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14.06.2024 à 19:54

Prendre les élections législatives comme une chance démocratique et l’opportunité d’engager une bifurcation politique, sociale et écologique

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La décision inattendue du Président Macron d’appeler à de nouvelles élections parlementaires le 30 juin et le 7 juillet risque d’amener au pouvoir les segments les plus durs de la droite. On en connaît les effets : répressions violentes contre les populations d’origines étrangères, recul des droits des femmes et des personnes LGBT+, baisse des dépenses sociales, brutalisation des institutions, imposition d’un ordre sécuritaire attentatoire aux libertés publiques, attaques contre les éducations et cultures émancipatrices, lynchage de la recherche critique et scientifique, minage des dernières barrières qui protègent les médias contre l’accaparement par les plus riches, et au-delà, déstabilisation de l’Europe politique. S’opposer à la prise de pouvoir par le RN et ses alliés semble donc une nécessité. Multitudes en prend acte, au-delà des divergences de points de vue entre ses contributeurs et contributrices, en soutenant collectivement et résolument l’union des forces de gauche et écologistes.

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Texte intégral (1461 mots)

La décision inattendue du Président Macron d’appeler à de nouvelles élections parlementaires le 30 juin et le 7 juillet risque d’amener au pouvoir les segments les plus durs de la droite. On en connaît les effets : répressions violentes contre les populations d’origines étrangères, recul des droits des femmes et des personnes LGBT+, baisse des dépenses sociales, brutalisation des institutions, imposition d’un ordre sécuritaire attentatoire aux libertés publiques, attaques contre les éducations et cultures émancipatrices, lynchage de la recherche critique et scientifique, minage des dernières barrières qui protègent les médias contre l’accaparement par les plus riches, et au-delà, déstabilisation de l’Europe politique.

S’opposer à la prise de pouvoir par le RN et ses alliés semble donc une nécessité. Multitudes en prend acte, au-delà des divergences de points de vue entre ses contributeurs et contributrices, en soutenant collectivement et résolument l’union des forces de gauche et écologistes.

Transformer une crise politique en opportunité démocratique

Les repères politiques hérités du XXe siècle ne tiennent plus.

Le « macronisme » est passé du ni-nisme (ni gauche ni droite) de 2017 à des politiques plus marquées à droite. Il prône par exemple la transition écologique, mais privilégie encore et toujours dans les faits une agriculture et plus largement une croissance écocidaires.

Le paysage politique perd son ambiguïté. Trois blocs se détachent désormais : une droite extrême qui tente de parvenir au pouvoir en se parant d’un visage de vertu faussement modéré ; une droite et un centre droit républicains qui s’y accrochent au risque de se compromettre ; et une voie émancipatrice qui s’ouvre de la gauche radicale au centre. Le défi, compliqué, est l’émergence d’une coalition entre des courants très différents entre eux, mais liés par le même souci de préserver la société de l’extrême droite.

Ces élections sont dès lors à resituer dans un contexte plus vaste. Malgré les risques à court terme d’un parlement divisé en trois blocs, il est important d’y voir une opportunité démocratique : celle de l’émergence d’un autre régime politique, mais aussi économique. De la création d’un ordre institutionnel en phase avec les enjeux d’aujourd’hui. Faisons le pari d’une bifurcation politique, écologique et solidaire. La crise actuelle nous donne l’occasion d’imaginer et de mettre en place les conditions de mesures courageuses et ambitieuses, allant dans le sens d’une sobriété socialement juste et pérenne, de la taxation des transactions financières aux expérimentations d’un revenu universel.

Engager une autre façon de faire de la politique

Au sein d’une telle coalition de gauche et écologiste, les divergences ne peuvent être niées. Elles pourraient à l’inverse être considérées comme les composantes d’un débat pluraliste à mener une fois les forces progressistes parvenues au gouvernement. Nul ne sait comment répondre aux énormes défis à venir : l’heure n’est plus celle de la confiance en une idéologie, un parti ou un homme providentiel qui serait capable, tout seul, de nous guider face à nos problèmes communs. Nos espoirs collectifs gagneraient à se porter sur le renouvellement d’une démocratie pluraliste dans le gouvernement comme dans la société, laissant une grande place aux expressions et initiatives des territoires… et de l’Europe. Les modalités de négociations devraient se préciser et se stabiliser chemin faisant. L’important est de mobiliser le sens de la responsabilité historique des différentes parties prenantes au sein d’une vision commune dont les premiers points pourraient, entre autres, inclure les principes suivants :

1. Réaffirmer l’égalité de droits de tous les humains, quelles que soient leurs origines géographiques, sociales et culturelles.

2. Assumer que la paix et la sécurité reposent d’abord sur la justice sociale et une meilleure répartition des richesses.

3. Explorer tous les moyens de lutter contre les inégalités extrêmes.

4. S’inspirer du et appuyer le pouvoir d’agir des minorités de genre, de sexe, de race, de classe, de handicap.

5. Reconnaître la nécessité d’une transformation de nos modes de vie, de production et de consommation face aux limites environnementales (changement climatique, effondrement de la biodiversité, appauvrissement des sols, limitation des ressources, etc.).

6. Reconnaître les solidarités internes et externes, notamment via les migrations, qui trament le tissu de nos sociétés avec les conditions de vie des autres nations et des autres vivants à la surface de la planète.

7. Opérer des redistributions de pouvoir entre les initiatives locales émanant des collectifs de terrain, les institutions nationales chargées d’assurer une base commune à tous les résidents et les inévitables décisions à prendre à l’échelle supranationale.

8. Revaloriser la production agricole conforme aux exigences environnementales, en facilitant l’accès aux terres, en redirigeant les systèmes de subventions et en assurant des revenus garantis aux producteurs.

9. Reconnaître le besoin de transformer les structures en charge d’assurer éducations (écoles, universités) et communications (médias) collectives.

10. Servir l’intérêt commun par une puissance publique régie de façon démocratique, dont les ressources proviendraient d’un système de taxation renouvelé, mettant davantage à contribution les profits et les transferts de capitaux, minimisant les évasions fiscales et taxant les consommations nuisibles à l’environnement.

11. Favoriser une transition technologique qui n’entraine pas une dévaluation du travail, de l’enseignement, des savoirs et de la culture tout en intégrant les progrès des sciences du numérique dans une visée participative, écologique et solidaire.

12. Revendiquer les victoires sociales accumulées au cours du XXe siècle (sécurité sociale, services publics, congés payés, retraites, droits des femmes et des minorités sexuelles) approfondies récemment à travers les dénonciations des violences sexuelles et racistes.

Le Rassemblement National est plus près que jamais de prendre le pouvoir. Cela aurait à l’évidence des effets destructeurs dans le long terme, d’où l’importance de nous mobiliser pour motiver les engagements et les votes. Mais ce seul argument ne suffit pas. La coalition des gauches et des écologistes a les moyens de se doter d’une ambition de bifurcation beaucoup plus forte et plus étendue, à même d’être soutenue par de larges pans de la population, en particulier les plus jeunes et les abstentionnistes.

Ce défi suppose une autre façon de faire de la politique, dont ne pouvons aujourd’hui qu’affirmer la volonté en traçant de nouvelles pistes autant d’attitudes que de perspectives politiques, sociales et écologistes.

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17.05.2024 à 10:59

Consulter les œuvres de Denilson Baniwa

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Denilson Baniwa, Sussuarana, 2023, acrylique, pastel à l’huile et affiche collées sur toile, 130 × 200 × 3,5 cm, diptyque Denilson Baniwa, Brésil, Terre indigène, 2019, contreplaqué de bois et affiches, 120 × 160 × 1,5 cm Denilson Baniwa, L’appel du Sauvage / Yawareté tapuya, 2023, 100 × 130 × 3,5 cm

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17.05.2024 à 10:38

Une affaire de femmes… et de démocratie

Querrien Anne

L’annonce, attristante, était passée quasi inaperçue : Marie-Claire Chevalier, défendue par Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny, est morte en janvier 2022, à 66 ans, « des suites d’une longue maladie ». Elle était devenue une figure de la lutte pour le droit des femmes après son procès pour avortement illégal à l’automne 1972, dont l’issue avait contribué à … Continuer la lecture de Une affaire de femmes… et de démocratie →

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L’annonce, attristante, était passée quasi inaperçue : Marie-Claire Chevalier, défendue par Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny, est morte en janvier 2022, à 66 ans, « des suites d’une longue maladie ». Elle était devenue une figure de la lutte pour le droit des femmes après son procès pour avortement illégal à l’automne 1972, dont l’issue avait contribué à rendre possible la loi Veil autorisant l’avortement. Son avocate de l’époque, Gisèle Halimi, avait remporté une magnifique victoire dans ce procès au cours duquel cinq femmes étaient sur le banc des accusées : Marie-Claire, seize ans, qui avait avorté après un viol (et avait été dénoncée par son violeur, récompensé par une réduction de peine) et quatre autres femmes, dont sa mère, Michèle, toutes accusées de complicité ou de pratique de l’avortement. Gisèle Halimi avait accepté de les défendre à condition de pouvoir attaquer la loi de 1920, qui interdisait la contraception et l’avortement. Marie-Claire Chevalier avait courageusement accepté de mener un combat pour toutes et que son procès personnel soit un procès politique pour le droit à l’IVG.

Rappelons que si la contraception se répand dans les années 1960, l’avortement restait le grand tabou et l’inconnu des démographes. Les chiffres ont fini par éclater : dans les années 1960, la France connaît entre 250 000 et 300 000 avortements clandestins par an1 dans des conditions insalubres et traumatisantes pour un grand nombre de femmes, le plus souvent très jeunes. Le tabou se lève en même temps que se soulève le Mouvement de libération des femmes après 1968 ; les féministes rompent alors les chaînes du patriarcat en affirmant le droit des femmes à disposer de leur corps.

Viennent « Le manifeste des 343 », qui fait partie de l’historique de la désobéissance civile, et le procès de Bobigny, autre action de contestation de la loi. Le succès actuel, on l’oublie, est celui de désobéissant·es – toutes les femmes innombrables, soignants, médecins, aidants et militants qui ont œuvré depuis des décennies, dans la clandestinité et la résistance pour le droit des femmes à disposer de leur propre corps. C’est en pensant à elles – à Gisèle Halimi, à Marie-Claire, tant d’autres – pour la première fois honorées officiellement le 8 mars dernier – que l’on peut se réjouir des résultats du vote des parlementaires réunis en Congrès à Versailles et de l’adoption de la révision constitutionnelle visant à protéger la liberté d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse (IVG), et se joindre aux hurlements de joie qui ont éclaté partout dans la salle et sur les places, lors de la proclamation du résultat. C’est aussi une surprise, car au vu des difficultés antérieures à lancer le processus au parlement, on ne pouvait pas imaginer une si large majorité (780 voix pour contre 72), La victoire est là aussi, dans les votes de ces parlementaires parfois réticents au départ mais finalement convaincu·es, contraint·es ou assailli·es par leurs filles, amies, électrices et électeurs.

Le 4 mars 2024, la France est donc devenue le premier pays au monde à inscrire l’IVG dans sa constitution : « la liberté garantie de la femme de recourir au droit à l’interruption volontaire de grossesse ». Malgré le caractère alambiqué de la formulation, résultat d’âpres discussions sémantiques et juridiques, le résultat est là. Il nous permet même de faire l’expérience d’un sentiment dont on n’imaginait plus guère la possibilité (en dehors peut-être fugitivement d’événements sportifs ou de récompenses à des artistes aimés) et qui a même quelque chose d’embarrassant : la fierté, non pas « d’être français·e » évidemment, mais pour la France. Après, rappelons-le, une série de lois injustes et imposées sans majorité, qui semblent la marque de fabrique du gouvernement Macron II.

Il est rare que la France puisse apparaître comme pionnière : elle l’est non dans le droit à l’avortement (qu’elle a mis du temps à concéder), mais dans cette révision constitutionnelle visant explicitement à protéger la liberté d’avoir recours à l’avortement. Un demi-siècle après l’adoption de la loi Veil, il ne s’agit plus d’affirmer un droit mais bien de le protéger. C’est donc une loi contextuelle : elle est portée sous la menace, et par la troisième vague du féminisme. Il ne s’agit pas d’égalité de droits politiques ou dans le marché du travail (enjeux de la première vague), ni de « droits reproductifs » (pour reprendre la terminologie étatsunienne), mais de liberté sexuelle, de la liberté des femmes à disposer de leur corps, dans la lignée des mouvements féministes du siècle dernier. La loi est bien de l’ère post-#MeToo, marquée par une libération de la parole sur les violences sexuelles et envers les femmes, dont les menaces sur l’avortement font partie. La loi Veil est arrachée en 1975 par les féministes et par les syndicats du Ministère de la Santé, dans la situation atroce que révèle et dénonce le procès de Bobigny ; mais centrée sur la compassion, jamais elle ne fait référence au droit des femmes à disposer de leurs corps.

Cette liberté, et les corps des femmes, c’est la première chose qu’attaquent les dictatures. Dans le livre puis la série culte The Handmaids Tale (La servante écarlate) dont la toute dernière saison est en cours de production, Gilead dictature patriarcale instaurée aux États-Unis, se définit essentiellement par le contrôle des corps des femmes, notamment des servantes (handmaids), femmes détectées fertiles, enfermées et violées afin de produire un enfant pour les couples de la classe dominante : des femmes qui comme l’héroïne, June, travaillaient, s’amusaient, avaient des ami·es et une vie, et qui d’une minute à l’autre, se retrouvent privées de leur travail, de leur compte en banque, et de tout droit – de voter, d’avorter, de lire, de circuler. L’univers de Gilead permet de rappeler que les libertés de femmes sont toujours fragiles et les premières visées par les pouvoirs réactionnaires ou autoritaires. La série annonçait en 2017 les effets de l’arrivée de Trump au pouvoir et la menace qu’un tel spécimen d’humanité constitue en soi pour la dignité des femmes aux États-Unis et dans le monde. Mais désormais, elle illustre une menace généralisée ; la liberté des femmes sur leurs corps, qui semblait majoritairement acquise dans le monde et dans l’opinion publique, est soudain fragilisée.

Comme on sait, la loi Veil n’a pas suffi ; l’application fut lente et difficile et l’accès à l’IVG reste très inégal (en fonction de l’origine ethnique et géographique et du niveau social des femmes). Il est rendu désormais encore plus difficile par des politiques budgétaires néolibérales et la criminelle négligence gouvernementale pour les professions de care. La volonté d’apparaître comme un « phare » pour les autres pays contraste avec les retards de la France en matière de représentation politique des femmes ou d’égalité « réelle », et avec les conditions effectives d’exercice de la liberté d’avorter. C’est bien l’enjeu à venir.

Ce vote « historique » est l’aboutissement d’un processus parlementaire de 18 mois au cours duquel de nombreux·ses élu·es, relais des associations féministes, ont redoublé d’engagement. La présence d’anciennes ministres à l’égalité femmes-hommes ou aux droits des femmes, Isabelle Rome, Elisabeth Moreno, Najat Vallaud-Belkacem à cette séance singulière signalait l’union politique rarissime des femmes pour une cause féministe. Celle de représentantes d’associations comme le Planning familial œuvrant pour les droits des femmes, de militantes et institutionnelles féministes, était signifiante, là aussi dans une période de destruction systématique du tissu associatif en France.

La sénatrice (Europe Écologie-Les Verts) Mélanie Vogel qui a joué un rôle crucial dans le processus a peut-être le mieux marqué le sens politique de l’événement : « La République française, désormais, ne sera plus jamais la République sans le droit à l’avortement ».

Une prochaine étape du combat est de faire inscrire le droit à l’avortement dans ces droits humains que pratiquement tous les pays reconnaissent. En effet, la décision française a eu un écho remarquable dans le monde. Le droit à l’avortement est de plus en plus menacé dans des pays européens comme la Hongrie, la Pologne, l’Irlande et l’Italie. La décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health, qui a annulé le droit constitutionnel à l’avortement après 49 ans, a été précisément ce qui a suscité (ou galvanisé) les efforts en France pour protéger ce droit.

L’exposé des motifs du projet de loi le dit explicitement :

« En France, la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse est aujourd’hui garantie par la loi. […] Si, dans notre pays, cette liberté n’est pas aujourd’hui directement menacée ou remise en cause, hormis par quelques courants de l’opinion heureusement très minoritaires, tel n’est pas le cas dans d’autres États et non des moindres. »

Le texte mentionne alors l’action de la Cour suprême étatsunienne :

« En mettant un terme à sa célèbre jurisprudence “Roe v. Wade” de 1973, la Cour Suprême a fait la démonstration que les droits et libertés qui nous sont les plus précieux peuvent être menacés alors qu’ils semblaient solidement acquis. »

Le texte garantit la liberté d’avorter aux femmes, et a été critiqué parce qu’il pouvait sembler exclure les femmes qui ont fait une transition vers le genre homme, et ont une identité civile d’homme. Mélanie Vogel a su désamorcer cette attaque en rappelant que la liberté est garantie à tous·tes celleux qui ont un corps susceptible de commencer un processus d’enfantement et désirant y mettre fin, marquant bien le changement de paradigme politique.

Il ne s’agit donc pas de célébrer un « phare de l’humanité », mais de redéfinir la démocratie. Pour Mélanie Vogel, « La France montre que le droit à l’avortement n’est plus une option, mais une condition de notre démocratie ». Elle ajoutait : « Je veux envoyer un message aux féministes en dehors de la France. Tout le monde m’a dit il y a un an que c’était impossible. Rien n’est impossible quand on mobilise la société ». C’est l’une des rares fois où une conquête féministe, ancrée dans l’histoire longue des révoltes et des mobilisations, devient un élément de récit national (réel ou fictif). Et où se révèle l’efficacité de la désobéissance civile : un acte public de refus d’accepter une loi injuste a changé le monde jusqu’à pénétrer la Constitution.

1LINED donne le chiffre de 250 000 avortements clandestins par an dans les années 1960. Simone Veil, lors de son discours à lAssemblée Nationale, évoque le chiffre de 300 000 avortements clandestins par an. La juriste A.-M. Dourlen-Rollier avance le chiffre de 800 000 avortements par an, ce qui signifierait que 50 % des grossesses étaient interrompus dans la clandestinité dans les années 1960.

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17.05.2024 à 10:37

Mon droit à ma vie

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Si l’on peut s’honorer que la France vienne de constitutionnaliser le droit à l’avortement, à la suite des longues luttes des femmes, la France n’est par contre pas du tout pionnière dans le domaine de la question de l’aide à la fin de vie. Elle est encore loin de pouvoir rejoindre des pays pourtant voisins … Continuer la lecture de Mon droit à ma vie →

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Texte intégral (1276 mots)

Si l’on peut s’honorer que la France vienne de constitutionnaliser le droit à l’avortement, à la suite des longues luttes des femmes, la France n’est par contre pas du tout pionnière dans le domaine de la question de l’aide à la fin de vie. Elle est encore loin de pouvoir rejoindre des pays pourtant voisins comme la Belgique, les Pays Bas ou la Suisse qui, depuis plus de vingt ans déjà, assurent un droit à l’euthanasie librement choisie par tout·e citoyen·ne. Les débats continuent pour une énième révision de la loi sur « la fin de vie » dite Léonetti de 2005 qui s’est arrêtée en chemin.

