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02.09.2024 à 20:53

Laisse tomber / Brise l'élan / On retire tout c'qu'on a dit

dev

Les trois tubes de l'été du Collectif étendu

- 2 septembre / , ,
Lire + (141 mots)

Après Qui es-tu Black Bloc, une enquête fouillée qui a sidéré par son audace le petit milieu du journalisme parisien, dans la discontinuité de La Nuit américaine, ce péplum moyen-métrage pour maquettiste, le collectif étendu signe un tournant dans son œuvre en s'ouvrant, à l'aurée de l'autonme, à l'hypothèse du triple tube de l'été. Trois chansons qui nous ramènent, en mélodie et en poésie, aux évidences les plus simplement partagées : refuser le travail, détester la police.

02.09.2024 à 19:55

Sur les pratiques du punk radical [1/3]

dev

Texte intégral (3421 mots)

Partant du constat désespéré de Mark Fisher dans son livre Le réalisme capitaliste, le fanzineur et romancier Alex Ratcharge dresse dans le texte qui suit un bilan plein d'espoir après plusieurs décennies d'activisme punk radical. La contre-culture des années 1960 a peut-être dû abandonner pas mal de terrain au capitalisme, elle n'en a pas moins semé des graines qui ont germé dans diverses scènes et particulièrement celle du punk. Alex Ratcharge nous parle d'organisation de concerts « à l'arrache », d'une « punk poste » qui fait transiter gratuitement les disques et les fanzines à travers la planète, de lieux partagés avec des associations, de fêtes dans des squats, et même d'un épisode de guerilla urbaine. Il rapproche ainsi le punk radical d'une société parallèle qui pave la voie pour la convergence entre « la conscience de classe, la conscience psychédélique, et les processus de conscientisation des groupes minoritaires et opprimés » pensée par Mark Fisher à la fin de sa vie. Voici la première des 3 parties de ce texte, d'abord publié dans le numéro 19 de l'excellente revue papier Audimat.

À la mémoire de Marc, alias Papi (1965-2022)

« On fonctionne comme une sorte de collectif anarchiste clandestin, gaffeur et à l'arrache, constitué d'une bande de potes qui aiment faire des trucs ensemble. »

Giacomo Stefanini [1]

Quel rapport entre Mark Fisher, Abbie Hoffman, la contre-culture des années 1960-1970 et le réseau punk dit « DIY » ? C'est la question autour de laquelle s'articule cet article, qui n'aurait pas vu le jour sans ces quatre éléments. À toutes fins utiles, précisons que je ne suis ni théoricien, ni philosophe, ni spécialiste de la chose politique, mais un humble lecteur de 40 ans, par ailleurs éditeur de fanzines et auteur d'un roman [2] explorant l'univers des squats punks et autonomes de France et de Navarre – des fictions inspirées de mon expérience puisque, pour citer NOFX, « I've been a punk-rocker for most of my life » [3]. Ou de façon plus prosaïque : pour le meilleur et pour le pire, je suis l'un des innombrables rouages de ce que j'appellerai ici « punk radical » [4].

Ce terme, je l'utilise en référence à un réseau mondial décentralisé que ses participants ont appelé, au fil des décennies, « punk DIY », « HC punk DIY » ou « anarcho-punk » – appellations aussi poreuses que mouvantes, dont aucune ne me semble plus appropriée. D'un côté, l'acronyme « DIY » [5] a été vidé de son potentiel subversif et détourné vers l'auto-entrepreneuriat, les « loisirs créatifs », et cette propension à nous seriner que « tout faire soi-même », dans un contexte socio-économique, serait un gage de liberté et non de précarité. D'un autre, le terme « anarcho-punk » me semble trop peu représentatif des différentes sensibilités, fussent-elles toutes très à gauche, à l'œuvre dans le punk radical : anarchistes, certes, mais aussi communistes libertaires, autonomes, post-situ, « sans étiquettes », voire « électeurs classiques » ou quasi « apolitiques ». D'autant que ce terme a eu tendance, depuis au moins deux décennies, à devenir synonyme de sonorités et d'une esthétique ultra-codifiés, qui font qu'un groupe singeant, par exemple, les codes des anglais de Crass, tendra à être qualifié d'« anarcho-punk » indépendamment de ses pratiques, tandis qu'un groupe d'anarchistes jouant, par exemple, de la Oi !, sera simplement qualifié de groupe Oi !

Pour ces raisons, j'opte ici pour l'appellation « punk radical », qui a le mérite de renvoyer au terme « gauche radicale », d'opérer une distinction avec les autres types de punk et, surtout, de permettre de nommer celui-ci sans périphrases du style le-punk-où-l'on-privilégie-les-squats-et-dont-les-acteurs-sont-féministes-antiracistes-antiautoritaires-etc. (Rappel : le mot « radical », dérivé du latin radix [« racine »], signifie entre autre « Qui vise à agir sur la cause profonde des effets qu'on veut modifier. » Sachant que les « effets à modifier » sont ici ceux du capitalisme, du patriarcat, etc.)

Mouvement horizontal, le punk radical n'est pas censé avoir de groupes phares : il est internationaliste, pluriel, et chacun de ses acteurs y est en théorie remplaçable. Afin de situer mon propos, voici tout de même quelques noms. Dans les années 1980, citons au hasard Crass, Alternative TV, The Door and The Window, The Desperate Bicycles (Royaume-Uni), Heimatlos (France) ou Minor Threat (Etats-Unis) ; dans les années 1990, piochons Harum Scarum ou Los Crudos aux États-Unis, Sin Dios en Espagne, ou Seein' Red aux Pays-bas. Dans les années 2000 et 2010, pourquoi ne pas revenir en France avec Gasmask Terrör, Holy Fuckin' Shit ! (Bordeaux), La Fraction, Nocif (Paris), Zone Infinie, Litige (Lyon), Traitre, Douche Froide (Lille), etc [6]. Niveau labels, ils sont virtuellement aussi nombreux que les groupes (en France, parmi des dizaines d'autres : Panx, Stonehenge, Creepozoïd, Mutant, LADA, Symphony Of Destruction...), et pour ce qui est des médias, outre l'infinité de petits fanzines, dont la plupart ne dépassent pas les deux numéros, mais qui par effet cumulatif jouent un rôle important dans la vivacité de cette mouvance, je me contenterai de citer d'importants titres anglo-saxons aujourd'hui défunts : Slug & Lettuce, Profane Existence, Heartattack, Reason To Believe et surtout Maximum Rock'n'roll, sur lequel nous reviendrons bientôt.

J'insiste, car c'est primordial : je cite ces noms pour ancrer mon propos, et non pour donner à ceux-ci plus d'importance qu'à ceux-là. Car l'un des préceptes du punk radical, foyer de milliers de groupes et autres collectifs éphémères, est que tous ses participants soient d'égale importance, qu'ils ou elles soient musicien-ne-s, organisateurs de concerts et/ ou de tournées, taulières de labels, rédacteurs de fanzines, squatteurs et/ ou « tenancières » de lieux de concerts, participantes sans rôle ni titre – toutes ces fonctions étant interchangeables à l'infini, de sorte qu'un-e punk radical-e pourra être vu-e, le même soir, dans le rôle de chanteuse, dans celui de cuistot, à faire l'accueil et à réunir l'argent du défraiement, à passer la serpillère, à gérer les embrouilles, ou simplement accoudée au comptoir du bar... Cette interchangeabilité des rôles étant, me semble-t-il, l'une des façons de distinguer le punk radical des autres types de punks.

En bref, le punk radical, c'est un réseau mondial décentralisé qui vise à établir ou à maintenir une « société parallèle » avec sa musique, ses coutumes, sa gastronomie, ses débats, ses médias, et même son propre réseau postal. Sa force doit beaucoup aux tournées internationales calées avec les moyens du bord, à ses principes d'hospitalité et de réciprocité (« Tu me fais jouer, je te fais jouer. »), à son rapport décomplexé à l'illégalité et/ou à la clandestinité, à ses lieux, à ses médias, ainsi qu'à ses innombrables moments de convivialité : repas, cuites, danses et tâches du quotidien s'y pratiquent bien souvent à plusieurs. En espérant que tout cela vous semble un peu plus clair, passons à la question à 1000 euros : comment en suis-je venu à vouloir rendre compte des pratiques du punk radical dans les pages d'Audimat ? Comme je le suggérais en introduction, il serait difficile de l'expliquer sans mentionner l'agitateur nord-américain Abbie Hoffman (1936-1989) et le théoricien britannique Mark Fisher (1968-2017).

* * *

« L'idée que ‘‘je n'ai pas l'intention de travailler et que je dois cesser de m'inquiéter'' était l'élément clé de la contre-culture. Ce que craignaient les capitalistes, c'était que la classe ouvrière devienne hippie sur une large échelle, et c'était un danger sérieux. »
– Mark Fisher

En 2018, la traduction française du Réalisme Capitaliste de Mark Fisher, aux éditions Entremonde, a été un événement pour certains lecteurs, dont j'ai fait partie. Philosophe, blogueur, critique musical, Mark Fisher a consacré une bonne part de sa vie à bâtir une œuvre dont la clé de voûte est justement ce « réalisme capitaliste » – soit la tenace impression qu'à l'heure du chaos climatique, après quatre décennies de règne néolibéral, « il est plus facile d'imaginer la fin du monde que celle du capitalisme » [7].

Sous la plume de Fisher, la culture pop révèle ses desseins ; derrière son apolitisme de façade, elle serait vectrice d'idéologie. Des blockbusters aux clips musicaux en passant par la télé-réalité, le gros de la culture mainstream du vingt-et-unième siècle aurait ainsi pour finalité, consciente ou non, de renforcer l'hégémonie néolibérale en polluant nos imaginaires avec cette notion chère à Margaret Thatcher : il n'y a aucune alternative. Enterrées les utopies, vaincue la contre-culture, oubliées les avant-gardes : pour les freaks, les punks, les hippies, les radicaux de gauche et autres révolutionnaires, le temps serait venu de courber l'échine, c'est-à-dire d'intégrer les rangs de la grande guerre de tous contre tous, si possible isolé dans un cocon cybernétique à base de télétravail et/ou d'auto-exploitation, comme dans un bon vieux cauchemar covidé.

Pour Fisher, dont le principal sujet d'étude est la musique, du post-punk de The Fall au dubstep de Burial, ce constat explique la boucle infinie de « rétromania » [8] dans laquelle le quatrième art serait embourbé depuis la fin des années 1990 : si l'auditeur se fade revival après revival, resucée après resucée, ce n'est pas parce que tout a déjà été fait ni dit, mais bien parce que nos imaginaires ont été colonisés, atrophiés puis cryogénisés par le réalisme capitaliste. Ni morte ni vivante, notre capacité à imaginer une autre bande-son, et tant qu'à faire d'autres futurs, flotte désormais dans les limbes, tel le « spectre d'un monde qui aurait pu être libre » [9]… Ou, tout simplement, comme dans l'un des plus vieux slogans punks, le si souvent mal compris « No Future ».

Billet de blog après billet de blog, conférence après conférence, Fisher creuse son sillon. Ce qu'il combat, c'est l'idéologie néolibérale et la façon dont elle s'immisce dans nos corps, dans nos esprits, sur nos lieux de travail et jusque dans nos chansons, tout en réussissant à nous convaincre – c'est là son tour de force – qu'elle n'est pas idéologie, mais pur pragmatisme. Selon ses chantres, le capitalisme tardif serait la destination finale de l'humanité après des millénaires d'errance ; malgré ses « petits défauts », il serait donc inconscient d'aller voir ailleurs.

Seulement, voilà : pour Mark Fisher, cette croyance en l'inéluctabilité du capitalisme ne serait autre qu'un présupposé idéologique à réduire en pièces de toute urgence. Qu'il écrive pour son blog ou dans les pages de The Wire, sur Tricky ou Joy Division, sur Kanye West ou The Cure, sur Scritti Politti ou Public Enemy, notre homme s'acharne donc à cette tâche. Il co-fonde la maison d'édition Zero Books, retravaille ses billets de blogs, les publie sous forme de livres. Et puis en 2016, après plus d'une décennie à cerner le problème, le voilà qui s'attèle à une nouvelle tâche : formuler une solution.

Cette porte de sortie du réalisme capitaliste, Fisher l'appelle acidcommunisme. Un concept qui « se réfère à la fois à des développements historiques réels et à une confluence virtuelle qui ne s'est pas encore concrétisée » [10]. Il rédige l'introduction d'un essai éponyme [11] qui se clôt sur ces mots : « les conditions matérielles d'une révolution sont davantage réunies au 21e siècle qu'elles ne l'étaient en 1977. Mais ce qui a changé depuis, c'est l'atmosphère existentielle et émotionnelle. Les populations sont résignées à la tristesse du travail, alors même qu'on leur annonce que l'automatisation va faire disparaître le leur. Nous devons retrouver l'optimisme des années 1970, et nous devons analyser les machineries que le capitalisme a déployées pour transformer nos espoirs en résignation. Or, la première étape pour inverser ce processus de déflation de la conscience, c'est d'en comprendre le fonctionnement. » [12]

Voilà qui semble annoncer un programme, mais personne ne le saura : le 13 janvier 2017, Mark Fisher, dépressif notoire qui vilipendait la « privatisation de la santé mentale », est retrouvé pendu à son domicile. Un an plus tôt, lors d'une conférence sur l'acidcommunisme, celui qui tablait sur la plasticité du réel déclarait pourtant que « Nous sommes au seuil d'une nouvelle vague, sur laquelle nous pouvons commencer à surfer pour aller vers le post-capitalisme. » [13]

Est-ce en raison du suicide de Fisher et de son aspect inachevé que l'essai Acidcommunisme m'a tant marqué ? En partie, oui. Il faut dire que tout cela ressemble à une mauvaise blague : après des centaines et des centaines de pages de critique et de définition des contours du réalisme capitaliste, c'est dans ce texte que le théoricien semble enfin déterminé à proposer une solution, c'est-à-dire une possible porte de sortie, une libération des chaînes quasi invisibles par le biais desquelles cette idéologie nous étouffe, nous déprime, nous sépare, détruit notre planète, etc. Ce texte inachevé évoque donc un futur cadavre sur son lit de mort, poussant son dernier souffle une seconde avant d'avoir pu dispenser ses précieux conseils.

Mais ce n'est pas tout. La seconde raison de mon obsession, c'est que les pistes évoquées dans cette introduction à Acidcommunisme ont résonné en moi, comme si certains mots de Fisher m'avaient tendu un miroir flou où se reflétaient des éléments de mon vécu, sans que je m'y attarde avec assez d'attention pour mettre le doigt sur les raisons de ce trouble… Du moins jusqu'à ce qu'on me mette entre les mains un ouvrage d'un autre auteur défunt : Volez ce livre d'Abbie Hoffman.

La suite la semaine prochaine...


[1] Membre du collectif, label et orga de concerts italien Sentiero Futuro, https://mebarelyhuman.substack.com/p/new01-food-vespas-la-dolce-vitanothing

[2] Raccourci vers nulle part, Tusitala, 2022

[3] « Theme From A NOFX Album », sur l'album Pump up the Valuum (Epitaph, 2000)

[4] Il me semble avoir croisé ce terme pour la première fois voilà une quinzaine d'années, dans les fanzines du punk anarchiste espagnol Teodoro Hernández, qui l'écrivait avec un « k » à « radikal ». Peut-être était-ce alors un dérivé du terme « rock radical » qui fut accolé à des groupes punks basques dont Eskorbuto, RIP ou Delirium Tremens.

[5] « Do It Yourself ».

[6] Je ne cite ici que des groupes occidentaux, mais le réseau punk radical est actif partout dans le monde, avec des groupes de l'Amérique latine au Japon en passant par l'Asie du Sud-Est, la Russie, le Maroc, l'Algérie, etc.

[7] Selon la formule attribuée au philosophe slovène marxiste Slavoj Žižek.

[8] Pour utiliser l'expression chère à son collègue et ami Simon Reynolds.

[9] K-Punk, p.753. Repeater Books, 2018.

[10] Ibid, p.758.

[11] Traduit en français dans Désirs postcapitalistes (Audimat, 2022)

[12] Ibid, p.770.

02.09.2024 à 19:27

Gilets jaunes, encore un effort en faveur du vivant !

dev

Texte intégral (987 mots)

Tandis que nous assistons à l'effondrement mental, économique, politique et psychologique d'un monde gouverné par le Profit, de nouvelles formes de résistance pointent partout. Elles marquent une franche rupture avec l'autoritarisme et la bureaucratisation qui caractérisent les luttes anciennes et, dans la foulée, expliquent l'échec du prolétariat à créer une société sans classes.

L'apparition des Gilets jaunes a réveillé chez des milliers d'hommes et de femmes le sentiment et la conscience d'une évidence : nous sommes riches d'une vie sans cesse appauvrie par l'obligation de travailler pour survivre. Quoi d'étonnant si le Pouvoir s'emploie à occulter, par le mensonge et la matraque, ce qu'il y a de subversif dans la simple joie de vivre !

L'agitation spontanée n'a plus besoin de gilets pour se propager avec une liesse pour le moins absente des défilés braillards de l'anti- capitalisme. Les chefaillons de droite et de gauche en demeurent effarés. Les manifestants eux-mêmes semblent, tels des enfants, déconcertés par leur soudaine audace. On invoque des prétextes raisonnables mais personne n'est dupe.
La revendication maîtresse, c'est la vie. Une vie éminemment précieuse, une vie indûment menacée par les boutiquiers de la mort. Une vie qui se veut libre et ne s'encombre ni de religions, ni d'idéologies, ni de politique, ni de structures hiérarchiques, étatiques et mondialistes.

La vie avant toute chose est le fusil brisé qui par le harcèlement de son omniprésence empêche la transformation du sujet en objet, de l'être en avoir, de l'existence en marchandise.

Pourtant, jamais le nihilisme n'a été à ce point la philosophie des affaires. Ce qui se prépare à orienter notre sort, c'est un « lâchez tout ! » dû à l'écœurement d'un monde sans cœur.
Nous sommes pris au piège d'un univers où l'envers vaut l'endroit, où la salauderie des bons sentiments, le cynisme des assassins de l'ordre et du désordre, et la veulerie d'une déshumanisation à froid ont accumulé une immense fatigue qui n'a qu'une pressante envie, celle de faire le vide.

Il va de soi que le réflexe du « lâchez tout » diverge dans ses intentions selon qu'il s'abandonne au réconfort de la mort ou qu'il mène en faveur du vivant une guérilla sans autre arme que l'exubérante ingéniosité dont la nature humaine détient les secrets.
Le camp de la vieille tradition apocalyptique prophétise une chute dans les abîmes du désespoir, il conjecture un suicide humanitaire programmé par l'autodestruction capitaliste. Mais, ce faisant, il suscite dans le camp adverse un grand sursaut de vie. Les rues et les consciences s'emplissent comme l'air du temps de résonances où la radicalité rayonne en silence. Rien n'est fini, tout commence !

