29.11.2025 à 17:00
Avez-vous une personnalité mélodique ou harmonique ?
Et si la façon dont nous ressentions la musique était une clé pour mieux se connaître et s’orienter dans l’existence ? C’est l’hypothèse originale que développe ici Alexandre Lacroix, en s’appuyant sur sa lecture de Jean-Jacques Rousseau.
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Est-ce qu’il n’y aurait pas deux sortes de personnalités différentes, les mélodiques et les harmoniques ? Et si c’est le cas, ne serait-il pas intéressant de se demander à laquelle de ces deux catégories on ressemble le plus, afin de savoir quelles conduites adopter, comment s’orienter dans l’existence ?
Voilà l’idée un peu saugrenue qui m’est venue en lisant le Dictionnaire de musique (1768) de Jean-Jacques Rousseau – qui était aussi compositeur et a longtemps gagné sa vie en recopiant des partitions. Ce texte qui, comme son nom l’indique, traite de l’art musical, mais il mobilise, entre les lignes, des enjeux plus larges et plus directement philosophiques.
Découverte scientifique ou invention barbare ?
Dans son Dictionnaire de musique en effet, Rousseau ne se contente pas de produire des notices pédagogiques, il livre aussi une bataille. Il entend faire triompher la recherche de la mélodie sur celle de l’harmonie. Son adversaire dans ce domaine, sa cible, c’est le compositeur Jean-Philippe Rameau, autorité incontournable de son siècle, auteur d’un très respecté Traité de l’harmonie (1722). Au-delà de la rivalité entre les deux hommes et des aspects techniques de leur querelle, qui retiendront surtout l’attention des musicologues, ce combat pour la mélodie contre l’harmonie donne l’occasion à Rousseau de développer une réflexion originale sur ce qui a le don de nous toucher, de nous émouvoir.
Entrons dans le sujet de la discorde.
L’harmonie, c’est l’art de combiner et de jouer plusieurs notes à la fois. Certaines combinaisons de notes sont dissonantes, d’autres équilibrées. Rameau est loin d’être le seul à avoir proposé un système d’harmonie, dans le grand mouvement de la culture classique de nombreux musiciens se sont efforcés d’établir des règles théoriques visant à associer parfaitement les sons entre eux.
Prenons un exemple, « do-mi-sol », qu’on appelle en solfège l’« accord en do majeur » : s’il est agréable à nos oreilles, s’il est euphonique, c’est, selon un avis répandu en ces temps-là, qu’il respecte certaines proportions naturelles.
Pour un théoricien de la musique comme Rameau, les lois de l’harmonie ne sont pas des conventions arbitraires, ce sont plutôt des découvertes qui nous éclairent sur le fonctionnement caché de la nature. De même qu’en physique, on étudie les mouvements des corps et qu’en optique on s’intéresse à la trajectoire des rayons lumineux, en musique on cherche à affiner la compréhension du « corps sonore », à en identifier les propriétés.
“Les beautés purement harmoniques sont des beautés savantes, qui ne transportent que les gens versés dans l’art”
Mais Rousseau est plus que réservé quant à ces recherches et ne pense pas qu’on puisse faire de la composition musicale une science : selon lui, les soi-disant lois de l’harmonie n’ont rien de naturel, ce sont des raffinements artificiels, « des analogies et des convenances qu’un homme inventif peut renverser demain ».
Pire, en suivant les principes de l’harmonie ou l’art du contrepoint, on prive la musique « de son énergie et de sa force », de sa puissance expressive. « Les beautés purement harmoniques sont des beautés savantes, qui ne transportent que les gens versés dans l’art. » À l’appui de sa position, Rousseau fournit un argument de type culturaliste :
« Quand on songe que, de tous les peuples de la terre, qui tous ont une musique et un chant, les Européens sont les seuls qui aient une harmonie, des accords, et qui trouvent ce mélange agréable ; quand on songe que le monde a duré tant de siècles, sans que, de toutes les nations qui ont cultivé les beaux-arts, aucune n’ait connu cette harmonie ; qu’aucun animal, qu’aucun oiseau, qu’aucun être dans la nature ne produit d’autre accord que l’unisson, ni d’autre musique que la mélodie […], il est bien difficile de ne pas soupçonner que toute notre harmonie n’est qu’une invention gothique et barbare. »
Les voix entremêlées du monde
Ce qui est naturel, selon Rousseau, ce n’est pas l’harmonie mais au contraire l’unisson, soit le fait d’émettre une seule note à la fois. La mélodie est l’art de déployer dans le temps une succession de notes, de lui imprimer des vagues, des modulations, de la rythmer, et c’est cela qui plaît dans l’écoute, bien plus que la structure interne d’un accord.
