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Groupe d'Etudes Géopolitiques

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25.12.2025 à 15:30

Un Noël marqué par des prix du chocolat de plus en plus élevés

Ramona Bloj

Malgré une stabilisation des prix du cacao par rapport aux pics atteints en 2024, les producteurs de fèves de cacao peinent à s’adapter face au changement climatique.

Le maintien à un prix élevé des chocolats qui seront offerts à Noël pourrait pousser les chocolatiers à se tourner vers des alternatives naturelles ou de synthèse.

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Texte intégral (914 mots)

Les prix du cacao ont considérablement augmenté depuis le début de l’année 2024 en raison de la propagation du virus de l’œdème des pousses du cacaoyer (CSSV), qui a dévasté 500 000 hectares rien qu’au Ghana, et du changement climatique, qui favorise des conditions météorologiques extrêmes, les maladies et les parasites.

  • Une tonne de cacao s’échange aujourd’hui contre 6 000 dollars à la bourse de New York, soit deux fois moins qu’en décembre 2024, lorsqu’un pic à 12 000 dollars la tonne avait été atteint.
  • Le prix du cacao demeure toutefois considérablement plus élevé que durant la période 2020-2023, lorsqu’une tonne coûtait en moyenne entre 2 000 et 3 000 dollars.

Si le marché semble être en voie de se stabiliser, il pourrait s’agir plutôt d’un répit passager. Près des deux-tiers (environ 60 %) de la production mondiale de cacao est aujourd’hui concentrée en Afrique de l’Ouest, notamment en Côte d’Ivoire et au Ghana, où celle-ci est dominée par de petits exploitants qui ne sont pas en mesure d’investir suffisamment pour renouveler leurs plants de cacaoyers et s’adapter au changement climatique.

Selon une étude de chercheurs de l’Université d’Oxford publiée en février, les températures élevées ont un impact direct sur la production de cacao.

  • Les sites de production situés dans trois des principaux pays producteurs (Brésil, Ghana et Indonésie) où les températures étaient jusqu’à 7 degrés plus élevées ont enregistré des rendements de cacao inférieurs de 20 à 31 % 1.
  • Or, c’est notamment durant la saison de récolte du cacao (qui a lieu entre octobre et mars) que les températures ont enregistré les plus fortes hausses au Ghana et en Côte d’Ivoire. 
  • La région connaît chaque année trois semaines de plus par an au cours desquelles la température est supérieure à 32°C en raison du changement climatique — soit une température supérieure à la plage optimale pour les cacaoyers 2.

Face à la perspective d’une baisse durable de la production mondiale de cacao, les chocolatiers explorent des alternatives.

  • L’une des techniques utilisées par certains industriels, inventée dès le début des années 1800 par le chimiste et chocolatier néerlandais Coenraad Johannes van Houten, est l’alcalinisation du chocolat.
  • Cette méthode consiste à traiter le cacao avec des agents alcalinisants comme le carbonate de potassium afin de lisser et modifier le goût tout en l’adoucissant, ce qui permet d’utiliser moins de cacao dans les recettes.
  • D’autres entreprises, comme l’allemand Planet A Foods, cherchent à remplacer totalement le cacao par des graines de tournesol fermentées et torréfiées, un produit qu’ils appellent le « ChoViva » 3.
  • La Chine, dont le marché est de plus en plus ouvert aux produits chocolatés, s’est elle aussi lancée dans la culture de cacaoyers.

Les Européens sont les plus vulnérables à ces transformations. 

  • Si l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est sont les principaux producteurs de fèves de cacao, c’est en Suisse et au Danemark où la consommation de produits chocolatés est la plus élevée : plus de 10 kilos par habitant en 2023.
Sources
  1. et al., « Global chocolate supply is limited by low pollination and high temperatures », Communications Earth & Environment, 2025, vol. 6, n°1, p. 97.
  2. Climate change is heating up West Africa’s cocoa belt, Climate Central, 12 février 2025.
  3. I Saw a Vision of Chocolate’s Future in an Amsterdam Brownie », Bloomberg, 4 novembre 2025.
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25.12.2025 à 13:00

Une vision stratégique pour l’Europe avec Gherasimov, Radchenko, Farrell, Blanchard et Schaake

guillaumer

Dans la tenaille formée par Poutine et Trump, l’Union cherche la voie de l'autonomie stratégique.

Mais a-t-elle seulement le temps de réfléchir à long terme ?

Lors du panel d'ouverture du Sommet Grand Continent, nous avons demandé à cinq voix qui marquent notre temps d'esquisser une feuille de route.

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Texte intégral (8457 mots)

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Kim GhattasÀ bien des égards, l’Union n’a pas encore pris conscience à quel point le monde a réellement changé. Entre la guerre en Ukraine, Trump, la montée de l’extrême-droite en Europe et d’autres menaces, comment définir la crise dans laquelle nous sommes aujourd’hui ?

Cristina Gherasimov Je souhaiterais partager l’expérience du petit pays qu’est la Moldavie, aux frontières de cet immense pays qu’est la Russie.

Voilà longtemps que nous sommes déstabilisés. Bien que les petits États soient rarement à l’origine des perturbations mondiales, ils sont néanmoins les premiers à les ressentir, souvent plus intensément que les autres.

Dans le cas de la Moldavie, je vais essayer de me concentrer sur trois éléments principaux, pour illustrer ce que les perturbations signifient pour nous. 

Tout d’abord, nous sommes exposés à des menaces et des risques inédits que nous ne pouvons gérer seuls — qu’il s’agisse de la crise énergétique et du chantage qui peut en découler, de la crise des réfugiés, ou des perturbations commerciales. Ces choses échappent à notre contrôle, et pourtant nous les ressentons directement, sans tampons pour protéger la Moldavie. 

Cette exposition se traduit d’une part par une forte pression géopolitique. Nous sommes pris entre l’Union européenne et une Russie révisionniste qui n’a aucun respect pour les concepts d’intégrité territoriale et de souveraineté.

Aujourd’hui, la force des armes est en train de prendre le pas sur la force de l’État de droit. La position difficile de la Moldavie se traduit par une polarisation accrue de la société, exacerbée par les craintes et incertitudes de la population. Il est très difficile de convaincre vos citoyens d’être courageux face à une puissance comme la Russie, alors que les réseaux sociaux les bombardent de messages promettant le même sort que l’Ukraine à la Moldavie. 

Ensuite, ces perturbations deviennent un test de notre souveraineté et de notre résilience, alors que la Russie mène une guerre hybride, entre l’ingérence électorale et le chantage énergétique. Aujourd’hui, la souveraineté n’est plus seulement une question territoriale, mais aussi informationnelle et économique. Nous avons encore beaucoup de travail à faire dans ce domaine afin de pouvoir nous protéger.

Enfin, je dirais que malgré tous ces aspects négatifs pour notre pays, la déstabilisation peut aussi représenter une opportunité historique.

La Moldavie n’a pas réussi à réaliser beaucoup de percées en termes d’économie et de leadership politique au cours des 30 dernières années, mais elle se trouve désormais dans une position où un leadership politique fort et la volonté du peuple peuvent l’ancrer au sein de l’espace de stabilité et de sécurité que représente l’Union Européenne.

Cette question est à l’heure actuelle essentielle.

Certes, la déstabilisation est pour nous une vulnérabilité, une pression, mais il s’agit aussi d’une opportunité historique de travailler à l’avenir européen de la Moldavie.

