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19.12.2024 à 18:25

Contre les GAFAM, redécouvrir Jacques Ellul

Édouard Piély

Présenté comme « neutre » et source de bienfaits, le progrès technologique est toujours imposé, jamais discuté. Pour le philosophe Jacques Ellul, la technique est pourtant toujours politique, tant elle transforme notre société en profondeur, souvent en la déshumanisant.
Texte intégral (1960 mots)

Présenté comme « neutre » et source de bienfaits, le progrès technologique est toujours imposé, jamais discuté. Pour Jacques Ellul, la technique est pourtant toujours politique, tant elle transforme notre société en profondeur, souvent en la déshumanisant. Alors que nos vies sont de plus en plus numérisées et que les impacts sociaux, économiques et environnementaux de ces technologies font débat, son disciple Édouard Piely invite à redécouvrir l’oeuvre de ce grand penseur dans Jacques Ellul. Face à la puissance technologique (L’escargot, 2024). Extrait.

Le suivisme technophile renforce une logique de déni et de démesure. Rappelons qu’Ellul et Charbonneau avaient tiré la sonnette d’alarme dès 1935 : lorsque l’être humain « se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se dépossède de toute mesure ». Nous, contemporains, naviguons globalement entre fascination et aveuglement : fascination pour la puissance et aveuglement face au développement technique exponentiel.

Phénomène technique et société

Si l’homme a de tout temps utilisé des techniques pour interagir avec son milieu, Jacques Ellul nous montre que, depuis le XVIIIe siècle, la multiplicité des techniques issues de la science appliquée caractérise notre civilisation. Aussi est-il important d’analyser lucidement la relation entre le phénomène technique et la société, la montée en puissance d’un monde industriel fondé sur l’unique recherche d’efficacité, abstraite et mathématique, et de comprendre pourquoi les êtres humains perdent leur liberté de choix face à ce développement. Lutter contre les lieux communs liés à la Technique est plus que nécessaire, notamment contre celui de la soi-disant neutralité de la technique. Selon l’idée reçue, la technique (la technologie dans le sens moderne et courant) en elle-même serait neutre, tout dépendrait des usages que l’on en fait.

Or, la technique, issue de la recherche, provient d’un contexte social et politique. Elle produit des effets qui sont ambivalents. Et les effets néfastes sont inséparables des effets bénéfiques (pensez au plastique, matière à la fois redoutablement pratique et toxique, aux engins mécanisés, utiles et abrutissants, à l’électronique, performante et aliénante, etc.). Il n’y a pas de neutralité de la Technique. Elle transforme notre environnement et nos vies. Et il faut bien analyser, pour chaque technique, le monde qui lui a donné naissance et le monde qu’elle propose.

L’innovation technique n’est jamais neutre. L’accumulation des moyens techniques produit progressivement un monde artificiel. Nous l’avons tous éprouvé d’une manière extrême dès le printemps 2020.

En un mot, l’innovation technique n’est jamais neutre. L’accumulation des moyens techniques produit progressivement un monde artificiel. Nous l’avons tous éprouvé d’une manière extrême dès le printemps 2020 dans le domaine du numérique, avec des effets de mise à distance, de dépendances et de contrôle accru. Il faut clairement se rappeler du contexte. La crise politico-sanitaire liée à l’épidémie de COVID a offert aux gouvernants de nombreux « effets d’aubaine » sur un plateau : jeux d’intérêt et instrumentalisations réciproques entre technocrates, technophiles et grosses puissances de la Tech.

La boucle est bouclée et les trois grands gagnants de cette crise ont été les lobbies pharmaceutiques, le secteur des biotechnologies et l’industrie numérique dans son ensemble. La résistance à l’artificialisation et à la virtualisation croissantes de nos conditions d’existence est effectivement l’enjeu majeur de notre époque. L’œuvre d’Ellul a d’ailleurs annoncé la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, des technologies de l’information et de la communication (TIC) et des sciences cognitives. Ces technologies dites convergentes sont le cœur du développement technicien actuel.

Nous ne sommes pourtant aucunement consultés sur les choix et les trajectoires techniques. Un monde sans contact, de plus en plus virtuel, nous est imposé l’accélération, la croissance et l’artificiel, qui induisent une plus grande complexité des systèmes, nous sont imposés : c’est le règne de tout ce qui « détruit, élimine ou subordonne » le monde naturel, selon les mots d’Ellul dans La Technique ou l’enjeu du siècle.

Automatisme et soumission à l’impératif technique

Le progrès technique tend à se développer « automatiquement », le choix entre les procédés n’est plus à la mesure de l’homme mais se déroule de façon mécanique. La fascination pour cet engrenage trop bien huilé joue à plein régime, empêchant le citoyen, l’homme dans sa pleine dimension politique d’y « porter la main pour opérer lui-même le choix » (La Technique ou l’enjeu du siècle, premier ouvrage de la trilogie de Jacques Ellul).

Jacques Ellul ira jusqu’à dire que l’homme n’est « absolument plus » l’agent du choix. Il s’agit d’un mécanisme froid qui tend à supprimer le hasard, les « facteurs d’imprévision », la finesse et l’habileté proprement humaines. Fantaisie, qualités individuelles ou tradition sont balayées. L’être humain doit rentrer en concurrence avec « une puissance contre laquelle il n’a pas de défense efficace » ou se soumettre à l’impératif technique (soit des procédés, des modes d’emploi impliquant une systématisation de nos gestes et pensées).

Selon Ellul, nous sommes actuellement « au stade d’évolution historique d’élimination de tout ce qui n’est pas technique ».

Selon Ellul, nous sommes actuellement « au stade d’évolution historique d’élimination de tout ce qui n’est pas technique ». À cet égard, l’interconnexion numérique généralisée, la data-driven society, ou société gouvernée par la donnée, est présentée comme inéluctable, promue à grand renfort de communication par les ministres successifs en charge du numérique. Le cas de Cédric O (Secrétaire d’État chargé du Numérique de 2019 à 2022, ndlr) est lui-même paroxystique. Dans une intervention au Sénat en décembre 2020, Cédric O donne une illustration flagrante de cette soumission à l’impératif technique. Prenons-le au mot, cela vaut son pesant de cacahuètes :

« On a besoin de beaucoup plus de numérisation pour réussir la transition environnementale. On a besoin de beaucoup plus d’innovation pour réussir la transition environnementale. C’est assez mathématique. Il y a de plus en plus de monde sur cette planète, qui consomme de plus en plus, compte tenu du rattrapage extrêmement rapide de certains pays en développement très peuplés. Et donc si on veut faire en sorte de… maîtriser notre consommation, il faut être plus efficace. Pour être plus efficace, il faut innover. Et dans l’innovation, dans l’ensemble des secteurs qui sont les plus polluants, à savoir le bâtiment, les transports, la logistique, l’agriculture : la question numérique est absolument centrale. Centrale. Jusqu’à d’ailleurs la question de la 5G si on fait le lien avec la question de la technologie [sic].

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On a besoin de connecter beaucoup, beaucoup plus d’objets pour être plus efficace. C’est-à-dire pour faire autant, voire plus, en consommant moins [sic]. C’est vrai dans l’agriculture, c’est vrai dans la logistique, c’est vrai dans l’industrie. C’est vrai dans l’énergie elle-même. Il n’y aura pas de smart grids et de réseaux distribués avec des cellules de production photovoltaïque, éolienne, etc., etc., s’il n’y a pas une numérisation MASSIVE une utilisation massive de l’intelligence artificielle, et un développement de la connexion des objets y compris via la 5G. […] Je veux dire… Il y a plus de monde sur cette planète, ils consomment plus et on a une planète limitée. Soit on est plus efficace, soit on décide qu’il faut tuer les vieux. Pardon mais il y en a certains du côté environnemental qui l’ont proposé. Soit on décide qu’on doit contraindre les naissances. Mais à un moment, c’est mathématique. »

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Tout en nuances blanches ou noires, Monsieur O veut nous faire avaler des couleuvres. C’est très indigeste et ce n’est pas gentil pour les serpents… ni pour les mathématiques. Méconnaissances des fondamentaux de la crise écologique, arrogance et inhumanité, intérêts et sophisme. La « transition numérique » est la promesse que tout pourra continuer comme avant, comme le montrent bien le socio-anthropologue des techniques Alain Gras et le sociologue Gérard Dubey. Un véritable impérialisme et une « logique de branchement » se déploient.