Si nombreux que soient les séides de la servitude la plus vile, du ressentiment agressif, de la haine et de la délation, il se trouvera toujours un élan de générosité pour révoquer leur emprise. Tous les Pouvoirs sont des citadelles délabrées auxquelles nous prêtons fermeté en leur faisant allégeance. Quand serons-nous dissuadés de laisser s'incruster en nous l'autoritarisme que nous prétendons combattre ?
Sans chefs, sans meneurs autoproclamés, sans appareil politico- syndical, les insurgées et les insurgés de la vie quotidienne tissent l'étoffe d'une véritable société humaine. Le possible a besoin d'imagination. La curiosité est insatiable.

Le retour à la vie verra le triomphe de l'acratie, à savoir le dépassement de ces régimes baptisés démocratie, aristocratie, oligocratie, ploutocratie qui proposaient en commun un bonheur dont le peuple a encore les fesses écorchées.
Le retour à la vie implique le retour au local, la reconversion en individu autonome de l'individualiste et du calcul égoïste qui le déshumanise. Seul le recours à une pratique expérimentale et poétique de l'autogestion et de l'harmonisation des désirs, permettra d'aborder concrètement la question du gouvernement du peuple par et pour le peuple.

Ne nous suffit-il pas de contempler les ruines des empires et des États qui nous ont dicté leurs lois et vomi leurs ordres, pour vaincre la pusillanimité qui nous empêche d'ouvrir une voie à l'auto- organisation sociale ?
On aura beau jeu de railler la Commune de Paris, écrasée par la bourgeoisie, les soviets d'ouvriers, de paysans, de marins, liquidés par les bolcheviks, les collectivités libertaires de la révolution espagnole, décimées par le Parti communiste. Mais ce sont là des tentatives à peine esquissées dont il nous appartient de tirer des leçons salutaires. Puisque tout semble perdu, qu'avons-nous à perdre en multipliant la création de petites collectivités soucieuses d'aborder localement et concrètement les problèmes que l'État et ses commanditaires monopolistiques ne peuvent traiter que de façon mensongère, statistique, abstraite ?
Dans la débâcle du "lâchez tout", nous allons apprendre à ne lâcher rien.
Ce qui est donné sans réserve possède en soi la grâce de l'effort qui l'aide à s'épanouir.
L'audace est au cœur de tous les désirs de vivre.

Raoul Vaneigem
Juillet 2024

Photo : Jean-Pierre Sageot

02.09.2024 à 18:07

Un Etat au bord du précipice disposant de ses Outre-mer

dev

La Martinique va-t-elle se soulever contre la « vie chère » ?

- 2 septembre / , ,
Texte intégral (6662 mots)

Quinze ans après le formidable mouvement contre la Pwofitasyon qui avait paralysé la Martinique pendant près d'un mois et demi en 2009, c'est une nouvelle mobilisation contre la vie chère qui a débuté à Fort-de-France ce 1er septembre. Après s'être rassemblée devant un supermarché, la foule est allée bloquer le grand port maritime puis occuper des ronds-points. Dans la nuit de dimanche, Rodrigue Petito l'un des organisateurs de la mobilisation a été interpellé, il est soupçonné avec d'autres, d'avoir volé un bus scolaire. Ce lundi, les forces de l'ordre étaient dépêchés sur tous les points de blocage pour les évacuer. Nul ne sait pour l'instant comment ce mouvement appelé par le RPPRAC (Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéennes) va évoluer. Au cœur des revendications, la vie chère. Mireille Pierre-Louis nous a transmis cette analyse très documentée des enjeux que recouvre cette notion de vie chère et la tentative de Paris de faire disparaître l'octroi de mer ciblé comme responsable de la vie chère et de l'argumentation mensongère qui la soutient. .L'Octroi de mer est un dispositif douanier taxant tous les biens importés au profit des localités. Soit une des dernières barrières à la libéralisation du marché des DOM au profit de la métropole.

Le tandem Bercy/Cour des comptes à l'assaut de l'Octroi de mer (et de la prime de « vie chère »)

En juillet 2023, le ministère des finances a lancé une ultime offensive contre l'Octroi de mer lors d'un CIOM [1] exceptionnel consacré à la « vie chère », tandis qu'au même moment la Cour des comptes adressait au premier ministre un référé visant la prime de « vie chère » [2], tout en œuvrant depuis plusieurs mois déjà à une évaluation de l'Octroi de mer.

Car « si les Ultramarins sont obligés de passer par des révoltes populaires cycliques pour pouvoir dialoguer avec l'Etat, il est deux sujets (ou plus exactement deux objets de convoitise) qui retiennent constamment l'attention de ce dernier : la prime de « vie chère » et l'Octroi de mer » [3] .

En effet, selon une logique implacable de Bercy, en supprimant l'Octroi de mer, le coût de la vie baisse, la prime de « vie chère » disparaît et l'Etat économise plus d'un milliard d'euros.
L'équation est simple. La Cour des comptes l'érige au rang de réforme structurelle.

En réalité, l'Etat chercherait par-dessus tout à ouvrir le marché des DOM à la concurrence des produits de l'Hexagone, au motif de lutter contre la « vie chère ». Le maintien de la production locale étant considéré comme un enjeu dépassé, la seule solution pour les DOM serait la consommation "de productions du royaume, restées sans prix" [4].

Il existe depuis peu une variante de cette équation, à savoir transformer l'Octroi de mer en TVA nationale, pour alimenter le budget de l'Etat. Mais quand l'idée d'une refonte de l'Octroi de mer en TVA nationale a été lancée comme un ballon d'essai en 2020, par le Think tank FERDI œuvrant pour le compte de Bercy, cette annonce provoqua une levée de boucliers des autorités locales et même de la Rue Oudinot, en raison de ses effets ravageurs pour les territoires.

Un rejet unanime qui contraste aujourd'hui avec l'alignement du ministère des Outre-mer sur les convoitises de Bercy et les hésitations des élus ultramarins au moment où le gouvernement reprend à son compte ce projet déflagrateur, au motif de lutter contre la « vie chère ».

Et, après un long silence évocateur (la « parole silencieuse »), voilà maintenant des débats tous azimuts, avec force experts, venus de l'extérieur comme il se doit, pour être sûrs de rester sur un terrain technique, alors que se pose une question éminemment politique, qui ne se limite pas à une perte d'autonomie fiscale pour les régions. En effet, en redéfinissant l'outil fiscal, l'Etat cherche à réorienter l'avenir des DOM en fonction de ses propres besoins (budgétaires) et intérêts (économiques).

Mais de partout fleurissent articles ou tribunes sur l'Octroi de mer, passant en revue tous les lieux communs écrits sur cette taxe depuis 20 ans (et sur la prime de « vie chère » en passant) pour conclure qu'en raison de la « vie chère » qui affecte les plus démunis, 'le statuquo n'est plus tenable', et ouvrir grand la porte à la dilution/dissolution des DOM dans l'espace français, en supprimant le bouclier de l'Octroi de mer.

Or, il est établi que le levier fiscal n'est pas pertinent pour agir sur la baisse des prix [5]. Récemment l'Allemagne l'a éprouvé en abaissant les taux de TVA pour tenter de limiter la flambée des prix de l'énergie.

Agir sur les revenus est plus efficace, comme l'avait fait la France avec des chèques octroyés aux foyers les plus modestes afin de lutter contre l'inflation.

Et s'agissant des DOM, il existe précisément une problématique structurelle des bas-revenus en raison du chômage de masse, sans compter les minimas sociaux et les pensions de retraite [6] qui ne sont pas majorés pour tenir compte du coût de la vie et de l'éloignement, dans un contexte où la continuité territoriale demeure symbolique.

Quoi qu'il en soit, la faiblesse des revenus explique en très grande part les difficultés des ménages « les plus fragiles », bien avant les prix. Et, en dépit d'une crise sociale structurelle, les prestations sociales versées dans les DOM sont deux fois plus faibles que dans l'Hexagone :

Contrairement aux idées reçues, les DOM ne sont pas « perfusés » par des transferts sociaux(!), bien au contraire.

Le graphique ci-dessus montre également que tous les revenus sont nettement plus faibles dans les DOM, y compris les revenus d'activité malgré la prime de « vie chère » des fonctionnaires, laquelle par conséquent ne peut tirer les prix à la consommation vers le haut comme l'affirme la Chambre régionale des comptes des Antilles–Guyane [7] pour justifier sa suppression. Par ailleurs, le surcoût que représente la prime de « vie chère », soit 20% du salaire brut, est contrebalancé par un effet de structure des emplois : le personnel d'encadrement est plus nombreux en France hexagonale que dans les DOM et sa rémunération tire la moyenne hexagonale à la hausse [8].

En réalité, lutter contre la « vie chère » en outre-mer, c'est d'abord lutter contre la misère. Or, celle-ci ne cesse de croître sous l'effet des économies budgétaires de l'Etat dans le domaine social, dont les conséquences sont démultipliées dans les DOM. A cet égard la réforme du rSa s'annonce ravageuse dans les DOM [9], où près d'un habitant sur 2 bénéficie de cette allocation (allocataires et ayants droits). Pour rappel, 46% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté dans les DOM contre 14% en France hexagonale.

En tout état de cause, la suppression de l'Octroi de mer et de la prime de « vie chère », que celui-ci est aussi accusé de financer, ne fera pas diminuer ces taux de pauvreté, bien au contraire.

Des menaces majeures sur l'emploi, les budgets locaux et... les prix

En effet, la refonte de l'Octroi de mer, inspirée par des experts du FMI, passe par une restructuration économique des DOM [10], avec la suppression du régime d'exonération de l'Octroi de mer qui permet de taxer plus faiblement les produits locaux que leurs concurrents importés : 50 000 emplois risquent de disparaître, soit les 2/3 des emplois directs et induits par l'industrie selon les AMPI [11]. L'on se trouve dès lors dans une situation paradoxale où un Etat membre va demander à Bruxelles de ne plus protéger ses entreprises vulnérables face à la concurrence des multinationales.

Par ailleurs, la suppression de l'Octroi de mer vise explicitement à limiter l'évolution des recettes de fonctionnement des communes, en raison des effets « pervers » du dynamisme de l'Octroi de mer, ce qui aboutira à ruiner leurs capacités d'intervention auprès des populations les plus fragiles, comme ce fut le cas avec la baisse des dotations de l'Etat [12], et à ne plus financer la prime de « vie chère » qui est la cible ultime de Bercy et de la Cour des comptes.

Or, en prenant en compte dans son analyse le rebond actuel de l'Octroi de mer qui est exceptionnel (idem pour la TVA en France ou en Martinique), l'évaluation menée par la Cour des comptes présente un biais (auquel est coutumière la Direction Générale des Finances publiques [13] ) débouchant sur la « richesse » des communes des DOM et son corollaire, la « mauvaise gestion », d'où un encadrement maximal des budgets des communes ultramarines ces dernières années comme solution à leurs difficultés financières.

Cette limitation des recettes de fonctionnement des collectivités locales conduira in fine à réduire drastiquement les perspectives d'emploi des Ultramarins chez eux. En effet, ces derniers subissent une discrimination dans le secteur privé où les recrutements se font sur une base affinitaire selon l'INED en 2012, ce qui a été confirmé en décembre 2020 par une étude de SOS-Racisme commandée par le ministère de l'Egalité des chances [14]. Et dans la fonction publique d'Etat ils subissent l'arrivée massive de Métropolitains. Ils n'auront d'autres choix que d'émigrer en masse.

Maintenant, il importe de s'intéresser à un angle mort de la communication officielle sur la réforme de l'Octroi de mer, à savoir la TVA nationale (le véritable enjeu de la réforme ?) qui est déjà appliquée aux Antilles et à la Réunion à des taux réduits : pour quels montants ? La Cour des comptes avoue ne pas avoir de chiffres hors ceux de FERDI en 2017. En effet, le rapport d'évaluation de l'Octroi de mer de la Cour est peu disert sur cet impôt qui n'aurait que des vertus pour remplacer l'Octroi de mer, mais que dans d'autres rapports elle n'a eu de cesse de critiquer pour sa complexité participant au « maquis fiscal » de la France [15]. Nous avons donc mené l'enquête [16] : ainsi, par exemple, le rebond de la TVA nationale en Martinique depuis 2021 a été deux fois plus fort que celui de l'Octroi de mer pourtant désigné par l'Etat comme seul responsable de la flambée actuelle des prix, d'où l'urgence de sa transformation en …TVA nationale…pour faire baisser les prix (!).

Par ailleurs, selon une règle empirique connue aussi bien de Bercy que de la Cour des comptes mais ignorée du rapport FERDI, les commerçants ne vont pas (ou peu) répercuter la suppression de l'Octroi de mer sur les prix des produits. En revanche, ils vont répercuter entièrement l'augmentation de la TVA qu'ils prélèvent pour l'Etat. Dans ces conditions, la suppression de l'Octroi de mer et son remplacement par la TVA nationale ne peut qu'aboutir à une flambée des prix [17]. De plus, les taxes sur les services vont augmenter considérablement, vu que ces derniers, qui représentent les deux tiers de la consommation des ménages, ne sont pas taxés par l'Octroi de mer.

Les collectivités quant à elles verront leurs dépenses de fonctionnement augmenter au moment où parallèlement on leur enlève la dynamique de l'Octroi de mer…Leurs finances seront doublement pénalisées, l'on s'achemine vers une déstabilisation majeure des DOM.

Enfin, il importe de souligner que lorsque l'Etat supprime une taxe pour améliorer le pouvoir d'achat des ménages, il ne la remplace pas par une autre, il utilise ses fonds propres, comme il vient de le faire pour compenser les collectivités après la suppression de la taxe d'habitation (26 milliards d'euros).

En tout état de cause, il apparaît que le pouvoir d'achat des ménages « les plus fragiles » n'est qu'un habillage de la réforme de l'Octroi de mer, qui en définitive va la disqualifier en mettant en évidence des dangers supplémentaires pour ces ménages.

Un Etat au bord du précipice & Les DOM comme variables d'ajustement budgétaires

En réalité, le « statu quo n'est pas tenable » pour qui ? Pour l'Etat, au bord de la banqueroute : dette publique culminant à 3000 milliards d'euros et augmentée de 800 milliards d'euros par rapport à 2018, et déficit représentant plus de 5.6% du PIB. De sorte qu'aujourd'hui, selon la Cour des comptes, la situation financière dégradée de la France menace la stabilité de la zone Euro.

Mais alors qu'à partir de 2018, la France procédait à des allègements fiscaux massifs, qui l'avaient fragilisée au moment de la survenue du COVID [18], les DOM ont été utilisés comme variables d'ajustement budgétaires avec des hausses d'impôts ciblées et des suppressions d'aides aux entreprises (suppression de la TVA NPR , hausse de l'Impôt sur le revenu, taxe sur le rhum multipliée par 8, augmentation des cotisations sociales des travailleurs indépendants …soit une perte de 300 millions d'euros par an depuis cinq ans). Certaines de ces mesures figuraient dans le « Livre bleu de l'Outremer », lequel sous ce charmant vocable, annonçait la mise en branle d'une politique budgétaire implacable à l'égard des DOM, tracée par Bercy.

Une partie des économies réalisées dans les DOM a permis de financer les nouveaux besoins du ministère de l'Outremer concernant par exemple la départementalisation de Mayotte (car la départementalisation ne doit rien coûter à Bercy) [19] ou encore l'AFD, et son vivier de consultants, plutôt que de redonner aux communes les moyens perdus avec la baisse des dotations de l'Etat afin de recruter des cadres ultramarins qualifiés, obligés de s'exiler en France hexagonale. Et, voilà maintenant que des renforts d'experts français dans le domaine de la coopération internationale au sein d'Expertise France, dépendant du groupe AFD sont annoncés dans les DOM [20], au motif de pallier la supposée « faiblesse » de « l'ingénierie locale ».

Une TVA nationale coûte que coûte ?

En matière d'économies à réaliser dans les DOM, la cible ultime de l'Etat, outre la prime de « vie chère » qu'il verse à son [21] personnel civil et militaire (1,5 Md€) et qui, selon la Cour des comptes, « discrimine » les fonctionnaires de l'Hexagone, ce sont des allègements fiscaux considérés par Bercy comme un manque à gagner pour le budget de l'Etat (6 milliards d'euros), c'est-à-dire comme des « dépenses fiscales » de l'Etat : Octroi de mer à la place d'une TVA à 20%, taxe spéciale sur les carburants, défiscalisation du secteur productif, défiscalisation du logement social, abattement de l'impôt sur le revenu…

Si l'Etat avait appliqué la TVA nationale dans les DOM selon les règles nationales, il aurait gagné 3.7 Md€ de plus, d'où la fébrilité actuelle de Bercy vis-à-vis de l'Octroi de mer. Autrement dit, avec la survivance de l'Octroi de mer, Bercy se sent lésé.

Le recours à la « norme » budgétaire, établie par l'administration, permet de développer un argumentaire qui inverse les situations : les recettes fiscales locales n'appartiennent plus aux DOM mais à l'Etat. Cette norme vient justifier l'appauvrissement des plus pauvres au profit du budget de l'Etat : seuls 3% des recettes fiscales prélevées dans les DOM retourneront dans ces territoires, soit leur poids démographique.

Or, la TVA nationale est déjà appliquée (au taux de 8.5% ) à la Réunion et aux Antilles à côté de l'Octroi de mer. Et l'on peut se demander dans quelle mesure ce manque à gagner pour les budgets locaux n'explique pas la situation désastreuse des Antilles, devenues les régions les plus âgées de France, les jeunes étant de plus en plus contraints à l'exil.

L'effondrement démographique des Antilles donne une image de ce qui se joue actuellement dans ces territoires, en raison de l'asphyxie des communes. A cet égard, la suppression de l'Octroi de mer communal serait une véritable catastrophe pour les DOM [22].

L'alignement des impôts des DOM sur le droit commun : une réserve pour l'Etat...

Mais les priorités de l'Etat sont autres, en supprimant l'Octroi de mer et les autres dépenses spécifiques aux DOM, il peut envisager de réduire ses dépenses jusqu'à 7.5 milliards d'euros par an (le tiers de son budget à l'égard des DOM) [23] : soit 3 409 €hab., ce qui représenterait 231 milliards d'euros à l'échelle de la France, soit l'équivalent des recettes de la TVA ou la moitié de son budget....

Si l'effort à fournir par les DOM était mutualisé à l'échelle de la France, il tomberait à 100 euros par habitant (!).

Et, toutes les « dépenses fiscales » de l'Etat dans les DOM sont dorénavant considérées par les administrations centrales, non pas comme des compensations de retards ou de handicaps irréductibles mais comme une réserve disponible pour renflouer le budget de l'Etat. De fait, l'évaluation des « dépenses fiscales » destinées aux DOM figure parmi les priorités du gouvernement, d'où le CIOM consacré à la « vie chère » et ce rapport d'évaluation de la Cour des Comptes, (juge et partie ?), dont il est question aujourd'hui [24]. Le but : conclure que ces dispositifs sont inefficaces et les réorienter vers le budget de l'Etat.