Kim Ghattas Poutine, de par ses intentions et sa vision du monde, est à bien des égards un perturbateur ; la crise qu’il précipite doit-elle beaucoup à ses vues personnelles, ou bien n’est-il que l’instrument d’un mouvement historique plus large ?

Sergey Radchenko Je continue de penser que nous ne savons pas vraiment pourquoi Poutine agit comme il le fait ; nous avons cependant certaines théories.

L’historien grec Thucydide a écrit dans son ouvrage sur la guerre du Péloponnèse que les gens font la guerre pour des raisons de peur, d’honneur et d’intérêt. Cependant, je pense que nous accordons parfois trop d’importance à ce facteur d’intérêt. Nous pensons que Poutine est motivé par le calcul des coûts et des bénéfices.

Certaines personnes aux États-Unis pensent de cette façon ; à mon avis, ce n’est pas la bonne façon d’aborder ce phénomène.

Une meilleure manière de considérer les choses est d’observer, sur le long terme, la perturbation des trente-cinq dernières années depuis la fin de la guerre froide. La clôture de celle-ci fut un grand bouleversement ; que s’est-il passé lors de l’effondrement de l’Union soviétique ? 

À ce jour, nos ressources publiques subventionnent les entreprises de la Silicon Valley qui soutiennent l’administration Trump — celle-là même qui nous attaque.

Marietje Schaake

À cette époque, Mikhaïl Gorbatchev avait une idée de la position de l’Union soviétique dans le monde, que rendait en partie son projet de « Maison commune européenne ». Au printemps 1990, il a ainsi rencontré le secrétaire d’État James Baker.

D’après Poutine, lors de cette rencontre, Gorbatchev a demandé à Baker de ne pas élargir l’OTAN. En vérité, c’est tout le contraire :  Gorbatchev a fait part de sa volonté d’intégrer l’URSS dans l’OTAN. Baker a bien entendu ignoré cette requête.

Gorbatchev ne voulait pas être exclu de l’architecture de sécurité européenne ; c’est toutefois ce qui est advenu. On peut dire que c’était juste, car l’Union soviétique — c’était un empire. On peut aussi dire que le refus fait à la demande de Gorbatchev fut de la négligence — car cette mise à l’écart a créé un ressentiment. 

Dans les années 1990, Eltsine tendit la main aux Américains en demandant l’adhésion à l’OTAN ; lui et Clinton parlèrent aussi de son élargissement en 1995, non que celui-ci fût un problème de sécurité pour la Russie, mais parce qu’un tel élargissement humiliait la Russie.

Poutine, lui aussi, ressent cette humiliation et cette atteinte au prestige ; lorsqu’il est arrivé au pouvoir au début des années 2000, il a déclaré d’emblée vouloir sortir la Russie de sa torpeur. 

L’année dernière, lors d’une conférence de presse intéressante au Kremlin, le journaliste britannique Steve Rosenberg a demandé à Poutine quelque chose de cet acabit : « Êtes-vous satisfait ? Vous avez parlé de l’OTAN et de la menace que représente celle-ci ; maintenant que des drones ukrainiens volent au-dessus de votre territoire, la Russie se sent-elle plus en sécurité ? » 

Poutine, en réponse, n’a pas parlé de l’élargissement de l’OTAN, ni des menaces pour la sécurité, ni de quoi que ce soit de ce genre ; il a dit qu’ils voulaient nous montrer sa place à l’Occident.

Où s’inscrit ce sentiment de colère dans la théorie de Thucydide ?  Est-ce que cela fait partie de l’honneur ? Ce n’est certainement pas l’intérêt. Ce n’est certainement pas la peur non plus ; c’est autre chose qui motive Poutine, et qui fait de lui un facteur majeur de perturbation pour l’Europe et pour le monde.

Kim Ghattas Les guerres sont perturbatrices, et elles le sont également pour le commerce ; si l’on considère aujourd’hui Trump comme la principale cause du désordre, la réaction contre l’ordre libéral mondial a commencé avant lui. D’où vient cette colère ?

Olivier Blanchard Le projet européen, avec vingt-sept pays qui essaient de travailler ensemble, est un projet extraordinaire ; il est cependant clair qu’il est en difficulté, voire en danger d’extinction. Je pense que cela s’explique par deux raisons qui sont liées à Trump, mais pas seulement. 

La première raison touche à des problèmes internes, à savoir la montée de l’extrême droite, qui attise la colère et se retourne contre le commerce de marchandises, l’immigration et l’Europe. Selon mes estimations, l’Union compte huit pays dans lesquels l’extrême droite fait partie du gouvernement ou le soutient. Ce nombre a diminué d’un avec les élections néerlandaises, mais il est probable qu’il augmente à nouveau dans les prochaines années. 

Lorsque nous réfléchissons au rôle que l’Union devrait jouer, nous devons donc tenir compte du fait que l’ennemi se trouve en grande partie à l’intérieur de celle-ci. Il importe de savoir si cela va conduire les pays à vouloir quitter l’Union, comme l’a fait le Royaume-Uni.

Certes, les conséquences du Brexit pour le Royaume-Uni font que cette option n’est guère attrayante ; toutefois, un parti d’extrême-droite au pouvoir peut aussi semer le chaos tout en maintenant son pays dans l’Union ; les règles d’unanimité, ainsi que la divergence croissante des intérêts le montrent. Pour donner un exemple, l’importance que les pays accordent à l’Ukraine dépend beaucoup de la distance à celle-ci. De même, l’industrie manufacturière est avant tout une question allemande.

Tirer parti de ses divisions est la recette idéale pour paralyser l’Union face au danger. 

En ce qui concerne les questions extérieures, d’autres problèmes sérieux sont à examiner. Si nous considérons certes les États-Unis et la Chine comme les grands tyrans du monde, l’Europe ne semble pourtant pas avoir beaucoup d’influence. Nous n’avons pas de terres rares ; nous avons des moyens d’action qui seraient très coûteux pour nous, un peu coûteux pour les États-Unis, mais du reste peu attrayants.

Nous sommes donc dans une position de faiblesse ; nous devons considérer ce que nous sommes prêts à accepter, ce que nous devons refuser — vis-à-vis des États-Unis, puis de la Chine.

La Chine ne nous a pas attaqués, mais les décisions de Trump ont eu pour conséquence que, n’ayant plus le marché américain, celle-ci se tourne vers l’Europe. Or, le modèle de croissance que la Chine a suivi et a décidé de poursuivre, tel qu’énoncé dans son plan quinquennal adopté la semaine dernière, est fondamentalement incompatible avec l’Europe, avec son bien-être, ainsi qu’avec l’économie allemande. 

Je pense donc que nous allons traverser une période très difficile. Il faut essayer de rassembler les troupes, mais nous ne sommes pas dans une position très forte.

Kim Ghattas Considérez-vous que le manque de cohésion en Europe est le principal problème — ou bien est-il impossible d’être en position de force face aux menaces de Trump sur les droits de douane ?

Olivier Blanchard – L’Union est faite de vingt-sept pays avec des cultures et des systèmes politiques différents. Aujourd’hui, la montée de l’extrême droite change la façon dont Bruxelles envisage, dans les domaines dont nous parlons, la conduite des événements pour les prochaines années.

En Europe, nous devrions nous concentrer davantage sur la politique intérieure, même du point de vue de la géopolitique et de la géoéconomie.