On ne peut que souhaiter un retour au réel et une intégration de l’effet rebond pour les stipendiés les plus « efficaces » de l’industrie. Aiguillon médiatique et porte-flingue de la vie totalement numérisée, le ministre O proférait en privé à ses équipes rapprochées que les Français avaient non seulement un droit à être « connectés » mais un « devoir de connexion ». CQFD. Du devoir à la contrainte, la pente est glissante… Avec l’objectif affiché de connecter, de rapprocher, de fluidifier, l’expansion numérique exclut et cherche à soumettre les récalcitrants, tous ceux qui veulent encore un contact humain. Il y a multiplicité de contacts électroniques et dévaluation du contact direct, ce qui provoque une perte de sens, un rapport productiviste au monde, voire « la réduction de l’existence à une succession d’instants déliés les uns des autres ». C’est bien une fuite en avant circulaire.

Jacques Ellul face à la puissance technologique, éditions L’escargot, Edouard Piely, 2024.

Un grand cercle qui se forme dans un mouvement perpétuel d’innovation. « À l’intérieur du cercle technique, rien d’autre qu’elle ne peut subsister. » La Technique se révèle ainsi « destructrice et créatrice en même temps » dans un mouvement continu. Il y a une forme d’« addition anonyme des conditions » de cette fuite en avant technologique. La Technique s’engendre elle-même car, pour Ellul, « lorsqu’une forme technique nouvelle paraît, elle en permet et en conditionne plusieurs autres… ». Par exemple, le moteur à explosion a permis et conditionné l’automobile. Il y a une « sorte d’appel de la technique à la technique ». Ainsi, au cours de son développement, elle pose des problèmes qui ne peuvent être résolus que par un surcroît de technique.

16.12.2024 à 18:23

L’avenir d’Israël selon l’extrême droite

Nimrod Flaschenberg

Déshumanisation des Palestiniens, militarisation de la société, économie de guerre... au sommet de l'État, l'extrême-droite israélienne travaillent à transformer Israël en une « Sparte juive », en croisade perpétuelle contre ses voisins.
Texte intégral (4772 mots)

Les horreurs du 7 octobre 2023 ont renforcé des tendances qui parcouraient déjà Israël. La banalisation des crimes contre l’humanité, l’ethnicisation du pays et la militarisation de la société n’ont jamais été aussi fortes. Au sommet de l’État, deux ministres impulsent une mutation des institutions : Itamar Ben-Gvir à la Sécurité nationale et Bezalel Smotrich aux Finances, qui dirige également l’administration des territoires occupés. Leur horizon : faire d’Israël une « Sparte juive », en croisade perpétuelle contre ses territoires voisins. Une fraction de la société continue de refuser cette évolution militariste, dans un contexte qui n’a jamais été aussi difficile. Par Nimrod Flaschenberg, ancien assistant parlementaire du parti israélo-palestinien Hadash et Alma Itzhaky, chercheur [1].

Depuis l’attaque du 7 octobre, les Israéliens vivent avec une douleur lancinante. La perte de 1200 concitoyens continue de hanter bon nombre d’entre eux. Une minorité déplore également ce que leur pays inflige à Gaza – mais aussi à la Cisjordanie et au Liban – et ce que leur société est devenue.

La catastrophe subie par les Gazaouis est sans commune mesure avec les épisodes antérieurs des affrontements israélo-palestiniens. Et malgré ce que la presse suggère régulièrement, cette catastrophe est faite de main d’homme. Comme tous les crimes de guerre, l’anéantissement de Gaza a ses responsables, ses complices et ses soutiens passifs. Elle n’aurait pas été possible sans une transformation de l’opinion du pays, qui n’a pas débuté au 7 octobre.

Le glissement progressif d’Israël vers l’extrême droite s’est produit au cours de ces vingt dernières années, sinon plus. Il plonge ses racines dans une source idéologique plus lointaine : expansionnisme juif et nettoyage ethnique ne sont pas absents d’un certain sionisme des origines. S’ils ont toujours été contestés au sein de la société israélienne, le 7 octobre a marqué une consolidation historique de l’opinion belliciste et suprémaciste.

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Le fragile vernis libéral et démocratique qui préservait un semblant de normalité – du moins pour les Israéliens juifs – s’est fissuré. Comme si le 7 octobre avait mis en lumière des tendances sous-jacentes de l’État d’Israël, notamment sa dépendance à l’égard des forces armées et son caractère ethnique.

Traumatisme dans la conscience collective

Le 7 octobre, qui a immédiatement été dépeint comme l’événement le plus sombre de l’histoire juive depuis la Shoah, a généralisé un sentiment d’insécurité et une vision pessimiste de l’avenir. Il a aussi catalysé une hargne vengeresse contre les Palestiniens. Ce traumatisme ne s’arrête pas au 7 octobre : la guerre en cours a aussi eu de multiples conséquences dévastatrices sur la société israélienne.

L’inaccessibilité du nord d’Israël permet au gouvernement de justifier une fuite en avant dans l’agression du Liban.

L’espace physique en tant que tel s’est drastiquement réduit. Les premiers jours, les autorités israéliennes ont ordonné à environ 300.000 citoyens qui habitaient au sein des frontières internationalement reconnues de quitter leurs maisons. Si l’évacuation du sud pouvait être rendue nécessaire par la présence de milices palestiniennes armées, celle de la partie nord découlait d’une décision prise dans un moment de panique, de peur qu’une attaque similaire soit lancée par le Hezbollah.

Suite à l’évacuation, les échauffourées n’ont eu de cesse de s’intensifier à la frontière, jusqu’à aboutir à l’intensification des frappes israéliennes au Liban. Elles ont culminé dans l’assassinat de Hassan Nasrallah, dirigeant du Hezbollah, puis dans l’invasion terrestre du pays du Cèdre.

Au sud, de nombreux habitants ont déjà regagné leurs maisons du fait de la destruction de la Bande et du contrôle exercé sur sa frontière par l’armée israélienne. Mais dans le nord, le long de la frontière libanaise, les quelque 6.000 déplacés ne sont toujours pas rentrés chez eux, tandis que leurs anciennes villes et kibboutz se transforment en villes fantômes occupées par des soldats israéliens, et que leurs maisons sont vulnérables aux tirs du Hezbollah.

En conséquence de l’évacuation de communautés entières vers des hôtels et des centres d’accueil, un nombre important d’Israéliens se trouvent sans domicile. Certains habitants de kibboutz ont été intégrés en masse au sein d’autres communautés situées dans des régions plus centrales, mais des dizaines de milliers de personnes continuent d’errer à travers le pays, s’appuyant sur des membres de leur famille ou sur des amis, sans savoir si leur déplacement deviendra permanent. Personne ne peut dire s’ils pourront revenir chez eux.

L’inaccessibilité du nord du territoire israélien constitue l’un des griefs les plus forts vis-à-vis du gouvernement. Si certains considèrent que la perte de souveraineté est le prix à payer pour la poursuite de l’offensive à Gaza, la réalité du déplacement a surtout été instrumentalisée par le gouvernement sous la forme d’une propagande belliciste favorable à l’expansion du front septentrional.