Depuis toujours c’était la famille qui avait principalement en charge la fin de vie de ses membres, tout particulièrement lorsqu’elle jugeait qu’il était temps. Trop de souffrances ou plus simplement de gâtisme conduisaient les proches à prendre le soir autour de la table l’ultime décision. C’est sans doute pourquoi on utilisait communément l’expression du « bouillon de onze heures », celui que l’on portait à l’aïeul, sans doute un peu cérémonieusement, pour qu’il parte entouré des siens.

La plupart des gens meurent maintenant le plus souvent seuls et dans une institution quelconque, Ehpad ou hôpital. Les soignants préviennent le plus souvent discrètement ceux qui visitent le mourant en phase terminale puisque ce sont bien les médecins qui décident presque toujours de débrancher volontairement le système d’aide à la fin de vie. Mais les proches refusent le plus souvent absolument de comprendre ce qu’on tente de leur suggérer tant la fin définitive de celui qui est toujours là dans son lit est incompréhensible. Car on ne peut comprendre, cumprehendere-prendre avec soi, la mort. Seulement la subir, du mieux que l’on peut.

Pour cette raison, tous les sondages depuis 20 ans montrent que l’immense majorité des gens (85 % en France) veulent pouvoir maitriser autant que possible la façon dont leur propre fin de vie doit se dérouler, y compris les croyants.

Et pourtant, tous les pouvoirs institués sans exception s’y opposent absolument.

Les religions, force totalement prééminente en la matière, s’entendent toutes pour proclamer « sacrée » la vie, comme si tout le monde n’était pas d’accord, du moins en Occident ! Le problème est que c’est à la nôtre de vie qu’ils s’intéressent pour que la proclamation quasi incessante de cette quasi banalité ne vise qu’à interdire précisément notre libre choix, alors que nous ne leur avons rien demandé. De quel droit ?

Les médecins s’accordent aussi sur leurs compétences exclusives à décider de qu’il faut faire pour prolonger au mieux notre vie. De quel droit aussi ? Et notamment pour les gens de plus en plus nombreux qui confient à leur médecin – pour les heureux qui en ont un encore – ce qu’il doit advenir en cas de problèmes graves de santé ou rédigent des « directives anticipées » dans un registre à présent officiel repris dans la loi Leonetti qui inscrit à la manière libre de chacun tous ceux qui ne veulent pas d’« acharnement thérapeutique ». Mais qui connaît cette possibilité restée trop confidentielle ?

Comment un professionnel, fût-il « des hôpitaux », pourrait-il savoir mieux que vous ce qu’il convient de faire dans ces instants critiques si vous les avez expressément anticipés ?

La résistance au changement vient d’un pouvoir médical imbu de son monopole à pouvoir à décider lui-même de ce qui est bon pour vous. Hypocrisie d’un corps médical confronté à la mort quotidiennement qui débranche définitivement ou entame une sédation, mais refuse éthiquement le rôle officiel d’une aide à mourir qui le déchargerait pourtant de la responsabilité pénale. Les intenses débats des différentes conventions citoyennes comme celui sur la bio-éthique sont là pour toujours retarder une évolution de la loi en multipliant de faux enjeux sur « laisser mourir ou faire mourir ». Oui, souvent on laisse mourir dans des conditions épouvantables, seulement dénoncées par des associations comme Le droit de mourir dans la dignité, ou Le Choix, citoyens pour une mort choisie.

Ce pouvoir médical oppose la fausse alternative des soins palliatifs contre le libre choix de sa fin de vie. Il nous faut les deux et, aujourd’hui, les soignants pratiquant les soins à une meilleure fin de vie possible dans le respect du choix de la personne augmentent.

Mais l’État, encore et toujours, s’obstine, même devenu laïc, à faire respecter dans ses lois l’interdit absolu promulgué par les trois religions monothéistes d’un quelconque contrôle sur la fin de vie, exactement comme elles luttent toujours contre nôtre maitrise à la donner. L’État qui ne cesse d’entretenir la confusion en annonçant fort justement vouloir séparer enfin la question des soins palliatifs de celle de l’aide à mourir, mais se donne une politique d’investissement jugée totalement incomplète par tous les soignants, qui ne fera que maintenir l’existant.

En ne laissant aucune possibilité aux gens de soins palliatifs suffisants ni de libre choix, il en oblige beaucoup à partir seuls dans des suicides nécessairement horribles, ou à l’étranger en Belgique, Hollande ou Suisse.

Pourtant, certaines institutions comme l’Académie nationale de médecine, ou le Comité consultatif national d’éthique ont fait des rapports sur cette double nécessité et d’une vraie politique de soins palliatifs et d’une aide à mourir.

La seule issue est donc maintenant de suivre les femmes qui viennent de faire inscrire dans la constitution même le droit d’être libre et maitre de leur corps. Nous aussi, citoyennes et citoyens dans notre communauté, l’exigeons pour ce qui en est de notre droit de vivre, ou pas. Lois et constitution doivent nous garantir de la même façon une maitrise du droit sur notre vie.

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17.05.2024 à 10:36

À quels Jeux voulons‑nous jouer ?

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Imaginez d’aller vers Roma 2024 plutôt qu’en direction de Paris 2024. C’est-à-dire, imaginez les Jeux Olympiques déplacés quelques 1400 kilomètres plus au Sud, là ils avaient été hébergés en 1960. Il y a une dizaine d’années, ce scénario était vraisemblable, puisque les deux villes étaient alors rivales. Plusieurs ouvriers franciliens travaillant sur les chantiers des … Continuer la lecture de À quels Jeux voulons‑nous jouer ? →

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Texte intégral (2999 mots)

Imaginez d’aller vers Roma 2024 plutôt qu’en direction de Paris 2024. C’est-à-dire, imaginez les Jeux Olympiques déplacés quelques 1400 kilomètres plus au Sud, là ils avaient été hébergés en 1960. Il y a une dizaine d’années, ce scénario était vraisemblable, puisque les deux villes étaient alors rivales.

Plusieurs ouvriers franciliens travaillant sur les chantiers des JO et des infrastructures complémentaires seraient peut-être toujours en vie : Maxime Wagner, Abdoulaye Soumahoro, Seydou Fofana, Jérémy Wasson, Joao Baptista Fernandes Miranda, Amara Dioumassy1
Souvent d’origine étrangère et en situation de précarité contractuelle, ces hommes sont morts pendant les travaux engagés en vue de l’été 2024, notamment lors de l’agrandissement du réseau de transports et malgré l’attention revendiquée aux normes de sécurité. L’année dernière, beaucoup d’entre leurs collègues ont entamé des actions de grève et d’occupation – comme celle de l’Arena de la porte de La Chapelle – pour dénoncer les conditions d’irrégularité dans lesquelles ils étaient employés : il y aurait eu (un peu) moins d’exploitation de la main d’œuvre migrante autour du périphérique parisien. Moins de « travail » aussi, moins d’« emploi », dira-t-on aussi sans doute.

Une foule d’« indésirables » – c’est-à-dire de personnes extrêmement vulnérables (sans-abris, toxicomanes, sans-papiers…) – ne serait pas en train d’être expulsée de la capitale contre sa volonté et loin des réseaux familiers d’aide. La gentrification de la ville de Paris et des communes limitrophes aurait progressé probablement moins vite. Cet été, on aurait vraisemblablement trouvé moins de locations Air BnB destinées à des touristes aisés2. La mise en place de nouveaux systèmes de surveillance vidéo et d’automatisation du contrôle aurait manqué d’un prétexte pour être actée3.

Cependant, la candidature romaine a fait long feu il y a dix ans, suite au choix de la maire Cinque Stelle Virginia Raggi de retirer la candidature à cause des coûts d’organisation d’un tel méga-événement. L’engagement enthousiaste du premier ministre Matteo Renzi n’avait pas suffi, ni celui d’une fameuse lettre de soutien de la part de l’ensemble des athlètes ayant gagné une médaille à Rio 2016. Un seul parmi elleux n’avait pas signé et avait plutôt défendu le doute sur l’opportunité de ce projet, devenant ainsi l’objet de nombreuses pressions et critiques.

Qu’avait-il vu aux jeux brésiliens, le joueur de volleyball Luca Vettori (médaille d’argent) ? Qu’est-ce qui l’avait fait hésiter, et finalement promouvoir ce renoncement ? Dans un article récemment publié4, il évoque les souvenirs de l’été 2016 en écho à la fiction du village olympique « totalitaire » de W de Georges Perec. Il raconte une expérience cloisonnée au sein d’un circuit évènementiel soigneusement séparé de la vie quotidienne des habitant·es de Rio, de ses réalités sociales, de ses problèmes aussi. Dans ce court texte, il ne revient pas sur les polémiques de la lettre et ses raisons à l’époque de ne pas soutenir l’accueil italien des JO. Toutefois nous pouvons entrevoir dans le malaise dont il témoigne la trace subjective d’une certaine gouvernance verticale et déracinée de l’évènement, qui induira le Nouvel Obs à répondre « nulle part » à la demande « où étaient les classes populaires ?5 ». Cette difficulté à inclure la population locale – alors qu’une audience globale et un tourisme d’élite jouissaient insouciamment des Jeux – faisait écho à des questionnements critiques au sujet de l’intégration durable des nouvelles infrastructures dans le tissu de la ville et de ses besoins sociaux6. Sans oublier : la sécurisation violente de la ville pour occulter le mal-être social et la criminalité, les morts sur les chantiers de construction à marche forcée, les problèmes de corruption…

Malgré sa dimension prestigieuse et les magnifiques valeurs qui le couronnent (la fête, le sport, l’internationalisme…), ce digne fils du XXsiècle qu’est l’arbre olympique n’arrive pas à cacher la forêt d’effets indésirables dont il est responsable. Il est pourtant difficile d’affirmer que la responsabilité de ces conséquences lui appartient entièrement, comme si les JO étaient un OVNI atterrissant de nulle part sur le sol des grandes villes et leur imposant son métabolisme tyrannique ! On pourrait plutôt le considérer comme un catalyseur capable d’accélérer des stratégies déjà déployées des pouvoirs publics et privés en charge de les organiser. En ce sens, cet évènement géant peut être envisagé comme un papier de tournesol qui rend (plus) visibles des phénomènes préexistants : l’éloignement des personnes vulnérables des espaces publics, la rente immobilière plutôt que le droit au logement, la mise en œuvre de grandes infrastructures dont l’utilité est questionnée par les mouvements citoyens (voir les ZAD), la configuration d’un réseau de surveillance automatisé de plus en plus envahissant… Cela n’a fait que surfer sur la vague des Jeux Olympique pour prendre plus d’élan.

En se plaçant sur un marché mondial de l’attention les États (du Nord, en général) semblent investir des milliards d’euros dans l’organisation des JO dans une optique de visibilité et de renommée monétisables, par exemple, en termes de tourisme international ou de soft power géopolitique. Au jeu « national » de la rentabilisation de l’attention collective concentrée par le sport jouent également les grandes entreprises privées – de LVMH à Coca Cola7 – qui financent les Jeux et les athlètes par des sponsorisations généreuses. À défaut de renoncer à l’organisation de ces manifestations, autant pour l’argent public employé que pour l’attention commune qui leur est prêtée, il y aurait moyen de se demander comment mieux orienter ces investissements, d’une façon plus juste et durable. Vous souvenez-vous du poing levé de Tommie Smith et John Carlos à Mexico en 1968, canalisant le regard synchronisé par les JO vers une lutte émancipatrice ?

La situation olympique n’est pas isolée, en réalité. Les controverses qui la concernent se reflètent dans une série d’autres méga-événements sportifs, comme la Coupe du Monde de football masculine qui a franchi une nouvelle frontière d’indécence lors de sa dernière pétro-édition au Qatar (stades dans le désert climatisés, censure des droits des minorités…). Ces situations ont posé de plus en plus radicalement la question de comment « hériter » d’une importante tradition sportive collective dont l’injustice sociale et l’insoutenabilité environnementale dessinent la nécessité d’une certaine « fermeture ».

Les termes choisis renvoient à une série de travaux en sciences sociales – accueillis dans cette revue8 – qui nous permettent peut-être de trouver un concept, celui de « commun négatif », pour décrire le besoin de prendre en charge des réalités comme celle des JO qui, tout en nous reliant et en occupant une place importante dans le système culturel actuel, ont tendance à générer des effets délétères, des « ruines » plus ou moins littérales. Bien sûr, beaucoup de choses y compris désirables dépendent des Jeux Olympiques : par exemple la valorisation du sport et plus précisément de sports mineurs qui n’auraient sans cet évènement qu’une visibilité et une soutenabilité économique très faible. En même temps, cette machine se branche sur des écosystèmes de communs négatifs dont il faut prendre soin tactiquement, y compris via des politiques de renoncement et démantèlement : le tourisme international, la publicité médiatique, les infrastructures inutiles… N’oublions pas d’inclure également dans la liste une morale extrêmement épuisante du travail et de « l’excellence » que nous partageons au sein des sociétés néolibérales et qu’on doit apprendre à refuser : celle-ci prolifère au sein d’évènements sportifs hautement compétitifs et demande à être désertée, comme le montre la sociologue du travail italienne Francesca Coin en commentant des cas de retrait de grands athlètes (à l’instar de Simone Biles et Michael Phelps)9.

Comment jeter l’eau sale du bain olympique contemporain tout en préservant le bébé d’un certain commun sportif ? Une petite idée peut nous venir du monde du football, qui constitue la contrée la plus démesurée de la logique médiatico-financière régissant le sport professionnel, tout en alimentant un plaisir quotidien de millions d’athlètes ou de fans en dehors de tout circuit commercial et spectaculaire. Le foot, en effet, a représenté depuis de nombreuses années le front le plus avancé de la marchandisation, gentrification et médiatisation de la pratique sportive. L’exemple de la transformation des stades anglais – raconté par le beau court-métrage de Nicolas Goureau This Means More (2019) – est éloquent dans la mesure où ces lieux communautaires ont été transformés en dispositifs d’enrichissement strictement disciplinés par des propriétaires souhaitant rentabiliser leurs capitaux.

Beaucoup d’usages et de classes sociales ont été expulsées par ces processus, mais cette situation d’exclusion n’a pas été simplement subie par ces personnes : elle a parfois donné lieu à des véritables tactiques de soustraction et de création d’espaces alternatifs connus sous le nom de protest club. Dans des cas comme l’Austria Salzburg (fondé en opposition à la gestion par Red Bull de l’équipe autrichienne), l’United of Manchester (équipe alternative issue d’un abandon du célèbre Manchester United) ou encore l’Affordable Football Club Liverpool (projet opposé à la gestion du Liverpoool FC), il s’est agi de refuser une appropriation de l’expérience du football par des logiques verticales et capitalistes, mais sans renoncer à la passion pour ce sport : d’où la création par des supporters de ces équipes locales parallèles, basées sur une gestion coopérative et directe, en dehors de l’économie attentionnelle et marchande des grands championnats. En quittant les sommets glorieux, ils ont préféré demeurer fidèles aux puissances politiques du jeu qui sont celles de la spéculation et du virtuel au-delà du donné, comme nous l’apprend Brian Massumi. Les protest club nous enseignent à en finir avec leur Olympe pour infinir nos jeux…

1Voir : « Au Grand Paris Express, des morts et des accidentés par pertes et profits », Blast, 25/07/2023 ; Cécile Hautefeuille, « Chantiers des JO : Amara Dioumassy est mort dans lindifférence générale », Mediapart, 6/7/2023.

2Les processus de nettoyage social et gentrification constitue une tendance politique et urbanistique bien reconnue au sein de ces méga-événements sportifs, voir : Centre on Housing Rights and Evictions, FAIR PLAY FOR HOUSING RIGHTS, 2007, www.ruig-gian.org/ressources/Report %20Fair %20Play %20FINAL %20FINAL %20070531.pdf

3Voir les commentaires de la Quadrature du Net à ce propos : « VSA et Jeux Olympiques : Coup denvoi pour les entreprises de surveillance », 26/1/2024, www.laquadrature.net/2024/01/26/vsa-et-jeux-olympiques-coup-denvoi-pour-les-entreprises-de-surveillance

4Luca Vettori, « Un atleta sono le sue vittorie », Doppiozero, 5/3/2024, www.doppiozero.com/un-atleta-sono-le-sue-vittorie

5Gourvan Le Quellec, « JO 2016 : un modèle olympique à revoir durgence », Le nouvel Obs, 25/08/2016.

6Voir à ce sujet : Justine Ninnin, Alba Zaluar et Christovam Barcellos, « Mondialisation et méga-événements à Rio de Janeiro : quand les enjeux de sécurité et durbanisation développent les logiques de marché dans les favelas », IdeAs, no 7, 2016, https://journals.openedition.org/ideas/1402

7Mathias Tépot, « JO 2024 : pour LVMH, limportant, cest de gagner », Médiapart, 26/3/2024.

8Voir notamment la majeure du numéro 93, 2023.

9Voir : Francesca Coin, Le grandi dimissioni, Turin, Einaudi, 2023.

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17.05.2024 à 10:35

Guerre ou paix ? L’urgence d’une autre politique des drogues

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La guerre à la drogue fait rage, et ces derniers temps, elle s’était imposée semble-t-il sans discussion. Les fusillades, les morts, les quartiers en proie au trafic, c’est, à l’évidence, une urgence : Place net XXL, c’est le mot d’ordre du gouvernement. Ce mardi 2 avril, trois nouvelles opérations anti-drogue ont été annoncées à Nantes, Toulouse et … Continuer la lecture de Guerre ou paix ? L’urgence d’une autre politique des drogues →

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Texte intégral (1761 mots)

La guerre à la drogue fait rage, et ces derniers temps, elle s’était imposée semble-t-il sans discussion. Les fusillades, les morts, les quartiers en proie au trafic, c’est, à l’évidence, une urgence : Place net XXL, c’est le mot d’ordre du gouvernement. Ce mardi 2 avril, trois nouvelles opérations anti-drogue ont été annoncées à Nantes, Toulouse et Strasbourg. Sauf que la veille, au 1er avril, l’annonce de la légalisation du cannabis en Allemagne a introduit une faille d’où surgit, une nouvelle fois, ce serpent de mer : la légalisation du cannabis, recommandée par une succession de rapports, dont le dernier le 5 mai 2021, par la mission d’information parlementaire aboutissait à la proposition d’une « légalisation encadrée et régulée du cannabis ». Les rapporteurs, Caroline Janvier et Jean Baptiste Moreau, tous deux députés de la majorité présidentielle, étaient persuadés que le débat allait s’ouvrir sur cette question.