Il convient de souligner que parmi les engagements de la France vis-à-vis de Bruxelles pour « améliorer significativement la gouvernance des finances publiques », dans le cadre de la Loi de programmation des Finances publiques 2023-2027, figure en première place « le plafonnement de l'évolution des dépenses fiscales ». Autrement dit, la suppression des « dépenses fiscales » dans les DOM, permettra à l'Etat d'en créer d'autres ailleurs.

Des politiques publiques qui mènent au chaos

L'Etat ne cesse de proclamer que le pouvoir d'achat des ménages « les plus fragiles » et le développement du secteur privé constituent ses priorités dans les DOM, mais leurs assises ne cessent d'être sapées avec la traque aux « niches » fiscales et sociales qui y atteint son paroxysme et qui s'ajoute aux économies de droit commun auxquelles les DOM sont soumis.

Les allègements fiscaux destinés aux DOM sont jugés « inefficaces » face à une crise économique structurelle alors qu'ils ont produit quelques résultats : le retard du PIB/hab des 4 DOM historiques était 70% plus bas que celui de la France en 1980, contre 30% à 50% aujourd'hui.

En définitive, tant que les populations des DOM seront confrontées à des inégalités ou discriminations en termes de droits ou d'accès à des services publics, un rattrapage des impôts de l'Etat ne peut leur être imposé. Et cela d'autant qu'elles sont lourdement mises à contribution pour financer la départementalisation, à l'image de la population mahoraise aujourd'hui qui ne bénéficie d'aucune solidarité nationale [25].

Par conséquent, les ressources locales doivent permettre aux collectivités locales de répondre aux besoins des populations, face aux manquements de l'Etat, y compris séculaires, sans réparation.

Ces manquements séculaires sont doublés d'un désengagement budgétaire de l'Etat, au travers des décentralisations successives, avec des transferts de compétences compensés « à l'euro près » mais dont l'évolution de la charge, nettement plus dynamique dans les DOM en regard des enjeux de rattrapage, reste sur le compte des collectivités locales, c'est à dire des populations. Ainsi, l'acte fondateur de la décentralisation a été la création d'un octroi de mer additionnel pour les régions d'outremer (416 millions d'euros aujourd'hui).

Or, les populations des DOM contribuent de manière disproportionnée au redressement des finances publiques (baisse des dotations de l'Etat), car la péréquation nationale, ciblée sur les besoins sociaux des territoires défavorisés de l'Hexagone ne joue pas un rôle de bouclier face au désengagement budgétaire de l'Etat.

D'où le ressenti des populations d'un étau qui se resserre chaque jour un peu plus autour d'elles…

Le problème posé aujourd'hui, au-delà des préjugés officiels qui servent de diagnostics aux politiques publiques [26], n'est pas tant celui de l'Octroi de mer (les expertises extérieures et les positions défensives n'y feront rien) que la posture d'un Etat tout puissant faisant prévaloir ses intérêts propres au détriment de l'équilibre fragile de ses anciennes colonies qu'il importe, par tous les leviers, de rattacher toujours plus à la France, en perte d'influence sur la scène internationale.

Ces politiques publiques centrales, où prédomine l'intérêt supérieur de l'Etat au mépris du sort des populations, ont abouti, après l'explosion sociale généralisée de 2009 et le soulèvement massif de la population guyanaise en 2017, à la révolte de la jeunesse antillaise en 2021 [27] ou encore, en 2022, à ce que d'aucuns ont appelé un vote « contre-nature » face à une violence institutionnelle indépassable : sentir sa terre s'ouvrir sous ses pieds comme un tombeau…

Mireille Pierre-Louis


[1] CIOM : Comité interministériel pour l'Outremer

[2] La Cour des comptes demande que la prime de « vie chère » et d'éloignement soit ramenée aux écarts de prix avec l'Hexagone. Par ailleurs, elle propose de ne maintenir des avantages particuliers pour compenser l'éloignement et les conditions de vie plus difficile en outremer que pour les expatriés. Elle ne dit rien sur la situation des retraités de la fonction publique (voir infra).

[3] « Comment l'Etat a contribué à transformer les Antilles en dynamite » M. Pierre-Louis, 2020

[4] Consignes de Choiseul au gouverneur de la Martinique sur la destination des colonies.

[5] Utiliser le levier fiscal provoque un coût budgétaire élevé pour des résultats modérés sur la baisse des prix.

[6] Y compris les retraités de la fonction publique dont la prime de « vie chère » n'entre pas dans le calcul de leur pension. De sorte que pour la plupart des agents territoriaux, de catégorie C en général, partir en retraite c'est tomber directement sous le seuil de pauvreté.

[7] Selon la Chambre régionale des comptes des Antilles Guyane en 2020 : « L'usage de l'octroi de mer est un facteur indirect de hausse des prix supporté in fine par les ménages les plus modestes. L'affectation de l'essentiel de l'octroi de mer à une distribution de revenus improductive contribue à son tour à la hausse des prix à la consommation par l'augmentation du revenu disponible sur un territoire restreint sans production correspondante (…). Le renchérissement du coût de la vie en Guadeloupe est, ainsi, soutenu par la répartition du revenu disponible des ménages, plus forte qu'en métropole, selon l'INSEE (2018), les prix étant tirés vers le haut par le pouvoir d'achat des ménages les plus aisés. ».

En réalité, la prime de « vie chère » représente à peine 2% du revenu disponible des DOM, lequel est inférieur de 30% à celui de l'Hexagone, et aurait bien du mal à assumer le rôle de renchérissement du coût de la vie qu'on lui prête.

[8] « Comparaison économique des régions ultrapériphériques » Rapport final, DME Mai 2007

[9] Idem pour la réforme du chômage.

[10] Voir Document 2 : « Les effets ravageurs de la refonte de l'Octroi de mer sur les prix, l'emploi et les finances locales ».

[11] En Martinique par exemple, la production locale compte 19 000 emplois directs. Et 1 emploi productif créerait 3 emplois indirects selon les analystes de l'INSEE. Par ailleurs, le secteur industriel est celui qui concentre l'essentiel des emplois hautement qualifiés en Martinique.

[12] La baisse des dotations de l'Etat dans les DOM : 170 millions d'euros par an pour l'ensemble des collectivités locales + un passif d'un milliard d'euros en cumulé depuis 2014 que commence à peine à compenser le rebond actuel de l'Octroi de mer.

[13] Voir le Document 3.1 : « Les effets « pervers » de l'Octroi de mer sur les finances locales : Une construction ».

[14] Une étude de SOS racisme commandée par le ministère de l'égalité réelle en 2020, montrait que les Ultramarins étaient plus discriminés chez eux qu'en France hexagonale. Afin de limiter les discriminations à l'égard des Ultramarins, l'étude suggérait de mettre en place des politiques publiques comme une discrimination positive à caractère économique avec une incitation à embaucher des ultramarins, à l'image des emplois francs.

[15] Selon la Cour des comptes, la TVA c'est : « 150 dérogations existantes privent l'État de 48 milliards d'euros de recettes chaque année », « plus d'une dizaine de taux », sans compter une fraude à la TVA estimée à 25 milliards d'euros par an.

[16] Voir Document 4 « L'enjeu de la réforme ce n'est pas l'Octroi de mer mais la TVA nationale ».

[17] . Voir Document 2 « Les effets ravageurs de la refonte de l'Octroi de mer sur les prix, l'emploi et les finances locales »

[18] Pendant la pandémie de COVID 19 le gouvernement a profité d'un désordre conjoncturel pour supprimer définitivement de nouveaux impôts, telle la CVAE des grandes entreprises pour vingt milliards d'euros.

[19] De fait, une grande part de la départementalisation de Mayotte est financée par les Ultramarins et par les Mahorais en particulier, comme cela sera vu dans le document 5 intitulé « La départementalisation ne doit rien coûter à l'Etat ».

[20] Des crédits ont été inscrits dans le PLF 2024 pour financer le déploiement dans les DOM d'experts de France expertise, œuvrant habituellement en Afrique.

[21] L'Etat ne finance pas la prime de « vie chère » des communes à travers la DGF, mais reproche à l'Octroi de mer de le faire à la place de la DGF.

[22] Voir Document 3.1 : « Les effets « pervers » de l'Octroi de mer sur les finances locales : Une construction ».

[23] Tel que cela sera expliqué dans le document 4 (« L'enjeu de la réforme ce n'est pas l'Octroi de mer, mais la TVA nationale »), l'Etat ne pourra pas prélever tout de suite cette somme dans les DOM, mais ces chiffres faramineux sont brandis comme un argument irréfutable en pleine crise budgétaire pour justifier des « réformes structurelles », quoi qu'il en coûte aux populations. Au passage, ils alimentent le préjugé d'une gabegie des deniers publics dans les DOM, alors qu'il y aurait plutôt une pénurie de deniers publics (voir le document 5 : « La départementalisation ne doit rien coûter à l'Etat ».

[24] « L'Octroi de mer, une taxe à la croisée des chemins », Cour des comptes, mars 2024

[25] Voir document 5

[26] Voir documents 3.1 et 3.2

[27] Sans que l'Etat n'ait apporté de réponse à la désespérance de la jeunesse, en dehors de l'installation du RAID, et d'un renforcement des moyens du RSMA.

02.09.2024 à 13:09

Trucs et astuces moyenâgeux contre le patronat

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Corporations, confréries et compagnonnages

- 2 septembre / , ,
Texte intégral (18637 mots)

À rebours d'un rejet moral du travail, à rebours aussi des pré-conceptions du Moyen-Âge comme une période continue d'écrasement politique dans le système féodal, on lit ici une autre histoire de quelques stratégies d'émancipation collective par les corps de métiers manuels. Les corporations, confréries et compagnonnages dessinent du XIIe au XIXe siècle une généalogie du syndicalisme en-dehors des institutions étatiques. Cette tradition ouvrière et artisane rappelle aujourd'hui que l'entraide prolétarienne et l'affirmation d'un rapport de forces favorable dans la lutte des classes ont pris de multiples formes inattendues, perturbatrices et victorieuses au cours de l'histoire.

« Alors que le despotisme social était si dur, si impitoyable, est-ce que, dis-je, il n'était pas de nécessité que les opprimés dans tous les genre s'organisassent entre eux, à part de la grande société ? »
Robert du Var, Histoire de la classe ouvrière depuis l'esclave jusqu'au prolétaire de nos jours, 1846

La mise au travail est un des piliers de la contre-révolution en cours. Or le travail apparaît aujourd'hui comme une machine de répression complexe, à la fois affective et matérielle, qui répond aussi bien à la misère et l'ennui qu'à la perte de sens et à l'angoisse. Nul ne peut vraiment se dire à l'abri du travail, cette forme d'aliénation pernicieuse qui revient par la fenêtre quand on croit l'avoir virée par la porte. Intérimaire solitaire de la métropole, auto-entrepreneur du BTP, héritier de la queue de comète du mouvement ouvrier, je me sens souvent seul face à ce monstre très contemporain. Comme une époque peut parfois et bizarrement venir en aide à une autre, j'ai voulu suivre la piste des sectes ouvrières de la fin du Moyen-Âge : corporations, confréries et compagnonnages sont des formes d'organisations politiques qui apparaissent dès l'aube du capitalisme.

Partout où règne l'exploitation par le travail, les subalternes s'organisent pour saboter, gratter, perruquer et déserter la machine. Mais ce qu'il manque généralement à ces multiples praxis de refus du travail ce sont des imaginaires permettant de relier la lutte quotidienne à un projet révolutionnaire. La dernière organisation politique en occident qui eut à cœur de proposer une dialectique entre ces deux temporalités fut le syndicalisme révolutionnaire. Aujourd'hui, le syndicalisme est affaibli, non seulement parce qu'il ne porte plus un projet révolutionnaire cohérent ou qu'il y a renoncé, mais également parce que son imaginaire est épuisé et anachronique. En gros, parce que le syndicalisme ne fait pas kiffer.

C'est pour ces différentes raisons que j'ai eu envie de chercher un imaginaire politique antérieur au mouvement ouvrier mais qui soit quand même ouvrier. J'ai lu plein de choses : quelques livres des éditions ouvrières, une édition liée aux JOC, des ouvriéristes chrétiens de gauche, quelques textes syndicalistes, des universitaires historiens, des sociologues et des médiévistes. Parmi eux, L'Incendie millénariste raconte les mouvements révolutionnaires chrétiens et millénaristes du Moyen-Âge. Ce livre m'a ouvert à l'histoire et je me suis rendu compte que notre imaginaire est un peu québlo sur le mouvement ouvrier avec les Lumières et, comme points de chute, 1871 et 1789.

Avant d'ouvrir L'Incendie millénariste, mon imaginaire du Moyen-Âge était plus ou moins celui de l'histoire officielle progressiste qui dépeint cette période comme sombre et aliénée. Un point de vue partagé par une partie des marxistes et des anarchistes qui ne voient dans les mondes religieux qu'une trace contre-révolutionnaire. Pour les auteurs de L'Incendie, la religion est moins l'opium du peuple que le champ symbolique dans lequel les choses se passent, et d'un coup j'avais, nous avions, des camarades dans tout le Moyen-Âge.

Dans ma recherche j'ai un peu suivi la méthode de L'Incendie, c'est-à-dire que j'essaye de redynamiser les groupes auxquels je m'intéresse, de les penser dans leur jus, et de comprendre les tensions, les retournements, les contradictions qui sous-tendent leurs organisations.

Peut-être que ma proposition recèle quelque chose de polémique ou du moins de contre-intuitif pour notre tradition autonomiste et situationniste pour qui le refus du travail est une pierre centrale de l'édifice politique. Néanmoins, empiriquement, politiquement, n'y a t-il pas une impasse et un aveuglement dans le refus idéologique du travail et sa fuite permanente ?

Silvia Federici dans son ouvrage sur le Moyen-Âge raconte une anecdote datant de 1218. A cette époque il y a une controverse à propos du travail chez les Vaudois, une conspiration révolutionnaire chrétienne du XIIe siècle connue pour avoir résisté durablement aux répressions à travers les siècles. Le débat sera finalement clos par une scission à l'assemblée de Bergamme : pour continuer leur activité subversive, certains Vaudois optent pour la mendicité quand d'autres pensent qu'il faut rejoindre les premiers regroupements ouvriers, investir les prémisses du mouvement ouvrier.

CORPORATIONS

Dans l'histoire des révoltes du Moyen-Âge, on entend parler des corporations ouvrières pour la première fois lors des grandes révoltes du XIVe siècle. A cette époque c'est le zbeul en occident, les paysans crament tout à travers le pays, c'est ce qu'on appelle « les jacqueries ».

Autour de 1361, on voit apparaître dans le midi, en Auvergne et dans le Limousin, des organisations révolutionnaires qu'on appelle Tuchins. Cette insurrection a de particulier qu'elle est constituée à partir d'associations secrètes mélangeant paysans et ouvriers et qu'elle parvient à durer dans le temps, tandis ce que les jacqueries sont des mouvements de révoltes spontanées, locales et de courte durée, issus uniquement de la paysannerie.

Les premières actions des Tuchins (tue-chiens) sont des vols de bétail appartenant aux seigneurs, des attaques de convois chargés d'écus ou des enlèvements de riches marchands pour en tirer une rançon. Le mouvement, populaire, fait tâche d'huile et les raids des Tuchins se font remarquer dans toute l'Auvergne et le Languedoc, s'emparant de châteaux et de villes qu'ils redonnent à leurs propriétaires contre de l'argent, animant des révoltes urbaines et rurales dans toute la région. Pour un commentateur de l'évènement : « la capacité d'organisation des Tuchins, calquée sur la rigueur corporative, permet la longévité et le développement du mouvement alors que la première révolte Jacques est écrasée en quinze jours. [1] » Quels sont ces organisations « corporatives », d'origine ouvrière, qui renforcent les insurrections paysanne du XIVe siècle par leur « rigueur » ?

En gros l'histoire de ces premiers mouvements ouvriers court pendant le Moyen-Âge et s'affirme à sa fin, au XIVe et XVe siècles, avec l'apparition de grands chantiers, de cathédrales, de remparts et de maisons bourgeoises [2]. Ces chantiers demandent une main d'oeuvre considérable, c'est la première fois qu'on observe des regroupements importants d'ouvriers dans un même lieu. Les ouvriers des cathédrales, tailleurs de pierre, charpentiers, maçons, menuisiers, se déplacent de ville en ville et apportent leur savoir-faire et vivent ensemble pendant la durée des travaux.

Il y a de l'activité dans cette fin du Moyen-Âge : des flux de population, des gens qui viennent de toute l'Europe pour bosser dans les riches cités de l'ouest qui tentent d'attirer les ouvriers qualifiés par des leviers financiers [3]. Dans ce contexte on peut imaginer que les différentes sectes millénaristes de type vaudois, qui se recrutent souvent chez les artisans, en profitent pour s'organiser plus massivement.

En tout cas, la reconfiguration du travail induite par les corporations va modifier l'organisation de la société féodale et va donner naissance à ce qu'on appelle "le système des jurandes [4]" ou corporations, mais le mot de corporation lui-même n'apparait vraiment qu'au XXe siècle et a mauvaise presse car il a été pas mal récup' par les fafs.

Je passe un peu sur les questions juridiques que je ne maitrise pas mais en gros, les gens d'un même métier fondent une entité, une « corporation de métier ». Ce qui veut dire qu'ils se dotent d'un tribunal, qui réglemente les conditions pour exercer et apprendre leur métier, et d'organes administratifs et juridiques distincts des pouvoirs politiques existants. Ces organisations ont leurs assemblées et élisent des représentants, c'est donc un endroit de formation politique important [5].

Bien qu'ils aient pu jouer des rôles politiques, insurrectionnels ou d'auto-organisation, pour schématiser, les corporations deviennent un peu des syndicats de l'époque : ce sont des formes d'organisations constituées autour d'intérêts communs aux métiers ; mais plus ça va, plus ils vont servir également aux pouvoirs pour contrôler les masses de travailleurs qui se forment partout en Europe.

