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05.09.2025 à 10:38

La Palestine, l’impérialisme et la catastrophe climatique

Hamza Hamouchene

Penser ensemble Gaza et le climat ? Oui, car tout se tient comme le défend ici Hamza Hamouchene, qui retrace l’écocide au long cours derrière le génocide en cours. Après la destruction de l’agriculture et l’accaparement de l’eau, les projets énergétiques d’Israël jettent une lumière crue sur l’impérialisme extractiviste à l’œuvre dans la logique coloniale.

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Texte intégral (13365 mots)
Temps de lecture : 26 minutes

Cet article est basé sur un chapitre du livre collectif Rising for Palestine : Africans in Solidarity for Decolonisation and Liberation (« Se soulever pour la Palestine : les Africain·es solidaires de la décolonisation et de la libération »), édité par Raouf Farah et Suraya Dadoo, à paraître aux éditions Pluto Press début 2026.

À première vue, il peut sembler inapproprié, voire déplacé, d’aborder les enjeux climatiques et écologiques alors qu’un génocide se déroule actuellement à Gaza. Mais il ne s’agit pas seulement d’un génocide ; on assiste également à un écocide, voire à ce que certain·es décrivent comme un holocide, c’est-à-dire l’anéantissement délibéré d’un tissu social et écologique dans son intégralité. La bande de Gaza est jonchée de plus de 40 millions de tonnes de débris et de matériaux dangereux, qui recouvrent pour la plupart des restes de corps humains. Au début de l’année 2024, une grande partie des terres agricoles de Gaza était déjà ravagée, après que les vergers, les serres et les cultures de subsistance ont été anéantis par les bombardements incessants. Les oliveraies et les fermes ne sont plus qu’un tas de terre et de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, tandis que l’eau de mer au large de Gaza est saturée d’eaux usées et de déchets, après qu’Israël a coupé l’alimentation en électricité et détruit les stations d’épuration.

Saisir l’ampleur de la dévastation écologique que génère le génocide commis par Israël permet de mettre en évidence les nombreuses interconnexions entre la crise climatique et écologique et la lutte pour la libération de la Palestine. Il ne peut y avoir de véritable justice climatique à l’échelle mondiale sans la libération du peuple palestinien, de même que cette lutte de libération est intrinsèquement liée à la survie de la terre et de l’humanité.

Les propos qui vont suivre cherchent à démontrer que la destruction des écosystèmes opérée par Israël est en lien direct avec la violence coloniale que l’État hébreu déploie en Palestine, et qui a atteint son paroxysme avec le génocide en cours. Nous cherchons ici à démontrer que les dommages environnementaux ont constitué, dès le départ, un aspect essentiel du système de domination coloniale sioniste, et comment ces dégradations ont constitué un outil pour contrôler et anéantir. Par la suite, la présente analyse abordera des enjeux cruciaux tels que la vulnérabilité climatique disproportionnée imposée aux Palestinien·nes, le déploiement par Israël de stratégies d’éco-blanchiment et d’éco-normalisation pour camoufler sa stratégie d’occupation et d’apartheid, ainsi que l’écocide en cours à Gaza et la place d’Israël dans le régime du capitalisme fossile mondial. Enfin, nous évoquerons la résistance du peuple palestinien à travers des pratiques enracinées dans le respect de la terre et des cultures, qui promeuvent non seulement un rejet de la domination mais également une conception particulière de la justice environnementale, ancrée dans les luttes de libération.

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Orientalisme environnemental

Israël a toujours décrit la Palestine d’avant 1948 comme un territoire vide et désertique, contrastant avec l’oasis florissante promise par la création de l’État d’Israël. Ce discours environnemental raciste dépeint les peuples autochtones de Palestine comme des sauvages qui négligent, voire détruisent les terres sur lesquelles ces populations vivent depuis des millénaires. Cette perspective environnementale n’est pas nouvelle, ni même propre au colonialisme israélien. En invoquant le concept d’« orientalisme environnemental », la géographe Diana K. Davis souligne que dans l’imaginaire anglo-européen du 19ᵉ siècle, les milieux naturels dans le monde arabe ont souvent été représentés comme « dégradés d’une certaine façon », ce qui impliquait la nécessité d’une intervention pour les améliorer, les restaurer, les normaliser et les réparer1.

L’idéologie sioniste de la Rédemption de la terre se reflète dans le discours construit autour des projets de boisement menés par le Fonds national juif (FNJ), une organisation parapublique israélienne. Le FNJ a cherché à recouvrir les vestiges matériels et symboliques des 86 villages palestiniens détruits lors de la Nakba en ayant recours au boisement2. Sous couvert de politiques de conservation, l’organisation a instrumentalisé la plantation d’arbres pour dissimuler la réalité des déplacements massifs de populations liés à la colonisation, du nettoyage ethnique, de la destruction de l’environnement et de la dépossession, tout en créant de nouveaux paysages destinés à remplacer les paysages autochtones.

La chercheuse Ghada Sasa décrypte avec brio ces pratiques éco-coloniales, qu’elle décrit comme relevant d’un colonialisme « vert », c’est-à-dire l’appropriation par Israël de concepts environnementalistes pour éliminer la population palestinienne autochtone et accaparer ses ressources. Elle décrit comment l’État hébreu utilise les classifications et appellations de préservation de l’environnement (parcs nationaux, forêts et réserves naturelles) pour justifier l’accaparement des terres et empêcher le retour des réfugié·es palestinien·nes, dans le but de vider la Palestine de son essence historique pour judaïser et européaniser son territoire, en effaçant l’identité palestinienne et en éliminant la résistance à l’oppression coloniale. Ces pratiques servent également à « écologiser » l’image de l’État d’Israël dans un contexte d’apartheid3.

Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste.

L’eau fait partie des ressources qu’Israël accapare en Palestine. Peu après la création de l’État d’Israël en 1948, le FNJ a asséché le lac Hula et les zones humides environnantes dans le nord de la Palestine historique4, au prétexte que cela était nécessaire pour agrandir les surfaces agricoles. Or, non seulement le projet n’a pas permis de dégager des terres agricoles « productives » pour les colons juif·ves européen·nes nouvellement arrivé·es, mais cela a également causé des dommages environnementaux considérables, en décimant des espèces végétales et animales essentielles4 et en polluant les eaux se déversant dans la mer de Galilée (lac de Tibériade), ce qui a eu un impact sur la qualité de l’eau du fleuve Jourdain en aval5. À peu près à la même période, la compagnie nationale des eaux israélienne Mekorot a commencé à détourner les eaux du Jourdain vers les colonies et les villes côtières israéliennes, ainsi que vers les colonies juives installées dans le désert du Naqab (Néguev)6. À la suite de l’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967, le pompage des eaux du Jourdain s’est intensifié. Aujourd’hui, le fleuve n’est plus qu’un ruisseau pollué par les déchets et les eaux usées, en particulier sa section en aval7.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Qu’il s’agisse de campagnes de boisement ou de l’accaparement des ressources en eau, les atteintes aux milieux naturels commises par Israël en Palestine illustrent comment la relation à la nature s’inscrit dans une logique coloniale plus vaste. Le colonialisme de peuplement est une forme de domination qui vient violemment perturber les relations des peuples avec leur environnement, en ce qu’il « fragilise stratégiquement la survivance collective des communautés autochtones sur leurs terres8 ». Vu sous cet angle, le colonialisme de peuplement s’apparente à une domination écologique, car il efface les relations essentielles qu’entretiennent les peuples autochtones avec leurs milieux naturels pour imposer des modèles écologiques coloniaux. Comme le fait remarquer Kyle Whyte, « les populations de colons s’efforcent de créer leurs propres écosystèmes en éradiquant les écosystèmes autochtones, ce qui exige souvent d’introduire d’autres ressources et d’autres êtres vivants9 ». À cet égard, la chercheuse Shourideh Molavi affirme elle aussi que la violence coloniale est « avant tout une violence écologique », une tentative de remplacer un écosystème par un autre. Ce point de vue est partagé par l’architecte Eyal Weizman, qui soutient que « l’environnement constitue l’un des instruments du racisme colonial, sur lequel on s’appuie pour accaparer les terres, renforcer les lignes de siège et perpétuer la violence10 ». Weizman observe qu’en Palestine, « la Nakba revêt également une dimension environnementale moins connue, à savoir le bouleversement global de l’environnement, de la météo, des sols ; la perturbation du climat local, de la végétation et de l’atmosphère. La Nakba est un processus de changement climatique imposé par la colonisation.10 »

La crise climatique en Palestine

Dans ce contexte où l’État israélien est responsable de la dégradation des milieux naturels en Palestine, la population palestinienne est aujourd’hui confrontée à l’intensification de la crise climatique à l’échelle mondiale. D’ici la fin du siècle, les précipitations annuelles dans la région pourraient diminuer de 30 % par rapport à la période 1961-199011. Le groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) prévoit une augmentation des températures de 2,2 à 5,1 °C, ce qui entraînera des perturbations climatiques aux effets potentiellement catastrophiques, notamment une accélération de la désertification12. L’agriculture, qui constitue la clé de voûte de l’économie palestinienne, s’en trouvera profondément impactée. Le raccourcissement des saisons de croissance des cultures et l’augmentation des besoins en eau entraîneront une hausse des prix des denrées alimentaires, ce qui constitue une menace pour la sécurité alimentaire.

La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide. Comme l’a souligné Zena Agha13, ces violences exercées sur le temps long expliquent pourquoi les conséquences de la crise climatique affecteront, et affectent déjà les populations israélienne et palestinienne des Territoires palestiniens occupés (TPO) de manière profondément asymétrique. Ainsi, tandis que l’occupation continue d’empêcher les Palestinien·nes d’accéder aux ressources et de développer des infrastructures et des stratégies d’adaptation, Israël fait partie des pays les moins vulnérables au changement climatique dans la région, et des mieux préparés pour y faire face. Ainsi, en accaparant, pillant et en exerçant un contrôle sur la plupart des ressources disponibles en Palestine, des terres à l’eau en passant par l’énergie, Israël est en mesure de développer des technologies susceptibles d’atténuer certains des effets du changement climatique, aux dépens des travailleur·euses palestinien·nes et avec le soutien actif des puissances impérialistes. Pour résumer, les capacités d’adaptation au changement climatique sont profondément asymétriques entre Israël et la Palestine, et ces capacités sont déterminées en fonction de la race, de la religion, du statut juridique et des hiérarchies coloniales. On parle alors d’apartheid climatique, ou éco-apartheid14.

La vulnérabilité de la population palestinienne face au changement climatique doit être comprise dans le contexte de la violence coloniale qu’elle subit depuis un siècle : occupation, apartheid, dépossessions, déplacements de populations, oppression systémique et génocide.

La question de l’accès à l’eau illustre parfaitement cette situation profondément inégalitaire. Contrairement aux pays voisins, la région située entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée ne souffre pas de pénuries d’eau. Pourtant, les populations palestiniennes de Cisjordanie et de Gaza sont affectées de manière chronique par une crise de l’accès à l’eau, en raison de la primauté donnée aux populations juives imposée par l’occupation, et de l’apartheid pratiqué autour des infrastructures hydrauliques. Depuis le début de l’occupation de la Cisjordanie en 1967, l’État d’Israël a monopolisé les sources d’eau douce, une pratique légitimée par les accords d’Oslo II en 1995, qui ont accordé à Israël le contrôle d’environ 80 % des ressources en eau présentes sur le territoire cisjordanien. Alors qu’Israël a perfectionné ses technologies de gestion des eaux et généralisé l’accès à l’eau de part et d’autre de la « Ligne verte », il devient de plus en plus difficile pour les Palestinien·nes d’accéder aux ressources en eau en raison de l’apartheid, de l’accaparement des terres et des dépossessions. En effet, l’État hébreu contrôle les sources d’eau douce, impose des quotas d’approvisionnement stricts à la population palestinienne, interdit tous les projets d’aménagement, tels que la création de puits, et a détruit à de nombreuses reprises des infrastructures d’approvisionnement en eau mises en place par les Palestinien·nes. En conséquence, la population juive israélienne installée entre le Jourdain et la Méditerranée dispose d’abondantes ressources en eau, grâce à l’accaparement et aux technologies de dessalement de l’eau de mer, tandis que la population palestinienne est confrontée à des pénuries chroniques qui s’aggraveront sous l’effet du changement climatique.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Les disparités sont frappantes : la consommation quotidienne d’eau par habitant·e en Israël était de 247 litres en 2020, soit plus de trois fois les 82,4 litres dont dispose quotidiennement chaque Palestinien·ne de Cisjordanie15. Dans les territoires occupés, 600 000 colons israélien·nes illégaux utilisent six fois plus d’eau que les 3 millions de Palestinien·nes. En outre, dans les colonies israéliennes illégales sont consommés jusqu’à 700 litres d’eau par personne et par jour, notamment pour entretenir des équipements de luxe comme les piscines et les gazons, tandis que certaines communautés palestiniennes, qui ne sont pas rattachées au réseau de distribution d’eau, survivent avec à peine 26 litres par personne et par jour. Ceci est proche de la moyenne dans les zones sinistrées et bien moins que la quantité d’eau suffisante pour les besoins personnels et domestiques, soit entre 50 et 100 litres d’eau par personne et par jour, préconisés par les Nations Unies et l’OMS16. En 2015, seuls 50,9 % des ménages cisjordaniens bénéficiaient d’un accès quotidien à l’eau, tandis qu’en 2020, l’ONG israélienne B’Tselem estimait que seulement 36 % des Palestinien·nes de Cisjordanie jouissaient d’un accès à l’eau stable tout au long de l’année, avec un approvisionnement en eau disponible moins de 10 jours par mois pour 47 % d’entre elles et eux.

Dans les territoires occupés, 600 000 colons israélien·nes illégaux utilisent six fois plus d’eau que les 3 millions de Palestinien·nes.

La situation est pire encore à Gaza. Même avant le génocide actuel, seuls 30 % des ménages disposaient d’un accès quotidien à l’eau, un chiffre qui a fortement chuté depuis le début de l’offensive israélienne17. L’État d’Israël ne se contente pas de bloquer l’approvisionnement en eau propre et en quantité suffisante dans l’enclave de Gaza, il empêche également la construction ou la réparation d’infrastructures de gestion des eaux en bloquant l’acheminement des matériaux nécessaires. Les conséquences sont dramatiques : avant le début du génocide, 90 à 95 % de l’eau à Gaza était impropre à la consommation et inutilisable pour l’irrigation18. La pollution de l’eau était à l’origine de plus de 26 % des maladies signalées et constituait l’une des premières causes de mortalité infantile, responsable de plus de 12 % des décès d’enfants gazaouis19. En février 2025, alors que la violence génocidaire se poursuit et que la famine s’aggrave, Oxfam estimait l’eau disponible à Gaza à 5,7 litres d’eau par jour et par personne20.

Dans un tel contexte de restrictions de l’accès à l’eau, les impacts du changement climatique sur la qualité et la disponibilité de l’eau seront dévastateurs, en particulier à Gaza.

Éco-normalisation et greenwashing à l’ère des énergies renouvelables

Face à l’escalade des tensions liées à l’eau, à l’environnement et au climat auxquelles sont confronté·es les Palestinien·nes, Israël se présente pourtant comme le champion des technologies vertes, du dessalement d’eau de mer et des projets d’énergie renouvelable, déployés en Palestine occupée et ailleurs. En se targuant d’être un pays développé et engagé pour le climat au milieu d’un Moyen-Orient aride et régressif, l’État hébreu utilise son image « écolo » pour justifier sa politique coloniale de dépossession, blanchir son régime de colonisation et d’apartheid et pour occulter les crimes de guerre commis contre le peuple palestinien. Les accords d’Abraham signés avec les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Maroc et le Soudan en 2020 ont permis de renforcer cette image, de même que d’autres accords conclus pour la mise en œuvre conjointe de projets environnementaux autour des énergies renouvelables, de l’agro-industrie et de l’eau. Il s’agit d’une manifestation de l’éco-normalisation, qui consiste à utiliser une forme d’« écologisme » pour blanchir et normaliser les oppressions et injustices environnementales engendrées dans le monde arabe et ailleurs21.

Officialisée en décembre 2020, la normalisation des relations entre le Maroc et Israël est issue d’un accord entre deux puissances occupantes et facilité par leur protecteur impérial (les États-Unis, sous la houlette de Donald Trump), par lequel Israël et les États-Unis ont également reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Depuis lors, les investissements et les accords réalisés par Israël au Maroc se sont multipliés, en particulier dans les secteurs de l’agroalimentaire et des énergies renouvelables.

Le 8 novembre 2022, lors de la COP 27 organisée à Charm el-Cheikh, la Jordanie et Israël ont signé un protocole d’accord sous l’égide des Émirats arabes unis, afin de poursuivre une étude de faisabilité pour deux projets interconnectés, nommés Prosperity Blue et Prosperity Green, qui constituent les deux pôles du projet global Prosperity. En vertu de cet accord, la Jordanie achètera 200 millions de mètres cubes d’eau par an à une station israélienne de dessalement d’eau de mer située sur la côte méditerranéenne, dans le cadre du projet Prosperity Blue. Cette station sera alimentée par une centrale solaire de 600 mégawatts (MW) installée en Jordanie (projet Prosperity Green), qui sera construite par Masdar, une entreprise publique émiratie spécialisée dans les énergies renouvelables. La rhétorique philanthropique déployée autour du projet Prosperity Blue masque la réalité du pillage des ressources en eau en Palestine orchestré par Israël depuis des dizaines d’années, comme nous l’avons vu plus haut, et permet à l’État hébreu de nier sa responsabilité dans les pénuries d’eau qui touchent toute la région, tout en se présentant comme un agent de la protection de l’environnement et de la maîtrise des technologies liées à l’eau. L’entreprise Mekorot, actrice majeure des activités de dessalement d’eau de mer en Israël, se positionne comme un leader mondial dans ce domaine, en partie grâce à la propagande israélienne d’éco-blanchiment. Les bénéfices générés par l’entreprise financent à la fois ses propres opérations, ainsi que l’apartheid de l’eau exercé par le gouvernement israélien à l’égard de la population palestinienne.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

En août 2022, la Jordanie a rejoint le Maroc, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, Bahreïn et Oman en signant un autre protocole d’accord avec deux entreprises israéliennes de production d’énergie, Enlight Green Energy (ENLT) et NewMed Energy, afin de mettre en œuvre des projets d’énergie renouvelable dans toute la région, notamment dans les domaines de l’énergie solaire, de l’énergie éolienne et du stockage de l’énergie. Ces initiatives renforcent l’image d’Israël en tant que plaque tournante de l’innovation en matière d’énergies renouvelables, tout en lui permettant de poursuivre son projet de colonisation et d’étendre son influence géopolitique dans la région. L’objectif est d’intégrer Israël aux sphères énergético-économiques du monde arabe en lui conférant une position dominante, et en créant de nouvelles dépendances qui renforcent la dynamique de normalisation et présentent l’État hébreu comme un partenaire indispensable. Face à l’aggravation des crises écologique et climatique, les pays qui dépendent de l’énergie, de l’eau ou des technologies contrôlées par Israël pourraient en venir à considérer que la lutte de libération des Palestinien·nes passe au second plan, cherchant avant tout à sécuriser leur propre accès à ces ressources.

Plutôt que de considérer le monde arabe comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste.

L’implication d’entreprises des pays du Golfe, telles que la société saoudienne ACWA Power et l’émiratie Masdar dans ces projets coloniaux met en évidence une caractéristique structurelle majeure du monde arabe. Plutôt que de considérer la région comme un ensemble homogène, il est essentiel d’identifier les hiérarchies et les inégalités internes qui la structurent. La région du Golfe fonctionne comme une force semi-périphérique, voire sous-impérialiste. Non seulement les pays du Golfe sont nettement plus riches que leurs voisins, mais ils participent également à la capture et la ponction de la plus-value à l’échelle régionale, reproduisant ainsi les dynamiques d’extraction, de marginalisation et d’accumulation par dépossession qui caractérisent les relations entre les centres impériaux et leurs périphéries.

Croisade contre la nature et écocide à Gaza

Les crimes horribles qu’Israël commet actuellement contre la population et les milieux naturels à Gaza sont le prolongement d’une offensive de longue date qui continue de s’intensifier, comme le souligne Shourideh C. Molavi dans son livre Environmental Warfare in Gaza. En rejetant l’idée que l’environnement ne serait que le décor inerte du conflit, Molavi montre comment les pratiques coloniales de l’État d’Israël instrumentalisent les composantes environnementales pour mener une guerre militaire à l’intérieur, et autour de la bande de Gaza10. Dans cette guerre, la destruction des zones résidentielles va de pair avec la dévastation des espaces agricoles à Gaza.

En ravageant des terres, en imposant aux agriculteur·trices palestinien·nes des restrictions sur les types et la taille des cultures autorisées, et en éradiquant pratiquement toutes les oliveraies et les plantations traditionnelles d’agrumes, Israël déploie à Gaza une violence d’ordre écologique. Outre les incursions et les massacres à répétition, les bulldozers israéliens traversent régulièrement la bande de Gaza pour décimer les cultures et détruire les serres agricoles. Comme cela a été documenté par le groupe de recherche londonien Forensic Architecture, l’État hébreu a petit à petit étendu la superficie de son no-man’s land militarisé, dite « zone tampon », le long de la frontière orientale de Gaza.