Fuite en avant autoritaire

Avant le 7 octobre, la société israélienne était déjà plongée dans une lutte acharnée autour de la réforme de la justice impulsée par Netanyahou, qui menaçait d’octroyer une autorité sans précédent au pouvoir exécutif. Elle s’inscrivait dans un vaste ensemble visant à faciliter l’annexion de la Cisjordanie. Des manifestations importantes avaient lieu depuis janvier 2023, mais le 7 octobre a rassemblé la société autour du drapeau national, et permis au gouvernement de poursuivre son programme autoritaire par d’autres moyens.

Dans les premières semaines qui ont suivi le 7 octobre, Israël a lancé une vague massive d’enquêtes, d’arrestations et de mises en examen à l’encontre de citoyens palestiniens accusés d’« incitation à la violence » et de « soutien au terrorisme ». La plupart des personnes arrêtées l’ont été pour des publications sur les réseaux sociaux, notamment des manifestations d’empathie et de tristesse à l’égard de la souffrance des Gazaouis. Des milliers d’enquêtes ont été ouvertes, et le procureur général a autorisé la police à détenir des suspects beaucoup plus facilement. Des citoyens ont enduré des détentions prolongées, au cours desquelles ils ont pu être soumis à des violences physiques. Des journalistes palestiniens travaillant pour des médias internationaux ont aussi été victimes d’abus, d’arrestations, de restrictions arbitraires et, dans de nombreux cas, d’interdictions légales.

La répression policière s’est accompagnée de harcèlements, de divulgation d’informations personnelles sur internet et de violence à grande échelle perpétrés par des civils et des groupes d’extrême droite – qui, eux, agissent en toute impunité. Des Palestiniens ont été menacés sur leurs lieux de travail, dans leurs écoles et dans des espaces publics, favorisant une atmosphère d’intimidation et de censure. Le harcèlement est particulièrement répandu dans les universités.

Selon de nombreux analystes, ces mesures dirigées contre les Palestiniens et les militants pacifistes s’inscrivent dans une politisation à grande échelle de la police. La mainmise de l’extrême droite sur la police a commencé par la nomination d’un partisan du kahanisme radical [doctrine terroriste issue du sionisme religieux, NDLR], Itamar Ben-Gvir, comme ministre de la Sécurité nationale.

Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, Itamar Ben-Gvir a supervisé la distribution d’armes à feu aux civils, augmentant le nombre de détenteurs privés de 64 %.

En décembre 2022, la Knesset a adopté l’« amendement Ben-Gvir » de la loi sur la police, qui constituait une condition préalable à la formation du gouvernement Netanyahou. Elle a ainsi entériné un transfert des pouvoirs du commissaire général de la police au ministre de la Sécurité nationale. Peu après, Ben-Gvir a lancé une série de nominations politiques à des postes d’encadrement de la police, mettant à pied des officiers qui s’opposaient à son programme et donnant davantage de pouvoir à des officiers loyaux, notamment les plus enclins à réprimer violemment les manifestations. Ces nominations ont été effectuées au détriment des réglementations et sans contrôle judiciaire, favorisant l’ascension d’officiers d’extrême droite. 

Suite au 7 octobre, Ben-Gvir a accéléré la transformation de la police israélienne pour en faire une arme politique, tandis que d’autres forces d’extrême droite paramilitaires se mettaient en place.distribution à grande échelle d’armes à feu aux civils, assouplissant les restrictions de permis et augmentant le nombre de détenteurs d’armes privés de 64 %. Environ 12.000 permis auraient aussi été accordés illégalement, entraînant une enquête au sein du ministère.

Ben-Gvir a aussi mis en place environ 900 « Unités de réaction urgente » composées de civils armés de fusils d’assaut. Ces unités, hâtivement créées, dépourvues d’entraînement, de discipline et de supervision spécifiques, opèrent à présent dans des villes et des villages de tout le pays (y compris à Jérusalem-Est et dans des villes à la fois juives et palestiniennes à l’intérieur de la ligne verte), et de graves inquiétudes s’élèvent quant à l’utilisation non autorisée qu’elles font de la force et de la possibilité de qu’elles provoquent des conflits entre civils.

Expansion du règne colonial

Tandis que Ben-Gvir joue au pyromane à l’intérieur des frontières israéliennes, son partenaire Bezalel Smotrich, le représentant des colons juifs extrémistes au gouvernement, a lâché la bride de son électorat dans la Cisjordanie occupée. L’accord de coalition a octroyé à Smotrich le poste de ministre des Finances et celui de responsable de l’Administration civile et de la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), les deux organismes qui encadrent toute la vie civile de la zone C de la Cisjordanie [sous contrôle total d’Israël, NDLR]. Il a également été autorisé à établir un nouveau corps civil dénommé « administration des implantations », qui est responsable de tous les aspects de la vie dans les implantations où prévalait jusqu’alors la juridiction militaire. Ce remaniement administratif ouvre discrètement la voie à une annexion de facto des colonies.

Depuis le 7 octobre, Smotrich fait pleinement usage des responsabilités qui lui ont été confiées afin de promouvoir un nettoyage ethnique et l’expansion des implantations en Cisjordanie. Dès avril, 2024 s’établissait déjà comme une année record en matière de déclaration de territoires occupés comme « terres publiques », c’est-à-dire de futures zones de construction des implantations. De nouveaux records ont également été battus en matière de taux d’approbation de plans de nouveaux bâtiments et de tentatives de légaliser rétroactivement des maisons et des avant-postes illégaux, y compris sur des terres détenues à titre privé par des Palestiniens. Vingt-quatre nouveaux avant-postes ont été construits depuis le début de la guerre et des dizaines de nouvelles routes asphaltées.

La violence des colons contre les Palestiniens atteignait déjà des sommets avant le 7 octobre et n’a fait que s’intensifier depuis lors, bénéficiant souvent de la protection, sinon de la participation active, de la police et de l’armée. Près de 1.000 attaques violentes ont été signalées cette année, y compris des attaques impliquant des centaines d’émeutiers, contre au moins trente et un Palestiniens. Des militants rapportent que le recrutement de nombreux colons dans les rangs des réservistes rend impossible de discerner les colons des soldats, et les attaquants bénéficient d’une immunité quasi complète. Alors que la guerre fait rage à Gaza, dix-neuf communautés de bergers de la vallée du Jourdain ont été expulsées et dépossédées de leurs terres.

Animalisation des Palestiniens

La haine et la déshumanisation dont les Palestiniens font actuellement les frais sont sans précédent – même au regard de la longue histoire guerrière d’Israël. À de notables exceptions, les réactions publiques au massacre, à la famine et à la terreur subies par les Gazaouis vont du haussement d’épaules à l’appel au meurtre. Les dirigeants israéliens ont effectués des centaines de déclarations génocidaires, ainsi que l’ont documenté la Cour internationale de justice ou un récent rapport d’Amnesty International. Récemment encore, le ministre Smotrich déclarait qu’il pourrait être « justifié et moral » d’affamer les deux millions d’habitants de la Bande de Gaza.

Dans la conscience israélienne, la Bande de Gaza existe comme un territoire fantôme.

À ce processus de déshumanisation, le 7 octobre a servi de catalyseur ; mais pas de déclencheur. Il résulte plutôt de décennies d’embargo et de siège, au cours desquelles Israël s’est arrogé la supervision de tous les pans de la vie à Gaza. Dans la conscience israélienne, la Bande existait comme une sorte de territoire fantôme : un endroit où régnait censément le mal absolu, mais dont personne ne savait rien, et avec lequel il ne pouvait y avoir aucune communication.