Kim GhattasAujourd’hui, l’interdépendance est transformée en arme, selon un processus que Cory Doctorow a appelé l’« enshittification ». Ce phénomène est apparent dans le domaine économique, en particulier dans le domaine technologique avec l’IA et l’économie des plateformes américaines. Trump est-il réellement le dénominateur commun de tout ce qui ne va pas dans le monde ?

Henry Farrell Ces faiblesses existent depuis un certain temps.

Le terme « enshittification » est un terme utilisé par l’auteur de science-fiction Cory Doctorow en référence à la Silicon Valley 1. Celle-ci développe des plateformes offrant au départ de nombreuses possibilités ; elles cherchent à être ouvertes et accueillantes. Néanmoins, dès qu’un certain niveau de clôture est atteint, la situation s’inverse et se dégrade. Ces entreprises s’« enshittifient », car les propriétaires des plateformes utilisent tous les moyens à leur disposition pour soutirer le plus d’argent possible aux utilisateurs. 

Dans un certain sens, l’ordre économique mondial interdépendant, que les États-Unis ont soutenu de manière très importante, suit la même trajectoire. Cet ordre fut d’abord une création merveilleuse pour les pays raisonnablement proches des États-Unis ; il reposait cependant de manière très importante sur des plateformes. Dans le domaine de la sécurité nationale, par exemple, il existe des plateformes d’armements dans lesquelles il est facile de se retrouver enfermé.

Le processus est similaire avec les plateformes d’information : les satellites Starlink sont devenus un sujet majeur de discorde en Ukraine. De même, nous pouvons considérer le système de compensation en dollars et la puissance du dollar américain comme une sorte de plateforme. 

Ces plateformes ont extrêmement bien fonctionné dans les années 1990 et au début des années 2000 ; toutefois, avant même l’élection de Donald Trump, les États-Unis ont commencé à les utiliser à des fins stratégiques — particulièrement le système du dollar.

Aujourd’hui, Trump accélère ce processus. Je pense que nous vivons dans un monde où l’hégémonie américaine, auparavant relativement bénigne, est devenue une proposition de plus en plus « enshittifiée » pour le reste du monde. Ce phénomène ne doit pas cependant pas nous faire oublier que la Chine pose d’autres problèmes à l’Europe.

L’administration Trump est en train de développer de nouvelles plateformes, sans grande cohérence sur le plan stratégique ; je pense néanmoins que l’Europe doit y prêter particulièrement attention 2

Tirer parti de ses divisions est la recette idéale pour paralyser l’Union face au danger.

Olivier Blanchard

La Maison-Blanche cherche à faire de l’IA une sorte de plateforme, tant dans son infrastructure physique, c’est-à-dire les semi-conducteurs, que dans ses usages. J. D. Vance l’a dit explicitement : il s’agit d’assurer la domination des États-Unis sur le long terme.

L’administration américaine cherche aussi à tirer profit des stablecoins, qui ont le potentiel — ou la menace, selon le point de vue —, de devenir bien plus indispensables aux systèmes de paiement et aux systèmes économiques nationaux des États membres de l’Union que le dollar ne l’a jamais été.

L’Europe doit se demander quelle approche adopter face à ces plateformes apparemment pratiques. Les États membres de l’Union européenne font face à une forte pression politique pour les pousser à accepter ces plateformes, sous peine d’en subir les conséquences ; cela s’accompagne de très sérieux inconvénients stratégiques à long terme. Si l’administration Trump reste au pouvoir, je pense que nos successeurs se retrouveront confrontés à un processus d’enshittification très problématique.

Kim GhattasCe processus est-il trop avancé pour commencer une réflexion sur l’autonomie stratégique de l’Europe ?

Henry FarrellJe pense que certaines personnes réfléchissent clairement à cette autonomie. À la Commission européenne, la directrice générale du Commerce Sabine Weyand a fait des commentaires très intéressants après la conclusion de l’accord de Turnberry ; ces remarques suggèrent que les questions de stratégie lui restent à l’esprit. 

Il existe cependant des faiblesses institutionnelles fondamentales dans le fonctionnement de l’Union européenne. L’une d’entre elles est celle-ci : les décisions en matière de sécurité sont prises au niveau des États membres, tandis que les décisions relatives au marché et au commerce sont prises au niveau de l’Union européenne. Il est donc assez difficile de coordonner les deux. 

La deuxième faiblesse de l’Union tient à sa nature : elle est avant tout une institution chargée de créer des marchés ; cela signifie que lorsqu’elle est confrontée à des difficultés ou à des problèmes qui ne sont pas nécessairement bien perçus par les marchés, elle se retrouve dans une situation délicate.

Il est clair que les États-Unis, mais aussi la Chine, utilisent la technologie comme un outil stratégique et une plateforme pour leurs ambitions hégémoniques.

Marietje Schaake

Lorsque l’Union a été confrontée à de fortes pressions de la part des États-Unis pour céder sur la modération des plateformes, des fuites ont laissé entendre qu’elle envisageait très sérieusement de faire des concessions. Cela se comprend, car l’Union se consacre, dans un certain sens, aux négociations commerciales et à la conclusion d’accords commerciaux. Néanmoins, les négociations qu’elle entreprend ne sont pas toujours de nature commerciale : en cette occasion, il s’agissait d’infrastructures et d’architectures fondamentales dont dépend la démocratie.

Si vous faites des concessions à court terme au sujet de ces infrastructures, les concessions à long terme pourraient être très graves. Elles le seraient d’autant plus qu’on assiste, pour des raisons internes, à la montée de l’extrême-droite dans l’Union.

D’autres menaces aggravent la situation : un certain nombre de personnes au sein de l’administration Trump — au département d’État ou autour de J. D. Vance — aimeraient voir l’Union se rapprocher davantage de leur vision des États-Unis en tant qu’institution antilibérale.

Kim GhattasPour pouvoir retourner la situation à son avantage, l’Europe a aussi à développer une stratégie numérique — relative, par exemple, à la régulation des réseaux sociaux ou aux technologies d’IA. À quels défis l’Union est-elle confrontée dans ce domaine ?

Marietje Schaake Dans son discours prononcé aujourd’hui au Sommet Grand Continent, le Premier ministre croate Andrej Plenkovic, a déclaré que nos jeunes de 18 à 35 ans ne sont familiers aujourd’hui que d’une arme : le téléphone portable. Je pense qu’il voulait dire par là que les gens ne sont peut-être pas prêts à se sacrifier comme les générations précédentes l’ont fait pour défendre les valeurs de notre continent. C’est là quelque chose que nous devons approfondir largement. 

D’un autre point de vue, les jeunes Croates ont une longueur d’avance, car ils voient à quel point la technologie est importante, puissante et utilisée de manière agressive dans le monde d’aujourd’hui.

Il est clair que les États-Unis, mais aussi la Chine, utilisent la technologie comme un outil stratégique, comme une plateforme pour leurs ambitions hégémoniques et comme une arme pour exercer une pression ; certes, ce n’est pas de la même manière qu’avec les chars ou les avions de combat, mais les objectifs et les résultats sont similaires.

Je pense que ce qui est difficile pour l’Europe, outre le fait que le mouvement de numérisation nous déstabilise beaucoup, c’est que celui-ci a un impact sur toutes sortes de domaines : la souveraineté, le commerce, l’expansion ou le pouvoir géopolitique.