Depuis 2014, Israël a également recours à un arsenal chimique pour pulvériser régulièrement des herbicides toxiques au moyen d’avions pulvérisateurs qui détruisent les plantations agricoles palestiniennes sur de vastes portions de territoire dans l’enclave de Gaza22. Le ministère palestinien de l’agriculture estime qu’entre 2014 et 2018, les pulvérisations aériennes d’herbicides ont endommagé plus de 13 kilomètres carrés de terres agricoles à Gaza23. Mais les impacts de ces produits chimiques ne se limitent pas aux cultures ; en effet, l’ONG palestinienne de défense des droits humains Al-Mezan a averti que le bétail consommant des plantes contaminées chimiquement pourrait représenter un danger pour la santé humaine via la chaîne alimentaire24.

À Gaza, les colonisateur·trices sont engagé·es depuis longtemps dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.

Avant même le début du génocide, ces pratiques avaient ravagé des parcelles entières de terres arables, privant les agriculteur·trices gazaoui·es de leurs moyens de subsistance tout en offrant à l’armée israélienne une meilleure visibilité pour cibler à distance et mener des attaques meurtrières25. En conséquence, et contrairement aux vastes cultures irriguées de fraises, de melons, d’herbes aromatiques et de choux qui prospèrent dans les colonies israéliennes avoisinantes, les terres agricoles de Gaza semblent stériles et sans vie, non pas par nature mais à dessein. Au lieu de « faire fleurir le désert », les colonisateur·trices sont engagé·es dans un processus de désertification en transformant des terres agricoles autrefois fertiles en un espace aride et désolé, amputé de sa végétation.

C’est dans ce contexte de reconfiguration brutale du paysage biopolitique de Gaza (et de la Palestine historique dans son ensemble) par la colonisation qu’a eu lieu l’attaque du Hamas du 7 octobre. Depuis, les crimes commis par Israël à Gaza peuvent désormais être qualifiés d’écocide. L’étendue des dommages sur le territoire n’a pas encore été documentée, et les statistiques sont rapidement dépassées à mesure que l’État hébreu perpétue le génocide. On peut néanmoins citer ici quelques faits établis.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Comme le montre le groupe de recherche Forensic Architecture, dont les analyses s’appuient sur des images satellite, depuis le mois d’octobre 2023, les forces israéliennes ont systématiquement pris pour cible des vergers et des serres, dans une volonté délibérée de commettre un écocide et d’aggraver la famine catastrophique qui sévit actuellement à Gaza, et qui s’inscrit dans une stratégie plus large consistant à priver la population palestinienne des ressources dont elle a besoin pour survivre25. En mars 2024, environ 40 % des terres de Gaza utilisées pour la production agro-alimentaire avaient été ravagées, tandis que près d’un tiers des serres avaient été détruites, un chiffre qui s’élève à 90 % dans le nord et environ 40 % autour de la ville de Khan Younis25, au sud de la bande de Gaza. En outre, l’analyse des images satellite transmises au journal The Guardian en mars 2024 montre qu’à cette date, près de la moitié de la couverture arborée et des terres agricoles de Gaza avaient été anéanties, notamment par l’usage illégal de phosphore blanc. Comme le décrit un article du Guardian, les oliveraies et les fermes ont été réduites à des tas de poussière, les munitions et les toxines contaminent les sols et les eaux souterraines, et l’air est pollué par la fumée et les particules toxiques26. Il est très probable que la situation se soit considérablement aggravée depuis la rédaction de ces articles.

La rupture de l’approvisionnement en eau constitue l’une des facettes les plus meurtrières de l’écocide perpétré par Israël à Gaza. Avant même le début du génocide, environ 95 % des ressources en eau de l’unique nappe phréatique de Gaza étaient contaminées et impropres à la consommation ou à l’irrigation, conséquence du blocus inhumain et des attaques régulières commises par Israël pour empêcher la création et la réparation d’infrastructures de gestion des eaux et d’usines de dessalement. Depuis octobre 2023, les installations et les infrastructures hydrauliques à Gaza ont été totalement détruites, ce qui a entraîné une rupture de l’approvisionnement en eau potable et de gestion des eaux usées. Cette situation provoque de nombreux cas de déshydratation et des maladies, comme la typhoïde.

Outre les destructions directes causées par les attaques militaires, le manque de combustible a contraint les habitant·es de Gaza à abattre des arbres pour pouvoir cuisiner ou se chauffer, ce qui vient aggraver la raréfaction des arbres dont souffre actuellement le territoire. En parallèle, même les sols qui subsistent sont menacés par les bombardements israéliens et les destructions. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), bombarder des zones peuplées de manière intensive génère une contamination des sols et des eaux souterraines sur le long terme, à cause de l’afflux de munitions et parce que les bâtiments effondrés libèrent des substances dangereuses telles que l’amiante, des produits chimiques industriels et du carburant dans l’air, les sols et les eaux souterraines27. En juillet 2024, le PNUE estimait que les bombardements avaient généré plus de 40 millions de tonnes de débris et de substances nocives, recouvrant pour la plupart des restes humains. Il faudra 15 ans pour déblayer les décombres de Gaza, pour un coût qui pourrait s’élever à plus de 600 millions de dollars28.

L’écocide perpétré par Israël à Gaza s’étend jusqu’à la mer et au-delà, la côte méditerranéenne étant désormais saturée d’eaux usées et de déchets. Après qu’Israël a coupé l’approvisionnement en carburant de Gaza après le 7 octobre, les coupures d’électricité ont empêché le pompage des eaux usées vers les stations d’épuration, et 100 000 mètres cubes par jour d’eaux usées ont été déversés dans la Méditerranée. Outre la destruction des infrastructures sanitaires, les attaques contre les hôpitaux et le personnel de santé, et les restrictions sévères imposées à l’entrée de fournitures médicales sur le territoire, cette situation a créé les conditions « parfaites » propices à l’apparition de maladies infectieuses, telles que le choléra, et à la résurgence de maladies autrefois éradiquées par la vaccination, comme la polio29.

La longue liste des destructions décrites dans les paragraphes précédents ont conduit de nombreux expert·es et observateur·trices à affirmer que les attaques répétées d’Israël contre les écosystèmes à Gaza ont rendu le territoire invivable.

« Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir. »

Gustavo Petro, président de la Colombie

La Palestine contre l’impérialisme américain et le capitalisme fossile mondial

Lors de la COP 28, sommet sur le climat qui s’est tenu à Dubaï en décembre 2023, le président colombien Gustavo Petro a déclaré que « Le génocide et les actes barbares perpétrés contre le peuple palestinien sont ce qui attend ceux qui fuient les Suds à cause de la crise climatique… Ce dont nous sommes témoins à Gaza est une répétition du spectacle de l’avenir.30 » Comme le dit si bien le président colombien, le génocide à Gaza est un avertissement de ce qui nous attend si nous ne nous organisons pas et ne résistons pas. L’empire et ses classes dirigeantes sont prêts à sacrifier des millions de personnes noires, basanées et blanches de la classe ouvrière pour garantir l’accumulation du capital et perpétuer leur domination. Cela se reflète clairement dans le refus de ces élites, lors de la COP 29 à Bakou, de s’engager en faveur de l’action climatique tout en continuant à financer le génocide à Gaza, de même que dans l’apartheid autour de l’accès aux vaccins lors de la pandémie de COVID-19.

Cela révèle également comment la guerre et les complexes militaro-industriels alimentent la crise climatique. En effet, l’armée américaine est l’institution qui émet le plus de CO2 au monde31. Pour ce qui est de la guerre génocidaire à Gaza, les émissions générées par l’État d’Israël ont dépassé, en deux mois seulement, les émissions annuelles de carbone d’une vingtaine des pays les plus vulnérables au changement climatique, et sont causées en grande partie par les vols cargo de l’armée américaine et la fabrication d’armes32. Les États-Unis ne se contentent pas de faciliter un génocide, ils contribuent également activement à l’écocide commis en Palestine.

Illustration : ©Fourate Chahal El Rekaby.

Mais le lien entre la première puissance mondiale et ce qui se passe en Palestine est encore plus profond. La lutte pour la libération des Palestinien·nes est indissociable de la résistance contre le capitalisme fossile et l’impérialisme américain. La Palestine est située au cœur du Moyen-Orient, une région qui occupe une place centrale dans l’économie capitaliste mondiale, non seulement en raison des flux commerciaux et financiers qu’elle concentre, mais aussi car celle-ci constitue le noyau du système mondial des combustibles fossiles, assurant environ 35 % de la production de pétrole à l’échelle mondiale33. En parallèle, Israël cherche à devenir une plaque tournante régionale de la production d’énergie, notamment grâce aux gisements de gaz comme les champs de Tamar et Leviathan en Méditerranée, pour lesquels le pays a accordé de nouvelles licences d’exploration gazière, quelques semaines seulement après le début de sa guerre génocidaire à Gaza.

L’hégémonie américaine au Moyen-Orient, et ses effets sur le système du capitalisme fossile mondial, repose sur deux piliers : l’État d’Israël et les monarchies du Golfe. Le premier, décrit par l’ancien secrétaire d’État américain Alexander Haig comme « le plus grand porte-avions américain au monde, impossible à couler », représente le point d’ancrage de l’empire américain dans la région en participant au contrôle des ressources en combustibles fossiles, ce qui ouvre la voie à l’innovation en matière de technologies de surveillance et d’armement. Son intégration dans l’économie de la région s’opère par le biais de secteurs tels que l’agro-industrie, les énergies et la désalinisation. Pour renforcer leur domination, les États-Unis et leurs alliés s’emploient activement à normaliser la position d’Israël dans la région. Ce processus a débuté avec les accords de Camp David de 1978 et le traité de paix signé entre Israël et la Jordanie en 1994, suivis par les accords d’Abraham conclus en 2020 avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Avant le 7 octobre, la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite était imminente, dans le cadre d’un accord conçu sous l’égide des États-Unis qui aurait anéanti la cause palestinienne. Les actions de la résistance palestinienne ont perturbé ces plans.

La libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale.

Tout cela démontre que la libération du peuple palestinien ne relève pas simplement d’une question de morale ou de droits humains ; il s’agit aussi d’une confrontation directe avec l’impérialisme américain et le système du capitalisme fossile. C’est pourquoi la libération de la Palestine doit être un enjeu central des luttes en faveur de l’environnement et de la justice climatique à l’échelle mondiale. Cela implique de s’opposer à la normalisation d’Israël et de soutenir le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), notamment dans le domaine des technologies vertes et des énergies renouvelables. Il ne peut y avoir de justice climatique sans démanteler la colonie sioniste d’Israël et renverser les régimes réactionnaires des pays du Golfe. La Palestine est en première ligne sur le front international contre le colonialisme, l’impérialisme, le capitalisme fossile et la suprématie blanche. C’est pourquoi les mouvements pour la justice climatique et les organisations antiracistes et anti-impérialistes doivent soutenir la lutte de libération, et défendre le droit des Palestinien·nes à résister par tous les moyens nécessaires.

Résistance et éco-soumoud

Face au cataclysme qu’elle subit, la population palestinienne continue de résister et de nous inspirer jour après jour par son soumoud (détermination, fermeté). Ce terme a de multiples significations. La chercheuse et militante palestinienne Manal Shqair le définit comme un ensemble de pratiques quotidiennes de résistance et d’adaptation aux difficultés de la vie quotidienne sous la domination coloniale imposée par Israël34. Le terme fait également référence à la persistance du peuple palestinien à demeurer sur ses terres, et à préserver son identité et sa culture face à la dépossession et aux discours qui présentent les colons juif·ves comme la seule population légitime de la région34.

En introduisant le concept d’éco-soumoud, qui renvoie aux actes quotidiens de ténacité des Palestinien·nes qui emploient des moyens écologiques ancrés dans la terre afin de maintenir un lien profond avec celle-ci, les travaux de Manal Shqair nous permettent d’approfondir notre compréhension de la persévérance du peuple palestinien. Cette notion englobe les savoirs autochtones, les valeurs culturelles et les pratiques quotidiennes que les Palestinien·nes mettent en œuvre pour résister à la rupture violente de leur lien avec la terre. L’éco-soumoud repose sur l’idée que les seules réponses viables aux crises écologique et climatique sont celles qui soutiennent la quête de justice, de souveraineté et d’autodétermination du peuple palestinien, en mettant fin au régime israélien d’occupation et d’apartheid qui, en tant que colonie de peuplement, doit être démantelé. La pratique de l’éco-soumoud est ancrée dans la foi qu’il est possible de vaincre le colonialisme israélien, et véhicule l’aspiration inébranlable des populations colonisées à être elles-mêmes maîtresses de leur destin.

La résistance héroïque dont font preuve les Palestinien·nes, qui s’exprime à travers la notion d’éco-soumoud et par un profond attachement à la terre, est une source d’inspiration pour les mouvements progressistes du monde entier, en lutte pour un monde plus juste face à des désastres qui s’accumulent. Pour conclure ce chapitre, on peut citer l’écomarxiste Andreas Malm, qui établit un parallèle poignant entre la résistance du peuple palestinien et la lutte contre le réchauffement climatique :

« Qu’est-ce que le front climatique peut apprendre de la résistance palestinienne ? Que même lorsque la catastrophe est intégrale, implacable et ininterrompue, nous continuons à résister. Même lorsqu’il est trop tard, lorsque tout a été perdu, lorsque les terres ont été saccagées, nous sortons des décombres et nous nous battons. Nous ne cédons pas, nous ne nous rendons pas, nous n’abandonnons pas, car les Palestinien·nes ne meurent pas. Les Palestinien·nes ne seront jamais vaincu·es. Une armée puissante est perdante si elle ne gagne pas, mais une armée de résistance faible est gagnante tant qu’elle ne perd pas. J’espère que la guerre en cours à Gaza se terminera avec une résistance intacte, ce qui serait une victoire. La pérennité de la résistance palestinienne serait en soi une victoire, car nous continuerons à nous battre, quels que soient les désastres que vous déversez sur nous. C’est une source d’inspiration pour le front de lutte contre le changement climatique. En cela, les Palestinien·nes ne se battent pas seulement pour eux-mêmes. Ils et elles se battent pour l’humanité toute entière, pour l’idée d’une humanité qui résiste aux catastrophes, quelle qu’en soient les formes, et qui continue à se battre malgré la supériorité écrasante de ses adversaires. Je pense qu’il y a toutes sortes de raisons d’être solidaire de la résistance palestinienne, pour son propre bien, mais aussi pour le nôtre.35 »

La tâche qui nous attend est très difficile mais, pour répondre à l’appel formulé par Frantz Fanon, nous devons, dans une relative obscurité, découvrir notre mission, la remplir et ne pas la trahir36.


Illustration principale : ©Fourate Chahal El Rekaby.

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Notes

  1. Davis, D.K. « Imperialism, orientalism, and the environment in the Middle East : history, policy, power and practice », dans Davis et Edmund Burke (eds.), Environmental Imaginaries of the Middle East and North Africa, Athènes (Ohio), Ohio University Press, 2011.
  2. Galai, Y. « Narratives of redemption : “The international meaning of afforestation in the Israeli Negev” », International Political Sociology 11, n° 3 : 273-291, 2017.
  3. Sasa, G. « Oppressive pines : Uprooting Israeli green colonialism and implanting Palestinian A’wna », Politics, 43(2), 219-235, 2022.
  4. « Rehabilitation of the Hula Valley », Water for Israel, KKL-JNF.
  5. Zeitoun, M. et Dajani, M. « Israel is hoarding the Jordan River – it’s time to share it », The Conversation, 19 décembre 2019.
  6. Grassroots Palestinian Anti-Apartheid Wall Campaign (2025), « Weaponizing Water For Israel’s Genocide, Apartheid and Ethnic Cleansing ».
  7. Amnesty International, « L’occupation de l’eau », 2017.
  8. Molavi, S. C. Environmental Warfare in Gaza : Colonial Violence and New Landscapes of Resistance, Londres, Pluto, 2024.
  9. Whyte, K. « Settler Colonialism, Ecology, and Environmental Injustice », Environment and Society, 9, 1 (septembre) : 135, 2018.
  10. Molavi, op. cit.
  11. Tippmann, R. et Baroni, L. « ClimaSouth Technical Paper N.2. The Economics of Climate Change in Palestine », 2017.
  12. Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Programme d’assistance au peuple palestinien, Stratégie d’adaptation au changement climatique et programme d’action pour l’Autorité palestinienne, 2010.
  13. Agha, Z. « Climate Change, the Occupation, and a Vulnerable Palestine », Al-Shabaka, 26 mars 2019.
  14. Dajani, M. « Challenging Israel’s Climate Apartheid in Palestine », Al-Shabaka, 30 janvier 2022.
  15. B’Tselem, « Parched : Israel’s policy of water deprivation in the West Bank », mai 2023.
  16. Voir la page des Nations Unies relative à l’accès à l’eau.
  17. The Applied Research Institute – Jérusalem (ARIJ), « Water resource allocations in the Occupied Palestinian Territory : Responding to Israeli claims », juin 2012.
  18. Lazarou, E. « L’eau et le conflit israélo-palestinien », Service de recherche parlementaire européen, 2016. https://www.europarl.europa.eu/
  19. Kubovich, Y. « Polluted Water Leading Cause of Child Mortality in Gaza, Study Finds », Haaretz, 16 octobre 2018.
  20. « Moins de 7 % des niveaux d’eau d’avant-guerre sont disponibles à Rafah et dans le nord de Gaza, aggravant une catastrophe sanitaire », Oxfam France, février 2025.
  21. Cette partie s’inspire dans une large mesure des travaux de Manal Shqair. Pour aller plus loin, voir Shqair, M. « L’éco-normalisation israélo-arabe : Écoblanchiment des colonies de peuplement en Palestine et dans le Jawlan », Transnational Institute, 2023.
  22. Forensic Architecture, « Herbicidal warfare in Gaza », 19 juillet 2019.
  23. Gisha, « Closing In : Life and Death in Gaza’s Access Restricted Areas », 2019.
  24. Al Mezan Center for Human Rights, « Effects of Aerial Spraying on farmlands in the Gaza Strip », 2018 (document pdf).
  25. Forensic Architecture, « A Cartography of Genocide : Israel’s Conduct in Gaza since October 2023 », 25 octobre 2024.
  26. Ahmed, K., Gayle, D. et Mousa, A. « « Ecocide in Gaza » : does scale of environmental destruction amount to a war crime ? », The Guardian, 29 mars 2024.
  27. Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), « Environmental legacy of Explosive weapons in Populated Areas », 5 novembre 2021.
  28. Al Jazeera, « Clearing Gaza rubble could take 15 years, UN agency says », 15 juillet 2024.
  29. Ahmed, op. Cit
  30. Gouvernement de Colombie, « President Petro : The unleashing of genocide and barbarism on the Palestinian people is what awaits the exodus of the peoples of the South unleashed by the climate crisis », 1er décembre 2023.
  31. Mallinder, L. « “Elephant in the room” : The US military’s devastating carbon footprint », Al Jazeera, 12 décembre 2023.
  32. Neimark, B., Bigger, P., Otu-Larbi, F., et Larbi, R., « A Multitemporal Snapshot of Greenhouse Gas Emissions from the Israel-Gaza Conflict », 5 janvier 2024.
  33. BP, BP Statistical Review of World Energy 2022, 71st Edition, 2022 (document pdf).
  34. Shqair, op. cit. ; Johansson, A. et Vinthagen, S. Conceptualizing Everyday Resistance : A Transdisciplinary Approach, New York, Routledge, 2020 : 149-152.
  35. Extrait d’une conférence donnée par Andreas Malm à l’Université de Stockholm le 7 décembre 2023, intitulée « On Palestinian and Other Resistance In Times of Catastrophe ».
  36. Fanon, F. Les damnés de la terre, Éditions Maspero, Paris, 1961.

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19.07.2025 à 11:27

Depuis le delta du Pô, regarder en face la crise climatique

Un groupe d'amis du Delta

De l'assèchement à la submersion, il n'y a souvent qu'une brève parenthèse. Dans ce texte mosaïque, un collectif de chercheurs et d'écrivains italiens enquête sur la manière dont le changement climatique et la montée du niveau de la mer bouleverse un territoire, le Delta du Pô, dont l'histoire récente est intimement liée à la gestion industrielle de ses eaux.

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Texte intégral (12320 mots)
Temps de lecture : 23 minutes

Ce texte a été distribué pour la première fois, sous la forme d’une brochure le 31 octobre 2024, à la Factory Grisù de Ferrare, lors de la première présentation du roman Gli uomini pesce par Wu Ming 1 (Einaudi, 2024). La diffusion du document s’est poursuivie en novembre, à l’occasion d’autres événements dans la Basso Ferrarese1, dans la Polésine et au nord de Bologne. Il a été publié pour la première fois en ligne sur le site Giap et nous espérons qu’il voyagera, qu’il provoquera des discussions et qu’il sollicitera des commentaires dans d’autres territoires.

Il a été écrit par un groupe informel et pluridisciplinaire et il est le premier fruit de deux années de discussions, de lectures partagées et surtout d’errances dans les territoires décrits ici.

Bonne lecture, bonnes déambulations.


Ce texte a été écrit par Sandro Abruzzese (enseignant et écrivain) ; Marco Belli (enseignant, écrivain et photographe, directeur artistique de l’Elba Book Festival) ; Davide Carnevale (enseignant-chercheur en anthropologie visuelle, Université de Ferrare) ; Cassandra Fontana (chercheuse en études urbaines, Université de Florence) ; Sergio Fortini (architecte-urbaniste, cofondateur de Metropoli di Paesaggio) ; Marco Manfredi (comédien, vagabond, spécialiste des relations entre cinéma, récits et territoire) ; Michele Nani (historien, chercheur au CNR — Ferrare) ; Giuseppe Scandurra (anthropologue, Université de Ferrare) et Wu Ming 1 (écrivain et essayiste, originaire du Basso Ferrarese).