Les corporations sont souvent territorialisées, par exemple il y a les menuisiers de Belleville et les menuisiers de Montreuil, ceux de Belleville sont pour le roi, ceux de Montreuil pour l'archevêque. Elles dépendent de différents pouvoirs parce qu'à l'époque c'est le bordel ; il n'y a pas le centralisme que nous connaissons aujourd'hui et l'Etat n'est pas si puissant. Rien que dans Paris par exemple il y a une vingtaine de seigneurs différents. Dans un même territoire il y a plusieurs formes de pouvoir, l'Eglise, le Roi, les seigneurs féodaux et les bourgeois qui s'organisent dans les villes sous la forme de guildes ou de républiques ; et il y a des conflits permanents entre eux. La formation des corporations accompagne plutôt l'urbanisation et l'essor des villes marchandes, villes franches qui tentent de « s'affranchir de l'autorité seigneuriale et de s'autogouverner en établissant un pacte commun ou « charte locale » [6]. » Grossièrement on pourrait résumer une des tendances historiques ainsi : le Roi va jouer sur les communes et sur les corporations contre les seigneurs féodaux et l'Eglise [7]. Au XVe siècle, Louis XI créa une véritable « armée des corporations », comptant 80 000 hommes réunis sous 61 bannières professionnelles, afin de défendre militairement Paris en cas d'attaque [8].

Les bourgeois eux, gagnant leur force au fil des siècles, vont jouer avec les corporations contre tous les autres. Chaque métier fait une corporation, aussi bien le tailleur de pierre que l'avocat mais ce sont celles des marchands et des juristes qui vont investir à fond le système des jurandes et niquer le game, notamment en donnant une forme juridique au système des corporations. Vient par la suite ce qu'on connait déjà : la hiérarchie entre métiers manuels et intellectuels, l'essor de la bourgeoisie marchande dans les villes et leur ascension jusqu'au pouvoir [9].

Aux mains des bourgeois, le système des jurandes va devenir l'armature pour une organisation centralisée de la société fondée sur le droit qui détruira petit à petit le système féodal. Dans cette tendance historique il y a évidement des révoltes ouvrières, des tentatives d'inversement de la tendance, des phases d'insurrections dans les villes par les ouvriers pauvres et les d'artisans, des manipulations politiques des corporations bourgeoises etc. mais nous ne nous arrêterons pas sur ces histoires largement commentées par L'incendie .

Bien plus tard au XXe siècle, l'imaginaire corporatiste sera l'apanage des fafs et de l'anticommunisme. Le corporatisme leur permet de revendiquer une authenticité du travail manuel sans viser à la constitution d'une classe ouvrière universelle. Cela permet de garder une centralité du pouvoir en faisant l'éloge du particularisme. Pétain s'en revendique, les royalistes adorent. Ce qui sous-tend ce « corporatisme faf » c'est également une tradition organiciste venant de l'idéologie sociale catholique. Pour le Pape Pie XIII « Dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s'unir harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l'une de l'autre. [10] » Cette idée est reprise dans un genre de « corporatisme d'État » par Mussolini et est expérimentée dans l'Allemagne hitlérienne. [11] Par ailleurs, on peut dire que les corporations sont parfois assez adaptées en elles-mêmes à la vision du monde fasciste [12] : très strictes et hiérarchisées, leurs membres font serment au métier, dans certaines réglementations ils n'ont pas le droit de changer de métier ou de ville [13].

Pour les auteurs progressistes, même si ce système va in fine permettre à la bourgeoisie de construire son monde, le système des corporations reste imprégné de féodalisme [14] : dans le système des jurandes il y a le maître, le compagnon, l'apprenti, qui sont comme le seigneur, le vassal et le serf [15]. Et puis il y a de nombreux conflits entre les corporations qui possèdent les moyens de production et celles qui n'ont que leur force de travail. Ce sont ces reproches qui ont souvent fait que les marxistes ce sont peu intéressés à leur histoire.

Néanmoins même les plus critiques à leur égard admettent qu'il s'agit là d'une des premières formes d'organisation ouvrière de l'histoire. Pour schématiser, nous pouvons retenir que les corporations sont ambivalentes : elles donnent aux métiers, à de nombreux travailleurs manuels, ouvriers et artisans, l'occasion de s'organiser politiquement et de façon autonome. D'un autre côté elles sont aussi investies par les pouvoirs pour tenter d'encadrer cette classe ouvrière naissante, itinérante, immigrée qui se ballade en Europe et qui s'organise dans cette fin de Moyen-Âge.

CONFRÉRIES

A la même époque vont se répandre d'autres organisations autour des métiers : les confréries. C'est un peu le pendant religieux des corporations, l'un marche avec l'autre. Les maîtres des métiers choisissent un saint auquel se rattache leur guilde et fondent des confréries en l'honneur de ce saint et de leur corporation de métier.

On sais pas trop d'où vient cette idée de faire des confréries, les historiens ne s'accordent pas et voient de multiples origines [16]. On peut bien sûr de notre côté imaginer par exemple que les sectes révolutionnaires organisées depuis plusieurs siècles en confréries clandestines, comme les Vaudois dont nous avons parlé plus haut, poussent les travailleurs dans cette direction en surfant sur le caractère subversif du sentiment religieux populaire. En tout cas, les gens de métier se mettent à faire des confréries en reprenant les formes préexistantes des confréries de dévotion, parfois secrètes, du bas Moyen-Âge. Pour nous, la création des confréries, simultanée à différents endroits de l'Europe occidentale, c'est un genre de mouvement social de l'époque.

L'Eglise, vacillante, valide le truc dans une tentative de garder la main dans la compétition du pouvoir, mais va être complètement dépassée. Les confréries de métier se font loin des hiérarchies de l'Eglise, il n'y a aucun ecclésiastiques en leur sein, à tel point que certains universitaires parlent des confréries de métiers comme d'une « autonomie laïque et populaire [17] », une sorte d'autogestion de la religion.

Ce que montre L'Incendie millénariste, c'est qu'au début de son histoire, l'Eglise chrétienne valorise la pauvreté et la communauté égalitaire du Christ, mais que les gens, et notamment les paysans, vont la prendre au sérieux et, plusieurs fois dans l'histoire du Moyen-Âge, ils vont cramer tout ce qui empêche l'avènement de cette société égalitaire sur terre : châteaux et églises, et tous ceux qui s'opposent au communisme du Christ.

Pour nous, les confréries s'inscrivent un peu dans cette dynamique, c'est un mouvement religieux populaire. Même des groupes sans identité corporative, pas reconnus pas les pouvoirs locaux, ou ayant des métiers malfamés, possèdent des confréries comme les lavandières ou les colporteurs [18]. Et ces confréries s'autonomisent matériellement de l'Église : les métiers occupent ou achètent des chapelles [19], ne se font pas toujours reconnaître par les institutions ecclésiastiques, sont le plus souvent composés de laïques [20]. D'ailleurs, les gens de métier adaptent un peu à leur sauce les rites et les usages chrétiens, certains observateurs parlent d'un « foisonnement rituel [21]. » Cette autogestion des rites leur sera souvent reprochée ; les couvreurs de Paris étaient accusés de « complot contre les maîtres » parce qu'ils partageait le pain bénit à la taverne.

Plus les corporations, sous la pression de la bourgeoisie, deviennent des organes de pouvoir administratif, plus les confréries vont devenir le lieu de la convivialité et de la solidarité des gens de métier [22]. On y organise la charité qui est déjà un proto système social, des banquets pour les fêtes patronales et les enterrements des membres.

Vu le taux de mortalité de l'époque, il y a beaucoup d'enterrements, à quoi s'ajoutent les naissances, les baptêmes, les fêtes religieuses habituelles et patronales, résultat : la confrérie organise beaucoup de fêtes, ce qui engendre beaucoup de jours chômés. On estime les journées de travail effectif d'un artisan du Moyen-Âge à environ 250 jours par an à l'époque [23] contre 243 pour un non-salarié [ou 217 pour un ouvrier salarié] en 2022 selon L'INSEE. La différence étant de quelques jours, on est bien loin de l'imaginaire commun sur le travail au moyen-âge. Nous pouvons supposer que ces nombreux jours chômés, en faisant contre-pouvoir à l'institution du travail, ont fait le succès populaire des confréries.

Assez rapidement, même si certaines confréries sont protégées directement par le pape, l'Église commence à les détester et va essayer de les réprimer. Les bourgeois se reconnaissent moins dans le trip religieux des confréries que dans le trip juridique des corporations et vont petit à petit les déserter et voir d'un mauvais œil leur développement [24]. Plusieurs auteurs ecclésiastiques assimilent les confréries de métier à celles des païens et des juifs. Pour eux « elles introduisent dans la religion la dissolution, la vanité, l'indécence, la superstition, & le sacrilège [25] ». Dans Le Traité de police, véritable bible de la police, le commissaire Delamare sépare les bonnes confréries, celles de dévotion, qui sont légitimes à ces yeux, des mauvaises, celles « de factions [...] qui se couvrent du voile spécieux de la Religion pour troubler l'État [26] ». Dans un ouvrage sur l'éducation du peuple, Louis Philipon de la Madelaine considère les confréries comme « le détournement [...] des devoirs essentiels de la religion et des travaux de son état » rendant les ouvriers « intolérants ou superstitieux, les façonnant même à l'esprit de parti [27] ». Ailleurs, les administrateurs des confréries, qui parfois brassent pas mal de thunes, sont aussi accusés d'utiliser les fonds de la confrérie pour faire des procès contre leurs maîtres et pour payer les ouvriers en grève [28].

Les différents pouvoirs ont donc pris des mesures face à cet état de faits. En 1539, l'ordonnance de Villers-Cotterets du roi François 1er proclame : « Seront abattues, interdites et défendues toutes confréries de gens de mestier et artisans par tout notre royaume ». Mais les confréries persistent et passent parfois dans la clandestinité. A la fin du XVIIe siècle, à l'apogée du mouvement, les arrêts et les ordonnances se multiplient : la confrérie des compagnons couvreurs est abolie en 1651, 1684, 1692, 1745 et 1768 mais réapparaît à chaque fois et elle obtient des bulles du pape [29].

Ce qu'on veut interdire : les repas, les buvettes, les banquets et les étrennes, le faste des offices et des processions [30]. Pour les prélats il faut supprimer toutes les manifestations peu canoniques car on s'amuse trop dans les confréries ouvrières : la Confrérie de la Passion organisent le « port de la livrée de la sottise », d'autres « le seigneur de la coquille », partout sont organisés des genres de carnavals ouvriers qui partent en beuveries, en bagarres et en défilés, dans lesquels les confrères sont accusés de se « déguiser, de porter des masques, dissimulant parfois des armes sous leurs habits [31]. »

PREMIÈRES CONCLUSIONS

L'histoire de ces organisations ouvrières commence donc au XIVe et XVe siècle. Elles connaissent un développement tout au long de la Renaissance jusqu'à la Révolution française. L'avènement du capitalisme industriel aura raison des corporations. Les confréries auront le même destin, avec la sécularisation de la société et la rationalisation du travail, elles disparaissent très doucement en se maintenant jusque tardivement : à la fin du XVIIe siècle, la fabrique de Saint-Merri achète la chapelle voisine de Saint-Bon, « pour empêcher les maîtres maçons, charpentiers et autres, se prétendant formés en corps de confrèrie, d'acquérir la chapelle de Saint-Bon et en faire aucun établissement d'office [32] »

En 1776, l'édit de Turgot supprime les corporations de métier sans indemnité. Il confie aux tribunaux ordinaires les procès relatifs à l'exercice des professions et ordonne la saisie et la vente de tous les biens des confréries. Les corporations sont rétablies la même année et leur abolition définitive sera l'œuvre des Constituants par la loi Le Chapelier de 1791.

Jusqu'à la loi Waldeck Rousseau de 1884 qui donne finalement le droit d'association aux ouvriers, les syndicats vont être mis dans le même sac que les confréries et les corporations clandestines. En réalité, le syndicalisme va naître sur les ruines de ces organisations qui seront des références pour le début du mouvement ouvrier. Les anarchistes, mouvement dans lequel les artisans furent nombreux, garde une trace de ces premiers mouvements ouvriers, on utilise encore aujourd'hui le terme de compagnon comme équivalent à celui de camarade. On trouve également ce terme de compagnon chez Marx dans le manifeste du parti communiste : « L'histoire de toute société jusqu''à nos jours est l'histoire de la lutte des classes ; homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon [33]. »

Dans les textes que j'ai pu lire sur la période, ce qui échappe autant aux syndicalistes contemporains qu'aux historiens c'est l'importance de ce dualisme maître de jurande et compagnon, et l'apparition de cet ovni : les compagnonnages.

LES COMPAGNONNAGES

Il existe peu de documents sur les compagnonnages historiques. Ce que l'on peut apprendre rapidement sur internet c'est que ce sont des sociétés d'artisans souvent illettrés, adeptes de la culture orale, et qui cultivent le secret [34]. On raconte que les compagnons brûlaient solennellement leurs archives et qu'ils en partageaient les cendres versées, dans le verre de vin de chacun, qu'ils buvaient « en règle » [35].

Les textes que j'ai lu se basent donc surtout sur des documents de police tant les compagnons semblent irrécupérables [36]. Les compagnons ont su garder leurs secrets durant les siècles et construire des mythes et des légendes autour de leur histoire, sûrement aussi pour noyer le poisson.

Aujourd'hui les compagnonnages persistent mais sous une forme institutionnalisée. Il existe une « institution de formation professionnelle sur le lieu du travail » en partie intégrée au système du C.A.P. [37] Une de ces associations à été fondée en 1943, ce qui leur a beaucoup été reproché, à juste titre, par leurs rivaux. Mais ce qui reste aujourd'hui des compagnonnages ne nous intéresse pas tellement, nous nous tournons plutôt vers le moment de leur apparition dans le Moyen-Âge finissant et leur apogée vers le XVIIe et XVIIIe siècle.

Alors, les compagnonnages à l'époque c'est quoi ? Balzac se pose la même question dans une préface à L'histoire des 13, où il met en scène une société secrète dont fait partie Ferragus, son personnage principal, chef des « dévorants » :

« Ces chefs continuent celle des dynasties dévorantesques dont le nom leur plait le plus, comme le font les papes à leur avènement, pour les dynasties pontificales. Ainsi les Dévorants ont Trempe-la-Soupe 9, Ferragus 22, Tutanus 13, Masche-Fer 4, de même que l'Église a ses Clément 14 et Grégoire 9. Maintenant, que sont les Dévorants ? Dévorants est le nom d'une des tribus de Compagnons ressortissant jadis de la grande association mystique [38] »

Plus loin dans le texte, Balzac, ballottant entre fascination et mépris, reprend à son compte les légendes orales à propos des compagnons pour les mettre au service de son récit, c'est encore lui qui en donne la meilleure expression :

« Formé entre les ouvriers de la chrétienté pour rebâtir le temple de Jérusalem, le Compagnonnage est encore debout en France et dans le peuple. Ses traditions puissantes sur des têtes peu éclairées et sur des gens qui ne sont point assez instruits pour manquer à leurs serments, pourraient servir à de formidables entreprises, si quelque grossier génie voulait s'emparer de ces diverses sociétés. En effet, là, tous les instruments sont presque aveugles ; là, de ville en ville, existe pour les Compagnons, depuis un temps immémorial, une Obade, espèce d'étape tenue par une Mère, vieille femme, bohémienne à demi, n'ayant rien à perdre, sachant tout ce qui se passe dans le pays, et dévouée, par peur ou par une longue habitude, à la tribu qu'elle loge et nourrit en détail.

Enfin, ce peuple changeant, mais soumis à d'immuables coutumes, peut avoir des yeux en tous lieux, exécuter partout une volonté sans la juger, car le plus vieux Compagnon est encore dans l'âge où l'on croit à quelque chose. D'ailleurs, le corps entier professe des doctrines assez vraies, assez mystérieuses, pour électriser patriotiquement tous les adeptes si elles recevaient le moindre développement. Puis l'attachement des Compagnons à leurs lois est si passionné, que les diverses tribus se livrent entre elles de sanglants combats, afin de défendre quelques questions de principes […] Il y aurait beaucoup de choses curieuses à dire sur les Compagnons du devoir, les rivaux, et sur toutes les différentes sectes d'ouvriers, leurs usages, leur fraternité [39]. »

Ce que raconte Balzac en jouant de la légende, et qu'il est peut-être le premier à écrire, est assez fidèle au récit que font officiellement les compagnons. Seulement Balzac ne parle que des dévorants alors qu'il existe trois grandes familles de compagnons : les enfants de Salomon ; ceux du père Soubise et ceux de Maître jacques :

— À Salomon se rattachent les tailleurs de pierre, dit compagnons « étrangers », ou « les loups » ; les menuisiers et les serruriers « du devoir de liberté », dits « gavots ».
— À maître Jacques, les tailleurs de pierre, compagnons « passants », dits « loups-garous ». les menuisiers du devoir, dits les « dévorants »,
— Au père Soubise, les charpentiers, compagnons « drilles »

Selon ces différentes légendes, les compagnonnages viendraient de la nuit des temps, ils se revendiquent comme descendants des ouvriers qui ont construit le temple de Salomon, en faisant référence à l'Ancien testament. Pour les historiens, les compagnons se développent en France à partir du XIVe et XVe siècle dans les villes situées sur la Loire, à Nantes, sur la côte atlantique, la Garonne, le Languedoc, la Provence, la vallée du Rhône, en Bourgogne, en Champagne et à Paris.

C'est à cette même époque que, nous l'avons vu, on voit apparaître les premiers grands regroupements d'ouvriers, autour des chantiers de cathédrales, de remparts et autres infrastructures nécessitant une main d'oeuvre nombreuse. Les organisations de compagnons naissent naturellement avec l'apparition des premières organisations ouvrières. Par ailleurs il n'est pas impossible qu'il y ait un lien historique entre les groupes de juifs pourchassés à travers l'Europe durant tout le Moyen-Âge et 'ces enfants de Salomon', ou entre les compagnons 'passants', 'étrangers' et les bandes d'ouvriers immigrés qui sillonnent l'Europe entre deux chantiers [40]. Enfin, dans beaucoup de corporations les compagnons ne s'identifient pas aux maîtres et ils créent leurs propres confréries où ils s'associent entre eux et défendent leurs intérêts spécifiques [41]. »

Les compagnons apparaissent dans les textes officiels pour la première fois en 1420 dans une ordonnance de police sous le règne de Charles VI. On y rapporte les faits suivants : « plusieurs compagnons et ouvriers du dit mestier, de plusieurs langues et nations, alloient et venoient de ville en ville pour apprendre, cognoistre, veoir et savoir les uns des autres [42] ».

Selon ces différents éléments, nous pouvons dire que l'origine des compagnons, ou du moins son affirmation, est concomitante de celle du système des jurandes, corporations et confréries [43]. Dans ce système des jurandes très hiérarchisé dont nous avons parlé, persiste une forme féodale malgré son caractère juridique et bourgeois. Nous l'avons dit, comme dans le monde seigneurial il y a le seigneur, le vassal et le serf ; dans la corporation, il y a le maître, le compagnon et l'apprenti. Dans le système des jurandes, le compagnon est un inférieur. C'est pourquoi Marx dans le manifeste, parle du maître de jurande et du compagnon comme de l'homme libre et de l'esclave.

