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08.05.2025 à 16:07

Militariser l’écologie : le nouvel esprit de l’impérialisme

Clément Quintard

Les tensions géopolitiques alimentent une nouvelle course pour l'accaparement des ressources, tandis que les budgets militaires menacent les conquis sociaux. Plus que jamais, l'écologie doit donc renouer avec ses racines anti-militaristes et anti-impérialistes.
Texte intégral (1326 mots)

Alors que les tensions géopolitiques se multiplient, du Groenland au Cachemire, les dirigeants du monde entier, Donald Trump en tête, y voient l’occasion de s’accaparer de ressources qui leur échappait jusqu’ici. En parallèle, l’explosion des budgets militaires offre un relais de croissance à des économies moribondes, au prix de la destruction des restes de leurs modèles sociaux. Pour Clément Quintard, co-fondateur de la revue d’écologie radicale Fracas [1], cette nouvelle donne devrait inciter le mouvement écologiste à renouer avec ses racines anti-militaristes et anti-impérialistes.

Les calamités volent en escadrille. Nous avions déjà la hausse des températures, l’acidification des océans, la pollution de l’air, l’intensification des catastrophes météorologiques, la multiplication des feux de forêt et l’érosion de la biodiversité, mais il manquait l’assaisonnement indispensable pour lier entre elles toutes les saveurs du chaos : la menace d’un nouveau conflit planétaire.

Pour pimenter le tout, les crises géopolitiques actuelles s’hybrident avec les bouleversements écologiques, et ouvrent la voie à de nouvelles poussées impérialistes. Les diplomates et les militaires des grandes puissances ont désormais compris que la surchauffe planétaire a de profondes implications stratégiques. Pour eux, la crise écologique est non seulement un facteur de risques inédits (submersion des terres, pénuries de ressources, migrations de masse, épidémies, troubles civils), mais aussi d’opportunités à saisir (nouvelles routes terrestres et maritimes à investir, accès à des filons de minerais et d’hydrocarbures jusqu’ici inexploitables). D’autant que les ressources sur lesquelles il s’agit de faire main basse sont à la fois celles de la « transition » et celles du business-as-usual.

Les convoitises du président américain Donald Trump sur le Groenland et le Canada s’expliquent ainsi par la présence dans le cercle polaire de gisements miniers stratégiques (uranium, graphite, or, cuivre, nickel…) et d’hydrocarbures (le sous-sol arctique recèlerait 13 % des réserves mondiales non découvertes de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel), mais aussi par la volonté d’implanter de nouvelles bases militaires pour contester la suprématie de la Russie dans la région, qui dispose déjà d’un chapelet de ports sur les côtes sibériennes. 

À lire aussi... La bataille pour le Groenland, nouvelle frontière des indust…

Les accrochages militaires répétés au Cachemire ont pour toile de fond une « guerre de l’eau » entre un pays en amont, l’Inde, qui menace de détourner une partie du fleuve Indus grâce à ses barrages, et un pays en aval, le Pakistan, pour qui toute diminution du débit serait constitutif d’un « acte de guerre ». Rappelons, au passage, que les deux pays sont détenteurs de la bombe atomique. 

Cadrage sécuritaire et mensonges d’État

Un climat de destructions mutuelles qui se manifeste par la flambée des dépenses militaires. En 2024, elles ont enregistré un bond de près de 10%, soit la plus forte augmentation depuis la fin de la Guerre froide, selon un récent rapport publié par l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri).

Dans ce contexte belliqueux, la France tient évidemment à tenir son rang de puissance impérialiste. Emmanuel Macron a annoncé le 20 février dernier vouloir porter le budget militaire de 2,1% du PIB à 5%, pliant face à la « demande » des États-Unis, qui avaient menacé de se retirer de l’OTAN si ce chiffre n’étaient pas atteint par ses alliés européens, et comptent bien inonder ceux-ci d’armes made in USA. En cas de défection américaine, le président français, dont le tropisme militaire est assumé de longue date, se rêve déjà en chef de guerre européen.

La relance de la course à l’armement permettrait ainsi à la France de compenser son recul sur les marchés mondiaux, comme le décrit l’économiste Claude Serfati, en dopant les principaux secteurs de la performance économique et de l’innovation hexagonales : le nucléaire, l’aéronautique et la production d’armes. Avec tout ce qu’impliquent l’ultra-centralisation autoritaire et l’existence nimbée de mensonges d’État de ces industries. 

Guerre totale et guerre sociale

De nouvelles ambitions militaristes pour lesquelles le grand patronat français peine à dissimuler son enthousiasme. Le PDG de Total Patrick Pouyanné y voit un effet d’aubaine car, selon lui, préparer la guerre militaire ne se fait pas sans mener la guerre sociale : « Pour monter le budget de la défense à 5% du PIB, il va falloir trouver l’argent quelque part ! Si l’on considère que la liberté et la souveraineté, et donc avoir les moyens de se défendre, doivent prévaloir sur la solidarité, il faut avoir le courage de remettre à plat certains budgets sociaux », a-t-il affirmé le 17 avril 2025 dans une interview donnée au Figaro.

Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée.

Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée. Un jusqu’au-boutisme que décrivait déjà Marx, dans Le Capital en 1867 : « Chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. » 

Autant de raisons, pour le mouvement écologiste, de renouer avec ses racines anti-impérialistes, anti-militaristes et anti-autoritaires. Ce à quoi s’emploient les Soulèvements de la terre dans une récente campagne, qui appelle à former une large coalition pour « faire la guerre à la guerre ». Ce à quoi ne s’emploie pas cette social-démocratie va-t-en-guerre, qui ne manque jamais l’occasion d’être à parts égales opportuniste et inconséquente dès que de grands rendez-vous historiques se profilent. Plus que jamais : choisir son camp.

[1] Cet article est originellement paru sur le site de la revue Fracas.

07.05.2025 à 17:50

Le sacrifice mis à nu : sur Tardes de soledad d’Albert Serra

Clément Carron

Avec Tardes de soledad, Albert Serra dresse le portrait d’Andrés Roca Rey, jeune péruvien de 28 ans, superstar de la tauromachie contemporaine. Violence extrême de la mise à mort, solitude du matador et du taureau, artifices scéniques, gestes millimétrés et virilisme exacerbé des toréros… Sans prendre parti pour ou contre la corrida, le cinéaste espagnol […]
Texte intégral (2399 mots)

Avec Tardes de soledad, Albert Serra dresse le portrait d’Andrés Roca Rey, jeune péruvien de 28 ans, superstar de la tauromachie contemporaine. Violence extrême de la mise à mort, solitude du matador et du taureau, artifices scéniques, gestes millimétrés et virilisme exacerbé des toréros… Sans prendre parti pour ou contre la corrida, le cinéaste espagnol cherche l’essence d’une pratique tour à tour décriée et admirée.