La présente traduction de l’italien a été réalisée par Michele Nani et Niccolò Mignemi.


Carte du delta du Pô, réalisée par les auteur·es. Pour visualiser la situation de l’Italie nord-orientale en 2100 avec la mer Adriatique plus élevée d’un mètre par rapport au niveau actuel, voir le projet interactif élaboré par l’artiste Alex Tingle depuis 2006.

On raconte qu’au siècle dernier, dans les mines de charbon de diverses régions du monde, face au danger du grisou et en l’absence de systèmes de ventilation, les mineurs emportaient avec eux un canari en cage. Beaucoup plus petit et donc plus sensible au gaz, le canari commençait à agoniser bien avant que les mineurs ne ressentent les effets de ce qu’ils inhalaient. Lorsque l’oiseau commençait à suffoquer, c’était le signe qu’il fallait évacuer la mine.

D’où la métaphore bien connue du « canari dans la mine », également utilisée par le météorologue Luca Mercalli lors d’une conférence donnée il y a quelques années dans un centre du Basso Ferrarese2. Le Delta est le canari, c’est-à-dire la zone la plus exposée, celle qu’il faut regarder pour mieux comprendre les effets du changement climatique.

Dans le Delta

1. Par Delta du Pô, on entend ici…

Par Delta du Pô, nous entendons le delta historique, ou Delta grande, c’est-à-dire l’espace géographique façonné au fil des siècles par les crues et les débordements du fleuve et par le déplacement progressif de son bras principal vers le nord.

Le Delta grande est un ensemble de lits où le fleuve coule encore, d’autres — souvent invisibles à l’œil nu — qu’il a abandonnés et d’autres encore qui sont devenus artificiels, c’est-à-dire transformés en canaux, comme ce fut le cas pour la branche du Pô de Volano.

Le Delta grande n’a pas de frontières nettes, mais il comprend certainement la partie orientale de la zone de la Polésine de Rovigo, la partie orientale de la province de Ferrare et une partie du territoire de Ravenne. Le long de la côte, il s’étend de la limite nord de la municipalité de Rosolina — le dernier tronçon du fleuve Adige — à la limite sud de la municipalité de Cervia. Près d’un million de personnes vivent dans cette zone, en ne comptant que les résidents.

Le Delta est une région géo-historique, géo-économique et géo-culturelle aux caractéristiques propres. Il se distingue par la présence de zones humides résiduelles — qui ont échappé aux travaux d’assèchement et drainage — ainsi que par des risques hydrauliques propres et par sa morphologie de plaine ininterrompue, différente du reste de l’Italie, pays composé en grande partie de montagnes et de collines3.

2. Des impasses communes

Les territoires du Delta ont des histoires et des problèmes similaires. Ils ont également en commun d’avoir emprunté des voies sans issue, d’avoir misé sur des modèles de développement local qu’il convient aujourd’hui de repenser : le tourisme balnéaire de masse, une certaine agriculture intensive, un certain développement industriel. Certains modèles se sont avérés depuis longtemps des échecs, et les territoires les ont payés par l’émigration et le dépeuplement ; d’autres ont généré des retombées économiques pendant quelques décennies, mais se révèlent aujourd’hui insoutenables, voire catastrophiques.

C’est le cas de la basse vallée du Pô qui, à partir du XIXe siècle, est passée de zone humide à une vaste étendue de terres cultivables. Un processus qui ne peut jamais être considéré comme achevé, mais reste ouvert et toujours réversible, ce qui rend la zone du Delta particulièrement fragile à divers égards, aussi bien environnementaux que sociaux.

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3. Dans la terre de la bonifica

Nous avons grandi, nous nous sommes installés ou nous travaillons aujourd’hui sur des terres transformées par la bonifica4. Nous avons vécu ou nous sommes passés tous les jours devant les stations de drainage et les autres technologies de gestion des eaux, mais pendant longtemps nous n’y avons pas prêté attention, pendant longtemps nous avons tenu pour acquise cette utilisation des terres, ce complexe « territoire-machine », pour citer la géographe Federica Letizia Cavallo5.

Cette terre, la partie émergée, le paysage de la basse plaine, était pour nous une évidence alors que nous vivions dans une parenthèse entre des terres qui ont été submergées et qui, mutatis mutandis, le seront à nouveau.

Pompe de drainage à Bellombra (Adria, 2017) · Marco Belli
Pompe de drainage à Bellombra (Adria, 2017) · Marco Belli

4. Les parenthèses s’ouvrent et se referment

En rapportant chaque durée à celle de notre vie, nous percevons comme anciens des phénomènes qui, en fait, ne se sont manifestés que récemment, peut-être peu avant notre naissance. Pour les mêmes raisons, nous tenons ces phénomènes comme acquis et percevons les processus dont ils dépendent comme achevés, définitifs, alors qu’ils sont toujours en cours et plus ouverts que jamais.

Depuis le siècle dernier, l’idée d’une temporalité unique et linéaire a été remise en cause dans tous les domaines de la connaissance. Elle ne survit que dans l’idée de développement qui anime les politiques économiques. Mais les temporalités sont multiples, les parenthèses s’ouvrent et se referment, elles se situent à l’intérieur ou à côté d’autres parenthèses. L’histoire du monde est une coprésence de temporalités.

5. On ne comprend pas vraiment la bonifica si…

On ne comprend pas vraiment la bonifica, dans ses différentes phases, et l’héritage qu’elle nous a laissé, si nous ne tenons pas compte de ses contradictions internes, de la façon dont elle s’est imposée, des résistances qu’elle a dû abattre et de celles qui l’ont arrêtée au fur et à mesure que la situation et les sensibilités évoluaient.

Dans les discours actuels sur la bonifica, une erreur de raisonnement connue sous le nom de biais des survivants opère : pour évaluer une situation, on ne considère que les éléments résultants d’un processus de sélection ; cependant, ces éléments ne véhiculent pas nécessairement plus d’informations par rapport à ceux qui n’ont pas survécu. Ce qui a été occulté, et qui est resté longtemps en dehors de la représentation dominante, il est aussi bien un objet de recherche historique et un vecteur de savoir. Une fois sorties de l’oubli, ces histoires nous parlent, enrichissent notre connaissance et notre capacité de transformer le réel.

Au XIXe siècle, le Delta et, plus en général, la partie nord-orientale de l’Italie connurent une résistance populaire à la bonifica qui effaçait brutalement les biens communaux, les droits collectifs et les économies locales, en faisant éclater les communautés. Grâce à l’historien Piero Brunello, nous connaissons désormais les luttes contre la bonifica – menées entre 1853 et 1861 – dans les valli6 de Cona et de Cavarzere, deux communes aujourd’hui situées dans la ville métropolitaine de Venise7. Nous pouvons également citer l’opposition d’une partie de la population de Massa Fiscaglia, dans le territoire du Basso Ferrarese, à la bonifica de la valle Volta, une lutte menée par tous les moyens et qui a duré de 1874 à 18808.

D’autres batailles, conduites cette fois-ci par des associations de protection de l’environnement et du territoire comme Italia Nostra, furent menées exactement cent ans plus tard, au milieu des années 1970, dans le Delta de Ferrare, lorsqu’il apparut distinctement que l’Ente Delta Padano9 était en mode pilote automatique, avec l’intention d’assécher toutes les zones humides encore existantes, en premier lieu les valli de Comacchio, au nom de modèles de développement qui commençaient à montrer des signes d’essoufflement. Le changement de perception et la prise de conscience fut un facteur déterminant, au point que la dernière vague prévue de bonifica n’eut finalement pas lieu10.

6. Des connaissances « augmentées »

Cette connaissance « augmentée » s’enrichit de ce qui n’était pas connu à l’époque et qui est aujourd’hui un fait acquis : les zones humides font partie des écosystèmes qui stockent le mieux le dioxyde de carbone : un marais en séquestre cinq fois plus qu’une forêt. Les zones humides ne couvrent que 1% de la surface de la planète, mais elles captent cinq-cents fois plus de CO2 que les océans11.

Rétrospectivement, l’assèchement des marais et des valli dolci et salse12 a contribué à accélérer le réchauffement climatique. Cette prise de conscience, parmi tant d’autres aujourd’hui indispensables, suggère la nécessité d’étudier les expériences de restauration des zones humides dans le territoire du Delta du Pô comme ailleurs dans le monde, afin de façonner les pratiques d’intervention futures.

7. Une autre parenthèse : vivre sur le littoral

La « littoralisation » de la population, un phénomène qui s’est surtout produit au XXsiècle, est également une parenthèse. Aujourd’hui, nous constatons que le niveau de la mer monte, et sa montée est un problème car le phénomène touche aussi les agglomérations, parfois densément peuplées. Il fut un temps où, à l’exception de quelques villes portuaires, les côtes étaient vierges de toute présence humaine : à l’époque, nous n’aurions pas remarqué la montée, alors qu’aujourd’hui cette parenthèse des côtes peuplées risque de prendre fin de manière catastrophique.

Tempête à Portogaribaldi (1964) · Archives historiques de la municipalité de Ferrare, Centro di Documentazione Storica – Centro Etnografico Ferrarese, Archivio fotografico, n° 12228 (Nous remercions l’administration municipale de Ferrare pour l’accord à la publication).

8. Poubellocène

Nous devons à l’historien de l’environnement Marco Armiero le concept de poubellocène13, pour signifier non seulement l’ère de l’immense accumulation d’ordures, mais aussi l’ère centrée sur les déchets, comprise comme des relations d’exclusion, au sein desquelles certaines communautés et localités sont désignées comme susceptibles d’être sacrifiées. Sur ces communautés sont déversés, souvent littéralement, les « coûts externes » du développement, c’est-à-dire la pollution, les résidus toxiques, les marchandises qui ont atteint la fin de leur cycle de vie et deviennent des déchets.

Par sa nature et sa situation, le Delta est aujourd’hui l’avant-dernier réceptacle — le dernier étant la mer Adriatique — des coûts externes du développement dans la plaine du Pô. Il l’est matériellement, parce que le Pô et d’autres cours d’eau rejoignent la mer remplis de pollutions industrielles et agro-industrielles, et culturellement, parce qu’il est l’expression d’une Italie mineure et subalterne.

Dans l’histoire de l’Italie, les pouvoirs publics ont essayé de faire de la plaine du Pô la zone industrielle par excellence. Pour atteindre ces résultats, des millions de personnes ont été poussées à émigrer, d’abord des zones internes du Nord lui-même, puis du Mezzogiorno, exacerbant les déséquilibres déjà existants entre le Nord et le Sud de l’Italie, enfin depuis l’Europe de l’Est et le Sud du monde.

Aujourd’hui, le territoire paie pour ces choix et doit faire face à des politiques économiques qui l’ont dévasté et à des concentrations méphitiques de particules. La plaine du Pô est de loin la zone la plus polluée d’Europe occidentale et l’une des plus polluées de tout le continent14. C’est la zone qui compte le plus grand nombre de décès prématurés causés par des concentrations excessives d’ozone, de NO2 (dioxyde d’azote) et de PM2,5 (particules)15. C’est de loin la zone la plus bétonnée du pays16.

   La rive droite du Pô regarde vers la rive gauche (2021) · Marco Belli

Le Basso Ferrarese

9. Une focalisation territoriale précise

Une focalisation territoriale précise est nécessaire pour penser et agir dans un lieu donné. En même temps, cet effort centripète n’a de sens que s’il a aussi des effets centrifuges. Il s’agit de commencer par le Basso Ferrarese et, en même temps, élargir le champ d’action à l’ensemble du Delta du Pô et au-delà.

Le Basso Ferrarese va du chef-lieu de la province à la mer et se situe entre deux fleuves : le Pô au nord et le Reno au sud. Le Pô et le Reno sont des frontières ouvertes : revenons à la conception des fleuves tels qu’ils étaient autrefois : des lieux de passage et d’échange.

10. Le territoire avec les sols les moins artificialisés

La grande anomalie du Basso Ferrarese, une anomalie qui peut aujourd’hui être tournée à son avantage, est que pour diverses raisons — non pas du fait des vertus de ses administrateurs, mais de dynamiques historiques complexes — il est resté le territoire avec les sols les moins artificialisés de toute la plaine du Pô, exception faite bien sûr de la blessure des Lidi, ce littoral marqué par la présence d’établissements balnéaires, où la spéculation immobilière a commencé dans les années 1960 et s’est accélérée à partir des années 1980.

11. « Rien à voir » ?

Celui du Basso Ferrarese est un paysage en large partie « aménagé », construit par la bonifica. À un premier regard, il peut paraître parfaitement plat et vide, dépourvu de tout signe particulier, de ce que le géographe Eugenio Turri appelait des « iconèmes17 ».

« Il n’y a rien à voir », tel est le cliché que nous entendons renverser grâce à nos pérégrinations car c’est au fil des regards que ce territoire surprend, se révélant plein de détails, marqué par des lignes, subtilement entaillé par des dénivelés (berges, bassins de valli asséchées, anciens lits de fleuves), des réalités cachées et des « zones d’incertitude ». Et les iconèmes sont nombreux, à partir des artefacts de la bonifica jusqu’aux maisons abandonnées dont la province est aujourd’hui remplie.

En outre, les espaces naturels et protégés couvrent 13 % du territoire de la province. Ils sont pour la plupart des zones humides qui ont survécu à la fièvre du drainage.

Mais il ne faut pas oublier non plus certains interstices le long du grand fleuve, des interzones sans juridiction où l’on ne sait pas ce qui se trame, des lieux où des communautés inattendues s’arrêtent et s’installent.

12. Dépaysements

L’émigration, la raréfaction sociale qui en résulte et la perte de sens de l’habiter ont créé une sens de dépaysement. En un mot, celles et ceux qui vivent dans ces landes ne connaissent plus le territoire. Il est nécessaire de le re-connaître car, même sans en être pleinement conscient, on se sent dépossédé.

Territoires en marge, territoires inexprimés

13. Sans voix

Le Delta du Pô est un territoire marginal, un territoire inexprimé. Les territoires en marge sont des espaces subalternes — économiquement, socialement, culturellement — au monde urbain et aux imaginaires métropolitains, à une seule et unique idée de la modernité. Subalternes, donc incapables — reprenons ici une catégorie du sociologue Franco Cassano — d’être des sujets de pensée. Ces territoires ont du mal à trouver leur propre voix malgré leurs spécificités et leurs particularités, au point que leur avenir reste inexprimé.

Dans ces régions, les dysfonctionnements de la modernité ne trouvent pas leur explication dans des raisons structurelles, mais plutôt dans des stéréotypes et des préjugés. Il en résulte des complexes d’infériorité et des pulsions à l’émulation : des villes et de la civilisation technologique, on emprunte l’amour du pouvoir et de tous les signes de « réussite ». Des zones de prospérité économique, on tire des modèles prétendument « exportables » : l’histoire des Lidi Ferraresi, reproduction maladroite et tardive d’un modèle de tourisme à fort impact environnemental, en est un exemple18.

Faute de pouvoir répondre à l’imaginaire médiatique, à une représentation unidimensionnelle du monde et aux attentes des jeunes générations, les territoires en marge sont frappés par le dépeuplement, l’abandon, les dépressions, l’anomie. Ils subissent des processus et des projets d’en haut et troquent la chimère de l’emploi contre la pollution, contre les grands chantiers, éventuellement contre le fait de devenir un dépôt pour les déchets dangereux. En Italie, les territoires marginaux se trouvent dans les Apennins, dans les Alpes, sur les îles, le long des frontières, dans les basses terres déprimées.

14. L’attente perpétuelle de pseudo-solutions

Dans la crise climatique, les territoires en marge se trouvent ébranlés et abasourdis. Ils subissent les conséquences immédiates de cette crise, alors que leur situation de départ est déjà défavorisée. Ils sont victimes de modèles hétéronymes. Influencés par de lourdes interdépendances, ils ne peuvent pas s’exprimer en tant que sujets capables d’une pensée autonome. Ils n’ont droit qu’à attendre des solutions venues de l’extérieur, toujours pensées comme des techno-raccommodages.

Lidodelle Nazioni (Comacchio, 2019) · Marco Belli
Lido delle Nazioni (Comacchio, 2019) · Marco Belli

Ce qui arrive

15. Le retour de la mer

Toute la côte occidentale de la Haute Adriatique et les plaines de son arrière-pays sont des territoires en équilibre face à l’aggravation de la crise climatique. Un nombre croissant d’études confirment qu’au cours du XXIsiècle, l’élévation du niveau de la mer Adriatique (eustatisme) — combinée à l’affaissement de la surface terrestre et à d’autres phénomènes en cours — dévastera toute la région, des Marches jusqu’au golfe de Trieste.

16. Les barrages et le vénitiano-centrisme

Pendant des décennies, le discours public national s’est concentré sur Venise, un lieu emblématique en matière de montée des eaux.

Certains espèrent qu’avec les barrages mobiles du MOSE (Modulo Sperimentale Elettromeccanico), le problème sera en grande partie résolu. Mais les prémisses même de cette approche sont biaisées par ce qu’Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme technologique », avec la suppression des symptômes sans diagnostiquer le mal, c’est-à-dire l’illusion que les effets peuvent être atténués sans intervenir sur les causes19.

En outre, le débat sur le MOSE a toujours été « Venise-centré », comme si la lagune de Venise ne faisait pas partie d’un système beaucoup plus vaste de zones humides et de territoires en équilibre entre la terre et l’eau. Au contraire, si Venise a une valeur, c’est en tant que synecdoque, en tant que partie d’un tout. Au nord et au sud de la ville, sur plus de trois cents kilomètres de littoral, le territoire risque de subir le même sort. La différence est qu’il court ce risque dans le silence et l’inconscience générale. Et à quoi va servir le MOSE si l’eau entre et se répand tout autour ?

17. Au-delà du chiffre rond

Les estimations vont de +80 à +140 centimètres de montée de la mer Adriatique d’ici 210020. Des cartes topographiques ad hoc montrent la situation hypothétique cette année-là : le littoral actuel a disparu, l’eau a pénétré dans l’arrière-pays, elle a même gagné — dans certaines régions, comme les provinces de Ferrare et de Rovigo (la Polésine) — des dizaines de kilomètres21.

Le chiffre rond de 2100 contribue à produire un instantané, au sens multiple du terme : une secousse soudaine, un pas en avant rapide dans la perception du problème et un instantané d’un moment dans le temps qui permet une vue d’ensemble ; dans le même temps, il détourne l’attention du fait que ces processus sont déjà en cours et se poursuivront même après cette date.

18. Les conséquences

Abandon des agglomérations côtières et de l’arrière-pays proche. Migrations climatiques vers d’autres régions d’Italie ou vers l’étranger. Perte de milliers d’hectares de terres agricoles. Perte de nappes d’eau potable. Destruction des écosystèmes d’eau douce et des zones naturelles et protégées, telles que les deux parcs régionaux du Delta du Pô, la lagune de Venise, les lagunes de Marano et de Grado, etc. Un changement climatique radical.

19. Il ne s’agit pas seulement d’eau

Il est important de garder à l’esprit qu’on ne parle pas d’« eau », mais de boues toxiques et contaminées. Le littoral de l’Adriatique-nord est densément urbanisé et industrialisé. Avec la montée des eaux, la mer pénètrerait dans des zones bâties, elle ferait donc voler en éclats les égouts, elle entraînerait des déchets, des produits chimiques, des carburants, des plastiques de toute sorte, des carcasses d’animaux, comme elle l’a déjà fait en 2023 et en 2024. Ce que l’on a vu à Conselice, bourg de la Romagne submergé pendant des semaines par la boue chargée de toutes sortes de poisons et de cocktails bactériologiques, sera amplifié de plusieurs ordres de grandeur.

La crue la plus impétueuse d’un cours d’eau des Apennins n’est rien comparée à la masse d’eau d’une mer : non seulement la pollution de l’Adriatique augmenterait de façon exponentielle, mais elle créerait des « grands Conselice », de vastes zones « amphibies » emprisonnées dans la boue, dont les miasmes se propageraient sur plusieurs kilomètres alentour.

20. En attendant…

C’est le scénario envisagé en l’absence totale d’action. En attendant, la montée des eaux est déjà en cours et considérée, dans une large mesure, comme inéluctable. Elle est déjà en train de se produire.

Delta (2022) · Marco Belli

Ce qui se passe déjà

21. Les avant-gardes de l’avancée de la mer

Biseau salé, orages de plus en plus intenses et tempêtes de mer sont les signes avant-coureurs de la mer qui avance, et les manifestations de la crise climatique elle-même.

I. Biseau salé : en période de sécheresse, les rivières s’affaiblissent, la mer remonte les cours d’eau et les remplit de sel, avec de graves répercussions sur les écosystèmes, l’agriculture et les nappes d’eau potable.

II. Tempêtes, souvent de type downburst, fréquemment confondues avec les tornades. Leur intensité et leur fréquence accrues sont un symptôme du nouveau climat. L’Adriatique devient plus chaude : au cours de l’été 2024, elle a atteint plusieurs fois 30°C. Cela augmente l’évaporation et l’humidité dans l’atmosphère. Lorsque des courants plus froids arrivent, leur impact sur l’air chaud et humide libère de grandes quantités d’énergie et provoque de violentes précipitations. C’est ce que les médias italiens appellent les bombe d’acqua (bombes d’eau).