Ce mouvement donne des avantages asymétriques à ceux qui savent bien l’utiliser, comme le Kremlin ; celui-ci en tire avantage, comme on peut le voir avec la propagande sur les réseaux sociaux. La déstabilisation obtenue est assez remarquable.

Si nous considérons certes les États-Unis et la Chine comme les grands tyrans du monde, l’Europe ne semble pourtant pas avoir beaucoup d’influence.

Olivier Blanchard

L’Union a adopté une approche trop défensive vis-à-vis de la technologie en pensant que la réglementation des grands acteurs permettrait de protéger les droits fondamentaux ou de créer un marché équitable ; ces choses ne se sont pas produites. En raison de son architecture, l’Europe n’a pas été capable d’utiliser réellement la technologie de manière stratégique.

Tirer avantage de la technologie est la règle du jeu dans le monde d’aujourd’hui ; or nous risquons de développer une faiblesse fondamentale aujourd’hui avec l’intelligence artificielle. L’ambition des plateformes américaines, qui combinent le pouvoir de l’État et celui des entreprises — il est de plus en plus difficile de différencier — est de disposer à la fois de l’infrastructure et des services d’une part, et de collecter les données d’autre part. L’administration Trump supporte ce mouvement via son AI Action Plan.

Comme il s’agit d’un modèle de plateforme, je pense qu’il est vraiment important de comprendre ce point : les gens n’achètent pas un produit, mais ils accèdent à une plateforme qui crée de nouvelles dépendances.

Même si nous entendons beaucoup de politiciens, y compris à Bruxelles, parler d’autonomie stratégique, de souveraineté numérique, de la nécessité d’EuroStack, les mesures nécessaires pour changer la donne ne sont pas prises.

Le paquet « omnibus » — qui modifie chirurgicalement certaines lois parce qu’elles sont trop bureaucratiques — est une distraction, un mauvais message envoyé au mauvais moment, car nous sommes sous la pression de la Maison-Blanche. La réponse à cette pression est certes de revenir à ce que nous savons faire au sein de nos institutions ; mais ce paquet risque d’envoyer le message que la pression fonctionne et que nous affaiblissons notre législation en réponse. 

C’est là une question de souveraineté numérique. Généralement, lorsque nous parlons de celle-ci, nous réfléchissons à créer des alternatives ; je pense que cela devrait être la priorité absolue.

Nous ne pouvons chercher à évincer des lois qui ont été adoptées démocratiquement. Que vous et moi les aimions ou non, que nous les trouvions bonnes ou mauvaises, n’a pas vraiment d’importance : il s’agit d’une atteinte à leur légitimité ; or, en réponse aux pressions américaines, l’Europe tente de répondre par des modifications de fond de ses lois.

Face à la manière dont la technologie est devenue un outil de pouvoir pour nos concurrents géopolitiques, nous n’avons donc guère d’approche stratégique.

Kim GhattasPour élaborer cette réflexion stratégique, comment faire une pause pour réfléchir ? Comment pouvons-nous nous préparer au mieux, nous protéger et développer les outils et les piliers nécessaires pour avoir cette autonomie stratégique et ne pas être trop dépendants de l’enshittification ?

Marietje SchaakeLe livre de Cory Doctorow contient des analyses d’une grande pertinence, non seulement sur la façon dont les choses empirent, mais aussi sur la façon dont les grands acteurs abusent de leur position de pouvoir : être puissant vis-à-vis d’un partenaire plus junior, quel qu’il soit, peut être une séduction menant à un abus de pouvoir.

Je pense qu’en ce qui concerne les besoins actuels de l’Europe, la réflexion stratégique a été menée. Nous devons encore la mettre en œuvre avec un leadership politique sérieux, et des ressources considérables.

Dans beaucoup d’endroits où je parle de politique technologique, les gens me demandent : Avons-nous encore la possibilité de renverser la situation ? Les politiciens ne manquent-ils pas de compréhension du fonctionnement de la technologie pour même faire cela ?

Certes, la déstabilisation est pour la Moldavie une vulnérabilité, une pression, mais il s’agit aussi d’une opportunité historique de travailler à l’avenir européen du pays.

Cristina Gherasimov

Permettez-moi de remettre en question certaines hypothèses sous-tendant ces questions.

Premièrement, les choix qui s’offrent à nous ne nécessitent pas de diplôme en informatique. Il s’agit de choix moraux, stratégiques et politiques que des personnes sans expertise peuvent faire concernant l’avenir de nos enfants, de l’éducation, de la démocratie, de la sécurité nationale, de la concurrence économique. À Bruxelles, et sans avoir étudié la médecine, nous pouvons prendre des décisions en matière de politique de santé.

Il existe aujourd’hui de nombreuses visions, mais il est important de les mettre en œuvre rapidement. Quelques mesures concrètes pourraient être prises dès maintenant.

Premièrement, la Commission européenne pourrait ordonner à chaque État membre de dresser une cartographie de nos dépendances technologiques. Ce n’est qu’en sachant d’où nous venons que nous pouvons savoir où nous allons, combien nous dépensons et comment nous pouvons dépenser différemment.

Ensuite, nous pouvons soumettre ces dépendances à des tests de résistance ; nous évaluerions lesquelles sont les plus critiques, et nous encouragerions la transition vers de meilleures normes et des alternatives européennes. À ces fins, nous apporterions un soutien important, notamment en tirant parti des marchés publics, car à ce jour, nos ressources publiques subventionnent les entreprises de la Silicon Valley qui soutiennent l’administration Trump — celle-là même qui nous attaque.

Ce cycle doit être brisé.

Les gouvernements européens peuvent montrer l’exemple, mais il est certain que le secteur privé a un rôle à jouer ici. Je trouve intéressant de constater que, lorsque j’étais membre du Parlement européen, le secteur privé était uni face aux craintes ou aux préoccupations liées à la réglementation. Aujourd’hui pourtant, nous assistons à une rupture : le secteur privé européen, du moins certaines personnes, comprend très bien ce que signifierait pour les entreprises, une dépendance accrue à l’égard de l’IA américaine — en termes de perte de propriété intellectuelle, par exemple.

Kim GhattasÉtant donné les menaces qui pèsent sur l’Europe, en particulier sur son versant Est, a-t-on seulement le temps de penser à une stratégie de long terme ? 

Cristina Gherasimov Nous avons l’impression d’être dans une ère de gestion de crise permanente. J’ai rejoint le gouvernement moldave il y a cinq ans et je ne me souviens pas d’un seul jour où j’ai pu m’asseoir et réfléchir aussi longtemps que je le souhaitais. Il faut donc vraiment prendre le temps de le faire, sinon cela ne fonctionne pas.

Je pense que nous avons trouvé aujourd’hui un juste milieu, dans la mesure où nous comprenons nos vulnérabilités ; nous comprenons désormais la crise comme un mode de fonctionnement quotidien et l’appréhendons mieux. Cela se reflète dans nos solutions, qu’elles soient immédiates ou à long terme ; nous réfléchissons à la manière d’inscrire nos mesures dans une stratégie à plus long terme pour consolider les institutions étatiques et l’économie.

Je vous donnerai un exemple. Il y a seulement trois ou quatre ans, nous étions entièrement dépendants du gaz russe ; en l’espace d’un an et demi, nous avons réussi à mettre en place la diversification nécessaire pour qu’aujourd’hui, nous n’en dépendions plus du tout.