Dans Tardes de soledad (nuits de solitude), Albert Serra filme le matador superstar Andrés Roca Rey, jeune pointure dans le milieu de la tauromachie, dans et hors l’arène, seul face au taureau et entouré de sa cuadrilla, en quête de ce que serait l’essence de la corrida, sa vérité par-delà les images ordinairement montrées, sources d’émerveillement ou de dégoût, voire d’indignation. Selon les articles et critiques consacrés, le cinéaste espagnol ne prend pas partie, son film contentant autant les aficionados que les détracteurs de la corrida. Serra lui-même revendique ce positionnement, indiquant dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma que le film n’est ni un portrait à la gloire d’Andrés Roca Rey ni une charge contre la tauromachie. Quant à la réception du film, il ajoute : « ce n’est pas mon problème. »

Il est vrai que l’espagnol n’assortit à aucun moment sa mise en scène d’un discours moral. C’est peut-être là sa principale subversion. Des activistes mais aussi certains critiques n’ont pas manqué de reprocher à Tardes de soledad un « sensationnalisme » malsain, un côté « voyeuriste » et le goût affiché du réalisateur pour la provocation. Sans comparer les sujets des deux films, ces débats rappellent ceux ayant entouré la sortie du Fils de Saul de László Nemes : peut-on filmer l’infilmable ? Si oui, comment ? On pourrait préciser : peut-on montrer la barbarie, aussi crue soit-elle, en s’affranchissant d’une condamnation de celle-ci ?

Chercher à déterminer si Tardes de soledad est pro ou anticorrida, y compris en lorgnant du côté des intentions d’Albert Serra, est une entreprise vaine et peu intéressante. Surtout, il n’est guère envisageable de répondre en quelques lignes aux questions précédentes. Il est en revanche possible de prendre le film au sérieux et d’explorer sa mise en scène et son montage, pour saisir ce qu’ils nous disent de la pratique tauromachique dans ce premier quart du vingt-et-unième siècle.

Une cérémonie sacrificielle savamment mise en scène

Ce qui frappe d’emblée dans Tardes de soledad, c’est de voir à quel point la corrida relève d’une mise en scène savamment orchestrée. Un véritable spectacle avec sa scène, ses codes, ses costumes, ses outils. Tout est fait pour sublimer la rencontre finale entre le matador (le toréro le plus prestigieux, celui qui intervient en dernier) et le taureau. Rien n’est laissé au hasard. Les mouvements du toréro sont maîtrisés, rigoureux et précis. Il s’agit de dompter l’animal, mais de façon extrêmement stylisée et codifiée.

Sauf que la mise en scène d’Albert Serra dévoile aussi toute l’artificialité de ce spectacle. Les plans rapprochés placent le spectateur aux côtés et au plus près des différents protagonistes (les toréros, le matador, le taureau), dans une position bien différente de celle du public de l’arène. Ce dernier est d’ailleurs relégué hors champ et seules sont présentes dans le film ses acclamations et autres réactions sonores. C’est que Serra ne semble pas tant s’intéresser à la grandeur et à la ferveur d’une arène pleine à craquer qu’aux rouages du numéro en train d’être représenté, quitte à isoler ses différentes composantes qui paraissent alors aussi belles que triviales. Il en est ainsi des expressions faciales d’Andrés Roca Rey. Dans une sorte de transe quasiment animale, son visage se déforme et se pare de moues que le spectateur trouvera, en fonction de son rapport à la corrida, magnifiques, guidées par l’intensité du moment, ou franchement ridicules, renvoyant alors l’image du matador à celle d’un mauvais et grossier acteur. Comme un tour de magie que l’on aurait montré d’un peu trop près.

Andrés Roca Rey revêtu de son habit de lumière © Dulac Distribution

Par ailleurs, le taureau et le toréro n’apparaissent presque jamais dans le même plan. Ce recours aux plans rapprochés illustre aussi un acte manqué : la confrontation tant vantée entre l’homme et la bête n’a jamais lieu. À aucun moment la lutte entre le toréro et le taureau ne s’effectue à armes égales. Chaque fois qu’Andrés Roca Rey fait véritablement face au danger – et il est blessé à plusieurs reprises –, dès que le taureau prend le dessus, les toréros qui l’accompagnent investissent l’arène pour le protéger et éloigner, voire punir l’animal. Le rôle des picadors est d’ailleurs symptomatique de cette fausseté. Ces toréros affaiblissent le taureau en plantant dans son corps leur pique tout en étant bien protégés sur leurs chevaux blindés, revêtus d’un épais caparaçon ; impression renforcée par le cadrage et la légère contre-plongée qui ne montrent des picadors que leurs pieds, bien au chaud dans des étriers de métal en forme de sabots. Si bien que lorsque Andrés Roca Rey débarque dans l’arène, il fait face à un taureau déjà très affaibli, et l’on peut difficilement voir dans cette fin de spectacle autre chose qu’une opposition pipée et asymétrique entre un fort (le matador) et un faible (le taureau). 

Une cour d’hommes

Si le matador rappelle la figure de l’acteur, il renvoie aussi à celle du roi. Andrés Roca Rey semble constamment entouré de vassaux, les toréros qui forment sa cuadrilla. Le film se compose d’ailleurs majoritairement de deux catégories de scènes : celles dans l’arène, évoquées plus haut, et celles dans le fourgon qui les transporte collectivement avant et après la corrida. Dans le véhicule, les hommes font preuve d’un virilisme fébrile et exacerbé, qui n’est pas sans rappeler la posture même du matador dans l’arène. Très régulièrement et dans une forme de surenchère clownesque qui relève aussi d’une habitude, ils flattent l’égo d’Andrés Roca Rey en parlant de ses « couilles », toujours plus énormes, toujours plus imposantes. Ces discours sont d’autant plus risibles qu’ils sont rapprochés de l’homoérotisme latent, présent tant dans leurs rapports que dans leur pratique tauromachique (les tenues moulantes, les gestes efféminés dans l’arène, etc.) et dont ils n’ont probablement pas conscience. Dans une des rares scènes qui n’est ni d’arène ni de transport, Andrés Roca Rey prend part à une véritable cérémonie d’habillage, à laquelle la caméra, à l’instar des courtisans d’autrefois, est conviée. Sous son collant à bretelles et en coton, il prend soin de positionner correctement sa verge pour qu’elle soit visible une fois son costume revêtu, puis enfile des bas roses. Ensuite, c’est un autre homme qui apparaît à l’écran et qui lui resserre sa taleguilla (une culotte transparente, moulante, sertie de pompons). 