III. Affaissement et érosion des côtes : alors que le sol continue de s’affaisser en raison d’une combinaison de causes naturelles et anthropiques, l’artificialisation des sols et l’impact du tourisme intensif érodent le littoral, qui est de plus en plus vulnérable aux tempêtes de mer et à d’autres événements « extrêmes », qui en réalité sont désormais récurrents et font partie d’une nouvelle « normalité ».

22. Les « infos » sont un problème

Les médias « décomposent » la crise climatique en unités isolées, en épisodes distincts appelés « nouvelles » mais bénéficiant d’une attention et d’un accent inégal. Par exemple, la sécheresse et les bombe d’acqua sont des moments d’un même phénomène, appelé whiplash effect ou effet coup de fouet, mais la première attire moins l’attention que les secondes.

La sécheresse menace notre avenir de manière différée, des reportages lui sont consacrés avec des images de rivières asséchées, mais elle ne crève pas l’écran, surtout en ville, loin des lieux de production de la nourriture et des écosystèmes en souffrance. Tant que l’eau sort du robinet à la maison, le problème n’est pas suffisamment perçu.

Les tempêtes et les inondations, en revanche, nous touchent immédiatement et directement. Leurs effets sont visibles et tangibles, de sorte que leur couverture médiatique met en avant la dimension choquante, émotionnelle, sensationnaliste et généralement déconnectée de la sécheresse. Cette séparation nous empêche de saisir le lien intime entre les deux phénomènes et la totalité du processus.

Mezzano (2021) · Marco Belli

23. Il ne faut pas défendre le territoire tel qu’il est aujourd’hui

Il n’est pas possible de faire face à ce qui se profile en prolongeant les mêmes logiques du présent. Ces logiques ont engendré la catastrophe, en s’appuyant sur des expédients éphémères et des escamotages technologiques. La crise climatique n’est pas un problème d’inadéquation technologique momentanée : c’est une crise sociale, le résultat d’un modèle socio-économique erroné, l’accumulation des contradictions dans le mode de production actuel.

La logique du raccommodage, du solutionnisme technologique pour défendre l’existant est totalement inadaptée.

La réponse la plus simple et la plus rapide à ce qui se profile sera d’installer des barrages et des vannes mobiles dans le style du MOSE, d’augmenter et de rendre plus puissantes les stations de pompage etc.

Tout cela vise à défendre le territoire tel qu’il est aujourd’hui. Mais « tel qu’il est aujourd’hui » est justement une partie du problème. Ce que nous dit la crise climatique, c’est que le territoire doit être radicalement repensé et transformé.

Une « fédération » de territoires inexprimés serait le sujet le plus qualifié pour une telle refonte, capable de dessiner une ligne d’horizon plausible pour intervenir.

24. L’inconscience

Dans les territoires qui subiront l’avancée de l’Adriatique d’ici 2100, la prise de conscience de la situation va de minime à inexistante. L’inadéquation des connaissances et de la perception face à la catastrophe climatique n’est certainement pas un problème uniquement local : il est planétaire. Mais dans les zones qui nous occupent, il présente des caractéristiques particulières.

25. Quatre mises au point

Nous sommes en train de raisonner et de formuler des hypothèses sur les modes d’intervention, en alternant quatre échelles différentes.

Territoires en marge → Zone nord-adriatique → Delta du Pô → Basso Ferrarese

Le Delta comme lieu d’expérimentation au cœur de la crise climatique (Notes)

26. Quand le Delta était une cause à défendre

Au début des années 1950, une nouvelle génération d’intellectuels et d’artistes de Ferrare et d’ailleurs décida de s’occuper du Delta et d’en faire un enjeu majeur dans le débat national. Ces personnalités firent du Delta leur « question méridionale22 ». En voyageant vers l’est, ils découvrirent leur « Sud », un territoire marginal situé à quelques dizaines de kilomètres de leur ville.

De cette mobilisation culturelle et politique, il demeure d’actualité l’intention de transformer la perception d’un territoire « en marge » en un lieu central d’analyse, de changement et de revanche sociale.

27. Soixante-dix ans plus tard

Soixante-dix ans plus tard, il est à nouveau nécessaire de remettre le delta du Pô au cœur des débats. Les conditions ont changé radicalement et nous en sommes conscients : dans les années 1950, derrière les intellectuels du Delta, il y avaient des partis de gauche, des forces syndicales et d’autres sujets collectifs proches du mouvement ouvrier et de la grande force représentée par la masse des braccianti. Derrière nous, à l’heure actuelle, il n’y a rien de comparable. Mais cela ne peut pas être un alibi.

28. Miser sur les spécificités du territoire : réinonder, naturaliser

Aujourd’hui, contrairement à hier, il ne s’agit certainement pas d’invoquer la bonifica. Au contraire, il faut aller à l’encontre de ce modèle : le territoire bénéficierait grandement — en termes de biodiversité, de capture de CO2, d’inauguration de différents modèles socio-environnementaux — d’un réalignement progressif et d’une renaturalisation contrôlée au moins dans les zones asséchées au cours de la seconde moitié du XXsiècle, comme les valli du Mezzano. Bien entendu, ces terres devraient d’abord devenir propriété publique ; ensuite, leur transformation devrait s’inspirer de la deuxième acception du verbe bonificare : « ramener un territoire fortement pollué à des conditions d’équilibre naturel » (Dictionnaire De Mauro de la langue italienne).

29. Décimenter, restaurer

Il est tout aussi urgent de décimenter le littoral afin d’éviter le scénario décrit au point 19. Dans les zones libérées du béton, les écosystèmes antérieurs devraient être restaurés autant que possible, ce qui signifie libérer les rares dunes qui subsistent de la pression de l’urbanisation et les reconstituer là où elles ont été rasées. C’est l’une des meilleures défenses contre la montée de la mer Adriatique.

Certains demandent : « Qu’en sera-t-il de l’économie des Lidi ? ». On peut leur répondre que les emplois dans le secteur du tourisme intensif — souvent précaires, surexploités, sous-payés, au noir — seront remplacés par de nouveaux emplois moins frustrants, ceux générés par un grand projet de réhabilitation et de réaménagement écologique du territoire, suivis d’un travail permanent d’entretien des écosystèmes : des activités en accord avec les caractéristiques spécifiques de ces lieux.

30. Ce ne sont que quelques exemples

Ce ne sont que quelques exemples de la manière dont on peut tirer parti des spécificités du territoire, de sa conformation et de son histoire, voire de sa fragilité, pour en faire un formidable lieu d’expérimentation au cœur de la crise climatique, même en termes d’aménagement du territoire.

31. Pas besoin d’escamotages

Cela n’a rien à voir avec le solutionnisme technologique. Ce que nous préfigurons, ce ne sont pas des « coup de génie », mais des solutions ouvertes, lentes, non orientées vers le profit. Surtout, elles partent de l’identification des causes sociales et politiques de la crise et se détournent des modèles suivis jusqu’à présent.

Scano Boa (Porto Tolle, 2022) · Marco Belli

32. Rapports de force

C’est une question de rapports de force. C’est précisément parce qu’ils se heurtent à l’existant que ces scénarios peuvent paraître inacceptables à la grande majorité des administrateurs et, surtout, aux dirigeants de nombreuses associations professionnelles. Il faut cependant rappeler que toutes les réformes sociales, même les plus banales aujourd’hui (école de masse ? retraites ? suffrage universel ?), sont nées de propositions à première vue subversives et utopiques.

33. Prolonger

Ces propositions, calibrées sur la partie émilienne-romagnole du Delta, peuvent être étendues, en les remodelant, à l’ensemble du Delta et à toute la zone nord-adriatique.

Cette façon de formuler les problèmes et de préfigurer des solutions peut être utile à celles et ceux qui agissent dans d’autres territoires en marge et non exprimés, en Italie et ailleurs dans le monde.

34. Faire pleuvoir à l’envers

Par une lutte consciente, les territoires en marge peuvent nous rendre une partie de ce que nous avons perdu : environnement, écologie des relations, durabilité des modes de vie. Dans un monde où tout nous tombe dessus d’en haut, agir dans les territoires en marge signifie la possibilité, pour citer le regretté écrivain, journaliste et activiste Luca Rastello, de faire pleuvoir à l’envers23. Ainsi, par exemple, le monde conçu comme une maison commune conduit à s’opposer à l’exclusion, la connaissance comme forme de participation à l’imposition technocratique, le soin de l’humain et de son environnement à la négligence néolibérale.

35. Un long voyage

Ce document se voudrait le premier étape d’un long parcours, à la fois multidisciplinaire et interstitiel, lancé pour générer des doutes avant même d’apporter des réponses, conscients qu’il n’est pas facile, d’un point de vue émotionnel, d’accepter l’urgence d’un changement aussi délicat qu’inéluctable.

Les modes de vie, les dynamiques de travail et les relations sociales sont destinés à se transformer : les communautés — à commencer par les plus marginales en apparence, qui sont en réalité des avant-postes conflictuels décisifs — doivent alors revendiquent leur centralité dans le processus pour gouverner et orienter l’inévitable changement de paradigme. Elles doivent endosser une responsabilité sociale et culturelle, fondement d’une société qui veut se penser comme « civile ».


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Notes

  1. Partie orientale de la province de Ferrare, située dans le territoire du Delta du Pô.
  2. Mercalli a donné une conférence dans le cadre de la 71e édition de la Fiera di Migliarino, en septembre 2018. On trouve également une référence au « canari d’alarme » dans Canzone della nocività de Paolo Ciarchi et Dario Fo, pour le spectacle Ordine ! Per DIo,ooo.ooo.ooo (1972).
  3. Les données de l’institut national de la statistique (ISTAT) sur les zones altimétriques, provenant des bureaux provinciaux de l’Agenzia del territorio (sur la base des plans cadastraux), indiquent que les collines et les montagnes occupent respectivement 42% et 35% du territoire, pour un total de 77% (ISTAT, Annuario statistico italiano, 2023, « Territorio », chapitre 1, p. 8).
  4. Le terme italien bonifica désigne ici l’assèchement des terres marécageuses (bonifica delle paludi), mais il signifie plus largement l’amélioration, la mise en valeur des sols pour les activités humaines (NDLR).
  5. Federica Letizia Cavallo, Terre, acque, macchine. Geografie della bonifica in Italia tra Ottocento Novecento, Diabasis, 2011.
  6. Dans le contexte de la plaine orientale du Pô, le terme italien valle (ou valli, au pluriel) ne désigne pas une vallée de montagne mais plutôt une « dépression marécageuse située près du delta d’un fleuve ou d’une lagune » (Grande dizionario della lingua italiana, v. 21, p. 640).
  7. Piero Brunello, Ribelli, questuanti e banditi: Proteste contadine in Veneto e in Friuli 1814-1866, Cierre edizioni, 2011 [1e éd. 1981].
  8. Alessandro Roveri, Dal sindacalismo rivoluzionario al fascismo. Capitalismo agrario e socialismo nel Ferrarese, 1870-1920, La Nuova Italia, 1972.
  9. Organisme créé sous le contrôle du ministère de l’Agriculture et des Forêts pour mettre en œuvre, dans le territoire du delta du Pô, la loi de 1950 qu’en Italie on appelle traditionnellement de « réforme agraire ».
  10. Aucune publication monographique sur cet épisode n’existe encore. Voir Giorgio Bassani, « Il litorale emiliano-romagnolo : Problemi e prospettive », Bollettino di Italia Nostra, XII, 75-76, septembre-octobre 1970, Associazione Italia Nostra, Rome, p. 27-29. Republié dans Giorgio Bassani, Italia da salvare. Gli anni della Presidenza di Italia nostra (1965-1980), Feltrinelli, 2018; Piero Dagradi et Bruno Menegatti, Ricerche geografiche sulle pianure orientali dell’Emilia Romagna, Pàtron, 1979.
  11. Données issues de : R. J. M. Temmink, L. P. M. Lamers, C. Angelini, T. J. Bouma, C. Fritz, J. Van De Koppel, R. Lexmond, M. Rietkerk, B. R. Silliman, H. Joosten et T. Van Der Heide, « Recovering wetland biogeomorphic feedbacks to restore the world’s biotic carbon hotspots », Science, 376(6593), eabn1479, 2022.
  12. Les valli se distinguaient par la qualité de leurs eaux : dans les dolci (douces), on cultivait le roseau ; dans les salse (salées, plutôt saumâtres et légèrement salées), on pratiquait la pisciculture.
  13. Marco Armiero, Poubellocène. Chroniques de l’ère des déchets, Lux Éditeur, 2024 (traduit depuis l’édition anglaise de 2021).
  14. Matthew Taylor et Pamela Duncan, « Revealed : almost everyone in Europe is breathing toxic air », The Guardian, 20 septembre 2023. « Eastern Europe is significantly worse than western Europe, apart from Italy, where more than a third of those living in the Po valley and surrounding areas in the north of the country breath air that is four times the WHO figure for the most dangerous airborne particulates ».
  15. Selon le rapport 2023 de l’Agence européenne pour l’environnement, environ 46 800 décès causés par les particules PM2,5 ont été enregistrés en Italie en 2021, dont 14 000 dans la seule plaine du Pô (89 pour cent mille habitants).
  16. La plaine du Pô s’étend précisément à l’intérieur des frontières administratives des quatre régions italiennes — la Lombardie, la Vénétie, le Piémont et l’Émilie-Romagne — les plus bétonnées d’après les rapports annuels de l’Istituto Superiore per la Protezione e la Ricerca Ambientale sur l’artificialisation des sols.
  17. Eugenio Turri, Semiologia del paesaggio italiano (1éd), Marsilio, 2014. Voir aussi son article dans l’ouvrage collectif Mimmo Jodice et Eugenio Turri (dir.), Gli iconemi. Storia e memoria del paesaggio, Electa, 2001.
  18. Carlo Cencini, « Il litorale ferrarese : dai Lidi al Parco del Delta », in Forme del territorio e modelli culturali in Emilia-Romagna : per una nuova geografia regionale, Lo Scarabeo, 1994.
  19. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, FYP Éditions, Limoges, 2014.
  20. F. Antonioli et al., « Sea-level rise and potential drowning of the Italian coastal plains : Flooding risk scenarios for 2100 », Quaternary Science Reviews, 158, 2017, p. 29-43.
  21. Il convient de rappeler que 44 % de la province de Ferrare se trouve en dessous du niveau de la mer.
  22. Voir la notice Wikipédia pour une présentation générale de la place de la question méridionale dans l’histoire italienne.
  23. Luca Rastello, Piove all’insù, Bollati Boringheri, 2017.

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16.07.2025 à 16:41

La montée du fascisme de la fin des temps

Naomi Klein · Astra Taylor

L'idéologie dominante de l'extrême droite est devenue un survivalisme monstrueux, destructeur et suprématiste, expliquent Naomi Klein et Astra Taylor dans un article récent devenu incontournable, dont Terrestres publie la traduction en français. Elles appellent à construire un mouvement suffisamment fort pour l'arrêter.

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Texte intégral (12410 mots)
Temps de lecture : 26 minutes

Traduction réalisée par Nicolas Haeringer de « The rise of end times fascism », un article de Naomi Klein et Astra Taylor paru dans The Guardian le 13 avril 2025.

La mouvance des cités-États privées n’en croit pas ses yeux1. Pendant des années, elle a défendu l’idée radicale que les ultra-riches, rétifs à l’impôt, devraient créer leurs propres fiefs high-techs – qu’il s’agisse de pays entièrement nouveaux sur des îles artificielles dans les eaux internationales (des « implantation maritimes ») ou de « villes libres » dédiées aux affaires, telles que Próspera, une communauté fermée adossée à un spa de l’ouest sauvage sur une île du Honduras2.

Pour autant, en dépit du soutien de figures majeures du capital-risque telles que Peter Thiel et Marc Andreessen, leurs rêves libertariens radicaux ne cessaient de s’enliser : il semble que la plupart des riches qui ont un peu d’estime d’eux-mêmes ne souhaitent en réalité pas vivre sur des plateformes pétrolières flottantes, même s’ils y paieraient moins d’impôts. Quand bien même Próspera serait un lieu de villégiature agréable, propice à des « améliorations » physiques3, son statut extra-national est actuellement contesté devant les tribunaux.

Ce réseau autrefois marginal se retrouve aujourd’hui brusquement à frapper à des portes grandes ouvertes, au cœur même du pouvoir mondial.

Le premier signe que la chance tournait remonte à 2023, quand Donald Trump, alors en pleine campagne, sortait de son chapeau l’idée d’organiser une compétition, qui déboucherait sur la création de dix « villes libres » sur des terres fédérales. À l’époque, ce ballon d’essai est passé inaperçu, noyé dans le déluge quotidien de déclarations outrancières. Mais depuis que le nouveau gouvernement a pris ses fonctions, ceux qui aspirent à créer de toutes pièces de nouveaux pays mènent une campagne de lobbying intense, déterminés à ce que l’engagement de Trump devienne réalité.

« À Washington, l’ambiance est vraiment électrique », s’est récemment enthousiasmé Trey Goff, le secrétaire général de Próspera, après s’être rendu au Capitole. La législation ouvrant la voie à de nombreuses cités-États privées devrait être finalisée d’ici la fin de l’année, affirmait-il alors.

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Inspirés par leur lecture tronquée du philosophe politique Albert Hirschman, des personnalités comme Goff, Thiel et l’investisseur et essayiste Balaji Srinivasan promeuvent ce qu’ils appellent « l’exit » – soit le principe selon lequel ceux qui peuvent se le permettre auraient le droit de se soustraire aux obligations de la citoyenneté, en particulier aux impôts et aux réglementations contraignantes. En remodelant et renouvelant les vieilles ambitions et les anciens privilèges des empires, ils rêvent de briser les gouvernements et de diviser le monde en havres hyper-capitalistes. Ceux-ci seraient dépourvus de démocratie, sous le contrôle exclusif des ultra-riches, protégés par des mercenaires privés, servis par des robots intelligents et financés par les cryptomonnaies.

On pourrait penser qu’il y une contradiction à ce que Trump, élu sur son programme-étendard « l’Amérique d’abord », accorde du crédit à cette vision de territoires souverains dirigés par des milliardaires rois divins. De fait, on a beaucoup parlé des luttes de pouvoir que mènent Steve Bannon, porte-parole du courant MAGA [Make America Great Again, ndt], fier populiste patriote, contre les milliardaires ralliés à Trump qu’il traite de « technoféodalistes » qui « n’ont rien à foutre de l’être humain » – et encore moins de l’État-nation. De fait, les conflits au sein de la coalition bancale et bizarroïde montée par Trump sont à l’évidence légion, et ont récemment culminé à propos des droits de douane4. Pourtant, les visions sous-jacentes ne sont pas forcément aussi incompatibles qu’elles n’en ont l’air.

Pour le dire crûment, les personnes les plus puissantes au monde se préparent pour la fin du monde, une fin dont elles accélèrent frénétiquement l’arrivée.

Le contingent des « aspirants créateurs de pays » envisage très clairement un avenir défini par les chocs, les pénuries et l’effondrement. Leurs domaines privés, ultra-modernes, ne sont rien d’autre que des capsules de sauvetage fortifiées, conçues pour qu’une petite élite puisse profiter de tout le luxe imaginable, et bénéficie de chaque opportunité d’optimisation humaine susceptible de leur offrir, ainsi qu’à leurs enfants, un avantage décisif dans un avenir de plus en plus barbare. Pour le dire crûment, les personnes les plus puissantes au monde se préparent pour la fin du monde, une fin dont elles accélèrent frénétiquement l’arrivée.

En soi, ce n’est guère différent de la vision, plus orientée vers les masses, de « nations forteresses », qui définit la droite dure partout dans le monde, de l’Italie à Israël en passant par l’Australie et les États-Unis. À l’ère des périls permanents, les mouvements ouvertement suprémacistes de ces pays veulent transformer ces États relativement prospères en bunkers armés. Des bunkers dont ils sont déterminés à brutalement expulser et emprisonner les êtres humains indésirables (même si cela passe par un confinement à durée indéterminée dans des colonies pénitentiaires extra-nationales, à l’instar de l’île de Manus5 ou de Guantánamo). Leurs promoteurs sont également sans pitié dans leur volonté de s’accaparer violemment les terres et les ressources (eau, énergie, minerais critiques) qu’ils estiment indispensables pour absorber les chocs à venir.

Pawel Czerwinski sur Unsplash.

Au moment où les élites de la Silicon Valley, autrefois laïques, découvrent Jésus, il est remarquable que ces deux visions l’État-privé à pass-priorité et la nation-bunker à marché de masse – partagent tant avec l’interprétation fondamentaliste Chrétienne de l’Enlèvement biblique, soit le moment où les fidèles sont censés être élevés au paradis, vers une cité dorée, tandis que les damnés seront abandonnés ici-bas, pour endurer la bataille apocalyptique finale.

Si nous voulons être à la hauteur de ce moment critique de l’histoire, nous devons admettre que nous ne faisons pas face à des adversaires similaires à ceux que nous connaissons. Nous faisons face au fascisme de la fin des temps.

Revenant sur son enfance sous Mussolini, le romancier et philosophe Umberto Eco notait dans un article célèbre que le fascisme souffre généralement d’un « complexe d’Armageddon » : une obsession à anéantir ses ennemis lors d’une grande bataille finale. Mais le fascisme européen des années 1930 et 1940 avait aussi un horizon : la vision d’un âge d’or à venir, après le bain de sang. Un âge qui, pour ses partisans, serait pacifique, champêtre et pur. Ce n’est plus le cas.