Cette déshumanisation est renforcée par les médias dominants en Israël. Les agences de presse ont systématiquement étouffé les rapports faisant état des souffrances civiles à Gaza, la plupart ne citant d’autre source que les Forces de défense israéliennes (FDI) elles-mêmes. À l’exception d’une poignée d’agences indépendantes et de rapports occasionnels dans Haaretz (quotidien isréaëlien de gauche, ndlr), les Israéliens ne sont pas exposés aux images et aux rapports éprouvants auxquels l’ensemble du monde a accès. Comme l’a récemment fait remarquer la journaliste Hagar Shezaf, les FDI empêchent les journalistes non accompagnés d’accéder à Gaza. Un moyen de s’assurer de l’alignement de la couverture médiatique sur leur récit. Le gouvernement a aussi mis un terme aux opérations d’Al Jazeera en Israël, restreignant plus encore les sources accessibles au public.

Ce blackout médiatique rend une large partie des Israéliens inconscients de la dévastation qu’ils infligent, et aveugles aux complexités de la société palestinienne. Les Palestiniens et leurs alliés sont perçus par une fraction croissante des Israéliens comme obnubilés par le massacre des Juifs, à Gaza, en Cisjordanie et même sur les campus américains. Les implications de cette propagande sont claires : seule l’option militaire permettra de protéger les Israéliens contre un nouveau 7 octobre.

Une « Sparte juive » en Méditerranée orientale

L’année 2024 a vu la militarisation sans fin d’une société déjà largement régie par les forces armées. Une Sparte juive en Méditerranée orientale, guidée par Dieu dans une croisade perpétuelle contre les Arabes : cette vision d’Israël, promue par la droite religieuse, est à présent accueillie à bras ouverts.

Selon le récit militaire dominant autour du 7 octobre, Israël a trop longtemps reposé sur une « petite armée intelligente », fondée sur une technologie de pointe, des services de renseignement experts et une force aérienne de haute volée. Avec l’attaque du Hamas, les experts militaires ont embrassé un nouveau consensus : il faut plus d’armes et plus de tanks pour défendre les frontières et superviser l’occupation. Cette expansion permanente des forces armées dans un pays relativement petit n’est pas sans implications sociales majeures.

Une telle militarisation nécessiterait d’étendre le service militaire masculin. Les chiffres relevés par les médias font état d’une extension du service militaire obligatoire de trois à quatre ans et d’un service de réserve portée jusqu’à 100 jours par an. La généralisation de la conscription à aux Juifs orthodoxes, qui en sont pour le moment exemptés, devient à présent une question brûlante.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente. L’augmentation des investissements dans l’armée (dans les systèmes d’armes, l’entraînement, le personnel etc.) se fera au détriment des services sociaux. En outre, l’importance croissante du service militaire influera directement sur la productivité du pays, les soldats ne produisant pas de valeur économique.

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Ces coûts directs ne constituent que l’effet immédiat de la transformation d’Israël en une nouvelle Sparte. L’ampleur de la destruction de Gaza, la dimension génocidaires des bombardements sur la bande, risquent de faire d’Israël une nation paria, malgré le soutien sans failles des États-Unis et quelques supplétifs. L’économie israélienne, fortement intégrée dans la mondialisation, tirée par une secteur de pointe, ne peut survivre longtemps à l’isolement. Israël devra mettre les bouchées doubles sur la cybersécurité, l’armement et l’extraction des gaz naturels pour maintenir un niveau de PIB comparable à celui de la moyenne des pays occidentaux. Et même si l’économie de guerre parvient à tenir, les niveaux de vie des citoyens demeureront incomparables avec ceux auxquels ils s’étaient accoutumés ces dernières décennies.

Face à ce tableau bien sombre, de nombreux Israéliens qui en ont la possibilité et les moyens – une expertise professionnelle et un passeport étranger – sont en train de quitter le pays. Qu’ils soutiennent ou non la guerre, ils ne veulent pas vivre dans un État militariste. La tendance est particulièrement marquée dans les secteurs qu’Israël doit faire perdurer, pour la viabilité de son économie : haute technologie, université, médecine. Alors que les barrières qui séparent Israël du reste du monde ne cessent de croître, l’exode est déjà en cours.

Opposition de façade à Benjamin Netanyahou

Face au traumatisme de la société, à la militarisation du paysage public et l’avalanche de politiques antidémocratiques, l’opposition au gouvernement de Netanyahou a échoué à fournir une réponse audible. Si les critiques de la gestion de la guerre par le gouvernement se multiplient, seule une faible majorité s’élève contre la guerre elle-même.

Ce n’est pas que la colère contre le gouvernement de Netanyahou ne soit pas réelle. De vastes pans de la société le tiennent pour responsable de l’échec à prévenir le 7 octobre, et de l’abandon des otages et des régions du nord de l’Israël. Lors de manifestations de grande ampleur organisées au cours de l’année écoulée (tout particulièrement suite au meurtre de six otages en août), les manifestants brandissaient des pancartes qualifiant Netanyahou et ses ministres de meurtriers. Il ne s’agissait cependant pas de leur reprocher l’assassinat de plus de 41.000 personnes à Gaza, mais leur refus de signer un accord de cessez-le-feu qui aurait pu sauver les otages.

La gauche radicale israélienne marginalisée qui participait à ces manifestations dans le bloc « anti-occupation », représentée à la Knesset par le parti palestino-israélien Hadash, a tenté de lier le sort des otages à celui des Gazaouis, qui souffrent les uns comme les autres de la guerre. Mais l’amère vérité est qu’une majorité écrasante accepte largement le récit selon lequel seule une intervention militaire peut rétablir la sécurité.

Yair Lapid, le dirigeant de l’opposition, a récemment changé de ton en appelant explicitement à cesser la guerre, mais il s’est retrouvé en minorité. D’anciens généraux comme Benny Gantz ainsi que l’homme fort de la droite Avigdor Lieberman, tous très critiques de Netanyahou, proposent l’invasion du Liban. Un objectif que partage Yair Golan lui-même, figure de la gauche et opposant de premier ordre à Netanyahou. Gideon Sa’ar, autre dirigeant de l’opposition de droite, a récemment rejoint le gouvernement de Netanyahou en soutien à la campagne au Liban, augmentant ainsi largement les chances du gouvernement de se maintenir au pouvoir jusqu’à 2026.

Si la pression exercée par le mouvement de protestation a contribué à la libération de 105 otages dans les 15 premiers jours de novembre 2023, les manifestants se heurteront à un mur tant qu’ils échoueront à apporter une réponse aux questions politiques plus larges que la guerre a fait émerger. Toutes les parties en présence considèrent en effet que mettre un terme à la guerre constitue le prix à payer (ou non) pour le retour des otages – et non comme un objectif en soi.

Cette contradiction est particulièrement évidente dans une campagne récente pour le retour des otages, qui préconise de poursuivre ensuite les combats à Gaza. Cette idée, à la fois cruelle et irréaliste, constitue plutôt une tentative désespérée pour infléchir une opinion intoxiquée par les discours bellicistes. Elle sert cependant le dessein du gouvernement, qui peut facilement accuser les manifestants d’être irrationnels et défaitistes – et permet à Netanyahou de se présenter en « négociateur » face au Hamas et aux États-Unis. En échouant à remettre en cause le postulat fondamental des actions du gouvernement, l’opposition finit par les renforcer.

Une issue non militaire à la question palestinienne n’était pas au programme des principaux partis israéliens avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’hésitation de l’opposition traditionnelle à appeler à un cessez-le-feu découle aussi de l’absence d’une vision politique alternative. Les Israéliens sont terrorisés par l’idée d’un retour à la normale pour Gaza. La plupart d’entre eux savent que la promesse « d’éliminer » le Hamas n’est pas réaliste, et que le maintien des forces militaires à Gaza et au Liban, sans parler de la reconstruction des implantations détruites, est synonyme d’une guerre sans fin.