La préparation du matador © Dulac Distribution

Ces toréros, par leurs éloges et leur admiration, élèvent Andrés Roca Rey au rang de demi-dieu, capable de défier le taureau comme aucun autre, d’effectuer ses figures avec brio, de mettre sa vie en jeu tout en échappant sans cesse à la mort. Ils ne se comparent pas à lui et forment une cour qui ne cesse de le flatter, lui qui ne se retourne jamais pour leur répondre et regarde toujours droit devant, comme si son combat avec le taureau n’avait pas pris fin en sortant de l’arène. Il est donc entouré, certes, mais il est seul, comme un roi parmi ses courtisans, ou un demi-dieu au milieu des mortels. En ce sens, Tardes de soledad est à rapprocher des précédents films d’Albert Serra, qui mettaient déjà en scène la solitude d’hommes placés sur un piédestal. Dans La Mort de Louis XIV, un Jean-Pierre Léaud agonisait, se voyait mourir au milieu de toutes sortes de ministres, courtisans et hommes de foi. De même dans Pacifiction, Benoît Magimel, en Haut-commissaire de la République en Polynésie française, paraissait bien isolé alors même qu’il était continuellement sollicité et sujet à flatteries. La difficile conciliation entre la matérialité des évènements, de ce qui se jouait réellement sur l’île et le rôle social qu’il devait tenir constituait d’ailleurs le moteur d’une ironie grinçante. Dans une scène hilarante, Magimel, prenant la parole lors d’une cérémonie d’hommage à une écrivaine en visite sur l’île, ne pouvait s’empêcher de parler de lui et de son goût (probablement inexistant) pour l’écriture qui se manifestait dans les petites notes qu’il prenait dans son calepin. La considération de la population pour ce Haut-commissaire inénarrable semblait une nouvelle fois ne reposer sur rien de tangible. Le procédé n’est pas très différent dans Tardes de soledad, et la déférence des toréros vis-à-vis d’Andrés Roca Rey peut prêter à sourire lorsque, deux plans plus tard, l’on voit dans quelles conditions il réalise ses « exploits ». On imagine mal Hercule avoir besoin d’autant d’artifices et d’aide pour vaincre le taureau crétois.

Les toréros en voiture après la corrida © Dulac Distribution

Abolir la frontière

Dans les Cahiers du cinéma, Albert Serra parle de la nécessaire trahison du documentaire : « le documentaire doit toujours trahir son objet. C’est une hygiène : ne pas se laisser piéger par une idée préconçue du film mais travailler à partir des images que l’on a. » Il ajoute que les toréros du film, en le visionnant, l’ont trouvé trop violent. Or c’est peut-être là son principal atout : Tardes de soledad abolit la frontière, il réduit comme peau de chagrin la distance habituelle entre le spectateur, aficionado ou non, et la corrida elle-même, c’est-à-dire ce qui se joue dans l’arène. Ainsi, si les toréros ont trouvé le film trop violent, ce n’est pas par « sensationnalisme », le film n’exagérant en rien la violence tauromachique, mais parce qu’il ne s’accorde pas aux images qu’une pratique sous le feu des critiques souhaite renvoyer. 

Il en est ainsi d’un des principaux arguments des défenseurs de la corrida. Selon eux, les toréros seraient les premiers admirateurs des bêtes et le taureau, noble animal, serait traité avec respect de son entrée dans l’arène à son exécution. Le film montre pourtant une toute autre réalité. À plusieurs reprises, les toréros insultent le taureau, lorsque celui-ci se défend un peu trop ou a le malheur de ne pas s’écrouler suffisamment vite. Il n’est bien souvent, à leurs yeux, qu’un « fils de pute ». Ces propos, enregistrés grâce à des micros placés sur les toréros, ne sont d’ordinaire pas accessibles au public. Si Albert Serra n’insiste pas sur ces insultes, il ne les cache pas non plus ; il montre ce que la caméra, et les micros, révèlent, même si cela contredit les discours des défenseurs de cette pratique.

La cuadrilla d’Andrés Roca Rey © Dulac Distribution

Peut-être même renvoie-t-il ces toréros à la réalité de leur activité, les plaçant pour la première fois dans le rôle du spectateur. Par un procédé contraire, il met ce dernier face à la véritable nature de la corrida, revêtue de sa tenue la plus primitive. Pour les anticorrida, Tardes de soledad ne peut donc être qu’un spectacle insoutenable. Pour ses adorateurs, la beauté du geste, jamais niée dans le documentaire, ne peut effacer son caractère violent, voire barbare, et ils sont bien obligés de reconnaître qu’ils apprécient, du moins en partie, d’assister à l’agonie du taureau.

Et cette magie, qu’en est-il ? Malgré l’attrait esthétique d’Albert Serra pour la corrida, il semble ne jamais trouver la transcendance qu’il était venu chercher. La confrontation entre l’homme et l’animal n’a jamais lieu, chacun traversant à sa manière des jours et des nuits de solitude. Dépouillée de ses atours dorés, que reste-il de la corrida ? Rien de plus que le face à face inégal et cruel chanté par Cabrel : celui d’un taureau sauvagement mis à mort et d’une « danseuse ridicule ». 

04.05.2025 à 23:10

L’Équateur sur la voie de « l’autoritarisme compétitif »

Vincent Arpoulet

Où s’arrêtera le tournant autoritaire de l’Équateur ? Daniel Noboa a été amplement réélu (13 avril) dans des conditions critiquées par l’opposition et les observateurs internationaux. Si le scrutin s’est déroulé dans une relative transparence, l’utilisation de l’argent public à des fins électorales, le consensus médiatique en faveur du président sortant, les états d’exception en cascade […]
Texte intégral (4061 mots)

Où s’arrêtera le tournant autoritaire de l’Équateur ? Daniel Noboa a été amplement réélu (13 avril) dans des conditions critiquées par l’opposition et les observateurs internationaux. Si le scrutin s’est déroulé dans une relative transparence, l’utilisation de l’argent public à des fins électorales, le consensus médiatique en faveur du président sortant, les états d’exception en cascade et la persécution judiciaire de l’opposition ont limité ses chances de parvenir au pouvoir. Noboa dispose à présent des leviers institutionnels pour imposer un agenda économique et social dicté par les élites du pays. Impopulaire, il est en phase avec le retour brutal du sous-continent dans le giron du Fonds monétaire international (FMI) et l’orbite diplomatique de Washington. Reportage.

