Sébastien Broca , professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, montre dans Pris dans la toile (Seuil, 2025) comment les Big Tech ont surmonté et, le plus souvent, réussi à retourner en leur faveur les critiques qui leur ont été adressées au cours des dernières décennies. Cela, dans quatre grands domaines : la liberté d’expression et ses limites ; la position dominante et ses abus ; les atteintes à la vie privée, la surveillance et la manipulation des comportements ; et enfin, l’exploitation du travail ainsi que des ressources naturelles — autant de thèmes que l’auteur explore dans les quatre parties successives de son ouvrage.
Ce livre a fait l’objet d’une recension sur Nonfiction.
Nonfiction : Quelles sont les critiques adressées aux Big Tech ?
Sébastien Broca : Une entreprise technologique comme Microsoft a été l’objet dès les années 1990 de critiques sérieuses. Les militants du logiciel libre dénonçaient l’enclosure du code informatique, dont Windows et la suite Office étaient devenus les emblèmes. Le ministère de la Justice des États-Unis avait pour sa part initié en 1998 une action en justice au nom de l’antitrust et l’entreprise échappa de peu au démantèlement, grâce à un accord à l’amiable conclu en 2001 peu après l’élection de George W. Bush Jr.
Au fil des années 2000, avec la montée en puissance de Google, Facebook et Amazon, les critiques adressées à la Tech se sont diversifiées. La question de la protection des données personnelles a par exemple commencé à prendre une place accrue. Les révélations d’Edward Snowden en 2013, qui documentaient la collaboration entre les entreprises technologiques et la NSA (National Security Agency), en constituèrent un premier point d’orgue. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié des années 2010 que les critiques se sont multipliées, à mesure que la centralité des Big Tech au sein du capitalisme contemporain s’est affirmée. On a alors accusé ces entreprises d’exercer un contrôle excessif sur la liberté d’expression en ligne, de mettre en péril la vie privée de leurs utilisateurs, d’avoir construit des monopoles hostiles à l’innovation, mais aussi d’exploiter des travailleurs précaires (modérateurs de contenus, micro-travailleurs de l’IA, etc.) ou encore d’avoir une empreinte environnementale croissante, notamment au niveau énergétique.
Ce qui est assez frappant lorsqu’on retrace cette histoire est que, même si l’image de ces entreprises a parfois été écornée par les critiques, leur pouvoir en est sorti indemne. Il s’est même encore renforcé depuis le « techlash » de la fin des années 2010. Pour essayer d’expliquer ce paradoxe, je fais l’hypothèse, dans l’ouvrage, que les Big Tech ont réussi à construire une forme de symbiose avec certains des mouvements ou des alternatives numériques qui semblaient les menacer. Ces entreprises ont intégré les logiciels libres et open source, y compris en leur octroyant quelques financements, comme le montre par exemple la relation historique entre Google et Mozilla. Elles ont aussi réussi à faire en sorte que les traductions réglementaires, y compris en Europe, des critiques qui leur ont été adressées demeurent pour elles relativement indolores : le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en est un exemple, puisqu’il ne les a pas empêchées de continuer à tirer d’énormes bénéfices économiques de l’exploitation des données personnelles. Même en matière d’antitrust, les amendes spectaculaires infligées à Google ou Facebook/Meta sont davantage apparues comme un coût de fonctionnement, plutôt qu'une incitation à changer radicalement leurs pratiques.
Certains de ces épisodes ont donné lieu à d’importantes batailles juridiques. Avec quelles conséquences ?
Je me suis aussi intéressé de près aux luttes juridiques menées par les partisans des libertés numériques et à la manière dont celles-ci ont parfois pu servir les intérêts des Big Tech. Un exemple que je trouve assez révélateur est celui de l’« affaire Bernstein ». Daniel J. Bernstein était un doctorant en mathématiques de Berkeley, qui souhaitait publier un système de chiffrement qu’il avait mis au point. À l’époque, en 1995, cela était impossible aux États-Unis, parce que les algorithmes de chiffrement ne pouvaient être diffusés sans une autorisation du Département d’État.
D. Bernstein décida alors d’attaquer en justice l’État américain avec le soutien de l’Electronic Frontier Foundation, la principale organisation de défense des libertés numériques. Son argument était qu’en publiant le résultat de ses travaux en matière de chiffrement, il ne faisait qu’exercer son droit à la liberté d’expression, protégé contre l’interférence de l’État par le Premier amendement. En première instance, la justice californienne lui donna raison, en affirmant qu’un système de chiffrement représentait un discours expressif et que le code informatique était une langue, au même titre que l’allemand ou le français.
Sur la base de cette première décision, l’EFF et l’industrie informatique construisirent une véritable mythologie, que capture l’expression « code is speech ». Cela revenait à affirmer que le développement informatique ne pouvait faire l’objet d’aucune restriction par l’État, sous peine de violer le Premier amendement. Or, cette idée s’est ensuite avérée être une redoutable arme anti-régulation pour les Big Tech. Des entreprises comme Google et Facebook ont pu affirmer que leurs logiciels, leurs traitements algorithmiques et leurs interfaces étaient des formes d’expression protégées, qui relevaient de leur liberté d’expression et ne pouvaient pas par conséquent être réglementées pour les astreindre, par exemple, à des obligations de neutralité ou de non-discrimination. On passe ainsi en quelques années d’une invocation du Premier amendement par des hackers libertaires à une instrumentalisation du Premier amendement par de grands acteurs capitalistes.
Tout aboutit ici à des règles de droit, ce qui n’est pas forcément pour déplaire aux Big Tech ?
Je ne dirais pas que tout aboutit à des règles de droit. En revanche, de nombreux texte de loi – qui ont progressivement fait émerger un droit du numérique relativement spécifique – doivent à mon sens être considérés comme des conditions de possibilité pour l’émergence des Big Tech. J’ai le sentiment qu’on tend trop souvent à l’oublier, en faisant comme si ces entreprises étaient apparues dans une sorte de vide juridique, ou comme si les réglementations en vigueur n’avaient de toute façon aucune importance pour elles. Lorsqu’on retrace leur ascension avec un peu de recul historique, les choses se révèlent en effet un peu plus compliquées. Si les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook ou Twitter n’avaient pas bénéficié, à leur apparition au milieu des années 2000, d’un régime de quasi-irresponsabilité sur les propos mis en ligne par leurs utilisateurs, leur développement s’en serait sans doute trouvé notoirement entravé…
Vous retracez des étapes notables dans les domaines listés ci-dessus sur la manière dont la critique a été enrôlée par les Big Tech. Quels pourraient être les prochaines étapes ou les principaux enjeux dans ces différents domaines ?
Les enjeux actuels et les difficultés à surmonter sont considérables dans tous les domaines. S’agissant de l’espace public en ligne, la domination d’un petit nombre de plateformes ayant la capacité d’orienter le débat public en fonction de leurs parti-pris idéologiques et/ou de leurs intérêts économiques représente un problème démocratique majeur. L’enjeu est à mon sens de desserrer ce pouvoir, ce qui nécessiterait a minima des mesures réglementaires plus strictes, par exemple en imposant aux plateformes une obligation d’interopérabilité (qui permettrait d’en sortir sans coût exorbitant) ou en interdisant la récolte de certaines données. Si l’on veut vraiment améliorer la situation, il faut prendre le problème à la racine, en attaquant les modèles économiques dominants fondés sur la captation et la marchandisation de l’attention des utilisateurs grâce à l’exploitation de leurs données. Les questions du débat en ligne et de la vie privée sont de ce point de vue imbriquées.
Par ailleurs, on pourrait dire que l’intelligence artificielle concentre aujourd’hui la majorité des problèmes. C’est à la fois le symbole du pouvoir des Big Tech, de l’empreinte environnementale galopante du numérique, de ses effets de précarisation sur un certain nombre de professions et de nouveaux défis géopolitiques. La frénésie d’investissements, publics et privés, à laquelle donne lieu l’IA générative depuis deux ans nous conduit dans une nouvelle phase technologique, qui rend les menaces de centralisation oligopolistique du monde numérique plus fortes que jamais. Si – ce dont je ne suis pas certain – les usages du Web en viennent à se concentrer autour de quelques grands outils généralistes d’IA génératives et que les utilisateurs délaissent de ce fait les autres sites, une poignée d’entreprise contrôlera l’accès à l’information de populations entières. Tout le monde, ou presque, a quelque chose à y perdre : les « producteurs de contenus » (journalistes, artistes, etc.), les industries dont ceux-ci font la prospérité, les États qui ne possèdent pas de géants du numérique et – pourrait-on ajouter – les citoyens et la démocratie. Il y a là de quoi donner à une large coalition d’acteurs des raisons de se mobiliser et cela va au-delà de la question de la « souveraineté numérique ». Il s’agit d’atténuer les dépendances technologiques, économiques et politiques liées au pouvoir des Big Tech américaines mais, plus encore, il s’agit de savoir quel monde numérique nous voulons. La trajectoire actuelle, ce sont des technologies qui, malgré certains bénéfices, font reculer à la fois les libertés, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique.
Existe-t-il aujourd’hui, malgré cela, des éléments qui pourraient faire consensus et armer une critique plus autonome face aux Big Tech ? Quels seraient les principaux acquis de la critique selon vous ?
On pourrait dire que l’un des principaux acquis de la critique est qu’une personne avertie et motivée peut encore se passer des services des Big Tech aujourd’hui : utiliser un système d’exploitation libre plutôt que Windows ou Mac OS sur son PC, refuser de s’inscrire sur les grands réseaux sociaux commerciaux ou leur préférer des alternatives comme Mastodon, privilégier un autre moteur de recherche que celui de Google, ne rien acheter par l’intermédiaire d’Amazon, aller chercher une réponse directement sur Wikipédia plutôt qu’en interrogeant ChatGPT, etc. Le fait que ces refus d’utilisation et ces usages alternatifs continuent d’exister a, je crois, une importance, ne serait-ce que pour démontrer qu’il est possible d’envisager nos vies numériques autrement. Il faut néanmoins immédiatement ajouter deux bémols. Le premier est que ces usages alternatifs demeurent réservés à une minorité et qu’ils supposent au quotidien une démarche militante, qui n’est évidemment pas donnée à tout le monde. Le second est que le pouvoir des Big Tech paraît aujourd’hui plus pervasif que jamais, notamment parce que ces entreprises contrôlent également de nombreuses infrastructures, comme les centres de données ou les câbles transocéaniques, ce qui a pour conséquence que l’on s’en passe en fait rarement complètement.
Depuis dix ans, il y a également des acquis de la critique en matière de réglementation, bien que l’encadrement des Big Tech me semble toujours notoirement insuffisant comme je l’ai rappelé auparavant. Malgré leurs limites, des textes européens comme le RGPD, le DSA (Digital Services Act) ou le DMA (Digital Markets Act) apportent certains garde-fous en matière de protection des données personnelles, de protection des locuteurs vulnérables dans les espaces en ligne ou de lutte contre les abus de position dominante. La question qui se pose aujourd’hui est non seulement de faire appliquer ces règles, mais aussi d’aller plus loin, dans un contexte politique relativement défavorable. Mais même aux États-Unis, il y a un peu d’espoir. On le voit avec les procès en cours contre les pratiques monopolistiques de Google et de Meta, qui témoignent aussi de l’importance de l’institution judiciaire en tant que contre-pouvoir.
Il y a enfin un troisième type d’acquis de la critique, qui concerne plutôt les savoirs et les représentations. Il me semble que le public est aujourd’hui mieux informé de la manière dont fonctionne notre monde numérique dominé par les Big Tech. Mes étudiants à l’université sont conscients de l’empreinte environnementale du numérique et savent que de nombreux services des Big Tech supposent en amont des activités productives précaires, mal rémunérées et souvent dangereuses, depuis le travail dans les mines jusqu’aux micro-tâches des « petites mains » de l’IA. Le niveau de connaissances de ces réalités a augmenté et c’est à mon sens un effet de la critique. S’il n’y avait pas eu des syndicats, des journalistes, des artistes et des universitaires pour dénoncer les conditions de travail des modérateurs de contenus, il y aurait aujourd’hui moins de gens au courant de leur existence. Toute la question est de savoir comment l’on transforme ces savoirs critiques en action politique efficace, en capacité à changer les usages des entreprises et des utilisateurs. C’est, je crois, la question qui est devant nous.
Grande figure de la littérature contemporaine ukrainienne, ancienne députée de la Rada ukrainienne, Maria Matios compte parmi les écrivaines les plus influentes d’Ukraine. Après être entrée en littérature en tant que poétesse (elle a publié sept recueils à ce jour), elle s’est faite romancière, et ses œuvres en prose sont aujourd’hui traduites dans plus de quinze langues. Lauréate en 2005 du prix national Taras-Chevtchenko, elle a également remporté à trois reprises le Prix du livre de l’année en Ukraine, notamment pour le roman Presque jamais autrement (2007), traduit en français en 2024 aux éditions Bleu et Jaune.
Presque jamais autrement est une saga familiale qui se déroule dans les Carpates ukrainiennes au début du XX e siècle. Le récit met en exergue les grandes passions des gens ordinaires, avec en arrière-plan le destin d’un territoire martyrisé par les dominations successives. Entretissant les fils narratifs, Maria Matios livre un récit évocateur et souvent cruel, où les frères se déchirent pour d’étroits morceaux de terre, où des femmes courageuses défient, sans toujours la contester, la loi d’hommes parfois vertueux, parfois lâches, et où la sorcellerie semble exercer un pouvoir réel. Inévitablement, en lisant ce roman qui dit les ravages de la Première Guerre mondiale, on songe à la situation actuelle…
Maria Matios nous a accordé le 16 juin cet entretien, conçu et traduit en français par notre contributrice Nikol Dziub, qui est également la traductrice de Presque jamais autrement . Elle nous y parle de la littérature ukrainienne, de sa dimension humaniste, des pouvoirs particuliers de l’écriture au féminin, de la place de l’Ukraine en Europe, de la façon dont il lui semble que nous autres Européens percevons la guerre en cours, de l’avenir de notre civilisation…
Nonfiction.fr : Maria Matios, votre roman, Presque jamais autrement , qui a été récemment traduit en français (éditions Bleu et Jaune, 2024), a reçu de très bons retours en France, pour son histoire à la fois typique des Carpates et universellement humaine. On pourrait dire que votre plume est très européenne, qu’en pensez-vous ? Et dans quelle mesure, pour vous, la littérature ukrainienne est-elle une littérature européenne ?
Maria Matios : Honnêtement, je n’aime pas trop ces définitions de la littérature nationale comme étant européenne, américaine ou asiatique. Pour moi, ce qui importe davantage, c’est la façon dont une œuvre reflète les principes et les postulats universels de l’humanisme, la manière dont elle s’empare des notions de bien et de mal, d’amour et de haine, de noblesse, de bassesse, etc. Bien sûr, lorsqu’une œuvre reflète certaines traditions nationales, une mentalité nationale, ou lorsque l’intrigue se déroule dans un contexte national particulier, elle apporte un plaisir éthique et esthétique, une sorte de saveur particulière, et contribue à rapprocher le lecteur de la région où se déroulent les événements. C’est alors qu’apparaît ou non cette « alchimie » entre l’auteur et le lecteur qui provoque un bouleversement dans la conscience de ce dernier.
Prenons La Femme des sables de Kōbō Abe – comment qualifier un tel livre ? De toute évidence, il ne relève pas de la littérature européenne, mais cela a-t-il une importance pour la perception du roman par le lecteur ? Le thème central de l’œuvre est la quête d’une liberté personnelle absolue et, en fin de compte, le renoncement à celle-ci au profit de ce peu de liberté que le héros obtient au prix d’efforts incroyables – tout cela s’expliquant par le caractère du personnage, mais aussi par la mentalité nationale... Est-il important de savoir dans quelle niche nous classons ce roman ? L’essentiel, c’est qu’il s’agit d’une littérature véritable, qui suscite des émotions vives. La littérature sans émotions, c’est de l’eau distillée. Sans saveur.
Pourquoi m’attarder autant sur cet aspect ? Parce que j’appartiens malheureusement à une littérature peu ou pas connue dans le monde. Et elle n’est pas méconnue parce qu’elle est mineure, non européenne ou autre. Je suis une représentante très typique de la littérature postcoloniale, une littérature opprimée pendant des siècles par un empire qui s’est approprié sans vergogne ses meilleurs représentants et les a fait passer pour siens, c’est-à-dire pour russes. Et qui a réprimé ou exclu délibérément de ses rangs ceux dont la créativité ne correspondait pas aux canons impériaux. Tel est le sort de toutes les littératures sans État. Et trois décennies d’existence indépendante de la littérature ukrainienne n’ont pas encore permis au monde de découvrir sa diversité et sa richesse.
L’Ukraine est un grand pays européen. Cela ne semble plus faire aucun doute. Malheureusement, pour l’instant, l’Ukraine est davantage connue dans le monde à cause de sa lutte sans précédent pour sa souveraineté et sa liberté que grâce à ses œuvres littéraires remarquables, qui, je vous l’assure, sont nombreuses, que l’on parle de littérature classique ou de littérature contemporaine. Mais le monde doit encore découvrir ce vaste corpus. Cela dit, j’ai le sentiment que les « projecteurs » intellectuels du monde entier sont à présent à la recherche, en Ukraine, des œuvres littéraires qui feront la « une » de la littérature européenne. C’est en tout cas mon intuition – rien de plus !
