Après la scène finale du prologue (L’Or du Rhin) de la Tétralogie, celle où les dieux gravitent autour du Walhalla, une production de La Walkyrie , signée Calixto Bieito pour la mise en scène, est attendue, qui devrait ramener le drame vers l’humain – avec les jumeaux Siegmund et Sieglinde, mais aussi avec les désaccords liés à l’amour, au devoir et à la famille. Calixto Bieito, adepte de métaphores visuelles fortes et de décors symboliques, devrait approfondir sa vision de Wagner en accusant le contraste entre hauteurs mythiques ou divines d’une part, et vécu intime des personnages d’autre part.
Esthétique radicale, provocante
On sait que Bieito aime les provocations : non seulement par son utilisation de l’image mais aussi par la mise en espace qu’il opère des personnages, des corps et du pouvoir. Ainsi, lorsqu’il présente Fricka en tant de juge ou déesse du mariage, ou qu’il installe Brünnhilde au cœur d’un dilemme filial et divin. Le décor devrait mêler grandiose (éclairages, effets de masse, verticalité) et terre à terre (corps humains, décors usés), soulignant l’opposition entre l’absolu et le concret.
Un engagement dramatique renforcé
La Walkyrie est souvent considéré comme le volet du Ring où les tensions entre ordre cosmique et destin vs volonté humaine sont les plus puissantes. La mise en scène aura à jouer avec les ombres de la tragédie : que signifie être libre sous la tutelle divine, être en conflit avec ses propres origines (inceste, fratricide, loyauté, révolte) ?
Cohérence visuelle et dramaturgique d’un cycle
Si L’Or du Rhin a été jugé par certains trop éclaté dans ses temps visuels ou ses métaphores, La Walkyrie pourrait être l’occasion pour Bieito de renouer avec l’équilibre entre le sublime mythique et la douleur humaine, de resserrer son propos scénique sans pour autant sacrifier l’immensité du décor et la grandeur de l’univers wagnérien.
Au mois de novembre, le Théâtre des Champs-Élysées propose La Damnation de Faust de Berlioz.
Une œuvre inclassable, entre concert et théâtre
Ni opéra ni oratorio, La Damnation de Faust échappe à toutes les classifications. Berlioz a conçu l’œuvre comme un « drame lyrique » à écouter plus qu’à voir, un vaste poème musical où se succèdent visions, élans lyriques et cavalcades infernales. Cependant, sa puissance dramatique, son imagination sonore et sa richesse orchestrale appellent irrésistiblement la scène. Or, mettre en scène La Damnation de Faust , c’est affronter un paradoxe : donner corps à une œuvre conçue pour l’esprit, transformer l’abstraction en incarnation. C’est ce défi qu’a dû relever la metteuse en scène Silvia Costa, artiste au langage visuel singulier, poétique et chargé de symboles. Son univers, à la croisée du théâtre et des arts plastiques, fait dialoguer la lumière, les corps et la musique. Elle entraîne le spectateur dans les paysages intérieurs de Faust — ses tentations, ses mirages, sa chute — pour une plongée à la fois cérébrale et sensorielle, entre rêve et cauchemar. Silvia Costa n’illustre pas ; elle révèle les abîmes du personnage de Faust, ses vertiges, ses contradictions. Par le jeu des ombres, des reflets, des espaces mentaux, elle ouvre un territoire imaginaire où le spectateur est convié à se perdre.
Un voyage musical et spirituel
Sous la direction de Jakob Lehmann, l’orchestre Les Siècles fait revivre la modernité étincelante de Berlioz, servie par des instruments d’époque et une précision stylistique exemplaire. Le Chœur et la Maîtrise de Radio France, préparés par Lionel Sow et Marie-Noëlle Maerten, amplifient la ferveur et la dimension collective de cette fresque romantique : foule des étudiants ivres, prières de Marguerite, danses frénétiques des démons. Quant au plateau vocal, il réunit des interprètes d’exception. Benjamin Bernheim, l’un des plus grands ténors français actuels, incarne un Docteur Faust tourmenté et fragile — figure du désir infini et de la quête impossible. Viktoria Karkacheva prête à Marguerite sa voix sombre et émouvante, entre pureté et résignation. Christian Van Horn campe un Méphistophélès d’une séduction troublante, tout en ironie et en élégance diabolique. Thomas Dolié complète la distribution avec un Brander jovial, le compagnon de taverne de Faust, dont la chanson grotesque annonce déjà la damnation.
Théâtre des Champs-Élysées
3, 6, 12 novembre 2025 à 19h30
15 novembre 2025 à 18h00
Antoine Hardy est écrivain et chercheur en sociologie. Il a soutenu en 2024 une thèse consacrée aux mobilisations scientifiques liées aux enjeux écologiques. Il est l’auteur d’un premier roman, Au bout de la route , publié en 2005 chez Christian Bourgois. Vingt ans plus tard, il publie, chez Grasset cette fois, Libido .