Ce n’est pas ce qui s’est passé, le tournant répressif s’est au contraire renforcé depuis la nouvelle mandature, ce qui se traduit par une escalade continue d’une violence meurtrière. Car du point de vue de l’expertise, il n’y a pas de doute possible, la stratégie adoptée par les pouvoirs publics en France exacerbe la violence du trafic. Le ministre de l’Intérieur entend réprimer tous les maillons de la chaîne, usagers de drogues, trafiquants de rue et gros trafiquants. C’est la stratégie de la guerre à la drogue dont l’objectif est d’éliminer la production, le trafic et la consommation des drogues illicites, stratégie qui s’est révélée inefficace et même contre-productive. Elle a pour principale conséquence d’engendrer une criminalisation de masse et de rendre les marchés illicites plus instables et plus violents. Ainsi, le démantèlement des points de deal exacerbe la concurrence entre trafiquants, ce dont le ministre se félicite : la fébrilité des trafiquants témoignerait de l’efficacité des forces de police.

« Faire place nette », c’est-à-dire éliminer le trafic de drogues partout en France, ce serait la condition sine qua non pour garantir la tranquillité et la sécurité des habitants. Voilà qui ne devrait pas rassurer les habitants, qui par expérience, constatent que les petits trafiquants de rue se remplacent aisément. Plutôt que de lutter contre le cannabis, ne vaudrait-il pas mieux lutter contre l’utilisation des armes à feu et autres violences ?

C’est précisément ce que propose une expertise fondée sur la comparaison des résultats selon les stratégies et les dispositifs, santé ou sécurité. Ainsi, concernant les problèmes posés les marchés des drogues illicites, le Consortium international sur les politiques des drogues (IDPC), recommande d’accorder la priorité à la réduction des conséquences les plus dommageables liées au marché des drogues comme la violence, la corruption, le blanchiment de l’argent1. C’est là un changement de perspective aussi radical que l’a été la réduction des risques liés à l’usage de drogues au milieu des années 1990. En termes de sécurité, il s’agit d’abord de recentrer la répression sur les responsables de l’expansion du marché des drogues plutôt que le bas de la chaîne, consommateurs, petits dealers de rue, mules qui transportent la marchandise dans leurs corps ou encore petits cultivateurs, qui tous ont été jusqu’à présent les principales cibles de la guerre à la drogue.

L’enjeu est de définir les priorités de l’action publique avec des stratégies de dissuasion ciblée. Ainsi, les organisations trafiquantes transnationales qui ont investi les ports d’Anvers, de Rotterdam ou de Hambourg se sont révélées particulièrement menaçantes en termes de violence et comme en termes de corruption.

La France peut mener des actions contre le trafic transnational en coordination avec ses voisins européens, mais au niveau national, la stratégie adoptée maintient un objectif d’intervention tout azimut, en commençant par ceux qui sont désignés comme les premiers coupables à savoir les consommateurs : « il ny aurait pas de marché de la drogue sil ny avait pas de consommateurs » a répété le ministre de la justice après le ministre de l’intérieur.

Mais les consommateurs existent et l’expérience de ces trente dernières années a montré que les seules actions efficaces les concernant relèvent du champ de la santé avec la réduction des risques liée à l’usage mais aussi dans le soin et dans la prévention. Les pays européens en ont pris acte avec à minima des mesures de décriminalisation de l’usage et de la petite détention afin d’éviter toute incarcération. En France, Il y a toujours des usagers incarcérés dans la mesure où la détention pour consommation personnelle n’est pas distinguée du trafic. Pour l’essentiel les personnes incarcérées sont des petits trafiquants de rue, condamnés ainsi à l’exclusion sociale et à l’enfermement dans la délinquance. Il conviendrait de distinguer les auteurs de violence des acteurs non violents du marché illicite. Les alternatives à l’incarcération sont recommandées pour les acteurs non violents tandis que la dissuasion doit cibler les personnes et les gangs les plus violents. Aux États-Unis, l’opération Cessez le feu (Operation Ceasefire) à Boston sert de référence pour ce qui concerne ce ciblage sélectif. À l’opposé de la tolérance zéro qui sévissait dans les années 90, la stratégie policière et judiciaire s’est donnée pour objectif la réduction des homicides commis par des gangs violents sans chercher à réduire le marché des drogues. Cette stratégie, négociée avec tous les acteurs y compris les jeunes appartenant aux gangs, a obtenu une baisse de 66 % des homicides après le lancement des opérations en 19962. Au reste, l’action ne s’est pas limitée à la répression, elle s’est accompagnée d’actions d’insertion pour les jeunes du quartier appartenant ou non aux gangs.

Dans la lutte contre le trafic, l’Allemagne vient de franchir un pas de plus avec la légalisation du cannabis, une stratégie de régulation que recommandent désormais les experts internationaux réunis dans la commission globale de politique en matière de drogues3. Malte avait déjà franchi ce pas ainsi que le Luxembourg et d’autres pays vont suivre, dont tout d’abord la Suisse, les Pays-Bas et la Tchéquie. Les résultats obtenus par les États qui ont fait le choix de la légalisation sont attentivement suivis. Si le marché illicite du cannabis n’est pas éradiqué, du moins, est-il sensiblement réduit. Son évolution dépend de plusieurs facteurs dont la capacité du marché légal à entrer en concurrence avec le marché noir, mais aussi le type de cadre légal adopté. Les traditions de violence et de corruption, différentes selon les États sont également un facteur à prendre en compte. Il est difficile de prévoir quelle sera l’incidence de la légalisation du cannabis sur le crime organisé.

Quoiqu’il en soit, nous n’en avons pas fini avec les conséquences désastreuses de la prohibition des drogues. Il faut se souvenir que les organisations mafieuses engendrées par la prohibition de l’alcool aux États-Unis ont perduré bien au-delà de son abrogation en 1933. Du moins peut-on éviter de continuer à alimenter le crime organisé transnational, protéger la santé des consommateurs et pacifier autant que possible les relations que les êtres humains entretiennent entre eux.

1https://idpc.net/fr/principes-politiques

2IDPC  La_dissuasion_ciblee_le_ciblage_selectif_le_trafic.pdf

3f2020report_FR_web_0.pd.pdf / Commission globale de politique en matière de drogues : « Lapplication des lois sur les drogues, viser les responsables du crime organisé », 2020).

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17.05.2024 à 10:33

DAO Hypercapitalisme ou gouvernance démocratique ?

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DAO Hypercapitalisme ou gouvernance démocratique ? Malgré sa proximité avec le courant cypherpunk, le secteur des cryptomonnaies n’a pas toujours été fidèle à ses valeurs anarchistes, la finance capitaliste investissant toujours davantage dans les cryptomonnaies pour s’approprier ces nouveaux produits financiers. Cette ambiguïté se retrouve dans les DAO, cette nouvelle forme de gouvernance créée par la technologie blockchain. Cette gouvernance décentralisée est en effet tout à la fois l’expérimentation d’une démocratie radicale, bien qu’asociale, et un retour à une ploutocratie qui peut cacher la violence de ses décisions par l’automatisme des mécanismes informatiques. DAO Hypercapitalism or Democratic Governance? Despite its proximity to the cypherpunk field, the cryptocurrency sector hasn’t always been true to its anarchist values, capitalist finance investing ever more in cryptocurrencies to appropriate these new financial products. This ambiguity is reflected in DAOs, this new form of governance created by blockchain technology. This decentralized governance is in fact both an experiment in radical, even if asocial, democracy, and a return to a plutocracy that can hide the violence of its decisions through the automatism of computer mechanisms.

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Texte intégral (6689 mots)

Depuis la création du Bitcoin en 2009, le champ des cryptomonnaies est devenu une culture à part entière. Des milliers de projets sont apparus, des plus sérieux comme le Bitcoin ou Ethereum aux plus inutiles, tels le Dogecoin et le Shiba Inu, qui ont transformé certains chanceux en milliardaires.

Nées aux confins de la culture cypherpunk, les cryptomonnaies mélangent deux mouvements totalement opposés. Se retrouvant dans le rejet d’un capitalisme régulé par l’État, un mouvement hyper-capitaliste et un mouvement porteur d’un projet démocratique se côtoient sans jamais s’avouer leur différence. En effet, profitant du peu de régulations de ce secteur, un certain nombre de fonds d’investissement issus de la finance traditionnelle ont très rapidement introduit leurs capitaux dans ce nouveau marché pour capter ses aspects technologiques les plus innovants.

Sans être dupe de l’importance de la tendance hyper-capitaliste dans le champ des cryptomonnaies, cet article montrera que la culture qu’elles ont fait émerger est aussi porteuse de modèles de gouvernance beaucoup plus horizontaux que ceux que nous connaissons. Sous la forme de DAO (Decentralized Autonomous Organization), ces modèles sont encore en construction et il est nécessaire de mettre en lumière leurs potentialités et leurs contradictions pour comprendre la voie qu’ils ouvrent pour repenser la notion de gouvernance.

Qu’est-ce qu’un cypherpunk ?

Difficile de parler de la dimension politique du Bitcoin et autres cryptomonnaies sans évoquer le mouvement cypherpunk. Ce mouvement informel regroupe des personnes soucieuses de la préservation de leurs données personnelles et de la confidentialité de leurs échanges (transactions monétaires ou communications). Son histoire se confond de plus avec celle d’internet car sa date de naissance est le 19 septembre 1992, précédant de peu l’apparition du premier navigateur internet et le développement du world wide web. Ce jour-là, une discussion importante sur le rôle de la cryptographie dans la modernité rassemble le mathématicien Eric Hugues, l’informaticien John Gilmore, l’activiste et hackeuse Judith Milhon et l’ancien ingénieur d’Intel Timothy May. Ce dernier y lit certains passages de son Manifeste crypto-anarchiste qu’il avait écrit 4 ans auparavant :

« Tout comme la technologie de l’imprimerie a altéré et réduit le pouvoir des corporations médiévales et la structure sociale de pouvoir, les méthodes cryptologiques altèrent fondamentalement la nature de l’interférence du gouvernement et des grandes sociétés dans les transactions économiques1. »

Judith Milhon déclare alors « Vous êtes tous des crypto-anarchistes – ce que j’appellerai des cypherpunks ». Cet acte de naissance aux allures de société secrète rapproche les cypherpunks du cyberpunk, un genre de science-fiction dystopique qui explore les potentialités fictionnelles des nouvelles technologies et de l’informatique. Alors que le cyberpunk décrit une société décadente, les cypherpunks pensent au contraire que la technologie, en particulier internet et la cryptographie, peuvent être des facteurs d’émancipation. Cet utopisme est fortement inspiré par l’économiste libéral Friedrich Hayek et son idée d’un ordre spontané qui pourrait émerger d’un marché non contrôlé par l’État.

Le mouvement Cypherpunk a très vite des démêlés avec la justice américaine dans l’affaire du PGP, un logiciel libre de chiffrement créé par Phil Zimmermann qui s’est diffusé à travers le monde. En effet, les lois américaines considèrent les produits cryptographiques comme des munitions et il est donc impossible de les exporter sans autorisation. En 1996 Bill Clinton assouplit heureusement la loi sur les produits cryptographiques et cette première bataille s’achève rapidement. Cependant, la création du site WikiLeaks par Julian Assange en 2006 scellera le divorce définitif entre les Cypherpunks et les autorités américaines. En créant une plateforme pour les lanceurs d’alerte, Julian Assange met en application les principes d’un internet libéré du contrôle des gouvernements. Mais depuis la publication de documents américains datant des guerres en Afghanistan et en Irak, il est accusé d’espionnage par les États-Unis et pourrait être condamné à 175 ans de prison. Il est pour l’instant incarcéré en Angleterre et peut être extradé d’un moment à l’autre aux États-Unis.

Hal Finney, autre figure du mouvement Cypherpunk morte en 2014, s’intéresse au lancement du Bitcoin, et Satoshi Nakamoto lui envoie la première transaction Bitcoin en janvier 2009. Atteint de sclérose en plaque, il a continué à travailler sur le Bitcoin jusqu’à la fin de sa vie. Il a publié le 19 mars 2013 sur le forum Bitcoin Talk le post « Bitcoin and Me2 » dans lequel il raconte son histoire et son rapport au Bitcoin. Depuis sa mort en 2014, certains considèrent qu’il pourrait être Satoshi Nakamoto (un pseudonyme) lui-même.

Bitcoin, Ethereum et contrat intelligent

Il n’est pas anodin que Satoshi Nakamoto publie le livre blanc du Bitcoin en 2008 sur un forum Cypherpunk car, en réalité, l’architecture de ce réseau et sa sécurité sont l’héritier du travail des personnalités les plus influentes de ce mouvement. Qu’est-ce que le Bitcoin ? Avant d’être une monnaie numérique, il s’agit d’un programme informatique appelé blockchain3. Une blockchain est un registre comptable numérique dont l’authenticité est garantie par un réseau d’ordinateurs. Grâce à un calcul cryptographique, ces ordinateurs ajoutent continuellement de nouveaux blocs à cette chaîne pour enregistrer chaque nouvel état de ce livre de compte. Pour garantir la sécurité de la blockchain, c’est-à-dire garantir la validité de ce livre comptable, ces ordinateurs appelés « mineurs » effectuent un calcul cryptographique complexe. En récompense, ces mineurs reçoivent la monnaie de cette blockchain : le Bitcoin.

La force subversive du Bitcoin repose sur trois éléments : le fonctionnement et la sécurité du réseau Bitcoin ne dépendent que d’un réseau d’ordinateurs anonymes, les utilisateurs ont leur vie privée protégée puisque seule l’adresse de leur compte est visible sur le réseau, et le nombre d’unités possible est limité à 21 millions. Il y a néanmoins une inflation puisque les Bitcoins sont créés peu à peu en récompense du minage mais il n’y aura jamais plus de 21 millions de Bitcoin, le dernier devant être créé en 2140. Puisqu’il y a actuellement plus de 19 millions de Bitcoin, l’inflation est en réalité dérisoire. C’est pour cette raison qu’on a vu dans cette monnaie une réponse à la crise monétaire de 2008. Depuis, le Bitcoin a peu à peu acquis le statut « d’or numérique » grâce à sa rareté.

Après le Bitcoin, d’autres blockchains sont apparues dont Ethereum, la plus célèbre après le Bitcoin. Ethereum a été créé par Vitalik Buterin, un jeune informaticien russo-canadien qui a intégré la communauté Bitcoin dès 2011 à l’âge de 17 ans. Après avoir tenté d’améliorer le réseau Bitcoin pour le rendre plus polyvalent, il développe sa propre blockchain et en publie le livre blanc en 20144. Soucieux aussi de la protection des données personnelles, Vitalik Buterin voit rapidement les potentialités ouvertes par les blockchains sur les questions de gouvernance. Cette nouvelle génération de blockchains permet la construction d’applications basées sur des smart-contracts. Ces smart-contracts ou « contrats intelligents » sont des programmes automatisés qui permettent d’effectuer des transactions sans l’intervention de tiers de confiance. Ils se déclenchent dès que les conditions initiales indiquées dans ce smart-contract sont réunies. Ces applications décentralisées forment une nouvelle étape d’internet, ce qu’on appelle le « web3 », qui se définit avant tout en réaction au web2, celui des GAFAM, qui n’était pas soucieux de la vie privée des utilisateurs car trop centralisé. Dans le web3, au contraire, ceux-ci redeviennent propriétaires de leurs données personnelles. S’ils décident de les monétiser, ceci se fera justement en toute transparence grâce aux smart-contracts. Peu à peu, les cas d’utilisation de la technologie blockchain se sont multipliés : finance, gaming, réseaux sociaux, internet des objets – mais aussi gouvernance décentralisée grâce aux DAO.

Tous ceux qui participent aux web3 ne partagent pas les mêmes valeurs éthiques. Au contraire, si les puristes restent fidèles aux principes du Cypherpunk, beaucoup d’entrepreneurs utilisent le web3 comme une nouvelle étape du marketing digital. Pour ces derniers, la décentralisation et la réappropriation des données personnelles ne sont que des outils pour renforcer l’engagement des communautés qui se construisent autour des marques et produits. Les partisans des DAO voient au contraire le potentiel communautaire et démocratique de cette technologie.

Les DAO, origines et enjeux

Les DAO ou « organisations autonomes décentralisées » sont des communautés dont la gouvernance est liée à la technologie blockchain et aux cryptomonnaies. Aux yeux de certains, elles représentent un modèle radicalement nouveau de coordination des actions humaines à large échelle, grâce à leurs six qualités définitoires : « les DAO sont auto-poïétiques, a-légales, super-scalables, exécutables, accessibles sans permission, alignées, co-propriétaires et mnémoniques5. »

Dès septembre 2013, Vitalik Buterin publie une série d’articles sur les « Decentralized Autonomous Corporation6 » dans Bitcoin Magazine, avant d’utiliser le sigle DAO à partir de 2014. Dès ces premiers articles, Vitalik Buterin se questionne sur l’apport de l’informatique et en particulier du Bitcoin sur les prises de décision. Un programme informatique automatise en effet certains processus mais cela ne nous renseigne pas sur celui qui écrit ou qui déclenche ce programme. Vitalik Buterin propose une réponse apparemment simple à ce problème : la prise de décision sur le code revient au « distribued computing ». Le réseau Bitcoin est déjà un modèle de gouvernance décentralisée. Lorsqu’un développeur veut changer le code de la blockchain, il ne peut obliger les mineurs à faire la mise à jour sur leur machine. Si le changement est refusé, la blockchain gardera son ancien code. Cette gouvernance décentralisée se fait donc sans vote et de manière complètement anonyme, le pouvoir de vote de chaque mineur dépendant uniquement de la puissance de calcul qu’il fournit au réseau. Cependant, cette gouvernance reste encore très informelle et est limitée aux problèmes de la mise à jour du réseau.

Lorsque Vitalik Buterin publie sa seconde série d’articles sur le même sujet en 2014, Ethereum est en pleine construction. Grâce à ses smart-contracts, cette blockchain permet d’imaginer de vraies DAO. Les smart-contracts en effet permettent de créer des jetons (tokens) aux multiples usages. Une DAO peut ainsi avoir son propre jeton qui symbolise un pouvoir de vote. Chaque détenteur de ce jeton pourra voter et le vote déclenche un autre smart-contract qui applique automatiquement la décision.

Une des toutes premières DAO construites sur la blockchain Ethereum a porté le nom symbolique de The DAO et a été créée par la société Slock.it en 2016. Le whitepaper de The DAO7 définit clairement son but : « The DAO est un code hébergé sur la blockchain qui émule le fonctionnement d’un fonds de placement, et qui peut financer et percevoir des fonds d’autres entités ayant des activités sur une blockchain. » En d’autres termes, The DAO a un but proche des sites de crowdfunding classiques. Une communauté de 4 000 membres s’est construite autour de ce projet, aidant les développeurs à construire le code à la fois pour la collecte, la distribution des fonds et pour la procédure de vote. Cependant, aucun cadre juridique ou aucune procédure précise pour l’examen des dossiers des projets à financer n’ont été élaborés. Malgré le sérieux de Slock.It, The DAO est avant tout une expérimentation qui sera au fondement de toutes les autres DAO et le début de The DAO a été un remarquable succès. Une phase de souscription a été ouverte pendant 28 jours pour acheter ses tokens. Ceux-ci avaient trois fonctions (qui sont souvent utilisées dans les jetons de DAO) : ils représentent un pouvoir de vote ; ils permettent de récupérer une partie des revenus de la DAO ; et ils peuvent évidemment être revendus. Le projet a récupéré l’équivalent de 150 millions de dollars à la fin de la période de souscription.