D’ici la fin de l’année, en Moldavie, nous achèverons la construction d’une ligne électrique à haute tension qui nous rendra moins vulnérables aux infrastructures existantes traversant la région séparatiste de Transnistrie et les zones d’Ukraine qui sont constamment bombardées. Nous disposerons ainsi d’une connexion directe au réseau électrique européen via la Roumanie, ce qui nous rendra également 100 % indépendants de ce point de vue.

Il s’agit là de projets de long cours. Cela ne se fait pas du jour au lendemain ; nous les avons intégrés dans notre stratégie à long terme.

La stratégie principale de Poutine consiste à créer le chaos : il prospère dans celui-ci.

Sergey Radchenko

Cette stratégie de long terme est difficile à déployer dans d’autres domaines, comme pour faire face aux attaques hybrides ou à la désinformation. Comment luttez-vous contre cela ? Sur ces sujets, on a toujours l’impression d’avoir deux longueurs de retard. 

Il y a un an, lors de nos élections présidentielles, pendant notre référendum sur l’adhésion à l’Union, nous avons clairement compris quelles étaient nos vulnérabilités et à quel point elles avaient été exploitées par la Russie. Nous avons donc mis à profit les douze mois suivants pour préparer nos prochaines élections législatives, qui ont eu lieu fin septembre. Ce n’était pas idéal, mais nous étions bien mieux préparés que pendant l’année 2021.

Kim GhattasComment ce retournement a-t-il été possible ?

Cristina GherasimovIl s’agissait d’identifier la nature des attaques contre l’État.

Pour financer celles-ci, l’argent illégal provient de Russie — nous savions qu’il arrivait par le biais de passeurs d’argent, par avion, etc., dans des sacs remplis d’argent liquide. Nous avons ensuite compris que ce n’était pas tout : les cryptomonnaies constituaient un moyen important de transférer de l’argent dans le pays.

Avec le soutien de nos partenaires, nous avons donc trouvé des solutions pour atténuer cela. Par exemple, le portefeuille d’Ilan Șor fait désormais l’objet de sanctions, car nous avons réussi à mettre à jour sa responsabilité dans des opérations d’ingérence pro-russe. Nous avons également renforcé notre cadre législatif afin de garantir que les sanctions soient beaucoup plus sévères, non seulement pour ceux qui versent des pots-de-vin, mais aussi pour ceux qui les acceptent.

Il s’agit donc d’identifier nos vulnérabilités, les moyens par lesquels elles sont exploitées, puis d’utiliser les mécanismes et les ressources nécessaires pour y remédier. Nous faisons cela avant tout pour notre propre pays, pour la durabilité et la résilience de nos institutions et de notre économie.

Sachant où nous en sommes d’un point de vue politique, géopolitique et géographique, devenir membre de l’Union est la seule voie possible pour nous. Il nous faut consolider notre démocratie, car l’ampleur et la puissance des menaces provenant de la Russie sont très difficiles à supporter seul.

Kim Ghattas Face à une telle résilience, quelle stratégie le Kremlin mène-t-il pour déstabiliser les États européens ? 

Sergey Radchenko Je pense que ce que Poutine essaie de faire est assez clair. 

Beaucoup de gens pensent qu’il se préoccupe uniquement de contrôler l’Ukraine. Ce n’est qu’une partie de l’histoire.

La stratégie principale de Poutine consiste à créer le chaos : il prospère dans celui-ci. Poutine veut que cette guerre ne concerne pas seulement l’Ukraine et qu’elle s’étende peut-être au-delà.

Si j’étais la Moldavie, je serais très inquiet. Récemment, quelqu’un m’a demandé d’écrire un rapport sur la possibilité d’une invasion russe dans les pays baltes ; j’ai dit dans celui-ci qu’elle était possible, mais que, pour la Russie, commencer par envahir la Moldavie serait plus sûr.

Il nous faut nuancer un peu notre propos sur les États-Unis, pour ne pas les dénigrer excessivement. Les États-Unis ne sont pas une dictature ; si vous voulez voir à quoi ressemble une dictature, il suffit d’aller vivre en Russie.

Il est important de comprendre que les États-Unis ont leurs intérêts nationaux. Le problème avec l’administration Trump, c’est qu’elle les conçoit mal 3. Par exemple, au sujet de l’Ukraine, il n’y a pas lieu de conclure une paix prématurée comme souhaite le faire la Maison-Blanche. Cela peut ressembler à un discours belliciste néoconservateur, mais en réalité, personne ne souhaite sacrifier l’Ukraine pour la simple promesse que Poutine ne fera rien d’autre une fois la guerre terminée.

Nous voyons donc la situation évoluer. Trump tente de faire quelque chose qui semble contraire à l’intérêt national américain, lequel commanderait d’affaiblir les adversaires.

En vérité, la Russie est en déclin rapide en tant que puissance viable ; sa démographie est dans un état bien pire que celle de l’Europe et, d’un point de vue économique, c’est un cas désespéré. La Russie dépend de plus en plus de la Chine et mène une guerre sans issue en Ukraine, dont elle ne peut s’échapper.

L’administration Trump a tenté de diviser pour mieux régner ; néanmoins, les divisions au sein de la coalition MAGA s’accentuent.

Henry Farrell

Nous, ou du moins les États-Unis, essayons presque de livrer une victoire à Poutine et à l’Ukraine : je pense que c’est là que réside le problème.

En ce qui concerne Poutine, celui-ci continuera bien sûr à faire pression, car il a une vision claire de ce que la Russie doit devenir. À en juger par ses sourires chaque fois qu’on le montre au Kremlin, il pense qu’il est en train d’y parvenir.

Kim Ghattas Les États-Unis semblaient aussi avoir une vision : à leurs yeux, la fin du conflit serait l’occasion de gagner de grandes sommes d’argent, comme en atteste le plan « pay to play » proposé par l’envoyé Steve Witkoff.

Sergey RadchenkoL’administration Trump se fait des illusions à ce sujet.

Dans les circonstances actuelles, je ne peux imaginer aucune entreprise américaine décider d’investir en Russie sous prétexte que la guerre est finie. C’est la pire décision que l’on pourrait prendre, car elle expose grandement les entreprises : la Russie peut décider de nationaliser celles-ci pour les retirer à leurs propriétaires.

Je pense que la stratégie de Witkoff n’est pas conforme à l’intérêt national américain.

Kim Ghattas Lorsque l’on est confronté à un tyran, l’option la plus simple consiste à céder par crainte des représailles. Néanmoins, aux États-Unis, nous voyons depuis peu des exemples de résistance. Quelles leçons doivent être tirées de ce retournement ? 

Henry Farrell Je pense que la situation s’est beaucoup améliorée aux États-Unis.

Beaucoup de gens ont aujourd’hui un pronostic très sombre pour les États-Unis. Les choses auraient pu très mal tourner, mais je ne pense pas que les États-Unis seraient devenus semblables à la Russie de Poutine : nous aurions très probablement fini dans une situation proche de celle de la Hongrie, — une situation telle que celle qu’a connue le sud des États-Unis, avant l’ère des droits civiques, alors que les démocrates détenaient le pouvoir.

Je pense donc que nous assistons à une sorte de résurgence tardive de la société civile, qui s’est en grande partie produite au cours de ces derniers mois.

L’argument général est très clair : pour avoir un système démocratique raisonnablement dynamique, il faut une société civile forte, dans laquelle de nombreux groupes pluralistes se battent pour leurs intérêts, s’affrontent de manière raisonnable dans l’arène publique et, dans une certaine mesure, freinent l’État en empêchant le gouvernement d’aller trop loin. C’est un sujet que Daron Acemoğlu et James A. Robinson ont très bien traité dans The Narrow Corridor 4, qui traite des conditions dans lesquelles ce système démocratique peut être réalisé.