Si nous voulons être à la hauteur de ce moment critique de l’histoire, nous devons admettre que nous ne faisons pas face à des adversaires similaires à ceux que nous connaissons. Nous faisons face au fascisme de la fin des temps.

Conscients que notre époque est marquée par des risques existentiels réels – de la catastrophe climatique à la guerre nucléaire, en passant par l’explosion des inégalités et l’IA déréglementée – mais impliqués financièrement et idéologiquement dans l’aggravation de ces menaces, les mouvements d’extrême droite contemporains n’ont aucune vision crédible d’un avenir prometteur. L’électeur moyen ne se voit offrir que les réminiscences d’un passé révolu, aux côtés du plaisir sadique de la domination sur un ensemble toujours plus vaste de semblables déshumanisés.


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Ainsi de l’administration Trump, qui se voue à diffuser son flux ininterrompu de propagande (réelle ou générée par IA), dans le seul but de diffuser ces contenus obscènes. Les images de migrants pieds et poings liés embarqués dans des avions pour être expulsés, avec en fond sonore les bruits de chaînes et de menottes qui s’entrechoquent sont présentées par le compte X officiel de la Maison Blanche comme de l’« ASMR », soit un son conçu pour calmer le système nerveux. Ce même compte rapportait la détention de Mahmoud Khalil, un résident permanent américain impliqué dans le campement pro-palestinien de l’Université Columbia, avec ce commentaire extatique : « SHALOM, MAHMOUD ». Ou encore les nombreuses séances photos sadiques-chics de la secrétaire à la Sécurité intérieure Kristi Noem, qui pose tour à tour sur un cheval à la frontière américano-mexicaine, devant une cellule de prison bondée au Salvador ou brandissant une mitraillette lors de l’arrestation d’immigrants en Arizona.

Dans une époque où les catastrophes se multiplient, l’idéologie dominante de l’extrême droite a pris la forme d’un survivalisme monstrueux et suprémaciste.

Certes, ce constat est terrifiant par sa dureté. Mais il permet de dégager de puissantes perspectives pour la résistance. Parier à ce point-là contre l’avenir – tout miser sur le bunker – implique ni plus ni moins que de trahir nos devoirs envers les autres, envers les enfants que nous aimons, envers toute autre forme de vie avec laquelle nous avons la planète en partage. Ce système de croyance est intrinsèquement génocidaire, et il trahit les beautés et merveilles de ce monde. Nous sommes convaincues que plus les gens comprendront à quel point la droite a succombé à ce complexe d’Armageddon, plus ils et elles prendront conscience que tout est désormais remis en cause, et plus ils et elles seront prêt·es à résister.

Nos adversaires savent parfaitement que nous entrons dans une ère d’urgence, mais ils y répondent en optant pour des illusions aussi mortelles qu’égocentriques. Séduits par l’illusoire sécurité d’un apartheid bunkérisé, ils choisissent de laisser la Terre brûler. Notre tâche est donc de construire un mouvement aussi large que profond, aussi spirituel que politique, qui soit suffisamment puissant pour stopper ces traîtres irrationnels. Un mouvement enchâssé dans une indéfectible solidarité les unes envers les autres, au-delà de nos nombreuses différences et divergences, et envers cette planète aussi miraculeuse que singulière.

Nos adversaires savent parfaitement que nous entrons dans une ère d’urgence, mais ils choisissent de laisser la Terre brûler.

Il y a peu, seuls les fondamentalistes religieux saluaient avec enthousiasme les signes avant-coureurs de l’apocalypse, qui annonçaient l’Enlèvement tant attendu. Trump a désormais confié des rôles décisifs à des personnes qui adhèrent à cette orthodoxie, en particulier à plusieurs Chrétiens sionistes qui considèrent le recours à la violence annihilatrice par Israël pour étendre son emprise territoriale non pas comme une atrocité illégale, mais comme une preuve bienvenue que la Terre Sainte se rapproche des conditions propices au retour du Messie et à l’accession des fidèles au royaume céleste.

Mike Huckabee, le nouvel ambassadeur de Trump en Israël, est étroitement lié au sionisme chrétien, tout comme Pete Hegseth, son ministre de la Défense. Noem et Russell Vought, les architectes du Projet 20256 qui dirigent désormais l’organisme chargé de gérer les ministères et de préparer le budget, sont tous deux de fervents défenseurs du nationalisme chrétien. Même Peter Thiel, homosexuel et connu pour être un bon vivant, a récemment été entendu en train de spéculer sur l’arrivée de l’Antéchrist (spoiler : il pense qu’il s’agit de Greta Thunberg, nous y reviendrons plus bas).

Tareq Ajalyakin sur Unsplash.

Pas besoin de prendre la Bible à la lettre, ni même d’être croyant, pour être un fasciste de la fin des temps. De nombreuses personnes non-croyantes ont désormais adopté la vision d’un avenir qui se déroule de manière à peu près identique : un monde qui s’effondre sous son propre poids, où une poignée d’élus survit puis prospère dans diverses arches, bunkers et « communautés libres » fermées. Dans leur article de 2019 intitulé « Left Behind : Future Fetishists, Prepping and the Abandonment of Earth », les spécialistes des sciences de la communication Sarah T. Roberts et Mél Hogan décrivaient l’attirance pour un Enlèvement séculier : « Dans l’imaginaire accélérationniste, l’avenir ne se définit pas par la réduction des risques, les limites ou la réparation ; il s’agit au contraire d’une politique qui nous mène tout droit vers un affrontement final ».

De nombreuses personnes non-croyantes ont adopté la vision d’un monde qui s’effondre, où une poignée d’élus survit puis prospère dans diverses arches, bunkers et « communautés libres » fermées.

Elon Musk, dont la fortune s’est considérablement accrue aux côtés de Thiel à PayPal, incarne cet ethos de l’implosion. Nous avons affaire à quelqu’un qui, lorsqu’il regarde les merveilles du ciel étoilé, n’y décèle que des opportunités de remplir ce monde inconnu avec ses propres poubelles spatiales. Bien qu’il ait redoré sa réputation en alertant sur les dangers de la crise climatique et de l’intelligence artificielle, lui et ses sbires du soi-disant « Département de l’efficacité gouvernementale » (DOGE), passent dorénavant leur temps à aggraver ces mêmes risques (et de nombreux autres) en sapant toutes les réglementations environnementales et en taillant dans l’ensemble des agences de régulation dans le but apparent de remplacer les fonctionnaires fédéraux par des chatbots.

Qui a besoin d’un État-nation opérationnel quand l’espace – apparemment l’obsession première d’Elon Musk – nous appelle ? Mars est devenu son arche laïque, qu’il estime être essentielle pour la survie de la civilisation humaine, par exemple grâce au transfert de la conscience vers une intelligence artificielle globale. Kim Stanley Robinson, l’auteur de la série de science-fiction La Trilogie de Mars, qui aurait pour partie inspiré Musk, ne mâche pas ses mots quant aux dangers des fantasmes du milliardaire sur la colonisation de Mars. Il s’agit, dit-il, « tout simplement d’un danger moral qui crée l’illusion que nous pouvons détruire la Terre mais nous en sortir quand-même. C’est totalement faux. »

À l’instar des croyants millénaristes qui espèrent échapper au monde physique, l’ambition de Musk de faire advenir une humanité « multiplanétaire » n’est possible qu’en raison de son incapacité à apprécier la splendeur multispécifique de notre unique maison. À l’évidence indifférent aux extraordinaires richesses qui l’entourent, ainsi qu’à la préservation d’une Terre bouillonnante de diversité, il utilise son immense fortune pour construire un futur dans lequel une poignée d’humains et de robots survivraient péniblement sur deux planètes arides – la Terre radicalement appauvrie et Mars terraformée. De fait, dans un étrange détournement du message de l’Ancien Testament, Musk et ses copains milliardaires de la tech, dotés de pouvoirs quasi divins, ne se contentent pas de construire les arches. Ils font à l’évidence de leur mieux pour provoquer le déluge. Les leaders de la droite contemporaine et leurs riches alliés ne se contentent pas de tirer profit des catastrophes, dans la lignée de la stratégie du choc et du capitalisme du désastre. Ils les provoquent et les planifient d’un même mouvement.

Les leaders de la droite contemporaine et leurs riches alliés ne se contentent pas de tirer profit des catastrophes, dans la lignée de la stratégie du choc et du capitalisme du désastre. Ils les provoquent et les planifient d’un même mouvement.

Qu’en est-il néanmoins de la base électorale du mouvement trumpiste MAGA ? Ils et elles ne sont pas tous·tes suffisamment croyant·es pour être honnêtement convaincu·es par l’idée de l’Enlèvement, et n’ont pour l’essentiel évidemment pas les moyens de s’offrir une place dans l’une des « villes libres », encore moins dans une fusée. Pas d’inquiétude ! Le fascisme de la fin des temps offre la promesse de nombreuses arches et de nombreux bunkers plus accessibles, largement à portée des petits soldats.

Écoutez le podcast quotidien de Steve Bannon – qui se présente comme le média privilégié du MAGA – et vous serez gavé·e d’un unique message : le monde devient un enfer, les infidèles détruisent les barricades et l’affrontement final approche. Soyez prêts. Le message prepper/survivaliste devient particulièrement explicite lorsque Bannon se met à faire la pub des produits de ses partenaires. Achetez du Birch Gold, dit Bannon à son auditoire, car l’économie américaine, surendettée, va s’effondrer et que vous ne pouvez pas faire confiance aux banques. Faites le plein de plats préparés chez My Patriot Supply (« Mon Épicerie Patriote »). Ne manquez plus votre cible en vous entraînant à tirer chez vous, grâce à ce système de guidage laser. En cas de catastrophe, rappelle-t-il, la dernière chose que vous voulez est de dépendre du gouvernement – sous-entendu : surtout maintenant que les « DOGE boys » le démantèlent pour le vendre à la découpe.

Bien sûr, Bannon ne se contente pas d’inciter son public à construire ses propres bunkers. Il défend en même temps une vision des États-Unis comme un bunker à part entière, dans lequel les agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement] rôdent en ville, dans les entreprises et sur les campus, faisant disparaître toute personne considérée comme ennemie de la politique et des intérêts états-uniens. La nation bunkerisée constitue le cœur du programme MAGA et du fascisme de la fin des temps. Dans cette logique, la première chose à faire est de renforcer les frontières nationales et d’éliminer tous les ennemis, étrangers comme nationaux. Ce sale travail est désormais bien engagé, le gouvernement Trump ayant, avec l’aval de la Cour suprême, invoqué l’Alien Enemies Act pour expulser des centaines de migrants vénézuéliens vers Cecot, la tristement célèbre méga-prison située au Salvador. L’établissement, dans lequel les prisonniers sont rasés de près et où s’entassent jusqu’à 100 personnes dans une cellule remplie d’austères lits de camp, opère en vertu d’un « état d’exception » destructeur des libertés fondamentales, promulgué pour la première fois il y a plus de trois ans par Nayib Bukele, le premier ministre chrétien sioniste fan de cryptomonnaies.

La nation bunkerisée constitue le cœur du programme MAGA et du fascisme de la fin des temps.

Bukele a proposé d’appliquer le même système de tarification à l’acte aux citoyens états-uniens que le gouvernement aimerait plonger dans un trou noir judiciaire. Interrogé à ce propos, Trump a récemment répondu : « J’adore ça ». Rien d’étonnant à cela : [la prison de haute sécurité] Cecot7 est le revers maléfique, mais évident, du fantasme de la « ville de la liberté » – un lieu où tout est à vendre et où aucune procédure régulière n’a droit de cité. Nous devrions nous préparer à un surcroît de sadisme de ce genre. Dans une déclaration terrifiante de franchise, le directeur par intérim de l’ICE, Todd Lyons, a déclaré lors de la Border Security Expo 2025 qu’il aimerait voir advenir une approche plus « marchande » de ces expulsions : « Comme Amazon Prime, mais avec des êtres humains ».

La surveillance policière des frontières de la nation bunkerisée est la fonction première du fascisme de la fin des temps. Mais la seconde n’est pas moins importante : le gouvernement états-unien doit s’accaparer toutes les ressources dont ses citoyens ainsi protégés pourraient avoir besoin pour faire face aux épreuves à venir. Il peut s’agir du canal de Panama. Ou les routes maritimes du Groenland, dont la banquise fond à toute vitesse. Ou les minerais essentiels de l’Ukraine. Ou l’eau douce du Canada. Nous ne devrions pas tant l’envisager comme une forme éculée d’impérialisme, que comme une méga-anticipation de type survivaliste (super-sized prepping) à l’échelle d’un État-nation. Oubliées les vieilles lubies coloniales consistant à apporter la démocratie ou la parole de Dieu – quand Trump observe le monde avec convoitise, il entend accumuler des réserves en vue de l’effondrement de la civilisation.

Sipan Hota sur Unsplash.

L’état d’esprit bunkerisé explique aussi les incursions controversées de J.D. Vance dans la théologie catholique. Le vice-président, dont la carrière politique doit beaucoup à la générosité du survivaliste en chef Peter Thiel, a raconté sur Fox News que, selon le concept chrétien médiéval de l’ordo amoris (qui se traduit à la fois par « ordre de l’amour » et « ordre de la charité »), l’amour n’est pas à ceux qui survivent à l’extérieur du bunker : « On aime sa famille, puis on aime son voisin, puis on aime sa communauté, puis les concitoyens de son propre pays. Et après cela, on peut se concentrer et donner la priorité au reste du monde. » (Ou pas, comme tend à le montrer la politique étrangère du gouvernement Trump.) Pour le dire autrement : en dehors du bunker, nous ne devons rien à qui que ce soit.

Bien que ce courant s’appuie sur des courants anciens de l’aile droite – justifier l’exclusion par la haine n’est pas vraiment nouveau sous le soleil ethno-nationaliste – nous n’avons encore jamais fait face à une tendance apocalyptique au plus haut d’un gouvernement. Les grands discours sur la « fin de l’histoire » de l’après guerre froide sont rapidement remplacés par la certitude que nous faisons vraiment face à la fin des temps. Même si le DOGE se drape d’un argument d’efficacité économique, et même si les sbires d’Elon Musk rappellent les jeunes « Chicago boys » formés aux États-Unis qui ont conçu la stratégie du choc pour la dictature d’Augusto Pinochet, il ne s’agit plus de la vieille alliance entre néolibéralisme et néoconservatisme. Il s’agit d’un nouveau fourre-tout millénariste vénérant l’argent, qui affirme qu’il faut détruire la bureaucratie et remplacer les humains par des robots afin de réduire « le gaspillage, la fraude et les abus » – et aussi parce que la fonction publique est le dernier refuge des démons qui résistent à Trump. C’est là que les « tech bros » fusionnent avec les « TheoBros », un véritable groupe de suprémacistes chrétiens hyper-patriarcaux ayant des liens avec Pete Hegseth et d’autres membres du gouvernement Trump.

Quand Trump observe le monde avec convoitise, il entend accumuler des réserves en vue de l’effondrement de la civilisation.

Comme toujours avec le fascisme, le fantasme apocalyptique contemporain transcende les clivages de classe, et unit les milliardaires à la base MAGA. Grâce à des décennies de tensions économiques croissantes renforcées par les discours bien orchestrés opposant les travailleurs entre eux, nombreux sont ceux qui ressentent, à juste titre, qu’ils n’ont plus les moyens de se protéger contre la désintégration qui les entoure – peu importe le nombre de repas préparés qu’ils stockent. Mais on leur offre des compensations affectives : ils peuvent ainsi se réjouir de la fin des politiques dites DEI (diversité, équité et inclusion) en soutien à l’égalité des chances, s’enflammer pour les expulsions de masse, saluer le refus de soins d’affirmation de genre, conspuer les enseignant·es et les soignant·es qui prétendent en savoir plus qu’eux ou applaudir la déréglementation économique et écologique comme une manière de prendre une revanche sur les gauchistes [the libs, littéralement « les libéraux »]. Le fascisme de la fin du monde est un fatalisme sinistrement festif — le dernier refuge de ceux qui préfèrent célébrer la destruction plutôt qu’imaginer un monde sans suprématie.

C’est aussi une spirale infernale qui s’auto-entretient : les attaques féroces de Trump contre chacune des structures censées protéger le public – des maladies, des aliments néfastes ou des catastrophes – ou même simplement l’alerter lorsqu’un danger approche, ne font que renforcer la légitimité du survivalisme, aussi bien chez les élites que parmi les classes populaires, tout en ouvrant de multiples nouvelles opportunités de privatisation et de profits pour les oligarques qui alimentent et propagent le démantèlement de l’État social et régulateur.

Au début du premier mandat de Trump, The New Yorker enquêtait sur un phénomène qu’il qualifiait de « survivalisme apocalyptique pour ultra-riches ». Il était déjà clair à l’époque que, dans la Silicon Valley et à Wall Street, les survivalistes les plus sérieux parmi l’élite se préparaient aux bouleversements climatiques et à l’effondrement social en achetant de l’espace dans des bunkers souterrains sur mesure, ou en construisant des résidences de secours en altitude, dans des lieux comme Hawaï (où Mark Zuckerberg présente son abri souterrain de 1500 m2 comme un simple « petit refuge ») ou en Nouvelle-Zélande (où Peter Thiel a acquis près de 200 hectares, mais a vu son projet de complexe survivaliste de luxe rejeté en 2022 par les autorités locales, car trop disgracieux).

Ce millénarisme s’entremêle à un ensemble d’obsessions intellectuelles propres à la Silicon Valley, nourries par une vision eschatologique selon laquelle notre planète fonce droit vers un cataclysme, et qu’il serait donc temps de faire des choix difficiles quant aux parties de l’humanité qui pourront être sauvées. Le transhumanisme est l’une de ces idéologies, qui englobe aussi bien de petites « améliorations » humain-machine que la quête du transfert de l’intelligence humaine dans une intelligence artificielle générale chimérique. On y trouve aussi l’« altruisme efficace » et le « long-termisme », deux courants qui ignorent les politiques de redistribution pour venir en aide aux plus démunis ici et maintenant pour leur substituer une approche coûts-bénéfices visant à faire le « bien » à très long terme.

Le fascisme de la fin du monde est un fatalisme sinistrement festif – le dernier refuge de ceux qui préfèrent célébrer la destruction plutôt qu’imaginer un monde sans suprématie.

Bien qu’elles semblent de prime abord anodines, ces idées sont irrémédiablement imprégnées d’inquiétants biais raciaux, validistes et sexistes quant aux parties de l’humanité qui mériteraient d’être améliorées et sauvées, et celles qui pourraient au contraire être sacrifiées au nom d’un prétendu bien commun. Elles ont également en commun un désintérêt marqué pour la nécessité urgente de s’attaquer aux causes profondes de l’effondrement – un objectif pourtant responsable et rationnel, que nombre de personnalités influentes rejettent désormais ouvertement. À la place de l’« altruisme efficace », Marc Andreessen, un habitué de Mar-a-Lago, et d’autres, prônent désormais « l’accélérationnisme efficace » soit « la propulsion délibérée du développement technologique » sans aucun garde-fou.

En attendant, des philosophies encore plus sombres trouvent un écho grandissant. Parmi celles-ci, les élucubrations néoréactionnaires et monarchistes du programmeur Curtis Yarvin (une autre référence intellectuelle majeure pour Peter Thiel), l’obsession du mouvement pro-nataliste pour l’augmentation drastique du nombre de bébés « occidentaux » (une des marottes d’Elon Musk), ou encore la vision du « gourou de l’exit » Balaji Srinivasan : un San Francisco techno-sioniste, où les entreprises et la police s’allieraient pour épurer politiquement la ville de ses libéraux et faire place à un État d’apartheid en réseau.

Marek Pavlík sur Unsplash.

Comme l’ont écrit les spécialistes de l’Intelligence Artificielle Timnit Gebru et Émile P. Torres, bien que les méthodes soient nouvelles, ce « paquet » de lubies idéologiques « descend directement de la première vague de l’eugénisme », qui voyait déjà une élite restreinte décider de quelles parties de l’humanité méritaient d’être préservées, et lesquelles devaient être éliminées, écartées ou abandonnées. Jusqu’à récemment, peu de gens y prêtaient attention. À l’image de Próspera – où l’on peut déjà expérimenter des fusions humain-machine, comme implanter la clé de sa Tesla dans sa main – ces courants de pensée semblaient n’être que les lubies marginales de quelques dilettantes fortunés de la baie de San Francisco prompts à brûler leur argent et leur sagesse. Ce n’est plus le cas.

Ces lubies idéologiques « descendent directement de la première vague de l’eugénisme », qui voyait déjà une élite restreinte décider de quelles parties de l’humanité méritaient d’être préservées, et lesquelles devaient être éliminées, écartées ou abandonnées.

Trois changements matériels sont venus renforcer l’attraction apocalyptique du fascisme de fin des temps. Le premier est la crise climatique. Si certaines personnalités en vue persistent à nier ou minimiser la menace, les élites mondiales, dont les propriétés en bord de mer et les centres de données sont directement menacés par la montée des eaux et la hausse des températures, connaissent parfaitement les risques en cascade d’un monde en surchauffe. Le second est le Covid19. Les modèles épidémiologiques prédisaient depuis longtemps la possibilité d’un choc sanitaire planétaire dévastateur dans notre monde en réseau. Son avènement a été interprété par de nombreux puissants comme un signal : nous sommes officiellement entrés dans « l’Ère des Conséquences », pour reprendre la terminologie des analystes militaires états-uniens. Le temps des prédictions est derrière nous : l’effondrement est en cours. Le troisième changement est le développement fulgurant de l’intelligence artificielle. L’IA a longtemps été associée à des cauchemars de science-fiction et de machines qui se retournent contre leurs créateurs avec une efficacité brutale — des peurs qu’expriment, non sans ironie, ceux-là mêmes qui conçoivent ces outils. Ces crises existentielles se superposent aux tensions croissantes entre puissances nucléaires.