Dans un autre livre consacré à la Bucovine, Bukova zemlia (réédité onze fois depuis 2019), vous avez fait un véritable travail de recherche archivistique mêlé à l’élaboration d’une fiction pour aboutir à une œuvre monumentale, qui traite de l’histoire européenne. Ne pensez-vous pas que l’idée même de l’Europe a besoin de récits de ce genre pour se construire ? Et que, en tant que femme auteure, votre voix est de celle dont l’Europe peut avoir besoin pour se raconter ?
Ce roman-panorama, Bukova zemlia , qui m’a coûté 13 ans de travail, ne parle de rien d’autre que de cette européité de l’Ukraine que vous évoquiez. Il traite de l’Europe en Ukraine et de l’Ukraine en Europe pendant 225 ans. C’est exactement la période couverte par mon roman, de 1789 à 2014, c’est-à-dire depuis l’apparition des premières colonies allemandes en Bucovine jusqu’au début de l’invasion russe dans le Donbass. N’est-ce pas là un authentique récit de l’histoire de l’Europe, si les événements du roman, outre la Bucovine (aujourd’hui la région de Tchernivtsi en Ukraine), se déroulent à Berlin, Paris, Vienne, Bucarest, Budapest, Moscou et Kyïv ? Et les personnages principaux sont aussi bien des personnages historiques – ministres, diplomates, trois futurs « nobélisés » – que des dynasties entières de bergers, d’agriculteurs, de guerriers-rebelles, etc. Ce que j’ai voulu faire suivre au lecture, ce sont précisément ces chemins croisés de nombreux pays et États qui font tourner la roue de l’histoire mondiale, toujours impitoyable tant pour les individus que pour des territoires entiers.
L’exemple de ma famille suffirait à lui seul à fournir la matière d’un roman sur cette européité à la fois ancienne et actuelle, et surtout bien réelle, de l’Ukraine. Jugez-en par vous-même. J’ai fait des recherches et je connais mes racines familiales jusqu’en 1790, c’est-à-dire jusqu’à la huitième génération. L’un de mes ancêtres était autrichien, soldat de l’armée impériale, et il est arrivé en Bucovine à la fin du XVIII e siècle. Mes arrière-grands-pères et mes grands-pères sont nés à l’époque de l’Autriche-Hongrie, lorsque la Bucovine faisait partie de cet empire. Mon père a un acte de naissance de l’État roumain. Ma mère est née le jour où le pouvoir soviétique est arrivé en Bucovine. Je suis née à l’époque de l’Union soviétique, et mon fils aussi. Ma petite-fille est une enfant de l’Ukraine indépendante. Qu’a-t-on là, sinon l’histoire de l’Europe à ses frontières, lorsque les terres à la jonction des États étaient redessinées et passaient de main en main, se retrouvant toujours sous la mainmise des plus forts, des plus agressifs ? En Bucovine, par exemple, rien que dans la première moitié du XX e siècle, le pouvoir a changé quatorze fois ! Et croyez-moi, étudier cette période et le destin des hommes à cette époque, c’est comme entrer dans un coffre-fort rempli d’or et de devises.
Je pense donc que l’Europe, même si elle est unie en théorie, ne se connaît pas encore tout à fait, c’est pourquoi elle se montre si prudente et méfiante envers un pays qui, comme l’Ukraine, tente de revenir dans son giron après les épreuves difficiles qu’il a traversées à l’époque soviétique, et surtout aujourd’hui, en temps de guerre.
Quant au fait que je sois une femme, une écrivaine... Les femmes sont, je crois, plus attentives aux détails, plus observatrices à certains égards, si l’on veut, et c’est pourquoi l’histoire racontée par une femme peut être non seulement instructive et extrêmement captivante, mais aussi utile. Tout comme l’Europe par elle-même est passionnante, même si à présent elle semble parfois en manque de sensations fortes qui soient réelles, et non fictives. Mais l’Europe est-elle vraiment prête à et désireuse de découvrir les bouleversements profonds que traverse sa voisine la plus proche, l’Ukraine, qui est également européenne non seulement par sa géographie, mais aussi par ses mentalités ? Oui, sur le plan des mentalités et de la civilisation, l’Ukraine est la sœur jumelle de la vieille Europe, et non de la Russie asiatique.
Pour rester sur la question féminine, dans plusieurs de vos romans, vous placez au centre de l’action des femmes dont le caractère va toujours un peu à contre-courant du destin. Pensez-vous que l’une des particularités de l’histoire de la littérature ukrainienne est d’accorder une place particulière aux femmes dans toute leur diversité ? Et pensez-vous que le rôle très important qu’ont joué les femmes auteures dans l’avènement de la littérature en langue ukrainienne, en particulier au XIX e siècle, est symptomatique de l’esprit démocratique qui souffle dans cette littérature ?
Oui, c’est juste. Dans la vingtaine de livres qui composent le plus gros de mon œuvre, mes personnages féminins vont souvent à contre-courant du destin, des circonstances, de la société, de la famille, surtout lorsque ces circonstances sont contraires à leur conception de la liberté individuelle et de l’honneur. Souvent, ce sont des combattantes, des guerrières, car elles sont animées par un esprit de liberté intérieure et spirituelle et de dignité personnelle hérité de leur mère, et elles ne se résignent jamais à l’oppression. L’amour de la liberté est l’une des principales caractéristiques morales des Ukrainiens en général. Ils ont le sens du devoir, tant social que personnel. C’est à ce carrefour entre le social et le personnel que se déroule souvent la bataille entre le cœur et l’esprit de mes héroïnes. En tout cas, ce sont sans aucun doute des personnalités saines d’esprit, quel que soit leur statut social.
Et cet instinct très sain de la liberté et de la dignité imprègne véritablement toute l’œuvre de nos classiques féminines, que ce soit Lessia Oukraïnka, Olha Kobylianska ou Natalia Kobrynska, trois grands noms de la modernité littéraire à cheval sur le XIX e et le XX e siècles. Mais, là encore, le monde connaît peu ces figures et leurs œuvres, où des personnages féminins souvent émancipés, précurseurs du féminisme, engagés dans une lutte courageuse pour leurs droits et leur liberté individuelle, ont toujours occupé une place de choix. Ainsi, dans la défense du droit à la liberté d’être, de penser et de s’exprimer, la littérature ukrainienne n’a jamais été à la traîne.
Pour en revenir à Presque jamais autrement , c’est aussi une histoire d’amour et de guerre, et l’on est tenté de faire le lien avec la situation actuelle. Pourriez-vous nous expliquer quels sont les enjeux que la guerre introduit dans votre écriture ? Comment, aussi, l’écriture en contexte de guerre a pu avoir une influence, ou non, sur vos dernières œuvres, en particulier votre dernier livre, On peut faire confiance aux femmes , où vous liez votre expérience d’écrivaine et de femme politique (rappelons aux lecteurs français que vous avez été députée à la Rada ukrainienne de 2012 à 2019) ? Et enfin quel est, d’après vous, le message qu’une écrivaine ukrainienne peut avoir envie de faire passer aux Ukrainiens et/ou au monde, en ces temps si troublés ?
Les événements de la Première Guerre mondiale racontés dans Presque jamais autrement et ceux la guerre actuelle, qui n’en est en réalité pas à sa quatrième année, mais à sa onzième sur le sol ukrainien, ne diffèrent guère dans leur dimension humaine, dans leur façon d’affecter le destin des individus. Il ne s’agit pas de les comparer ou de les relier, mais de pénétrer plus profondément dans la nature de la dégradation et de la dégénérescence humaines, car toute guerre est une dégénérescence morale et une dégradation de celui qui attaque et envahit, détruisant l’ordre mondial dans son ensemble. Il y a cent ans comme aujourd’hui, on rencontre la même volonté de vivre, les mêmes syndromes post-traumatiques, les mêmes épreuves inhumaines, la trahison et la perfidie inchangées. Il est difficile de trouver des mots qui ne blessent pas le lecteur quand on connaît tout le « menu » de la guerre. Et il en va toujours de même. D’ailleurs, un soldat actuellement au front qui a lu Presque jamais autrement m’a dit que si l’époque n’avait pas été précisée, il aurait pensé qu’il s’agissait d’aujourd’hui.
Vous savez, à l’époque, entre 2014 et 2021, en tant que députée d’abord, puis après encore, une fois mon mandat terminé, je me suis rendue à plusieurs reprises sur le front. J’ai participé à des missions humanitaires, j’ai fait du bénévolat, j’ai été cuisinière dans une unité militaire. Je sais ce que c’est que d’être bombardée par des lance-roquettes « Grad », j’ai ressenti une terreur animale à cause des explosions toutes proches. Mais c’était dans le Donbass. Aujourd’hui, je ressens la même peur, voire pire, dans la capitale d’un État européen. Vous comprenez, dans la capitale d’un grand État, berceau de la Rus’, dont l’histoire et même le nom sont aujourd’hui usurpés avec arrogance par la Russie de Poutine, dans la capitale où ont été baptisés les princes de Kyïv, où sont conservés les plus anciens monuments architecturaux et spirituels du pays, où la cathédrale Sainte-Sophie s’élève depuis un millénaire et demi. C’est dans cette capitale, dans la ville aux dômes dorés, que des alertes aériennes retentissent cinq ou sept heures d’affilée, que les drônes « shahed » explosent et que les missiles balistiques s’abattent sur les maternités, les écoles, les jardins d’enfants et les habitations civiles. L’une des dernières attaques contre Kyïv a endommagé l’antique cathédrale Sainte-Sophie dont je parlais il y a un instant. Depuis le 22 février, près de 2 000 alertes aériennes ont retenti rien qu’à Kyïv, faisant plus de 200 morts parmi les civils, dont près de 20 enfants. Comment vivre avec cela sans un désir ardent de vengeance ? Sans haine ? Sans rage ? Comment pourrais-je penser froidement, faire preuve de détachement, quand j’ai vu hier un soldat ukrainien montrer sa main sans index – il a été mutilé en captivité, ses bourreaux russes lui ont coupé le doigt avec ces mots : « Tu n’en auras plus besoin » ?
C’est pourquoi je ne peux pas déterminer comment la guerre en cours influence ma créativité. Ce sont des choses indescriptibles. Je ne perçois plus la créativité comme avant. Ce n’est plus le fondement de ma vie. C’est devenu un passe-temps sur fond de barbarie. Je pense que, pour l’instant, il faut avant tout documenter et consigner de manière aussi précise et complète que possible les manifestations de cette barbarie inimaginable à l’égard de la population civile – ces crimes contre l’humanité, en fait. Et j’espère que, quand le temps sera venu, une grande œuvre verra le jour sur cette période tragique, sur ces événements et ces actes qui ne peuvent pas recevoir d’explication rationnelle.
Et pourtant, je cherche quand même une explication au présent dans le passé. Car tout est lié. Dans le roman On peut faire confiance aux femmes , c’est presque avec un scalpel à la main, presque chirurgicalement que j’examine la fin de l’ère soviétique, cette période de cynisme moral et d’humiliation de la personnalité, d’étouffement idéologique, de chantage, de pénurie et de « rideau de fer ». Je suis moi-même issue de cette époque, je la connais donc parfaitement. Et je vois comment elle a influencé le destin futur du pays. J’essaie à travers mes mots de faire passer ce message, que le totalitarisme et l’autoritarisme ne peuvent pas être des repères pour l’avenir. La justification du totalitarisme et de la dictature (que ce soit celle d’un individu ou d’une idéologie) mène systématiquement au mépris éhonté du droit international et des droits souverains de nations entières – l’exemple de la Russie actuelle en est la preuve éclatante. C’est ce que j’ai voulu dire à travers ce roman.
Alors, oui, nos problèmes ukrainiens peuvent sembler lointains pour la plupart des pays européens, qui n’ont plus connu la guerre sur leur territoire depuis trois générations. Le calme est toujours apaisant. Mais le calme est parfois très trompeur, car il peut être rompu en un instant, avant même que vous ayez le temps de faire votre valise et de mettre vos enfants en sécurité. C’est pourquoi je voudrais que les gens fassent preuve de plus d’empathie envers ceux qui en ont besoin. Car aujourd’hui, c’est nous, et demain, ce sera peut-être vous – vous qui, en ce moment, lisez cet entretien et haussez peut-être les épaules en vous disant : « Quelle femme étrange. Mais de quoi parle-t-elle ? »...
Avec la maritimisation des échanges, les pays maritimes tentent d’étendre leurs domaines maritimes respectifs, entraînant litiges et tensions avec certains voisins. Les mers et océans sont au cœur de la mondialisation pour des raisons commerciales et géopolitiques, ce qui implique la mise en place d’une législation commune. La géographe Marie Redon* revient ici, dans le cadre du Thème 3 de Première traitant des frontières, sur les délimitations maritimes et la place de la convention de Montego Bay. Son récent ouvrage livre une analyse fine des îles, loin des clichés présentant ces espaces tour à tour comme des paradis ou des lieux voués à une disparition inéluctable. La géographe en rappelant leur rôle dans les migrations, les échanges et le développement durable montre à quel point les territoires insulaires sont des espaces mondialisés.
Nonfiction.fr : Au-delà des eaux intérieures, le droit des mers garantit la liberté de circulation à l’ensemble des navires. Peut-on affirmer que plus on s’éloigne des côtes, plus les libertés sont importantes ?
Marie Redon : On peut en effet voir la succession des limites maritimes comme la manifestation d’une souveraineté territoriale, ou « merritoriale », qui décroit de la terre vers la haute mer. Il s’agit donc davantage de limites successives, qui formeraient comme un glacis, que de frontières linéaires séparant un « dedans » d’un « dehors ».
Les navires peuvent en effet librement croiser au-delà des eaux intérieures, qui sont situées en-deçà de la ligne de base comme les ports, les rades, les baies, etc. Mais, déjà, la notion de ligne de base, au fondement des différentes limites maritimes, est complexe : chaque Etat détermine sa « ligne de base normale » en fonction de la laisse de basse mer qui suit le littoral, telle qu’elle est figurée sur les cartes marines (limite basse de l’estran), mais, au début des années 1950, est apparue la notion de « ligne de base droite » qui résulte d’un arrêt de la cour internationale de justice au sujet des pêcheries anglo-norvégiennes. La Norvège avait en effet décidé, en 1935, de tracer des lignes droites entre les points les plus avancés de sa côte en délimitant des eaux intérieures en son sein (les fameux fjords), et ce afin de mieux protéger ses réserves halieutiques notamment des pêcheurs anglais. Le jugement alors rendu est que ces lignes de base droite ne sont « pas contraires » au droit international, parce que prenant en compte le cas particulier de la topographie norvégienne, mais cette méthode de tracé va finalement être reprise par la majorité des Etats, ce qui n’est pas sans conséquences puisque c’est à partir de là que sont calculées les autres zones de souveraineté. Les ports, qui sont dans les eaux intérieures, sont soumis à un régime particulier : on présuppose que les navires peuvent entrer dans les ports librement, à moins que l’Etat côtier ne manifeste la décision contraire. Les navires de guerre peuvent entrer (immunité souveraine) mais l’Etat côtier peut leur demander de partir car, parfois, des limitations existent (pas plusieurs bateaux dans le port en même temps).
Dans les eaux territoriales (ce qui forme un bel oxymore), dont la largeur ne dépasse pas 12 milles marins mesurés à partir des lignes de base, la pratique remet en cause la pleine souveraineté de l’Etat côtier. En effet, on peut considérer qu’elle est limitée par le droit de « passage inoffensif » des navires qui doit être « continu et rapide », sauf en cas de détresse du navire.
En théorie, eaux intérieures et mers territoriales font donc partie des zones de pleine souveraineté, et l’on retrouve bien l’idée d’un espace défensif des frontières terrestres mais dans les faits, elle est limitée, ce qui est difficilement transposable sur terre.
Au-delà de la mer territoriale, la souveraineté des Etats se décline selon des modalités différentes selon que l’on se situe dans la zone contigüe, la zone économique exclusive (ZEE) ou encore la Zone de Protection écologique et de pêche, mais, globalement, la libre circulation des navires prévaut et on voit bien à quel point l’accès et le contrôle des espaces maritimes est affaire de négociation, d’appréciation, dans un contexte mondial en évolution.
Au-delà, on trouve la « haute mer » qui, pour l’heure, couvre un peu moins des 2/3 des océans. Elle est définie par les Nations Unies comme « ouverte à tous les États, qu'ils soient côtiers ou enclavés dans les terres » et les grands fonds sont déclarés « biens communs de l’humanité ». En réalité, la navigation comme l’exploitation des ressources sont libres dans ces zones au-delà des juridictions nationales (ZAJN) : certes, chaque État est responsable des activités des navires battant son pavillon dans ces eaux et une Autorité internationale des fonds marins a bien été créée en 1994 pour veiller à la non appropriation des richesses qui s’y trouvent, et que l’on découvre chaque jour plus prometteuses mais, dans les faits, l’absence d’une réglementation internationale contraignante et des contrôles inexistants font de la haute mer un vaste espace hors radar, où règne un vide juridique… abyssal.