Au cours des premiers mois de l’administration Trump, la société civile n’a pas fonctionné comme elle le devrait. Nous avons vu des cabinets d’avocats, des universités et toutes sortes d’institutions décider de ne pas prendre position ; en retour, l’administration Trump a eu recours à l’intimidation et à des promesses pour amener différentes institutions à céder.

J’ai donc écrit pour le New York Times un article 5 à un moment où les universités ont décidé de ne pas adhérer à ce pacte universitaire. Je pense qu’au cours des dernières semaines, nous avons assisté à un renouveau et à une résurgence qui n’ont pas été impulsés par les institutions de premier plan, mais plutôt par des gens ordinaires descendus dans la rue. Le mouvement Indivisible a organisé ces manifestations massives à travers les États-Unis.

Nous constatons que l’administration Trump a tenté de diviser pour mieux régner ; mais les divisions au sein de la coalition du président s’accentuent. Les personnes qui ont adhéré à ce projet se rendent compte qu’il n’est pas aussi avantageux qu’elles l’espéraient.

Hier, lors des élections dans l’État conservateur du Tennessee, les républicains ont gagné avec une marge beaucoup plus faible que prévu. Je pense donc que cela va accroître la nervosité des membres du Congrès qui se soucieront, par exemple, de certains projets de redécoupage électoral. Il peut sembler intéressant pour eux d’avoir six circonscriptions républicaines supplémentaires afin d’obtenir deux ou trois sièges supplémentaires au Congrès.

Si l’on vit dans un monde où il est possible pour des députés républicains de perdre une élection par 10 ou 12 points de pourcentage, ceux-ci commenceront à s’inquiéter pour leur avenir. Nous pourrions nous acheminer vers un monde plus fracturé, et où la société civile compose un front plus uni. 

Kim Ghattas À l’international, Trump s’est aussi fait remarquer par une politique commerciale agressive. Contre le modèle proposé par le président américain, quelle coalition former pour façonner sur le long terme un autre ordre commercial ? 

Olivier Blanchard J’ai souvent entendu dire ces derniers temps que le vent était en train de tourner ; désormais, je pense moi-même que la situation devient favorable. Il se peut donc que les élections de mi-mandat se déroulent comme nous l’espérons et que Trump soit paralysé pendant la seconde moitié du mandat, auquel cas il s’agirait plutôt pour nous de faire profil bas pendant un an — ce qui est très différent de réfléchir à une stratégie pour la décennie à venir.

Si nous pensons que le modèle proposé par Trump ne disparaîtra pas de sitôt alors, en fait de vision stratégique, la priorité numéro un se situe au niveau des États.

Si l’extrême droite continue à monter en puissance, à dominer et à remporter les élections, rien de bon ne se produira. Beaucoup de choses prendront un mauvais tour, comme l’usage que l’on fait de l’IA ou l’ingérence de la Russie en Moldavie.

Notre deuxième priorité concerne désormais le commerce. Avec Jean Pisani Ferry, j’ai écrit il y a cinq mois un article sur les coalitions de volontaires, devenues aujourd’hui très courantes 6. Celles-ci doivent être envisagées à deux niveaux.

Le premier est celui des coalitions de volontaires au sein de l’Europe. À défaut de l’unanimité, qui pose des problèmes, l’Europe a en principe la capacité de créer des sous-groupes de pays qui renforcent la coopération : un certain nombre de pays peuvent agir même si les autres ne le font pas. Schengen a été mis en place avant l’émergence des coalitions de volontaires, mais il pourrait être utilisé comme exemple.

Je pense que c’est une piste qui mérite d’être explorée, car l’unanimité fait vraiment obstacle à un certain nombre de décisions importantes.

L’autre voie est celle des coalitions de volontaires avec des pays extérieurs à l’Europe : en fait, Schengen compte certains pays qui ne font pas partie de l’Union européenne. Je pense que le même concept peut être décliné pour différents problèmes, comme le réchauffement climatique, sur lesquels nous nous penchons avec les pays d’Amérique latine ou les pays asiatiques.

Une telle coalition est faisable, mais elle nécessite un leader. Je pense que le président français aimerait beaucoup être celui-ci ; il ne semble pas en mesure de la mener seul, mais c’est faisable.

Marietje Schaake Je pense qu’il ne faut pas céder à la nostalgie ou espérer que les prochaines élections de mi-mandat aux États-Unis — ou la prochaine présidentielle — résoudront le problème. Avant Trump, nous voyions déjà les États-Unis se détourner de l’Europe pour se donner d’autres priorités.

Il nous importe donc de nous concentrer sur notre propre travail. Ce dont nous avons besoin avant tout, c’est que les politiciens européens accordent la plus haute priorité à la politique technologique, qu’ils se familiarisent avec le sujet et considèrent ce moment difficile comme une excellente occasion de redéfinir ce qu’est l’Europe et ce qu’elle peut faire à l’avenir en matière de technologie — grâce à ses talents, à son éducation et à ses ressources.

Il semble que ce que nous apprécions le plus à l’heure actuelle, c’est la confiance en soi et l’imagination ; on dénigre beaucoup ce qu’est et ce que peut être l’Union dans le domaine technologique. Je ne pense pas que cela soit toujours justifié sur le plan politique.

L’Union a adopté une approche trop défensive vis-à-vis de la technologie en pensant que la réglementation des grands acteurs permettrait de protéger les droits fondamentaux.

Marietje Schaake

Il faut avoir une vision positive de ce à quoi pourrait ressembler le changement. Les élections néerlandaises peuvent être un indicateur, une histoire positive : un parti pro-européen qui, pendant la campagne, a également revendiqué la fierté nationale pour reprendre le drapeau à l’extrême droite en disant : « Nous n’allons pas laisser ce drapeau, qui est à nous tous, être pris par un seul groupe extrémiste. »

Être de nouveau fier pour se départir, face à l’extrême-droite, d’un discours simplement catastrophé, demande un peu d’imagination et de courage. J’aimerais donc voir plus d’optimisme, plus de fierté et plus d’esprit combatif, non pas à cause de ce qui se passe aux États-Unis, en Chine ou ailleurs, mais parce que nous en avons besoin. Nous le méritons et nous en sommes tout à fait capables.

Kim Ghattas Avez-vous un conseil aux penseurs européens sur la manière de tracer la voie pour les dix prochaines années ?

Sergey Radchenko Pour lutter contre cette « enshittification », l’Europe doit reprendre ses esprits (get its shit together). Je pense que l’Europe devrait lutter contre les institutions en s’unissant. Nous nous plaignons beaucoup en Europe de ce à quoi nous faisons face : Poutine, la Chine ou les États-Unis. Pour l’Union européenne, il reste encore beaucoup à faire.

L’époque ne demande qu’une chose : la défense.

Cristina Gherasimov Dans cinq ou dix ans, la Moldavie se voit dans l’Union ; néanmoins, cette entrée ne marquera pas la fin de nos vulnérabilités. L’Union n’est pas un bouclier, mais c’est le meilleur ancrage, pour un petit pays comme le nôtre, face à l’ampleur des menaces auxquelles nous sommes confrontés.