Malheureusement, cette success story s’est vite transformée en drame. Le 17 juin 2016, un hacker a réussi à détourner 50 millions de dollars. Ce hack historique, même s’il n’est pas le plus important vécu par l’écosystème blockchain, a révélé la fragilité de ces modèles de gouvernance en termes de sécurité. La gestion des fonds par un code n’évite pas automatiquement tous les problèmes de gestion, et ce hack a montré la naïveté des fondateurs de cette première DAO.

Le hacker ne pouvant obtenir ses fonds qu’après un délai de 35 jours, il était possible de chercher une solution pour les récupérer. La communauté des développeurs et des mineurs d’Ethereum s’est alors déchirée autour d’un choix symbolique. Soit on corrigeait les effets du piratage en reprenant un état de la blockchain avant le hack, soit on considérait que le code devait rester immuable. Les votes ont conduit à une victoire très claire de la décision de reprendre un état antérieur de la blockchain pour annuler le hack. Une minorité a alors décidé de garder la blockchain originelle pour respecter l’immutabilité du code, en la renommant Ethereum Classic. Une fois les fonds récupérés sur la blockchain Ethereum, le projet The DAO a été fermé, le hack ayant eu raison de cette expérimentation originelle. Cependant, au-delà de la nécessité de sécuriser davantage les smart-contracts, la résolution du hack a permis de mettre à jour le problème de la gouvernance, non pas du projet The DAO mais de la blockchain Ethereum elle-même. Le déchirement de la communauté qui a conduit à la création de deux réseaux est lié à la fois à l’illusion de l’immutabilité du code et à une imprécision des règles de la gouvernance de la blockchain. Cela montre que la question de la gouvernance est inséparable de la technologie blockchain. Son fonctionnement en réseau crée inévitablement du collectif.

Cette gouvernance collective implique en fait la définition de beaucoup de paramètres. Il faut définir le pouvoir de vote de chacun et donc le poids de chaque jeton. Nous reviendrons sur ce problème car il entraîne le plus souvent un capitalisme au sein même de la gouvernance dans la plupart des DAO existantes. De plus, il faut définir le périmètre d’action de la DAO, d’autant plus si elle est liée à un projet particulier construit par une équipe. Dans ce cas, la DAO a-t-elle tout pouvoir sur l’avenir du projet même si l’équipe considère qu’une décision est néfaste ? Ou au contraire la DAO a-t-elle un champ d’action limité à un domaine ? Enfin, il faut définir le processus de décision : qui a le droit d’émettre une proposition ? Quel temps allouer aux discussions précédant le vote ? Combien de temps les membres de la DAO ont-ils pour voter ? Toutes ces questions montrent que ni la décentralisation ni l’automatisation de la prise de décision ne peuvent être complets. On constate que beaucoup de projets commencent par un mode de gouvernance centralisé et progressent peu à peu vers la décentralisation.

Polkadot, un exemple de décentralisation progressive

Les conséquences du hack de The DAO, qui ont conduit à un déchirement de la communauté Ethereum, ont eu un effet positif car elles ont permis de prendre conscience de la nécessité d’édicter des règles claires de gouvernance. Cette prise de conscience est renforcée par le statut ambigu des actifs numériques dans le monde de la finance et en particulier dans la législation américaine. En effet, celle-ci distingue en particulier les Commodities, telles que les matières premières, et les Securities, qui sont des actifs mobiliers comme les actions boursières. Cette seconde catégorie est contrôlée par la SEC (Securities and Exchange Commission) qui définit quel actif est une security et qui a le droit de servir d’intermédiaire dans les échanges de ces actifs. Depuis les années 1940, la SEC utilise le test de Howey 8 pour définir si un actif est une security. Un actif est considéré comme une valeur mobilière selon ce test s’il répond à trois critères : l’argent des investisseurs est géré par une entreprise commune, les investisseurs s’attendent à générer des gains, les bénéfices ne dépendent pas des investisseurs. La décentralisation de la gouvernance est donc souvent vue dans les projets de cryptomonnaies comme un moyen de contourner le premier et le troisième critère. Cette question ouvre évidemment un débat sur le statut de ces actifs (security ou nouvelle catégorie de la finance capitaliste ?) qui dépasse le cadre de cet article.

Parmi tous les exemples possibles, la transformation du modèle de gouvernance de la blockchain Polkadot peut être privilégiée car celle-ci a été construite par Gavin Wood, un des cofondateurs de Ethereum avec Vitalik Buterin, et parce qu’elle est considérée comme une des blockchains les plus décentralisées. La gouvernance de Polkadot est en réalité passée par trois étapes. La première étape a été celle de la création du réseau lui-même. Gavin Wood a ensuite mis en place une fondation à but non lucratif, la Web3 Foundation, qui a pour but de suivre le développement du réseau. C’est cette fondation qui a fait la levée de fonds pour le financement de ce projet. La Fondation a engagé ensuite la société Parity, créée aussi par Gavin Wood, pour construire le code et les infrastructures de la blockchain. Parity ne possède donc pas la blockchain Polkadot mais a le statut de prestataire de service.

Une fois la blockchain Polkadot mise en route, la deuxième étape a permis de définir une première forme de gouvernance, un début de décentralisation. Cette première gouvernance était composée de trois instances : les détenteurs de la cryptomonnaies DOT, le concile et le comité technique. De plus, les détendeurs de DOT pouvaient déléguer leur pouvoir de vote à des représentants s’ils ne voulaient pas voter eux-mêmes. Le concile était composé de treize membres élus parmi les détenteurs de DOT et avait trois rôles : il servait à proposer les référendums les plus sensibles, à annuler les référendums malveillants par son droit de véto et à élire le comité technique. Quant à ce dernier, il était composé d’experts qui avaient déjà contribué au réseau ; il avait également pour rôle d’annuler les référendums malveillants mais aussi de résoudre les bugs qui pouvaient se produire sur le réseau. Dans cette première forme de gouvernance, il ne pouvait enfin y avoir qu’un vote référendaire à la fois. Elle est donc encore loin d’être décentralisée car un organe central avait encore un droit de véto et pouvait décider du moment où une proposition était soumise au vote.

La deuxième forme de gouvernance a été mise en place en 2023 et s’appelle « OpenGov ». Cette gouvernance ouverte se propose d’expérimenter une décentralisation quasi intégrale. Le concile a été dissous et les membres de la communauté ont alors tout pouvoir sur les référendums. De plus, plusieurs votes référendaires peuvent avoir lieu en même temps, ce qui donne une plus grande agilité à ce dispositif. La délégation du pouvoir de vote est toujours possible mais on peut maintenant choisir des représentants différents selon le domaine de la proposition soumise au vote. Enfin le comité technique est remplacé par l’association technique Polkadot dont l’accès sera facilité. Décentralisation et agilité sont donc les maîtres mots de cette nouvelle organisation dans laquelle Parity, la société qui a créé le code de Polkadot, n’est plus qu’un acteur parmi d’autres dans l’avenir de cette blockchain. Malgré cette volonté de décentralisation extrême, il ne faut pas être naïf sur sa réalité car le pouvoir de vote revient aux détenteurs de DOT, token qui a un prix en équivalent dollar. Comme toute DAO, celle-ci risque d’être prisonnière d’une ploutocratie qui ne veut pas dire son nom.

Les DAO sont-elles des ploutocraties écocidaires ?

Malgré leurs potentialités dans le renouveau des modèles de gouvernance, les DAO souffrent de plusieurs maladies structurelles. Même si elles peuvent varier sur l’étendue de leur domaine de décision, les DAO appliquent souvent la même règle pour déterminer le pouvoir de vote de chacun : celui-ci est proportionnel au nombre de tokens possédé. Certaines DAO essaient de donner plus de pouvoir de vote à ceux qui conservent plus longtemps leurs tokens mais cela ne change pas le problème fondamental : ce sont souvent les plus riches investisseurs qui contrôlent les décisions de la communauté.

Une première piste serait de ne pas donner de prix à ces tokens. S’ils ne peuvent être ni achetés ni vendus9, la DAO peut définir librement comment les obtenir : cela peut être en proportion des tâches effectuées au sein de l’organisation, selon une estimation du degré de compétence. Dans ce cas, la technologie blockchain permet de construire des modèles de gouvernance qui allient transparence du processus, reconnaissance de l’implication et de l’expertise, et confidentialité des votants.

Une autre serait d’expérimenter d’autres mécanismes de vote rendus possibles par la technologie blockchain. L’université des sciences sociales de Singapour a ainsi proposé un nouveau modèle de gouvernance10 pour éviter la concentration du pouvoir de vote par ceux qui détiennent le plus de jetons de la DAO. Ce modèle utilise la notion de conviction pour changer le rythme des votes. Un vote ne pouvant être accepté que dans une durée déterminée, il est possible de parier pour ou contre le vote en fonction de l’issue du vote qu’on estime majoritaire. Cela a pour effet de l’accélérer ou de le ralentir selon le choix de la majorité des parieurs. Selon l’issue du vote, les parieurs qui ont gagné seront récompensés ainsi que celui qui a fait la proposition si elle est acceptée. De plus, contrairement aux votes eux-mêmes, les paris sur le vote sont anonymes et obligent à engager des jetons. Cette possibilité de prendre un risque supplémentaire pour supporter ou rejeter plus fortement une proposition selon ses convictions a pour but de favoriser les bonnes propositions et de rééquilibrer le pouvoir de vote. Pour l’instant, ce nouveau modèle construit à partir de la théorie des jeux n’a pas encore été appliqué, ce qui ne permet pas de savoir s’il atteint son but. Il montre néanmoins la plasticité des modèles de gouvernance qu’il est possible de construire grâce à la technologie blockchain.

Une autre maladie souvent dénoncée dans les blockchains est leur consommation d’électricité. Les estimations de la dépense énergétique causée par le minage du Bitcoin sont vertigineuses : on parle d’un tiers de la consommation électrique de toutes les infrastructures numériques dans le monde, l’équivalent des dépenses électriques d’un pays comme la Finlande, ou encore de 75 % des ménages français. Comme l’écrit l’artiste et théoricienne Hito Steyerl :

« En raison du gaspillage d’énergie, les cryptomonnaies ont provoqué des pannes de courant et des problèmes de réseau dans des endroits comme le Kosovo, la Géorgie/Abkhazie et le Kazakhstan. Les gens ont commencé à protester contre les pannes d’électricité causées par les protocoles Proof-Of-Work des cryptomonnaies. Paradoxalement, la tentative d’automatisation de la confiance par les cryptotechnologies finit par saper leur condition même, à savoir un approvisionnement stable en électricité. […] Tout projet de décentralisation basé sur le Web manque d’une base fiable tant que le pouvoir électrique et gouvernemental n’est pas décentralisé11. »

Toutefois, le 15 septembre 2022, Ethereum est passé du mécanisme de Proof-of-Work, utilisé par le Bitcoin et cause d’une dépense énergétique proprement délirante, vers un mécanisme Proof-of-Stake. Cette opération, intitulée The Merge, aurait permis à la blockchain de réduire sa consommation énergétique de 99,95 %, réduisant les consommations mondiales d’électricité de l’équivalent de celle d’un pays comme le Chili.

Expérimenter une gouvernance sans confiance

Les DAO sont-elles un nouveau modèle de gouvernance ou ne sont-elles qu’une nouvelle technologie utilisable pour des modèles de gouvernance classique ? Même si on opte pour la seconde interprétation, on peut cependant noter qu’elles permettent de gagner en transparence et efficacité. De plus, elles ont le mérite de nous obliger à penser les règles électorales qui seront à l’origine des prises de décision. Cette mise en lumière de procédures qui nous semblent quasi-naturelles est donc salutaire pour prendre une distance critique vis-à-vis de ces anciens modèles de décision.

Hito Steyerl adresse aux DAO une critique radicale : « Le contrat social évoqué par le projet d’organisation autonome décentralisée est souvent implicitement un contrat antisocial – parce qu’il n’a tout simplement aucun concept du social. […] L’horizon politique des DAO – en tant que communautés de copropriétaires – résonne intimement avec un contexte de privatisation rampante » (ibid.). Une approche plus nuancée soulignerait que les DAO et leur automatisation entraînent un modèle de gouvernance implicitement rousseauiste. L’acte politique se concentre ici dans le moment du choix de la loi. Il incarne la volonté générale du peuple comme celui de la DAO. Si on peut complexifier à loisir le modèle de décision, le moment de l’application n’est guère pensé. Les DAO peuvent être alors considérées comme des gouvernances sans tiers de confiance car elles ne dépendent d’aucun pouvoir exécutif, l’application étant automatisée par le smart-contract. Appliqué au monde de l’entreprise, qui est un des terrains privilégiés des partisans des DAO, ce mode d’application peut conduire à un management brutal, qui serait l’envers de cette gouvernance horizontale. Sous couvert d’une « tyrannie de la majorité », ce management risque de gagner en légitimité si le moment de l’application reste un impensé des DAO.

Si cet impensé peut se comprendre lorsqu’il s’agit simplement de modifier un programme informatique, il devient plus problématique s’il a des conséquences sur des comportements humains. Si elles veulent éviter ce management brutal, les DAO se retrouvent face à un dilemme qu’elles ne pourront pas éviter : soit elles devront limiter leurs domaines d’application, soit elles devront lever cet impensé. Malheureusement, l’anarchisme inhérent aux pères fondateurs de cette gouvernance décentralisée risque d’être très facilement subverti par ce management car, en réalité, le modèle applicatif des décisions d’une DAO n’est autre que celui de la sous-traitance. Une DAO n’a en soi pas d’employés, elle a simplement des actionnaires. Lorsque l’application de la décision ne peut pas être automatisée dans un code informatique, elle est déléguée à une entreprise externe. C’est pour cette raison que l’attention s’est constamment portée sur les règles et la prise de décision et non sur l’application de ces décisions.

La technologie peut-elle nous aider à changer nos modèles de gouvernance ? Lointaine héritière du mouvement Cypherpunk et de ses idéaux de décentralisation, la technologie blockchain a développé la promesse d’une gouvernance horizontale grâce aux DAO, ces organisations décentralisées autonomes utilisant la technologie des smart-contracts pour construire des processus de votes transparents et paramétrables. Cependant, cette volonté d’éliminer tout tiers de confiance laisse impensé le moment de l’application et introduit implicitement le modèle économique de la sous-traitance. Les idéaux de décentralisation sont ici rongés par un culte inavoué de l’efficacité, et seule l’évolution des DAO nous dira si ce nouveau modèle de gouvernance est autre chose qu’un outil récupéré par un doux capitalisme.

1Timothy May, Le manifeste crypto-anarchiste, août 1988, envoyé sur la mailing list cypherpunk : https://cypherpunks.venona.com/date/1992/11/msg00204.html. Consulté en juillet 2023.

2« Bitcoin and me », forum Bitcoin Talk, 19 mars 2013, consulté en janvier 2024 : https://bitcointalk.org/index.php?topic=155054.0

3Pour une introduction sur les blockchains, voir « Total Record. Les protocoles blockchain face au post-capitalisme », Multitudes no 71, 2018, p. 70-79.

4Vitalik Buterin, Ethereum whitepaper, 2014, https://ethereum.org/en/whitepaper/, consulté en janvier 2024.

5Kei Kreutler, « Eight Qualities of Decentralised Autonomous Organisations » in Ruth Catlow & Penny Rafferty, Radical Friends. Decentralised Autonomous Organisation and the Arts, London, Torque, 2022, p. 96-100.

7Whitepaper de The DAO, consulté en juillet 2013 : https://github.com/the-dao/whitepaper

8Ce test est issu du procès de la SEC contre W. J. Howey Co. en 1946.

9Il est possible en fait de créer des tokens non transférables et même des tokens, appelés Soulbound Tokens, qui synthétisent lactivité dun utilisateur sur les applications dune blockchain.

10Ce modèle est décrit dans larticle « Singapore University of Social Sciences proposed a new voting mechanism for DAO governance », DAO Times, 26 mai 2023. Consulté en janvier 2024 : https://daotimes.com/singapore-university-of-social-sciences-proposed-a-new-voting-mechanism-for-dao-governance

11Hito Steyerl, « Walk the Walk. Beyond Blockchain Orientalism » in Ruth Catlow & Penny Rafferty, Radical Friends. Decentralised Autonomous Organisation and the Arts, London, Torque, 2022, p. 127-132.

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17.05.2024 à 10:16

La bataille mondiale des semences Des hybrides aux nouveaux OGM

multitudes

La bataille mondiale des semences Des hybrides aux nouveaux OGM En février 2024, le Parlement européen a voté l’autorisation partielle d’utilisation des NGT (New Genomic Techniques). À la différence des OGM, interdites, les NGT ne visent pas à injecter dans une plante les gènes d’une autre, mais à modifier le séquençage de son propre génome en imitant l’évolution génétique « spontanée » qui ne prend plus des milliers d’années, mais quelques minutes. Du coup, elles sont peu « traçables ». Les techniques d’hybridation ont, depuis les années 50, été imposées aux agriculteurs du Nord puis du Sud au prétexte de meilleurs rendements pour nourrir le monde et, aujourd’hui, de la protection de l’environnement. En fait, les semences hybrides sont brevetées et constituent une rente exceptionnelle pour les industries chimiques et pharmaceutiques, tout en maintenant dans la dépendance de leur utilisation les paysans du monde entier astreints à l’industrialisation agricole, ce qui provoque de profondes inégalités. Il s’agit de briser le lien mortel qui soumet les États (qui leur accordent un soutien massif) aux entreprises privées qui s’approprient les brevets. The Global Seed Battle From Hybrids to NGTs In February 2024, the European Parliament voted to partially authorize the use of NGTs (New Genomic Techniques). Unlike GMOs, which are banned, NGTs do not aim to inject a plant with the genes of another, but to modify the sequencing of its own genome by imitating “spontaneous” genetic evolution, which no longer takes thousands of years, but just a few minutes. As a result, they are not easily “traceable”. Since the 1950s, hybridization techniques have been imposed on farmers in the North and then the South, on the pretext of improving yields to feed the world and, today, protecting the environment. In fact, hybrid seeds are patented and constitute an exceptional source of income for the chemical and pharmaceutical industries, while keeping the world’s farmers dependent on their use as they are forced to industrialize their farming, creating profound inequalities. The aim is to break the deadly link between governments (which give them massive support) and the private companies that appropriate patents.

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Texte intégral (4827 mots)

En février 2024, le Parlement européen a voté l’autorisation partielle d’utilisation des NGT (New Genomic Techniques ou nouveaux OGM) de catégorie 1 (faibles changements de leur code génétique). À la différence des OGM, interdites, les NGT ne visent pas à injecter dans une plante les gènes d’une autre, mais à modifier le séquençage de son génome en imitant en laboratoire l’évolution génétique « spontanée ». Cette évolution mimétique ne prend pas des milliers d’années, mais quelques minutes. Les promoteurs de ces nouvelles techniques (laboratoires scientifiques, entreprises) affichent une ambition communicative : il ne s’agit rien de moins que de faire face aux changements climatiques. Le maïs est ainsi réduit en taille de manière à exiger moins d’eau ; les tomates, les betteraves, etc. sont modifiées pour mieux se prémunir des insectes et l’usage des fertilisants est par conséquent réduit.