Rien de cela ne peut être relégué au rang d’un délire paranoïaque. Nous sommes nombreux·ses à ressentir au plus profond de nous l’imminence de l’effondrement avec une telle acuité que nous faisons face en nous plongeant dans des histoires de bunkers post-apocalyptiques, via des séries telles que Silo sur Apple TV ou Paradise sur Hulu. Comme le rappelle l’analyste et éditorialiste britannique Richard Seymour dans son dernier ouvrage, Disaster Nationalism : « L’apocalypse n’a rien d’une simple fantaisie. Après tout, nous vivons déjà dedans, entre les virus meurtriers et l’érosion des sols, la crise économique et le chaos géopolitique. »

Le projet économique de Trump 2.0 est un monstre à la Frankenstein, assemblé à partir des industries qui alimentent toutes ces menaces : les combustibles fossiles, l’armement, les cryptomonnaies et l’intelligence artificielle insatiables en ressources énergétiques. L’ensemble des acteurs de ces secteurs savent pertinemment qu’il est impossible de construire le monde-miroir artificiel promis par l’IA sans sacrifier le monde réel : ces technologies consomment bien trop d’énergie, trop de minéraux critiques et trop d’eau pour pouvoir coexister avec la planète dans un équilibre un tant soit peu viable. En avril dernier, l’ancien dirigeant de Google, Eric Schmidt, a reconnu devant le Congrès que les besoins énergétiques « considérables » de l’IA devraient tripler dans les prochaines années et qu’ils seraient majoritairement comblés par les énergies fossiles, le nucléaire ne pouvant être déployé assez rapidement. Ce niveau de consommation, qui revient à incinérer la planète, serait à ses yeux indispensable pour permettre l’émergence d’une intelligence « supérieure » à l’humanité — une divinité numérique surgissant des cendres d’un monde abandonné.

Le projet économique de Trump 2.0 est un monstre à la Frankenstein, assemblé à partir des industries qui alimentent toutes ces menaces : les combustibles fossiles, l’armement, les cryptomonnaies et l’intelligence artificielle insatiables en ressources énergétiques.

Et ils sont inquiets — mais pas des menaces qu’ils déchaînent. Ce qui empêche les dirigeants de ces industries imbriquées les unes aux autres de dormir, c’est la possibilité d’un sursaut civilisationnel, c’est-à-dire la possibilité que les efforts coordonnés des gouvernements parviennent enfin à freiner leurs activités prédatrices avant qu’il ne soit trop tard. Car pour eux, l’apocalypse ce n’est pas l’effondrement : c’est la régulation.

Le fait que leurs profits reposent sur la destruction de la planète permet de comprendre pourquoi les discours bienveillants sont en reflux dans les sphères du pouvoir, au profit d’un mépris de plus en plus assumé pour l’idée même que nous sommes liés par des liens réciproques pour la simple raison que nous partageons une humanité commune. La Silicon Valley en a fini avec l’altruisme, qu’il soit « efficace » ou non. Mark Zuckerberg rêve d’une culture qui valorise « l’agressivité ». Alex Karp, un associé de Peter Thiel à la tête de la société de surveillance Palantir Technologies, fustige l’« auto-flagellation perdante » de ceux et celles qui remettent en question la supériorité américaine ou les mérites des armes autonomes (et donc les juteux contrats militaires qui ont fait sa fortune). Elon Musk explique à Joe Rogan que l’empathie est « la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale » ; et, après avoir échoué à acheter une élection pour la Cour suprême du Wisconsin, râle au motif qu’« il devient de plus en plus évident que l’humanité n’est qu’un support biologique (biological bootloader) pour la super-intelligence numérique. » Autrement dit, nous, humains, ne sommes rien de plus que du grain à moudre pour Grok, son IA. (Il nous avait prévenus : il est « dark Maga ». Et il est loin d’être le seul.)

Peter Olexa sur Unsplash.

Dans une Espagne asséchée, accablée par le stress climatique, un des collectifs appelant à un moratoire sur les nouveaux data-centrer de données est baptisé Tu Nube Seca Mi Río – en français : « ton nuage assèche mon fleuve ». Ce constat ne vaut pas que pour l’Espagne.

Un choix indicible et sinistre est en train d’être fait sous nos yeux et sans notre consentement : les machines plutôt que les humains, l’inanimé plutôt que le vivant, le profit avant tout le reste. Les mégalomanes de la tech ont discrètement renié leurs engagements vers la neutralité carbone à une vitesse effarante, pour se ranger derrière Trump, prêts à sacrifier les ressources et la créativité réelles et précieuses de ce monde sur l’autel d’un royaume virtuel et vorace. C’est le dernier grand pillage — et ils se préparent à affronter les tempêtes qu’ils convoquent eux-mêmes. Et ils tenteront de calomnier et de détruire quiconque se mettra en travers de leur route.

Le fait que leurs profits reposent sur la destruction de la planète permet de comprendre pourquoi les discours bienveillants sont en reflux dans les sphères du pouvoir.

La récente tournée européenne de J.D. Vance en est un bon exemple : le vice-président a tancé les dirigeants mondiaux pour leur prétendue « inquiétude excessive » face aux dangers de l’IA destructrice d’emplois, tout en demandant que les discours néonazis et fascistes ne soient plus censurés sur Internet. Il a tenté une remarque censément drôle – mais qui a laissé le public de marbre : « la démocratie américaine a survécu à dix ans de remontrances de Greta Thunberg, vous pouvez donc bien supporter Elon Musk quelques mois. »

Son propos rappelle ceux de son mécène tout aussi dénué d’humour, Peter Thiel. Dans des entretiens récents portant sur les fondements théologiques de son idéologie d’extrême droite, le milliardaire chrétien a comparé à plusieurs reprises la jeune et infatigable militante climatique à l’Antéchrist — qui, selon lui, était présenté par la prophétie comme portant un message trompeur de « paix et de sécurité ». « Si Greta réussit à convaincre tout le monde sur Terre de faire du vélo, c’est peut-être une solution au changement climatique, mais cela revient à passer de la peste au choléra8 », a-t-il déclaré avec gravité.

Pourquoi Greta ? Pourquoi maintenant ? La peur apocalyptique de la régulation, qui viendrait affecter leurs super-profits, l’explique en partie. Pour Thiel, les politiques climatiques fondées sur la science, telles que Greta Thunberg et d’autres les réclament, ne pourraient être appliquées que par un « État totalitaire » — ce qui serait, à ses yeux, une menace bien plus grave que l’effondrement climatique (plus problématique encore, les impôts liés à de telles politiques seraient « très élevés »). Mais il y a peut-être autre chose qui les effraie chez Greta Thunberg : son engagement inébranlable envers cette planète, et envers toutes les formes de vie qui l’habitent — à l’opposé des simulations numériques générées par l’IA, des hiérarchies entre les vies dignes ou non de survivre, ou encore des fantasmes d’évasion extra-planétaire que nous vendent les fascistes de la fin des temps.

Un choix indicible et sinistre est en train d’être fait sous nos yeux et sans notre consentement : les machines plutôt que les humains, l’inanimé plutôt que le vivant, le profit avant tout le reste.

Elle est déterminée à rester, tandis que les fascistes de la fin du monde l’ont déjà quittée, au moins dans leur tête — reclus dans des abris opulents, transcendés dans l’éther numérique, ou en route pour Mars.

Peu de temps après la réélection de Trump, l’une d’entre nous a eu l’opportunité d’interviewer Anohni, l’une des rares artistes qui cherche à déployer une pratique artistique autour de cette pulsion de mort qui caractérise notre époque. Interrogée sur ce qui, selon elle, relie la volonté des puissants de laisser la planète brûler à leur obsession de contrôler le corps des femmes et des personnes trans comme elle, elle a fait référence à son éducation catholique irlandaise : « C’est un mythe très ancien que nous sommes en train de jouer et d’incarner. C’est l’accomplissement de leur Enlèvement. C’est leur fuite hors du cycle voluptueux de la création. C’est leur fuite loin de la Mère. »

Comment sortir de cette fièvre apocalyptique ? Commençons par nous entraider mutuellement pour affronter la profonde perversité que porte l’extrême droite dans chacun de nos pays. Pour avancer efficacement, nous devons comprendre une chose essentielle : nous faisons face à une idéologie qui a abandonné l’idéal et les promesses de la démocratie libérale ainsi que la possibilité même de rendre ce monde vivable – une idéologie qui a abandonné la beauté du monde, ses peuples, nos enfants, les autres espèces. Les forces que nous affrontons ont fait la paix avec les destructions de masse : elles trahissent ce monde et toutes les vies humaines et non humaines qu’il abrite.

Enis Can Ceyhan sur Unsplash.

Nous devons également opposer à leurs récits apocalyptiques une histoire bien plus forte sur la nécessité de survivre aux temps difficiles qui nous attendent, sans laisser personne de côté. Un récit capable de priver le fascisme de la fin des temps de son pouvoir horrible, et de mobiliser un mouvement prêt à tout risquer pour notre survie collective. Un récit non pas de fin, mais de renouveau ; non pas de séparation ni de suprématie, mais d’interdépendance et d’appartenance ; non pas de fuite, mais d’enracinement et de fidélité à cette réalité terrestre troublée dans laquelle nous sommes pris et liés les un·es aux autres.

Ce sentiment assez simple n’a en soi rien de nouveau. Il est au cœur des cosmologies autochtones et constitue l’essence même de l’animisme. Si l’on remonte suffisamment loin dans le temps, chaque culture et chaque foi possède sa propre tradition de respect envers le caractère sacré de l’ici, sans quête illusoire d’une terre promise toujours lointaine et inaccessible. En Europe de l’Est, avant les anéantissements fascistes et staliniens, le Bund, mouvement socialiste juif, s’organisait autour du concept yiddish de Doikayt [« hereness », que l’on peut traduire en français par « diasporisme » ou encore « la pertinence d’être là où l’on est »]. L’artiste et autrice Molly Crabapple, qui lui consacre un livre à paraître, définit le Doikayt comme le droit de « lutter pour la liberté et la sécurité là où l’on vit, envers et contre tous ceux qui souhaitent notre disparition » — plutôt que d’être forcé à chercher refuge en Palestine ou aux États-Unis.

Nous devons opposer à leurs récits apocalyptiques un récit capable de priver le fascisme de la fin des temps de son pouvoir horrible, et de mobiliser un mouvement prêt à tout risquer pour notre survie collective. Un récit non pas de fin, mais de renouveau.

Peut-être est-il temps de réinventer une version universelle et moderne de cette idée : un engagement envers le droit à l’« ici » de cette planète malade, envers ces corps vulnérables, envers le droit de vivre dignement où que nous soyons, même lorsque les secousses inévitables nous obligent à bouger. Cette idée peut être fluide, affranchie du nationalisme, enracinée dans la solidarité, respectueuse des droits autochtones et libérée des frontières.

Ce futur impliquerait sa propre apocalypse, sa propre fin du monde et sa propre révélation — bien différente, toutefois. Car, comme l’a fait remarquer la chercheuse spécialiste de la police Robyn Maynard : « Pour rendre possible la survie planétaire sur Terre, certaines versions de ce monde doivent disparaître. »

Nous sommes arrivés à un moment clef : la question n’est plus de savoir si l’apocalypse aura lieu, mais quelle forme elle prendra. Les sœurs activistes Adrienne Maree et Autumn Brown l’expliquent dans un récent épisode de leur podcast au nom prophétique : « How to Survive the End of the World » (« Comment survivre à la fin du monde »). Alors que le fascisme de la fin des temps mène une guerre totale sur tous les fronts, de nouvelles alliances sont indispensables. Plutôt que de nous demander : « Partageons-nous tous et toutes la même vision du monde ? », Adrienne nous invite à poser une autre question : « Ton cœur bat-il, et as-tu l’intention de vivre ? Alors viens, et nous réglerons le reste ensemble, de l’autre côté. »

Pour avoir la moindre chance de tenir tête aux fascistes de l’apocalypse — avec leurs cercles concentriques étouffants d’« amour ordonné » — nous devrons construire un mouvement indiscipliné animé par un amour fervent pour la Terre : fidèle à cette planète, à ses peuples, à ses créatures, et à la possibilité d’un avenir vivable pour toutes et tous. Fidèle à l’ici. Ou, pour reprendre les mots d’Anohni, cette fois en parlant de la déesse en laquelle elle place désormais sa foi : « T’es-tu demandé un instant si ce n’était pas là sa meilleure idée ? »


Image d’accueil : Marek Pavlík sur Unsplash.

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Notes

  1. Cités-États privées traduit « corporate city states » dans la version originale. Les autrices parlent ensuite de « freedom cities », traduit ici par « villes libres ». Toutes les notes sont du traducteur.
  2. Próspera est une enclave libertarienne privée, située au nord du Honduras sur l’île de Roatan.
  3. « Body upgrade » en anglais, qui emprunte au champ lexical des logiciels (« mise à jour corporelle »).
  4. Pour rappel, l’article original a été publié le 13 avril 2025.
  5. Île de Papouasie Nouvelle-Guinée sur laquelle l’Australie avait installé un camp de réfugiés.
  6. Il s’agit du programme préparé par la Heritage Foundation pour préparer l’élection de Donald Trump et s’assurer que son second mandat permettre de durablement transformer l’administration et la société étatsuniennes.
  7. Pour Centro de Confinamiento del Terrorismo, « centre de confinement du terrorisme ».
  8. L’expression originale est « out of the frying pan into the fire », soit passer d’une situation horrible à une situation pire encore.

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23.05.2025 à 13:59

Entrevoir la justice climatique : retour sur les Toxic Tour de Seine-Saint-Denis

Laurence Marty

Ile-de-France, 2014. À un an de la COP21, les mouvements climat sont en ébullition. Comment et avec qui se mobiliser ? Dans "Apprendre et lutter au bord du monde", Laurence Marty raconte de l’intérieur le déploiement du cadrage de la justice climatique. Extrait choisi auprès du collectif Toxic Tour Detox 93, qui organise des visites guidées autour des inégalités environnementales dans le 9-3.

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Texte intégral (10669 mots)
Temps de lecture : 19 minutes

Ce texte est tiré du livre de Laurence Marty, « Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique », paru aux éditions La Découverte en 2025, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».

Toxic Tour Detox 93 : traduire en justice (environnementale et climatique) les inégalités en Seine-Saint-Denis

Mercredi 24 septembre 2014, 20 h 30, Saint‑Denis, 42 rue de la Boulangerie, première réunion du collectif Toxic Tour Detox 93 (TTD93). Pour suivre l’émergence du cadrage de la justice climatique au sein du mouvement français, il nous faut repartir de la fin de l’été 2014, un an et demi avant la COP21. C’est en suivant les liens tissés à l’Aubépine – un lieu de vie collectif agricole – et en rejoignant le TTD93 que je serai confrontée pour la première fois à cette façon particulière de penser le dérèglement du climat et les questions environnementales avant tout comme des questions de justice – de race, de classe, de genre. Pour l’heure, j’ignore encore ces déplacements et même comment m’orienter dans Saint‑Denis : la nuit est en train de tomber et moi de me perdre dans les ruelles dionysiennes. Je finis par trouver le 42 rue de la Boulangerie, avec une dizaine de minutes de retard. On dirait une sorte d’épicerie, une épicerie bio, ou de produits locaux peut‑être. La réunion n’a pas commencé, mais dans l’arrière‑boutique, une petite vingtaine de personnes sont déjà assises autour de tables disposées en rectangle. Je trouve une chaise et m’assois, intimidée. Le point de départ du collectif, comme l’expliquent Agathe, Éric et George ce soir‑là, c’est que le sommet Paris climat 2015, cette grande conférence internationale censée déboucher sur un nouvel accord mondial dans un an et demi ou COP21, ne se tiendra pas à Paris comme son nom l’indique, mais au parc des expositions du Bourget, en Seine‑Saint‑Denis – ici. Or, les habitant·es de ce département, parmi les plus pauvres de France, sont aussi victimes d’inégalités environnementales (sols pollués par son passé industriel, pollution de l’air causée par la circulation automobile et le trafic aérien, précarité énergétique, pollution sonore, résidus radioactifs) et, de plus en plus, d’inégalités climatiques.

« Nous savons que le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de suraccumulation de particules de CO2 en 2100 : c’est une urgence sociale et de santé dès aujourd’hui », écriront sur tous leurs tracts les membres du TTD93. Ce qu’iels proposent de faire, en réponse, c’est d’organiser des visites guidées des lieux de pollution qui quadrillent le département – qui sont aussi des lieux d’émission de gaz à effet de serre et donc de dérèglement du climat –, et des opérations détox pour mettre en avant les luttes et alternatives des Séquano‑Dionysien·nes1 d’hier et d’aujourd’hui. Éric le répète souvent, c’est important de montrer le positif : « Le sentiment que c’est mort n’a jamais été très mobilisateur2. » Si iels savent qu’« à la fin du sommet, les décisions prises ne seront pas les bonnes », les membres du TTD93 sont déterminé·es à faire entendre leurs voix à travers les « déambulations informatives, rageuses et joyeuses » qu’iels vont organiser jusqu’à la COP3.

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Comme le raconte George ce soir de septembre, ignorer que la Seine‑Saint‑Denis est un territoire pollué est une chose impossible pour celles et ceux qui l’habitent. « Ce que nous connaissons moins, c’est la géographie de ces pollutions, l’histoire des infrastructures qui les produisent (bien plus nombreuses en Seine‑Saint‑Denis que partout ailleurs en Île‑de‑France), et celle des luttes contre leurs nuisances. » Ce que propose le TTD93 en conséquence, c’est d’apprendre, d’apprendre en marchant, en faisant l’expérience de – les toxic tours detox sont avant tout des « expériences sensibles » comme le rappellera Quentin au cours d’une réunion de décembre. La rencontre avec des collectifs agissant déjà localement sur ces enjeux de pollutions sera décisive dans ces apprentissages – du collectif Lamaze luttant pour l’enfouissement de l’autoroute A1 à Saint‑Denis au collectif Romeurope 93 qui défend les droits des personnes Roms vivant en squats ou bidonvilles, en passant par Urbaction 93 composé de riveraines de data centers à La Courneuve4. C’est avec elleux que le TTD93 élabore ses « balades toxiques » et pense les différentes prises de parole qui les rythment. Elles porteront successivement sur l’autoroute A1, la mémoire des luttes écocitoyennes dans le 93, les data centers de La Courneuve, l’aéroport d’affaires du Bourget, et les terres agricoles du Triangle de Gonesse menacées par le projet de centre commercial et de loisirs EuropaCity.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Il y a des découvertes qui feront date pour le collectif, tant elles résument à elles seules ce qu’il essaie de démontrer : la station de mesure d’Airparif, qui en bordure de l’autoroute A1, en plein Saint‑Denis, enregistre les taux les plus élevés de pollution d’Île‑de‑France5 ; la note de l’Agence de l’énergie et du climat de Plaine Commune sur les enjeux locaux de la crise climatique qui révèle que la Seine‑Saint‑Denis a été le deuxième département le plus touché par la surmortalité pendant la canicule de 20036 ; entre autres. De quoi rendre tangible l’intuition, que oui, ici aussi, pollution et dérèglement climatique sont des inégalités de plus. À Agathe d’en conclure, un soir d’avril 2015 où elle présente les actions du collectif dans un théâtre parisien, que « dans les quartiers de la Seine‑Saint‑ Denis comme dans les autres régions pauvres du monde, on peut dire que les injustices environnementales et climatiques s’ajoutent aux injustices sociales, qui sont beaucoup aussi des injustices raciales et des injustices de genre ».

Je sors de la réunion du 24 septembre 2014 avec le sentiment que ce qui se trame ici est important : j’y découvre pour la première fois les termes d’« inégalités environnementales » et d’« inégalités climatiques » dont le cadrage m’aimante – j’écris dans mon carnet le soir même (non sans en sourire aujourd’hui) : « Ça, c’est légitime politiquement et mobilisateur. » Dans l’arrière‑boutique le soir de cette première réunion, se trouvaient réuni·es des activistes du climat et des habitant·es en lutte contre les infrastructures qui les empoisonnent, une cohabitation que je n’avais jamais vue jusque‑là. Par chance, j’habite aussi le 93 – à l’est et non au nord, mais dans le 93 quand même. Je trouverai rapidement une place au sein du collectif en construction. Sous l’impulsion d’Éric, je proposerai notamment, en décembre, de me lancer dans une brochure qui reprendrait les principaux éléments des tours et qui serait, de fait, aussi une brochure sur les inégalités environnementales et climatiques qui touchent le département.