La convention de Montego Bay, que vous qualifiez de « constitution des océans », a fixé en 1982 des délimitations maritimes durables, permettant un relatif consensus à l’échelle mondiale même si certains refusent de la ratifier comme les États-Unis et la Turquie. Comment expliquer une telle entente ?
Cette expression de « Constitution des océans » ou « Constitution de la mer » est souvent employée pour désigner la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signée en Jamaïque, à Montego Bay, et il est vrai que cette convention, en fixant l’organisation et le fonctionnement pour la quasi-totalité des 193 membres de l’ONU, de ce qui a trait à l’espace marin et ses utilisations, est un instrument juridique majeur du XX e siècle.
Il faut resituer ce texte dans un contexte d’expansionnisme maritime, avec des États qui s’avancent de plus en plus loin dans leur délimitation, et de multiplication du nombre d’Etats dans le monde. En effet, avant les année 1950, les délimitations maritimes étaient rares, sauf dans les cas précis, notamment de détroits, mais avec près de 200 Etats dans le monde au début du XXI e siècle, dont de nouveaux Etats nés après la Seconde Guerre mondiale, la notion de voisinage a évolué, les Etats se sont « rapprochés » au fur et à mesure qu’ils ont voulu (ré)affirmer leur existence en délimitant leur territoire et en étendant leur souveraineté sur les espaces maritimes.
Les chevauchements n’étaient pas fréquents lorsque seule la règle des 3 milles nautiques prévalait. A présent, les conflits se multiplient autour de la délimitation des ZEE et des plateaux continentaux, avec des revendications jusqu’à 370 milles nautique de la ligne de base, soit plus de 680 km vers la haute mer.
Une des raisons à cet appétit maritime est bien sûr le développement des techniques permettant l’exploitation à la fois des ressources halieutiques et des hydrocarbures. Or les investisseurs ne s’engagent que s’ils sont sûrs d’être couverts par l’Etat auquel appartient la zone à exploiter, de la même manière que la sécurisation des routes maritimes revêt une importance majeure dans le trafic mondial. C’est pourquoi le champ d’application de la CNUDM couvre aussi bien la navigation que l’exploitation et la conservation des ressources biologiques, la protection du milieu marin et la recherche scientifique sur ce domaine encore en exploration.
Les échanges économiques, les flux commerciaux se font plus difficilement dans un contexte incertain. On a besoin de stabiliser les règles, au moins un minimum, pour pouvoir utiliser les océans comme support de déplacements et en exploiter les ressources. Nécessité fait donc loi, dans le sens où cette entente, qui est bien sûr à nuancer, est la condition sine qua non à notre globalisation économique puisque plus de 80% des échanges commerciaux se font par voie maritime : si chaque pays avait ses propres règles et normes, ces circulations ne seraient pas aussi aisées.
Cet enjeu d’une entente apparait très tôt. On peut évoquer les Règles ou Rôles d’Oléron, souvent présentées comme ayant donné naissance au droit maritime moderne, qui ont été appliquées sur toutes les côtes d'Europe, de la Méditerranée à la Baltique au XII e siècle dans un contexte où le commerce de vin était florissant. Les grands traités de partage du XV e et XVI e siècle sont à mettre dans cette perspective : il s’agit de trouver des règles communes pour l’usage des espaces maritimes, quitte à y déroger... ou même à réguler la manière d’y déroger. Le XVIII e siècle est marqué par un déclin de la flibuste, mais c’est l’ère de la guerre de course à laquelle des règles juridiques strictes s’appliquaient, faisant des corsaires de véritables collaborateurs de la mise en œuvre d’une politique maritime mercantiliste. Pour partir en course, le capitaine devait disposer d’une patente, délivrée au nom du Roi et faisant l’objet d’un enregistrement au bureau des autorités maritimes, ainsi que d’une caution pécuniaire, qui garantissait l’honnêteté de sa campagne. De retour sur terre, les prises devaient être déclarées, ce qui déclenchait une procédure juridictionnelle et l’Etat récupérait une partie des gains des campagnes. La guerre de course fut abolie en 1856 par la Déclaration de Paris.
Ces éléments historiques sont autant de marqueurs chronologiques de la recherche de consensus, dont le CNUDM est le résultat. Plusieurs années de travail, environ 5 000 participants permanents, les jeux des groupes de pression, l’évolution des techniques, les jurisprudences, tout cela a abouti au texte définitif mis au vote en 1982, monumental (plus de 300 articles). Si quatre Etats qui ont voté contre, dont la Turquie (refus de se voir imposer une limitation internationale de sa ZEE étant donnée la proximité des territoires grec et chypriote) et les Etats-Unis (crainte que le traité empiète sur la souveraineté nationale et la soumette à une bureaucratie internationale contraire aux intérêts américains, mais le président Bill Clinton a signé le traité en 1994, non ratifié par le Sénat depuis), la CNUDM est finalement entrée en vigueur en 1994 et, actuellement près de 170 Etats ont ratifié ou adhéré à la Convention.
Le lien entre la mondialisation telle qu’elle s’affirme depuis les années 1980 et cet instrument juridique me parait important : la convention est un des leviers et une des conditions de l’accélération matérielle des échanges mondiaux.
Ces délimitations maritimes n’empêchent pas pour autant les conflits. Ces derniers n’ont jamais été aussi nombreux, notamment en mer de Chine ou comme on a pu le voir entre le Chili et le Pérou. N’a-t-on pas encore tendance à penser le droit de la mer selon le même paradigme que celui des frontières terrestres ?
Oui dans le sens où il est très difficile de décentrer le regard et d’aborder les enjeux depuis la mer, depuis les immenses espaces océaniques qui restent matériellement difficiles à appréhender, à contrôler, où les limites ne se tracent pas.
Mais il me semble que l’évolution est patente et que la dimension maritime, à la fois dans ce que cela représente en terme de surface, de moyen de déplacement, de ressources est de plus en plus prise en compte dans ces enjeux.
Il faut rappeler que l’on part de la règle dite de 3 milles nautiques, ce qui correspondait fictivement à la portée du boulet de canon. Cette règle provient de la pratique des États du XVII e et du XVIII e siècle en matière de guerre navale, de neutralité côtière et de prises maritimes : nulle prise de guerre, nulle action belligérante en général ne devait être accomplie dans la mer côtière sur l'étendue couverte par le feu des canons postés sur le rivage. Dans cette vision tout à fait westphalienne de la puissance étatique, l'État côtier neutre disposait donc d'une zone de protection maritime en rapport avec la puissance de ses moyens de défense postés sur ses côtes. La délimitation comptait alors moins pour l’espace à exploiter qu’en tant que limite de souveraineté. A présent, ces deux dimensions sont devenues indissociables.
Dans les deux cas pourtant, il s’agit bien d’une délimitation juridico-politique qui doit être stable et permanente, « objective » du point de vue du droit international. En cela, limites terrestres et maritimes sont comparables. Mais le caractère maritime ajoute depuis un demi-siècle une dimension à des conflits autrefois limités à la sphère terrestre : les ressources des fonds marins aiguisent des appétits que la démarcation de limites tente de réguler. Et puis plus les flux et les échanges sont intenses, plus l’espace maritime a tendance à se fermer, ce qui permet un parallèle avec la logique terrestre d’une mondialisation marquée par « l’obsession des frontières ».
Considérant les diverses modalités d’exercice de la souveraineté dans les zones maritimes, des eaux intérieures au plateau continental, on peut pourtant considérer que la perception de cette souveraineté y est moins aigüe. En effet, les frontières terrestres concernent directement le territoire national et toute atteinte à ce territoire est généralement ressentie très fortement par les habitants alors que les frontières maritimes soulèvent encore rarement tant de passions… sauf quand il s’agit d’îles, parce qu’elles matérialisent des fragments de territoire national en mer.
Quand on regarde par exemple une carte de la mer de Chine méridionale, apparait une mosaïque d’îles aux appartenances variées (Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunéi…) avec les disputées îles Spartley et Paracel dont les ZEE sont potentiellement très riches en hydrocarbure. En plus des réserves d’hydrocarbures et halieutiques, cette zone est une voie de passage entre l’Asie orientale, l’océan Indien et l’Europe, donc stratégique. La Chine étant en train de s’affirmer comme puissance navale avec le déploiement de navires de guerre, l’achat de porte-avion, l’occupation militaire d’îlots, la stratégie dite du « Collier de perles » le long de la route maritime vers le Moyen-Orient, le conflit sur les îles Spartley et Paracel est donc emblématique des rapports de force à l’œuvre dans cette partie du monde. Et le fait qu’un récent jugement des arbitres internationaux n’ait pas donné raison à la Chine (2016) montre à la fois l’importance des instruments juridiques et le caractère dynamique du droit maritime. Les îlots artificiellement agrandis pour faire île et servir de point d’appui aux revendications chinoises ne donneront en effet pas droit à une aire de ZEE pour autant. En effet, les juges ont conclu que ces « îles » n’en étaient pas vraiment et ne pouvaient donc pas générer d’espace maritime autre qu’une mer territoriale et une zone contiguë. On voit bien toute la complexité et les enjeux de la définition des îles dans notre monde aux échanges maritimisés et dépendant des hydrocarbures.
Parmi les derniers conflits réglés, citons le cas du Pérou et du Chili : en 2014, le président de la Cour Internationale de Justice a prononcé le jugement qui doit permettre au Pérou et au Chili de mettre fin au différend maritime qui empoisonne leurs relations bilatérales depuis la Guerre du Pacifique, ou Guerre du Salpêtre (1879-1884), et qui fit perdre à la Bolivie son accès à la mer et au Pérou des territoires devenus provinces chiliennes. Depuis, le Pérou a toujours considéré que le problème de la frontière maritime entre les deux états n'avait pas été réglé, l'enjeu de ce différend portait sur l'exploitation de 67000 km² d’espace maritime. Au terme de ce jugement, et malgré la déception du Chili, les deux pays se sont engagés à le respecter.
Il y a donc des conflits portant sur les limites maritimes, mais aussi des règlements de ces conflits. Il existe en effet à présent plus de 200 accords de délimitation, certaines mers sont entièrement délimitées comme la Baltique où il n’y a plus de zone de haute mer. En général, les accords sont bilatéraux et on essaie ensuite de faire coïncider le dernier point de la ligne frontière avec celle d’un autre pays pour que le maillage soit complet. Certes, on estime qu’il reste encore environ 250 accords à conclure dans le monde avec beaucoup de difficultés pour y parvenir, parce qu’il faut bien souvent d’abord résoudre les questions de souveraineté territoriale puisque c’est à partir de là que sont déterminées les lignes de base, et donc les zones maritimes.
On voit bien à quel point la « Constitution des océans » est à la fois un point d’arrivée, puisqu’il a fallu des décennies de négociations pour en arriver à ce texte, mais aussi un point d’appui qui rend de nouvelles évolutions juridiques possibles. Et ce d’autant plus que les pratiques évoluent, tant en termes de déplacement que d’exploitation des ressources océaniques alors que le changement climatique donne lieu à de nouveaux enjeux.
Vous signez un livre consacré à la Géopolitique des îles aux éditions Le Cavalier Bleu. Vous y insistez notamment sur le contraste entre la réalité et la construction imaginaire projetée par nos sociétés sur les espaces insulaires. Quelles sont pour vous les caractéristiques fondamentales d’une île ?
Je dirais d’abord la discontinuité, le fait que les îles soient séparées par une étendue liquide qui pose, concrètement, un problème d’accès qui est à la fois un obstacle et le délice de l’île. On imagine d’emblée et sans difficulté une terre entourée d’eau, la notion semble confortable, quasi instinctive. Pour appréhender l’île, le facteur essentiel est donc l’idée de limite. Parce qu’elle est limitée, finie dans sa forme, l’île est un espace pouvant être cerné, et donc décrit, étudié et analysé, d’où l’idée d’une forte « géographicité » insulaire, inhérente à sa forme. « L’île s’oppose au continent en ce qu’elle contient, en ce qu’elle réalise, de par sa forme close et clairement perceptible, l’objet géographique par excellence » écrivait Franck Lestringnant en 1980. Et, en effet, l’île se différencierait essentiellement des autres espaces isolés par la netteté de la rupture maritime, manifeste au point d’en faire le symbole du monde clos.
Ensuite, l’immense variété des îles, d’autant plus nombreuses qu’elles sont petites et la majorité sont inhabitées. Les Maldives sont ainsi composées de près de 1 200 îles, mais seules environ 200 sont habitées. Dans le monde, quelque 460 000 îles sont référencées par une base de données constituée par le programme des Nations unies pour l’environnement et l’Institut de recherche pour le développement. La diversité de leur nature, de leur forme, de leur végétation, de leur histoire, leur mise en valeur, leur localisation, etc. fait qu’au-delà des grandes familles d’îles (les atolls, les îles volcaniques hautes, etc.), de l’association de certaines en archipels, chaque île apparait comme une « monade » de Leibniz, une substance indivisible qui constitue l'élément dernier des choses. Elles semblent manifester l’irréductibilité des lieux les uns aux autres par la discontinuité qui les distinguent et leur caractère unique.
Mais c’est là qu’intervient la troisième caractéristique : la force de cet imaginaire que peu d’objets géographiques portent aussi intensément. Indéniablement, l’île attire, fascine, séduit, interpelle. Bien des chercheurs se sont intéressés à ce pouvoir quasi magique d’attraction des îles, perceptible aussi bien dans la littérature classique que dans le cinéma ou les jeux télévisés. Il y a, dans cette attraction et cette force de l’imaginaire occidental, quelque chose qui transcende les classes sociales, l’éducation reçue, l’âge, le sexe. Même si nous ne sommes pas tous égaux dans l’accès aux îles et bien différents dans la manière de les appréhender, l’île fait à la fois partie de la culture populaire et du domaine réservé. C’est pourquoi l’île est devenue un produit marketing si efficace et le tourisme insulaire, ou à coloration insulaire, transcende les conditions sociales.
Ajoutons plus prosaïquement que la création des ZEE a fait entrer les îles du XXI e siècle dans une nouvelle dimension, celle des revendications et des désaccords entre les Etats. S’il y a toujours eu des îles clés dans les rapports de force géostratégiques, c’est à présent moins en elles-mêmes que pour les étendues qu’elles rapportent que les îles deviennent des points nodaux. Ce serait là une nouvelle caractéristique des îles à l’heure de la mondialisation.
Les discours passent aisément de l’île paradisiaque à l’île en proie aux risques environnementaux. Le risque de disparition des îles demeure un thème récurrent, comme nous pouvoir le voir dans certaines campagnes de sensibilisation ou dans l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement . Comment proposez-vous de sortir de cette lecture manichéenne ?
Comme le font les géographes, en essayant de confronter la complexité des faits à la simplicité des discours ! Il est indéniable que le changement climatique doit être pris en considération dans les analyses du monde contemporain, or le risque est parfois d’écraser les perspectives, de simplifier les grilles de lecture et les angles de réflexion. Les problématiques environnementales imprègnent tous les domaines dans un contexte de mise en tension de l’oekoumène (croissance démographique, industrialisation, urbanisation, pression sur les ressources…). Si elles concernent toutes les sociétés et toutes les cultures dans leur métissage et leur rapport à la mondialisation, cet ébranlement général provoque un télescopage des échelles alors que les géographes se confrontent à la rugosité des lieux et des milieux sans considérer que l’addition de milieux particuliers constitue forcément un milieu global véhiculant les mêmes problématiques, et donc les mêmes solutions.
Ainsi, comment penser avec rigueur que la trajectoire des 40 États qui forment désormais le groupe des Petits Etats en développement au sein de l’ONU, allant de Cuba aux Comores en passant par Sainte-Lucie et Singapour, préfigure celui de la planète ? Chacun de ces Etats, chacune de leurs îles, offre des dynamiques qui lui sont propres, relevant de facteurs inédits et d’histoires spécifiques. Gommer ces réalités pour en tirer une seule image, celle de l’ile menacée face à la montée des eaux peut être médiatiquement efficace à court terme mais risque d’occulter le décryptage des processus effectivement à l’œuvre sur le long terme.
Il existe un lobby, l’Aosis (Alliance of Small Island States) qui a pour but de mieux faire entendre la voix de ces Petits Etats Insulaires en développement face aux menaces du changement climatique, notamment l'élévation du niveau de la mer, de leur donner du poids dans le débat international où ils ne « pèsent » qu’environ 1 % de la population mondiale. Dans ce contexte, certains Etats usent de stratégies de victimisation et font du réchauffement climatique une sorte de fonds de commerce, comme les Maldives, les Kiribati ou encore Tuvalu, ce qui ferait presque oublier que la montée des eaux et les risques induits menacent aussi, et surtout en nombre d’habitants, les côtes basses des continents. Mais le Bangladesh « parle » moins à l’imaginaire qu’une île tropicale peau de chagrin : ce qui fait peur, c’est l’idée du paradis perdu or, si vous tapez « paradis » sur un moteur de recherche en images, à côté d’escaliers qui montent dans les nuages, ce sont des paysages d’île tropicale qui apparaissent.