Des mélodies, il y en a partout autour de nous : il suffit de tendre l’oreille aux vocalises des oiseaux, aux grandes coulées du vent dans les arbres, aux conversations entre les humains. Aux yeux de Rousseau, la musique authentique, celle qui plaît pour de bon, est une imitation des mélodies déjà présentes dans la nature, elle s’en inspire et les prolonge.
Pourquoi certaines mélodies nous remuent-elles, comment peuvent-elles nous exalter, nous réveiller d’un coup, nous donner envie de sourire, de danser, de courir, ou bien au contraire nous pousser à la tristesse, nous tirer des larmes ? Parce que le principe de la mélodie est « le même qui fait varier le son de la voix, quand on parle ».
Celui qui joue une musique mélodieuse s’adresse à moi, et le fait qu’il emploie un langage sans paroles n’enlève rien à l’expressivité de son jeu, au contraire. C’est un échange, une sorte de confession intime qui se déroule quand l’un joue de la musique et que l’autre écoute :
« Toute musique qui ne chante pas, quelque harmonieuse qu’elle puisse être, n’est point une musique imitative, et ne pouvant ni toucher ni peindre avec ses beaux accords, lasse bientôt les oreilles, et laisse toujours le cœur froid. »
La voix et l’os
Quand j’ai découvert ces passages de Rousseau, ce fut comme un déclic. J’ai compris pourquoi, amateur de jazz, je vibre davantage à l’écoute des saxophonistes que des pianistes. Dans les échappées de mes ténors préférés, John Coltrane, Pharoah Sanders, Roland Kirk, je crois toujours entendre une espèce de voix personnelle poignante. J’ai l’impression qu’avec leurs montées et leurs descentes, leurs digressions lyriques et leurs revirements subits, leurs accélérations frénétiques, leurs enchaînements, leurs chutes libres, ils traduisent, sans avoir besoin de rien expliquer, les remuements de nos vies intérieures, les transports d’amour et de désir, la traversée des désillusions et des inquiétudes.
Tandis que les pianistes, si adroits soient-ils, ne m’émeuvent pas de la même façon. J’apprécie leur jeu, mais de manière plus distancée. C’est que le saxophone ou la trompette (Miles Davis !) ou la clarinette (Sidney Bechet !) sont structurellement mélodiques, tandis que le piano est l’instrument harmonique par excellence, qui permet de superposer autant de notes qu’on a de doigts, d’entrelacer les accords.
En lisant Rousseau, j’ai saisi pourquoi l’écoute du Clavier bien tempéré joué par Glenn Gould m’évoque toujours les ossements d’un squelette auquel manquerait la chair. Il paraît difficile de s’élever à un tel niveau d’inexpressivité, de pâle indifférence. Et c’est à peine si Keith Jarrett parvient à réchauffer la partition en la jouant au clavecin.
Vivre sa vie
C’est un avis subjectif que je vous livre là (rien de plus difficile à partager qu’une playlist !), cependant je pense que cette opposition entre l’harmonie et la mélodie se laisse aisément transposer à nos préférences existentielles.
En effet, certains d’entre nous conçoivent le bonheur comme un problème de composition – ce sont les harmoniques. À leurs yeux, pour être heureux, il convient d’assembler une série de facteurs consonants entre eux – un certain type de métier, un lieu d’habitation, des relations affectives et sexuelles, des loisirs sportifs et culturels, pourquoi pas un peu de bricolage le week-end. L’idée étant fondamentalement de trouver le bon accord, celui qui est le plus équilibré.
Cette recherche de l’harmonie existentielle se maintiendra prudemment à l’écart des excès, et sans doute que la prudence prônée par Aristote dans son Éthique à Nicomaque ne lui est pas étrangère. Au contraire, le mélodique va se mettre en quête de sensations fortes, il s’élèvera probablement aussi haut dans le plaisir qu’il plongera profondément dans le désespoir, mais peu lui chaut le juste milieu – puisqu’il s’efforce de transformer sa vie en un chant, en une modulation, une succession d’états contrastés.