Les maitres possédaient les moyens de production et les compagnons étaient une sorte de prolétariat bien qu'ils possédaient généralement leurs outils [44]. Par exemple dans une ville, un maître boulanger possédait une échoppe, parfois un four, sous ses ordres travaillaient une dizaine de compagnons et d'apprentis. Un compagnon devait travailler 5 ans gratuitement pour son maître avant de pouvoir prétendre à devenir maître à son tour et il devait payer le maître pour son apprentissage. S'il n'avait pas de quoi payer, il travaillait gratuitement des années supplémentaires pour payer sa dette. Les fils de maîtres étaient exempts de l'apprentissage et une veuve héritait de la maitrise. C'était un système assez féodal et très injuste envers les compagnons pauvres [45].

Une fois le système des jurandes noyauté par la bourgeoise, le besoin croissant de main d'oeuvre bon marché allant croissant, de moins en moins de compagnons obtenaient la maîtrise [46]. La majorité des compagnons pauvres restaient compagnons toute leur vie. C'est pourquoi on peut lire avec Marx l'apparition des compagnons comme une sorte de lutte des classes ou pour être plus précis, une résistance interne à la crise du système des jurandes : fuyant le système des maîtres, les compagnons fondèrent leurs propres organisations corporatives, leurs propres confréries [47]. Ces confréries de compagnons « permettent à ces artisans, fiers de leur savoir technique mais souvent dépourvus des moyens de devenir maîtres, d'affirmer leur indépendance et leur solidarité, et quelquefois de résister aux mesures que la corporation essaie de leur imposer. [48] »

Au-delà de leur origine mythique, les compagnonnages sont des organisations de compagnons qui s'autonomisent des corporations des maîtres et fondent des sociétés secrètes confraternelles : les compagnonnages [49].

Ces organisations autonomes [50] reprennent d'abord les aspects des corporations et des confréries : elles ont des assemblées, élisent des chefs, qu'elles nomment parfois Rois ou capitaines. Elles auto-règlementent le travail. Les compagnons se forment sur le lieu du travail et se transmettent les secrets du savoir-faire. Leur autonomisation dans le domaine de la transmission fut si importante qu'elle a persisté. Aujourd'hui encore, de nombreux artisans réalisent leur tour de France avec les compagnons du devoir pour perfectionner leur apprentissage. L'esprit de corps est renforcé par des rituels initiatiques et quotidiens confraternels.

Les compagnonnages apparaissent et se forment contre le système des maîtres [51], contre le système des jurandes et contre tous les pouvoirs. C'est un peu là ce que j'essaye d'avancer : les compagnons s'opposent autant au pouvoir naissant de la bourgeoisie et des maîtres de corporations qu'à celui des seigneurs et des abbés. Les compagnons retournent le système des jurandes contre lui-même.

Il n'est pas impossible également que l'arrivée dans les métiers des membres de sociétés secrètes du Moyen-Âge amenant leurs pratiques occultes, leurs théories religieuses subversives et leur haine des maîtres ait participé à cette dynamique d'autonomisation. Néanmoins on a plutôt affaire à une désertion massive des compagnons qui « inventent » les compagnonnages contre tous les ordres. Logiquement, ces organisations furent secrètes et le restèrent.

Les autorités découvrent leur puissance trop tard : une sentence du Châtelet en 1506 tente de s'attaquer aux compagnons couturiers : « Avons fait et faisons défense aux eux disant roy et compagnons du mestier de couturier prétendants avoir aucun pouvoir, puissance, ne prééminence plus que les autres varlets et apprentiz de celuy mestier de faire aucunes assemblées, compagnies, conventicules, confrérie, disnez, souppers, ne banquetz pour traiter de leurs affaires sous peine de prison [52]. »

Dès que leur force s'affirme, les reproches les plus variés ne cessent de pleuvoir sur les compagnonnages : « monopoles, coalitions, cessations abusives de travail, grèves organisées, meurtres, rébellions et désobéissance à justice ». Toutes les autorités interviennent contre les compagnons : magistrats urbains, officiers royaux de tous grades, Châtelet de Paris, Parlement, Conseil privé ; les rois eux-mêmes publient contre eux des articles, de nombreux édits et ordonnances ; en 1655, lʼÉglise prononce même une « Résolution en Sorbonne » à leur encontre. Dans ce procès on apprend notamment que les compagnons sont accusés de noyauter les confréries [53]. Que pouvons-nous retenir de cette force politique qui aura fait trembler rois, évêques et citoyens ?

1. Confréries nomades : Les compagnons sont des organisations itinérantes sans patrie ni frontière, composées d'ouvriers aux origines multiples. Dans les villes, ils ouvrent des squats ou passent des accords avec des aubergistes. Ces endroits, que l'on appelle des "mères", sont des lieux où un compagnon peut se réfugier et trouver de l'aide en arrivant dans une ville.

2. Confréries solidaires : Arrivé dans une ville, le compagnon est « roulé » pendant 24 heures, c'est-à-dire que la société lui offre à boire et à manger, lui trouve si possible un taf, un logement, etc. Si un compagnon arrivant dans une ville ne trouve pas de travail, le plus ancien compagnon lui cède sa place et quitte la localité [54]. Le compagnon qui part d'une ville se fait « rouler » pendant 24 heures à son départ ; s'il avait été honnête et loyal, on le régalait.

Par ailleurs, les compagnons font des caisses communes. Les accidents du travail étant très fréquents, les compagnons organisent des caisses qui serviront de modèle pour le système social des retraites, de la sécu, du chômage, etc. Chez les compagnons chapeliers, les nouveaux inscrits doivent avoir moins de quarante ans, afin que les vieux abonnés puissent être soutenus par les jeunes actifs [55]. Certains compagnonnages obligeaient les ouvriers à rendre visite à leurs collègues à l'hôpital [56]. Les confréries de compagnons adoptent un rôle qui leur donne une forme nouvelle, devenant de véritables sociétés de secours mutuels.

Cependant il ne faut pas idéaliser ces sociétés compagnonniques, car leurs coutumes sont plus ou moins égalitaires. Il existe en réalité de nombreuses différences entre les familles et c'est un sujet de conflit. Les gavots sont connus pour être égalitaires, alors que, chez les dévorants, l'apprenti est appelé "lapin", l'aspirant, "renard", le compagnon, "chien", et le maître, "singe". Le lapin y est un être inférieur et le renard, un serviteur. Les rites initiatiques sont parfois très violents et réactionnaires [57].

3.Confréries secrètes : les confréries compagnonnes ont des rituels pour se reconnaître, comme le topage, et ils usent de surnoms. Les tailleurs de pierre, indiquant le surnom devant le nom de pays, s'appelaient par exemple "La Rose de Montreuil" ou "Le Décidé de Belleville" ; les chapeliers, les cloutiers, les cordiers, les tisserands s'appelleraient plutôt "La Rose le Montreuillois" ou "Le Décidé le Bellevillois" ; les compagnons de toutes les autres sociétés, tournant la chose différemment, s'appelleraient "Montreuillois la Rose" ou "Bellevillois le Décidé" ; les couvreurs, seuls ayant dû ajouter, pour se distinguer, un complément à leurs surnoms, pourraient s'appeler "Montreuillois la Rose dit le Beau Garçon" ou "Bellevillois le Décidé dit le Courageux". Les enfants de Salomon s'appellent les "loups" et pour se reconnaitre ils "hurlent", pratique qui, selon certains commentateurs, pourrait venir des premiers temps où les compagnons se retrouvent dans la forêt pour échapper aux gendarmes, un usage qui rappelle curieusement des rites païens ou l'imaginaire des sorcières.

Ces rites empruntent des formes au Moyen-Âge, aux sectes chrétiennes, aux francs maçons, à la mystique juive et aux religions païennes dans une sorte de syncrétisme bricolé. Ils évoluent en fonction du temps, des régions et des métiers. En nous inspirant de David Graber, nous pourrions dire que cette ethnogenèse témoigne d'une absence d'hégémonie culturelle et de pouvoir centralisé [58].

Nous l'avons dit ci-dessus, le compagnonnage compte trois familles mythiques se voulant très restreintes, de manière que tous les corps d'état qui pénétrèrent plus tard dans le compagnonnage furent ou bien des intrus ou bien admis « de fait ». Ainsi, inventant une tradition, des charpentiers refusèrent l'héritage du Père Soubise et, s'étant dits « renards de liberté », se considérèrent comme enfants de Salomon. Mais ceci leur fut reproché et il y eut des bagarres à ce sujet [59].

Pour Emile Coornaert, historien et professeur au collège de France, beaucoup de sociétés se seraient en fait « fondées elles-mêmes [60] », elles ont inventé leurs mythes petit à petit. Des noms apparaissent et disparaissent, des controverses et des litiges accompagnent ces inventions, du fait du secret et de la force des mythes, nous n'en connaissons pas un dixième. Seul quelques documents judiciaires témoignent malgré eux de cette effervescence : en 1677 à Dijon la justice constate une guerre chez les menuisiers entre « devoirs » et « gavots », des « devoirs » contre « les Droguins » et des « Droguins » contre les « Bons Enfants ».

4. Confréries guerrières : Ces sociétés secrètes sont en guerre permanente entre elles, pour le monopole de l'embauche comme pour des questions d'honneur, de rituels ou de litiges. Ces guerres prennent la forme de rixes à plusieurs, de duels au couteau ou de concours de chef d'oeuvre. Au XVIIe siècle les tailleurs de pierre du Père Soubise prirent la ville de Lyon aux « loups », c'est-à-dire qu'ils obtinrent le droit exclusif d'y travailler pendant 100 ans, à le suite d'une compétition de chef-d'oeuvres. Selon un autre document de justice, en 1730, les Enfants de Salomon et les Enfants de Maître Jacques s'affrontèrent en bataille rangée dans la plaine de la Crau [61].

Ces confréries guerrières développent des techniques de combat avec des pratiques ritualisées, notamment l'usage des cannes de combats. Souvent les compagnons portent des cannes, armes discrètes aux yeux de la police ; dans certaines sociétés, on les porte longues et garnies de fer et de cuivre, ce sont alors des instruments de bataille que l'on pare de rubans lors des cérémonies. Dans certains compagnonnages l'usage du couteau est prohibé, le combat pouvant s'effectuer uniquement à l'aide d'un compas.

Au XVIIe et XVIIIe siècles, les compagnons commencent à être organisés à grande échelle et à avoir un certain poids politique, mais leur organisation reste décentralisée et déterritorialisée, elles n'affrontent jamais le pouvoir de face, font jouer les différents pouvoirs entre eux. Les compagnonnages se dissolvent et réapparaissent.

5. Aristocratie ouvrière : En 1579 à Paris les compagnons boulangers avaient une réputation de racaille [62] : ils refusaient de s'embaucher pour plus d'un jour à la fois et menaçaient les maîtres de leurs couteaux. Dans une ordonnance du roi il est écrit à propos d'eux : « Il est défendu aux compagnons boulangers de s'assembler, monopoliser, porter épées, dagues et autres bâtons offensifs, de ne porter aussi manteaux, chapeaux et hauts-de-chausses, sinon les jours de dimanche et autres fêtes, auxquels jours seulement leur est permis porter chapeaux, chausses et manteaux de drap gris ou blanc, et non autre couleur [63] ». Ce qui est intéressant dans cette ordonnance royale c'est qu'au soucis de l'ordre public se mêlent des préoccupations propres à la distinction sociale. On sent que les compagnons ne respectaient pas l'ordre symbolique du pouvoir et que ça posait problème.

Les compagnons pratiquent l'autoformation des ouvriers sur le lieu de travail, les secrets du métier sont transmis entre compagnons et l'apprentissage est un rituel initiatique et spirituel. La transmission du savoir a une place importante dans la société compagnonnique [64]. De ce fait, les compagnons se perçoivent à juste titre comme une aristocratie ouvrière, et grâce à une sorte de supériorité sachante, ils ne se considèrent pas inférieurs aux bourgeois savants.

Ce sentiment d'appartenance à une aristocratie ouvrière leur donne une sorte d'extériorité au Capital qui va faire des compagnons des adversaires redoutables du progrès, refusant la mise en équivalence de toute chose, la perte du savoir-faire, le devenir-machine, etc. C'est aussi ce sentiment qui donne aux compagnons la réputation d'être perfectionnistes et moralisants, avec ce truc un peu rebutant de valoriser le travail. Allié à une idée de « pureté », ce sentiment de supériorité peut leur donner parfois un côté faf entre les bizutages dégueux, le délire patriarcal et la valeur travail.

6. confréries de classes : Quoi qu'il en soit, ces confréries guerrières vont lutter dans le travail contre les maîtres, prendre la défense des ouvriers et vont même être assez puissantes. D'abord il y a la pratique du monopole : obliger les patrons à prendre des compagnons de la confrérie. Puis, la mise en interdit d'une boutique pour des questions de salaire ou de maltraitance. Si une boutique est mise en interdit, plus personne n'y travaille. En 1768-1769, la ville entière de Dijon fut mise en interdit par les compagnons menuisiers suite à la diminution du vin servi à leurs repas.

Avec ce genre de pratiques de lutte des classes, les confréries compagnonniques sont une menace réelle pour les pouvoirs et ils sont âprement combattus à mesure que leur puissance augmente :

— De Chartres en 1505 à Bordeaux en 1521, de Dijon (huit conflits connus, de 1528 à 1581) à Bourges, Troyes et Paris, le total des contestations et procès contre les compagnons ne peut se compter.

— En 1539, François Ier, dans l'ordonnance de Villers-Cotterêts, « fait défense à tous compagnons et ouvriers de s'assembler en corps sous prétexte de confréries ou autrement, de cabaler entre eux pour se placer les uns les autres chez les maistres ou pour en sortir, ni d'empêcher de quelque manière que ce soit les dits maistres de choisir eux-mêmes leurs ouvriers soit français soit étrangers. » Et l'ordonnance proclame « Seront abattues, interdites et défendues toutes confréries de gens de mestier et artisans par tout notre royaume [65] ».

— À Dijon, en 1578, on ordonnait aux compagnons de « couper leurs grandes barbes, parce que plusieurs en profitent pour rester inconnus et continuer leurs maléfices [66] ».

— À Blois, les compagnons disposent du monopole de l'embauche. Et on leur reproche de « faire passer les maîtres à leur mot [67] ».

— Sous Louis XIV, entre 1662 et 1680 des grèves éclatent pour des revendications de salaires et d'amélioration des conditions de travail : papetiers d'Avignon, boulangers de Bordeaux, cordonniers de Toulouse, tailleurs de pierre et rubaniers parisiens [68]

— À Lyon, on note la grève des ouvriers en soie de 1744, réprimée par l'armée en 1745, et celle des chapeliers et ouvriers en soie en 1786 […] Les compagnons luttent pour un contrat collectif face aux maîtres de jurande et patrons de manufacture [69]. »

CONCLUSIONS

Ce qui est intéressant avec les compagnonnages, qui se montent contre la société, c'est qu'ils inventent et construisent des imaginaires qui échappent au pouvoir, des mythes et des rites qui servent autant à se protéger du pouvoir, à préserver le secret qu'à s'organiser pour la lutte.

Bien qu'elles soient décentralisées et nomades, les confréries de compagnons ont un coté totalisant : elles agissent autant sur un plan matériel – l'organisation de la vie quotidienne, la mise en commun en système social, autodéfense et autoformation dans le travail – que sur un plan métaphysique, par l'autogestion de la spiritualité et l'invention de formes ritualisées.

Ces confréries cultivent « la guerre civile », au sens de Tiqqun et de Pierre Clastres, c'est-à-dire en entretenant des rivalités, des échanges, des concours, des désaccords passionnels entre les groupes qui, tout en empêchant l'apparition d'une forme de tête, permettent un foisonnement de formes. Les compagnons apparaissent alors comme un Parti sans politburo où les différentes branches du compagnonnages se reconnaissent entre elles comme appartenant à la même histoire et étant camarades dans la lutte contre les maîtres, mais cultivant les différences qu'elles ne cherchent pas à résorber.

Pour finir, je laisse parler le procureur du roi Martin Saint-Léon, dans un document en date d'une époque de vive et durable contestation ouvrière à Paris et à Lyon entre 1539 à 1572, au sujet des compagnons imprimeurs :

« Les compagnons dudit état, au moyen de certaine confrérie particulière qu'ils ont élue entre eux, ont, par monopole et voie indirecte, fait délibération, font banquets. Le roi leur interdisait pourtant de faire aucun serment, monopole, d'avoir entre eux aucun capitaine, chef de bande, ni bannières ou enseignes, de s'assembler hors les maisons de leurs maîtres, ni ailleurs, en plus grand nombre que cinq, de porter épées, poignards ou bâtons invisibles, de choisir ni avoir aucun lieu particulier à ce destiné, ni d'exiger argent pour faire bourse commune, de laisser l'œuvre commencée, de faire aucun trie […] Déchaînés en ville, jour et nuit, les compagnons [imprimeurs] maltraitent les maîtres et ont frappé le prévôt et les sergents jusqu'à mutilation et effusion du sang. Ils ont battu le guet si souvent qu'il n'osait plus sortir [70]. »

Dilem

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[1] Comités Syndicalistes Révolutionnaires. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p 22.

[2] Par exemple à Gérone en Espagne, « la cathédrale gothique Santa Maria est bâtie entre le XIVe et le XVe siècle, et les remparts de la ville sont édifiés à la fin du XIVe siècle, puis à la fin du XVe siècle » p.2. Sandrine Victor. La mobilité professionnelle des ouvriers du bâtiment : l'exemple de Gérone au XVe siècle In : Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge : XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009) [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2010 (généré le 07 mars 2024).

[3] Toujours à Gérone , « la municipalité à prendre des mesures pour favoriser l'immigration en accordant des franchises de taille et/ou commerciales. Dans ce contexte, la ville mène deux grandes campagnes pour attirer de la main-d'œuvre14. Jusqu'en 1462, elle accorde des exemptions de taille pour une durée moyenne de sept ans […] 27 % des migrants viennent d'au- delà du Principat ou des zones limitrophes du Principat au sens large (Languedoc, Roussillon, Gascogne, Béarn, etc.). Il faut ajouter 15,6 % qui viennent de France, d'Allemagne ou d'Italie, en particulier de Florence. » Idem, p.4-5

[4] « La plupart des métiers étaient dits « jurés », c'est-à-dire qu'ils étaient organisés sous un statut particulier de « jurande » auquel les professionnels prêtaient serment. Les travailleurs juraient d'observer et de respecter les règlements, d'assurer la solidarité et la morale professionnelle au sein de la communauté de métiers. Ils avaient le droit de s'administrer eux-mêmes et se considéraient comme égaux (le métier étant une personnalité juridique) dans la communauté. » Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.6.