L’usage de ces nouvelles techniques, discrètes dans leur modification et donc peu « traçables », divise. Les centres de recherche (comme le CNRS ou l’INRAE) campent sur l’argumentaire scientifique qui emporte l’adhésion des gouvernements européens, français et allemands en particulier ; certaines associations d’agriculteurs, les partis écologistes, les pays d’Europe orientale, invoquent, eux, le « principe de précaution » et désignent les dangers de ces nouvelles semences pour la santé et l’environnement. Face à la controverse, la décision finale est courageusement reportée au lendemain des élections européennes de juin 2024.

La polémique recouvre des enjeux de taille : le rôle de l’innovation scientifique, son impact sur l’environnement, les inégalités sociales et économiques, et, plus fondamentalement, le fonctionnement des instances démocratiques elles-mêmes, à l’échelle nationale, européenne et internationale, dans le sens où les multinationales productrices de ces semences ont le pouvoir de peser fortement sur les décisions des instances politiques.

Les semences hybrides ou la fracture Nord/Sud

La possibilité de croiser génétiquement des semences en laboratoire a été mise au point dès la fin du XIXe siècle. Ce n’est qu’après la crise de 1929 que l’État américain se dote de moyens législatifs et économiques permettant de rentabiliser ces innovations. Les nouvelles semences sont brevetées. Le maïs, puis le riz et le blé connaissent leurs variantes « hybrides » qui sont fournies, voire imposées aux producteurs étatsuniens puis européens (à l’aide du Plan Marshall) et enfin, aux pays dits du « tiers monde » en contrepartie des aides financières qui leur sont allouées. Cette stratégie est payante : la production et la productivité des cultures montent en flèche, la faim se réduit, les profits des grandes entreprises productrices de semences augmentent à démesure, compte-tenu de leur situation de quasi-monopole. Les nouvelles semences nécessitent d’énormes quantités de fertilisants chimiques, produits par ces mêmes conglomérats d’entreprises. La vie des hybrides est éphémère (deux à trois ans), obligeant les paysans à signer des contrats de renouvellement avec les mêmes fournisseurs. Les brevets sur les semences deviennent un outil central de laccumulation capitaliste, assorti de conflits féroces entre les grands producteurs étatsuniens, puis européens et, à l’intérieur de l’Europe, entre producteurs français, allemands, britanniques. Ces tensions finissent néanmoins par déboucher sur des accords oligopolistiques au frais des agriculteurs, surtout les plus petits1.

Bien entendu, ces succès tant vantés cachent l’accroissement des inégalités entre pays et entre producteurs, mais aussi, un aspect particulièrement inquiétant : ces semences épuisent les sols. À partir des années 1970, les rendements des hybrides commencent à se tasser, voire à décliner dans de nombreux pays2. Un effet collatéral de ces semences moins robustes et standardisées est la diffusion des maladies. En 2005, les pertes annuelles liées aux maladies sont estimées entre 20 et 40 % de la récolte selon la plante et la région. L’impact de ces crises sur les revenus et sur l’alimentation est plus important dans les régions pauvres non seulement du fait de leurs faibles revenus, mais aussi de la multiplication des fléaux écologiques3.

Pour pallier ces crises, plusieurs options se présentent. La première consiste à rechercher des variétés anciennes de manière à restaurer une certaine biodiversité. Or, malgré la « Convention sur la diversité biologique » de 1992 de l’ONU affirmant que les semences constituent un patrimoine de l’humanité et que leurs variantes rares ne peuvent être appropriées par le privé, les États-Unis transgressent la règle, provoquant la riposte des pays en développement (l’Inde, l’Égypte, l’Argentine, Cuba) qui considèrent la protection de certaines variétés comme assurant leur sécurité nationale4.

Une seconde solution consiste à accentuer lhybridation, mais dans une forme moins standardisée, avec plusieurs variétés et sous-variétés, à partir de variétés rares ou anciennes. Elles sont principalement destinées aux consommateurs aisés des pays du Nord. En revanche, les hybrides de la génération précédente sont largués aux consommateurs pauvres du Nord et aux pays du Sud encore à la recherche de leur révolution verte5. La dépendance de ces pays vis-à-vis des producteurs d’hybrides provoque des tensions dans plusieurs pays « en développement » (en Afrique, en Asie et en Amérique latine)6. Les collusions entre autorités locales et multinationales semencières imposent l’adoption des hybrides dans certaines régions du monde mais suscitent la résistance des populations locales dans d’autres.

Les OGM ou l’hélice soumettant le public au privé

C’est dans ce contexte qu’une troisième stratégie, à côté du retour aux variétés « anciennes » et à l’hybridation, émerge dans des laboratoires américains. Contrairement aux hybrides, les OGM (organismes génétiquement modifiés) ne visent pas la hausse de la production per se, mais la réduction des risques de pertes dues aux aléas climatiques ou aux insectes. La stabilité des récoltes y est donc prioritaire. La génétique agricole se généralise. Les pouvoirs publics accordent leur soutien aux entreprises privées qui s’approprient les brevets : lhélice de lADN devient celle reliant État, recherche et entreprises. C’est le cas de l’INRA en France7 qui, dépendant d’impératifs budgétaires dès les années 1970, se soumet à la cogestion privé-public dans le domaine des biotechnologies montantes, malgré la résistance de nombreux chercheurs8. Aux États-Unis en 1980, Reagan fait adopter une loi facilitant les passerelles entre les biotechnologies, la recherche fondamentale publique et la recherche appliquée dans les laboratoires privés, avec une priorité accordée à ces derniers pour déposer les brevets à leur compte9. Si les hybrides avaient été développés par des entreprises spécialisées, puis par des branches d’entreprises chimiques et pharmaceutiques, les OGM et les nouvelles semences deviennent le quasi-monopole de géants comme Monsanto10.

Dès le début du millénaire, les débats font rage en France comme en Europe11. Ils portent essentiellement sur les risques des OGM pour la santé12. Les lobbies se mobilisent. Mais le principe de précaution finit par l’emporter : en présence d’incertitude scientifique, il convient d’interdire la diffusion des OGM en attendant des réponses plus sûres de la part de la science13. Cette interdiction s’impose à la faveur des pressions des associations de consommateurs et des principaux syndicats agricoles. Les États-Unis crient au protectionnisme déguisé. Attac, l’Internationale paysanne et José Bové mettent l’accent sur l’accentuation des inégalités, et sur le pouvoir de quelques multinationales : la lutte contre les OGM converge avec celle soutenant les petits agriculteurs et la protection de l’environnement14.

Cet équilibre se modifie avec la crise économique et alimentaire de 2008-2011. Les faillites en cascade, les spéculations sur les terres et les céréales, l’envol des prix de ces dernières, modifient les rapports de force. Dans le cas des semences, il est évident que, plutôt que d’inverser les orientations des années précédentes et la « spéculation joyeuse », les institutions internationales misent encore plus sur le libre commerce. En 2012, en pleine crise des subprimes, l’OMC impose à l’Europe, mais également au Brésil et à plusieurs pays d’Asie, de supprimer l’embargo sur les OGM. Les pays suivent mais avec maintes précautions. Tout OGM doit être soumis à l’approbation des autorités scientifiques et administratives européennes, qui évaluent au cas par cas ses caractéristiques, ses bénéfices et sa dangerosité éventuelle. La présence d’OGM doit être indiquée systématiquement sur l’étiquette des produits. Linformation des consommateurs dans un cadre libéral plutôt que la régulation en amont lemporte. L’Europe est plus que jamais prête à jouer la carte des biotechnologies sur fond de privatisation de la recherche et d’appropriation des infrastructures publiques par les entreprises.

La brevetabilité du vivant contre la démocratie

De nombreux rapports financés par les lobbies des semences OGM veulent démonter le « sauvetage » de la production agricole et des revenus des paysans dans les pays en développement par leurs semences. Ils oublient de mentionner que le coût d’accès à ces semences est élevé et que le recours aux OGM rend ces derniers plus dépendants encore des fabricants de semences15. C’est la raison pour laquelle, comme pour les hybrides, le débat fait rage dans de nombreux pays sur l’opportunité d’avoir recours aux OGM. La quasi-totalité des pays d’Afrique y sont opposés, tandis qu’en Inde, le gouvernement, en accord avec les lobbies des semenciers, cherche à les imposer, avec néanmoins des résultats très contrastés suivant les régions et la force de la résistance paysanne.

Face à ce dilemme, l’architecture institutionnelle et légale dont disposent les pays est centrale. Depuis le XIXe siècle, les États-Unis accordent la priorité au dépôt de brevet tandis que le système européen donne la priorité à lusage. Dans le premier cas, il est possible de déposer un brevet de semence utilisée par une communauté andine ou africaine et de lui interdire ensuite de continuer à l’utiliser. Il suffit pour cela qu’une mutation minime de la semence ait été effectuée. En Europe, c’est l’inverse. L’usage prime, ce qui ne signifie pas que les communautés locales soient de ce fait protégées. Il suffit de démontrer un usage différent d’une semence, par exemple, des pâtes ou une sauce tomate particulières, pour que cet usage industriel soit considéré comme différent de celui des communautés paysannes d’origine, ce qui permet au brevet d’être déposé.

Pour répondre aux protestations des communautés rurales contre l’usage abusif du principe d’usage, une directive européenne décrète en juin 2017 le refus de brevetabilité de variétés « conventionnelles » de plante ou d’animal obtenues sans manipulation génétique. En décembre 2018, en appel déposé par les semenciers, le bureau technique de l’Office européen des brevets revient sur cette décision. Désormais, il est possible en Europe que les multinationales s’approprient la brevetabilité du vivant, notamment pour les plantes. Cette décision constitue une volteface majeure, après des années d’opposition au système états-unien. La raison en est simple. Les scientifiques, les gouvernements et les lobbies européens s’inquiétaient de l’avantage biotechnologique des États-Unis du fait de l’interdiction des OGM et des normes européennes en matière de brevetabilité. Cet argument a poussé Bayer (allemande) à acquérir Monsanto (américaine) – ensuite BASF (allemande) a repris le département semences de Bayer. Désormais, il n’existe plus de guerre commerciale semencière entre l’Europe (plus exactement l’Allemagne) et les États-Unis, leurs entreprises communes permettant une convergence d’intérêts contre le « danger asiatique » et les résistances paysannes. Cependant, cette stratégie n’a pas toujours été efficace : le groupe Syngenta, tout en gardant son siège en Suisse, a été acquis par la Chine, en principe pour développer des semences pour son propre marché intérieur, en réalité pour concurrencer les géants occidentaux.

Les nouveaux OGM ou la dérégulation permanente

La flamme du débat s’est ravivée avec l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération d’OGM, les NGT (New Genomic Techniques). Comme pour les générations précédentes de semences, les opinions publiques, les mondes scientifique et politique sont partagés. En Europe particulièrement, dès 2021, des lobbies de grands producteurs de semences, des scientifiques, (y compris au sein du CNRS) défendent les bienfaits de ces nouvelles technologies. L’astuce consiste à les distinguer des OGM précédents, tant sur le plan scientifique que juridique, pour les préserver des interdictions. Leurs opposants, associations écologiques, partis verts, petits agriculteurs, associations de consommateurs, font valoir que la « différence scientifique » est infime et ne justifie pas une législation différente. En 2023, alors que la Commission européenne pousse à une dérégulation des NGT, le Parlement se fragmente, les pays d’Europe orientale et l’Autriche y étant fermement opposés. La France se divise également entre logiques politiques et de recherche et logiques de sécurité sanitaire.

Comme dans le cas précédent des OGM, l’impact environnemental et sanitaire est controversé, les expertises aboutissant à des conclusions opposées, par delà celles ouvertement financées par les semenciers. En revanche, il est certain que, sur le plan social et économique, ces nouveaux OGM visent à préserver le pouvoir des grands semenciers et des grands producteurs sur les petits producteurs et accentuent les inégalités à l’intérieur des pays et à l’échelle internationale. Ces inégalités se creusent d’autant plus que, qu’il s’agisse des hybrides ou des OGM, les biotechnologies provoquent une dégradation importante de l’environnement qui finit par peser en priorité sur les petits producteurs.

Solutions globales et locales

Pour répondre à ces défis, certains acteurs tentent de modifier la portée des lois et leurs interprétations jurisprudentielles. Par exemple, des ONG internationales tentent de faire inclure les plantes parmi les « procédés biologiques essentiels » tels le génome humain ou la création de nouvelles variétés d’espèces animales. D’autres ont attaqué la possibilité d’élargir un brevet aux autres variétés proches de la même plante, d’autres encore demandent à ce que les réunions de l’Office européen des brevets soient ouvertes à la société civile et aux ONG. Les pays d’Amérique centrale et latine cherchent, eux, à modifier leurs lois nationales pour permettre la diversification de l’usage des semences, car les normes culturales tendent vers la diffusion des hybrides, puis des semences de Monsanto, sans que les communautés locales puissent intervenir.

Au final, les enjeux sont tels que seule une coopération internationale peut stopper ces dérives. Certains, comme Joseph Stiglitz, prônent une généralisation du procédé de libre accès aux innovations, dans le style des médicaments ou des logiciels libres. La plupart des ONG (par exemple No patents on Seed 16) et des communautés paysannes proposent une solution radicale : transformer les semences en patrimoine de l’humanité et interdire toute brevetabilité17. Via Campesina propose, elle, d’accorder la priorité aux projets à petite échelle portés par de communautés locales : les savoir-faire ancestraux permettent de développer des variétés de semences adaptées aux écosystèmes locaux. Désormais, depuis plusieurs années, au Brésil, en Palestine, au Paraguay, en Inde, en Thaïlande, au Zimbabwe, en Corée du Sud, en Indonésie et au Canada, parmi de nombreux autres pays, les paysans ont donné vie à des procédés de conservation et de préservation des variétés locales, avec une formation agronomique adéquate pour les plus jeunes.

Toutes ces solutions reposent sur l’interdiction de tout brevet sur les plantes. Le retour à une recherche fondamentale et publique orientée vers des objectifs d’intérêt général est indispensable. Elle doit être menée en collaboration avec les organisations paysannes locales à même de mieux connaître les caractéristiques agronomiques, géologiques et environnementales de leur territoire. De même, les brevets financés avec l’argent public doivent être librement accessibles aux petits producteurs pour conjuguer soucis environnementaux et justice sociale. Enfin, les normes européennes devraient, elles aussi, encourager le libre accès aux innovations en matière de semences, et arrêter d’évoquer sans cesse la libre concurrence tout en tolérant les concentrations de plus en plus importantes des multinationales semencières.

1Alessandro Stanziani, Capital terre, Paris, Payot, 2021.

2Govindal Parajil, « Mapping Technological Trajectories of the Green Revolution and the gene Revolution from Modernization to Globalization », Research Policy, 32, 2003, p. 971-990.

3Cest le cas des locustes, des vers à fruit, de la maladie de la rouille touchant le blé, le soja et le café, les maladies virales du maïs ; ces maladies se propagent dun pays à lautre dans un effet de domino encouragé par des politiques de « développement » semblables et par la circulation des produits.

4Marjorie Sun, « The Global Fight Over Plant Genes », Science 231, 7 february 1986, p. 445-447.

5J.P. Brennan, D. Byerlee, « The Rate of Crop Varietal Replacement on Farms: Measures and Empirical Resu1ts for Wheat, Plant Varieties and Seeds 4, 1991, p. 99-106.

6Peter Hazel, C. Ramasamy, eds, The Green Revolution Reconsidered, Baltimore, John Hopkins University Press, 1991.

7Christophe Bonneuil, Fréderic Thomas, Semences une histoire politique, Paris, Éditions Mayer, 2012.

8Comité de défense de lInra (coord. P. Chartier et J. Mamy), La recherche agronomique face à la politique industrielle, Paris, INRA, 1979.

9Arnold Thackray ed. Private Science : BioTechnology and the Rise of Molecular Science, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1998.

10Gordon Conway, The Doubly Green Revolution: Food for All in the Twenty-First Century, Ithaca, Cornell University Press, 1998.

11Olivier Godard, dir, Le principe de précaution, Paris, MSH, 1997. Corinne Lepage, François Guery, La politique de précaution, Paris, PUF, 2001.

12Food & Water Watch, Superweeds: How Biotech Crops Bolster the Pesticide Industry (Washington, DC : Food & Water Watch, July 2013). http://documents.foodand waterwatch.org/doc/Superweeds.pdf

13Pierre Benoît Joly, « Les OGM entre la science et le public ? Quatre modèles pour la gouvernance de linnovation et du risque », Économie rurale, 266, 2001, p. 11-29.

14José Bové, François Dufour, Le monde nest pas une marchandise, Paris, La Découverte, 2000.

15Superweeds: How Biotech Crops Bolster the Pesticide Industry (Washington, DC : Food & Water Watch, July 2013).

16www.no-patents-on-seeds.org

17Muhua Wang et alii, « The Genome Sequence of African Rice and Evidence for Independant Domestication », Nature genetics, 46, 9 (2014), p. 982-992.

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17.05.2024 à 10:14

Enquête sur les résonances et les résistances éc(h)ologiques des fantômes à Hong Kong

multitudes

Enquête sur les résonances et les résistances éc(h)ologiques des fantômes à Hong Kong Cet article sonde l’échologie politique des fantômes dans l’archipel de Hong Kong. Dans cet archipel densément peuplé, les fantômes (gwai 鬼) collent au territoire et participent à un processus de dé/valorisation du marché immobilier. J’emprunte au géographe culturel Arun Saldanha la notion de « viscosité » avec laquelle je croise une approche issue de l’écologie des médias pour avancer l’idée selon laquelle la viralité des fantômes est indissociable des pratiques médiatiques d’explorateurs·rices urbain·es qui captent et relaient par leurs dispositifs technologiques l’écho de ces fantômes dans la caisse de résonance que sont les réseaux sociaux. Cette viscosité revêt néanmoins un potentiel politique dans la mesure où la médiatisation des fantômes (des spectres au carré, donc), participent directement d’une intervention politique au milieu. Celle-ci passe par la réappropriation de moyens de perception par lesquels les explorateurs·rices urbain·es rendent perceptible le processus de spectralisation de la ville. J’appréhende ici les explorations urbaines comme des manières de se réapproprier un archipel perçu par certain·es de ses habitant·es comme étant en passe de devenir une île fantôme. An Investigation on the Ec(h)ological Resistances and Resonances of Hong Kong Ghosts This article probes the political “ec(h)ology” of ghosts in Hong Kong. In this densely populated archipelago, ghosts (gwai 鬼) “stick” to the territory and participate in a process of de/ valorization of the real estate market. I borrow the notion of stickiness/viscosity from cultural geographer Arun Saldanha, and combine it with a media ecological approach to apprehend how urban explorers’ media practices feed and amplify the virality and stickiness of ghosts. I argue in this article that these media practices constitute a mode of political intervention that involves reappropriating the means of perception. By offering a counter-cartography the “archipelaghost” of Hong Kong, urban explorers render perceptible processes of spectralization and reinvent ways of inhabiting a city that some see as being on the verge of disappearance.