De ce point de vue, je pense qu’il y a beaucoup d’espoir pour les pays candidats, et je ne parle pas seulement au nom de la Moldavie : l’Union peut être un ancrage pour nos démocraties, non seulement pour survivre, mais aussi pour prospérer.

Cette Union est sujette à des divisions, mais nous devons avoir plus de courage pour discuter de celles-ci à Bruxelles et mettre en pratique les décisions qui s’imposent. Alors, lentement mais sûrement, la situation s’améliorera.

Sources
  1. enshittification. Why Everything Suddenly Got Worse and What To Do About It, Verso Books, 2025.
  2. The Enshittification of American Power », Wired, 15 juillet 2025.
  3. America’s Magical Thinking About Ukraine », Foreign Affairs, 4 décembre 2025.
  4. The Narrow Corridor. States, Societies and the Fate of Liberty, Londres, Penguin Press, 2019.
  5. Where Trump Is Vulnerable and How to Act on It », The New York Times, 8 octobre 2025.
  6. Défendre le progrès dans un monde post-américain », Project Syndicate, 6 mars 2025.
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25.12.2025 à 07:30

L’économie de Jane Austen, 250 ans après sa naissance

Ramona Bloj

Il est une vérité universellement admise qu’un lecteur fidèle du Grand Continent souhaite, pour le 250ème anniversaire de la naissance d’une des plus grandes romancières britanniques – et le jour de Noël – connaître les imbrications des fortunes matérielles et des destins sentimentaux des personnages de ses principaux romans.

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Texte intégral (1331 mots)

Peut-on dire, comme l’a écrit W.H. Auden, que Jane Austen a révélé : « Avec une telle franchise, une telle sobriété / le fondement économique de la société » 1 ?  

Répondre à cette question implique d’abord de déterminer les fortunes respectives des principaux personnages de romans de Jane Austen.

  • La richesse des personnages des romans est calculée par le revenu en livres par an, qui correspond environ à 5 % de la fortune totale. 
  • D’après Edward Copeland et Juliet McMaster, dans The Cambridge Companion to Jane Austen, 400 livres de revenu permettent d’appartenir à la gentry, c’est-à-dire à la classe des propriétaires terriens ; 2 000 livres constituent une fortune confortable ; et au-delà de 4 000 livres par an, il est possible de mener une vie fastueuse 2.
  • Des revenus équivalents à 10 000 livres, à l’instar de ceux de Mr. Darcy, permettent d’avoir un domaine à la campagne, une grande maison à Londres, des domestiques et le train de vie qui accompagne de telles richesses 3
  • Ces sommes absolues dépendent de la situation générale des individus. 
  • Ainsi, une jeune femme célibataire comme Emma Woodhouse — le personnaage central d’Emma — qui dispose d’un revenu de 1 500 livres, est considérée comme « belle, intelligente et riche » 4, tandis que les revenus de la propriété de Mr. Bennet, de 2 000 livres par an, ne pouvant être transmis qu’à un héritier de sexe masculin, placent ses cinq filles face au risque d’un déclassement social. 
  • Les revenus d’un travailleur agricole de l’époque sont estimés à 25 livres, et ceux d’un petit commerçant à 100 livres par an 5.
  • Le début du XIXème siècle britannique est marqué par une forte inflation — la majorité des romans sont publiés pendant les Guerres napoléoniennes.
  • Ainsi, la fortune de Mr. Darcy dans Pride and Prejudice, dont l’intrigue se déroule une quinzaine d’années avant celle de Mansfield Park, demeure relativement plus importante que celle de Mr. Rushworth 6

Mr. Darcy est-il aimé pour sa fortune ? 

Considérés comme des romans sentimentaux et psychologiques, ceux de Jane Austen sont marqués par leur époque et placent donc au centre du récit des débats précis sur la fortune matérielle des individus. 

  • À première vue, les personnages de Pride and Prejudice sont définis d’abord par leur fortune, suggérant un récit matérialiste. 
  • En effet, la première description de Mr. Darcy insiste longuement sur l’effet causé par l’évocation de ses revenus : « Mr. Darcy attira rapidement l’attention de l’assemblée par sa grande taille, ses traits élégants, sa noble allure, et par la rumeur, répandue largement dans toute l’assistance, cinq minutes après son entrée, qu’il avait dix mille de revenu par an » 7
  • Cependant, les personnages les plus positifs du roman sont ceux qui semblent indifférents à l’argent. 
  • Elizabeth Bennett, lors d’une confrontation avec Lady de Bourgh, montre ses qualités en répondant avec fermeté et sans complaisance : « [Elizabeth considéra qu’elle pouvait constater sans frémir la majesté de l’argent et du rang» 8.
  • Le désintérêt vis-à-vis de la richesse ostentatoire conduit malgré tout Elizabeth Bennett à épouser, à la fin du roman, le très riche Mr Darcy. Cette conclusion suscite des doutes à propos des motivations d’Elizabeth, notamment lors de la scène où elle aperçoit pour la première fois la propriété9
  • La poursuite de la description de Pemberley permet de mieux comprendre l’équilibre entre le réalisme des considérations et l’emportement du cœur dans l’univers d’Austen : « Devant [le domaine], un cours d’eau, naturellement large, s’élargissait dans un bassin, sans paraître artificiel pour autant. Ses rives n’étaient ni formelles, ni faussement décorées » 10. Le domaine et le parc qui entourent Pemberley, loin de toute ostentation, révèlent au contraire la modestie dans le luxe, la sincérité des aspirations, et surtout le bon goût naturel de Mr. Darcy – signes de ses inquantifiables qualités intérieures.  

Le lecteur peut donc être rassuré, en ces périodes de fêtes dont la dimension matérialiste inquiète parfois : la fortune de Mr. Darcy contribue certes aux fantasmes qu’il suscite, mais sert avant tout à mettre en valeur ses qualités morales. 

Sources
  1. Longer Contemporary Poems, Penguin Books, 1966.
  2. The Cambridge companion to Jane Austen, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  3. Ibid., p. 136.
  4. Emma, 1815.
  5. Jane Austen in context, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 320.
  6. Was Mr Darcy the richest of all Jane Austen’s characters ? », The Economist, 12 décembre 2025.
  7. Pride and Prejudice, 1813, Chapitre 3.
  8. Ibid., Chapitre 29.
  9. Pride and Prejudice, chapitre 43.
  10. Ibidem.
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25.12.2025 à 06:00

Paul Valéry sur la crise et l’avenir de l’Europe

guillaumer

Nous savons que nous sommes mortels — c'est précisément pour cela qu'il faut croire que nous sommes capables de construire un futur meilleur.

Ce matin du 25 décembre, dans une année incertaine, parfois monstrueuse, nous publions la leçon radicalement et paradoxalement énergisante de Paul Valéry sur l'Europe.

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Texte intégral (5120 mots)

Publié dans le numéro de la NRF du 1er août 1919, le Discours sur la crise de l’esprit de Paul Valéry a suscité une tradition critique dense. 

Comment lire ce texte qui oscille entre prophétie, diagnostic civilisationnel et exercice de lucidité méthodique ?

Écrit entre deux guerres, c’est-à-dire après l’immense boucherie de la Première Guerre mondiale et l’effondrement européen qu’elle provoque, on y retrouve la cristallisation des interrogations de l’écrivain français. 

On y trouve aussi, la marque d’un optimisme paradoxal.

Le danger est la condition de la lucidité.