[5] « La corporation, en tant que forme d'organisation politique, est un lieu favorable à une politisation sur des enjeux de toute nature [...] La forme corporative est bien une forme d'organisation politique puisqu'elle donne la capacité aux maîtres qui en font partie de participer à des assemblées pour débattre des affaires de la communauté et prendre des décisions les concernant par des votes : « bien plus que le tout-venant des Français et des Françaises, les membres des corporations étaient familiarisés avec les pratiques de la vie politique ». Dans le même ordre d'idée, Philippe Minard a récemment insisté sur le fait que la corporation était « une structure d'auto-organisation ». Laurent Henry, « La politisation des corporations et les révolutions municipales : le cas de Marseille en 1789 », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 370 | octobre-décembre 2012, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 23 avril 2022, p.29.

[6] Vers le 12ème siècle, le système agraire basé sur la production de céréales et l'élevage (viande, lait, peaux, laines...) voit donc ses rendements doubler. […] L'excédent de nourriture peut être échangé contre des marchandises transportées ou fabriquées par les artisans, ce qui développe la diversité des métiers et l'urbanisation. Cela redéveloppe le commerce et les marchés, chacun se spécialisant et améliorant son statut (le colporteur devient marchand, le marchand devient un riche négociant). On assiste au développement de réseaux commerciaux reliant des villages isolés. Les villes qui avaient été dépeuplées lors des invasions et des épidémies se repeuplent. C'est une véritable révolution urbaine et communale qui s'opère. La concentration politique et économique de la ville fait apparaître la volonté, pour ses habitants, de s'affranchir de l'autorité seigneuriale et de s'autogouverner en établissant un pacte commun ou « charte locale », respectant des principes égalitaires plus ou moins établis selon les localités et régions. […] Lorsque le métier n'était pas placé sous le contrôle du possesseur du fief (seigneur, abbé, évêque), il était placé sous l'échevinage c'est- à-dire sous le contrôle d'une charte communale. Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.4.

[7] Au 13ème siècle, les rois gagnent en influence et s'allient au mouvement des communes pour affaiblir le pouvoir des seigneurs féodaux. Des réseaux nationaux d'un fonctionnariat royal sont mis en place. […] Généralement, les communautés de métiers et les artisans préféraient être placés sous l'autorité royale plutôt que sous l'arbitraire de l'autorité féodale. Les rois furent souvent des alliés précieux des corporations. Idem

[8] Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.7.

[9] Par exemple à Marseille, « il existait […] une distinction entre les communautés d'arts libéraux et d'arts mécaniques, les premières étant mieux considérées que les secondes. Du point de vue des conditions nécessaires pour pouvoir faire partie du conseil municipal ou de l'échevinat, la hiérarchie des groupes est assez claire. Elle part des négociants non nobles, ou des marchands qui font le commerce en gros, puis ce sont les bourgeois ou les marchands qui ont cessé de tenir boutique ouverte depuis trois ans et qui ne font pas de commerce, puis les marchands tenant boutique ouverte, puis les médecins. L'assesseur est nécessairement un avocat. Aucune autre corporation que celle des marchands, des médecins ou des avocats ne peut conférer à un individu le privilège de participer à la municipalité. Op.cit. La politisation des corporations et les révolutions municipales, p.35-36.

[10] « Le pape Léon XIII publie en ce sens une encyclique Rerum Novarum le 15 mai 1891 sur la question du « sort de la classe ouvrière », édifiant par là même la doctrine sociale de l'Église catholique. S'inscrivant dans la tradition organiciste, le texte rappelle l'allégorie du corps social, reproduction collective et publique du corps humain. La lutte des classes et l'antagonisme de leurs membres sont condamnés sur ce fondement, au nom de la concorde et du bon fonctionnement de l'organisation sociale : « Dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s'unir harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l'une de l'autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital ». Thomas Branthôme. Introduction à l'historiographie des corporations : une histoire polémique (1880-1945) Dans Les Études Sociales 2013/1 (n° 157-158), pages 213 à 229 Éditions Société d'économie et de science sociales.

[11] « Sous l'effet de cette propagande, l'idée de « corporation des métiers » se mue en « corporatisme d'État ». L'Italie mussolinienne en fait un des fondements de son fascisme, l'Allemagne hitlérienne l'expérimente. » Idem, p.224.

[12] « 'Travail et Honneur' était la devise des compagnons passants tailleurs de pierre d'Avignon. Et cette quête de l'individu en direction de sa propre perfectibilité au travers de la transformation des matériaux dont il dispose est probablement l'essence même de la tradition compagnonnique. » Jean-Michel Mathonière, Propos recueillis par Elsa Fayner. Histoire vue d'en bas. L'histoire fragmentée des artisans bâtisseurs du Moyen Âge

[13] « Certaines corporations allaient jusqu'à interdire à leurs membres de voyager. C'est ce qui, entre autres conséquences, a favorisé en France l'émergence des compagnonnages modernes, par rejet de ce cadre trop rigide. » Idem.

[14] « La bourgeoisie a beau faire ; s'il est vrai qu'elle ait eu raison de briser un système qui faisait prévaloir la matière sur l'humanité, on l'accusera toujours avec fondement d'avoir été impuissante à créer autre chose qu'une nouvelle forme de la féodalité. Comme les seigneurs s'étaient emparés du sol par la force, elle s'empara de l'industrie par l'argent. Donc, on est en droit de l'appeler la féodalité industrielle […] En laissant ainsi le champ libre aux enfants des maîtres, la loi avait surtout pour but de perpétuer à tout jamais, dans les mêmes mains, l'exploitation industrielle. » Robert (du Var), Histoire de la classe ouvrière depuis l'esclave jusqu'au prolétaire de nos jours, 1846, p.51.

[15] « Dans beaucoup de corporations, les filles de maître, en se mariant, avaient le privilège de dispenser leur époux du concours pour devenir maître (appelé « chef d'œuvre ») et de leur conférer le statut de maître (la maîtrise). La veuve, en se remariant, pouvait apporter la maîtrise à son nouveau mari selon certains règlements de villes et de métiers. Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.7. « C'était les parents qui devaient payer une redevance au maître, et, si ce n'était pas dans leurs moyens, l'apprenti devait travailler sans rétribution un certain temps après son apprentissage, selon le bon vouloir de l'employeur. Il était au début souvent considéré comme le domestique de l'atelier par les maîtres et les compagnons, se chargeant de faire les courses, ranger les outils, faire les lits, la vaisselle etc. Il était le premier levé et le dernier couché. Son statut était relativement proche des serfs. Le maître avait le droit d'infliger des châtiments corporels ». Idem, p.7.

[16] « Le premier obstacle à l'examen des confraternités régulières réside dans leur aspect changeant, polymorphe et invisible pour l'essentiel. L'objet se dérobant à l'analyse, les chercheurs ne savent pas sous quel angle l'aborder et craignent de s'enliser. »
Marie-Madeleine de Cevins, Les confraternités des ordres mendiants au Moyen Âge : une histoire à écrire, Le Moyen Age (Tome CXXI), 3, 2015, pp.677-701. « La richesse des sources normandes fit tout d'abord apparaître la vitalité insoupçonnée enregistrée par le mouvement confraternel dans cette région entre le XIIIe siècle et le début du XVIe : il s'y trouvait en effet représenté massivement non seulement dans les villes mais aussi dans les bourgs ruraux et les villages, pour ces derniers non sans un certain décalage chronologique par rapport au monde urbain. De ce sondage effectué à l'échelle d'une province ecclésiastique d'importance, composée de sept diocèses (ceux de Rouen —le siège métropolitain—, Évreux, Lisieux, Bayeux, Coutances, Avranches et Sées), il était tentant d'extrapoler une floraison similaire du monde associatif pour l'ensemble de l'Occident, plus spécialement aux deux derniers siècles du Moyen Age. […] la multiplication des confréries avait constitué un phénomène largement partagé et n'avait été en rien l'apanage des régions méridionales. Force était de conclure, comme le fit André Vauchez, que la fin du Moyen Age avait connu un apogée du mouvement confraternel avant celui des temps modernes », Catherine Vincent. Structures et rituels de sociabilité à la fin du Moyen Age : bilan et perspectives de recherche

[17] « De plus en plus, les confréries n'attirent que la bourgeoisie locale et le peuple. Cette homogénéité sociale accrue permet, à son tour, une autonomie qui est non seulement laïque mais souvent populaire, puisque même les administrateurs des confréries sont tirés des rangs des maîtres artisans et des petits marchands, voire des ouvriers. J'ai déjà donné plusieurs exemples du mépris dirigé contre ces gens et de la résistance qu'ils opposent parfois au clergé, aux marguilliers des paroisses, et aux autres notables. L'administration des confréries donne à ces petites gens un espace de liberté relative. En même temps elle leur apprend le maintien des registres, l'administration des fonds, la pratique des assemblées et des élections – bref, elle fournit un apprentissage de la vie publique. » David Garrioch, Les confréries religieuses, espace d'autonomie laïque à Paris au XVIIIe siècle In : La religion vécue : Les laïcs dans l'Europe moderne [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2013 (généré le 18 mars 2024), p.19.

[18] David Garrioch. Confréries de métier et corporations à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles) Dans Revue d'histoire moderne & contemporaine 2018/1 (n° 65-1), pages 95 à 117.

[19] « Chaque confrérie parisienne occupe une chapelle où les membres se réunissent régulièrement pour les services religieux. Dans un petit nombre de cas elles en sont même propriétaires : la chapelle Saint-Blaise appartient à la confrérie des maîtres maçons, la chapelle Saint-Éloi aux marchands orfèvres. » Op.cit. Les confréries religieuses, espace d'autonomie laïque à Paris au XVIIIe siècle, p.4.

[20] Idem.

[21] Op.cit. Structures et rituels de sociabilité à la fin du Moyen Age

[22] « La confrérie qui, selon des modalités variées —pieuse, professionnelle, territoriale ou caritative— a constitué l'un des éléments majeurs de la sociabilité médiévale. » Idem, p.11.

[23] Vue la forte mortalité et l'obligation d'assister aux obsèques était l'occasion pour les ouvriers de se dégager du temps hors travail, et les patrons n'ont d'ailleurs pas tardé à combattre cette rigidité religieuse à partir du 17ème siècle. La confrérie et l'Église étaient aussi attentives à l'arrêt de travail pour les jours saints et les jours de fête, ce qui n'était pas sans plaire aux travailleurs qui pouvaient alors respirer. Il y avait une trentaine de fêtes religieuses, plus celles de la corporation et les jours d'enterrement. On estime alors les journées de travail effectif à environ 250 par an. Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.17.

[24] A Paris « le retrait des élites sociales [date de] la fin du XVIIe siècle. Si quelques confréries prestigieuses continuent à attirer les notables bourgeois, les nobles n'y participent presque plus. […] Les notables abandonnent même la très prestigieuse Grande Confrérie Notre-Dame des prêtres et des bourgeois. » Op.cit. Les confréries religieuses, espace d'autonomie laïque à Paris au XVIIIe siècle

[25] Op.cit. Confréries de métier et corporations à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles), p.113.

[26] Idem

[27] Id

[28] « Les administrateurs s'occupent également des recettes. Ils enregistrent les souscriptions annuelles des confrères, en général modestes, et envoient des rappels aux défaillants. Si la confrérie possède des rentes ou des maisons ils touchent les intérêts et les loyers. Ils font la recette du produit des troncs placés dans la chapelle, et des quêtes. Ces ressources rendent les confréries financièrement indépendantes. Peu d'entre elles reçoivent une subvention paroissiale p8 […] Les administrateurs sont parfois accusés d'utiliser les fonds de la confrérie pour faire des procès contre leurs maîtres et pour payer les ouvriers en grève. » Op.cit. Les confréries religieuses, espace d'autonomie laïque à Paris au XVIIIe siècle, p.13.
auto

[29] Idem, p.14.

[30] Idem, p.12.

[31] Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.17.

[32] Op.cit. Les confréries religieuses, espace d'autonomie laïque à Paris au XVIIIe siècle, p.4.

[33] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1847

[34] « Dispersés dans presque toute la France, les compagnons constituaient une province particulière de l'esprit. Réfractaires au monde où ils évoluèrent, presque tous illettrés pendant des siècles, ils échappaient aux règles communes de la pensée, mais ils maintenaient irréductiblement un ordre indépendant de rapports, une échelle propre de valeurs. » Emile Coornaert. Les compagnonnages en France du Moyen-âge à nos jours, Editions ouvrières, 1975

[35] Idem.

[36] « les textes nous sont parvenus presque tous contre le gré de leurs auteurs. La plupart, en effet, se trouvent dans des dossiers de police ou de justice. Les administrations furent ainsi pour longtemps les meilleures pourvoyeuses de cette histoire. Car c'est bien, si l'on veut envisager l'ensemble de la France, dans un climat à peu près constant de contestations et de querelles qu'apparaissent les Devoirs pendant trois siècles. » Idem.

[37] « Le compagnonnage est un des plus anciens systèmes de formation professionnelle français. Ses origines sont légendaires mais des faits historiques prouvent son existence à partir du XIIe siècle. À ce point d'origine, il fonctionnait comme un réseau d'apprentissage sur le lieu de travail. Depuis le XVIe siècle, il évolue avec en particulier la création de cours du soir destinés à compléter l'apprentissage. De nos jours, il est en partie intégré au système d'apprentissage classique, dans lequel les apprentis ont à obtenir un diplôme national, le C.A.P. (Certificat d'Aptitude Professionnelle) ». Céline Meurger. Le compagnonnage en tant qu'institution de formation professionnelle : études de son histoire, de ses curriculums et de ses phénomènes de transmission. Thèse : Education. Université Grenoble Alpes, 2016, p.6.

[38] Honoré de Balzac, Ferragus, 1833

[39] Idem.

[40] « N'y aurait-il pas quelque vérité au fond de cette croyance, qui place le berceau du compagnonnage dans le peuple juif ? Il y a un fait attesté par toutes les traditions les plus positives ; c'est ce que les juifs empruntèrent, pour bâtir leur temple, le secours d'ouvriers étrangers. Suivant la bible, Salomon voulant élever un temple à Dieu, fit une levée de cent cinquante mille ouvriers étrangers » / il en est qui excluent entièrement tous autres que les fils de maîtres , ou ceux qui épousent des veuves des maîtres ; d'autres rejettent tous ceux qu'ils appellent étrangers, c'est-à-dire ceux qui sont nés dans une autre ville. » Op.cit. Histoire de la classe ouvrière depuis l'esclave jusqu'au prolétaire de nos jours, p.64.

[41] « D'autres confréries « de métier » rassemblaient des compagnons. Celle des compagnons cordonniers est la plus ancienne, fondée en 1379 dans la cathédrale Notre-Dame à Paris. » Op.cit. Confréries de métier et corporations à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles), p.18.

[42] Op.cit. L'histoire fragmentée des artisans bâtisseurs du Moyen Âge

[43] « Le mot Deverium, au XIe siècle, désignait une réalité juridique et sociale, la reconnaissance, et par des artisans, d'une juridiction, peut-être avant toute prestation pécuniaire. / Le XIV siècle, en particulier, fut troublé —dans tout l'Occident européen —par des drames plus ou moins violemment révolutionnaires. Serait-ce dans ce climat que se seraient consolidés les compagnonnages, d'abord sans doute nullement destinés aux batailles entre maîtres et ouvriers ? » Op.cit. Les compagnonnages en France du Moyen-âge à nos jours, p.32. « Leur perpétuelle volonté de silence, couvrant leurs usages singuliers, autorise à croire que le Devoir constitua au cœur même des confréries régulières des unions secrètes. Il est plus probable que, dès leurs premiers temps, les Devoirs pratiquèrent ce « noyautage » révélé au XVI I siècle lors d'un procès en Sorbonne. » Idem, p.34. « Affirmant désormais leur personnalité et devant les maîtres et aux yeux des autorités les plus diverses, leurs unions apparaissent principalement, du moins à première vue, comme des formations de combat. » Idem, p.35.

[44] « Par ailleurs, le rapport entre maîtres et ouvriers ne semble pas avoir été bouleversé au début du processus révolutionnaire. Les ouvriers étaient dépossédés de tout moyen légal d'organisation politique, et les maîtres ne leur ont jamais ouvert leurs assemblées. En aucun cas les maîtres ne cherchèrent à représenter ou à porter les intérêts de leurs ouvriers. » Op.cit. La politisation des corporations et les révolutions municipales, p.54.

[45] « Le maître avait le droit d'infliger des châtiments corporels, cependant, en cas de brutalités, le contrat pouvait également être rompu par l'apprenti et le maître encourrait une amende ou de la prison. Mais rien n'indique clairement où était la limite entre « droit d'infliger des châtiments corporels » et « condamnation pour brutalité […] Presque toutes les corporations interdisaient aux compagnons de quitter leur maître avant l'ouvrage terminé. Chez les miroitiers et les cordonniers de Paris, au 16ème siècle, il était interdit de quitter son maître avant d'avoir accompli un an de travail chez lui. En revanche, le maître était libre de renvoyer le compagnon sans préavis. Lorsqu'ils voulaient quitter leur maître, les compagnons devaient obtenir un certificat de « bonne vie » et de « bonnes mœurs » de ce dernier. Inutile de préciser que l'obtention de ce certificat était alors difficile car, si un ouvrier voulait quitter son maître, c'était le plus souvent parce que les relations professionnelles ne se passaient pas bien. Une rupture à l'amiable était presque impossible, il y avait forcément des retombées coûteuses pour l'ouvrier. Si ce dernier avait recourt à la justice, il était montré du doigt et rejeté par tous les maîtres de la profession. Il pouvait alors partir et aller dans une autre ville, mais il serait alors considéré comme « étranger » à cette nouvelle localité et donc rejeté. Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.11. « Une fois leur maîtrise obtenue, les travailleurs ont pour obsession le monopole du travail et la constitution d'un réseau où leur influence compte. La première conséquence est la limitation, puis l'empêchement, d'accès à la maîtrise pour de nouveaux maîtres, ce qui implique également une soumission des compagnons pour les maintenir dans leur statut d'ouvrier employé plutôt que de favoriser leur ascension. » Idem, p.13.

[46] « Le compagnon, ouvrier ayant fait son apprentissage et employé par un maître, voit son statut se généraliser et se réglementer à partir du XVème siècle. Avant, dans les premières corporations, l'apprenti pouvait s'établir maître par la production du « chef- d'oeuvre » sans passer par le stade du compagnonnage.[...] Le développement de la concurrence a poussé à l'institution d'un droit d'inscription pour les apprentis (payable de plusieurs façons) et le certificat d'apprentissage d'une autre localité n'était pas valable. Chez les orfèvres de Poitiers, par exemple, le nouveau venu devait offrir de sa poche un dîner aux maîtres, compagnons et autres apprentis de l'atelier, ce qui évidemment limitait le recrutement. Les règlements obligeaient le maître à lui apprendre le métier. Cependant, l'apprenti était aussi perçu comme un futur rival s'il arrivait jusqu'à la maîtrise. Donc, on se doute bien que le maître prenait son temps et n'apprenait les ficelles du métier que lorsqu'il y trouvait avantage. Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité

[47] Au fil du temps, les confréries, en proie à la pression des autorités et de l'Église, et touchée par le phénomène de repli sur soi des corporations. A leur tour, elles laissaient de moins en moins de place aux compagnons et autres ouvriers employés. Ces derniers ont donc créé leurs propres confréries qui, en bien des points, avaient un caractère de défense et même d'attaque analogue à celui de nos syndicats actuels. Ainsi, au 14ème siècle à Amiens, les maîtres de corporation cherchaient à faire proscrire la confrérie des compagnons tanneurs, accusée de conspirer pour faire augmenter les salaires. Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité

[48] Op.cit. Confréries de métier et corporations à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles), p.14.