Et pourtant, les principaux acteurs n’ont proposé aucune autre solution. Nombreux sont ceux qui critiquent Netanyahou parce qu’il autorise le Hamas à diriger l’enclave et à se renforcer, au détriment de l’Autorité palestinienne, mais aucun autre parti n’a envisagé une résolution alternative au conflit.

La déclaration de réconciliation signée entre le Hamas et le Fatah à Pékin en juillet dernier aurait pu constituer une ouverture pour une autre solution si Israël n’avait pas assassiné Ismail Haniyeh, considéré comme un modéré au sein du Hamas, la semaine suivante. La perspective d’un gouvernement d’unité palestinienne qui superviserait conjointement la reconstruction de Gaza avec le soutien de la communauté internationale est de loin la meilleure. Des solutions concrètes qui permettraient de faire face à la situation à Gaza, de reconstruire, de lever le siège et d’ouvrir graduellement les frontières dans le respect d’accords régionaux, n’étaient pas inscrites au programme des partis dominants en Israël avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’importance de la pression étrangère

Israël est pris en étau : peur de menaces extérieures d’un côté, fascisation de ses institutions de l’autre. La croyance fataliste en l’intervention militaire comme seule et unique solution possible enferme le pays dans une double impasse.

Dans de telles conditions, les changements ont peu de chance de provenir de l’intérieur du système politique israélien. Si certains sont déterminés à poursuivre la lutte, la rupture traumatique que constitue le 7 octobre et les vagues successives de répression ont porté un coup fatal à la gauche et aux pacifistes, reclus dans la marginalité. Dans ce contexte, seule une intervention internationale décisive, débutant par un embargo sur les armes, peut stopper la guerre à Gaza et au Liban.

Sur le long terme, la pression internationale est indispensable pour forcer un changement au sein de la société israélienne. Cela implique que la fuite en avant belliciste et génocidaire du gouvernement actuel se paie au prix fort. Ce n’est qu’à cette condition qu’une force alternative émergera en Israël, capable de dire non à l’extrême droite, la militarisation de la société, l’épuration ethnique de la Palestine et l’embrasement de la région.

Note :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Piera Simon-Chaix.

15.12.2024 à 19:23

Bolloré : l’arbre qui dévoile la forêt

Thierry Discepolo

L’urgence que dévoile l’« empire Bolloré » touche autant à l’idéologie qu‘à l’organisation de l’édition française, sous le contrôle d’une poignée de grandes fortunes.
Texte intégral (2251 mots)

La domination du groupe Hachette sur l’édition française ne date pas d’hier. Ni même d’avant-hier. Mais tout bien considéré, comparé au temps où le regretté Jean-Luc Lagardère regroupait Hachette livres, distribution et médias avec l’armement et l’aviation, l’« empire Bolloré » fait de nos jours un peu prix de consolation. Maintenant, il est vrai que Jean-Luc n’était, à l’égal des autres grands patrons, qu’un militant du profit. Alors que Vincent… Par Thierry Discepolo, directeur des éditions Agone.

C’est donc l’alliance du grand patronat et de la droite extrême qui est à l’origine de la prise de conscience dont certains médias se font les échos depuis quelques semaines. Il est évidemment remarquable que l’impulsion ne vienne pas de l’édition industrielle, ni des grosses librairies, moins encore des autrices, romanciers, journalistes et universitaires qui font les unes et les prime times – mais de la librairie indépendante, associée à l’édition indépendante.

Voilà pourquoi la formulation des dangers que fait peser l’« empire Bolloré » sur le marché du livre et la réponse à y apporter présentent toutes les qualités de la franchise et de la clarté : un appel à boycotter les livres édités par l’une ou l’autre des quarante et quelques marques du groupe Hachette — voir la liste ici1.

Une clarté et une franchise qui répondent à la franchise et la clarté du projet idéologique dont le pieux milliardaire breton porte fièrement les couleurs : restaurer les valeurs millénaires de l’Occident chrétien, version radicalement identitaire, et lancer une croisade contre le « grand remplacement » qu’il fantasme.

Dans l’édition, la première illustration de ce programme fut le soutien apporté à Éric Zemmour en tant que candidat d’extrême droite à la présidentielle 2022. Cette opération a fait tant de bruit qu’on semble avoir oublié que le groupe Hachette n’a pas attendu d’être sous la coupe de Vincent Bolloré pour éditer Zemmour : trois titres sont parus chez Grasset, maison où débute le journaliste. Mais surtout que c’est un autre groupe éditorial français qui a fait sa gloire et ses plus grands succès : cinq titres (dont Le Suicide français et Destin français) parus chez Albin Michel – voir ici la liste des maisons dépendantes2.

La tribune « Ne laissons pas Bolloré et ses idées prendre le pouvoir sur nos librairies » semble en rajouter sur l’ancrage à l’extrême droite fascisante, raciste, sexiste et nationaliste de l’ascétique sexagénaire. Mais ce n’est peut-être pas exagéré lorsqu’on apprend que l’« ogre de Cornouaille » a engagé un néo-nazi pour entretenir son île et y encadrer les messes auxquelles il assiste en maître des lieux.

On ne trouvera jamais pareilles vulgarités chez la famille Gallimard, propriétaire du troisième groupe éditorial français — voir la liste ici.3 Mais si on s’inquiète vraiment de la diffusion des idéologies d’extrême droite, côté fonds littéraire et philosophique nazi, fasciste et crypto-fasciste, pétainiste et antisémite, Gallimard dispose d’une avance séculaire qu’on n’est pas près de rattraper chez Hachette. Mais s’inquiète-t-on vraiment dans le monde du livre de la diffusion des idéologies d’extrême droite dès lors qu’elle n’est pas tapageusement poussée par Vincent Bolloré ?

Lancé en juillet dernier par Attac et les Soulèvements de la Terre, l’appel à « Désarmer l’empire Bolloré » rappelle qu’avant de fondre sur l’édition et les médias français Vincent Bolloré a fait fortune dans l’exploitation néocoloniale et qu’il continue d’être un acteur majeur du ravage écologique.

Il faut donc aussi rappeler que le patron d’Editis, second groupe éditorial et médiatique français (voir la liste ici4), doit sa fortune au même genre de piraterie — non pas en Afrique, comme Vincent Bolloré, mais en Europe de l’Est. Ce qui fait de Daniel Kretinsky – avec la propriété de centrales électriques au lignite, au gaz et nucléaires, de gazoducs mais aussi d’entreprises de stockage de gaz, de fret, de négoce de matières premières, etc. — un producteur de nuisances écologiques et économiques du même registre, toutefois d’une autre ampleur. Mais s’intéresse-t-on vraiment dans le monde du livre aux nuisances écologiques et économiques d’un grand patron dès lors qu’il ne s’agit pas de « Bolloré » ?

Sur le plan politique, la différence de positionnement entre le Breton et le Tchèque se situe entre Valeurs actuelles, pour le premier, et Franc-Tireur, pour le second. Autrement dit, une offre qui va de l’extrême droite à l’extrême centre — soit l’espèce d’alliance qui gouverne désormais, vaille que vaille, le pays.

À lire aussi... Empire Kretinsky : vers un géant européen des médias ?