Il me faudra plusieurs mois, la tête dans le guidon à parcourir en long et en large la Seine‑Saint‑Denis et avaler des kilomètres de littérature scientifique francophone émergente7), pour m’apercevoir de l’épaisseur des luttes pour la justice environnementale et climatique dont le TTD93 s’inspire, et dont nous n’avons que si peu hérité jusqu’ici, en France. Ce n’est pas faute d’avoir mentionné ces luttes en chaque début de balade. À George de contextualiser le modèle des toxic tours au cours du premier tour sur « l’autoroute de Saint‑Denis », le dimanche 26 octobre 2014, armée d’un mégaphone pour couvrir les bruits de la circulation autour de la place de la Porte de Paris :

« Les toxic tours, c’est un format qui existe depuis une vingtaine d’années dans d’autres pays : aux États‑Unis, au Canada, en Équateur, en Afrique du Sud, entre autres – d’où leur nom anglais. Ces tours font partie d’un mouvement plus général qui s’appelle le mouvement pour la justice environnementale. »

« Ramener l’écologie à la maison » n’a rien d’anecdotique. Surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Pourtant, ce n’est qu’en lisant quelques mois plus tard l’article de la philosophe Émilie Hache « Justice environnementale ici et là‑bas » que je comprendrai les spécificités et l’ampleur de ce que déplace le mouvement pour la justice environnementale dans les luttes écologistes8. De cette lecture et de celles qui suivront, je comprendrai combien cela n’a rien d’anecdotique de « ramener l’écologie à la maison » pour reprendre les mots de la sociologue Giovanna Di Chiro9 – du moins de la ramener dans le territoire dans lequel on vit, surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

L’histoire des militant·es du mouvement pour la justice environnementale est celle d’une double dépossession pour reprendre les mots d’Émilie Hache : « dépossession tout d’abord d’un partage équitable entre les ressources et les nuisances environnementales ; dépossession ensuite de la reconnaissance d’un souci écologique ». Elle raconte comment, dans les années 1990, des membres d’une mobilisation contre un projet de construction d’un incinérateur de déchets dans la banlieue de Los Angeles – principalement des femmes racisées de classe populaire – allèrent solliciter l’aide d’associations environnementales états‑uniennes très actives, comme le Sierra Club ou l’Environmental Defense Fund (le Fonds pour la défense de l’environnement), qui leur répondirent dans un premier temps que leur combat portait sur des questions de santé publique, et non environnementales, et leur refusèrent dès lors leur soutien.

Les divergences apparues à cette occasion ont amené les acteurs du mouvement de la justice environnementale à questionner ce sur quoi porte l’écologie. « Qu’est-ce qui est environnemental et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » […] loin d’être indifférents aux enjeux environnementaux, les acteurs de ce mouvement s’en soucient pleinement, mais s’en soucient non pas comme de quelque chose d’extérieur à eux, avec lequel ils entretiendraient un rapport de loisir, même substantiel, mais comme quelque chose de potentiellement dangereux (parce que toxique, contaminé, présentant des risques d’incendie, etc.) constituant le milieu même où ils habitent, travaillent et vivent.

Emilie Hache

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes.

Exit une écologie par le haut et le dehors, centrée sur la « nature » – ou wilderness – des grandes organisations conservationnistes composées essentiellement d’hommes blancs de classes moyenne et supérieure – que Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier appellent « l’environnementalisme des riches »10. Welcome une écologie par le milieu, grassroots (littéralement enracinée dans le sol), portée principalement par des femmes racisées de milieu populaire luttant pour leur survie et celle de leurs enfants – celle de leur communauté humaine et plus‑qu’humaine – contre les industries et les politiques qui ne semblent pas considérer que leurs vies comptent11.

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes12. Le mouvement pour la justice climatique transnational, qui se compose à partir des années 2000, reprend ce double renouvellement. C’est de ces déplacements que le TTD93 tente de s’inspirer.

Toxic Tour sur la mémoire des luttes écocitoyennes à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Parce qu’il est l’un des collectifs français qui a le plus à cœur d’importer et de traduire ce qui se trame dans les mouvements pour la justice environnementale et climatique transnationaux, le TTD93 est une source d’intérêt pour de nombreux·ses militant·es. Il y a toutes les personnes qui viennent marcher avec nous les dimanches après‑midi des balades toxiques (une soixantaine par tour en moyenne, parfois plus). Il y a toutes les sollicitations de collectifs qui souhaitent reproduire le format des toxic tours ailleurs. Et il y a les invitations de différents membres de la Coalition Climat 21 (CC21) à venir rejoindre la préparation des mobilisations qui auront lieu pendant la COP21. Pour Agathe, « c’est le côté grassroots qui leur parle, et aussi le fait que des actions du style toxic tour et le travail que l’on fait sur les inégalités pourraient plaire à des organisations internationales pour la justice environnementale ». Surtout, ce que tente de faire le TTD93 fait écho aux « chantiers » que se donne la CC21 pour décembre prochain : élargir la mobilisation, en convainquant « bien au‑delà des cercles habituels de l’écologie » (et tenter de ne plus être que ce mouvement climat majoritairement blanc de classes moyenne et supérieure) ; et « s’appuyer sur les victimes et les personnes en lutte sur le terrain » ou « communautés impactées » (la traduction la plus courante de « frontline communities » centrale dans le mouvement anglo‑saxon). Je saisirai l’enjeu immense pour certain·es membres de la coalition de ne pas/plus faire sans ces personnes et de transformer le mouvement climat en profondeur pour laisser émerger celui d’une justice climatique.

Il y a ce vif intérêt dans le mouvement pour l’espace d’enquête, d’apprentissage et de mobilisation autour de la justice climatique que constitue le TTD93, et il y a aussi les critiques qui lui seront adressées, et dont je mettrai plus de temps à percevoir les échos. De l’enthousiasme, certain·es militant·es passent à la condamnation après avoir participé à un tour (ou avoir entendu quelqu’un parler d’un tour) : les toxic tours ressembleraient à des « groupes de touristes bobos blancs en balade dans le 9‑3 ». Je caricature, mais pas tant que ça : on reproche au collectif TTD93 de manquer son objectif de « sortir de l’entre‑soi », de ne pas réussir à mobiliser les « premier·es concerné·es » par les pollutions et les inégalités qu’il dénonce, et d’être dès lors « hors‑sol » (par opposition à « grassroots », ce pour quoi il était potentiellement intéressant plus tôt). Comme si les membres du TTD93 n’étaient pas conscient·es de ce risque dans leur démarche et que ce n’était pas une tension pour elles et eux.

Mardi 4 novembre 2014, 20 heures, troisième réunion du TTD93, dans une grande salle illuminée aux néons du bâtiment colossal qu’est la Bourse du travail de Saint‑Denis. Sont présent·es les membres du TTD93 ainsi que des représentant·es du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris, deux collectifs d’habitant·es de quartiers riverains de l’A1, avec qui le premier tour a été organisé. On débriefe. Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » – on était presque une centaine, des élus et des médias étaient présents, les différentes prises de parole se sont bien articulées, le goûter au parc Cachin était une très belle façon de conclure le tour – mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric. Je me souviens notamment d’une silhouette aperçue derrière une fenêtre des premiers étages d’une tour semblant épier notre cortège qui contrastait fortement avec le peu de personnes marchant dans les rues et boulevards que nous arpentions. Je me souviens plus encore de notre stationnement le temps d’une prise de parole au niveau d’un carrefour de l’avenue du Docteur‑Lamaze qui était lui, très passant, et des différentes réactions qu’il avait suscitées chez les piétons (essentiellement des hommes noirs et arabes à ce moment précis) que nous avions croisés : celle de nous contourner (nous prenions presque toute la place), celle de prendre un tract sans s’arrêter, voire de le refuser (tracter, c’est la solution que nous avions trouvée avec Aldo pour endiguer notre gêne). Et je me souviens enfin de ce constat partagé avec Agathe à la fin du tour : la plupart des personnes présentes, à l’exception des membres des collectifs locaux, n’étaient pas des riverain·es mais des militant·es écologistes parisien·nes intéressé·es par notre démarche. Cet intérêt n’est pas un problème en soi (au contraire), le problème c’est ce à quoi il nous fait ressembler (effectivement) : un groupe de blanc·hes de classe moyenne en vadrouille dans des quartiers populaires habités majoritairement par des personnes racisées précarisées.

Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric.

Au cours de cette première réunion de débrief, on cherche des solutions pour faire le lien avec l’ensemble des habitant·es : on pourrait afficher sur le parcours au préalable, ou encore tracter tout au long de la marche. Didier, du collectif Lamaze, rappelle qu’on a tout de même distribué plus de trois mille tracts sur les marchés et dans des endroits clés de Saint‑Denis, et qu’on avait annoncé le tour dans le Journal de Saint-Denis, « le journal le plus lu de la ville », précise‑t‑il (il m’expliquera à la fin de la réunion que l’hebdomadaire est distribué gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres des Dionysien·nes et est une véritable « institution »). George renchérit en soulignant que les toxic tours detox sont « un projet qui s’inscrit dans la durée ». « C’est l’accumulation des tours qui est importante ». Mais pour certain·es membres du collectif, on peut d’ores et déjà aller plus loin et travailler à construire davantage les balades avec les habitant·es des quartiers qu’on sillonne. Agathe évoque ainsi une piste pour le prochain tour sur l’A1 (le collectif Lamaze souhaiterait le reproduire lors de l’événement « Lamaze enlève tes bretelles » qui aura lieu fin juin13). Elle a rencontré le directeur d’une salle de spectacle de Saint‑Denis qui a grandi dans la cité Joliot‑Curie, située en bordure de l’autoroute. Il a proposé de nous mettre en contact avec les éducateur·ices de la cité qu’il connaît bien. Et c’est ce qu’on fera : plusieurs rencontres mèneront à l’organisation d’ateliers photos avec les enfants de la cité, une soirée sur le mouvement pour la justice climatique, et la prise de parole d’une mère et membre d’une association d’aide aux devoirs du quartier au toxic tour de juin.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Si les membres du TTD93 se mobilisent en tant qu’habitant·es de la Seine‑Saint‑Denis (« On se mobilise en tant qu’habitant·es, c’est le point de départ », répètent‑iels), iels ont aussi besoin de laisser la place et la parole à d’autres Séquano‑Dionysien·nes pour que les toxic tours detox fonctionnent (politiquement et pratiquement) : les collectifs de riverain·es des infrastructures dénoncées et, plus largement, les habitant·es des quartiers arpentés. Les savoirs et la légitimité des premiers (les collectifs locaux) sont indispensables pour construire les balades. Comme l’explique Éric au cours de la soirée « Toxic Tour Detox mode d’emploi » de mars 2015 dans un restaurant îlo‑dionysien : « On n’agit pas ex nihilo, on est contre ça. Et ce pour deux raisons : on veut rendre publics des collectifs et des structures qui ont déjà accumulé énormément de connaissances, et aussi parce qu’on ne vient pas en experts écolos. On fait les balades avec eux. » La présence des seconds (les habitant·es des quartiers arpentés en général) et le fait de les intéresser (du moins autant que les militant·es écologistes blanc·hes que nous sommes) sont, en revanche, toujours des défis à relever. Un défi incontournable si le TTD93 veut éviter que ses toxic tours detox soient des sortes de « zoo sociaux » pour reprendre l’expression de Luc, impliqué dans le collectif. Depuis ce rebord, les membres du collectif tentent des choses, ratent, essaient à nouveau, réussissent ou ratent encore – un processus qui se rejoue pour chaque nouvelle balade qui arrive avec le contexte et les enjeux qui lui sont propres.

Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis.

Il y a quelque chose de difficile à tenir pour le collectif TTD93, entre sa toute récente naissance, son énergie limitée, les attentes à son égard (que ce soit celles de ses membres ou celles d’autres activistes du mouvement climat) et son contexte politique. Il faut bien partir de quelque part pour construire un mouvement pour la justice environnementale et climatique en France, et la situation de laquelle part le TTD93 n’a rien d’évident : s’il rencontre des collectifs de riverain·es dénonçant les impacts (sociaux et de pollutions chimique comme sonore) des infrastructures dont ils sont voisins, aucun d’entre eux ne mobilise le cadrage de la justice environnementale et climatique (quasi inexistant en France à l’époque), ni ne se définit comme « communautés impactées ». Presque aucun d’entre eux ne fait le lien avec le dérèglement du climat avant sa rencontre avec le TTD93 (et l’arrivée de la COP21, en fait). Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis, sans tomber dans le piège de l’imposition d’un cadre surplombant et déconnecté14, ni dans celui de l’idée reçue que les enjeux environnementaux n’intéressent pas les habitant·es des quartiers populaires15. C’est à ce croisement que se trouve le pari des toxic tours. Ensuite, comme le rappelait déjà George pendant la réunion de novembre 2014, il faut du temps pour s’enraciner et trouver les façons de problématiser ensemble ce qui ne l’avait que peu été jusque‑là. C’est sûr que, d’ici la COP, ça va être juste pour « mobiliser les quartiers populaires » dans le mouvement climat (du moins massivement), et organiser une grande « marche des intoxiqué·es », de cette façon. C’est en tout cas l’avis d’autres activistes du mouvement qui tenteront d’ouvrir, en parallèle, d’autres sentiers.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Dans la suite du chapitre dont est extrait ce passage, Laurence Marty décrit l’émergence, tout au long de l’année 2015, d’un mouvement pour la justice climatique en France à l’image de celui qui s’étend en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde depuis les années 2000.

Des activistes membres de l’alliance de collectifs étasuniens Grassroots Global Justice viennent en Ile-de-France pour présenter leur action.

Un « Appel pour la justice climatique » est lancé depuis l’ONG 350.org, appelant à « partir des luttes qui se mènent dans les quartiers depuis des années ».

Une « marche mondiale pour le climat » est préparée à Paris sur le modèle de la People’s Climate March, qui avait rassemblé plus de 300 000 personnes à New-York en 2014. Cette marche est annulée en raison des attentats du 13 novembre et de la promulgation de l’état d’urgence – à la place, une chaîne humaine est organisée à la hâte.

La COP21 passée, l’autrice revient sur une année et demi de mouvement.

À l’issue des mobilisations de la COP21, la question du sujet politique du mouvement naissant pour la justice climatique reste en suspens, comme le raconte l’une des salarié·es de la CC21 [Coalition Climat 21] à l’assemblée de bilan du mercredi 16 décembre, quelques jours seulement après la clôture des négociations et des manifestations : « Si l’organisation de la marche de New York nous a permis d’avancer plus vite en posant la question de qui sont les communautés impactées en France, elle reste irrésolue. » D’autres questions sont aussi posées : les organisations de la coalition sont‑elles parvenues à devenir une rampe de lancement pour un mouvement pour la justice climatique « fort et durable » en France16 ? Le mouvement est‑il parvenu à « sortir des cercles habituels de l’écologie » ? Comment prolonger les efforts faits pour « construire des espaces de convergence sociaux et climatiques » dans les mois à venir ? Ou encore : comment faire face à l’impensé colonial du mouvement ? Il est peut‑être encore un peu tôt pour répondre à ces questions, et ce que les militant·es se promettent surtout au cours de cette assemblée et ailleurs, c’est de poursuivre les efforts déployés dans ces directions. Nous sommes au début de quelque chose.


Image d’ouverture : photographie réalisée à l’occasion de la manifestation À nos mort·es – Climate Justice for Life, Bassin de la Villette, Paris, 28 novembre 2015. © Bruno Serralongue et Air de Paris, Romainville.

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Notes

  1. Il s’agit du nom donné aux habitant·es du département de la Seine‑Saint‑Denis, à ne pas confondre avec Dionysien·nes qui est celui des habitant.es de la ville de Saint‑Denis
  2. Notons ici que la volonté d’Éric de valoriser le territoire du 93 est au centre de ses engagements : il fait partie de l’association Accueil banlieues (dont les membres reçoivent des touristes à domicile dans le but de changer l’image des quartiers dans lesquels ils vivent) et anime des visites guidées en Seine‑Saint‑Denis avec Tourisme 93. Ces expériences et compétences seront essentielles dans la construction du collectif.
  3. Les deux citations sont extraites du premier tract du collectif annonçant le tour sur l’autoroute A1, consultable ici : <toxictourdetox93. wordpress.com/>.
  4. Les data centers sont des entrepôts qui abritent les serveurs informatiques qui font tourner internet. Voir Clément Marquet, « Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune », Tracés, 35, 2018. Les autres collectifs locaux avec lesquels a travaillé le TTD93 sont, entre autres, le Comité Porte de Paris (luttant pour un réaménagement du quartier Porte de Paris), des représentant·es de la lutte contre l’usine d’équarrissage de la Saria de laquelle émanait une odeur pestilentielle dans Saint‑Denis au début des années 2000, l’Association de défense contre les nuisances aéroportuaires (ADVOCNAR) de Saint‑Prix.
  5. La station de mesure Airparif (observatoire de la qualité de l’air en Île‑de‑France) mesure deux jours sur trois des quantités de particules fines et de dioxyde d’azote qui dépassent les seuils autorisés. Cause de ces mesures record : l’A1 et ses 200 000 véhicules par jour ; et non loin l’A86, qui compte 200 000 véhicules par jour également.
  6. On renvoie ici notamment à Jade Lindgaard, « À + 5 °C, des morts à la pelle en Seine‑Saint‑Denis », Mediapart, 28 juin 2014. L’Agence régionale de santé a diagnostiqué que l’augmentation de la mortalité pendant la canicule de 2003 avait été croissante avec l’âge, plus marquée chez les femmes que chez les hommes, et a aussi identifié des facteurs majeurs de risque : l’état de santé lié au niveau de vie, la qualité du logement, l’échec de la diffusion de l’information, ainsi que l’urbanisation dense, sans végétation et sans canal de refroidissement.
  7. Par exemple, Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, op. cit. et la note d’Éloi Laurent, « Les inégalités environnementales en France », Fondation de l’écologie politique, 2014. (J’ai vent du travail de la sociologue Caroline Lejeune mais elle n’a encore rien publié à l’époque.
  8. Émilie Hache, « Justice environnementale, ici et là‑bas », loc. cit. Toutes les citations d’Émilie Hache dans les paragraphes qui suivent sont extraites de cet article.
  9. Giovanna Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 191‑220.
  10. Voir Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier, « L’environnementalisme des riches », in Émilie Hache (dir.), Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Éditions Amsterdam, Paris, 2012, par opposition à « l’environnementalisme des pauvres » théorisé par le second.
  11. On renvoie aux « Principes pour la justice environnementale » : « The principles of environmental justice », loc. cit.
  12. Sylvia N. Tesh parle à ce titre d’un deuxième âge de ces mobilisations dans son article « Environmentalism, pre‑environmentalism and public policy » (Policy Sciences, 26, 1, 1993, p. 1‑20).
  13. « Lamaze enlève tes bretelles » est une fête des quartiers nord‑est de Saint‑Denis au cours de laquelle la bretelle d’insertion d’autoroute est bloquée pendant une journée.
  14. On renvoie par exemple, sur ce risque au sein des luttes pour la justice climatique, à l’article d’Hamza Hamouchene, « Que signifie se battre pour la justice climatique au Maghreb ? », Nawat, 20 août 2016. Selon lui, les concepts anglo‑saxons de la justice environnementale et climatique sont inintelligibles. Il préfère formuler ces enjeux en termes de questions de subsistance et de souveraineté de ressources, plus immédiatement compréhensibles et déjà mobilisés dans les luttes au Maghreb.
  15. S’ils n’intéressent pas, c’est qu’ils ont été mal formulés par les militant·es écologistes. Voir par exemple ici le travail de Fatima Ouassak qui propose d’élargir l’écologie dans les quartiers populaires au rapport à l’espace et au corps ; si lutte écologique il y a dans ces quartiers, elle concerne d’abord la possibilité de se rassembler dans l’espace sans s’y sentir menacé par la police. Fatima Ouassak, La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, La Découverte, Paris, 2020.
  16. Je m’appuie ici notamment sur l’après‑midi de l’assemblée du 7 novembre consacrée au thème de « Construisons la suite », et celle du 16 décembre dédiée, entre autres, à un premier bilan des manifestations.

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11.04.2025 à 11:44

Au colloque du greenwashing Total, bar à salades et sciences fossiles

Barry Leras

En juin 2024, pour fêter son centenaire, la multinationale TotalEnergies a organisé un grand colloque historique et international dans sa tour de la Défense. Si l’on en croit ce reportage in situ, qui nous a été transmis par un participant, la mémoire y était encore bien plus sélective que les poubelles de tri qui trônaient dans les couloirs. Voyage de l’autre côté du miroir de la transition.

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Texte intégral (7052 mots)
Temps de lecture : 15 minutes

Le 13 juin 2024. Paris, quartier de la Défense, tour de la Coupole. Le ciel est bleu. Un géant vitré de 187 mètres de haut habillé de pétrodollars : je suis au siège social de Total. Encore faut-il y rentrer : caméras de surveillance, double contrôle avec fouille des sacs puis portiques de sécurité. Pas d’écoterroristes ni de clowns1 à l’horizon, mon entrée est aisée. Dans le hall, des écrans, de l’art contemporain monumental, des pompes à essence des années 30 et l’équipement techno-numérique du parfait salarié connecté : écrans, cabine de téléconsultation, Photomaton d’entreprise… Mais pas le temps de m’arrêter, une armée d’hôtes et d’hôtesses d’accueil se jette sur moi : on me donne un petit badge indispensable, à tout mouvement dans le foyer de la Capital. Sur le badge : nom, prénom, 5ème colloque historique international « Qui a façonné les transitions énergétiques ? (XVIIIe-XXIe siècles) », TotalEnergies.

tour total energies défense

Me voilà dans l’antre du greenwashing pour écouter du greenwashing2. C’est leur anniversaire, 100 ans, un siècle de pétrole, de pollutions, d’écocides, d’expropriations et d’impérialisme : ça se fête ! Mais pas de feu d’artifice : il faut rester discret, l’anniversaire est confidentiel. Le colloque international n’en porte que le nom, la communication est restée privée : pas de vague, la transition énergétique doit être douce.