On voit là comment s’entremêlent mythe de l’Atlantide, métaphore de la Terre comme une île, imaginaire du paradis exotique tropical et jeu des arènes de la scène internationale pour conférer aux îles un rôle de « sentinelles du climat ». Et il ne s’agit donc pas de minimiser les phénomènes liés au changement climatique, encore moins de les nier, mais d’en démêler l’écheveau, facteur par facteur, échelle par échelle, espace par espace pour éviter de se laisser happer par un grand récit simplificateur.
Certaines îles constituent également des paradis fiscaux ou une étape dans le trafic de drogue. Est-ce la preuve des difficultés du droit à penser et encadrer ces territoires ?
Là encore, ce n’est pas nouveau, et la mer des Caraïbes serait sans doute moins attrayante sans ces histoires de pirates qui mettent un peu de piment sur le sable, et de rhum dans les cales.
Tous les paradis fiscaux ne sont pas insulaires, et il existe des plates-formes du trafic de drogue qui sont tout à fait continentales mais on trouve quand-même une forte représentation des îles parmi eux : dans la liste des 12 « juridictions fiscales non coopératives » (liste noire) publiée par l’Union européenne en 2019, 10 sont des territoires insulaires !
Il s’agit surtout de possessions britanniques ou d’anciennes possessions britanniques comme Guernesey, Jersey et l’Île de Man, Anguilla, les Bermudes, les Îles Caïmans, les Îles Vierges britanniques… Mais l’existence de ces paradis fiscaux arrangent aussi les grandes puissances qui peuvent compter sur ces territoires offshore à la souveraineté factice : les États-Unis usent d’un réseau de paradis fiscaux dans les Caraïbes avec les Bahamas, Antigua-et-Barbuda, les Îles Vierges américaines ; l’Australie use des services offshore de Nauru qui se reconvertit comme elle peut, mais aussi des Vanuatu ou des Îles Cook… Même au sein des Emirats et royaumes arabes, faute d’îles naturelles, on crée des zones franches de type insulaire comme Jebel Ali.
La spécificité des îles en matière fiscale est une réalité incontestable, que les pouvoirs publics hésitent à remettre en cause quand ils ne la suscitent pas. D’une part, le caractère insulaire conduit souvent à l’existence de corpus législatifs originaux, faits d’exemption, d’exception, de dérogation ; d’autre part, les gouvernements utilisent parfois l’outil fiscal pour tenter de compenser ce qui est considéré comme le « handicap » de l’insularité. Les territoires ultramarins français en sont exemplaires, avec la Loi Pons, première loi de défiscalisation prise en France spécifiquement relative à l’Outre-Mer en 1986, abrogée en 2000, et notamment célèbre pour les détournements auxquels elle a donné lieu.
On voit bien à quel point il n’y a pas l’île d’un côté et le continent de l’autre mais une circulation permanente de l’une à l’autre. Certes, les îles sont parfois difficiles à encadrer, à bien cerner et contrôler, mais ces espaces de libéralités servent aussi à mettre de l’huile dans les rouages d’une mondialisation financière loin d’être manichéenne.
*L’interviewée : Marie Redon est agrégée, maitresse de conférences en géographie habilitée à diriger des recherches à l’Université Sorbonne Paris Nord et membre du laboratoire Pléiade, dont elle codirige l’axe « Marges, inégalités, vulnérabilités ». Elle a, entre autres, travaillé sur les frontières insulaires au Timor, à Saint-Martin, Haïti et République dominicaine, Chypre, sur la gestion des risques et la continuité judiciaire en Guadeloupe et, plus récemment sur les jeux d’argent sur ces terrains et en Afrique de l’Ouest.
Avant d’accueillir Rio de Janeiro, la baie de Guanabara abrita le fort Coligny, place forte de la fugace « France Antarctique ». Dans Antipodes , Nicolas, un jeune français catholique, partage le quotidien des Indiens Tupinambas afin de faciliter les échanges entre communautés.
Une brève « France Antarctique »
En novembre 1555, Nicolas Durand de Villegagnon établit une colonie de peuplement au Brésil dans la baie de Guanabara avec 600 personnes. Le fort Coligny consacre la capitale d’une « France Antarctique » et consolide les positions françaises devant les convoitises portugaises (après le traité de Tordesillas en 1494). Fidèle aux pratiques royales, Villegagnon gouverne par le haut. Passées les premières difficultés d’installation, les pénibles travaux destinés à la fortification du site, puis le rationnement suscitent la colère. Parmi les colons, l’obligation de prendre pour épouse légitime leur compagne indigène accroît le mécontentement. Par ailleurs, les relations avec les Tupinambas sont affectées par une pratique assumée de l’anthropophagie. La colère populaire se convertit en conspiration contre l’amiral. Dans un souci « humaniste » et pragmatique, Villegagnon sollicite de l’aide auprès du Genevois Calvin. Une seconde vague, constituée de protestants, débarque en mars 1557 et transforme le fort Coligny en un lieu de débat théologique ininterrompu, faisant tomber la colonie dans le giron portugais et annonçant les fratricides guerres de religion.
Outre le témoignage contemporain de Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil , la « France Antarctique » sert de décor à Rouge Brésil (2001) de Jean-Christophe Rufin, dans lequel deux adolescents, Just et Colombe, jouent les rôles de médiateurs auprès des Indiens. Passage vers le monde adulte et découverte d’un monde nouveau font toute la trame du roman. Le captif (1999), « bande dessinée » de Jorge Zentner et Ruben Pellejero reprend le témoignage contemporain de Hans Staden – un aventurier mercenaire allemand qui a séjourné neuf mois chez les Tupinambas –, avec un traitement graphique de qualité, quoique classique.
Celui qui chante
Dans Antipodes, David B. et Éric Lambé reprennent la mouture historique, l’agrémente d’une réflexion métaphysique sur les relations entre chrétiens d’Europe, tout en la confrontant au mode de vie des païens Tupinambas. Un échange entre le jeune Nicolas et Jean Alamain, un « parpaillot » de la seconde vague d’installation fait dialoguer deux visions du christianisme. Jean s’est converti à la « vraie foi » tandis que Nicolas découvre le quotidien des Tupinambas en tant que truchement. Capturé et destiné à être mangé, il échappe à la funeste issue grâce à ses cordes vocales. Devenu « médiateur culturel », il compagnonne avec l’Indienne Pépin. Autour de cette relation, les auteurs développent un récit dans lequel Nicolas doute en permanence. Venu chercher le paradis sur Terre, il découvre la Terre Sans Mal, concept analogue chez les Tupinambas. D’une métaphore graphique, Nicolas exprime son désarroi ; à équidistance du fort Coligny et du campement indigène, il ne se sent libre… que dans une barque au milieu du fleuve.
Vivre parmi les Tupinambas est l’occasion de partager leurs névroses, démon invisible dont on ne peut pas dire le nom, et d’autres dangers bien réels. La séquence de l’affrontement avec les Mamelucos (métis indiens/portugais) rappelle la condition intermédiaire, « celui qui n’est plus indien, mais l’esclave des Portugais » et prépare au rituel anthropophagique, achèvement pour tout prisonnier. L’intégration de Nicolas, outre ses piètres qualités de chasseur soulignées par Pépin, trouve ses limites dans la critique de cette coutume.
L’effet miroir
« Les Tupinambas ont servi de modèles dans la création de l’image de l’Indien 1 ». Doté d’un style posé, minutieux, Éric Lambé propose une composition graphique multiple. Du classique gaufrier (six cases par page), elle évolue selon le récit : bande horizontale pour les plans larges, absence de cadre pour aérer la lecture. Une documentation revendique le lien avec les Tupinambas représentés par Théodore de Bry au XVI e siècle. Une finition particulière se retrouve dans la bande-son, les « traductions instantanées » ou les divers passages chantés, comme dans la gamme chromatique, qui adoucit la luxuriante forêt amazonienne ou la chaleur des nuits tropicales.
David B. relit la courte période de cette « France Antarctique » sur le modèle du conte philosophique ; Candide et Zadig ne sont jamais très loin. L’humour aidant, il questionne autant la querelle d’alors (la fameuse transsubstantiation !) que la subtilité locale (le doux cannibalisme des Tupinambas, qui cuisent leurs prisonniers, à l’inverse des « sauvages » Ouatecas !). Le binôme fonctionne : David B. et Éric Lambé s’emparent de cette parenthèse historique et donnent vie aux gravures anciennes.
Notes : 1 - William Sturtevant, « La ‘tupinambisation’ des Indiens d’Amérique du Nord », dans Gilles Thérien (dir.), Figures de l’Indien , Éditions Typo, 1995, p. 345-361.
Olivier Petitjean et Ivan Du Roy, co-fondateurs de l' Observatoire des multinationales , viennent de publier à La Découverte un énorme livre intitulé Multinationales . Une histoire du monde contemporain . L’ouvrage alterne des chapitres consacrés à une multinationale en particulier, souvent emblématique, à une période donnée de son histoire, et d’autres qui élargissent l’analyse, pour la période considérée, à une question plus générale. L’ensemble permet de survoler, en y puisant de nombreuses idées, près de deux siècles d’histoire. Il permet de mesurer à la fois le développement de la grande industrie, la forte concentration qu’ont connu de nombreux secteurs, la mondialisation des activités — qui a pris des formes très variées — ainsi que les innovations technologiques, marketing et de distribution qui ont rendu possibles ces évolutions. Le livre permet également d’appréhender les conditions souvent très dures d’exploitation des travailleurs, les atteintes portées à leur santé comme à celle des consommateurs, ainsi que les dégâts environnementaux dont ces multinationales se sont rendues responsables. Il met aussi en lumière les stratégies terriblement efficaces qu’elles ont mises en œuvre pour échapper aux lois et réglementations les concernant.
Nonfiction : Vous venez de publier un très gros livre sur les multinationales de 1850 à nos jours, avec près d’une soixantaine de contributeurs. Quel était l’objectif que vous vous étiez fixé en vous lançant dans cet énorme travail ? Quels choix avez-vous été amenés à faire ?
Olivier Petitjean : Notre idée de départ, avec les éditions La Découverte, était de produire un livre qui permette de comprendre ce que sont les multinationales et leur place dans le monde d'aujourd'hui. Quoique l'on parle beaucoup des multinationales dans le débat public et médiatique, et qu'elles nous parlent, elles-mêmes, beaucoup de leurs produits et de leurs bienfaits à travers la publicité, on les connaît au fond très mal. Cela reste un peu superficiel. Nous voulions donc les replacer dans le monde réel en montrant comment elles fonctionnent et comment elles en sont venues à devenir si riches et si omniprésentes.
Le choix de structurer notre livre de manière chronologique est venu dans un second temps. Nous nous sommes d'ailleurs en partie inspirés de l' Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron. Il y a dans le livre des grandes dates, qui sont des articles écrits par des universitaires et des journalistes, et des textes plus courts que nous avons écrits nous-mêmes avec le journaliste Guy Pichard. Le choix des dates et des thèmes a été, comme vous vous en doutez, assez complexe. L'idée était de donner à voir les dynamiques d'ensemble (les progrès techniques, les rapports changeants entre entreprises et États, les changements de paradigmes économiques) tout en étant représentatifs du point de vue des secteurs d'activité couverts et d'un point de vue géographique. Au final, ce livre permet au lecteur de découvrir la véritable histoire de plusieurs grandes multinationales bien connues (Nestlé, McDonald's ou Google, par exemple), mais c'est aussi et surtout un livre sur les multinationales dans leur ensemble, en tant que nouvel acteur de l'histoire apparu au XIX e siècle.
Ivan Du Roy : Il existe de nombreuses monographies sur des grandes entreprises (Total, Bouygues, Goldman Sachs…), des secteurs (la finance, le nucléaire, l’agro-alimentaire...) ou des enquêtes sur des scandales (Nestlé récemment, les pesticides…), mais il nous a semblé qu’il manquait une « grande histoire » de ces multinationales, de leurs interactions avec les grands événements historiques et des conséquences de leurs activités. D’autre part, l’histoire telle qu’elle est enseignée et étudiée s’intéresse prioritairement aux États, aux grandes figures qui vont marquer une période, aux grands événements politiques, techniques, économiques, sociétaux, militaires. Elle délaisse encore trop, selon nous, une partie des acteurs de ces évolutions que sont les multinationales. On connaît ces grandes étapes historiques (la colonisation, la conquête de l’Ouest aux États-Unis, la course aux armements en Europe au début du XX e siècle, la mondialisation, etc.) ; mais qui en sont les acteurs économiques ? Comment et pourquoi la petite fabrique de farine lactée d’Henri Nestlé, un Allemand réfugié en Suisse au XIX e siècle, va devenir l’un des plus gros acteurs mondiaux de l’agro-alimentaire ? Comment et pourquoi deux frères qui tiennent une épicerie au cœur de l’Angleterre ouvrière vont parvenir à poser les bases du groupe Unilever, dont tout le monde consomme les produits aujourd’hui ? Quelles ont été les conditions de ces réussites ? Derrière les récits souvent mythifiés de ces succès, existe-t-il aussi une histoire moins présentable ? Le livre vise à raconter tout cela.
Il n’est pas possible de traiter ici de l’ensemble des dimensions que vous abordez dans le livre, mais pourriez-vous évoquer celles qui vous ont particulièrement marqué ?
Olivier Petitjean : En nous lançant dans ce livre, nous savions qu'il y aurait beaucoup de choses à dire sur le rôle parfois peu glorieux voire abominable de certaines multinationales dans l'histoire, dans le contexte de guerres, de la colonisation, ou de l'extermination nazie par exemple. Ce qui m'a frappé personnellement, en tant que journaliste spécialisé sur les multinationales, c'est à quel point beaucoup des débats et des critiques dont elles sont l'objet aujourd'hui ne sont pas si nouveaux que ça. Ils existaient déjà sous d'autres formes au XIX e siècle et au début du XX e siècle, que ce soit la contestation écologique, la dénonciation des relations incestueuses entre dirigeants politiques et milieux d'affaires, les controverses sur les actionnaires et les financiers, la problématique de construire des contre-pouvoirs efficaces face à ces acteurs qui agissent par-delà les frontières. Ces enjeux sont là depuis le début – c'est le côté un peu déprimant du constat – mais des tentatives de réponses y ont été apportées au cours du temps dont on peut s'inspirer.
En même temps, même s'il y a ces continuités profondes, le livre montre bien comment les multinationales se sont adaptées à l'évolution du monde et comment elles ont occupé petit à petit, au fil des décennies, des pans de plus en plus importants de nos économies, de nos sociétés et au final de nos vies. Au début, on avait surtout des entreprises spécialisées dans l'industrie lourde, les travaux publics et le commerce lointain. Aujourd'hui, les multinationales sont dans tous les secteurs, et ne cessent de se créer de nouveaux marchés en transformant nos modes de vie et de relations, comme on le voit avec le numérique et l'IA.
Ivan Du Roy : Ce qui m’a marqué, effectivement, c’est la récurrence d’enjeux similaires au fil des décennies. Qu’il s’agisse de la diffusion de la machine à vapeur, de la multiplication des premiers forages pétroliers, de l’invention du marketing moderne ou encore de la révolution numérique actuelle — autant d’étapes marquant l’essor de nouvelles entreprises — les mêmes questions reviennent sans cesse. Prenons les situations de monopole ou d’oligopole : la ressemblance est frappante entre, d’un côté, un Rockefeller qui contrôle l’industrie pétrolière et ferroviaire aux États-Unis dès la fin du XIX e siècle — ou d’autres barons industriels de l’époque — et, de l’autre, le monopole exercé aujourd’hui par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) sur l’économie numérique. Avec, en plus, des fortunes délirantes accumulées, une quasi-absence de concurrence, et un enjeu encore plus préoccupant aujourd’hui : le contrôle presque total exercé par les plateformes du numérique sur ce que nous sommes invités à lire, regarder ou écouter via les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. La logique de prédation des ressources dont elles ont besoin – les métaux rares exploités notamment en République démocratique du Congo – est similaire à ce qu’il se passait lors du pillage colonial. Les conditions du travail imposées par leurs fournisseurs dans leurs grandes usines asiatiques rappellent ce que pouvait subir le monde ouvrier européen un siècle plus tôt.
Un autre étonnement personnel concerne la manière, similaire également au fil des décennies, dont plusieurs multinationales répondent aux alertes scientifiques et journalistiques sur les effets néfastes pour la santé et l’environnement de certains de leurs produits. Qu’il s’agisse de l’industrie du tabac face aux cancers dans les années 1950, des pétroliers face au réchauffement climatique dans les années 1990, ou de l’industrie chimique confrontée aux pesticides et aux polluants éternels, le schéma est le même : plutôt que de prendre en compte ces alertes et d’adapter leurs activités en conséquence, ces entreprises préfèrent contester et mépriser leurs bien-fondés et « fabriquer le doute ».