NDLR : Emblématique du tournant politique de l’Amérique latine, l’Équateur a fait l’objet de nombreuses publications récentes au Vent Se Lève. Outre un entretien avec la candidate malheureuse à l’élection présidentielle Luisa González, nous vous invitons à lire nos analyses relatives à l’assaut de l’ambassade du Mexique d’avril 2024, la dissolution des structures étatiques et la perméabilité croissante entre institutions publiques, secteur privé et narcotrafic. Tous nos articles sur le sous-continent latino-américain sont disponibles dans notre dossier « l’Amérique latine en question ».

Triomphe démocratique, fraude électorale ou « structurelle » ?

Comment Luisa González a-t-elle pu obtenir un score presque équivalent à celui du premier tour ? Sa progression quasi-inexistante jette le trouble du côté de ses partisans. D’autant plus qu’elle a bénéficié du soutien de Leonidas Iza, leader marxiste indigène et candidat malheureux, qui avait tout de même recueilli 5% des suffrages au premier tour. Ces 540.000 bulletins de vote, qui représentaient les seules réserves de voix d’un scrutin particulièrement polarisé où seuls trois candidats ont dépassé le seuil des 3%, sont à mettre en regard avec les maigres 87.000 suffrages supplémentaires récoltés par la candidate González.

Une interrogation d’autant plus brûlante qu’une si faible progression pour un candidat entre les deux tours est presque sans équivalent dans l’histoire récente du sous-continent. Ainsi que le relève Francisco Rodriguez, chercheur à l’Université de Denver, sur une trentaine de scrutins latino-américains, seuls deux présentent un schéma similaire. Il faut remonter à l’élection péruvienne de 2016 et au scrutin haïtien de 2011 pour constater une progression aussi faible d’un candidat entre les deux tours.

Dans le cas haïtien, c’est une fraude qui avait permis au parti au pouvoir de se maintenir. Dans le cas péruvien, la candidate Keiko Fujimori – fille et héritière politique d’Alberto Fujimori, auteur de nombreux crimes à la tête du Pérou dans les années 1990 – avait fait face au barrage de la quasi-totalité des partis politiques, de la gauche marxisante à la droite ultralibérale. Ainsi, son score n’avait quasiment pas varié entre les deux tours. Une configuration bien différente pour l’Équateur d’avril 2025 où le troisième candidat, Leonidas Iza, avait soutenu Luisa González.

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D’autant que l’intégralité des voix « anti-corréistes » s’était déjà cristallisées autour du président sortant à l’occasion du premier tour, comme en témoigne l’effondrement inédit du traditionnel Parti Social-Chrétien sous la barre des 1%, soit 14 points de moins que lors du dernier scrutin où il n’incarnait pourtant déjà plus le vote utile de droite … Ainsi que l’écrit Francisco Rodriguez : « les résultats de l’élection équatorienne de l’année 2025 ne sont pas normaux, et ne doivent pas être considérés comme tels. Les chercheurs en sciences sociales et experts électoraux devraient se demander : comment expliquer une telle anomalie ? ».

Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, le régime équatorien en exploite les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique.

À cette question, la réponse du noyau dur des « corréistes » est simple : une « fraude » généralisée. Plusieurs anomalies ont bien été documentées, et des cas de fraude ont pu contribuer à expliquer cet écart. Cette explication est cependant insuffisante : la plupart des délégations internationales présentes en Équateur ont attesté que l’élection s’était déroulée dans des conditions libres et transparentes. Si la fraude avait été massive au point d’expliquer le million de voix de différence entre les deux candidats, les témoignages auraient abondé en ce sens.

L’explication pourrait être plus prosaïque : jusqu’à quelques jours du second tour, une distribution massive d’aides monétaires directes a été consentie par le gouvernement. Dans un océan d’austérité, Daniel Noboa a soudainement injecté pas moins d’un demi-milliard de dollars pour venir en aide aux producteurs et provinces en difficulté. Une pratique qui avait soulevé l’inquiétude de l’Organisation des États américains (OEA), pourtant bien disposée à l’égard des gouvernements de droite : au lendemain de l’élection, elle dénonçait un « usage indu des ressources publiques et de l’appareil d’État à des fins prosélytes ».

À cette distribution conjoncturelle de « bons », d’une ampleur inédite dans un contexte électoral, s’ajoute un climat plus général d’intimidation et de violations de l’État de droit. À vingt-quatre heures des élections, Daniel Noboa avait – à la surprise générale – déclaré un État d’urgence dans sept provinces ; celui-ci, ainsi que l’a dénoncé l’opposition, conférait un pouvoir discrétionnaire aux autorités militaires et suspendait les garanties constitutionnelles des votants. La veille, les Équatoriens vivant au Venezuela avaient été interdits de participation au scrutin par le Conseil national électoral. À la tête de cette institution censément impartiale, l’ex-députée Diana Atamaint, dont le frère avait été nommé, en décembre 2024, consul à Washington…

L’interdiction de l’usage des téléphones portables dans l’isoloir et le lieu de vote, ainsi que les dénonciations d’une supposée tentative de « fraude » des « corréistes » par Daniel Noboa (dans un pays pourtant militarisé), avaient contribué à créer un climat d’une extrême tension. Si les « fraudes » directes survenues le jour de l’élection n’expliquent pas le million de voix d’écart entre Daniel Noboa et Luisa González, une « fraude structurelle » n’a-t-elle pas truqué les règles du jeu en amont ?

Manipulation clientéliste de l’aide sociale, inflexion partisane des instances de contrôle, violation des garanties constitutionnelles, rhétorique d’intimidation : lorsque l’un de ces phénomènes point au Venezuela, la presse française y consacre généralement plusieurs jours de reportages indignés, tandis que sa diplomatie s’en émeut avec gravité. L’Équateur n’a pas eu droit à de tels égards.

Autoritarisme compétitif au service d’un « Plan Colombie 2.0 »

Le système politique équatorien revêt pourtant toutes les caractéristiques de ce que les politologues Steven Levitsky et Lucan Way qualifient « d’autoritarisme compétitif ». Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, de tels régimes cherchent à en exploiter les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique qu’il est censé garantir. Cela passe en général par trois instruments : l’utilisation abusive des moyens de l’État – qui se traduit, dans le cas équatorien, par la distribution d’argent public à des fins clientélistes -, une couverture médiatique biaisée ainsi qu’un harcèlement organisé en vue de dissuader les opposants de poursuivre leurs activités politiques.