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Texte intégral (6967 mots)

« Glittering skyscrapers, crowds of people pushed past vegetable stands

and collections of disembowelled electrical appliances…

This is the future and I am living in it. It is called Hong Kong»

Neon Tigers du groupe HKURBEX

Plongé·es dans le noir, et installé·es dans leur siège, face au grand écran, une femme et son jeune fils sont venu·es voir un film au cinéma du Golden Valley, dans le quartier de Sai Mau Ping à Hong Kong. Le cinéma a été récemment rénové mais, ces deux individus mis à part, les spectateurs se font rares ce soir-là et la salle est restée vide. Un incendie l’avait partiellement ravagé quelques années plus tôt. Le cinéma a par la suite rouvert ses portes, mais sans grand succès auprès du public. À la fin de la séance, le fils fait tout de même remarquer à sa mère que la salle s’est finalement drôlement remplie de personnes, au point de faire salle comble. Mais « ce » ou « ceux » que son fils a vus ne sont autres que les fantômes (gwai ) des victimes de l’incendie. Depuis ce jour, une rumeur circule, relayée en ligne sur les réseaux sociaux, selon laquelle ce lieu est hanté.

Cette histoire me vient d’un ancien employé en bâtiment rencontré pendant le Yu Lan Zi (communément appelé Hungry Ghost festival en anglais) du quartier de Sai Kung. Bien d’autres m’ont été racontées pendant mes huit mois de terrain dans l’archipel en 2021. Ce qui m’intéresse ici concerne moins l’analyse du contenu des récits (Zeitlin, 2017) et rumeurs de fantômes (Bosco, 2003 ; Eberhard, 1971), que la viralité de ces rumeurs, ce(ux) qu’elles charrient non seulement dans leur mise en scène (Holloway, 2010) mais aussi dans leur circulation.

En cantonais, le terme gwai (), traduit ici par le terme « fantôme », a d’abord été employé pour désigner ce qu’il reste du défunt après qu’on a disposé de son cadavre. Le terme est parfois traduit par « âme » en français, ou « fantôme », bien qu’il s’agisse dans la cosmologie chinoise davantage d’une phase, d’un état transitoire du mort, avant que celui-ci n’accède idéalement à une forme de salut (Goossaert, 2017, para 2). En l’absence de descendants pouvant prodiguer les rites funéraires appropriés cependant, et dans les cas de morts violentes dites « non naturelles », survenues par accident, suicide ou meurtre, les morts entrent dans un devenir-fantôme. À Hong Kong, les fantômes peuplent les industries dont on dit qu’elles sont Lo Pi Man (« slanted door industries ») (Martin, 2016), comme celle de la construction mais aussi celle du cinéma, de la prostitution, des jeux d’argent, et autres « side businesses » dont la marge de succès est toujours incertaine.

Je me suis rendue sur les lieux du cinéma de Golden Valley laissé à l’abandon depuis trente ans en septembre 2021. Le bâtiment est un énorme bloc de béton gris-beige, à l’apparence d’un blockkaus indestructible, imposant, et duquel se dégage une impression de suffocation. Sa façade est trouée de seulement quelques petites fenêtres dont l’une est entre-ouverte, laissant suggérer que le lieu est bel et bien habité. S’il est habité par ce(ux) que l’on appelle des fantômes, je ne sais pas. Mais il l’est en tout cas de présences tout aussi furtives, en quelque sorte tout aussi spectrales, et qui laissent pour toutes traces de leur passage des trous dans les plaques de tôle flambant neuves installées par la ville pour boucher les entrées du cinéma. Ces plaques en recouvrent d’anciennes, plus rouillées, travaillées par l’acidité de la pluie, qui ont aussi été trouées et débouchent dans les entrailles, fraîches, de la bâtisse. Dans une ville où les habitations se font excessivement rares et chères, il n’est pas difficile d’imaginer qu’un lieu inoccupé ne le reste jamais très longtemps.

Il est presque midi et le soleil est assommant. Un de mes acolytes explorateurs avec qui j’ai rendez-vous doit bientôt me rejoindre. En attendant, je colle au bâtiment pour me loger dans l’ombre de l’un de ses angles et fais un premier tour des lieux en longeant les murs depuis l’extérieur. ​​​​​Le quartier résonne de bruits tonitruants. Un site de construction est adjacent au cinéma. Les ondes vibratoires traversent les corps de chair et de béton alentour. Des sites de construction comme celui-là parsèment la ville entière où sans cesse de nouveaux immeubles, toujours plus hauts, poussent comme des champignons dans les ruines des précédents. ​Le cinéma Golden Valley va lui aussi être englouti par le site de construction adjacent. Un avis de démolition a été placardé sur les murs et sa reconversion en un centre culturel du cinéma hongkongais est annoncée pour 2024, trente-deux ans après sa fermeture définitive en 1992 (Steheadline, 2021).

Dans une ville comme Hong Kong, si densément peuplée et connue pour être une des plus chères au monde, il paraît paradoxal que la ville recèle tant « d’espaces morts » laissés vacants et à l’abandon. Les lieux portant les stigmates des fantômes peinent à trouver repreneur et à être rénovés ou même rasés pour être reconstruits. Les morts et leurs fantômes « collent » et ces stigmates sont indélébiles. Les agences immobilières sont légalement tenues de divulguer ce genre d’information aux potentiel·les acheteur·ses. Aucune personne originaire de Hong Kong ne se risquerait à acheter un bien hanté, précisément parce que sa valeur est difficilement récupérable. Les agences immobilières sont elles-mêmes réticentes à faire visiter ce genre de biens. Je demande à Bertrand, un agent immobilier rencontré au détour d’un autel de fortune (aussi en proie à la démolition), comment ces biens immobiliers que l’on dits hantés, touchés par les morts, sont appréhendés dans son milieu. Bertrand est un Français expatrié depuis des années à Hong Kong. Depuis quelque temps, il travaille pour une agence immobilière locale et est chargé de développer la clientèle étrangère « gwai lo (鬼佬)1 ». À peine ma question posée, il m’interrompt :

« Je t’arrête tout de suite ! On touche pas à ça ! C’est pas que je suis superstitieux, mais on est tous un peu superstitieux après tout ! Je n’aimerais pas que ça me retombe dessus. Que je vende un bien à cette personne et qu’il lui arrive quelque chose, ou que je la croise dans Sai Kung, et que j’ai à me confronter à son regard… Sai Kung est un grand village, tout le monde ne se connaît pas personnellement, mais tout le monde sait ce que tu fais. »

Bertrand ne propose jamais à ses clients un appartement qui serait (« au conditionnel », insiste-t-il) « hanté ». Même si une cliente était intéressée par un bien hanté, Bertrand m’assure que cela ne passerait sûrement pas auprès de la secrétaire qui, quand elle s’apercevrait de la chose en cherchant dans la base de données, s’y opposerait certainement. Par respect pour son patron et son équipe, Bertrand ne « touche » pas aux biens hantés. Intouchables, donc, les biens hantés sont une opportunité teintée de malchance aussi bien pour les acheteurs que pour les vendeurs.

Des économistes basés à Hong Kong se sont penchés sur l’effet de débordement (spillover effect) des morts sur le prix des appartements (Bhattacharya, Nielson & Huang, 2021). Après avoir récolté toutes les données auprès de la Cour du coroner de Hong Kong, ils ont pu recenser et cartographier les propriétés touchées par des morts dites « non naturelles ». D’après leur analyse, ces propriétés se déprécient de 20 % à 30 % en fonction de la brutalité de la mort de l’individu sur un périmètre plus ou moins étendu au-delà de la propriété touchée. À mesure que l’on s’éloigne de l’épicentre de la zone pour ainsi dire « contaminée » par la mort, l’intensité de l’effet de contagion et de dépréciation se propage de manière décroissante sur l’ensemble des propriétés alentour.

En affectant négativement les prix de l’immobilier, les fantômes semblent a priori faire obstacle à ce que l’on appelle en économie la liquidité d’un marché immobilier (celui de Hong Kong étant l’un des plus liquides), soit la vitesse de transaction de biens. En thermodynamique, le pendant de cette notion de liquidité correspond au concept de viscosité et désigne la vitesse de propagation d’un liquide. Ce terme a été repris en sciences sociales par le géographe culturel Arun Saldanha (2007) pour penser la blanchéité comme « machine » deleuzienne.
Par « viscosité », Saldhana veut parler de la manière dont la racialisation des corps se manifeste dans leurs manières de « coller » au territoire, dans leurs modes d’adhérence et d’aggrégation. Adhérer avec insistance au terrain, c’est aussi emprunter l’ethos même des fantômes qui consiste à hanter, à « fréquenter avec assiduité » un terrain, comme le dit l’anthropologue Grégory Delaplace (2021, p. 124). Je reprends donc à mon compte cette viscosité pour sentir la manière dont les morts « collent » eux aussi au territoire et ce(ux) qu’ils mette(nt) en mouvement. Qu’est-ce qu’un corps, même mort, peut-il encore faire ?

En faisant ralentir une vitesse de transaction immobilière, les lieux hantés de la ville semblent a priori exercer une pression sur les prix tels que Bhattacharya, Huang et Nielson le décrivent. Cependant, dans un contexte où l’offre de logements est particulièrement réduite, ces lieux vacants et hantés en disent long sur le marché immobilier et les oligopoles qui le composent. Si ces lieux viennent ralentir une fréquence de transaction, ils viennent aussi, et peut-être surtout, trahir la capacité des conglomérats immobiliers à retenir les biens sur de longues périodes, ce qui contribue à faire gonfler les prix du marché en réduisant l’offre.

Dans « Land and the Ruling Class in Hong Kong » (2011), l’ancienne assistante du fondateur du conglomérat « Sun Hung Kai Properties », Alice Poon, décrit la manière dont la rareté des terres à Hong Kong n’est pas un problème « naturel » lié à la simple géographie de l’archipel. Au contraire, le marché hongkongais est le produit d’une politique d’allocation des terres datant de l’époque coloniale. En contrôlant la vitesse, et en fait la lenteur, à laquelle les terres sont libérées et vendues aux conglomérats immobiliers, la rareté de l’offre ainsi générée permet de maintenir les prix de l’immobilier à la hausse et ainsi les revenus du gouvernement composés en majeure partie de ces rentes.

Les lieux abandonnés, dont on dit qu’ils sont hantés, sont donc non seulement révélateurs d’une capacité de rétention des capitaux pour maintenir la hausse des prix, mais constituent une force complémentaire à la gentrification ou « liquéfaction » du territoire. En faisant ralentir une fréquence de transactions immobilières, la viscosité des fantômes devient complémentaire d’un processus de revalorisation. Ce mouvement de gentrification par dé- et re-valorisation de l’espace urbain – en l’occurrence engendré par le stigmate des fantômes – constitue ce que le géographe marxiste David Harvey (2002) appelle en anglais un « spatial fix ». Ce mécanisme antinomique – et en fait complémentaire – entre fixité et mouvement (qui dans l’expression de Harvey fait référence au « désir insatiable du capitalisme de résoudre ses tendances à la crise interne par l’expansion et la restructuration géographiques » [p. 24]), est ce par quoi les morts et leur fantôme gagnent en viscosité d’une manière qui paradoxalement, en faisant d’abord résistance à un marché immobilier, y contribue.

Les fantômes (et ce(ux) qu’ils hantent) collent là où ils sont capables de capter une attention, dès lors amplifiée par les dispositifs médiatiques d’explorateurs·rices urbain·es qui participent à leur circulation sous la forme notamment de rumeurs. En ce sens, la viscosité d’un lieu est un effet proportionnellement inverse à la vitesse de propagation de l’information relayée sur les réseaux sociaux : plus le lieu est laissé à l’abandon, plus il se délabre, plus il perd de sa valeur, et plus les rumeurs ont tendance à s’intensifier et plus ils attirent leur lot de visiteurs qui s’y agglutinent comme des mouches sur un cadavre et qui participent alors malgré eux à un métabolisme urbain et à la réincarnation d’un capitalisme qui fait peau neuve dans et à partir des ruines. Soit une forme de « péricapitalisme » (Tsing, 2015) qui croît par les bords, ses marges dévalorisées, dans un processus de « translation » de ce(ux) pris dans le mouvement de ces régimes de dé/valorisation.

Remédiation et résistance

Les pratiques médiatiques des explorateurs·rices urbain·es que j’ai pu rencontrer pendant mon terrain de recherche ne se limitent cependant pas à participer à un processus de liquéfaction du marché immobilier. En arpentant et en sondant les lieux désaffectés, les explorateurs·rices, et notamment les membres du groupe HKURBEX, rendent sensibles ces espaces oubliés et participent à un effort de décolonisation de l’archipel. ​

Cela fait depuis 2011 que HKURBEX sillonne la ville, s’infiltre dans tous ces angles morts et les documente. Leur groupe a bénéficié d’une large couverture médiatique et a participé à certains événements publics jusqu’à ce que Ghost, le co-fondateur du groupe, incite l’audience de l’université Lingnan à soutenir Hong Kong dans la résistance contre la perpétuation du spectre du colonialisme britannique, un spectre qui se perpétue notamment par la poursuite de politiques de gouvernance managériales du territoire (Law, 2009). Pourtant, Ghost insiste sur le fait qu’il ne veut pas associer leurs explorations à l’agenda d’un parti politique Yellowist (indépendantiste). Leurs motivations sont d’abord esthétiques me dit-il, « et historiques » ajoute Nox, un autre membre du groupe, alors que nous roulons en direction d’un autre site abandonné à explorer.

Les membres du groupe sondent ce qu’il appellent « l’architecture morte » de Hong Kong. Ghost précise : « Par morte je veux dire rendue hors d’usage, démolie, détruite » précise-t-il. Ce qu’ils appellent aussi le cimetière urbain2 qui constitue le titre de leur catalogue, est leur créneau. Leurs excursions sont une manière « d’apprécier ce à quoi ressemble [ces lieux] quand les gens sont partis. Quel bâtiment, la manière dont il est repris par la nature, l’esthétique change, il commence à changer au fil du temps » explique Ghost.

Les explorateurs et exploratrices du groupe revêtent un nom de code – Ghost, Jenking, Nox, Prypiat, Toad – en référence notamment à des mondes numériques alternatifs comme World of Warcraft, et pour Prypiat, à la ville ukrainienne du même nom ravagée par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, tandis que Ghost se réapproprie par ce nom son statut de gwai lo dans le groupe. Toustes hantent ces lieux morts, appréhendent la fin d’un monde, de l’idée que l’on se faisait du monde.

Pour Jenkins, une grande partie des gens qui se mettent à l’exploration « cherchent un peu d’aventure, en restant chez eux » dit-il. En réaction contre l’imperméabilité des frontières de l’archipel pendant la Covid-19, « les gens cherchent d’autres manières de voyager ». À Hong Kong, le tourisme de lieux en ruine et hantés est devenue une activité fréquente qui s’est particulièrement popularisé ces dernières années, notamment à cause de la pandémie. À défaut de pouvoir voyager, l’exploration permet de se transporter autrement, sur place, dans des espaces urbains négligés. Voyager dans le temps, pour « tuer le temps », c’était un des slogans de HKURBEX.

En tant que bande de « gameurs », ils sont habitués à l’exploration d’univers parallèles. De l’interface de jeu au milieu urbain, les membres de HKURBEX se déplacent et performent des actions dans des mondes, numériques ou analogiques mais tout aussi virtuels. « Urbex », écrivent-ils dans le catalogue recensant quelques unes de leurs excursions, « est le jeu vidéo de la vie réelle par excellence. En tant que passionné de jeux d’aventure, il est surréaliste de se retrouver dans des situations qui ne sont pas très éloignées de celles que j’ai rencontrées dans les jeux auxquels j’ai joué quand j’étais enfant. Vivre à HK, c’est comme vivre dans un décor de film géant ou sur une carte de jeu, et être un explorateur urbain ici vous donne l’impression d’être le protagoniste d’une mégapole de science-fiction tentaculaire » (HKURBEX, 2020).

Leurs dispositifs leur donnent accès à un espace virtuel, non pas au sens de numérique, mais au sens de ce que l’anthropologue Charles Stépanoff appelle des techniques de l’imagination faisant partie intégrante de nos manières d’appréhender le monde au quotidien et permettant d’entrer dans d’autres mondes, alternatifs, de la ville. Ghost insiste sur le fait que leur pratique est un appel à l’action, à une attention affûtée et intensifiée. Elle ne se résume pas à une simple documentation et observation souvent dites pornographiques des ruines mais ressort d’avantage de la performance interactive (Pettusdotir & Olsen, 2014, p. 14). Cette attention se distingue aussi par ailleurs de la simple distraction. La dimension ludique, qui ajoute une certaine dose d’adrénaline, comme Ghost me le décrit, fait partie d’une créativité nécessaire à la modulation de leur attention couplée à des dispositifs sensibles d’enregistrement. L’exploration constitue une expérience esthétique qui, comme il me le décrit, donne la sensation d’être dans la « zone », cet état d’immersion totale, d’attention profonde.

Ce moment dans la « zone », les neurologues le décrivent aussi comme un état d’immersion, de « flow », un moment d’intense décharge neuronale qui a lieu lors de moments créatifs de grande concentration où les gestes s’agencent sans entrave. Cette immersion est rendue possible par les dispositifs techniques des membres (Helmreich, 2007). L’appel à l’action de Jenkins et Ghost est une invitation à développer un sens « “échologique” de l’attention » (Citton, 2014 ; 2018, p. 16), un mode d’envoûtement qui passe par des milieux qui comme des « voûtes » des lieux abandonnés qu’iels visitent forment de véritables caisses de résonance et viennent moduler des régimes d’attention permettant de se rendre sensible à un environnement urbain mouvant, dont les traces de l’histoire s’érodent sous l’effet de la gentrification. C’est une invitation à inventer de nouvelles manières de sentir et d’habiter un milieu urbain en perpétuelle transformation, et ainsi à réclamer ce rapport à la ville colonisée par des intérêts commerciaux, ville que l’on surnomme d’ailleurs, me fait remarquer Ghost, « Hong Kong inc. »

À la manière d’archéologues urbains, iels exhument des pans de l’histoire, trop vite oubliés, effacés, remplacés par la perpétuelle mue urbaine d’une ville dont les quartiers encore populaires il y a quelques années sont maintenant gentrifiés. Les photographies de ruines que les membres de HKURBEX produisent et qu’ils font circuler, les objets déchus rongés par le temps, un cadavre de chien et de chat en décomposition, les clichés d’un ancien love hotel au bord de l’effondrement, des journaux jaunis, les éléments architecturaux d’antan, tous « objectent » au temps de la disparition. Les ruines, et la manière dont celles-ci sont dites être habitées par des présences et des forces spirituelles font obstruction à la disparition forcée sous l’effet de l’urbanisation (Schwenkel, 2007).