Ce nouveau roman raconte l’histoire de Nawel, jeune libraire parisienne et descendante d’immigrés, dont la vie s’écroule après le décès de sa mère. Elle cherche à remplir le vide de son existence par le trop-plein de l’internet, et par la pornographie. Ce nouveau loisir virtuel la ramène soudain à la réalité, car une actrice lui est familière : il s’agit de son amie d’enfance Élodie. Leurs retrouvailles suscitent un nouvel espoir pour Nawel. Aujourd’hui mère célibataire et salariée dans la cantine d’un collège, Élodie, connue autrefois sous le pseudonyme de Queenor, recherche la stabilité et le droit à l’oubli de ce passé professionnel. Mais le numérique n’oublie pas, et Marc Douchet non plus. Ce père de famille et accro au porno en quête de rédemption sera à l’initiative d’une pétition dans l’établissement scolaire pour faire licencier Élodie. Nawel trouvera dans cette énième injustice une force nouvelle pour se battre et reprendre la main sur sa vie. La rencontre, par la suite, d’un réalisateur désargenté, et du dirigeant d’une entreprise dans le secteur de la pornographie en ligne, montre des personnages aux trajectoires imprévisibles mais toujours épris de vie.
À travers une écriture tantôt douce, tantôt crue, mais toujours sensible, Antoine Hardy révèle la puissance des expériences communes que sont le deuil, l’amour, l’amitié, le sexe, la honte ou la quête de dignité. Pour ce faire, il use de l’arme la plus puissante de la littérature : l’empathie.
Maud Lepers : Le personnage principal de votre livre, Nawel, est féminin. On pourrait même considérer qu’il s’agit d’un roman de l’amitié entre Nawel et Élodie. Le monde de la pornographie tel qu’il est montré interroge le regard porté sur les corps féminins et les mécanismes de la domination masculine dans le monde contemporain. Comment crée-t-on, dans ce cadre, un personnage féminin en tant qu’auteur masculin ?
Antoine Hardy : C’est une question que je me suis posée tout au long de l’écriture du roman ! D’abord, je crois que c’est la proximité émotionnelle qui a orienté mon écriture. Je me sens proche de Nawel et cela m’a aidé à construire ce personnage. En même temps, je suis un homme et elle une femme. Elle vit donc des expériences auxquelles je n’aurai jamais accès en tant qu’homme. Corporellement, je ne sais pas ce que cela veut dire d’avoir ses règles, d’être regardé comme une femme dans la rue, de faire l’amour en tant que femme. Il y a des choses qui me sont inaccessibles sur le plan de l’expérience, alors même que celle-ci peut être une bonne ressource pour écrire. Ce qui peut alors pallier le manque d’expérience directe, c’est la lecture, les discussions, les témoignages, etc. La contrainte que je me suis donnée, ma responsabilité d’auteur, c’est celle de la vraisemblance. J’ai voulu éviter de reproduire les clichés d’un regard masculin sur les femmes, je n’ai pas voulu par exemple raconter la relation entre Nawel et Élodie sous l’angle de la rivalité féminine pour un homme ou de leur attirance sexuelle l’une pour l’autre. Cela dit, cela ne change pas le fait que je suis un homme qui a placé deux femmes au centre de son roman, et je ne doute pas que mon genre, sans que j’en aie eu conscience, a eu des effets sur mon écriture et mes choix narratifs. Enfin, dans la période politique dans laquelle nous sommes, je trouvais intéressant, en tant qu’auteur homme, de me confronter au sujet de la pornographie, en essayant d’incarner les jugements sur le porno dans des vies individuelles et dans des épreuves très concrètes.
On observe dans votre récit l’épaisseur du contexte dans lequel vivent les personnages, avec une grande attention portée aux détails. Ceux-ci interpellent le lecteur ou la lectrice à propos de questions actuelles : les enjeux écologiques, le genre et l’hétéronormativité, la mixité sociale ou encore l’actualité médiatique. Que dit ce réalisme de vos intentions dans ce roman ? Cela est-il lié à votre métier de chercheur en sciences sociales ?
Je pense que le travail de documentation n’est pas le monopole des chercheuses ou chercheurs en sciences sociales, et heureusement ! D’ailleurs, les questions que je pose dans ce roman me préoccupent depuis de nombreuses années, ce qui m’a conduit à lire, à regarder des films ou des documentaires, à écouter des podcasts. Et bien sûr à beaucoup parler avec des proches. Ce qui m’intéressait, c’était d’articuler ces questions entre elles. Non pas uniquement d’évoquer la sensation de la fin d’un monde, la sexualité, le réchauffement climatique, mais de relier tout cela au cœur d’une intrigue. Mais votre question me fait réfléchir ! Il y a peut-être un point commun entre la sociologie et la littérature : c’est la volonté de comprendre, avant toute chose. Dans ce roman, bien des personnages sont éloignés de moi, par leurs choix de vie, leurs comportements, leurs valeurs. Mais je veux comprendre pourquoi elles et ils se comportent ainsi. Je trouve que la sociologie et la littérature peuvent nous aider à travailler notre empathie, en nous faisant regarder d’autres vies que les nôtres. Mais je ne vais pas théoriser sur ce sujet car il y a des spécialistes de la littérature, dont je ne suis pas !