Au fur et à mesure que l’on avance dans l’ouvrage, on peut avoir le sentiment que la part de la critique devient de plus en plus importante. Est-ce parce que l’importance des multinationales s’est accrue au plan mondial, que leurs agissements sont devenus davantage problématiques ou encore tout simplement parce que ceux-ci sont aujourd’hui mieux documentés ?
Olivier Petitjean : Inévitablement, à mesure que l'on s'approche du temps présent, on touche à des sujets qui sont plus « chauds », qui sont matière à controverse, ou qui concernent des plaies encore ouvertes. C'est plus difficile d'avoir du recul. Mais cela reflète aussi effectivement le fait que les multinationales occupent une place de plus en plus centrale dans les grandes crises mondiales, que ce soit la crise financière de 2008, la crise climatique, la pandémie de Covid ou aujourd'hui les tensions géopolitiques. Dès lors, leurs rôles dans ces crises et les relations qu'elles entretiennent avec les États sont scrutés de beaucoup plus près.
Enfin, il faut souligner que la contribution positive des multinationales au bien-être des individus et des sociétés est devenue de moins en moins évidente. Si les multinationales ont pris une place si importante dans nos vies, c'est aussi évidemment parce qu'elles ont su satisfaire nos besoins et nos désirs (même si ce sont des désirs qu'elles ont contribué à créer). Elles étaient synonymes de progrès – et elles continuent aujourd'hui en partie à se nourrir de cette vision –, par exemple avec les outils numériques qui nous rendent la vie plus facile. Mais, d'une part, le coût caché de ce progrès, notamment écologique, est de plus en plus apparent. Et d'autre part, on a vu apparaître une vision beaucoup plus négative, mettant l'accent sur la compétition mondiale, selon laquelle les multinationales ne seraient plus là pour créer de l'emploi ou servir les gens, mais seraient plutôt des pouvoirs qu'il faudrait amadouer au moyen de politiques attractives pour ne pas se retrouver marginalisés, ou alors des outils de puissance pour les nations et les grands blocs géopolitiques. C'est très visible aujourd'hui avec Trump, mais aussi dans les discours des dirigeants français et européens. Le côté « bienfaisant » des multinationales tend à s'estomper au profit d'une image de nécessité inflexible à laquelle il faut s'adapter.
Ivan Du Roy : D’une certaine manière, au fil du livre, à mesure qu’on bascule des récits historiques éloignés à l’activité contemporaine des multinationales, notre naïveté voire nos émerveillements devant tel ou tel « exploit » industriel ou commercial s’estompent. On ne peut plus regarder de la même manière le creusement du Canal de Suez en 1869 auquel participe Lafarge ; ni ces jeunes femmes qui se mettent à fumer en public à New York en 1929, dans le contexte d’une première vague d’émancipation des femmes (il s’agit en fait d’une opération marketing orchestrée par une marque de tabac) ; ni la commercialisation de la poupée Barbie en 1959 par le couple qui a fondé Mattel.
Aujourd’hui, on connaît la face sombre de ce type d’événements, les destructions environnementales engendrées, la pollution plastique qui étouffe la planète, les conditions de travail indignes pour fabriquer tel jouet ou vêtement à moindre coût, ou la propagande publicitaire qui surfe sur telle ou telle évolution sociétale progressiste pour vendre ses produits. Donc oui, notre regard sur l’actualité des multinationales au XX e siècle est beaucoup plus affûté et critique. Surtout au regard des formidables défis qui nous occupent aujourd’hui (climat et biodiversité, inégalités sociales, défense du modèle démocratique, retours des impérialismes belliqueux…).
Au vu de l’importance des enjeux qui conditionnent aujourd’hui le bien-être et la survie de l’humanité et la nécessité d’une inflexion très significative de trajectoire, que pensez-vous que l’on puisse attendre des multinationales ? Les trajectoires dans lesquelles elles semblent engagées, les objectifs qu’elles se fixent vous semblent-ils compatibles avec les inflexions nécessaires ? Et les moyens de régulation dont disposent les pouvoirs publics laissent-ils penser que l’on puisse sinon les y inciter ou les y contraindre ?
Olivier Petitjean : L'une des conclusions de notre livre est que pour infléchir les pratiques des multinationales, le rôle de l'État et des régulations publiques est incontournable. Encore faut-il que les dirigeants politiques en aient à la fois la volonté et les moyens, ce qui est au final rarement le cas – avec cette difficulté supplémentaire qu'il est souvent difficile d'agir à l'échelle d'un seul pays et que les nations les plus puissantes tendent à défendre les intérêts de « leurs » multinationales. Les avancées, lorsqu’elles ont lieu, surviennent malheureusement le plus souvent à la suite d’un scandale ou d’une catastrophe devenue impossible à ignorer. Parfois, c’est un contexte de crise ou de guerre qui permet de remettre certaines choses à plat. Mais ces progrès sont aussi rendus possibles grâce à une forte pression sociale, exercée notamment par les syndicats, la société civile ou le monde scientifique.
Pour moi, il est illusoire de penser que les multinationales vont d'elles-mêmes changer profondément leurs pratiques. Il faudrait qu'elles y trouvent leur intérêt à court terme, ce qui n'est pas le cas avec des questions comme la crise climatique. En conséquence, elles tendent à privilégier les solutions cosmétiques, le « greenwashing ». Cela ne tient pas aux convictions ou à la mauvaise volonté des dirigeants et dirigeantes qui sont à leur tête, mais à la logique du système et à sa force d'inertie, particulièrement dans une économie très financiarisée qui repose entièrement sur l'exigence de maintenir les profits et les dividendes futurs. Pour les faire véritablement changer de trajectoire, il faut changer totalement les règles du jeu. Cela ne veut pas dire que tout doive passer par la contrainte étatique – les pratiques des consommateurs comptent aussi, par exemple. Mais même dans ce contexte, les pouvoirs publics doivent mettre en place des outils pour protéger et favoriser le développement d’activités économiques et de circuits commerciaux plus vertueux, tant sur le plan social qu’écologique, plus diversifiés et plus résilients — comme on le dit aujourd’hui — afin de ne pas céder face au rouleau compresseur de la multinationale la moins-disante. Or, malgré les grands discours qui ont suivi la pandémie de Covid, les gouvernements agissent encore très peu en ce sens.
Ivan Du Roy : Il existe déjà un certain nombre d’espaces et de leviers aux mains du « politique » au sens large, comme des consommateurs et des citoyens. L’Union européenne, le Mercosur en Amérique latine, ou le cadre onusien font partie de ces espaces multilatéraux où des choses sont possibles. Mais effectivement, encore faut-il qu’une volonté politique, avec une vision plus large du bien commun que les seuls espaces nationaux, soutenue par des mobilisations citoyennes dynamiques, soit au rendez-vous. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Même si le principal levier pour agir efficacement doit se situer à l’échelle d’au moins plusieurs nations, d’autres actions restent cependant possibles en parallèle. On peut sanctuariser des besoins et secteurs jugés essentiels (la santé, la gestion de l’eau, l’éducation, voire les transports en commun, l’énergie, etc.) et les protéger des logiques de prédations et de surprofits. On peut soutenir davantage d’autres formes d’organisation et de production de biens et services, moins inégalitaires, telles que les sociétés coopératives ou le monde associatif. On peut agir sur les labels ou les étiquetages pour favoriser un produit plus vertueux ou sanctionner ceux qui sont socialement ou écologiquement néfastes. On peut davantage combattre l'optimisation fiscale et le contournement de l’impôt par les grosses fortunes. En tant que consommateur, on peut préférer les circuits courts, les marques un peu plus éthiques ou les logiciels libres — qui seront en plus moins chers que de verser sa dîme à Microsoft, Google ou Apple. Et on peut aussi veiller à ne pas favoriser, autant que possible, les modèles antisociaux proposés par Amazon, Shein ou Uber.
Petit-fils d’immigré italien, Léon Gambetta est devenu très tôt un animal politique. Ses talents d’orateur et son approche de la politique lui ont permis d’être rapidement populaire auprès des électeurs. Homme de la Défense nationale, il participe à tous les combats pour enraciner la République dans les années 1870 et est un des pères fondateurs de la IIIe République. L’historien Éric Anceau revient sur ce parcours remarquable dans une biographie particulièrement accessible.
Nonfiction.fr : En 2008, vous avez consacré une biographie de plus de 700 pages à Napoléon III, devenue une référence incontournable. Vous signez cette année une biographie consacrée à Léon Gambetta, de moins de 200 pages, format souhaité par les PUF. Rétrospectivement, à travers ces deux ouvrages, quel est votre regard d’historien sur le genre biographique en 2025 ?
Éric Anceau : Pendant très longtemps, la biographie n’a pas eu bonne presse parmi les universitaires. Des Annales à Pierre Bourdieu et son célèbre article de 1986 sur l’illusion biographique, on lui a reproché de privilégier les destins individuels sur les grandes évolutions historiques, de déterminer les événements significatifs d’une existence a posteriori , voire de sombrer dans l’anecdotique, et pour ces raisons le genre a été abandonné pendant longtemps à des romanciers (André Maurois, Henri Troyat…) ou des historiens populaires mais en marge du « système » (André Castelot, Alain Decaux…). Il a fallu les thèses de Pierre Guiral sur Prévost-Paradol dans les années cinquante et de Pierre Sorlin sur Waldeck-Rousseau et Jean-Marie Mayeur sur l’abbé Lemire dans les années soixante et les énormes succès éditoriaux des biographies très solides de Paul Murray Kendall sur Louis XI (1974) et de Jean Tulard sur Napoléon (1977) pour que le regard des universitaires change vraiment. En 2005, François Dosse a bien montré et expliqué le retour en grâce de la biographie dans un ouvrage pénétrant.
Ces biographies peuvent ne porter que sur la personnalité étudiée qui peut être une grande figure ou un inconnu, se servir d’elle pour brosser le tableau d’une époque, mettre l’accent sur son action ou sur sa mémoire et sa postérité. La biographie peut même, comme dans le cas du Louis-François Pinagot d’Alain Corbin (1998), constituer un genre hybride au carrefour de l’histoire et de la littérature. Selon moi, tous les genres sont légitimes du moment qu’ils nous font avancer dans notre connaissance du passé et/ou qu’ils nous font réfléchir et débattre.
Mes deux biographies que vous évoquez répondent à deux approches intellectuelles, deux façons pour l’historien de travailler, deux modèles éditoriaux radicalement différents. « Mon Napoléon III » est un travail qui repose sur plus de dix années d’investigation en archives et, comme vous le soulignez, c’est un livre très volumineux et totalement sourcé. Dans le même genre, mais à une échelle encore plus importante, puisque j’y travaille à mes heures perdues depuis plus de vingt ans, je prépare une biographie de Thiers à paraître chez Perrin en 2027. Mon Gambetta est un travail de commande de mon ami Olivier Coquard pour les Presses Universitaires de France, mais aussi pour Frémeaux associés. Il s’agit d’une part d’une synthèse sans notes infrapaginales (mais avec toutefois une bibliographie) rédigée dans l’unité d’un seul été et, d’autre part, une adaptation libre de celle-ci sous forme de trois CD audio que j’ai enregistrés en un jet et sur deux jours. Gambetta est une personnalité qui est au cœur de mes recherches depuis plus de trente ans ; il peut permettre de faire passer un certain nombre de messages à nos concitoyens en perte de repères ; quant au format et aux deux supports, ils donnent l’espoir de toucher un public très large et différent des lecteurs habituels des livres historiques. J’ai accepté de relever ce défi avec un grand plaisir et une pointe de curiosité.
On ne peut comprendre Léon Gambetta sans aborder sa carrière d’avocat et l’orateur qu’il a été. Il entame celle-ci, à 23 ans, en 1861. D’abord commis d’office, il gravit les échelons, gagne ses procès et se construit progressivement une clientèle. Très théâtral, il se démarque par son éloquence. Quel genre d’avocat était-il ?
Sous ses dehors de dilettante, Gambetta est un grand travailleur qui est servi par une prodigieuse mémoire. Je raconte dans le livre qu’avant même de se lancer dans des études de droit – il a alors treize ou quatorze ans, il se procure chez un notaire un code juridique qu’il dévore, avant de demander à sa jeune sœur de l’interroger au hasard et de lui répondre infailliblement et en citant des passages entiers du livre par cœur. Une fois devenu avocat, non seulement Gambetta maîtrise ses dossiers, mais il est servi par son éloquence.
Il est un vrai méridional – il est d’origine italienne par son père (et demeure même de nationalité italienne jusqu’à sa majorité) mais il est également de vieille souche quercynoise par sa mère et a passé toute son enfance à Cahors. Son éloquence est chaude et appuyée par des gestes et des effets de manche. Certains de ses détracteurs – car il en a – le surnomment même « Gesticulata », ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, de gagner de nombreux procès.
Il se saisit très tôt d’affaires politiques. Il défend ainsi en 1862 des prévenus accusés d’avoir été mêlés à un complot contre Napoléon III, se prononce également pour l’unification italienne derrière le Piémont et Victor-Emmanuel. À quel moment se rapproche-t-il des députés de l’opposition républicaine ?
Gambetta fait partie de ces très nombreux avocats républicains du XIX e siècle, sans remonter à la Révolution qui en a aussi vu s’illustrer beaucoup. On citera Jules Favre, Jules Grévy ou Adolphe Crémieux le ministre de la Justice de 1848 et, plus près de lui en âge, Jules Ferry, Charles Floquet ou Eugène Spuller. Il est leur cadet, mais déjà reconnu – et parfois jalousé – pour son talent. Crémieux le prend d’ailleurs dans son cabinet et le considère un peu comme son fils spirituel.
Lui qui a toujours été républicain met son éloquence au service de la cause commune dans plusieurs procès politiques retentissants dont le « procès des 54 » de 1862 que vous citez et dans lequel il plaide aux côtés de Spuller qui devient par la suite son fidèle lieutenant et obtient une peine minime pour son client, un jeune ouvrier qui lui témoigne ensuite sa gratitude tout au long de sa vie. Cependant, pour Gambetta comme pour la plupart de ses collègues, le prétoire n’est qu’une propédeutique à la carrière politique. De fait, les avocats sont mieux préparés que d’autres pour exercer ensuite des responsabilités politiques qui passent à l’époque principalement par la tribune parlementaire. Ils connaissent le droit et savent parler en public. Ils ont d’ailleurs des sociétés ou conférences où ils évoquent les grandes questions du moment sous forme de débats contradictoires. La plus célèbre d’entre elles est la Conférence Molé où Gambetta est très fier d’entrer et où il s’illustre rapidement.
Dès qu’il a un moment libre, il se rend aussi avec ses amis au Palais-Bourbon pour assister dans les tribunes aux séances du Corps législatif – l’assemblée qui vote les lois et le budget sous le Second Empire. Leur assiduité fait surnommer ces jeunes avocats les « auditeurs au Corps législatif » comme il y a des auditeurs au Conseil d’État. Eux n’ont aucune fonction officielle, mais déjà une grande influence, en particulier Gambetta. Le président Morny demande un jour à un secrétaire qu’il lui signale ce jeune homme dont on lui a tant parlé et l’observe longuement à travers son monocle. Quant aux députés républicains alors peu nombreux, ils parlent sous le contrôle de Gambetta qui n’a encore que 27-28 ans et certains tremblent devant ses jugements. En effet, il commente les séances dans les cafés environnants en imitant les uns et les autres et certains n’en sortent pas à leur avantage.
Lors des élections législatives de 1869, sa réputation est telle qu’il peut choisir où se présenter. C’est dans la première circonscription de la Seine qu’il décide de faire campagne sous la forme d’une démocratie participative, en collectant des cahiers d’électeurs (programme de Belleville). Il se présente dans plusieurs circonscriptions, notamment à Marseille. Qu’est-ce qui le différencie en tant que candidat ?
Effectivement, Gambetta n’est alors plus seulement célèbre au sein de la petite élite de l’époque, mais auprès des Français et même à l’étranger. Il l’est depuis la fin de l’année 1868 et le procès de la souscription Baudin. Ce représentant du peuple républicain a été tué sur une barricade, en décembre 1851, en tentant de s’opposer au coup d’État du président Louis-Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III. Alors que l’Empire se libéralise dans les années 1860, les républicains proposent de faire construire un monument à sa mémoire par souscription publique lancée dans la presse. Lors du procès des directeurs de journaux et des journalistes, Gambetta qui défend l’un d’eux, se livre au premier réquisitoire public contre le coup d’État depuis 1851 et son morceau d’éloquence et de bravoure frappe les esprits et est diffusé en brochure à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires à travers la France et en extraits dans la presse étrangère. Le jeune avocat – il n’a encore que 31 ans - devient l’homme qui a osé défier Napoléon III.
Dès lors, il s’impose comme candidat républicain pour les élections législatives générales du printemps 1869. Les électeurs républicains de Marseille et ceux de Belleville, commune nouvellement intégrée à Paris en 1860, lui proposent d’être leur candidat. À l’époque et tel sera le cas encore pendant plusieurs décennies, il est possible de se présenter dans plusieurs circonscriptions et les opposants républicains à l’Empire en usent et en abusent.