Bien que les membres de HKURBEX se rendent dans des endroits abandonnés, dont certains sont dits hantés, Ghost me précise que contrairement à d’autres explorateurs·trices, iels ne chassent pas les fantômes. Pourtant, si ce ne sont pas des fantômes humains logés au creux de l’architecture décrépite de la ville qu’ils recherchent, ce qu’ils trouvent et mettent en images sont bien des fantômes d’une histoire collective trop vite enterrée, qu’ils font resurgir de ces ruines par le biais de dispositifs médiatiques. Les membres de HKURBEX que j’ai rencontrés me semblent pratiquer ce que l’archéologue Gill Carr (2018) appelle une « double vision », soit cette « capacité à voir le paysage dans lequel ils vivent à la fois tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il était à l’époque » (para 30). Leurs activités d’exhumation et de captation de l’atmosphère spectrale qui se dégage de ces ruines nous invitent, comme le suggère Carr (2018), à étendre la notion d’héritage culturel (désignant généralement les actes de restauration) aux gestes augmentés de dispositifs techniques permettant de sonder la présence de fantômes. Ces pratiques sensorielles qui consistent à sonder le spectral permettent de faire l’expérience d’une histoire au-delà des actes de restauration (2018, para 14).

En ce qui concerne Hong Kong, et comme le fait remarquer le politologue Sébastian Veg (2007), « [c]e n’est peut-être qu’après la rétrocession que les bâtiments coloniaux, régulièrement détruits dans les années 1970 et 1980, ont pu être considérés comme un élément important de l’identité de Hong Kong, notamment parce qu’ils comptent aujourd’hui parmi les plus anciens de Hong Kong » (2007, p. 47). Des actes de restauration du patrimoine se sont manifestés quelques années après la rétrocession de 1997 : d’abord en 2003, lors de mouvements de résistance à un projet infrastructurel d’envergure (Hung, 2022, p. 165-166), puis en 2006 et 2007 contre le projet démolition de l’embarcadère de la Reine (Queen’s Pier) et du Star Ferry (Veg, 2007). De la même manière que ces actes de restauration du patrimoine urbain et colonial ont amorcé un mouvement prodémocratique revendiquant le suffrage universel (Hung, 2022, p. 174), les activités de HKURBEX participent encore d’une autre manière de l’émergence d’une identité civique et d’un localisme qui, à Hong Kong, s’est défini ces dernières années en contradistinction avec une identification ethnique à la nation et en lien avec des revendications démocratiques (Veg, 2017; Hung, 2022).

C’est en revanche en deçà d’une politique de partis que les gestes esthétiques de HKURBEX constituent une intervention politique. Ce et ceux que les gestes et images de HKURBEX génèrent se manifestent notamment, comme le suggère Christophe Hanna, dans la mobilisation et la création de publics (2020) qui viennent densifier une histoire et un territoire spectralisés. En s’immisçant dans les interstices d’un espace urbain saturé, HKURBEX s’immisce dans les failles, les brèches d’une histoire coloniale pour se forger une mémoire collective contredisant le mythe du « rocher nu » stérile et hostile; un mythe qui comme le décrit Robert Peckham perpétue l’imaginaire colonial de domestication d’un milieu jugé inhospitalier, et dont la fécondité environnementale et économique de l’archipel fut l’œuvre de la colonie britannique (Peckham, 2015).

Si l’histoire coloniale n’est autre qu’une invisibilisation de nombreuses histoires (Lim, 2022), en exhumant les restes de ce(ux) qui font contre-histoire, les explorateurs·trices viennent réaffecter des lieux désaffectés et ce faisant, ils réaffectent aussi implicitement la figure coloniale de l’explorateur, « l’éclaireur de l’impérialisme, le prospecteur de l’extractivisme et la tête de pont du colonialisme. » (Morizot, 2019, p. 174). La pratique des explorateurs·rices désincarcère, comme le suggère Morizot, « l’affect exploratoire de cette figure douteuse » (2029, p. 174) car elle consiste précisément à développer de nouveaux modes de sensibilités technologiquement médiées de manière à développer une attention intensifiée, ce que Morizot appelle aussi des « égards ajustés ». Dans le contexte de forte indétermination politique où se trouvent les habitants de l’archipel, où le champ des possibles démocratiques amorcé par la rétrocession semble pour beaucoup s’être clos, l’exploration délestée de sa charge coloniale dont font preuve les explorateurs·trices permet de contrevenir à ce qui est perçu comme une catastrophe : la perception de la fin d’un monde (la rétrocession complète prévue pour 2047), donne lieu à la faim d’un autre, à un avenir qui reste à imaginer.

Cette capacité à faire-monde, à échafauder des mondes possibles grâce à des techniques d’imagination est précisément ce que les explorateurs de HKURBEX et bien d’autres rencontrés sur ces sites abandonnés, s’emploient à inventer. Ce faisant, ils démocratisent et se délestent de la charge virile toxique de l’affect exploratoire décrite par Morizot. Tandis que les explorateurs coloniaux du XXe siècle tâchaient d’explorer des bouts de monde, ce (et ceux) qu’il reste d’inconnu, maintenant que « le reste est devenu le monde » (2019, p. 173), et que la ruine de ces régimes coloniaux et du capitalisme est ce dans quoi il s’agit d’apprendre à composer (Tsing, 2015), la notion d’explorateur est alors à réinventer. Il s’agit de faire de l’exploration une intensification d’égards ajustés non pas pour conquérir, quadriller et extraire de la valeur, mais justement pour contre-cartographier les contours d’un archipel deux fois dessiné par des forces coloniales.

En mobilisant une capacité d’imagination, HKURBEX et d’autres explorateurs troquent la virilité du mode exploratoire colonial pour un mode de viralité par lequel se réapproprier un rapport au territoire. Dans le contexte de Hong Kong, les pratiques de HKURBEX rendent visible une dimension urbaine invisible, qui comme le précise l’anthropologue Stépanoff, « n’est pas faite seulement de représentations mentales, puisqu’elle [l’imagination] mobilise la dimension motrice de l’engagement humain dans le monde. » (p. 415). Pour Stépanoff, la délégation de la production d’images et d’une imagination implique non seulement au niveau individuel une atrophie des aptitudes de création, mais aussi, au niveau collectif, « une externalisation de la souveraineté du rapport au monde, assumée individuellement dans de nombreuses sociétés valorisant l’autonomie, mais confiée à des représentants, héréditaires ou élus, dans les sociétés modernes hiérarchisées » (2021, p. 412). La délégation de la production d’images est ce que Stépanoff appelle un régime hiérarchique de l’imagination comme mode de connaissance du monde, qu’il oppose à un régime hétérarchique par lequel les individus s’engagent dans des explorations imaginatives.

Le sens du possible à l’œuvre lors des excursions de HKURBEX témoigne d’une capacité collective à agir, à imaginer et à créer de nouveaux espaces-temps en contact direct avec le territoire. Dans un Hong Kong détourné en terrain de jeu vidéo, HKURBEX propose et propage, par ses pratiques médiatiques, une réalité augmentée de la ville. Ce qui est en jeu dans ce rapport au territoire est en ce sens ce que Gilles Deleuze appelle une « atopie », l’imagination non pas d’un monde différent mais de manières différentes d’habiter ce monde. « Seuls de nouveaux délires, de nouvelles fabulations peuvent nous permettre [de] croire à nouveau [au monde]» (Lapoujade, 2014, p. 290). L’exploration de mondes pour ainsi dire pliés au sein même du monde actuel est une invitation à réinjecter du potentiel dans le présent afin d’aspirer non seulement à un avenir meilleur, mais à devenir autrement maintenant, en se réappropriant les moyens de l’imagination.

Références

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1Gwai lo est une expression commune à Hong Kong qui signifie littéralement « mec fantôme ». Cest par ce terme que lon désigne les étrangers déplaisants (Laureillard et Durand-Dastès, 2017, p. 10).

2Ce qui est dailleurs le titre dun catalogue quils ont sorti en 2014 et réédité en 2020 : « Spatial cemetery: A Journey Beneath the Surface of Hidden Hong Kong ». Hong Kong: Blacksmith Books.

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17.05.2024 à 10:12

Militantismes évangéliques Entre désirs de règne et quêtes de justice

multitudes

Militantismes évangéliques Entre désirs de règne et quêtes de justice Cet article introductif de la majeure « Évangeliques : combien de divisions ? » entend brosser le paysage de la diversité des engagements politiques des évangéliques. Si des réseaux promeuvent activement des projets d’extrême-droite, notamment depuis le Brésil et les États-Unis, la mouvance évangélique apparaît politiquement clivée, des minorités de différents bords idéologiques promouvant, au nom de leur foi, des projets politiques articulés à des revendications de justice sociale, raciale, ou de genre. Il ne s’agit pas ce faisant de leur donner plus de poids qu’ils n’en ont réellement, puisque leur influence demeure très restreinte, mais simplement de souligner la diversité interne des militantismes évangéliques, que l’on ne saurait réduire à une équation simple entre théologie littéraliste et conservatisme droitier. Evangelical Activism From Desires of Reign to Quests of Justice This introductory article to the “Evangelicals: how many divisions?” intends to give an insight of the diversity of Evangelical political and ideological orientations. While some networks actively promote far-right projects, notably in Brazil and the United States, the evangelical movement appears politically divided, with minorities from different ideological backgrounds promoting, in the name of their faith, political projects articulated around demands for social, racial or gender justice. This does not imply one should credit them with more weight than they actually have, since their influence remains very limited, but simply to highlight the internal diversity of evangelical activism, which cannot be reduced to a simple equation between literalist theology and right-wing conservatism.

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Texte intégral (7180 mots)

Le 6 juillet 2022, à Visby sur l’île de Gotland, en marge du rassemblement annuel d’Almedalen réunissant l’ensemble des partis politiques et organisations de la société civile de Suède, Ing-Marie Wieselgren, une suédoise âgée de 64 ans, trouve la mort, poignardée par Theodor Engström, militant néo-nazi de 32 ans, ancien membre du « Mouvement de résistance nordique » et sympathisant d’« Alternative pour la Suède », organisation proche des réseaux d’extrême-droite états-uniens de l’Alt-Right, prônant une « épuration » raciale de l’hémisphère Nord. D’éminents représentants de cette tendance politique étaient conseillers de Donald Trump aux côtés de figures du christianisme évangélique au moment de son accession à la Maison blanche. C’est un fait connu : de puissants réseaux d’élites chrétiennes évangéliques ont activement fait campagne pour ce dernier1, y voyant l’incarnation du roi Cyrus, instrument de Dieu pour assister le peuple hébreu, malgré son immoralité. Dans sa ville d’origine, à Uppsala, la disparition brutale de Wieselgren est pleurée par les membres des congrégations évangéliques dont elle était une fidèle.

Pourquoi un militant zélé du suprémacisme blanc promu par Trump et ses soutiens s’en est-il pris à une fidèle d’une Église supposée être le pendant religieux de leur populisme nationaliste ? Partant d’une idée aujourd’hui assez commune selon laquelle les chrétiens évangéliques seraient des conservateurs rétifs à la science et à l’immigration, le mobile du jeune homme, et les circonstances qui ont mené à son geste, tout comme le profil de la victime, pourraient paraître obscurs.

Selon l’enquête menée par le procureur, Engström reprochait à sa cible son rôle dans la promotion de l’accès à la psychiatrie – qu’il qualifiait de savoir « perverti par les juifs » – pour les migrants. En sa qualité de coordonnatrice nationale pour les soins psychiatriques au sein de l’Association des autorités communales et régionales de Suède, Wieselgren avait plaidé pour un meilleur accès aux soins des demandeurs d’asile et réfugiés2. Cette fidèle évangélique était ainsi non seulement une scientifique réputée, mais également une militante en faveur d’une politique d’immigration plus généreuse en matière de soins psychiques.

Cette histoire souligne que l’équation qui lie évangélisme et politique est loin d’être le fruit d’une concordance essentielle entre foi chrétienne et conservatisme populiste, surtout lorsque l’on cherche à raisonner à une échelle comparative. En la matière, le contexte pèse de tout son poids, et la variation est la règle, des évangéliques pouvant se trouver de tous côtés du spectre idéologique, les fidèles n’étant d’ailleurs pas toujours alignés sur les options de leurs pasteurs3. Moins qu’une affaire d’adéquation primordiale entre l’essence supposée d’un dogme religieux et une idéologie, l’articulation entre évangélisme et politique donne à voir une vaste gamme de possibilités, fruits de rapports d’affinités électives, à la fois actifs, créatifs et sélectifs4. S’il faut être vigilants à l’égard de la menace que constitue une grande part des réseaux évangéliques et leur désir d’hégémonie par l’instauration du Royaume de Dieu sur terre, il convient tout autant de ne pas être aveugle à leur diversité interne, puisque les évangéliques sont loin de constituer un bloc homogène, certains pouvant être engagés pour des causes de justice sociale, raciale, ou de genre.

C’est le propos que cette majeure consacrée aux engagements politiques des chrétiens évangéliques entend défendre à partir d’une juxtaposition de cas d’horizons géographiques variés (États-Unis, Guatemala, Brésil, Russie, Bénin, Algérie, Égypte, Singapour) en partant d’une question que beaucoup se posent, inquiets de voir accéder des figures populistes au pouvoir ces dernières années, notamment au Brésil ou aux États-Unis, soutenues par des réseaux évangéliques porteurs de programmes réactionnaires, climato-sceptiques, et brutaux à l’égard des droits des femmes, des étrangers et des minorités raciales : qui sont au juste les évangéliques et quels sont leurs projets politiques ?

Évangéliques, pentecôtistes et chrétiens charismatiques : une unité illusoire ?

D’après des statistiques abondamment citées, l’évangélisme serait la mouvance religieuse qui aurait connu la plus grande croissance dans le siècle écoulé. Le christianisme évangélique rassemblerait ainsi plus de 644 millions de fidèles à travers le monde, des chiffres parfois évoqués à l’endroit des pentecôtistes et chrétiens charismatiques uniquement, qui ne constituent pourtant qu’une sous-catégorie de la « famille évangélique ». Il est aisé pour le profane de se perdre dans la valse des nombres et des dénominations. Bien sûr, cette croissance renvoie à une réalité – la multiplication des églises de par le monde appelant au repentir et à une conversion personnelle au Christ – mais il faut être conscient que ces catégories, comme le décompte statistique qui en résulte et contribue à les naturaliser, sont le fruit d’une construction, qui tend à penser l’évangélisme comme un phénomène global et unique.

Ce lieu commun ne devrait pourtant pas être tenu pour acquis, puisque la catégorie « évangélique » ainsi mobilisée renvoie à une grande variété de formes religieuses et de réalités sociales, les acteurs ainsi désignés ne se reconnaissant d’ailleurs pas toujours sous cette étiquette. La labélisation de cette variété religieuse sous une étiquette commune est le produit d’une histoire plus récente que celle des réveils religieux auxquels on l’associe généralement, renvoyant tantôt aux mouvements protestants de piété du XVIIIe siècle en Europe, tantôt à une réaction religieuse à la modernité au début du XXe siècle aux États-Unis, mettant l’accent sur une conversion personnelle au Christ, et encourageant un mode de vie et une vision du monde fondés sur les Écritures. Le périmètre de la catégorie « évangélique » a varié au fil des périodes et des jeux d’alliances entre différentes branches chrétiennes, et ses contours changent d’un pays à l’autre, ce qui pose problème dans la construction d’une catégorie statistique globale, qui finit par aplatir et lisser leur hétérogénéité.

La logique du décompte des pentecôtistes, par exemple, se constitue progressivement des années 1960 à la fin des années 1980 dans des milieux académiques souvent confessionnellement marqués, et résulte de l’agrégation contestable de traditions chrétiennes mettant l’emphase sur « une expérience de l’Esprit Saint » vaguement définie, les projections se basant parfois sur des statistiques fournies par les églises elles-mêmes, dont les méthodes sont loin d’être toujours rigoureuses – ce sont notamment les chiffres critiquables du missionnaire anglican David Barrett qui circulent dans la presse comme dans la recherche. La plus grande part de ce contingent « évangélique » est constituée par des « Églises indépendantes africaines », dont les théologies et pratiques puisent dans un répertoire qui n’est pas toujours reconnu comme évangélique, ou même chrétien, par l’ensemble des acteurs. Les définitions inclusives de l’évangélisme et/ou du pentecôtisme proposées par ces chercheurs – souvent issus de ces mouvances, ils chargent cette croissance d’une connotation prophétique – ont même fini par avoir un effet performatif sur les politiques d’alliance entre lesdites Églises indépendantes africaines, incluant par exemple des Églises coptes éthiopienne et égyptienne, pourtant classées dans le giron de l’orthodoxie.

Du côté des États-Unis, les études statistiques sur les évangéliques se multiplient à partir de la victoire de l’évangélique Jimmy Carter aux élections présidentielles de 1976. Or les méthodes pour les comptabiliser varient depuis l’identification externe d’items de croyances ou de pratiques particuliers à l’autodéfinition, faisant considérablement varier la démographie évangélique de 7 % à 47 % de la population états-unienne. Toutes les méthodologies peuvent générer d’importants biais. Dans le cas de l’enquête par déclaration, le label « évangélique », associé au conservatisme aux États-Unis, peut être revendiqué par tout chrétien « conservateur » et rejeté par des chrétiens « progressistes », quels que soient leurs affiliations dénominationnelles, accentuant ainsi l’association de l’évangélisme et du conservatisme politique. Les mêmes individus pourraient par ailleurs se retrouver hors ou au sein du giron de « l’évangélisme » dans des enquêtes mettant d’autres méthodologie en œuvre, soulignant qu’il ne saurait s’agir d’une catégorie analytique fiable5. Il faut donc se méfier des chiffres comme des étiquettes : l’évangélisme n’est pas une vague qui submerge la planète avançant comme un seul homme vers un but commun6.

La définition des contours de l’évangélisme est ainsi elle-même le fruit d’une politique, amenant à des stabilisations temporaires, mais toujours objet de luttes entre différentes tendances, et variant d’un contexte à l’autre7. Elle renvoie à des options religieuses et politiques disparates. Au sein même des réseaux de ceux qui se reconnaitraient volontiers et explicitement sous l’étiquette évangélique, la dispersion et la fragmentation sont la règle, le monde social des évangéliques étant traversé par des conflits d’intérêts et de valeurs, et de désaccords sur l’héritage biblique commun et l’interprétation des Écritures, renvoyant in fine plus aux conditions sociales et historiques concrètes respectives des acteurs impliqués qu’à des fondements théologiques indépassables. Il arrive d’ailleurs souvent que des évangéliques mettent en péril les conditions de vie de leurs propres coreligionnaires, par exemple en mettant en place des polices répressives de l’immigration. Les décisions d’élites évangéliques blanches peuvent ainsi conduire à la précarisation ou au mauvais traitement de migrants irréguliers évangéliques latino-américains aux États-Unis, ou à l’expulsion de Suède de convertis afghans ou iraniens vers leur pays d’origine, où, en tant qu’apostats de l’Islam, ils peuvent risquer jusqu’à la mort.