À la tête de Média-participation, troisième challenger éditorial français du groupe Hachette, la famille Montagne affiche le même genre de pedigree qu’on a vu jusqu’ici à ce poste, mais sur le mode fade. Catholique de droite lui aussi, mais modéré, le fils (Vincent) a pris ses distances avec le père et fondateur (Rémy), qui agrémentait en 1974 les débats à l’Assemblée nationale sur la loi Veil en associant « l’avortement aux génocides du IIIe Reich ». Fondé avec l’argent des pneus Michelin et l’aide de l’assureur Axa, le groupe mélange désormais astucieusement l’industrie de la BD à l’édition religieuse et au livre d’entreprise, à l’« art de vivre » et l’« art du fil », au nautisme et au secourisme — un tas d’où émerge péniblement la bannière du Seuil, qui s’efforce de satisfaire son contrôleur de gestion en exploitant les grandes causes de notre temps.

On le voit bien, l’urgence que dévoile l’« empire Bolloré » touche autant à l’idéologie quà l’organisation de l’édition française, sous le contrôle d’une poignée de grandes fortunes. Pour finir donc ce tour d’horizon (non exhaustif) des principaux groupes à la recherche d’une alliance face à Hachette, voyons du côté d’Actes Sud et de ses patrons, la famille Nyssen. Ici, ni Occident chrétien, ni piraterie néocoloniale, ni calamiteux bilan carbone, et aucun nazi caché dans les placards.

Mais puisqu’il s’agit de « faire barrage au Front national », suivant la formule consacrée, peut-on compter sur celle qui fut la première ministre de la Culture d’un président qui a permis au premier parti d’extrême droite français d’être en mesure de toquer à la porte du pouvoir ?

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Certes, ils sont innombrables celles et ceux à s’être laissé berner par le jeune premier en candidat des médias. Et Françoise Nyssen n’est pas restée bien longtemps ministre. Mais on ne trouve dans son minuscule bilan aucune mesure pour, sinon réduire, au moins réguler la concentration éditoriale. Ce qui n’aurait pas été inutile à la protection de beaucoup de maisons, à commencer par son propre groupe5. Car depuis deux ans, tout observateur avisé ne se pose qu’une seule question sur le destin de la grenouille arlésienne qui a voulu se faire plus grosse que le bœuf parisien. Non pas qui va l’acheter — ce sera Madrigall. Mais quand ? Et le nombre d’années ne se compte que sur les doigts d’une main.

Que l’urgence soit à la bataille culturelle contre l’offensive idéologique menée par un magnat de l’édition et des médias qui a mis tous ses moyens au service d’un parti d’extrême droite ne fait pas de doute. Mais cette urgence ne doit pas occulter la réalité du système qui a permis à une seule personne de disposer de pareil pouvoir : la concentration capitalistique.

Et si on voit bien que la machine Hachette aux mains de Vincent Bolloré incarne les plus grands dangers, politiques et économiques, on voit bien aussi que son boycott, dans un système où les groupes qu’on vient de décrire s’accaparent 90 % de la production, cette action ne va, au mieux, que faire reculer la peste au bénéfice du choléra.

Sur l’édition, lire chez Agone :

— « Gallimard, la dilatation et la concentration de l’édition », juin 2023.

— « Pratiques éditoriales depuis les années 1980 (I) Hugues Jallon : de La Découverte au Seuil, allers-retours », avril 2019.

— « Gallimard et Actes Sud sont, à leur niveau, des acteurs zélés de la concentration éditoriale », septembre 2023.

— « Les indulgences de l’édition anticapitaliste », septembre 2011.

Et dans Le Monde diplomatique :

— « La Pléiade, une légende dorée », février 2021.

— « Le livre, une sacrée valeur », juillet 2020.

— « Actes Sud, tout un roman », octobre 2017.

1. Groupe Hachette = Albert-René, Andrieu, Armand Colin, Audiolib, Calmann-Lévy, Le Chêne, Dessain & Tolra, Des Deux Terres, Les Deux Coqs d’or, Didier, Dunod, Edicef, Édition numéro 1, EPA, Fayard, Fouchet, Gauthier-Languereau, Gérard de Villiers, Grasset, Hachette-Collections, Hachette-Disney, Hachette-Jeunesse, Hachette-Littérature, Hachette-Pratique, Hachette-Tourisme (Routard, Guides bleus), Harlequin, Harraps, Hatier, Hazan, Istra, Kero, Larousse, Lattès, Librio, Le Livre de Paris, Le Livre de Poche, Marabout, Le Masque, Mazarine, Mille et Une Nuits, Pauvert, Pika, Rageot, Stock.

2. Groupe Albin Michel = Adilibre, Albin Michel, Casteilla, De Boeck Supérieur, De Vecchi, Delagrave, Horay, Librairie des écoles, Le Livre de Poche (40 %), Magnard, Vuibert ; filiales Jouvence et Leduc.s (dont Charleston, Diva, Alisio, Tut-tut, Zethel, Eddison) ; plus le groupe Humensis (Avant-Scène Opéra, Belin Éditeur, Belin Éducation, Les Équateurs, Gerip, Herscher, HumenSciences, Major, Que sais-je ?, L’Observatoire, Papiers Musique, Passés composés, Le Pommier, PUF).

3. Groupe Madrigal = Alternatives, L’Arbalète, Arthaud, Autrement, Aubier, Bleu de Chine, Bourgois, Casterman, Champs, Climats, Denoël, En Exergue, Étonnants classiques, Dalva, Flammarion, Flammarion-Jeunesse, Gallimard, Gallimard-Jeunesse, Gallimard-Loisirs, Folio, GF, Globe, Les Grandes Personnes, Hoëbeke, Futuropolis, J’ai Lu, Joëlle Losfeld, Lachenal & Ritter, Librio, Maison rustique, Matin calme, Mercure de France, Minuit, Ombres noires, Père Castor, Pléiade, POL (87 %), Pygmalion, Le Promeneur, Quai Voltaire, La Table ronde, Verticales.

4. Groupe Editis = 10/18, 12/21, 404, Acropole, L’Agrume, L’Archipel, Belfond, Bordas, Bouquins, Le Cherche Midi, CLE International, Dæsign, La Découverte, École vivante, Le Dragon d’or, Les Empêcheurs de penser en rond, Les Escales, En voyage, First, Fleuve Noir, Gründ, Héloïse d’Ormesson, Hemma, Hors collection, Gründ, Julliard, Kurokawa, Langue au chat, Langue pour tous, Lonely Planet, Nathan, Nil, Omnibus, Oh !, Paraschool, Perrin, Plon, PJK, Pocket, Pocket Jeunesse, Poulpe, Pré-aux-clercs, Presses de la Cité, Presses de la Renaissance, Redon, Retz, Le Robert, Rouge & Or, Robert Laffont, Seghers, Séguier, Slalom, Solar, Sonatine, Syros, Tana, Télémaque, XO.

5. Groupe Actes Sud = Actes Sud, Actes Sud Junior, L’An 2, Cambourakis, Babel, Errance, Gaïa, Jacqueline Chambon, Hélium, Imprimerie nationale, Inculte, Papiers, Payot & Rivages, Picard, Photo Poche, Rouergue, Sindbad, Solin, Textuel, Thierry Magnier.

15.12.2024 à 19:12

Trump 2.0 : le Parti démocrate se relèvera-t-il ?

Politicoboy

Pour de nombreux électeurs, le Parti démocrate est devenu le parti des classes aisées, de la guerre, des banques, du FBI et du décorum politique. Alors que son soutien populaire s’étiole, son influence diminue dans les médias et les instances juridiques. Donald Trump dispose à présent des mains libres pour déployer son agenda, sans les […]
Texte intégral (3056 mots)

Pour de nombreux électeurs, le Parti démocrate est devenu le parti des classes aisées, de la guerre, des banques, du FBI et du décorum politique. Alors que son soutien populaire s’étiole, son influence diminue dans les médias et les instances juridiques. Donald Trump dispose à présent des mains libres pour déployer son agenda, sans les garde-fous qui l’avaient limité lors de sa première présidence. Sauf changement de stratégie à 180°, le Parti démocrate risque de demeurer longtemps écarté du pouvoir.