La mission d’observation électorale envoyée sur place par l’Union européenne faisait justement état, au lendemain du premier tour, d’un « biais clairement favorable à l’actuel président dans les médias publics ». La persécution organisée de nombre d’opposants politiques n’est quant à elle plus à prouver depuis l’arrestation, au mépris de toute convention diplomatique, de l’ex-vice-président Jorge Glas en plein cœur de l’ambassade mexicaine. Ce n’est qu’un exemple d’une accélération des procédures judiciaires engagées à l’encontre de figures de premier plan du « corréisme », à l’image du maire de Quito, Pabel Muñoz, qui fait actuellement face à une procédure de destitution après avoir été accusé par le Tribunal contentieux électoral (TCE) d’avoir employé des fonds publics et une fonctionnaire municipale au profit de la campagne de Luisa González.

Pratique critiquable, mais dont la dénonciation par une instance – le TCE, qui est par ailleurs resté muet face à des agissements du même ordre perpétrés par le gouvernement Noboa – ne peut qu’interroger. Ce, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé. Le premier édile de Guayaquil (plus grande ville d’Equateur, ndlr), Aquiles Alvarez, lui aussi issu du mouvement de la Révolution citoyenne, a en effet échappé de peu à une peine d’incarcération préventive dans une affaire de trafic de carburants avant que le juge chargé de l’affaire n’ait estimé qu’il ne disposait pas de preuves suffisantes en vue d’appliquer une telle peine. Luisa González elle-même a fait face à une accusation de diffamation après avoir accusé María Beatriz Moreno, dirigeante du mouvement politique duquel est issu Daniel Noboa, d’entretenir des liens avec le narcotrafic. Là encore, la candidate a rapidement été relaxée par la justice.

À lire aussi... « Il n’existe plus d’État de droit en Équateur » – Entretien…

Il faut dire que de tels soupçons sont partagés bien au-delà du simple camp « corréiste ». Verónica Sarauz, veuve de l’ex-candidat centriste Fernando Villavicencio, assassiné en pleine campagne présidentielle en 2023, ne cesse d’accuser les autorités équatoriennes d’entraver l’enquête relative au meurtre de son époux. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a dû se soumettre à un contrôle arbitraire au sein de l’aéroport de Quito le 15 avril dernier. Un contrôle à ses yeux injustifié qui survient une semaine à peine après qu’elle a affirmé avoir subi des pressions de la part du procureur général en vue de la convaincre d’accuser le mouvement de la Révolution Citoyenne du meurtre de Villavicencio, ce à quoi elle s’est refusée.

Les tensions entre ces deux camps politiques sont pourtant de notoriété publique depuis des années, l’époux de Verónica Sarauz ayant été l’un des fers de lance de l’opposition à Rafael Correa entre 2007 et 2017. Le fait qu’ils soient malgré tout suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa. Éléments de langage qui caractérisent pleinement « l’autoritarisme compétitif » tel qu’il est défini par Levitsky et Way – et qui font entrer l’un des plus proches alliés de Washington dans la catégorie des régimes hybrides, aux côtés de la Russie de Vladimir Poutine.

Le fait que les corréistes et les centristes soient, malgré leurs divergences profondes, suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa.

Cette rhétorique n’est pas sans rappeler la logique ayant présidé à la mise en place du Plan Colombie, vingt-cinq ans auparavant. Ratifié par Washington et le gouvernement colombien dirigé par le conservateur Alvaro Uribe, cet accord de coopération militaire visait à favoriser l’intervention de forces américaines en vue de lutter contre le narcotrafic. C’est précisément la logique à l’œuvre en Équateur depuis l’adoption par référendum, le 21 avril dernier, d’un article permettant à l’armée de suppléer, voire de se substituer aux forces de police dans un certain nombre de territoires en manque d’effectifs.

Ces militaires sont également appuyés par des sociétés de sécurité privées telles que Blackwater, propriété d’Erik Prince, ex-commando américain qui ne cache ni sa proximité avec Donald Trump, ni son rejet de la gauche équatorienne. En toute cohérence avec les exactions que ce groupe est accusé d’avoir perpétré en Irak, celui-ci s’est notamment illustré par l’arrestation arbitraire, le 5 avril dernier, de plusieurs habitants de Guayaquil, relâchés dans la foulée par manque de preuves. Le tournant néolibéral engagé par Lenin Moreno en 2017 atteint ainsi son paroxysme : afin de pallier les conséquences de la cure d’austérité sur les effectifs de police, l’État va jusqu’à déléguer son « monopole de la violence légitime » à des sociétés étrangères qui, sous couvert de lutte contre le narcotrafic, en viennent à s’ingérer dans le dernier scrutin…

Vers un narco-État ?

La farce équatorienne succèdera-t-elle à la tragédie colombienne ? Les travaux de la chercheuse Lucie Laplace ont montré combien, dans le cadre du Plan Colombie, la lutte contre le trafic de drogue a été un prétexte pour dissimuler le véritable objectif de cette opération : lutter contre la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Tandis que ses combattants étaient pourchassés, de nombreux groupes paramilitaires, étroitement liés à l’administration colombienne et aux narcotrafiquants, ont été épargnés. Ainsi, ce « plan » n’a fait qu’exacerber le conflit armé interne qui a endeuillé la Colombie sans menacer le règne des gangs. Dans le cas équatorien, il est frappant de constater que, tandis que des figures incarnant la lutte contre le narcotrafic se trouvent au premier rang des victimes du tournant autoritaire, les fers de lance du trafic de stupéfiants semblent en tirer profit.

Si la convocation d’une Constituante vise à conférer un vernis populaire à un agenda largement contesté, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit.

Au cours des cinq dernières années, de nombreux chargements de cocaïne auraient été détectés dans des installations appartenant à près de 127 entreprises bananières, parmi lesquelles le groupe Noboa Trading Co. Or, il se trouve que le président équatorien est directement lié à cette société via l’entreprise panaméenne Lanfranco Holdings, qui en est l’actionnaire majoritaire. En violation de la Constitution équatorienne, qui interdit au personnel de l’administration publique de détenir des parts dans des paradis fiscaux, Daniel Noboa est en effet co-propriétaire de cette entreprise aux côtés de son frère.