[49] « Dans beaucoup de corporations les compagnons ne s'identifient pas aux maîtres et ils créent leurs propres confréries où ils s'associent entre eux et défendent leurs intérêts spécifiques. » Op.cit. Les confréries religieuses, espace d'autonomie laïque à Paris au XVIIIe siècle, p.18.

[50] « On trouve des prémices d'un droit du travail pour les tailleurs de pierre et maçons du Saint-Empire romain germanique dans les statuts de Ratisbonne de 1459. Les compagnonnages s'étaient réunis et avaient rédigé un règlement, qui se superposait aux règles corporatives locales existantes. » Op.cit. L'histoire fragmentée des artisans bâtisseurs du Moyen Âge

[51] « L'élite des compagnons ou qui se croit telle se réunit dans des sociétés très fermées, les Devoirs, attestées depuis le début du XVè siècle. Leur rôle vis-à-vis des apprentis supplante parfois celui du maître. Les devoirants organisent des grèves et boycotts. Interdites, les sociétés deviennent secrètes, avec des rites d'initiation, des termes particuliers de langage, des signes de reconnaissance, des symboles, des règles de vie. » Collectif, Aux origines des syndicats ouvriers en France

[52] Op. cit. Histoire de la classe ouvrière depuis l'esclave jusqu'au prolétaire de nos jours

[53] Op.cit. Les compagnonnages en France du Moyen-âge à nos jours, p.34.

[54] Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.19.

[55] « La première serait la confrérie des compagnons chapeliers, qui a un bref du pape de 1681, et qui se transforme en société de secours mutuels avant 1721. La société de Sainte-Anne des compagnons menuisiers est créée vers 1 750 au sein de la confrérie du même nom, qui existe depuis au moins 1672. La charité confraternelle n'est guère une nouveauté, mais dans ces cas il ne s'agit pas de charité mais d'une forme d'assurance, formellement comptabilisée. Chez les chapeliers, les nouveaux inscrits doivent avoir moins de quarante ans, afin que les vieux abonnés puissent être soutenus par les jeunes actifs. Les malades reçoivent cinq livres par semaine pendant six mois, par la suite six livres par mois. Celui qui se trouve obligé de se retirer à l'hôpital n'a droit qu'à quatre livres par mois. De la même façon, la confrérie du Saint-Esprit des garçons fripiers, en 1770, précise que tout nouveau confrère doit avoir moins de quarante ans. Les statuts indiquent également le montant des cotisations et des secours en cas de maladie, de chômage, ou de besoin, ainsi que la somme accordée pour les frais d'enterrement. Cela à côté des fonctions habituelles d'une confrérie : les messes mensuelles et lors des principales fêtes, les services pour les défunts. » Op.cit. Les confréries religieuses, espace d'autonomie laïque à Paris au XVIIIe siècle, p.14.

[56] « Les compagnons versaient également de l'argent à des caisses de secours pour les travailleurs malades. […] Au XVIIIe siècle, ces caisses de secours mutuels se sont développées plus massivement, chez les compagnons tailleurs de pierre et charpentiers notamment. Avec des règlements, qui obligeaient les ouvriers à rendre visite à leurs collègues à l'hôpital par exemple. » Op.cit. L'histoire fragmentée des artisans bâtisseurs du Moyen Âge

[57] « Les menuisiers du devoir de liberté, dits les gavots sont assez égalitaires : « Cette société est présidée par un chef qui ne peut être tiré que des deux premiers ordres ; il prend le titre de capitaine s'il est compagnon fini, et celui de dignitaire s'il est initié. Nous remarquerons que tous les compagnons, tous les affiliés concourent à l'élection de ce chef ; le vote est sur bulletin. [...] Ce chef doit être renouvelé tous les six mois […] Le chef ne se distingue de tous les compagnons qu'aux jours de fêtes […] En général, cette société paraît avoir cette prééminence sur les autres que les distinctions qui y sont pratiquées n'atteignent presque en rien le principe de fraternité et d'égalité. Ainsi un compagnon n'exerce aucun pouvoir sur un affilié ; ils sont l'un l'autre soumis à un même règlement qui leur permet de se prendre réciproquement en défaut. » Alors que chez « les compagnons menuisiers du devoir, dits les dévorants ou devoirants, se partagent en deux classes bien distinctes, ce sont, comme dans toutes les sociétés se disant de maître Jacques, les compagnons et les aspirants. La distance qui sépare les compagnons des aspirants se manifeste sensiblement en plusieurs choses. D'abord,les compagnons ont des assemblées à part où ne pénètrent jamais les aspirants, tandis que les compagnons pénètrent dans l'assemblée des aspirants ; secondement,les compagnons seuls sont en relation avec les maîtres à qui ils fournissent des ouvriers. […] Il ne nous reste plus à parler que des enfants du père Soubise. […] Il y a aussi deux classes dans cette société, les compagnons et les renards (sorte d'aspirants). Nous avons la douleur de remarquer encore ici une inégalité flagrante. D'abord, c'est aux compagnons seuls qu'il est permis de porter de très grandes cannes et des rubans fleuris et diversement nuancés. Du compagnon au renard, immense est la distance ; celui-ci est véritablement traité comme un être inférieur. Op. cit. Histoire de la classe ouvrière depuis l'esclave jusqu'au prolétaire de nos jours

[58] « Examinées d'assez près, ces fictions [sur les compagnonnages] pourraient procéder d'une suite, rebelle à la coordination, de contes pour esprits sans instruction ni culture. Elles vaudraient comme des impondérables de l'histoire vivante. Car ces contes ont donné force et ardeur aux sociétés de compagnons en nourrissant leur foi ; ils ont procuré un accompagnement, ici en sourdine, là sur un ton plus élevé, à leurs rites, à leurs symboles, à leurs coutumes ; ils témoignent des capacités intellectuelles, du « génie diffus » d'une élite ouvrière d'autrefois, dispersée dans des groupes populaires reliés par des traditions semblables. Leurs contradictions elles-mêmes ont animé leurs passions, les meilleures et les moins bonnes, en alimentant les prétentions et l'assurance de sociétés constamment rivales ; dans un ordre mineur, elles ont participé de ces droits historiques que les peuples invoquent pour se combattre : de tout temps, des compagnonnages se sont prévalu de leurs traditions pour revendiquer des préséances. Op.cit. Les compagnonnages en France du Moyen-âge à nos jours, p. 24-25.

[59] « Les charpentiers,compagnons passants ou drilles,adoptèrent le père Soubise. Le compagnonnage ne renferma d'abord que trois sociétés très restreintes comme on vient de le voir, de manière que tous les corps d'état qui pénétrèrent plus tard dans le compagnonnage furent ou des intrus ou admis par faveur ; ainsi, suivant la même tradition, des charpentiers s'étant dit renards de liberté, puis compagnons de liberté, s'établirent à côté des enfants de Salomon. Les enfants de maître Jacques s'adjoignirent volontairement d'autres corps d'état ; les menuisiers recurent les tourneurs, et les serruriers les vitriers.Aux enfants de maître Jacques se joignirent encore, les uns loyalement, les autres par fraude dit le compagnon Perdiguier, à qui nous empruntons ces faits, les taillandiers, les forgerons, les maréchaux, les charrons, les tanneurs, les corroyeurs, les blanchers, les chaudronniers, les fondeurs, les ferblantiers, les couteliers, les bourreliers, les cloutiers, les tondeurs, les vanniers, les doleurs, les chapeliers, les sabotiers les cordiers, les tisserands, les boulangers et les cordonniers. […] Quant aux enfants du père Soubise, qui ne formaient d'abord qu'un seul corps d'état, ils s'élevèrent au nombre de trois, par l'admission que les charpentiers firent des couvreurs et des plâtriers. Tel est le mouvement progressif d'agrégation que le compagnonnage aurait suivi jusqu'à nos jours ; et, en effet, c'est dans cet état que nous le retrouvons aujourd'hui. » Op. cit. Histoire de la classe ouvrière depuis l'esclave jusqu'au prolétaire de nos jours, p.75.

[60] Op.cit. Les compagnonnages en France du Moyen-âge à nos jours, p.27.

[61] Op.cit. Le corporatisme : fantasmes et réalité, p.17

[62] « Ils se promenaient en ville armés de dagues et de bâtons et molestaient patrons et non- grévistes. » Idem, p.20.

[63] Idem

[64] « La transmission est un pilier fondamental du compagnonnage et fait partie intégrante du devoir porté par ce groupe professionnel, comme le rappellent Brillet et Hulin : « les compagnons ont un « Devoir », il s'agit de l'obligation librement consentie de transmettre. » p.8 […] Le geste technique est ici vu comme une globalité faisant appel à toute la mètis – autrement nommée l'intelligence rusée (Détienne & Vernant, 1974) – dont l'individu est capable pour mener à bien une action efficace en situation (au sens de Brousseau, 1998). […] le contexte compagnonnique, qui prône depuis toujours l'union de la main et de la pensée. Op.cit. Le compagnonnage en tant qu'institution de formation professionnelle, p.9.

[65] Op. cit. Histoire de la classe ouvrière depuis l'esclave jusqu'au prolétaire de nos jours

[66] Op.cit. Les compagnonnages en France du Moyen-âge à nos jours, p.39.

[67] Idem, p.42.

[68] Op.cit. Aux origines des syndicats ouvriers en France

[69] Idem

[70] Op.cit. Les compagnonnages en France du Moyen-âge à nos jours, p.39.

02.09.2024 à 11:33

Maudit soit Mickey (Une défixion)

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Texte intégral (659 mots)

maudit soit Mickey qu'on a vu un soir dans la crypte de l'église Notre-Dame de Janus se changer en Nyarlathotep, bête d'ébène, priapique, disproportionnée, maudit soit Mickey qu'on a vu entre chien et loup réclamer ses dix vierges, et en faire ce que l'on sait de la pire des manières, de la plus outrageuse et la plus cruelle des manières, montrant à chacune ce qui l'attendait en le faisant devant ses yeux à la précédente, le cyclope Mickey dans la crypte des révélations s'excitant lui-même et devenant plus déchirant à chaque nouvelle sacrifiée, leur faisant une à une ce que l'on sait et que pourtant l'on doit taire (Mickey Nyarlathotep se plaît essentiellement aux distorsions, aux déformations, aux difformités), maudit soit Mickey dont l'un des noms secrets est V****, dont l'âme est de pétrole, dont la noirceur croît et peu à peu recouvre la terre, maudits soient Popeye et Superman qu'on a vu baiser comme des salopes au trente-septième banquet nazi international de la viande, maudits soient Mickey, Popeye et Superman, qui ont commis ce que l'on sait, l'outrage suprême, tous les trois ensemble au banquet sur l'Enfant Thunberg comme sur la viande, déchiquetant l'Enfant et la désossant par ses étroitesses, maudits soient-ils : que Natalia Natasha Romanova et Yelena Belova les piquent de leurs dards pour commencer, puis que des vagues entières de Veuves Noires afghanes, cubaines et sioux leur révèlent la véritable virilité qui appartient aux femmes, aux femmes seulement

Frédéric Bisson

02.09.2024 à 11:20

Subversion sensible

dev

« Comment fait-on pour affronter nos carnages à domicile ? » Natanaële Chatelain

- 2 septembre / , ,
Texte intégral (790 mots)

Au ventre nous brûle un manque qui nous avale,
nous affaiblit – on se passe si bruyamment,
si futilement de l'univers !
Partout en maître et possesseur de la nature
l'humain trop humain s'affiche –
image ventriloque dans sa vaine suffisance.

Pourtant, il suffit d'un rien, un minimum de terre/ciel –
murmure flagrant dans un claquement d'orage…
juste un désir que rien n'arrête, comme l'abeille
en poussière de pollens mémorise la chaleur.
Il suffit d'aller trop loin, hors des mécaniques
qui écrasent nos vertèbres dans des décors de villes nouvelles
et rester là, aux aguets, à rebrousse-poil de l'histoire
pour soudain sentir sous la peau la nuit respirer
faire sauter les acquis trop bien huilés, trop vite servis.
La nuit, corolle ouverte, irriguant par averses,
les chambres nues de l'enfance – tout l'irrésigné en nous !

Revenir à la terre comme à notre âme primitive.
Le passage du temps s'engouffre dans la poitrine,
monte comme un bruit de tambour jusqu'au moment
où le vécu éclate – bourgeon en sueur de la durée.
Réalité opératoire, voilà le chemin de glaise
au commencement des choses… voilà ce traineau d'écorces
contre le front endolori de tes pensées.
Être allé au-delà du souci de soi !
À bout de terre remonte la mer dans la cité déserte.
À bout de mer remonte la terre couronnée de fièvre et de lenteur.

Je choisis mes mots
contre les décors fantoches des olympiades,
contre leurs records amidonnés au cintre du pouvoir.
Je choisis mes mots
contre les cercles vicieux des politiques gestionnaires,
contre leurs parcs d'attraction, adossés aux murs d'angoisse
des sans logis.
Échec et mat aux collections éventées de la marchandise !
C'est notre souffle qui est en jeu… Ici mes silences
aux yeux brûlants, ma voix trempée dans un champ d'orties.
Je recommence l'empreinte des choses sur mes pensées.
Sur la roche l'orage éclate.
J'opère. Je me déchausse de toute parole humanitaire,
j'habite un autre regard, par lui passe cette parole nue,
rêche, faillible
parole adressée aux « exterminables », aux « non-employables ».
Vent debout dans les mots assiégés.

L'ère numérique se cogne à nos imaginaires lucides,
dévastés, à nos vies irrécupérables. Une bougie
juste avant la nuit. Un drame qui nous concerne,
dont nous sommes les voyants, incertains, bousculés.
L'ennui s'étire, lance à l'intérieur, dernier rempart parfois
face à ce qui fonctionne… Ici, ça ne fonctionne pas.
Ici, se forme une brèche d'inaccaparé.
Ce n'est pas une victoire, c'est une écharde qui se souvient :
poème sans héros, destins effacés, lieux détruits
aux sandales brûlées,
voix terrestres ensevelies sous le fantasme de la maîtrise,
mise en sourdine des singularités sous la dalle des consensus…
Quel bocage pour affronter l'indifférencié ?
Quelle fissure dans nos crânes pour laisser passer
l'ombre des corps jusqu'au sol en épave de nos mémoires ?
Comment fait-on avec le non-advenu à l'existence,
avec le non-nommé, l'édulcoré ?
Comment fait-on pour affronter nos carnages à domicile ?
Risquer une pensée naufragère, un rapport d'altérité
immaîtrisé, éperdu avec tout le sensible.
La vie sur le fil du rasoir. La tendresse
au bout de la mèche – flamme sur la grève.

À Paris, le 26 août 2024
Natanaële Chatelain

02.09.2024 à 11:09

« L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine. » (Kafka, Journal, 2 août 1914)

dev

Le syndrome de l'Orangerie de Grégoire Bouiller

- 2 septembre / , ,
Texte intégral (1783 mots)

Le malaise, pour ne pas dire l'angoisse, qu'éprouve l'écrivain Grégoire Bouillier devant les Nymphéas de Claude Monet est à l'origine de son dernier livre Le syndrome de l'Orangerie. Pour s'en libérer l'auteur se lance dans une enquête vertigineuse croisant les approches historique, biographique, psychanalytique, esthétique, botanique et bien d'autres encore (dont une inspirée par le personnage du professeur Tournesol !) et multiplie les découvertes les plus étonnantes s'emboîtant les unes aux autres selon le principe des poupées russes ( ainsi la configuration similaire et pour le moins incroyable du jardin de Giverny et du camp d'Auschwitz). Du récit tragico-drolatique de cette folle déconstruction-reconstruction des Nymphéas menée tambour battant par un détective-narrateur truculent, nous avons extrait ce passage un peu à part traitant les pulsions de mort qui fracassent l'histoire, passage éminemment d'actualité qui peut se lire comme un manifeste ou du moins une défense ou plus encore un éloge du pas de côté, seule façon de nous protéger d'un monde mortifère en affirmant nos forces de vies singulières. B.C

