l’approuvent.

 

« Israël agit selon le principe de légitime défense »

C’est l’argument principal du gouvernement israélien depuis deux ans. Violemment agressé par le Hamas le 7 octobre 2023, l’État hébreu assure poursuivre sa guerre pour terrasser définitivement cette organisation et assurer sa sécurité sur le long terme. Le groupe armé islamiste continue en effet de combattre Israël : il refuse toujours de libérer les otages – une vingtaine serait encore en vie – et lance des roquettes sur son voisin dès qu’il le peut, aidé plus ou moins directement par le Hezbollah au Liban et le régime iranien des mollahs. Benyamin Nétanyahou évoque « une menace existentielle » à propos du Hamas, dont les effectifs ont certes été fortement réduits mais qui demeure actif sur le terrain.

Tout en critiquant la « guerre inhumanitaire » menée par Israël à Gaza, l’historien Jean-Pierre Filiu insiste sur « l’écrasante responsabilité du Hamas dans la catastrophe palestinienne » (lire son analyse). D’après l’universitaire français, plutôt que de chercher une sortie de crise, le groupe terroriste aggrave la situation, avec l’espoir cynique d’en tirer un gain politique – rendre Israël coupable de faits qui justifieraient une guerre sans fin contre cet État. Or une manière de voir les choses est de dire qu’il ne peut y avoir de génocide si les torts sont partagés. Qui oserait reprocher aux Arméniens d’avoir alimenté le génocide dont ils ont été victimes ? La seule alternative serait de dire que le Hamas est complice de ce génocide contre sa propre population, puisqu’il contribue à nourrir indirectement la destruction des Gazaouis. Mais cet argument maximaliste n’est, pour l’instant, convoqué par aucun des partisans de l’expression « génocide israélien à Gaza ».

 

« Aucune intentionnalité génocidaire n’est à l’œuvre à Gaza »

« Si nous avions voulu commettre un génocide, ça nous aurait pris un après-midi. » C’est en ces termes que Benyamin Nétanyahou a balayé, en août 2025, les accusations de génocide visant son pays. Il est très rare, pour ne pas dire exceptionnel, qu’un haut dirigeant se justifie aussi ouvertement d’accusations d’une telle gravité. D’où aussi la relative étrangeté de la situation. En 1945, en 1975-1979, en 1994, en 1995, en 2015, les pratiques génocidaires ont été menées en secret : ni les nazis, ni les Khmers rouges, ni les Tutsi, ni les Serbes, ni l’État islamique n’ont eu le souhait, l’occasion – ou juste le temps – d’émettre des dénégations face à la communauté internationale. La relative transparence avec laquelle Tsahal mène son offensive à Gaza est un argument qui, selon certains, montre que les actes commis ne sont pas de même nature que les grands génocides historiques.

Un des éléments qui corrobore ce point de vue concerne l’avenir de Gaza. D’après Raphael Lemkin, un génocide suppose une forme de supplantation d’une culture par une autre : « Le génocide comprend deux phases. L’une est la destruction des caractéristiques nationales propres au groupe opprimé ; l’autre, l’instauration des caractéristiques nationales propres à l’oppresseur. » Les nazis ont voulu éradiquer les juifs pour que les « Aryens » habitent leurs maisons, fassent tourner leurs usines, cultivent leurs terres. Il y avait à la fois destruction et remplacement. Peut-on en dire autant à Gaza ? Pour l’heure, disent certains, le projet des Israéliens n’est pas de transformer les Palestiniens en Israéliens ni d’éradiquer ceux qui s’y opposeraient. Et les contours du projet immobilier de « Gaza Riviera » laissent planer un doute : il constituerait à terme un possible « nettoyage ethnique » (avec déplacement forcé de population), mais pas un « génocide ».

 

« Un génocide sans phase paroxystique, cela n’existe pas »

Historiquement, les génocides impliquent une « phase paroxystique », qui succède à la phase de « préparation » et précède le « déni », affirme l’historien Vincent Duclert. Prenons un autre exemple européen : la grande famine orchestrée par les Soviétiques en Ukraine (1932-1933), que les Ukrainiens nomment Holodomor et que l’Assemblée nationale française a reconnue comme « génocide » en 2023. En deux ans, entre 4 et 5 millions de personnes ont trouvé la mort. La famine guettait déjà, mais les décisions politiques venues de Moscou pour mater les velléités d’indépendance l’ont intensifiée de manière spectaculaire. Peut-on faire le parallèle avec Gaza ? Bien que la situation soit catastrophique à Gaza, la nature des événements semble trop différente pour être assimilée – sauf à reconnaître l’idée, contradictoire dans les termes, d’un « génocide lent » (« slow-motion genocide »), comme l’ont fait des médecins dans une tribune publiée dans la revue The Lancet.