Jake Johnston, directeur de recherches internationales au sein du Centre de recherche économique et politique (CEPR), estime que cela induit un conflit d’intérêt significatif. En vue d’atteindre l’objectif prioritaire affiché par Noboa, à savoir l’éradication du narcotrafic, il apparaît nécessaire de réguler de manière plus stricte l’ensemble des compagnies bananières du pays. Or, cet accroissement normatif viendrait dans le même temps engendrer un certain nombre de coûts susceptibles de restreindre les profits générés par les exportations bananières, ce qui entre en contradiction avec les intérêts personnels du chef d’État équatorien. C’est ainsi que, si les liens directs entre Noboa et le narcotrafic ne sont pas avérés – les dirigeants du groupe Noboa Trading Co. ayant systématiquement coopéré avec les autorités équatoriennes à la suite de ces découvertes -, force est de constater qu’ils partagent non seulement les mêmes circuits de commercialisation, mais également un intérêt commun : l’affaiblissement des institutions étatiques.

Pivot d’un nouveau tournant pro-américain

Malgré sa petite taille et sa relative pauvreté en ressources naturelles, l’Équateur n’a pas été un pays anodin dans la géopolitique régionale. Sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017), il a été l’un des pôles les plus radicaux du rejet des politiques du FMI. Une lutte que l’Équateur a prolongée sur le plan diplomatique, promouvant une intégration régionale latino-américaine, en rupture avec le cadre panaméricain qui prévalait alors. Quito, ce n’est pas un hasard, a hébergé le siège de l’UNASUR.

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De même, depuis 2017, l’Équateur s’est distingué dans la radicalité de son tournant pro-américain. Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs. Comme pour symboliser l’avènement d’une nouvelle ère, Daniel Noboa reprend à la gauche une méthode éprouvée : la convocation d’une Assemblée Constituante.

C’est un tel processus qui avait permis à l’Équateur de se doter d’une nouvelle Constitution en 2008. Celle-ci proclamait le caractère social de l’économie du pays, la souveraineté du pays vis-à-vis des tribunaux d’arbitrage ou d’une présence militaire étrangère, et limitait les nouveaux emprunts qui ne serviraient pas à financer des dépenses sociales. Autant de mesures que le camp de Daniel Noboa entend défaire par le biais de la convocation d’une nouvelle assemblée constituante. Un pari qui n’est pas sans risque : en avril 2024, les Équatoriens se prononçaient par référendum sur onze réformes promues par le gouvernement. Les deux mesures au caractère le plus nettement néolibéral ont été rejetées : la reconnaissance de la légalité des tribunaux d’arbitrage et du travail à l’heure ont été refusées à 65 et 69,5 %.

Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs.

Si la convocation d’une Constituante apparaît comme un moyen de conférer une légitimité populaire à un agenda contesté de toutes parts, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit. Un processus qui bénéficie du soutien, ou de l’indifférence, des autres États de l’Amérique.

Exception notable dans un sous-continent tétanisé par le retour de Donald Trump à la présidence : la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum a défendu une position « anti-impérialiste » assumée, refusant de reconnaître la légitimité des résultats et affichant son appui politique à Luisa González. Elle s’inscrit dans la lignée de son prédécesseur, qui visait à promouvoir une intégration régionale susceptible de prendre le contrepied de l’influence nord-américaine dans la région. S’opposant à Washington et à la majorité des pays du continent, elle avait salué la réélection de Nicolas Maduro.

À l’opposé, le gouvernement chilien de Gabriel Boric, qui avait dénoncé les irrégularités du scrutin vénézuélien, a tout de suite reconnu la licéité du processus équatorien. Un positionnement cohérent avec son orientation diplomatique essentiellement pro-américaine, prise au lendemain même de sa victoire électorale. Plus surprenant, son homologue bolivien Luis Arce lui a emboîté le pas. Une manière de se distinguer encore de son prédécesseur – et ex-camarade de combat – Evo Morales, qui affichait une forte proximité politique avec Nicolas Maduro à l’époque où il dirigeait le pays.

De la même manière, le chef d’État brésilien Lula da Silva, qui avait souhaité incarner une position de médiateur dans le cas vénézuélien, a immédiatement reconnu l’élection de Daniel Noboa. Une décision qui peut s’expliquer par sa volonté de prendre la tête d’une intégration régionale plus large, mais par conséquent, moins « politique ». Saluant son homologue le 15 avril 2025, il affirmait que : « Le Brésil continuera à travailler avec l’Equateur pour défendre le multilatéralisme, l’intégration sud-américaine et le développement durable de l’Amazonie ».

Entre le positionnement « anti-impérialiste » mexicain et la posture plus consensuelle du Chili, de la Bolivie et du Brésil, le chef d’État colombien Gustavo Petro a souhaité incarner une voie médiane. S’il n’a pas dénoncé une « fraude », il a refusé de reconnaître un scrutin considéré comme insuffisamment libre et transparent – une attitude similaire à celle qu’il affichait pour le Venezuela. Et comme dans le cas vénézuélien, il a offert la médiation de son pays pour solder le différend entre le parti au pouvoir et l’opposition.

Le caractère exceptionnel du positionnement mexicain et colombien n’a rien de fortuit. Il traduit l’alignement renouvelé du sous-continent sur Washington, malgré les différends affichés par de nombreux gouvernements avec le locataire de la Maison-Blanche. Le même constat vaut pour l’Europe. Le sous-continent a largement manifesté son inquiétude face au retour de Donald Trump au pouvoir, et multiplié les proclamations indépendantistes. C’est pourtant en bloc qu’il soutient la position américaine, dans son arrière-cour, sur l’élection équatorienne…

02.05.2025 à 21:28

L’effondrement des traités de limitation des armements met l’humanité en danger

Julien Pomarède

Ces dernières années, on observe un rapide délitement des conventions internationales interdisant ou encadrant les armements, nucléaires ou non. Exacerbé par les conflits récents, en particulier par la guerre d’Ukraine, ce processus, que les États justifient par leurs impératifs de sécurité immédiate, met en danger l’avenir de la sécurité internationale et, au-delà, rien de moins […]
Texte intégral (3219 mots)

Ces dernières années, on observe un rapide délitement des conventions internationales interdisant ou encadrant les armements, nucléaires ou non. Exacerbé par les conflits récents, en particulier par la guerre d’Ukraine, ce processus, que les États justifient par leurs impératifs de sécurité immédiate, met en danger l’avenir de la sécurité internationale et, au-delà, rien de moins que l’habitabilité de notre planète [1].