À Paris, Gambetta accepte de souscrire au programme radical que lui proposent ses électeurs, des ouvriers, des artisans et des petits commerçants pour la plupart, et ce programme est rapidement surnommé le « programme de Belleville » : élection des maires y compris à Paris, séparation des Églises et de l’État, instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire, instauration d’un impôt sur le revenu. Tout cela, Gambetta l’accepte facilement car ce sont ses propres idées. En revanche, certains points lui déplaisent comme la suppression des armées permanentes qu’il juge être une folie face au danger prussien. Néanmoins, il le signe. À Marseille, où l’électorat est beaucoup plus divers qu’à Belleville, il présente un programme plus vague, plus modéré, plus rassurant… et moins engageant.
Il est élu dans les deux circonscriptions et choisit de représenter Marseille. Il explique publiquement son choix par la plus grande facilité à faire élire un autre républicain pour le remplacer à Belleville qu’à Marseille. C’est rigoureusement exact et, de fait, c’est ce qui arrive à l’automne. Cependant, il se garde bien de dire que cela l’arrange bien : il n’aura pas de compte à rendre aux Bellevillois sur le contrat passé avec eux, forme de mandat impératif ! L’opportunisme de Gambetta dont nous reparlerons peut-être est déjà là.
À la fin de l’année 1870, il est l’homme du 4 septembre et de la Défense nationale. Quelles sont ses premières mesures alors que le pays est envahi ?
Gambetta joue un rôle déterminant dans ces heures décisives. Lorsque le peuple de Paris apprend que Napoléon III a été vaincu et fait prisonnier par les Prussiens à Sedan, il envahit le Palais-Bourbon pour réclamer la déchéance impériale et la proclamation de la République. C’est le député Gambetta qui prend alors les choses en main. S’il proclame la République, il entend aussi que la Révolution en cours ne déborde pas et ce pour deux raisons : il est au fond beaucoup plus modéré que ceux que l’on appelle « les rouges » et, grand patriote, il ne veut surtout pas que le pays sombre dans la guerre civile alors que l’ennemi marche déjà sur Paris. C’est lui qui entraîne la foule vers l’Hôtel de Ville où le gouvernement provisoire est présenté à la foule. Alors que ses collègues voudraient le cantonner dans un rôle subalterne, il s’empare du ministère de l’Intérieur.
À ce poste, il annonce au pays la proclamation de la République par le télégraphe, remplace les préfets impériaux par des républicains et commence à républicaniser la France. Après l’encerclement de la capitale, il la quitte en ballon – cet épisode incroyable à l’époque est bientôt repris par la propagande républicaine –, pour organiser la défense en province. À Tours puis à Bordeaux, il cumule les ministères de l’Intérieur et de la Guerre, fait preuve d’une énergie débordante, lève de nouvelles armées, se mêle de stratégie. Mais n’est pas le grand Carnot – qu’il a en tête –, qui veut. Cela, comme on le sait, ne suffit pas.
Vous retracez ses rivalités au sein des républicains ou encore son rôle contre Mac Mahon. Quel rôle joue-t-il dans la construction d’une IIIe République pleinement républicaine, entre 1870 et 1879 ?
Le rôle qu’il joue est là aussi fondamental et, pour le coup, est une totale réussite. Alors que les élections législatives de février 1871 ont donné une majorité aux monarchistes et qu’à deux reprises – à l’été 1871 d’abord et à l’automne 1873 ensuite –, une restauration est tentée au profit d’Henri V, comte de Chambord, Gambetta ne désespère jamais. Il se fait l’inlassable commis voyageur de la République, passant une partie de sa vie dans les trains pour prononcer de grands discours à travers toute la France devant des foules de plusieurs milliers de personnes. Positiviste comme la plupart des républicains de sa génération, il croit fermement qu’il est possible de gagner les masses à la République par la persuasion, par la raison, par l’école, par les élections. Il est alors, comme je le rappelle dans mon livre, l’un des meilleurs connaisseurs de la carte électorale de la France, si ce n’est le meilleur, grâce à tout un réseau d’informateurs et de fidèles. Avec ces derniers et avec l’aide de riches bailleurs de fonds, il fonde un journal, La République française qui, en plus de servir sa cause personnelle, donne un programme au parti républicain. Son équipe constitue une sorte de shadow cabinet à l’anglaise, prête à exercer le pouvoir le moment venu.
Mais surtout Gambetta s’illustre au moment de l’élaboration et du vote des lois constitutionnelles en 1874-1875. C’est lui qui fait aboutir le compromis orléano-bonapartiste qui installe la République. Alors que ses amis républicains ne veulent entendre parler ni d’un mandat présidentiel long de sept ans, ni d’une seconde chambre, le Sénat, élue au suffrage universel masculin indirect et destinée à modérer la Chambre des députés, il parvient à les convaincre que ce sont les seuls moyens de faire accepter la République aux orléanistes et de dégager ainsi une majorité. On qualifie alors Gambetta et ses amis d’opportunistes et le nom leur est resté. Il n’en demeure pas moins qu’il a eu raison puisque, comme il l’avait annoncé à ses amis, les républicains finissent par gagner le marché de dupes conclu avec les orléanistes et par conquérir en quatre ans toutes les institutions.
L’un des épisodes majeurs de la période auquel vous faites allusion dans votre question est la crise du 16 mai et les élections législatives de 1877 qui la suivent. Lors de la campagne électorale, Gambetta a menacé le président de la République Mac Mahon en lui lançant que lorsque les urnes auraient rendu leur verdict, il lui faudrait se soumettre ou se démettre. Et, de fait, celui-ci a d’abord dû se soumettre à l’automne 1877… avant de se démettre en janvier 1879 !
Vous le présentez comme le « plus populaire des républicains ». Vous venez également de publier une Histoire de la nation française , aux éditions Tallandier. Quelle place occupe aujourd’hui Gambetta dans notre patrimoine républicain ?
Je consacre un chapitre entier à la popularité inouïe de Gambetta auprès des masses républicaines à la fin des années 1870 : voyages triomphaux à travers la France, diffusion d’images d’Épinal glorifiant son action publique, circulation de bustes, d’assiettes, de tabatières à son effigie. On peut parler d’un véritable culte de la personnalité. C’est inédit dans la jeune République et explique que cela suscite de nombreuses jalousies dans le camp républicain. Jules Grévy, président de la République à partir de janvier 1879, qui n’a jamais aimé Gambetta ne se résout à l’appeler à la tête d’un cabinet que quand il sait que la combinaison va échouer et, de fait, « le grand ministère Gambetta » (nommé ainsi par dérision) dure à peine plus de deux mois, de la mi-novembre 1881 à la fin janvier 1882, et est l’un des plus courts de toute la Troisième République. Gambetta meurt en cette fin d’année 1882 à seulement 44 ans et avant d’avoir donné sa pleine mesure.
Et pourtant il a droit à des obsèques nationales, son nom est donné à de très nombreuses voies à travers la France et son cœur est transféré au Panthéon en 1920 pour le cinquantenaire de la République. C’est dire son importance à l’époque. Comme je le rappelle dans le livre, elle a duré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Depuis, son image s’est peu à peu estompée dans la mémoire collective et Gambetta apparaît sans doute aujourd’hui trop cocardier, trop attaché à des principes républicains et des valeurs remis en cause quotidiennement, et sa défense de la colonisation, indéniable mais tardive et totalement décontextualisée, ne fait rien pour arranger les choses. Je pense pourtant qu’il a encore beaucoup à nous dire !
Alors que la question algérienne reste vive dans le débat public, un groupe d’une vingtaine de chercheurs a choisi un nouveau prisme de lecture pour comprendre autrement la guerre de décolonisation. Marie Chominot, spécialiste de l’usage de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne et responsable de projets d’expositions à Paris-Musée et Sébastien Ledoux, historien des enjeux de mémoire et maître de conférences à l’Université Picardie Jules Verne, ont ainsi invité vingt historiens spécialistes du conflit algérien, à choisir une photographie de la guerre et à en retracer l’histoire. Un ouvrage original qui permet un nouvel éclairage sur la guerre d’indépendance.
Dans le cadre du programme HGGSP terminale, le thème 3 « Histoire et Mémoire » aborde dans l’axe 1 les mémoires de la guerre d’Algérie, sujet sensible, aux mémoires plurielles et parfois conflictuelles.
Nonfiction.fr : Votre ouvrage, composé de 19 articles, place à la genèse de chacun d’entre eux un cliché de la guerre d’Algérie, expérience que vous qualifiez d'« exercice de style inhabituel » : en quoi la démarche par l’image permet-elle d’écrire une « histoire à part entière » particulière de la guerre d’Algérie ?
Sébastien Ledoux : La photographie est un instantané fixant un présent dans un support matériel et dans un cadre d’expérience humaine qui renvoie à son auteur, aux conditions de prise de vues comme à ce qui est visible sur la pellicule (personnes, objets, lieux). Le travail demandé aux 19 auteur.e.s était de retracer cette expérience humaine et l’itinéraire de ce support (l’objet photo) qui leur est parvenu en les inscrivant dans leurs travaux. C’est donc par cette circulation que s’est opérée l’écriture collective d’une histoire de la guerre d’Algérie. Le regard documenté de l’historien.ne configure l’image instantanée d’une expérience particulière dans son historicité en tissant de multiples fils vers des thématiques très variées relevant de questions historiographiques anciennes et nouvelles : la torture, l’engagement d’appelés contre la torture et les représentations coloniales d’autres, la répression contre le FLN, les camps de regroupement, la lutte fratricide entre indépendantistes algériens en métropole, le sort des harkis, l’exil des pieds-noirs de 1962, le cessez-le-feu du 19 mars, la guerre psychologique, la bataille d’Alger, le retour au pouvoir de de Gaulle en 1958. Ici, l’image n’est plus un prétexte à un discours historien (approche traditionnelle), elle devient la source centrale, en tant qu’éclat d’un passé saisi par l’historien.ne qui ouvre un dialogue entre le visible de la photographie et son hors champ. L’ouvrage est ainsi composé d’éclats visuels qui rendent comptent in fine d’une autre manière d’écrire une histoire vécue par le bas de la guerre d’Algérie, sans prétendre à une quelconque exhaustivité. La guerre est ici abordée par ses morceaux épars, résultats d’un dialogue entre l’instantané de l’image et le devenir de sa trace matérielle, et d’un dialogue entre ce que le lecteur peut voir d’elle et ce qui demeure en dehors du cadre, pris en charge par l’auteur. C’est là son originalité.
Cette source pose aussi la question du point de vue défendu par celui qui prend la photo. Vous recherchez ainsi un certain équilibre entre les sources françaises et algériennes, entre les photographies officielles, celles perdues dans les archives et celles provenant de sources privées, dans une « perspective chorale sur la guerre d’indépendance ». Comment avez-vous composé l’équipe d’historien.ne.s et comment ceux-ci ont-ils choisi leur cliché ?
SL : L’ouvrage est issu d’un projet au départ réalisé pour l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE) et plus précisément pour sa rubrique « Chambre noire » initiée par l’historien Mathieu Marly. L’équipe s’est constituée au fil de l’eau, en sollicitant des spécialistes de la guerre d’Algérie (histoire ou mémoire) de différentes générations qui avaient rencontré des photos d’archives qu’ils avaient encore en leur possession ou qui étaient disponibles. Leur choix des clichés s’est révélé extrêmement divers et nous parle des conditions ordinaires du travail des chercheur.e.s, ce qui est une autre dimension du livre. D’une découverte fortuite par Sylvie Thénault au cours d’un entretien, aux photographies familiales de Michèle Baussant enfermées dans une boite, en passant par le corpus de photos de Niek Pass sur les courses cyclistes, des oscillations sur l’image du camp de Bessombourg de Fabien Sacriste, de la recherche par Raphaëlle Branche à la BNF de plusieurs clichés sur la torture, ou de la photographie d’une famille algérienne au maquis recueillie par Marie Chominot – pour ne citer ici que quelques exemples – le choix des photographies reproduites dans ce livre obéit à des circulations aléatoires ponctuant la vie d’un.e chercheur.e.s.
Le livre est organisé en quatre parties thématiques : les vies ordinaires, la guerre coloniale, l’année 1962 et le passé algérien. Dans la dernière partie notamment, les trois articles interrogent les mémoires produites et transmises. On y voit des souvenirs de l’Algérie coloniale d’une famille de pieds-noirs (à travers une photographie de magazine transmise, dans des toilettes, d’une grand-mère à son petit-fils), le « temps élastique » et la confusion des mémoires entre Alger et Marseille, mais aussi, à travers la base de données produite par Malika Rahal et Fabrice Riceputti, l’entretien du souvenir des disparus de la bataille d’Alger. Comment alors l’historien parvient-il à se frayer un chemin face aux conflits de mémoire qui traversent la question algérienne ?
SL : Avec cette dernière partie composée de trois textes de Michèle Baussant, Paul-Max Morin et Malika Rahal/Fabrice Riceputi, le livre interroge cette fois plus directement ce qu’il effleure dans les autres contributions : la photographie comme trace mémorielle à l’échelle individuelle. Mais ces photographies dans les trois cas sont aussi des supports matériels qui produisent des interactions sociales et des représentations du passé plus ou moins partagées au sein des familles, voire au-delà dans le cas des photos des disparus de la bataille d’Alger. Elles construisent ainsi de la mémoire collective, au sens où le définissait le sociologue Maurice Halbwachs, comme objet par lequel des souvenirs sont partagés à plusieurs sur des faits, des lieux, des personnes. La photographie d’archive délivre ainsi une expérience sociale dans un jeu de temporalités. Ce que montrent les textes des auteurs, c’est que cette expérience a des logiques propres qui peuvent être à distance des conflits mémoriels politico-médiatiques surgissant à intervalles réguliers dans notre société. L’ouvrage rend compte de mémoires plus souterraines mais bien réelles qui n’entrent pas dans ces conflits surmédiatisés.
Pour un cliché, illustrant des prisonniers torturés, vous n’avez pas obtenu les droits de reproduction (article de Raphaëlle Branche). Une autre photographie permet d’illustrer l’écart entre ce que l’on voit et la réalité, celle d’un jeune garçon souriant, qui sort pourtant d’une nuit de torture. Les polémiques récentes sur les massacres de la colonisation, et la question toujours très vive de la torture pendant la guerre, montrent que ce sujet reste sensible. Comment expliquez-vous que, plus de 60 ans après les accords d’Evian, ce conflit suscite toujours une « guerre des images » ?
Marie Chominot : La série de photographies illustrant une séance de torture, brillamment commentée par Raphaëlle Branche dans cet ouvrage n’est pas inédite : elle a déjà été partiellement publiée, présentée même dans une grande exposition consacrée à l’Algérie au musée de l’Armée en 2012 et plus récemment dans la série documentaire d’ARTE « En guerre(s) pour l’Algérie ». Pourtant, les ayants-droits ont cette fois-ci refusé de donner leur accord pour qu’elle soit reproduite, malgré le respect par l’auteure des règles fixées par ces derniers : soumettre son texte à leur relecture et y apporter des modifications, ne pas révéler l’identité du photographe, apposer un bandeau noir sur les yeux de tous les protagonistes afin qu'ils ne soient pas reconnaissables. Nous avons fait le choix de conserver le texte même privé de ses images et d’expliciter cet « accident de parcours », qui illustre les difficultés parfois rencontrées par les chercheur.e.s pour accéder aux sources et pose la question, toujours centrale quand on travaille sur le matériau photographique, du droit d’auteur et du droit à l’image des personnes représentées. De manière plus générale, nous historien.ne.s sommes aujourd’hui confrontés à de plus grandes difficultés d’accès aux sources que par le passé, qui sont pour moi le signe évident d’un retour en arrière, d’une très forte crispation de la société sur ces questions de la violence coloniale et des crimes de l’armée française, qui reflète les polarisations et radicalisations idéologiques à l’œuvre.
Plusieurs articles montrent bien comment les sources visuelles peuvent être instrumentalisées et combien il est important de tirer les fils et le contexte de chaque prise de vue. Même si, « toute rencontre de l’occupé avec l’occupant est un mensonge », les photographies provenant des appelés constituent des sources du quotidien (photo de classe, de familles…). Pouvez-vous rappeler le rôle des jeunes appelés français dans la documentation sur la guerre d’Algérie ?
MC : L’utilisation historienne de la photographie passe effectivement par une approche critique de cette source qui ne peut être prise au premier degré, comme un pur reflet de la réalité. De la même manière que les sources écrites ou les témoignages oraux doivent être replacés dans leur contexte de production et confrontés à d’autres sources, l’image doit être interrogée pour ce qu’elle est : une production humaine dans un contexte précis, un cadrage qui reflète un point de vue, qui narre un récit. Mais, du fait de sa nature polysémique, l’image peut effectivement être utilisée hors de son contexte de production, dans une gamme d’usages différents et au service de narrations différentes, en y adjoignant une autre légende par exemple.