 

“Si vous abaissez le seuil à partir duquel un massacre peut être qualifié de ‘génocide’, vous ouvrez la porte à des revendications venues de toutes parts”

« Le mot de “génocide” doit garder un caractère exceptionnel »

Employer le mot de « génocide » pour une situation qui ne correspondrait pas entièrement aux critères établis par les historiens ou la jurisprudence n’est pas sans risque. Si vous abaissez le seuil à partir duquel un massacre peut être qualifié de « génocide », vous ouvrez la porte à des revendications venues de toutes parts. La notion même de génocide risque donc se diluer dans le temps et l’espace, perdant son caractère exceptionnel – qui avait pourtant présidé à son invention. Les Croates en savent quelque chose, puisqu’ils tentent de faire reconnaître comme « génocide », pour l’instant sans succès, certaines atrocités commises par les Serbes, par exemple le siège de Vukovar en 1991 – la ville a été intégralement rasée. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a condamné certains des auteurs du massacre à de la prison, pour « crimes de guerre » (mais pas pour « génocide » ni pour « crime contre l’humanité »).

D’autres cas, moins connus en France, sont discutés par les historiens. Parmi eux, The Conversation cite : le génocide indonésien de 1965-1966, le génocide guatémaltèque de 1981-1983 ; le génocide irakien contre les Kurdes entre 1988 et 1991, le génocide pakistanais contre les Bangladais en 1971, le génocide des Tibétains par les Soviétiques et les Chinois. « Les atrocités commises par les troupes gouvernementales contre les Tamouls au Sri Lanka entre 1983 et 2009 n’ont jamais été officiellement reconnues comme un génocide, poursuit la chercheuse Rachel Burns. Pourtant, les troupes de l’ONU stationnées sur place sont restées impuissantes, alors que des milliers de personnes étaient massacrées. » A minima, donc, si le massacre à Gaza devait être reconnu comme « génocide », il faudrait inclure sous cette appellation tous ces autres conflits, avec les graves conséquences politiques que l’on sait.

 

« Le mot de “génocide” ne qualifie pas une situation objective, il trahit un équilibre des forces politiques »

Jusqu’à présent, tous les arguments mis en avant (par les pour et les contre) partent du principe qu’un génocide est une chose réelle, et qu’il convient de s’accorder sur un socle définitionnel pour en tirer les conséquences juridiques et politiques. Mais une autre perspective, plus nominaliste, revient à dire que le mot « génocide » ne renvoie à rien d’objectif et qu’il s’agit d’un outil politique visant à servir tel ou tel intérêt, et traduisant en réalité une réalité tout autre : le rapport des forces entre nations. N’y a-t-il pas, au moment même où « tous les yeux sont sur Gaza » (selon le slogan des militants propalestiniens), des massacres d’une gravité aussi importante au Darfour ? L’ONU a alerté sur un « risque de génocide très élevé » visant les groupes Zaghawa, Masalit et Four, mais avec un écho médiatico-politique moindre – aucune plainte n’a été déposée devant la CPI par un pays tiers.

Dès 1945, la dimension hautement politique du terme « génocide » a été perçue par les parties prenantes au procès de Nuremberg. Pendant le procès des nazis, le juriste américain Robert Jackson prend soin de ne jamais prononcer le mot : il craint que les États-Unis ne soient à leur tour accusés de génocide à l’encontre des peuples premiers, ou du fait des lynchages des Noirs – qui avaient encore cours au début du XXe siècle. Il faut attendre 1948, après d’âpres discussions engagées notamment par Raphael Lemkin, pour que l’Assemblée générale de l’ONU adopte la résolution créant la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Aujourd’hui encore, le génocide des Arméniens témoigne de cette utilisation politique : il est reconnu par la France et les États-Unis, mais pas pleinement par l’ONU. Et lorsque Joe Biden l’a reconnu, en 2021, de nombreux observateurs y ont d’abord vu le signe de manœuvres politiques à visées surtout internes.

 

« L’emploi du terme “génocide” vise en réalité à contester le droit d’Israël à exister comme État »

Enfin, le débat sur l’emploi du mot « génocide » est rendu particulièrement éruptif du fait de l’introduction d’une composante propre à ce conflit : les accusations d’antisémitisme émanant d’Israël et de certains de ses défenseurs à l’endroit des personnes qui utilisent le terme. Pour la première fois de l’histoire, en effet, un gouvernement qui représente un groupe humain victime d’un génocide (et du plus meurtrier génocide de la période contemporaine, la Shoah) est lui-même accusé de génocide.

“Aucun État n’a jamais été condamné en tant qu’État pour crime de génocide”

Pour certains, cette accusation maximaliste envers Israël cache, plus ou moins subtilement, une haine d’Israël, non pour ce que cet État fait, mais pour ce qu’il est. Haine anti-israélienne qui serait elle-même le paravent d’un antisémitisme ne disant pas son nom. De fait, aucun État n’a jamais été condamné en tant qu’État pour crime de génocide : à chaque fois, ce sont des humains qui ont été jugés. Si Benyamin Nétanyahou et plusieurs de ses ministres font déjà l’objet de plaintes pour crime de guerre et crimes contre l’humanité, la plainte déposée par l’Afrique du Sud auprès de la CIJ cible, elle, Israël en tant qu’État. Que se passerait-il, dans le concert des nations, si un État était reconnu coupable de génocide ? Ne serait-ce pas l’occasion, pour certains, de réclamer sa mise sous tutelle, voire son démantèlement ? Telle est, en sous-main, l’une des grandes inconnues du débat, et peut-être la raison ultime pour laquelle il soulève tant de passions.

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