Ce que Monet a enterré dans ses Grands Panneaux, ce sont des millions de morts. Ce sont les neuf millions de morts de la Première Guerre mondiale, dont un million et demi de Français. Dont son grand ami Octave Mirbeau. Dont Apollinaire, Alain Fournier, Charles Péguy et tous les autres tombés au front, célèbres ou anonymes. Ce qui fait un paquet de monde. Ce qui fait énormément de nymphéas. Ce qui fait des Grand Panneaux un tombeau pour neuf millions de soldats.
Côté scène de crime, on est servi.
Passés au Luminol, les Nymphéas s'illumineraient comme un sapin de Noël.
Dans le genre fait divers, la guerre est le plus monstrueux.
Penny [1], justement.
Si elle était là.
Elle dirait que.
D'un autre côté.
Dès lors que l'actualité prend toute la place, occupe toutes les conversations, mobilise toutes les énergies et dévore tout le langage.
C'est le moment de parler de tout à fait autre chose.
De nymphéas, par exemple.
C'est une question de survie.
De santé mentale.
Kafka l'avait bien compris : au moment où Monet entreprend son « grand travail », exactement au même moment, il note dans son journal, à la date du 2 août 1914 :
« L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine. »
Cet « après-midi piscine », il est merveilleux (dirait Penny). Il est le plus salutaire des dédains. Un parfait remède à l'impuissance et au désespoir. C'est façon de rappeler à l'individu qu'il peut se défendre. Il peut se protéger. Il peut cultiver son jardin, à Giverny comme ailleurs, si c'est le seul moyen pour ne pas subir les événements, leur continuum d'effrois. Il peut même faire semblant que tout va bien, comme bien des gens font aujourd'hui le dos rond, contraints et forcés, en attendant des jours meilleurs, une occasion propice, une simple accalmie. Nul n'est obligé de participer. Quoi qu'il se passe, on peut parler d'autre chose. On peut penser à autre chose. Refuser absolument de s'en mêler puisqu'on est totalement démuni. Puisque tout est dégoûtant ! Puisque les gens sont très énervés ces temps-ci. Ils sont super à cran. Ils écument littéralement de rage, comme s'ils étaient tous assis sur des oursins. Tous assoiffés de sang. Si bien qu'il flotte dans l'air de puissantes odeurs de meurtre. Que s'est-il passé pour que les choses dégénèrent à ce point ? Pour que le monde s'annonce comme une immense accumulation de désastres et que les solutions, au lieu de résoudre les problèmes, les amplifient à chaque fois ? Mais je sais bien ce qui s'est passé. (« Détruit le vivant et crée des monstres », en onze lettres.) Plutôt que de jeter de l'huile sur le feu, on peut regarder précisément ailleurs. Je dis bien « précisément » (dirait Penny). Face à l'actualité du monde, il faut tenir ferme sa propre actualité. Sinon quoi ? Se ronger les sangs à n'en plus finir, s'arracher les cheveux, se rendre malade ? De toute façon, l'histoire de l'humanité n'a jamais été autre chose qu'une succession de faits divers, depuis Caïn assassinant Abel jusqu'à aujourd'hui et demain. Que font de nous les atrocités auxquelles nous assistons en direct et qui s'inscrivent en nous, nous incarcèrent en elles, sinon nous dresser à la peur, à la détresse et à l'aversion ? En ce moment même, c'est la guerre partout, ce sont des épouvantes partout, le spectacle permanent de la terreur, la contagion mondialisée des affects les plus sordides. En ce moment, c'est Verdun à Bakhmout, c'est Dresde à Gaza, des machines infernales sèment partout l'enfer sur Terre, des égorgeurs ivres de sang commettent des abominations sans nom et, hier matin, le lacet de mon soulier gauche s'est cassé net entre mes doigts. C'est dire combien, de tous les côtés, ça craque. De tous les côtés, ça s'enténèbre à toute allure. D'énormes nuages noirs crèvent le ciel et nulle amélioration en vue ! Où que porte le regard, tout court à sa ruine, suscite angoisse et sidération, s'avère d'une tristesse infinie. L'avenir n'a plus aucun avenir qui fasse envie et moi, tandis que la peur cesse d'être une émotion pour devenir un putain de lien social. Tandis que les pulsions de mort se déchaînent et triomphent et, comme de juste, la Bourse ne s'est jamais aussi bien portée, moi, je parle de Monet. Je parle des Nymphéas de Claude Monet. Exactement comme lui-même les peignait entre 1914 et 1918. Précisément en ces temps de détresses. Alors que le diable n'en finit plus d'étendre son empire : le nombre de conflits et de morts liés à ces conflits a augmenté de 400 % en vingt ans et de 97 % depuis 2022. Mais je pourrais aussi parler des pans entiers de la société jetés sciemment à la rue et dans la pauvreté ou du dérèglement climatique qui provoque des catastrophes en cascade, car tout est lié. (Ils parlent de « crise », mais c'est nous qui souffrons. Ils parlent de « dommages collatéraux », mais c'est nous qui souffrons. C'est toujours nous qui souffrons tandis qu'ils parlent et n'arrêtent pas de parler, n'arrêtent pas de balancer des grands mots qui nous retombent dessus comme des bombes.) (Dirait Penny.) Je parle de Monet comme d'une irréductible force de vie qui, sachant que « winter is coming », sachant que l'hiver est déjà là, ne renonce pourtant pas. S'obstine. Ne cède rien. « Dans le combat entre toi et le monde, soutiens le monde », écrit aussi Kafka, cette fois au beau milieu de la guerre, le 8 décembre 1917. Soutenir le monde contre sa propre malfaisance. Tout est dit ! C'est lorsque le bien comprend qu'il ne viendra pas à bout du mal qu'il devient lui-même le mal absolu. Devient fanatique ! (Dirait Penny.) Louis XVI écrivant « Rien » le jour de la prise de la Bastille se situe évidemment aux antipodes de Kafka écrivant « après-midi piscine ». (Rigolerait Penny.)

Le jour où la France entra en guerre contre l'Allemagne, j'imagine soudain Monet écrire dans son journal : « Aujourd'hui nymphéas. » Et de sourire dans sa barbe, les yeux brillants, salivant déjà du bon tour qu'il va jouer à la guerre et à la folie destructrice des hommes (des intérêts de certains hommes, soyons précis). Cette pensée me réjouit (merci, Penny). Elle me sauve de l'oppression des Nymphéas. Momentanément.

Lorsqu'il écrivit qu'il était allé à la piscine le jour où l'Allemagne provoquait la Russie (car il est réellement allé à la piscine et s'il avait fait autre chose ce jour-là, il l'aurait pareillement noté), Kafka perçut-il le comique de la situation ? L'effet de vertige ? L'espèce de doigt d'honneur, le ballon d'oxygène ? Comme un programme à suivre ? Je l'ignore. Mais pour moi, dans le contexte actuel, c'est « aujourd'hui Monet ».

C'est dit.

C'est sur le front russe (côté allemand), tandis que les balles et les obus, les morts et les blessés, que le soldat Ludwig Wittgenstein rédigea son Tractatus logico-philosophicus. C'est dans cet « enfer vécu », dira-t-il plus tard, qu'il réalisa que « Les limites de notre monde sont les limites de notre langage. » Avant de conclure que « ce qu'on ne peut pas dire, il faut le taire ». Phrase dont le côté énigmatique suscite encore aujourd'hui d'innombrables commentaires alors qu'elle devient limpide à la lumière de la boucherie de 14-18. Si ce qu'on ne peut pas dire, c'est « l'enfer vécu ».

(Dirait Penny.)


[1] Penny est la jeune collaboratrice, genre fifi brin d'acier, du détective Bmore alter ego de l'auteur qui lui délègue le récit de son enquête comme dans son précédent livre Le coeur ne cède pas. Mais cette fois-ci Penny refuse de suivre son boss dans son “délire” interprétatif des Nymphéas. Au grand regret de Bmore qui mènera donc son enquête en solo.

02.09.2024 à 11:06

« SI ÇA NE TUE PAS, C'EST PAS DU JEU »

dev

Lecture de Ça joue (Antoine Hummel)

- 2 septembre / , , ,
Texte intégral (761 mots)

« Voilà, à un moment, si ça ne tue pas, c'est pas du jeu. » [p. 144]

États des lieux de l'âme contemporaine, celle de l'individu moyen, extrêmement reproductible et insipide, l'ouvrage échelonné d'Antoine Hummel déguise à peine le bilan appuyé autant que consternant d'un tel échantillon. Il faudra bien le mettre à plat quelque part, cet énergumène, quand tout sera fini (nous y arrivons, patience), mais commençons ici par les épluchures. Dans la touchante complicité d'un auteur qui se place, de biais, à l'intérieur du discours admis, voici que, lecteurs, nous sommes scrutateurs d'une élection qui tourne au désastre objectif, la lumière étant renvoyée d'où elle part.

Joyeux et déluré délire, exercice pour moitié improvisé, pour moitié cadré, c'est une balade au pays de la conformité, avec pour seul moyen d'évasion ou de transformation une ironie à froid, frappante, dont la profération réclamera le plus grand (et faux) sérieux. Une partition participative où il s'agirait à tout prix d'amener le lecteur à s'introduire dans le cerveau forcément supérieur (sans rire, au moins le temps de l'écriture) de l'auteur de cette démonstration. L'auteur de ce jeu, qui en est aussi bien le principal exécutant, met à jour l'éternel dispositif de formation en cours qui ne cesse dissoudre puis de ressusciter les joueurs, des plus passifs parmi eux aux plus actifs.

« Chez les Monsieurs, quand il s'agit de TOUT DIRE, l'ambiance est judiciaire, apologétique ‒ ceux qui veulent compter dans l'Histoire comparaissent au tribunal de l'Histoire ; et, prétendant TOUT DIRE ils ne disent jamais que rien du tout. On les les quitte généralement posant devant le monument de leur innocence (c'est de bonne guerre vu que c'est le jeu). » [p.77]

Le déserteur impénitent se fait facilement champion de dégoûtation, son exemple contamine et invite à lorgner ce jour qu'il ne s'agit évidemment que de déjouer, même si c'est impossible. « Faire et défaire, c'est travailler », disait-on jadis à la campagne, le travail et la sueur, quelle qu'en soit la teneur, ils sont avant tout l'absence de rêveries, le besoin de saisir à tout moment, de ne pas attraper, ni se laisser attraper. Tristesse.

Pas exactement poétique, ce texte à habiter, dans le sens où ce n'est pas le raccourci qui s'emprunte par ici, mais au contraire l'étirement bavard, comme si n'était plus possiblement là, en suspens, que le balancier tenu par le funambule qui doit échapper au vertige.

« L'ESSENTIEL : Nous prîmes SIRET / comme nos pères prenaient femmes. » [p.68]

Comique de bout en bout, le livre d'Antoine Hummel est à l'évidence nourri de cette énergie grisâtre qui caractérise une certaine écriture contemporaine, de manière très symptomatique, c'est là son aveu et sa vocation de miroir, avec des effets d'auto-complaisance ou de cynisme qui peuvent agacer (mais c'est prévu). Dans un monde où toute extériorité est annulée, le moindre effort de transition prend un tour auto-érotique, c'est l'étouffement obligatoire et obligé, qui appelle à de salubres crevaisons, afin qu'un peu d'air passe. Il m'a paru qu'Antoine Hummel, auteur sombre et facétieux, à sa façon extrêmement méticuleuse et avertie, ne parlait pas d'autre chose.

« C'est comme ça, des fois, ça se périme et c'est pour ça qu'il faut écrire, parce que TOUT DIRE n'est pas une activité de feuille blanche, c'est un cahier de coloriage dont l'époque a déjà dessiné les formes. » [p. 132]

Jean-Claude Leroy

Illustration : Joachim Clémence
Antoine Hummel, Ça joue, éditions La Tempête, 208 p., 2024, 18 €.

02.09.2024 à 11:05

Chroniques sous morphine

dev

Texte intégral (1855 mots)

L'avantage d'une hernie discale, c'est qu'elle vous donne du temps pour lire et, comme au bout d'un moment, il n'y a plus que la morphine qui marche comme antidouleur, vous acquérez une certaine distance au monde fort utile à la fonction critique. Distance qui vous permet par exemple d'émettre des réserves sur tel ou tel livre que la confraternité (vertu très répandue dans le milieu littéraire, comme chacun sait), vous interdirait autrement d'exprimer.

S'agissant de Le Cherokee, de Richard Morgièvre (Folio Policier), mon absence de scrupule sera d'autant plus grande que ce livre, publié voilà cinq ans, a reçu des prix prestigieux et s'est fort bien vendu. Ce Cherokee-là est une bonne façon d'aborder Morgièvre, quoiqu'il semble nourrir une estime moindre pour la branche « polar » de son œuvre, à laquelle le livre appartient : on se révèle toujours là où on se dérobe. Qui se plonge dans ce polar doit s'attendre à y rencontrer beaucoup de splendides moments d'écriture, nourris de paradoxes étincelants : « Le puma blanc a fini par s'écarter sans le lâcher des yeux, puis il s'en est allé, sans bruit, si blanc qu'il était impossible de le distinguer de la nuit » - mais aussi beaucoup trop de phrases qui rendent le récit inutilement bavard, et de truismes se donnant des airs de profondeur. Le trop-plein est sans doute le défaut majeur du bouquin, avec sa double intrigue : Corey, le shérif dépressif (faut dire qu'on lui a tué père et mère dans son enfance), mène deux enquêtes à la fois : d'une part, il court après le Dindon, tueur en série et assassin de ses parents, qui s'amuse à semer des indices à son intention, et d'autre part, il doit sauver le monde en empêchant l'explosion d'une bombe atomique dérobée par un complot de militaires fascistes. Personnellement, ces deux filons si souvent explorés (le serial killer qui joue avec son enquêteur et le complot menaçant l'Amérique donc le monde) ont généralement tendance à m'alourdir les paupières, surtout quand, comme c'est le cas ici, la vraisemblance n'est pas au rendez-vous. Mais Morgièvre est si fort pour se glisser dans la peau des auteurs du Montana, des Appalaches et autres contrées propices à cette nature writing dont l'excellent éditeur Gallmeister s'est fait une spécialité, il décrit avec tant de naturel leurs habitants brutaux, ivrognes et craignant Dieu, qu'on se surprend à chercher le nom du traducteur. On ne peut que s'attacher aux personnages comme l'employé du bureau du shérif qui a entrepris d'écrire l'histoire de l'Amérique ou Stone le pisteur sauvage qui surgit sans bruit pour vous emmener prier dans un souterrain devant la dépouille d'un homme mort, ou White, l'agent spécial du FBI avec qui Corey va connaître une idylle à la Brokeback Mountain. Si on ajoute un humour efficace aux descriptions magnifiques, portées par un panthéisme lyrique, d'une nature grandiose et cruelle, on se laissera donc volontiers conduire jusqu'à la fin et le départ dans le soleil couchant du poor lonesome cowboy. On vous livre ici un échantillon dont on comprendra le choix sachant qu'un des effets indésirables de la morphine, c'est la constipation :

Corey a été tiré de sa rêverie par un choc… Un elk [1] frottait son cul contre le capot de la jeep, s'en contrefichait totalement de Corey. Il a lâché un pet détonnant et s'en est allé, tout seul dans son monde… Satanée bestiole, faut le dire.
« En vérité, disait Charlie Dean, un putain d'elk c'est bien plus dangereux qu'un putain d'ours. Ces gros fainéants, poursuivait-il, sont peureux comme des femmes enceintes tandis qu'un putain d'elk qui t'arrive dans le cul c'est un putain de suppositoire de pas loin de trois mètres de long et huit cents livres, putain ! Avec des putains de corne pour te branler avec, putain ! »
Charlie Dean avait été à moitié sodomisé par un elk qui était arrivé en traître à quarante miles à l'heure dans son pare-chocs arrière. Il avait réussi à l'avoir, avait passé un mois couché sur le ventre pour le digérer. Sa femme, une Ute, avait fumé l'elk à la place de sa sauge et son peyotl habituels et ils avaient mis un an pour le bouffer. « Il en reste rien, disait Charlie Dean, je l'ai entièrement chié ». Tous les matins, il pissait sur les bois de l'elk pour qu'il se réincarne en couche-culotte… Des histoires… Il fallait des histoires, elles n'empêchaient pas le crime mais elles rendaient la vie supportable.

Morgièvre est visiblement bien documenté sur les hauts plateaux de l'Utah. Mais cela ne suffirait pas à expliquer pourquoi, quand nous ne sommes pas submergés par le trop de phrases, nous sommes captés par la mélancolie profonde des lieux et des gens. S'il réussit si bien à nous faire entrer dans l'épaisseur des vies des gens de peu (ce qu'on appelle « les classes subalternes » dans l'université et alentour) de coin rural-là, s'il sait si bien nous en faire partager les errances déconcertantes, déchirantes, désopilantes, c'est qu'il est doté de cette qualité indispensable aussi bien à la création littéraire qu'à la praxis révolutionnaire : l'empathie.

A la différence de Morgièvre, Martial Cavatz n'aura pas eu besoin de voyager un peu et de lire beaucoup pour réussir à se mettre à la place de celle et ceux qu'il raconte : il est l'un d'eux. Les Caractériels (Alma Editeurs) rassemble des souvenirs que nous eûmes le bonheur de découvrir sur Facebook. L'ami Martial avait su y détourner la minable manie exhibitionniste si vivement encouragée par les algorithmes du réseau social pour en faire de la littérature. Mal voyant bientôt catalogué caractériel, issu d'une famille qui ne vivait que des prestations sociales, le petit Martial habitait au 408, trois barres d'immeubles, la cité des pauvres parmi les pauvres à Besançon. Pas la moindre larme à l'œil quand il décrit ce milieu où l'on trouve toujours un plus déshérité que soi sur qui taper : « Le matin, les lumières des cuisines s'allumaient une à une. Il était trop tôt pour que quelqu'un vienne observer ce spectacle assez sympathique. De toute façon, il n'y avait pas besoin de témoin extérieur pour remarquer que certains volets restaient clos. Ceux qui se levaient savaient, et leurs enfants aussi. Les cuisines qui restaient éteintes étaient celles des familles qui ne travaillaient pas. La honte.(…) Il y avait des privilégiés, et ils l'ignoraient. Et moi, je les enviais. Car oui, je rêvais tellement d'avoir des parents qui travaillent, peu importe le métier. » Ce pourquoi, face au fichage inévitable en milieu scolaire, il s'était inventé un père maçon : « Comme tous les pauvres, je savais me montrer modeste dans mes aspirations ». Tout l'art de Cavatz est dans ce genre de petite phrase qui désamorce par la moquerie toute tentation d'apitoiement sur soi. Ainsi, quand, à force de pratiquer l'art de taper le premier sur ses petits camarades, il va se retrouver dans un établissement spécialisé à forte concentration d'éducateurs et de spécialistes de la santé mentale, il nous confie : « Ma première cravate, c'est le psychiatre qui me l'a offerte, ce qui prouve que, contrairement à ce qu'on dit, ces personnes sont utiles. » Ou quand, dans l'établissement pour mal voyants et aveugles où il échoue, il constate : « Il semble que les éducateurs n'aient pas voulu pousser le dépaysement trop loin quand, en début d'année, ils ont constitué les chambres à l'internat. Dans la mienne, il n'y avait que trois autres pauvres. Le premier m'avait expliqué qu'il souhaitait devenir palefrenier, j'ai pensé : ‘Tiens, voilà un original qui ne veut pas être cosmonaute ou policier.' Le deuxième venait, comme moi, d'une cité de Besançon.(…) Quant au troisième, il était encore plus pauvre que moi, et, en plus, il était aveugle. Il n'y avait rien à dire, socialement, la chambre avait été bien pensée. » On composerait bien l'article rien qu'avec des citations : « Un peu comme tout le monde, mon rêve était qu'on me voie à la télé, mais, hélas, je n'ai été vu que par le juge pour enfants, seul et sans caméra, et je n'avais rien gagné. » Il faudrait aussi recopier longuement ces passages où tel miséreux du coin s'invente une autre vie en essayant de passer pour un truand armé, et les mésaventures minables dans lesquelles il se retrouve plongé : cela n'a pas manqué de me rappeler ma jeunesse, quand on se la jouait voyou, comme tant d'autres ultragauches anarcho-autonomes (certains n'en sont jamais sortis et continuent de frimer à plus de 50 ans alors qu'ils n'ont que quelques piteux larcins et incendies de poubelles à leur actif) Mais il faut laisser le plaisir aux lecteurs de découvrir combien ils peuvent être déchirants, désopilants et déconcertants, les pauvres de Besançon, autant que ceux de l'Utah, et en plus, nul besoin de menace nucléaire ou de serial killer pour qu'ils nous passionnent : il suffit (il suffit !) d'attraper, comme Martial Cavatz, le ton juste, de laisser aller un flot langagier limpide, de tenir la bonne distance et nous voilà embarqués.

A suivre…

Serge Quadruppani


[1] Un elk, en français, c'est un wapiti.

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