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les conventions internationales sur la limitation des armements ont joué un rôle clé dans la régulation des arsenaux militaires mondiaux. Certes, elles n’ont pas permis une abolition complète des armements particulièrement létaux et peu discriminants pour les civils. De même, les adhésions des États à ces conventions sont variables et leur transgression a été, et reste, régulière. Mais ces textes fournissent un cadre institutionnel, normatif, efficace et raisonnable dans les contraintes qu’ils font peser sur la marge de manœuvre des États à s’armer et à se défendre – un cadre qui subit aujourd’hui un délitement rapide.

Du TNP à New START, des décennies d’efforts de limitation des armements

Certaines des plus importantes de ces conventions ont été adoptées lors de la guerre froide, période historique inégalée en termes de prolifération des moyens physiques de destruction.

Sur le nucléaire, rappelons deux textes piliers : le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP, 1968), et le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF, 1987), accord majeur passé entre les États-Unis et l’Union soviétique (puis la Russie).

Lors de sa première présidence, Trump avait refusé à la Russie d’étendre la durée de validité de l’accord, le jugeant trop désavantageux pour les États-Unis.

En limitant la prolifération des armes nucléaires et en visant l’élimination des missiles à portée intermédiaire en Europe, ces accords ont permis de créer un environnement de contrôle et de réassurance entre les grandes puissances.

Les textes relatifs au contrôle des armes nucléaires ont également connu des évolutions significatives après la guerre froide, avec l’adoption du Traité sur l’interdiction des essais nucléaires (1996) et le New START (Start signifiant Strategic Arms Reduction Treaty, littéralement « traité de réduction des armes stratégiques »), signé en 2010 entre les États-Unis et la Russie, qui a pour objectif de limiter les arsenaux nucléaires stratégiques de chaque pays, en plafonnant surtout le nombre de têtes nucléaires déployées.

L’effet combiné de ces traités, dont ceux évoqués ne sont que des exemples d’un ensemble normatif plus vaste, a permis une réduction importante des stocks d’armes nucléaires, lesquels sont passés – pour le cumulé seul États-Unis/URSS puis Russie – d’un pic d’environ 63 000 au milieu des années 1980 à environ 11 130 en 2023.

Des efforts de désarmement dans d’autres secteurs ont été poursuivis après la fin de la guerre froide, comme la Convention d’Ottawa sur les mines anti-personnel (1997) et celle d’Oslo sur les bombes à sous-munitions (2008). Ces régimes se sont développés en raison surtout des pertes civiles causées par ces armements et de leur « violence lente ». Susceptibles de ne pas exploser au moment de leur utilisation, ces mines et munitions restent enterrées et actives après la période de guerre, ce qui tue et mutile des civils, pollue les souterrains, constitue un fardeau financier pour le déminage et freine voire empêche les activités socio-économiques (par exemple l’agriculture).

Une dégradation inquiétante

Le problème est que, dernièrement, tout cet édifice normatif construit ces soixante dernières années s’effrite et se trouve menacé de disparition. En 2019-2020, les États-Unis se retirent des traités INF et Open Skies. Le traité Open Skies, signé en 1992, permet aux États membres d’effectuer des vols de surveillance non armés sur le territoire des autres signataires pour promouvoir la transparence militaire et renforcer la confiance mutuelle. En 2020-2021, la Russie rétorque en faisant de même.

Le New START a également connu une trajectoire accidentée. Lors de sa première présidence, Trump avait refusé à la Russie d’étendre la durée de validité de l’accord, le jugeant trop désavantageux pour les États-Unis. S’il fut ensuite étendu sous l’administration de Joe Biden, la participation de la Russie fait l’objet d’une suspension depuis février 2023, ce qui implique par exemple l’impossibilité d’effectuer des contrôles dans les installations russes (une des mesures de confiance prévues par le Traité). Au vu de la situation actuelle, le renouvellement de New START, prévu pour 2026, ne semble pas acquis.

Les effets de cette érosion normative ne sont pas moins inquiétants parmi les autres États dotés. Prenant acte de ces désengagements et en réaction aux livraisons d’armes des États-Unis à Taïwan, la Chine a fait savoir en juillet 2024 qu’elle suspendait ses pourparlers sur la non-prolifération nucléaire et a entamé une politique d’augmentation de ses arsenaux. Plus récemment encore, Emmanuel Macron a annoncé qu’une augmentation du volume des Forces aériennes stratégiques françaises serait à prévoir.

Le troisième âge nucléaire

Ces décisions ouvrent la voie à ce que certains qualifient de « troisième âge nucléaire ». Cette nouvelle ère, caractérisée par un effritement marqué de la confiance mutuelle, est d’ores et déjà marquée par une nouvelle course aux armements, qui allie politique de modernisation et augmentations quantitatives des arsenaux.

La reprise de la course aux armements ne fait qu’ajouter une couche d’incertitude supplémentaire et de tensions potentielles. Certaines de ces tensions, d’une ampleur plus vue depuis la fin de la guerre froide, se manifestent déjà ces dernières années : en 2017, les États-Unis et la Corée du Nord se sont mutuellement menacés de destruction nucléaire. Et depuis février 2022, la Russie a à multiples reprises brandi la menace d’un usage de la bombe nucléaire afin de dissuader les pays occidentaux de soutenir militairement l’Ukraine.

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Dernier danger, non des moindres et qui se trouve décuplé par la reprise de la course aux armements : l’humanité n’est jamais à l’abri d’une défaillance technique des appareils de gestion et de contrôle de l’arme nucléaire.

On l’aura compris : agglomérés, ces facteurs nous font vivre dans une période particulièrement dangereuse. Et cela, d’autant plus que les évolutions concernant les autres types d’armements ne sont pas moins inquiétantes, en particulier dans le contexte des tensions entre la Russie et ses voisins directs liés à l’invasion de l’Ukraine. Certains pays ont quitté (Lituanie) et annoncé vouloir quitter (Pologne et les trois pays baltes) les conventions interdisant l’usage des mines anti-personnel et des bombes à sous-munitions. Même si, comme la Russie, les États-Unis n’ont pas adhéré à la convention d’Oslo, la livraison des bombes à sous-munitions à l’Ukraine consolide cette érosion normative globale en participant au déploiement de ces munitions sur les champs de bataille contemporains.

Un effondrement normatif injustifié à tous points de vue

Pour justifier le retrait ou la transgression des conventions internationales sur la limitation des armements (et des pratiques guerrières illégales plus généralement), l’argument principalement avancé est le suivant : cela permet de mieux dissuader et de mener la guerre plus efficacement.

Autrement dit, pourquoi prendre le risque de se mettre en position d’infériorité stratégique en s’astreignant à des limites que des pays qui nous sont hostiles ne se donnent pas la peine de respecter ? Pourquoi ne pas augmenter son seuil de brutalité, partant de l’idée que, dès lors, on aura plus de chances 1) de dissuader l’ennemi de nous déclarer la guerre et 2) si la dissuasion échoue, de sortir vainqueur du conflit ?