La production photographique des appelés pendant cette guerre apporte une documentation passionnante, à la fois très variée (du fait de la diversité des individus qui les ont produites, dispersés à travers toute l’Algérie, confrontés à des situations très différentes selon les terrains d’opération où ils ont évolué, aux parcours et aux idéologies, aux sensibilités diverses), mais aussi très stéréotypée : on retrouve très régulièrement les mêmes types de prises de vues, les mêmes thèmes, centrés surtout sur la vie quotidienne, la camaraderie de jeunes hommes liés par cette parenthèse dans leur vie que représentait le service militaire, mais aussi les paysages de ce pays exotique pour eux et les populations « indigènes » qui le peuplaient. Par ailleurs, l’autorité militaire ayant pris conscience de l’engouement des appelés pour la photographie et de l’impact potentiel sur l’opinion publique de métropole des clichés envoyés aux familles par les soldats, elle a tout fait pour encadrer cette production (interdiction de photographier pendant les opérations par exemple) mais aussi pour la diriger : des concours photographiques étaient ainsi organisés, en incitant les appelés à traiter par l’image les grandes thématiques de la propagande officielle autour d’une armée qui « pacifie », protège, soigne, éduque … mais ne fait pas la guerre.
Certaines photos montrent une vie quotidienne, voire intime des familles : on pense particulièrement à une photographie d’une mère et de ses quatre enfants rendant visite clandestinement à leur père, membre du FLN ou encore à la photographie de la couverture du livre, prise dans une cour d’une baraque du bidonville de Nanterre le jour de l’indépendance. Comment alors articuler cette « hétérogénéité des expériences vécues à l’échelle individuelle » avec l’histoire politique et militaire de la guerre ?
MC : Les deux clichés auxquels vous faites référence sont certes produits par des amateurs, dans un cadre intime, mais ils ne ressortissent pas de la seule catégorie de la photographie de famille. Le fait même de prendre ces clichés était un acte fondamentalement politique. La famille Kitouni dans le Nord-Constantinois et la famille K. dans le bidonville de Nanterre, comme l’immense majorité des Algériens à l'époque, ne possédaient pas d’appareil photographique. En temps de paix, c’est un photographe ambulant, qui immortalise le père et ses quatre enfants dans une rue de Constantine. Une fois au maquis, le père possède un appareil photographique dans le cadre de son statut de commissaire politique, qui avait entre autres missions celle de documenter le combat de l’armée de libération nationale algérienne (ALN) et les conséquences des actions de l’armée française sur les populations civiles algériennes.
Le simple fait que cette photographie existe et soit parvenue jusqu’à nous, conservée précieusement cachée par la mère pendant toute la guerre, atteste de la dimension à la fois politique et militaire du combat des Algériens et, en particulier, de sa dimension médiatique. Face à l’immense machine de guerre déployée par les Français, les indépendantistes algériens disposaient de faibles moyens pour produire eux-mêmes des photographies. Ils eurent pourtant très tôt la conviction que l’image était indispensable pour concurrencer l’adversaire sur les terrains médiatique et diplomatique et qu’il leur fallait mettre en scène un autre récit, pour faire connaître et pour défendre, auprès du peuple algérien comme aux yeux du monde entier, la cause de leur combat pour l’indépendance. Pour cette photographie de famille au maquis, prise au risque de la clandestinité, le père compose une mise en scène savamment ordonnée, qui rappelle les images des soldats de l’ALN et remplit en partie la même mission que ces dernières : attester de la véracité de la lutte. Circulant parmi les combattants et hors des maquis, ces images participent à l’ancrage de la lutte d’indépendance algérienne dans la réalité quotidienne des populations puisqu’elles donnent un visage à l’idée révolutionnaire. Ayant valeur de manifestes, ces photographies remplissent une fonction de militance. Circulant du haut en bas de la société, elles l’irriguent en profondeur et peuvent devenir un instrument de conviction politique, favoriser le recrutement militant, nourrir la croyance populaire.
On peut se demander si l’action de Donald Trump et de ses soutiens ne propulse pas désormais Karl Polanyi au rang des meilleurs analystes de la situation actuelle, lorsqu’il explique que les dysfonctionnements de l’économie de marché livrée à elle-même finissent par provoquer des catastrophes politiques, qui sont la marque d’un effondrement de la société, et que la seule manière d’en sortir est alors de réformer l’économie pour lui redonner son assise sociale.
Nicolas Postel et Richard Sobel, professeurs d’économie à l’université de Lille et chercheurs au Clersé, lui ont consacré un petit ouvrage, qui, en cherchant à montrer l’actualité de sa pensée, suggère autant de pistes de recherche et d’intervention.
Nonfiction : Karl Polanyi définit le capitalisme comme un régime économique spécifique et problématique, et lui oppose d’autres moyens d’organiser la subsistance des membres de la société. Peut-être pourriez-vous commencer par expliquer en quoi, selon lui, ce régime est spécifique, et en quoi il est problématique ?
Nicolas Postel, Richard Sobel : Pour Polanyi, toute société doit formuler une réponse à la question de la « subsistance » qui forme selon lui la question économique. Pas de société donc, sans économie. Karl Polanyi propose ainsi une définition de l’économie (dans Commerce et marché dans les premiers empires qu'il publie en 1957) comme « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ».
C’est une définition essentielle qui repose sur trois points saillants.
L’économie est institutionnalisée . Ceci signifie que la réponse que donne toute société à la question de la satisfaction des besoins est d’abord collective, sociale, politique. Il n’y a pas d’économie « avant » les institutions collectives ; l’économie n’est donc pas « compréhensible » par des métaphores du type de celle qu’affectionne pourtant l’économie dominante : celle d’un individu rationnel, asocial. Non, dit Polanyi. L’économie c’est toujours d’abord une réponse marquée par un prisme social et collectif. Il n’y a rien avant la société. L’homme est un animal social, et la question économique est d’emblée une question sociale et jamais individuelle.
Ensuite, cette question elle est aussi, remarque Polanyi, celle de l’insertion de la communauté humaine dans la nature, dans son « environnement ». La question écologique nous semble nouvelle, mais elle ne l’est pas : c’est la question économique par définition. Lorsque la communauté humaine apparait, il lui faut assurer les conditions de sa reproduction en harmonie avec l’environnement dans lequel elle vit et qui la définit. Elle ne peut donc évidemment pas s’en s’extraire.
Enfin, cette question c’est celle des besoins , pas du désir illimité d’accumulation. « De quoi avons-nous besoin ? » reprenait récemment Bruno Latour. C’est la question économique, et nous l’avons oublié. Elle a été ensevelie sous deux siècles d’accumulation matérielle illimitée, aiguillonnée par la satisfaction des désirs, notamment mimétiques, qui en eux-mêmes sont sans limite.
Cette définition de Polanyi relativise l’expérience du capitalisme. Avant le capitalisme, différentes réponses sociales, cohérentes avec la ou les représentations sociales en vigueur, ont coexisté : économie domestique (autarcie), réciprocité (pour des sociétés de groupes symétriques en interaction), redistribution (un organe central, jugé légitime, récupère ce qui est produit et le redistribue selon des critères jugés eux aussi socialement légitimes) et commerce (aux « marges » de la société – le mot donnera « marché » – et de manière résiduelle, des groupes échangent des biens et services qui permettent de diversifier l’alimentation selon des tarifs négociés entre eux, de gré à gré). Ces formes économiques coexistent dans le temps très long, pendant des millénaires, et assurent la reproduction humaine, au long cours, et de manière résiliente : sans abimer la nature au point de menacer ce cycle reproductif.
Ces formes anciennes existent encore aujourd’hui : dans nos sociétés tout n’est pas assuré par le marché, la famille assure une large part des fonctions de subsistance, l’Etat social assure une autre part de nos besoins collectifs, de nombreuses formes de solidarité ont perduré, et une part des ressources circulent dans des formes de commerce de proximité (que l’on pense au circuit court). Mais elles sont considérées comme des archaïsmes et des freins à la modernité marchande capitaliste qui au contraire prétend s’extraire des « carcans sociaux » et imposer à la société et à la nature un principe unique d’accumulation. Toujours plus ! Nos sociétés se sont engagées à partir de la fin du XVIII e siècle dans une course pour s’affranchir des « limites et freins naturels et sociaux » et faire émerger une société d’individus économiques connectés par des marchés, eux-mêmes régulés par la concurrence pure et parfaite. Ce mythe, celui du marché autorégulateur, prétend ainsi non seulement extraire l’économie de la société et des limites naturelles, mais plus encore asservir la société et la nature à un objectif économique d’accumulation.
Si l’on veut saisir ce problème à partir d’un symptôme simple, remarquons notre difficulté à parler de l’humanité et de la biosphère autrement que comme des « ressources humaines » et des « ressources naturelles ». Ressources ? Pour quoi ? Pour qui ? Pour l’économie ! C’est-à-dire pour l’accumulation illimitée de richesse. Il y a là une inversion de causalité assez incroyable, quand on prend le temps d’y réfléchir : l’économie n’est plus au service de la société : c’est la société qui doit être mise au service de l’économie !
La particularité du capitalisme est qu’il transforme tout en marchandise, et cela vaut notamment pour la terre, le travail ou encore la monnaie, qui deviennent de ce fait appropriables par certains, tandis que le plus grand nombre en voit leur usage restreint. L’histoire du capitalisme peut alors être vue comme une progression de cette marchandisation. Là aussi, pourriez-vous en dire un mot ?
Ce que dit Polanyi de la « marchandisation du monde » est plus précis que ce qui en est en général retenu. Polanyi analyse en effet les conditions de possibilité du capitalisme : pour qu’il « fonctionne » il faut traiter la « terre » (la biosphère), le travail (la vie humaine) et la monnaie (notre mesure commune) « comme si » ces piliers de la société étaient « produits en vue d’être vendus » (et étaient donc « des marchandises »). C’est important de réserver le concept de marchandise fictive à ces trois marchandises – et seulement à celles là – car Polanyi signale ici ce qui « doit » être traité comme marchandise (dans le capitalisme) et qui « n’est pas de l’ordre du marchand ».
Bien des choses circulent sur le marché sans avoir été conçues pour être vendues : les connaissances, le droit, les organes... Mais le capitalisme peut se passer de ces formes extrêmes de marchandisations propres aux excès du néolibéralisme. En revanche, pour la terre, le travail et la monnaie, sans cette fiction, le capitalisme cesse de fonctionner !
Plus qu’une progression continue en revanche, il faut voir l’histoire du capitalisme sur ces 250 dernières années comme des à-coups qui procèdent par une plus ou moins grande « institutionnalisation » des trois marchandises fictives. Cela sous l’effet conjoint, et contradictoire, de la pression à la marchandisation qu’exerce le système économique et du « contre mouvement » qui résiste, dans l’agriculture, dans le monde du travail, sur le front des souverainetés monétaires. La diversité, historique et spatiale, des formes que prend le mode de production capitaliste, qui est extrêmement divers, est la résultante de ces deux mouvements contraires, de cette dialectique permanente. C'est, au fond, la compréhension de cette dialectique et l’attention qu’on porte à l’équilibre des forces qui est important. Lorsque la force du processus de marchandisation avance sans frein, c’est, assurément, la catastrophe qui survient.
Après le fascisme et la Seconde Guerre mondiale, les sociétés occidentales ont connu une période de démarchandisation importante, même si celle-ci n’a été que partielle. Pourriez-vous en dire un mot ?
Le fascisme pour Polanyi est le produit du libéralisme exacerbé de l’après Première Guerre mondiale, de l’effondrement des forces de résistance au marché. La société menacée de dissolution ne disparait jamais. L’économie ne peut pas « sortir du social », mais lorsque le mythe a produit ses effets les plus violents, les acteurs sont atomisés (on pourrait retrouver ici le concept d’anomie du Durkheim) : l’espace collectif de délibération disparait ; le principe sacro-saint d’efficacité marchande balaye tout, et renvoie chacun à la nécessité d’être compétitif et performant. Alors, la société se resserre et réagit sous des formes dysfonctionnelles, maladives et effrayantes. Le fascisme, le totalitarisme sont ainsi selon Polanyi : « la réalité d’une société de marché ». Plus de marché, plus de concurrence n’entraine pas plus de démocratie comme certains le prétendent, mais au contraire l’effondrement démocratique et le totalitarisme. On notera l’actualité de cette analyse.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Polanyi écrit son ouvrage ( The Great Transformation , 1944) pour indiquer que, instruites de l’épouvantable atrocité de la Seconde Guerre mondiale et de l’horreur nazie, les démocraties européennes vont opérer leur « grande transformation » et « démarchandiser » leur rapport au travail et à la monnaie. Il publie son livre la même année que les célèbres accords de Philadelphie (mai 1944) et de Bretton Woods (juillet 1944) qui instaurent un rapport « régulé politiquement » au travail et à la monnaie. Le droit du travail doit beaucoup à l’esprit de Philadelphie comme le souligne Alain Supiot, et le système monétaire international, qui s’invente à Bretton Woods , est un régime contrôlé politiquement par les démocraties occidentales, et notamment les USA. Polanyi voit donc juste, oui, il y a une grande transformation, et les quarante années de croissance forte après la Seconde Guerre mondiale, qui vont amener une amélioration rapide et inédite de la condition salariale au point de superposer dans la tête des occidentaux « hausse du PIB » et « hausse du bonheur », sont le fruit de cette démarchandisation. Une période, en Occident, de paix, de démocratie, de concorde relative malgré la permanence du double mouvement.
Mais cette démarchandisation est – évidemment – partielle : rien sur la nature, et rien sur le contenu du travail. Le régime de croissance dit « fordiste » qui caractérise les Trente glorieuses est une période de prédation et de destruction accélérée de la nature. Toutes les populations du monde subissent alors et souffrent de l’accumulation de richesse en Occident. Ce sont nos « Trente glorieuses » mais trente années d’enfer pour les 4/5 e de l’humanité… Peu glorieux donc, en fait. Et nous en payons le prix climatique et écologique aujourd’hui. Et si les formes d’emplois sont démarchandisées (par le CDI, la protection sociale, les règles collectives salariales qui font du salaire autre chose qu’un prix concurrentiel), le travail ne l’est pas complètement puisqu’il demeure homogénéisé et traité comme une quantité dans le cadre du taylorisme – un régime particulièrement dur de mise au travail.
Le moment déclencheur de la crise du fordisme est la fin du système de changes fixes, avec la fin des accords de Bretton Woods, qui va permettre à la finance de reprendre la main, dans un régime fragilisé, par ailleurs, par d'autres évolutions. Les travailleurs (et étudiants) de mai 68 finissent par rejeter le taylorisme et ne veulent plus « perdre leur vie à la gagner », les pays producteurs de pétrole réclament leur du et dans le sillage de la décolonisation naissent les mouvements « tiers-mondistes » qui dénoncent cette logique d’accumulation occidentale, le Club de Rome signale qu’il faut décélérer (dès 1972). Si la finance reprend la main aussi facilement c’est aussi parce que les forces sociales du « double mouvement » contribuent, elles aussi, à dénoncer le maintien d’un rapport marchand au travail et à l’environnement durant cette période. L’assise sociale de ce compromis temporaire s’affaisse donc.
Polanyi n’a pas connu la poussée néolibérale à partir des années 1980 et la remarchandisation qui la caractérise, ni a fortiori la multiplication des crises que l’on connaît depuis 2010, qui s’est alors accompagnée d’une très préoccupante montée de l’extrême droite. En quoi les concepts qu’il a forgés peuvent-ils nous aider à comprendre cette nouvelle phase ?
Nous vivons, des temps polanyiens. La vague néolibérale et l’instauration d’une nouvelle phase du capitalisme à partir des années quatre-vingt nous a ramenés au bord de l’effondrement. Le néolibéralisme s’appuie sur les idées de Hayek, opposant de Polanyi dans les années vingt, et va se traduire par un violent retour de bâton en matière de droit du travail – c’est la fameuse flexibilisation, qui est un autre mot pour la marchandisation –, une pénétration extrêmement profonde de la logique libérale d’un pilotage de l’économie par les marchés financiers (la fameuse « notation » des politiques économiques par des agences privées veillant aux intérêts des actionnaires en est le signe ultime) et enfin l’extension d’une logique marchande au « vivant » (marché de droit à polluer, compensation carbone, politique de brevet appliqué aux semences, etc.). Le marché reprend alors complètement en main les trois marchandises fictives. On prête à Laurence Parisot, alors présidente du Medef cette formule : « La vie, la santé, l'amour sont précaires , pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » ; on ne saurait mieux résumer la logique de remarchandisation. L’effondrement actuel, de la biodiversité, de la qualité du lien social, de nos régimes politiques est l’effet direct de cette remarchandisation, de l’affaiblissement terrible du double mouvement.
Le mouvement syndical en France est ignoré par le pouvoir d’Etat et considéré comme un archaïsme malheureux comme l’a démontré la manière dont a été menée la récente « réforme » des retraites, par exemple. On a le sentiment que la logique marchande de concurrence se déploie sans frein, partout, et notamment là ou elle n’était pas présente, par exemple dans le service public. On ne doit pas alors être surpris que cela nourrisse les mouvements totalitaires d’extrême droite, notamment en Europe et aux Etats-Unis. C’est pour nous une clé de lecture essentielle et complètement oubliée. L’offre politique tend à se simplifier entre un choix pour le libéralisme – économique et politique – ou pour l’extrême droite. C’est tout à fait délétère, les seconds tours d’élection en France n'offrent le choix qu'entre l’extrême droite ou des politiques qui la nourrissent politiquement.