Au cours de son premier mandat, Donald Trump avait rencontré une résistance importante de la part de nombreux secteurs de la société américaine. Les médias « progressistes » s’étaient rapidement vécus comme une force d’opposition. Le Parti démocrate avait livré un combat acharné au Congrès. De nombreux cadres et élus républicains avaient tenté de « contrôler » les ardeurs de Trump. Le pouvoir judiciaire avait fait sauter ou temporairement bloqué un certain nombre de ses décrets. La haute administration avait contraint son action. Les agences de renseignement et le FBI lui avaient collé une enquête judiciaire sur le dos en alimentant la théorie complotiste du RussiaGate. Surtout, des pans entiers de la société américaine s’étaient mobilisés et organisés pour s’opposer à sa politique.

Cette fois, Trump ne rencontrera aucune résistance de ce genre. Les principaux médias traditionnels ont capitulé avant même l’élection, le Parti démocrate et Joe Biden utilisent leurs derniers mois au pouvoir pour expédier un maximum d’armes à l’Ukraine et Israël au lieu de mettre en place des garde-fous et, surtout, l’électorat démocrate aisé semble profondément déprimé par le résultat du scrutin. Si on en croit les réactions sur Twitter et la chute vertigineuse de l’audimat des chaînes de télévision critiquant Trump, ceux qui résistaient Trump en 2017 se murent dans un fatalisme qui pourrait se résumer comme suit : « tant pis pour les pauvres et les gens de couleurs qui ont fait élire Trump, ils auront ce qu’ils méritent ».

La droite ne va pas davantage s’opposer à Donald Trump, dont le contrôle sur le Parti républicain est désormais absolu. Le pouvoir judiciaire pourra ralentir son action et agir comme un garde-fou, mais la Cour suprême est dominée par les conservateurs (six juges sur neuf ayant été nommés par Trump ou George W. Bush).

Trump lui-même est animé d’un esprit de revanche, s’est entouré de conseillers et alliés sélectionnés pour leur loyauté et (dans bien des cas) leur radicalité. Ne pouvant pas briguer un troisième mandat, il ne sera pas davantage bridé par le besoin de préserver l’opinion ou les intérêts de certains groupes électoraux. Contrairement à 2017 où sa tentation de bombarder l’Iran, pour ne prendre que cet exemple, avait été stoppée par sa crainte que cela impacte négativement ses chances de réélection.

Au cours de son premier mandat, Trump avait également été freiné par sa propre incompétence. Les conseillers proches de la droite plus traditionnelle qu’il avait choisi suite aux flatteries dont il avait été l’objet avaient été capables de limiter ses ardeurs. Ce type de profil semble bien plus rare au sein de sa nouvelle administration, alors que l’extrême droite s’est organisée et préparée en vue de son second mandat.

Si la Constitution américaine prévoit de nombreux contre-pouvoirs qui s’exerceront pleinement, les premiers mois du second mandat de Donald Trump s’annoncent explosifs. Ses principaux objectifs sont connus : déportation massive de sans-papiers, baisses d’impôts pour le capital et destruction de l’État social.

Le Parti démocrate condamné à la disparition ?

Le Parti démocrate a subi une courte défaite dans les urnes, mais une défaite majeure dans les faits. Idéologiquement, il semble complètement battu : après avoir tenté de tenir un discours de fermeté sur l’immigration et la sécurité, il est apparu comme plus va-t-en-guerre et belliciste que le Parti républicain, expédiant des milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine et Israël tout en refusant d’aider les Américains en difficulté économique. Il a été piégé par Trump en choisissant de se définir comme le défenseur des institutions américaines alors que ces dernières sont honnies par la majorité de la population. Pour de nombreux électeurs, il est devenu le parti de la guerre, du FBI, des banques, des classes aisées et du décorum politique. Il ne semble animé par aucune valeur ou idéologie précise : dès la défaite, de nombreux relais médiatiques démocrates ont estimé que le Parti avait été trop « pro-LGBT », trop antiraciste et trop généreux avec les aides sociales tout en n’étant pas assez ferme en matière d’immigration. La campagne de Harris a elle-même fait un virage à 180 degrés en endossant des positions anti-immigration et pro-business. En clair, le Parti démocrate ne semble plus capable d’expliquer en quoi il croit ni ce qu’il défend.

Pire : les démocrates ont perdu le contact avec leur base électorale en tentant de séduire les électeurs républicains modérés. Trump a réalisé des gains inédits dans les bastions démocrates et auprès des blocs électoraux censés composer sa base (les Afro-Américains, les Hispaniques, les jeunes, les femmes, la classe ouvrière et la classe moyenne). Harris a fait mieux que Biden uniquement auprès des femmes afro-américaines, des très hauts revenus et des hommes blancs de plus de 35 ans.

Le Parti démocrate risque de se retrouver dans la position qui incombait aux républicains depuis 2008 : celle d’une formation politique capable de gagner les élections locales dans ses bastions et les élections intermédiaires (midterms) lorsque la participation est faible et avantage les classes aisées et politisés, mais incapable de remporter le vote populaire lors d’une présidentielle ou d’accéder au pouvoir.

À ce problème de coalition électorale en voie de disparition s’ajoute celui, plus institutionnel, de la perte d’influence dans des organes de pouvoir majeur. La Cour suprême va demeurer sous le contrôle des conservateurs pour les 20 ans à venir. Et la géographie électorale se complique pour les démocrates. D’anciens Swing-states comme l’Ohio et la Floride sont devenus des bastions conservateurs. Le Texas, dont on avait annoncé le basculement imminent vers les démocrates, s’en éloigne à grands pas. Il s’agit de territoires dont la démographie (et donc le poids politique) explose, alors que la Californie et New York se vident de leurs habitants, en grande partie à cause de la gouvernance démocrate calamiteuse (explosion des prix du logement, taxes élevées pour bénéfices peu évidents). Enfin, les gains républicains auprès des latinos compliquent la situation des démocrates au Nevada (qui leur était acquis depuis deux décennies) et dans l’Arizona (nouveau Swing-state depuis 2020). Non seulement cela complique la conquête de la Maison-Blanche, mais cela éloigne également la perspective d’une majorité au Sénat.

La contradiction Capital/Travail au cœur de l’impasse du Parti démocrate

Historiquement, le Parti démocrate était celui de l’esclavage puis de la ségrégation. Mais au cours de la première moitié du 20e siècle, l’approche de plus en plus pro-capitaliste et pro-business des républicains a créé un espace à gauche pour les démocrates, qui ont triomphé avec le New Deal de Roosevelt, président réélu à trois reprises. Le compromis bipartisan du New Deal, dont les politiques avaient également bénéficié aux Afro-Américains, a perduré jusqu’au tournant néolibéral débuté sous le démocrate Jimmy Carter puis franchement embrassé par Ronald Reagan.

Entre 1945 et 1965, démocrates et républicains restaient des formations hétérogènes. Le Parti démocrate pouvait abriter les élus et sénateurs ségrégationnistes issus du sud des États-Unis, alors que des élus républicains du Nord pouvaient adopter des positions prosyndicales. Mais globalement, le Parti démocrate restait celui du monde du travail, appuyé par les syndicats, tandis que le Parti républicain défendait le conservatisme et les intérêts économiques du patronat. Avec l’abolition de la ségrégation par L.B. Johnson en 1965, le Parti démocrate est devenu pour des décennies le Parti progressiste, massivement plébiscité par l’électorat afro-américain et toujours allié au monde syndical.