Au risque de relations dissonantes
Je ne hiérarchiserais pas, je ne vois aucune raison de blâmer les personnalités harmoniques ni de louer les mélodiques – même si je me place spontanément du côté des secondes. Seulement, ce qui est certain, c’est qu’il peut être difficile, dans une amitié de long terme, dans un couple, de réconcilier les deux approches, cela ne tardera pas à produire des frictions et des malentendus.
Aux yeux du mélodique, l’harmonique aura l’air d’un rabat-joie, d’un éteignoir, de quelqu’un qui compose et calcule là où l’on devrait se contenter de satisfactions plus immédiates. Pour l’harmonique au contraire, le mélodique est chancelant et imprévisible, exaspérant même car chez lui l’entrain cède vite à l’abattement, le désir à l’épuisement. C’est fondamentalement un agité, pour qui on aura éventuellement de l’estime, mais aussi de la condescendance.
Bien sûr, j’imagine qu’il existe beaucoup de nuances, de positions intermédiaires entre les deux, cependant avoir ces deux catégories en tête – et savoir dans laquelle on se trouve ! – me paraît un bon point de départ quand on s’interroge sur la vie bonne.
29.11.2025 à 06:00
“Le Monde comme volonté et représentation” dans “la Pléiade” : un puissant désir de (re)lire Schopenhauer !
Cette version révisée de la récente traduction du Monde comme volonté et représentation s’impose d’ores et déjà comme une référence ! Cette édition prestigieuse permet aussi au lecteur de se (re)plonger dans de nombreux suppléments au texte de Schopenhauer, comme la fameuse Métaphysique de l’amour sexuel. Un ouvrage indispensable qui a enthousiasmé Frédéric Manzini dans notre nouveau numéro !
28.11.2025 à 20:00
“Rêveries de pierres. Poésie et minéraux de Roger Caillois” : une exposition comme on les gemmes
En partenariat avec le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), l’École des Arts joailliers dédie une exposition à la passion de l’écrivain Roger Caillois pour les minéraux. Une collection qui a su ébrécher jusqu'au cœur de pierre de Cédric Enjalbert.
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« Fluorite violette, agates multicolores, quartz scintillants… En partenariat avec le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), l’École des Arts joailliers dédie une exposition à la passion de l’écrivain Roger Caillois pour les minéraux. Avec un nom qu’on croirait prédestiné, l’académicien français (dont l’épée est exposée) a réuni une spectaculaire collection de pierres (conservées au MNHN), dont il a fait le support de ses rêveries et le sujet de ses écrits. “Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et quinconces ; des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image”, consigne-t-il, lyrique, dans le recueil de poésie intitulé Pierres.
Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
Tantôt “objets-carrefours”, tantôt “objets-fées”, ces “pierres à images”, selon ses propres mots, ont la beauté des “tableaux involontaires de la nature somnambule”. Des paésines, ces calcaires dessinant d’étonnant paysages, sont par exemple mises en avant. “Natura pictrix”, écrit le poète : “la nature est peintre”. D’ailleurs, poursuit-il, “il est arrivé que des artistes, au lieu de peindre, se soient contentés de découper des plaques de marbre, de les encadrer, de leur donner un titre, de les signer et de les proposer ainsi au public, comme s'il s'agissait de véritables tableaux”.
Beau naturel et beau artistique
La visite conduit finalement à cette question qui a (peu) intéressé les philosophes : peut-on parler du beau naturel comme on parle du beau artistique ? Le minéralogiste François Farges en parle bien, en tout cas ! Responsable scientifique des collections de gemmes et d’objets d’art du MNHN, il a conçu le parcours de cette courte et riche exposition. En passionné, il transmet surtout son émerveillement et nous guide dans les arcanes de ce monde imaginaire.
Le spécialiste a même fait une découverte, qu’il dévoile ici : en fouillant dans des archives remisées à la médiathèque de Vichy, il a retrouvé le manuscrit d’un inédit de l’écrivain, que vient de publier Gallimard sous le titre Pierres anagogiques. Le mot grec “anagogé” signifie “élévation”, “ascension”. Difficile, en effet, de rester de marbre devant tant d’éclats ! »
➤ Rêveries de pierres. Poésie et minéraux de Roger Caillois. Exposition à l’École des Arts joailliers (16bis, boulevard Montmartre, Paris IXe). Jusqu’au 29 mars 2026. Infos pratiques.