Les évangéliques et la politique

L’idée d’un mouvement global œuvrant dans un objectif commun, rassemblant un vaste ensemble de dénominations chrétiennes (méthodistes, baptistes, anglicans, charismatiques, quakers, églises libres, etc.) ne s’est cristallisée qu’avec la déclaration de Lausanne en 1974, suite à une conférence réunissant près de 4 000 participants du monde entier, sous l’impulsion du télévangéliste états-unien Billy Graham. Lors de ce congrès, les différences de vues sur les plans théologique et idéologique étaient pourtant palpables. Certaines voix, à l’instar de celles de l’équatorien René Padilla (1932-2021), promoteur d’un évangile social, ont été occultées par les évolutions historiques de nombre d’églises états-uniennes qui ont fait de la marque « évangélique » un synonyme d’idéologie droitière et de « nationalisme chrétien » (Ph. Gonzalez dans ce dossier). C’est à ce titre que certaines congrégations ont récemment préféré prendre leur distance vis-à-vis de ce référent en changeant de nom pour se distancier du stigmate politique associé à l’« évangélisme », et que d’autres, en Europe, clament vouloir le libérer du carcan dans lequel l’ont enfermé leurs homologues nord-américains, pour le ré-ancrer dans une conception moins hostile à la démocratie et aux causes de justice sociale8.

Aux États-Unis, bastion de l’évangélisme réactionnaire depuis lequel se répandent la théologie de la prospérité, associant élection divine et enrichissement, la théologie du dominion9, appelant les évangéliques à « prendre autorité » pour le Christ sur la société en conquérant ses domaines clefs (éducation, sciences, médias, arts, famille, entreprise et gouvernement), ou la théologie du « combat spirituel », qui en est une déclinaison territoriale (Y. Fer), des réseaux évangéliques sont connus pour avoir soutenu, y compris matériellement, des dictatures latino-américaines (Rios Montt au Guatemala, Fujimori au Pérou). Mais, si elles demeurent minoritaires, des voix dissidentes attachées aux causes de justice sociale et pacifistes, se sont fait entendre tout au long de l’histoire de la mouvance10. En 1973, le Washington Post décrivait même la gauche évangélique comme le mouvement qui secouerait la vie politique et religieuse américaine. L’histoire a donné tort au Post, puisque c’est la droite évangélique, disposant de bien plus de moyens, qui a acquis le plus d’influence publique, mais la gauche évangélique a pleinement accompagné l’entrée de la mouvance dans sa phase de politisation contemporaine11. L’une des figures les plus célèbres de cette gauche évangélique états-unienne fut le pasteur Ron Sider (1939-2022), militant contre le militarisme, l’injustice économique et le sexisme du modèle américain. De nombreux activistes évangéliques radicaux se réclament de son héritage, à l’instar de Shane Claiborne aux États-Unis, diplômé de sociologie qui a travaillé auprès de Mère de Teresa à Calcutta, co-fondateur en 2007 de l’ONG Red Letter Christians, qui entend œuvrer pour la justice sociale, ou Micael Grenholm en Suède, l’un des principaux animateurs du réseau international Pentecostals and Charismatics for Peace and Justice, écologiste végane, pacifiste et farouche critique des politiques hostiles à l’immigration.

En Amérique latine, des évangéliques promeuvent depuis les années 1970 la théologie de la Misión Integral, mettant au cœur de la foi l’action sociale envers les démunis et les marginalisés (T. Maire). De nombreuses théologies dissidentes sont nées dans son sillage, dans les communautés latinas et chicanas aux États-Unis, empreintes de féminisme ou d’aspirations à la justice raciale – théologie latina evangélica, brown theology –, accusant les évangéliques nationalistes chrétiens de « tribaliser » le Christ12. Pour sa part, la National Black Evangelical Association s’inspire de la théologie de la libération noire, formalisée par James Cone dans les années 1970. Au Brésil, alors que la mouvance évangélique est surtout connue pour son soutien à Bolsonaro (70 % avaient voté pour lui en 2018, 60 % en 2022), des évangéliques dits « progressistes » se constituent en réseaux pour appuyer la gauche13, et des pentecôtistes militent au sein du Mouvement des Sans Terre (D. Simbsler). L’invisibilité relative de ces évangéliques d’autres bords idéologiques ne tient pas qu’à leur faiblesse numérique : comme pour d’autres mouvements sociaux, elle résulte aussi de diverses formes de répression qu’ils subissent de la part des autorités, de la lutte que leur oppose leurs homologues de droite avec des moyens matériels bien plus conséquents (fondations, dons, y compris de grandes fortunes industrielles, chaines de télévision, maisons d’éditions, établissements privés d’enseignement de tous niveaux, hôpitaux privés, labels musicaux14), et de l’indifférence, de l’embarras ou du rejet qu’ils suscitent dans les rangs des gauches séculières. Il faut cependant se garder de voir ces autres évangéliques comme marginaux : quand 30 % d’entre eux votent Lula au Brésil ou 20 % votent Obama aux États-Unis, si l’on s’en tient aux estimations statistiques les plus communes, cela représente respectivement 20 millions d’individus dans chacun des deux pays, des chiffres que l’on ne saurait considérer comme sociologiquement négligeables.

Il est de fait difficile de classer politiquement les évangéliques de manière générale, leur position relative sur les échiquiers politiques nationaux variant en fonction de la norme de modération de leurs sociétés respectives (droits des femmes, des homosexuels, tolérance religieuse), des relations entre État et religions qui y sont en vigueur, de même que de leur position de majoritaires ou de minoritaires. On peut ainsi en voir certains menacer la liberté d’expression, l’accès à l’avortement, les droits des personnes LGBTQI, encourager l’enseignement du créationnisme, comme d’autres promouvoir le pluralisme et la liberté de conscience et de culte, lutter contre l’islamophobie15, s’engager pour la démocratisation, ou défendre l’immigration, tout en se montrant conservateurs en matière de morale sexuelle ou familiale, ou inversement. La vice-première ministre suédoise, Ebba Busch, cheffe de file du parti chrétien-démocrate, issue du milieu évangélique charismatique, défile ainsi depuis plusieurs années dans les rangs de la Gay Pride à Stockholm, défendant le droit à l’adoption pour les couples de même sexe16. En 2022, au moment où la Cour suprême américaine revenait sur l’arrêt Roe vs. Wade, elle faisait campagne pour la constitutionnalisation du droit à l’avortement en Suède, avant de contribuer à mener une politique anti-immigration et rétrograde en matière de climat une fois au pouvoir, dans un gouvernement appuyé par l’extrême-droite. Dans certains pays, leur position minoritaire peut les amener à faire volte-face sur des périodes assez courtes : après s’être engagés dans la Révolution de 2011, les évangéliques égyptiens, par exemple, se sont rangés derrière le régime de Sissi, par crainte d’un gouvernement islamiste considéré comme l’incarnation du Mal (G. Du Roy). L’importance du contexte est autrement soulignée dans le cas des migrations, des convertis pouvant être considérés comme « libéraux » en Russie, face un à régime autoritaire, et « conservateurs » une fois installés dans une société plus pluraliste comme le Canada (A. Dalles Maréchal).

Par-delà la diversité théologique et idéologique, ce qui fait le point commun et l’assise des évangéliques réside probablement dans leurs méthodes d’expansion, chaque fidèle étant un potentiel missionnaire, et l’accent qu’ils mettent sur la morale individuelle et la moralisation de l’espace public. À travers leurs églises et l’idée d’un Christ présent au quotidien dans la vie de chacun, ils mettent en place de puissants dispositifs de (auto)surveillance et de (auto)contrôle, qui conduisent à une discipline éthique dont l’efficacité peut être redoutable sur le plan des mobilisations politiques. Amalgamant engagements individuels et destins collectifs des nations, leur foi devient un exercice du pouvoir tous azimuts de l’ensemble des fidèles les uns sur les autres (C. Bertin). Chaque individu s’y voit reconnaitre une valeur aux yeux de Dieu – y compris celles et ceux qui se la voient nier par la société – et une influence sur le cours des choses, par l’exemplarité de son comportement. L’autonomie relative des congrégations confère par ailleurs une remarquable plasticité à leur discours, permettant de s’adresser à une grande diversité de populations dans leurs propres langages et en fonction de leurs propres enjeux, culturels, religieux, économiques ou sociaux.

Outre l’accès au pouvoir de candidats évangéliques – ou soutenus par eux – dans plusieurs pays dans les années écoulées (États-Unis, Brésil, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Australie, etc.), l’un des domaines dans lequel l’influence politique des évangéliques est peut-être la plus notable et la plus dramatique à l’heure actuelle est celui de la politique coloniale en Palestine.

Le sionisme chrétien et la question de la Palestine

Ce que l’on appelle aujourd’hui le sionisme chrétien, d’inspiration protestante, a précédé le sionisme politique dans le projet d’établir un État juif en Palestine. L’idée se répand dès les années 1840 – bien avant la naissance de l’auteur de LÉtat des juifs, Theodor Herzl (1860-1904) –, sous l’influence des britanniques Lord Shaftesbury et Alexander Keith, révérend d’une Église libre auquel on prête la paternité de la fameuse formule « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Fervents croyants, empreints d’attentes messianiques et eschatologiques, ils associaient à l’émergence d’un État juif l’impératif d’accélérer les prophéties bibliques, le retour du peuple élu en « Terre promise » étant considéré comme la première étape vers le second avènement du Christ. Une bonne part des évangéliques aux États-Unis soutiennent activement ou financièrement Israël (75 %) et le « sionisme chrétien » dispose de puissants relais politiques, ce qui explique en partie l’appui de la Maison Blanche au colonialisme de l’État hébreu17. Certains articles de cette majeure font état de ces résonances prophétiques, y compris chez des convertis kabyles en Algérie, qui estiment partager une communauté de destin avec les juifs d’Israël (H. Azouani-Rekkas). Mais sur cette question encore, le monde évangélique apparaît clivé, notamment parmi les chrétiens du monde arabe.

Le 27 octobre 2023, Sameh Maurice, pasteur de l’église de Qasr-el-Dobarah, au Caire, la plus grande congrégation évangélique du Moyen-Orient, consacre son prêche aux massacres perpétrés par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Le pasteur exprime sa solidarité avec les victimes palestiniennes et affirme que le projet sioniste est porté par des « juifs radicalisés » que les « juifs authentiques » ne sauraient soutenir, les prophéties bibliques statuant clairement sur le fait que le retour en Terre Sainte ne saurait avoir lieu avant la reconstruction du Temple et l’arrivée du Messie. Ses propos sont retransmis en direct sur la chaîne chrétienne arabophone SAT7 et ne manquent pas d’engendrer une polémique quand il se prononce sur la responsabilité des juifs dans la crucifixion du Christ, renouant avec un thème éculé de l’antijudaïsme chrétien, celui du « peuple déicide18 » – lequel omet de souligner la judéité de Jésus lui-même et ses disciples.

Quelques jours plus tard, le télévangéliste marocain Rachid Hammam, voix influente parmi les évangéliques du monde arabe, consacre un épisode de son émission à répondre à Maurice pour le critiquer19. Depuis le lendemain des attaques du 7 octobre, « Frère Rachid » enchaîne les interventions dans lesquelles il fustige le projet théocratique du Hamas et défend le modèle de société porté par Israël, dont il vante par contraste le caractère pluraliste et démocratique, faisant valoir le sort respectif des chrétiens de part et d’autre de la frontière israélo-palestinienne. Le prêcheur regrette la réaction de nombreuses églises arabes qui ont condamné les crimes imputés à l’armée israélienne, notamment à la suite du bombardement de l’hôpital baptiste Al-Ahli, sans mot dire des exactions imputées au Hamas. En Suède, le télévangéliste égyptien Merzek Botros exprime sa colère envers les propos de son homologue cairote dans la presse chrétienne, et les pasteurs pentecôtistes suédois Niklas Piensoho et Rune Borgsö prennent publiquement leur distance avec Maurice, qu’ils avaient invité à prêcher quelques années plus tôt, qualifiant ses propos d’antisémites et envisageant de cesser de soutenir financièrement sa congrégation20.

L’indignation envers Israël de Sameh Maurice n’est pas isolée dans la nébuleuse évangélique, et nombre de fidèles de cette mouvance inscrivent la critique d’Israël dans la droite ligne des prophètes de l’Ancien Testament qui fustigeaient leur peuple pour s’être détourné des commandements de Dieu en se rendant coupable d’iniquité. Côté palestinien, le Bethlehem Bible College, présidé par l’évangélique Jack Sara, s’inscrit dans la continuité de la théologie de la libération palestinienne, et s’associe aux conférences Christ at the Checkpoint, réunissant des croyants de différentes dénominations critiques du sionisme chrétien, dont ils s’appliquent à dénoncer l’aveuglement et les effets de déshumanisation. Des figures évangéliques palestiniennes y interviennent, à l’instar d’Alex Awad ou Anton Deik. Cette position trouve un écho favorable bien au-delà des cercles de chrétiens palestiniens ou arabes – qui comptent aussi leur lot de défenseurs d’Israël –, y compris auprès d’évangéliques aux États-Unis. Le soutien à Israël y connait d’ailleurs un recul sensible parmi les évangéliques les plus jeunes (18-29 ans) : en 2021, ils n’étaient plus que 33,6 % de jeunes évangéliques à soutenir Israël (contre 69 % en 2018), 24 % la Palestine, et 42 % aucun des deux camps21.

La multiplicité des évangélismes

Le christianisme évangélique est une mouvance religieuse politiquement clivée, traversée de part en part par des mouvements sociaux antagonistes et des fractions opposées pouvant servir des causes et des intérêts divergents et incompatibles entre eux. Il ne s’agit pas ici de donner plus d’importance aux évangéliques minoritaires dont l’influence demeure manifestement restreinte face à celle de leurs homologues d’extrême-droite, mais simplement de leur donner une place dans des descriptions qui généralement les ignorent. Ce qu’écrivait Antonio Gramsci à propos du catholicisme est encore plus vrai du christianisme évangélique : « toute religion […] est en réalité une multiplicité de religions différentes et souvent contradictoires22 ». Cela ne signifie pas que les évangéliques n’ont rien de commun entre eux. Comme le montre le cas de la question de la Palestine, c’est au sein d’un même espace discursif qu’ils débattent et s’opposent les uns aux autres, à travers des journaux ou des chaines de télévision, se disputant ainsi l’interprétation de l’évangile et ses conséquences politiques. Si les mouvements de gauche y trouvent surtout des ennemis politiques, toujours est-il que des fractions de ce monde fragmenté peuvent se situer, sur certaines causes, et à l’étonnement de plus d’un, du même côté de la barricade que des militants qui ne reconnaissent d’autre horizon transcendantal que le salut de l’Humanité par elle-même.

1Gagné A., 2020, Ces évangéliques derrière Trump, Genève, Labor & Fidès. Entre 75 et 80 % des évangéliques blancs ont ainsi voté pour Trump en 2020 (contre 57 % des catholiques blancs). Il est à noter cependant que la variable raciale est déterminante aux États-Unis puisque, à linverse, plus de 90 % des protestants afro-descendants ayant une pratique religieuse régulière ont voté pour Biden. Voir Justin Nortey, 2021, « Most White Americans Who Regularly Attend Worship Services Voted for Trump in 2020 », Pew Research Centre.

2Elle fut lautrice en 2017 un rapport public en ce sens : « Hälsa i Sverige för asylsökande och nyanlända ». Source : www.uppdragpsykiskhalsa.se/wp-content/uploads/2018/01/Rapport-halsa-i-Sverige.pdf

3Freston P., 2001, Evangelicals and Politics in Asia, Africa, and Latin America, Cambridge, Cambridge University Press.

4Löwy M., 2004, « Le concept daffinités électives chez Max Weber », Archives de sciences sociales des religions, vol. 127, p. 93-103.

5Hackett C. & Lindsay M., 2008, « Measuring Evangelicalism: Consequences of Different Operationalization Strategies », Journal for the Scientific Study of Religion, vol. 47 (3), p. 499-514.

6Bergunder M., 2010, « The Cultural Turn », in Anderson Allan et al. (ed.) Studying Global Pentecostalism. Theories and Methods, Berkeley University of California Press, p. 51-73. Wilkinson M. & Haustein J. (eds.), 2023, The Pentecostal World, New York, Routledge.

7Fer Y., 2022, Sociologie du pentecôtisme, Paris, Karthala.

8Voir lexcellent documentaire de Philippe Gonzalez et Thomas Johnson pour Arte : « Les évangéliques à la conquête du monde » (2022).

9Gonzalez P., 2014, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor & Fidès.

10Cannon M.E. & Smith A. (eds.), 2019, Evangelical Theologies of Liberation and Justice, Downers Grove, InterVarsity Press.

11Swartz D., 2012, Moral Minority. The Evangelical Left in an Age of Conservatism, Philadelphia, University of Pennsylvania Press.

12Chao Romero R., 2020, The Brown Church. Towards a History and Identiy of Latino/a Social Justice Christianity, Downers Grove, InterVarsity Press.

13De Barros M., « Être évangélique et de gauche, cest possible ! Les pasteurs et mouvements évangéliques mobilisés pour la démocratie au Brésil », La Revue nouvelle, vol. 7 (7), p. 65-71.

14Les dons aux organisations religieuses aux États-Unis sont extrêmement importants, générant plusieurs centaines de milliards de dollars par an. Une megachurch (comptant par exemple 2 000 membres ou plus) peut générer en moyenne entre 2 et 12 millions de dollars par an – la majeure partie étant dévolue à payer la masse salariale. Voir Scott Thumma et al., 2007, Beyond the Megachuch Myth, San Francisco, Jossey Bass. Pour une étude chiffrée de la circulation de largent vers les organisations religieuses toutes confondues aux USA, voir Grim B. & Grim M., 2016, « The socio-economic contribution of Religion to American Society », Interdisciplinary Journal of Research on Religion, vol. 12, p. 2-31. Ailleurs, en fonction des législations nationales, les églises peuvent être exonérées dimpôts sur les activités cultuelles, et les dons individuels déduits des impôts. Les Églises peuvent également remporter des projets publics, dans le cadre humanitaire ou du développement, se voyant ainsi financés directement par des organismes étatiques, sans compter, dans certains pays, les subventions publiques aux communautés religieuses.

15Victor S., 2020, « Les évangéliques peuvent-ils être pluralistes ? », Diversité urbaine vol. 20 (1), p. 142-164.

16Plusieurs congrégations évangéliques en Suède se veulent inclusives en matière dhomosexualité. Carlström C., 2023, En villkorad gemenskap. Hbtq, sexualitet och kristen frikyrklighet, Stockholm, Makadam.

17Ariel Y., 2014, « Biblical Imagery, the End Times, and Political Action: The Roots of Christian Support for Zionism and Israel », in Chancey M. et al. (eds.), The Bible in the Public Square: Its Enduring Influence in American Life, Atlanta, SBL Press, p. 37-62.

18Source : www.youtube.com/watch?v=9TH3e9csFSI  « Sameh Maurice in KDC Church and on SAT7 preaching about Israel ». Consulté le 1 mars 2024.

19Source : www.youtube.com/watch?v=ALGUUeXoOmY – « Rad ‘alā al-qas Sameh Mouriss ». Consulté le 1 mars 2024.

20David Spånberger, « Filadelfia och Livets Ord tar avstånd från judefientlig predikan », 9 janvier 2024, Välden Idag.

21Inbari M., Bumin K., Byrd M., 2021, « Why Do Evangelicals Support Israel? », Politics and Religion, vol. 14 (1), p. 1-36.

22Gramsci A., 1977, Quaderni del carcere, Turin, Einaudi (1932-1933), p. 1397.

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