Pour financer ses campagnes électorales, le Parti républicain a commencé à courtiser de plus en plus activement le patronat et les grandes fortunes, alors que les démocrates s’appuyaient sur le soutien des syndicats ouvriers. Dans les années 1980, les nouvelles lois de financement des campagnes électorales qui commençaient à déplafonner les dons privés ont placé le Parti démocrate face à un dilemme : courtiser à son tour les entreprises et le Capital, ou poursuivre dans la voie des financements publics épaulés par les dons issus des syndicats. Obama a tranché en tournant définitivement la page aux financements publics (plafonnés) pour ouvrir les vannes des financements privés, alors même que ces derniers devenaient totalement déplafonnés par l’arrêt de la Cour suprême Citizen United (2012).

La contradiction qui animait le Parti démocrate est devenue de plus en plus intenable : d’un côté, ce dernier restait l’héritier de F. D. Roosevelt (le New Deal) et L. B. Johnson (les droits civiques), incarnait un progressisme social et défendait marginalement les intérêts des travailleurs (face aux assauts répétés du Parti républicain). De l’autre, il était désormais tributaire du soutien financier du patronat pour ses campagnes électorales et idéologiquement acquis au néolibéralisme. Bill Clinton a signé les principaux accords de libre-échange, dérégulé le secteur bancaire et réalisé des coupes drastiques dans les aides sociales. Obama a laissé les banques expulser dix millions de familles de leur logement pour éponger leurs pertes accumulées pendant la crise des subprimes. En parallèle, les promesses d’avancées sociales majeures, comme la réforme de la santé Obamacare, se sont heurtées aux intérêts économiques finançant le Parti démocrate.

Bernie Sanders est arrivé avec un contre-modèle susceptible de résoudre cette équation : en finançant sa campagne par les petits dons individuels, il pouvait s’affranchir de l’influence des lobbies et tenir un discours de classe crédible, où il dénonçait l’explosion des inégalités et la corruption du monde politique. Compte tenu des sommes récoltées, ce modèle semblait viable. Il avait été reproduit avec succès lors des législatives à l’échelle locale (avec l’élection de candidats issus de la gauche radicale au Congrès, dont Alexandria Ocasio-Cortez et le squad).

Mais le modèle de Sanders ne menaçait pas uniquement les intérêts financiers et patronaux. La classe de consultants, sondeurs, communicants et autres professionnels de la politique chargés de dilapider les milliards de dollars récoltés auprès du Capital pour mener les campagnes électorales risquait également de se retrouver sans emploi, ne serait-ce que parce qu’elle était idéologiquement hostile à la politique défendue par Sanders.

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Ce dernier a ainsi subi le front de l’establishment démocrate contre lui en 2020, après avoir échoué de peu à battre Hillary Clinton lors des primaires de 2016. Sa défaite a également été celle de son modèle de financement de campagne, Joe Biden et les candidats aux Congrès embrassant plus que jamais les financements privés, pour une raison simple : depuis Obama, les démocrates sont en mesure de battre les républicains sur ce terrain.

Si Sanders a exercé une influence manifeste sur l’administration Biden, ses projets de loi les plus ambitieux se sont heurtés au Congrès, dont la majorité démocrate restait redevable vis-à-vis des intérêts financiers l’ayant soutenue. Pire, lors des primaires démocrates, de nombreux candidats centristes et financés par des lobbies proches du Parti républicain ont battu des candidats sortants issus de l’aile gauche du Parti. L’argent a ainsi totalement corrompu le Parti démocrate, qui a renoncé à ses projets de loi ambitieux et écarté ses élus refusant cette forme de corruption.

Ainsi, Kamala Harris a laissé ses riches donateurs influencer sa stratégie de campagne et réécrire son programme, comme la presse l’a amplement documenté. Sa défaite est en grande partie celle d’une approche électorale qui s’est effondrée sous le poids de ses contradictions : on ne peut pas facilement prétendre défendre les travailleurs et la démocratie tout en étant ouvertement corrompu par les milliardaires et le patronat.

Une solution évidente, mais impossible ?

Pour sortir de l’impasse électorale et de l’impuissance politique, le Parti démocrate doit reconstituer une coalition s’appuyant sur les classes moyennes et populaires, qui constituent la majorité de l’électorat. Et pour ce faire, il doit adopter un programme plus ambitieux, radical et favorable aux travailleurs, sur le modèle de ce que propose Bernie Sanders. D’autres exemples existent : des candidats aux sénatoriales de 2024 comme l’indépendant Dan Osborn (Nebraska) ont obtenu des scores largement supérieurs à Harris en proposant une ligne de rupture proche des positions de Sanders et des revendications portées par les syndicats ouvriers. Ces propositions sont majoritaires dans l’opinion publique (la hausse du salaire minimum, le renforcement du droit syndical, les congés parentaux, l’assurance maladie publique, l’encadrement du prix des loyers, la hausse des impôts sur le capital et les multinationales…) mais ne peuvent pas être défendues de manière crédible par des candidats financés par Bill Gates et Wall Street.

D’où l’autre impératif : s’affranchir des financements issus des lobbies et grandes fortunes, comme le font déjà de nombreux candidats issus de l’aile gauche démocrate. C’est particulièrement réaliste à l’échelle présidentielle, où l’argent ne garantit pas la victoire. Trump l’a emporté en 2016 et 2024 en étant moins bien financé que son adversaire. Passé un certain seuil, les frais de campagnes servent essentiellement à payer une classe de consultant pour diffuser des spots télévisés présentant les arguments du candidat. Ces messages peuvent également parvenir aux électeurs en multipliant les passages dans les médias audiovisuels classiques et alternatifs. Une exposition médiatique gratuite que Trump a savamment instrumentalisée, pendant que Harris refusait certains interviews par crainte d’être mise en difficulté par ses interlocuteurs.

Adopter un programme populaire et refuser d’être financé par la classe sociale qui a intérêt à ce que ce programme échoue tient du bon sens. Le Parti démocrate est-il capable de réaliser ce gigantesque bond en avant ? De nombreux cadres et intellectuels démocrates semblent admettre que Bernie Sanders avait raison. Suite à la défaite de Harris, l’importance de stopper l’hémorragie électorale auprès des travailleurs est apparue comme une évidence. Pour autant, les élites démocrates sont-elles capables d’effectuer un tel pivot en reniant leur intérêt de classe ? Cela semble improbable.

L’alternative est plus confortable. Elle consiste à compter sur l’extrémisme de Trump pour reprendre marginalement pied auprès des classes populaires en espérant que cela soit suffisant pour gagner la prochaine présidentielle, tout en comptant sur la mobilisation des classes aisées pour garantir des victoires aux élections intermédiaires. Ainsi, le Parti démocrate pourrait continuer d’être une force d’opposition au Congrès et de disputer la Maison-Blanche, qu’il a perdu de « justesse » en 2024. Problème : dans le meilleur des cas, cette seconde voie débouchera sur une conquête du pouvoir limitée et éphémère, sans majorité durable au Congrès ni reconquête significative du pouvoir judiciaire.

Les arguments en faveur de cette option paresseuse sont assez simples : outre le côté indolore pour les élites démocrates, les précédents historiques sont encourageants. De la même manière que le Parti républicain semblait condamné à la disparition après le double mandat d’Obama ou que les travaillistes sont revenus au pouvoir en Grande-Bretagne par simple inertie et sans fournir le moindre effort, les démocrates peuvent espérer reprendre pied une fois passée la tempête Donald Trump. Mais ce pari nécessite de confondre symptôme et maladie, cause et effets. Si on part du principe que Trump n’est pas un accident, alors les causes qui ont conduit à son triomphe ne disparaitront pas avec lui. S’ils ne se réinventent pas, les démocrates resteront un Parti durablement écarté du pouvoir ou incapable de l’exercer de manière significative et pérenne.

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