Ce texte, qui cristallise comme aucun autre le désenchantement européen, ne nous suggère-t-il pas aujourd’hui de partir des limites de la rationalité pour comprendre la vocation messianique qu’on attribue à l’intelligence artificielle ? Ou de considérer que les dérives de la science et de la puissance, lorsqu’elles se détachent de toute responsabilité morale, visent les berges d’un fleuve que nous pouvons encore construire avec calme et enthousiasme ?

LA CRISE DE L’ESPRIT

L’Athenaeum, très antique et célèbre revue londonienne, actuellement dirigée par un des hommes les plus distingués et les plus pénétrants de l’Angleterre, M. John Middleton Murry, a publié dans ses numéros des 11 Avril et 2 Mai 1919 deux lettres de M. Paul Valéry. Bien que ces lettres aient été écrites spécialement en vue de leur traduction en anglais, et pour le public d’Outre-Manche, nous pensons intéresser nos lecteurs en leur en offrant le texte français inédit.

PREMIÈRE LETTRE

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?

Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.

Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants, qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques innombrables.

Alors, — comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux…

Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes : tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols des avions, l’âme invoquait à la fois toutes les puissances transcendantes, prononçait toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe…

La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

L’espoir, certes, demeure et chante à demi-voix :

Et cum vorandi vicerit libidinem

Late triumphet imperator spiritus

Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris, — les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit.

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées.

Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient.

Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent, est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans le même sac que l’historien. Laissons-les-y.

Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se publiaient.

Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me borne à l’impression rapide, et à ce total naturel que donne une perception instantanée, je ne vois — rien ! — Rien, quoique ce fût un rien infiniment riche.

Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence, si notre œil pouvait subsister, il ne verrait — rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le désordre à l’état parfait.

Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne.

Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne, et de donner ce nom à certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants, inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolémées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie.

Eh bien ! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ?

Dans tel livre de cette époque — et non des plus médiocres — on trouve, sans aucun effort : — une influence des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, — beaucoup d’impressions du type Goncourt, quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !… Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.

Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes… Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit…

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et Moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?… Et qu’est-ce que la paix ? La paix est peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?

Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »

DEUXIÈME LETTRE

Je vous disais, l’autre jour, que la paix est cette guerre qui admet des actes d’amour et de création dans son processus : elle est donc chose plus complexe et plus obscure que la guerre proprement dite, comme la vie est plus obscure et plus profonde que la mort.

Mais le commencement et la mise en train de la paix sont plus obscurs que la paix même, comme la fécondation et l’origine de la vie sont plus mystérieuses que le fonctionnement de l’être une fois fait et adapté.

Tout le monde aujourd’hui a la perception de ce mystère comme d’une sensation actuelle ; quelques hommes, sans doute, doivent percevoir leur propre moi comme positivement partie de ce mystère ; et il y a peut-être quelqu’un dont la sensibilité est assez claire, assez fine et assez riche pour lire en elle-même des états plus avancés de notre destin que ce destin ne l’est lui-même.

Je n’ai pas cette ambition. Les choses du monde ne m’intéressent que sous le rapport de l’intellect ; tout par rapport à l’intellect. Bacon dirait que cet intellect est une Idole. J’y consens, mais je n’en ai pas trouvé de meilleure.

Je pense donc à l’établissement de la paix en tant qu’il intéresse l’intellect et les choses de l’intellect. Ce point de vue est faux, puisqu’il sépare l’esprit de tout le reste des activités ; mais cette opération abstraite et cette falsification sont inévitables : tout point de vue est faux.

Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, — tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle, — avec l’idée d’Europe.

Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout.

Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ?

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?

Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?

Qu’on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de développer ici une sorte de théorème fondamental.

Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions, et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. À chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile à équiper pour les transports, etc.

Toutes ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu’à toute époque, l’état de la terre vivante peut être défini par un système d’inégalités entre les régions habitées de sa surface.

À chaque instant, l’histoire de l’instant suivant dépend de cette inégalité donnée.

Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable et qui nous est extrêmement familier :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, — et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire, — elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans l’un des plateaux d’une balance, l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche !

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse.

Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… sont les caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.

Un seul exemple de cet esprit, mais un exemple de première classe, — et de toute première importance : la Grèce — car il faut placer dans l’Europe tout le littoral de la Méditerranée : Smyrne et Alexandrie sont d’Europe comme Athènes et Marseille, — la Grèce a fondé la géométrie. C’était une entreprise insensée : nous disputons encore sur la possibilité de cette folie.

Qu’a-t-il fallu faire pour réaliser cette création fantastique ? — Songez que ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens n’y sont parvenus. Songez qu’il s’agit d’une aventure passionnante, d’une conquête mille fois plus précieuse et positivement plus poétique que celle de la Toison d’Or. Il n’y a pas de peau de mouton qui vaille la cuisse d’or de Pythagore.

Ceci est une entreprise qui a demandé les dons le plus communément incompatibles. Elle a requis des argonautes de l’esprit, de durs pilotes qui ne se laissent ni perdre dans leurs pensées, ni distraire par leurs impressions. Ni la fragilité des prémisses qui les portaient, ni la subtilité ou l’infinité des inférences qu’ils exploraient ne les ont pu troubler. Ils furent comme équidistants des nègres variables et des fakirs indéfinis. Ils ont accompli l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; l’analyse d’opérations motrices et visuelles très composées ; la correspondance de ces opérations à des propriétés linguistiques et grammaticales ; ils se sont fiés à la parole pour les conduire dans l’espace en aveugles clairvoyants… Et cet espace lui-même devenait de siècle en siècle une création plus riche et plus surprenante, à mesure que la pensée se possédait mieux elle-même, et qu’elle prenait plus de confiance dans la merveilleuse raison et dans la finesse initiale qui l’avaient pourvue d’incomparables instruments : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, problèmes, porismes, etc.

J’aurais besoin de tout un livre pour en parler comme il faudrait. Je n’ai voulu que préciser en quelques mots l’un des actes caractéristiques du génie européen. Cet exemple même me ramène sans effort à ma thèse.

Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental.

Comment établir cette proposition ? — Je prends le même exemple : celui de la géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers les âges les effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement, mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse, son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet les plus folles hardiesses… La science moderne est née de cette éducation de grand style.

Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.

Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra chose du commerce, chose qui s’exporte, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.

Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne, — tend à disparaître graduellement.

Donc, la classification des régions habitables du monde tend à devenir telle que la grandeur matérielle, brute, les éléments de statistique, les nombres, — population, superficie, matières premières, — déterminent enfin exclusivement ce classement des compartiments du globe.

Et donc, la balance qui penchait de notre côté, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, — comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses !

Ce phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est observable dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la diffusion de la culture, et dans l’accession à la culture de catégories de plus en plus grandes d’individus.

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Le charme de ce problème, pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de sa ressemblance avec le fait physique de la diffusion, — et ensuite du changement brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que le penseur revient à son premier objet, qui est hommes et non molécules.

Une goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin sombre et pur, — quel étonnement.

Ce phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie et on l’oppose à la diffusion.

Tout à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en sens inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système liquide passer, comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du mélange intime à la séparation nette… Ce sont ces images paradoxales qui donnent la représentation la plus simple et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce qu’on appelle, — depuis cinq ou dix mille ans, — Esprit.

— Mais l’Esprit européen — ou du moins ce qu’il contient de plus précieux — est-il totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses ?

C’est peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une telle recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale.

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