Cette réflexion, qui peut sembler cohérente au premier abord, repose en réalité sur une lecture simpliste des rapports politiques et des dynamiques guerrières. C’est une idée infondée et lourde de conséquences, à la fois pour la stabilité internationale, pour l’avenir de l’humanité et pour l’état environnemental de notre planète. Trois raisons permettent de donner corps à ce constat.

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Tout d’abord, le fondement rationnel du démantèlement de cet appareil normatif est questionnable. Le nucléaire est un exemple frappant, à commencer par le Traité INF. Rappelons que, selon les estimations, l’usage de « quelques » centaines de bombes nucléaires suffirait à mettre en péril la quasi-entièreté de la vie sur Terre, par la combinaison de l’effet explosif et du cataclysme climatique qui s’en suivrait. En d’autres termes, les stocks post-guerre froide, même réduits à environ 13 000 aujourd’hui à l’échelle planétaire, sont déjà absurdes dans leur potentiel de destruction.

Les augmenter l’est encore plus. C’est pourquoi nombre d’experts estiment que la décision de Trump de retirer les États-Unis du Traité INF présente bien plus d’inconvénients que d’avantages, au premier rang desquels la reprise (devenue réalité) d’une course aux armements qui n’a pour conséquence que de dépenser inutilement des sommes astronomiques dans des arsenaux nucléaires (qui, rappelons-le, présentent la tragique ironie d’être produits pour ne jamais être utilisés) et de replonger l’humanité dans l’incertitude quant à sa propre survie.

Ajoutons à cela que l’on peut sérieusement douter de la capacité des États à gérer les effets d’une guerre nucléaire sur leurs populations. À cet égard, la comparaison avec l’épidémie de Covid-19 est instructive. Quand on voit que les gouvernements ont été incapables de contenir une pandémie infectieuse, en raison notamment des politiques de restriction budgétaire en matière de santé et de services publics plus généralement, on peine à croire qu’ils pourraient gérer la catastrophe sanitaire et médicale consécutive à des frappes nucléaires.

Passons maintenant au champ de bataille lui-même et à la remise en cause récente des accords sur les mines et les bombes à sous-munitions. S’affranchir de tels régimes n’a guère plus de sens, pour la simple raison que conduire la guerre plus « salement » n’a pas de lien avec une efficacité plus grande dans l’action militaire.

Les exemples historiques abondent, à commencer par les guerres récentes des grandes puissances. En Ukraine, l’armée russe est responsable d’un nombre incommensurable de crimes de guerre et utilise massivement des mines et des bombes à sous-munitions. Pourtant, cette litanie d’atrocités n’a pas amené plus de succès. La Russie s’est embourbée, sacrifie des soldats par dizaines de milliers, et du matériel en masse, pour des gains territoriaux qui restent limités au vu de la consommation en vies humaines et en ressources.

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Le bilan de la guerre contre le terrorisme des États-Unis et de leurs alliés dans les années 2000-2010 n’est pas plus reluisant. Sans même compter le volume considérable de ressources allouées aux campagnes du contre-terrorisme militaire, la pratique étendue de la torture, les assassinats ciblés (par drones ou forces spéciales), le développement d’un archipel de centres de détention extra-légaux (type Guantanamo ou Black Sites (prisons secrètes) de la CIA), l’usage de munitions incendiaires en zone urbaine (bombes au phosphore blanc en Irak), tout ce déluge de violence n’a pas suffi à faire de la guerre contre la terreur autre chose qu’un échec cuisant aux conséquences encore aujourd’hui désastreuses.

En somme, effriter le régime d’interdiction des armes non discriminantes ne rend pas la guerre plus efficace mais la rend, pour sûr, plus meurtrière, plus atroce et étend ses effets létaux davantage au-delà de la guerre elle-même en blessant et en tuant encore plus de civils. Enfin, la destruction de ces régimes de régulation engendrera des conséquences démesurées pour deux autres batailles bien plus essentielles à mener : le maintien de nos démocraties et de l’habitabilité de notre planète.

Éroder ces traités revient à s’aligner sur les pratiques sanglantes des régimes autoritaires, à commencer par la Russie ou la Syrie de Bachar al-Assad, qui ont fait un usage généralisé de mines et d’autres armes visées par ces conventions d’interdiction.

Éroder ces traités revient à s’aligner sur les pratiques sanglantes des régimes autoritaires, à commencer par la Russie ou même encore la Syrie qui, du temps de Bachar al-Assad et de la guerre civile, avait aussi fait un usage généralisé de mines et d’autres armes visées par ces conventions d’interdiction. Alors que la crédibilité internationale de nos normes démocratiques est déjà significativement écornée du fait de livraisons et soutiens militaires à des pays responsables de massacres, détruire ces régimes de régulation ne ferait qu’encourager plus largement le recours à ces types d’armes par tous les régimes, démocratiques ou non.

Se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard

Enfin, et c’est au fond l’enjeu majeur, ces dynamiques augmentent l’inhospitalité de notre planète pour la vie humaine. Si les grandes puissances prenaient un tant soit peu au sérieux l’urgence climatique à laquelle nous sommes tous confrontés, un encadrement bien plus strict des activités militaires existerait dans le domaine.

Les institutions militaires sont responsables d’une pollution considérable et de destructions d’écosystèmes entiers, en raison des destructions environnementales provoquées par les armes/munitions elles-mêmes, de la consommation démesurée d’hydrocarbures et des activités entourant les armes nucléaires (extractions minières, tests, gestion des déchets). La remilitarisation qui s’annonce et l’effritement des traités de limitation des armements ne font qu’accélérer la catastrophe écologique vers laquelle on se dirige. À quoi bon continuer à militariser à outrance une planète qui tolère de moins en moins notre présence ?

Les conventions adoptées au cours des décennies passées ont permis de poser quelques limites raisonnables à une destruction humaine et environnementale de masse qui n’a fait que grossir, s’étendre et se normaliser depuis la seconde moitié du XIXe siècle.

Détruire ces régimes de régulation – sous le futile prétexte qu’on ne devrait pas s’imposer des limites que les autres ne se posent pas – ne présente que des désavantages. Ce détricotage normatif va au-delà de la question seule des armements ; il reflète le mépris grandissant pour nos standards démocratiques et, au-delà, pour le vivant dans son ensemble.

[1] Article republié depuis le site The Conversation.

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