Le récit présente différents types de deuils que traversent les personnages : la perte d’un parent, une amitié perdue, un amour qui s’étiole, la fin d’une carrière professionnelle, ou encore la fin du monde naturel tel qu’il a été. Que font ces épreuves aux personnages ? Comment se présentent-elles à différents stades de leurs vies ?
Je suis heureux que vous mentionniez cela, car j’ai effectivement le sentiment, avec Libido , d’avoir écrit un roman sur le deuil, et pas seulement parce que le roman s’ouvre sur les conséquences de la mort de la mère de Nawel. C’est vrai que le deuil des proches est une composante importante de ce roman. Je le tire d’une expérience personnelle, puisque ma mère est morte en 2018 et mon père en 2021, c’est-à-dire au cours des années qui m’ont vu débuter puis développer l’écriture de ce roman. Mais c’est un deuil plus large qui habite le roman : faire le deuil d’une longue relation, entre Simon et Nawel ; le deuil d’une amitié qui ne pourra plus jamais être ce qu’elle était dans les temps de l’enfance entre Nawel et Élodie ; le deuil de la stabilité climatique, avec le réchauffement et ses conséquences ; et même le deuil de la stabilité tout court.
Nawel, et je l’admire pour cela, est quelqu’un qui est écrasé au sol au début du roman et qui, petit à petit, et parfois de façon maladroite, réussit à se décoller. Mais pour vous répondre plus précisément, les formes de deuil qu’affrontent les personnages sont diverses. C’est une expérience qui est ressaisie dans ce qu’est leur vie quand on les rencontre. Miky, par exemple, ce réalisateur et producteur porno qui va de galère en galère, doit faire le deuil d’un modèle économique qui lui permettait de vivre de cette industrie. Le deuil, c’est la fin, bien sûr, mais cela peut aussi être le début de quelque chose. Et c’est toute la zone entre les deux, douloureuse, incertaine, dont on peut très bien ne jamais réchapper, qui mérite d’être explorée.
Le roman sonne finalement comme une ode à la-vie-malgré-tout. On retient la violence qui tranche avec la douceur avec laquelle les personnages sont décrits. La vie semble transcrite à travers une écriture très incarnée, au sens littéral du terme, c'est-à-dire qui s’écrit dans la chair ou par la chair. Elle permet de rompre parfois avec l’apathie qui s’empare des personnages. Comment avez-vous cherché à représenter cette vie qui anime les esprits et les corps de vos personnages ?
Je me suis intéressé à leurs expériences corporelles. Disons que j’ai cherché à ce que leurs émotions, les situations dans lesquelles ils se trouvent, puissent trouver une incarnation. Il y a trois fluides dans le roman : le sang, qui ouvre le livre ; le sperme, qui le traverse ; la pisse, enfin. Trois fluides liés aux fonctions corporelles. Mais j’ai aussi prêté attention aux battements du cœur, à la respiration, à la transpiration. Nawel, au début du roman, est engourdie, étouffée ; la chaleur colle les cheveux sur son front. Mais elle se déplie. Elle se remet même à la course à pied ! À l’inverse, le monde de Miky se rétrécit et il maigrit de plus en plus, finissant par penser que sa disparition économique et son étiolement physique sont liés !
Pour finir, une question qui peut être posée à tout auteur : pourquoi avez-vous fait le choix d’écrire cette histoire-là ?
Avant ce roman, il y en avait un autre auquel je travaillais, Emma , qui racontait une histoire de prédation exercée sur une jeune actrice dont la carrière commençait à connaître le succès. L’histoire était racontée par son ancien petit-ami. C’est dans ce roman que, progressivement, Libido est né. Il a presque poussé à l’intérieur ! J’avais sans doute davantage envie de raconter une histoire qui ne suive pas le point de vue d’un homme et qui soit plus proche de moi, sur le plan spatial et social. Je voulais vraiment investir la thématique du porno – la vie des actrices, les flux monétaires, le déferlement d’images – en me demandant ce qu’un roman pouvait faire de cela. Comment décrire une vidéo porno ? Faut-il redoubler la littéralité des images ? J’ai plutôt voulu explorer le porno comme une matière et voir ce que celle-ci faisait à nos vies. Même s’il y a aujourd’hui de nombreuses façons de se divertir, je reste convaincu que la lecture procure quelque chose de très spécial. Le cinéma ou les séries peuvent bien des choses que le roman ne peut pas, mais l’inverse est tout aussi vrai !