Orné du badge de la légion d’horreur3 on me fait emprunter un chemin balisé. J’arrive dans la salle de réception du colloque. Accueil café 5 étoiles et des cadeaux à l’entrée : goodies Total, un DVD et 500 pages de propagande intitulées « Pionniers depuis 100 ans ». Je discute quelques instants avec un salarié de l’entreprise venu assister au colloque. Il travaille dans la branche pétrolière au Moyen-Orient. Mince je pensais que le pétrole c’était fini. J’oubliais le café : noir pétrole, versé dans un écocup Total. Bref, je prends mon shot de mazout et me voici lancé dans ce savant colloque.

colloque total anniversaire

Ah non pas tout de suite, avant les communications scientifiques, quelques mots doux étaient inévitables. On commence avec une publicité sur la sécurité routière : Total est un acteur engagé pour protéger vos vies, pensez à checker vos angles-morts !

On continue : l’ouverture du colloque est une plongée dans le Total-itarisme avec une propagande verte prononcée par Stéphane Michel. Membre du comité exécutif de l’entreprise, c’est un ingénieur diplômé de l’École Polytechnique et de l’École des Mines. Ancien conseiller du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, il rejoint Total en 2005 et obtient très vite des postes importants dans les filiales libyenne et qatari. Il est aujourd’hui Directeur général de la branche Gas, Renewables & Power. Le renouvelable c’est la puissance, et le gaz naturel, c’est l’énergie de la transition. TotalEnergies c’est la Transition Énergétique. Le décor est planté, « le vert est dans le fruit ».

La guest-list scientifique

Après ce discours inaugural, l’heure est aux scientifiques. Ils ont été soigneusement choisis, l’appel à communication est resté confidentiel, minutieusement diffusé. En chefs de file, les plus illustres historiens de l’énergie ont été conviés et assurent la légitimité intellectuelle du colloque en tant que membres du comité scientifique : Alain Beltran, Yves Bouvier ou encore Jean-Pierre Williot, qui à eux trois représentent une bonne partie de l’historiographie française sur l’énergie4. Des pointures.

Outre ces trois VIP, le comité scientifique est constitué de deux autres historien·nes de l’énergie, cette fois-ci issus de la nouvelle génération, avec Léonard Laborie et Marta Musso, tous deux rédacteurs de la Revue d’Histoire de l’Energie, subventionnée par le groupe EDF. Ajoutons à ces noms deux docteurs en histoire du pétrole dont les thèses furent financées par Total : Radouan Mounecif et Benoît Doessant – ce dernier est par ailleurs salarié de l’entreprise. Enfin, Clotilde Cucchi-Vignier, archiviste de l’entreprise depuis 2008, assure la totale transparence de Total au sein du comité scientifique.

Après ce bref portrait des cerveaux du colloque, on comprend que les liens de Total avec la recherche historique ne sont pas neufs. Alain Beltran est un associé de Total de longue date, puisqu’il était déjà à la coordination des quatre premiers colloques historiques organisés par la compagnie dans les années 2010. Ils avaient tous pour thème central le pétrole5. Aujourd’hui c’est la transition, le pétrole c’est fini. La multinationale n’a pas attendu que la transition énergétique soit dans toutes les bouches pour être une généreuse mécène. Cette politique de soft power visant à distordre l’avancée de la connaissance est discrète mais bien réelle, indirecte mais forcément influente. Financer c’est orienter.

Outre la science historique, les chemins de traverse entre Total et l’enseignement supérieur sont nombreux. Selon une enquête récente de Greenpeace, 55% des 103 universités et laboratoires de recherche publics français analysés entretiennent des liens plus ou moins étroits avec Total6. À Paris-Saclay, c’est presque la totalité des laboratoires. À Polytechnique, Patrick Pouyanné, PDG de Total, est membre du conseil d’administration7. Au Collège de France, en 2009, Total finançait la chaire « Développement durable », détenue par l’économiste Nicholas Stern. Pas de problème, rétorquait Lord Stern, ancien conseiller du gouvernement britannique8. La liste est infinie. La science-washing est un savoir-faire ancien. Pour le cas le plus récent, symbolique des liens public / privé, citons la nomination au poste de ministre délégué de l’Enseignement supérieur dans le gouvernement Bayrou de Philippe Baptiste, ancien directeur scientifique de Total9.

La tour de l’illusion

Tout cela est fort pénible et corrompt un peu la belle image éolieno-solarisée de Total. Prenons donc une petite pause, c’est l’heure du buffet. Les petits plats sont dans les grands, mais aucun plat n’est en plastique ! La compagnie fait attention à son empreinte carbone, donc vigilance absolue : bois, carton, et même des ramequins en verre. Côté repas, c’est l’orgie culinaire à tendance végétarienne (oui manger trop de viande ce n’est pas bon pour les émissions). Question importante : mais où se restaure Patrick ? Je pose la question, on me répond qu’il existe différentes salles de repas. Plus on monte dans la tour infernale, plus votre position socio-économique dans l’entreprise est importante. Patrick mange tout en haut, le buffet des historien·nes est au sous-sol : un message à faire passer ?

Mais y compris dans ses bas-fonds, Total est un acteur engagé contre le dérèglement climatique. Le monstre vitré est illusion de la tête aux pieds. Des jolis slogans de propagande sur les murs, ici une poubelle de tri, là un salad bar végétarien. Encore mieux, une salle d’atelier pédagogique consacrée à la Fresque du climat, où « vous avez toutes les cartes en main » (pas sûr que Patrick s’y rende souvent). Même les toilettes sont écolos : on s’essuie les mains dans une serviette en coton. Les salariés Total se sentent bien, bercés par le rêve de la transition : le pétrole c’est du passé, Total s’est réinventée.

greenwashing total fresque climat

Une petite exception tout de même, car il ne faudrait pas que tout cela se transforme en écologie punitive. Le soir même, Total invite ses collaborateurs pour un repas gastronomique, avec un parfait accord mets-vin-gasoil. Rendez-vous au Bustronome. Le concept : le restaurant est dans un bus à deux étages et circule dans la ville. All inclusive, trois en un : vous mangez, vous contemplez les monuments parisiens, vous polluez. Les verres ne cassent pas malgré les virages, mais le vert est fêlé. Si on ajoute à ces quelques bulles d’essence et de champagne les émissions de CO2 des vols aller-retour pour faire venir tout ce beau monde au colloque, la note commence à être salée10. Heureusement qu’il y a la compensation carbone : le vert est réparé.

Une transition au service de Total ?

Sans transition (cette fois), reprenons la suite du colloque. La question importante en venant ici, ce n’est pas de savoir où Patrick mange et s’il joue à la Fresque du climat, c’est de comprendre qui a façonné les transitions énergétiques. Intéressons-nous aux communications des invités. L’attention est portée sur les acteurs des transitions. Quatre thèmes sont proposés durant les deux jours : dans l’ordre, les acteurs des mix énergétiques, le rôle des consommateurs, le rôle des politiques publiques et le rôle des entreprises.

Si la pluralité des interventions permet de souligner à juste titre la diversité des transitions et le rôle d’acteurs variés, quatre points retiennent notre attention, qui sont autant de preuves de la mise en scène d’un colloque Total-compatible.

Avant Total, pas d’histoire

Premièrement, alors que le thème du colloque recouvre les périodes du XVIIIe au XXIe siècle, le plan n’a pas été suivi. Respecter un accord à Paris, quelle drôle d’idée. La grande majorité des présentations proposent en effet des sujets postérieurs à 1970, quelques-unes traitent du début du XXe siècle, il n’y a rien avant 1880. Rien avant la civilisation des fossiles. Rien avant le pétrole. Rien avant Total. Les sociétés de l’Ancien Régime pré-Anthropocène sont délaissées, de même que les possibles et les alternatives énergétiques exprimés au XIXe siècle11.

Faire oublier les fossiles

Deuxièmement, les communications scientifiques sont essentiellement orientées vers les énergies renouvelables ou dites renouvelables. Dix présentations ont pour thématique principale celles-ci : six sur l’hydroélectricité12, une sur le solaire13, une sur l’hydrogène14.

En revanche, seulement cinq communications s’intéressent de façon centrale au pétrole15 et deux au charbon16. Si l’on suit le temps accordé aux énergies lors du colloque, les fossiles ont une place moindre que les renouvelables. Chouette, la transition est en marche. Mais question histoire, c’est tout de même peu révélateur des transitions énergétiques des trois derniers siècles. Projecteur est mis sur le propre, sur le vert, sur le bleu. Très peu sur le noir. Zoom sur le résiduel, écran de fumée sur le dominant. C’est la captation de l’attention au cœur du greenwashing de Total.

Archives, une mémoire sélective

Troisièmement, en organisant ce colloque, Total veut afficher sa transparence. La firme cherche à valoriser sa politique d’archivage, elle qui dispose de son propre service d’archives ouvert aux chercheurs17. Preuve de son engagement, elle est associée à l’European Oil and Gas Archive Network (EOGAN) et a fait des membres de ce réseau des invités de marque lors de notre événement18. EOGAN a pour but de regrouper les archives des secteurs public et privé européens liés au gaz et au pétrole, dans une alliance pour la science. Ses membres sont aussi bien des universitaires19, des conservateurs de musée20, que des archivistes associés à des organismes industriels et économiques21.

Le projet est louable, la conservation des archives est d’utilité publique. Sans les archives de Total, il n’aurait pas été possible de prouver que depuis 1971, la multinationale sait les conséquences de ses activités sur le réchauffement climatique, et qu’elle a fabriqué le mensonge pour maintenir ses profits22.

Bon, ces documents-ci n’ont pas vraiment été mis en avant durant le colloque. Peut-être un oubli. Pourtant cela aurait fait un sujet intéressant : « Les compagnies pétrolières : des freins historiques à la transition ». En plein dans le thème. Mais ces archives doivent servir à « build the future23 », et ce futur passe par Total. Patrimonialiser la grande histoire de Total oui, patrimonialiser les pollutions et les responsabilités du passé un peu moins24.

Pas de bon greenwashing sans voix vertes

Quelques voix dissonantes ont néanmoins été émises, c’est mon quatrième point. Clarence Hatton-Proulx a exprimé, à travers l’exemple d’Hydro-Québec dans les années 1970, que les discours sur les prévisions énergétiques témoignent d’un rapport de force entre acteurs publics et privés. Timothée Dhotel a montré comment le pétrole s’est imposé à Dijon à la fin du XIXe siècle en passant outre les protestations des riverains. Olusegun Stephen Titus a diffusé et interprété les chants et danses nigériennes créés en signe d’opposition aux projets pétroliers et électriques nigérians depuis 1914. Odinn Melsted et Cyrus Mody ont pointé du doigt le changement d’image des compagnies pétrolières dans les années 1970 après le rapport Meadows et le choc pétrolier, dans la mesure où il visait moins la transition que la diversification énergétique (tiens, ça nous rappelle quelqu’un).

Quoi ? Pas de censure ? Non au contraire. Car ces voix sont-elles vraiment des fausses notes dans l’orchestre philénergique de Total ? Ne sont-elles pas le terreau du greenwashing, des appuis dans la fabrique du doute25 ? Total est officiellement conscient du réchauffement climatique, le pétrole ce n’est pas très rapport du GIEC friendly, ils le savent. Donc si Total sait, alors Total agit, cela va de soi. Pour la cause, pour la décarbonation. Et puis, les pollutions du pétrole au Nigéria ou au XIXe siècle, c’est lointain tout ça. Alors on applaudit les faux scientifiques en rébellion26.

Même si les fans de Jean-Baptiste Fressoz sont peu nombreux27, on pourrait presque croire, à de rares moments, que la transition énergétique est illusion. Ewan Gibbs a par exemple insisté sur la longue survivance du charbon dans la production d’électricité en Grande-Bretagne durant le second XXe siècle. L’historien Pierre Lanthier, en évoquant la transition énergétique en Inde, a constaté que les deux principales compagnies énergétiques indiennes distribuent aujourd’hui à plus de 90% une énergie issue des fossiles. Odinn Melsted et Cyrus Mody ont souligné le poids du contre-choc pétrolier et la pression des actionnaires concernant l’échec de la transition après les années 1970.

Alors le château de cartes s’écroule-t-il ? Même en choisissant ses invités, le plan de communication de Total ne tient pas. Si l’entreprise peut paraître ébranlée sur le fond, les réactions et les phases de discussions entre scientifiques restent très policées. Certes, la propagande n’infuse certainement pas dans la tête de nos chercheur·euses, mais leur participation au colloque légitime la place que cherche à s’octroyer Total, et c’est peut-être cela leur plus grande victoire : se présenter en acteur sérieux et responsable. L’important c’est la forme : Total fait illusion d’avoir le jeu en main. En détenant « l’esprit pionnier », il sauvera la planète, comme tout bon super-héros.

« L’esprit pionnier » de Total au service de la transition

La fin du colloque approche. Mais avant de se dire au revoir, vous reprendrez bien un peu de propagande ? Trente minutes sont consacrées à la « présentation du film Pionniers depuis 100 ans et [aux] autres actions réalisées pour le centenaire de TotalEnergies ». C’est parti pour une vidéo introductive, qui nous présente en une dizaine de minutes une synthèse de l’esprit Total, et sa façon de verrouiller l’avenir. La transition énergétique est irréalisable ? Cela tombe bien, Total a l’habitude de répondre aux « missions impossibles ». En 1924 (date de la création de la Compagnie française des pétroles), des « pionniers ont réussi à donner à la France du pétrole a un pays qui n’en a presque pas ». Bon, les premiers forages industriels du pétrole remontent à 1859 aux États-Unis, nos pionniers ont visiblement quelques barils de retard.

Par ailleurs il faudrait arrêter de dire que le réchauffement climatique c’est la faute de Total. Si Total vend et fournit autant de pétrole, c’est uniquement pour répondre « aux besoins de la société ». Total est à votre service, rien de plus, ils ne sont pas méchants. C’est la demande qui appelle l’offre, jamais l’inverse. Le plastique ? Une matière démocratique disponible à tous ! Et quand il n’y a plus de pétrole, c’est le chômage, la fin des Trente Glorieuses.

Alors oui il y a quelques zones d’ombre, elles sont évoquées en quelques secondes : la marée noire Erika en 1999, l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001. Mais il ne faut pas s’inquiéter : « dans la compagnie, la sécurité est élevée au rang de valeur ». Et pour le dérèglement climatique ? Total devient « leader de la transition », c’est « une compagnie multi-énergies intégrée ». Cette transition, Total y répondra grâce à ses « ingénieurs pionniers ». Innovations technologiques, croissance verte : tout cela va couvrir les besoins de demain. SuperTotal apporte de l’espoir et des technosolutions. Produire plus, émettre moins : facile, « les pionniers repoussent toujours les limites ». « Les hommes et les femmes de Total sont prêts à relever le défi, l’esprit pionnier en héritage. »

film greenwashing total energies pionniers anniversaire
Image extraite du film de TotalEnergies « Pionniers depuis 100 ans ».

D’ailleurs, ces hommes et ces femmes ont l’air très sympathiques. C’est l’objet de la mini-série de propagande « 100 ans, 100 visages », dont on nous partage quelques extraits. Des sourires, de l’inclusion, des panneaux solaires, de la consommation écoresponsable, on se sent bien dans l’entreprise. Ils promeuvent même l’entreprenariat en Afrique avec leur programme « Jeunes Gérants ». L’objectif ? Donner l’opportunité à des femmes et des hommes de devenir entrepreneurs indépendants au sein du réseau de stations-service en Afrique. L’ironie dans tout cela : une belle vidéo sur le Nigéria pour illustrer leurs actions. On est un peu loin des chants contestataires abordés par Olusegun Stephen Titus. Mais personne ne réagit.

Le colloque de la transition est bientôt terminé. Après un ultime café, et le dernier panel sur le rôle des entreprises dans les transitions (car il faut finir par les meilleurs), c’est le tour de la conclusion scientifique. Les dernières paroles sont enfin prononcées par Isabelle Gaildraud, la directrice de la branche TotalEnergies Global Services. On peut faire un résumé : innovations, transition, cent prochaines années. Cela n’annonce rien de bon.

Avant de partir, rappelons quelques chiffres : la compagnie a annoncé dans un récent communiqué que sa production d’hydrocarbures augmenterait de 3% par an jusqu’en 2030. Le pétrole et le gaz représenteront encore 80% de la production d’énergie de l’entreprise en 2030. Sur les 16 à 18 milliards de dollars par an d’investissements prévus, seulement 5 milliards seront consacrés aux « énergies bas carbone28 ». 16h30, je sors de la tour de l’illusion. Dehors, le ciel est devenu gris.

tour total energies défense

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Notes

  1. « Pour les 100 ans de Total, des militants écolos font les clowns dans toute la France », LeHuffPost, vidéo mise en ligne le 23 mars 2024, URL : https://www.youtube.com/watch?v=_3Yhwe8V3R8
  2. Le greenwashing désigne toute forme de communication fallacieuse ou frauduleuse en ce qui concerne les performances écologiques d’un produit ou d’une entreprise. Pour une analyse approfondie : Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (dir.), Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Paris, Le Seuil, 2022.
  3. « Le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, décoré de la Légion d’honneur, une promotion critiquée par la gauche », Le Monde, 14 juillet 2023.
  4. Les liens entre industrie et recherche historique ne sont pas neufs : ils sont même inhérents à la formation du champ disciplinaire de l’histoire de l’énergie. Un exemple manifeste : EDF est à l’initiative de la création de l’Association pour l’histoire de l’électricité en France (AHEF), devenue aujourd’hui le Comité d’histoire de l’électricité et de l’énergie, dont les trois historiens sont des membres actifs.
  5. Tous publiés chez Peter Lang : A comparative history of national oil companies (2010), Oil companies and producing countries (2011), Oil and war (2012), Oil routes / Les routes du pétrole (2016).
  6. Greenpeace France, « Comment TotalEnergies influence la science », rapport publié en novembre 2022.
  7. Marie Piquemal, « Mélange des genres. Total fait son trou à Polytechnique », Libération, 14 janvier 2020.
  8. Jade Lindgaard, « Lord Stern, Total et le Collège de France », Mediapart, 27 janvier 2010.
  9. Marie Piquemal, « Un ministre de l’Enseignement supérieur passé par TotalEnergies, preuve de son influence “dans tous les champs de la société” », Libération, 25 décembre 2024.
  10. Sur les enjeux de visibilité scientifique et d’empreinte carbone : Olivier Berné et al., « The Carbon Footprint of Scientific Visibility », Environmental Research Letters, vol. 17, n° 12, 2022, en ligne.
  11. François Jarrige et Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, Paris, La Découverte, 2020.
  12. Celles des historiens Marc Landry pour les Alpes, Clarence Hatton-Proulx sur le Québec et Serge Paquier sur la Suisse, des juristes Marie-Claude Prémont sur le Québec et Alexandru Gociu sur la Norvège, de l’archiviste de la Banque Nationale de Grèce Chrysalena Antonopoulou sur la question des archives.
  13. Celle de l’historien Williams Pokam Kamdem sur le Cameroun.
  14. Celle des ingénieur·es Maël Goumri et Baptistine Gourdon sur les récits autour de l’hydrogène.
  15. Les communications des historiens Timothée Dhotel sur Dijon et Odinn Melsted associé à Cyrus Mody sur l’échelle internationale, celle du musicologue Olusegun Stephen Titus sur le Nigéria, celle du géopolitologue Massimo Bucarelli sur l’Italie et les relations internationales, et celle des membres de la Fondation pour la Recherche et la Technologie Hellas sur la Grèce.
  16. Celles des historiens Ewan Gibbs sur la Grande-Bretagne et Giannis Kefalas sur la Grèce.
  17. Anne-Thérèse Michel, « Aux sources de l’histoire pétrolière : les fonds d’archives historiques du groupe Total », Bulletins de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n° 84, 2004, p. 99-105.
  18. Le troisième panel du colloque est ainsi consacré à la mise en avant d’EOGAN et est ponctué par leur Assemblée Générale.
  19. Les historiennes Marta Musso et Ana Cardoso de Matos et les membres de la Commission géologique du Danemark et du Groenland Kenneth Nordstrøm, Marianne Hansen et Lasse Rasmussen.
  20. Fabrizio Trisoglio pour l’Azienda Energetica Municipale de Milan.
  21. Clotilde Cucchi-Vignier pour Total, Chrysalena Antonopoulou pour la Banque nationale de Grèce, Carolina Lussana pour le groupe industriel Techint.
  22. Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, « Total face au réchauffement climatique (1968-2021) », Terrestres, 26 octobre 2021, en ligne, URL : https://www.terrestres.org/2021/10/26/total-face-au-rechauffement-climatique-1968-2021/
  23. Titre de la présentation de Fabrizio Trisoglio.
  24. Je suis mauvaise langue car Total a érigé à ses frais un monument aux morts en mémoire des 51 victimes de l’explosion du pétrolier Bételgeuse en 1979. Cela leur a permis de sauver leur dignité, et avec des règlements financiers amiables, d’éviter le procès. À quand un monument pour les morts des 23 bombes carbones encore en cours ?
  25. Robert N. Proctor et Londa Schiebinger, Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford University Press, 2008.
  26. Scientifiques en rébellion, Sortir des labos pour défendre le vivant, Paris, Le Seuil, 2024.
  27. Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Le Seuil, 2024.
  28. TotalEnergies, Communiqué de presse « Présentation Stratégie et Perspectives 2024 », 2 octobre 2024. URL : https://totalenergies.com/fr/actualites/communiques-presse/presentation-strategie-perspectives-2024

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