Quelles solutions la pensée de Polanyi nous suggère-t-elle ? Quelles évolutions vous paraissent-elles devoir être intégrées à l’analyse, concernant en particulier la crise écologique, que Polanyi n’avait pas prévue, l’état stationnaire dans lequel le capitalisme semble s’être installé, ce qui n’était pas le cas précédemment, ou encore la nécessité d’une intervention de l’Etat qui fasse une plus grande part à l’autonomie des acteurs ?
Polanyi ne nous livre pas de solutions clés en main mais il montre un chemin, une manière de s’extraire de la prégnance de la logique concurrentielle. Penser avec Polanyi aujourd’hui c’est en effet saisir que le cœur de l’affaire est de défendre la démocratie contre l’établissement d’un principe de concurrence généralisée qui détruit la société et nourrit le totalitarisme. Il ne faut pas laisser le discours de la protection à l’extrême droite. La protection contre la logique concurrentielle, et non contre « l’étranger ».
Cette défense de la démocratie elle ne peut plus s’arrêter à la frontière des entreprises considérées comme des zones de non citoyenneté dans lesquelles règne le pouvoir sans partage des actionnaires. Elle ne peut pas non plus se contenter d’être une sorte de délégation générale et systématique à un Etat central omniscient qui « parlerait » au nom du peuple. L’Etat, en Europe, vient tout à fait à l’appui des logiques concurrentielles marchandes et n’a que très peu intégré la nécessité de démarchandiser notre rapport au vivant. La transition écologique sera donc démocratique ou elle ne sera pas.
Les solutions sont là, à portée de main. Les formes anciennes d’économie n’ont pas disparu. La moitié des richesses en occident sont socialisées, le secteur de l’ESS (économie sociale et solidaire) est vigoureux, la sphère domestique est un espace qui apparait aux acteurs comme une sphère désirable, à préserver. Les formes économiques anciennes de redistribution, réciprocité, économie domestique sont donc encore là. Mais on les invisibilise, on les considère comme néfastes, on veut les réduire en baissant les impôts, en coupant les aides au tiers secteur, en augmentant le temps de travail au détriment du temps domestique. Il faut au contraire s’en inspirer pour penser un développement humain qui ne passe plus par l’accumulation productive et l’extension marchande.
Il faut compter autrement nos richesses : le PIB n’est plus du tout un indicateur corrélé positivement au bien-être, la performance financière d’une entreprise ne dit presque rien de sa performance concrète au plan social et environnemental (c’est même souvent l’inverse). Des formes nouvelles de comptabilité sont disponibles, et l’Etat pourrait s’en saisir lorsqu’il prétend mener une politique de l’offre…
Des formes nouvelles de production plus efficaces au plan social et environnemental existent, et l’Etat pourrait les valoriser. Un consensus de plus en plus fort existe en Europe pour remettre la main sur l’arme monétaire et en faire un usage politique et collectif. Mais cette volonté de démarchandiser la monnaie est menée (notamment par la BCE) en sourdine, de manière discrète, honteuse et sans en faire un sujet politique, alors que le contraire serait tout à fait possible.
Il faut que l’Etat reconnaisse la vertu des initiatives et des expérimentations locales, qu’il quitte une posture descendante. L’imaginaire des politiques publiques et de ceux qui les mènent, politiquement et administrativement, et encore très largement dominé par deux dogmes : le marché dit "la" vérité, et plus de marché, c’est plus de démocratie. La lecture de Polanyi est un formidable antidote au relatif abrutissement auquel mènent ces deux dogmes qui bloquent nos imaginaires collectifs. Avec Polanyi il nous faut goûter à nouveau au plaisir de la délibération démocratique, refonder les institutions sociales de contrôle de l’économie, et parvenir à nous entendre sur ce dont nous avons vraiment besoin. Remettre l’économie à sa place, celle d’un outil, et parvenir à nous réinterroger sur les fins. En finir, en ce sens, avec « l’économisme » pour mieux refaire de l’économie.
Pour prolonger :
Il n’y a pas de création littéraire sue generis. Nul doute que le romancier israélien Yaniv Iczkovits, auteur du roman virtuose La Vengeance de Fanny dont nous avions rendu compte , connaît son Romain Gary par cœur. Il a lu et compulsé La Vie devant soi et Adieu Gary Cooper , tout comme L’Angoisse du roi Salomon.
Pour La Vie devant soi Gary était allé chercher la couleur locale, la silhouette de ses personnages lors d’une virée à Barbès. Iczkovits a lui autant arpenté les rues de Tel Aviv et de Haïfa que Modiano celles de Paris.
L’autre affinité d’Iczkovitz avec Gary est son goût pour la provocation et une certaine forme d’humour, propre aux Juifs issus de l’immense Zone de résidence de l’Empire russe, dans laquelle ils furent astreints de vivre jusqu’à la révolution d’Octobre.
Malgré les tours ultra-modernes de Tel Aviv, ses ingénieurs qui créent et revendent des sociétés de hightech , les Juifs en Israël ont conservé quelque chose du shtettl. Ils se disputent sans fin et s’opposent entre tradition religieuse et modernité.
Sur le boulevard Rothschild à Tel Aviv, en moins de cinq cents mètres, vous croisez des Juifs à payes et tsitsits, des dragqueens en patins à roulettes, des hommes d’affaires pressés, des homosexuels en short et marcel, enlacés, mais aussi des gens en jean et tongs, tatoués partout où il y a de la place, qui promènent des chiens en laisse et ramassent leur caca pour le compte des plus riches qu’eux, et qui n’ont pas le temps. Tous s’ignorent et se tolèrent du bout des lèvres.
L’histoire que nous conte Izczkovits n’est pas innocente, même si elle se présente d’abord presque naïve. Suis-je entrée dans un roman policier ? se demande-t-on dans les premières pages, car dans la salle de dissection de la Faculté de Médecine de Haïfa, on découvre deux cadavres de trop ; deux macchabés qui n’ont pas été identifiés. Avides, nous voulons savoir quel est le méchant qui a occis deux inconnus et a réussi à les introduire dans la morgue de l’Institut Technion.
Iczkovtiz sait comme personne conduire le lecteur dans un labyrinthe de narrations au cours desquelles nous rencontrons nombre de personnages qui semblent n’avoir rien à faire les uns avec les autres. Détrompez-vous !
Mais si, mais si ! avec beaucoup de patience, le lecteur comprend que ce livre est un puzzle dont il doit assembler toutes les pièces afin que l’histoire soit parfaite. C’est un peu Le Palais des vases brisés du regretté et grand David Shahar.
De fait, Iczkovitz est non seulement romancier, mais aussi philosophe, sociologue, ethnologue, analyste, anthropologue, biologiste, voire un peu mathématicien. Sa Weltanschaung est inspirée par l’approche systémique de Pao Alto, d’où le titre de ces histoires qui illustrent la conception et le destin de ses personnages. Les problèmes qu’ils rencontrent ne sont pas seulement le résultat de leurs conflits internes, mais sont étroitement liés à l’environnement et aux interactions sociales dans lesquels ils évoluent.
Cette théorie, dite « systémique », n’est pas tout à fait manichéenne. Personne n’est complètement sain d’esprit, complètement bon, complètement méchant. Chacun interagit depuis son cinéma intérieur avec les cartes dont il a hérité au début de sa vie.
Ainsi, nous allons rencontrer un poète arabe qui n’écrit pas réellement de la poésie, ainsi que nous nous la figurons. Il accueille dans sa maison délabrée, il s’agit plutôt d’un squat, des femmes des enfants sans toit au-dessus de leur tête, des adolescents en rupture de famille fortunée. Ce poète arabe, également laveur des vitres des immeubles géants de la ville hédoniste « qui ne dort jamais », entretient quelques liens secrets avec la Madame Rosa d’Emile Ajar. Il a le privilège d’observer les riches, les hommes d’affaires dans leurs luxueux bureaux, tandis qu’harnaché de cordes, il passe sa brosse sur leurs vitres. Mais eux ne le voient pas.
Cependant, tout le monde n’est pas aveugle. L’épouse d’un de ces self-made man se pique de poésie. Elle est éprise de justice. Elle méprise son riche époux, et veut réparer le monde. Elle vit certes dans une somptueuse villa, mais c’est entre les bras du poète arabe qu’elle trouve l’extase érotique. Elle veut le sauver. Je ne vous dirai pas si l’un et l’autre seront sauvés.
Quoi qu’il en soit, Iczkovitzs n’est pas candide. Les adolescents, progénitures de familles nageant dans le Pactole, comme bientôt Ralph Benatzky, le maître d’hôtel de l’opérette L’Auberge du cheval blanc, ne trouvent pas le bonheur dans la rivière d’or familiale. Ils fuguent. Ils cherchent évidemment la paix, dans le squat crasseux du poète arabe.
On comprend que quoi qu’on fasse, qu’on soit bavard ou mutique, « il est impossible de ne pas communiquer », ainsi que l’affirme la théorie de Pao Alto.
Roman profus, aussi drôle que tragique et, finalement, on l’a vu, très théorique. Le romancier veut persuader son lecteur qu’au terme des récits qui unifient son livre, on peut tout expliquer. Voire. 1
Notes : 1 - Je me permettrai une modeste observation à l’attention de la traductrice. Il existe plusieurs expressions plus gracieuses et précises que cette locution « du coup » qui a subitement envahi les médias, et qu’elle utilise invariablement. Elle pourrait de temps en temps écrire : « par conséquent », sans faire vieux jeu.
« Puis, le bruit de ta mort / Assassine la nuit / Le silence du sang jaune / Sœur / De l’enfant que tu nous laisses / Je serai la petite sœur / De l’obsession de ta mort / Je cueille la mienne / Jour après jour / Ta tombe n’est pas blanche / Je le regrette / Je n’y étais pas. » Une élégie. Un tombeau. La sœur tant aimée, autrefois éloignée de force, n’est plus. Quelques souvenirs subsistent, des fragments de mémoire. La douleur catalyse de la joie de la poésie.
Elle s’appelait Dhour, la sœur aux yeux tendres, « sucrés ». Après sa disparition, une embuscade islamiste lui ôte la vie en Algérie (à Médéa) durant la guerre civile des années 1990, deux décennies de silence, et peut-être même d’oubli, mais l’histoire refait surface. Nulle échappatoire, il n’y a que les mots pour affronter la tragédie d’hier, ses prolongements aujourd’hui.
Dans son long poème intitulé Médéa mountains , l’artiste Alima Hamel arrache les mots à la douleur, convoque l’intimité et la singularité de son histoire franco-algérienne pour dire l’universel : la résistance à la guerre et au labyrinthe de ses traumatismes, à l’oubli et à l’impunité. Replongeant dans les moments houleux de la « décennie noire », elle ressuscite l’histoire des terres silencieuses du sud algérien, de ses montagnes abruptes et inhospitalières, la simplicité du village natal de ses parents. Ses mots affutés découpent dans l’espace de l’inconcevable une mémoire pour la paix, l’espoir.
Dans ses pages électrisantes, le livre plonge le lecteur au cœur de l’histoire des oubliés, une famille de prolétaires algériens installée en France après l’indépendance en 1962. Souad, Camélia, Fériel, Dhour et Alima, c’est l’épopée de cinq sœurs, quatre nées à Médéa, la dernière à Nantes. L’état civil nantais la prive du H initial du prénom « Halima », celui de sa grand-mère. N’ayant connu que la France, l’attachement de leurs parents conservateurs aux « traditions » va éparpiller leurs destins entre les deux rives de la Méditerranée. De ces cinq sœurs, seules Fériel et Alima échappent à ce « retour » forcé « aux origines ».
Cette déchirure, c’est un certain souffle poétique qui la met en mouvement, la raconte. Dans les mots simples d’un été précaire de Médéa. On voit l’arrivée, les bagages déposés, la décision de la mère actée. Furtivement. Brutalement : « Alors que nous déposons nos valises dans le west ed-dar / et que nous plongeons dans les bras de nos tantes, / ma mère annonce que Souad et Camélia ne rentreront pas à Nantes. / Souad, Camélia, vous ne remettrez plus les pieds à Nantes. / Plus jamais. / Vous resterez à Médéa pour toujours. » La violence sonne le glas. Une condamnation au silence.
En ce sens, la fresque familiale de la poétesse peut se lire comme un cri de sincérité, de libération des démons de la mémoire. D’abord chanteuse, la voix et la technicité de l’art musical d’Alima Hamel se reflète dans son écriture. Sans pathos, sans sensationnalisme, le corps dit sa fureur, arrache les mots à la sidération. L’attente fut longue, mais nécessaire. Après des années à parcourir les scènes de France et d’ailleurs, l’artiste revient à l’essentiel, à la nudité tragique des hauteurs de Médéa, à ses cimes brûlantes, à ses deuils, à ses années noires. Un retour à la maison désertée mêlant douceur et âpreté.
Une enfance intranquille, écartelée entre deux terres, un besoin de compréhension et de lucidité, Alima Hamel effectue le retour de la maturité dans Médéa mountains et autres textes , retrouve son passé algérien, ses sœurs, les parfums de l’innocence et des fragments d’arabe parsemant son recueil. C’est une chanson, une langue sobre chante la grandeur des existences incomplètes, invisibles à jamais.
Le XVIII e siècle apparaît comme un tournant dans la relation que l’Occident entretient avec la nature. Conscientes des limites de celle-ci, les sociétés décident de les repousser et en font un enjeu économique, mais aussi social et politique. Les historiens Steve Hagimont et Charles-François Mathis proposent un ouvrage collectif dans lequel une trentaine d’historiennes et historiens abordent cette dialectique particulière, qui est pensée depuis le siècle des Lumières.
Dans le cadre du programme d’HGGSP, l’environnement est devenu l’une des questions fondamentales, avec la guerre. Les sujets pour le Grand Oral s’avèrent particulièrement nombreux par le biais d’hommes, de femmes, de lieux ou encore des actions liées aux enjeux environnementaux.
Nonfiction.fr : Vous dirigez un ouvrage collectif consacré aux relations entre l’Occident et la nature depuis le XVIII e siècle. Qu’entendez-vous par « nature » sur ces trois siècles ?
Steve Hagimont : Cette simple question nous plonge directement au cœur de la réflexion historienne. Depuis les travaux en géographie, par exemple avec Augustin Berque, en sociologie des sciences avec Bruno Latour, ou en anthropologie avec Philippe Descola, la nature apparaît comme une construction culturelle européenne dont les problèmes présents résultent partiellement. La nature, au sens de réalité extérieure aux humains qui appartiendraient, eux, à l’ordre du social, de la culture et de l’artificiel, permet d’ordonner le rapport au monde et accompagne son appropriation par les sociétés occidentales. Cette représentation de ce qui n’est pas humain implique d’isoler dans la diversité terrestre des choses qui seraient réductibles à des lois. De faire de ces choses des ressources au service des humains, réduites à des processus contrôlables et même améliorables grâce aux sciences et aux techniques.
À mesure que l’on tente de saisir ce qui séparerait le naturel de l’artificiel, on approche la matérialité, le métabolisme même de nos sociétés. L’artificiel n’est qu’une transformation par le travail et les technologies des humains d’un ensemble d’éléments puisés sur Terre. L’extension sans limite de l’artificiel, à laquelle on a assisté depuis le XVIII e siècle dans le sillage de l’Europe de l’Ouest, qui a amélioré le « confort », a mobilisé, transformé, dispersé, détruit, toujours plus d’entités naturelles, concourant désormais à menacer nos existences. La vision dualiste séparant nature et culture a dominé d’autres visions qui se représentent le monde comme un tissu de relations, d’interactions et de rétroactions qui lient chaque entité terrestre et les humains parmi elles.
Tout en partant de l’importance de cette construction culturelle de la nature pour saisir les problèmes présents, nous ne voulions pas réduire ces derniers à une simple question culturelle. D’abord parce que les sociétés occidentales présentent de nombreuses formes d’articulation avec les autres humains : peu en commun, au XIX e siècle, entre le couple de paysans vivant parmi ses quelques brebis et ses cochons, tentant de subsister de manière relativement autonome (et précaire) en prenant soin des capacités reproductives de la terre qu’il tenait, bornée par tels arbres et tel rocher, dépendant fortement du temps qu’il faisait, des animaux et des solidarités familiales et communautaires, et l’industriel mobilisant huiles de baleines boréales, huile végétale venue d’Indonésie, caoutchouc du Congo, cuivre du Chili, acier lorrain et charbon britannique pour produire telle ou telle partie de locomotive insérée sur un marché déjà international. Les deux mobilisent et dépendent de la « nature », mais leur empreinte, leur vulnérabilité, leurs réseaux, leur dépendance à la domination coloniale et leurs représentations sont étrangers. Comme ces personnages sont étrangers à nos propres existences présentes. Ensuite, parce que le concept même de nature a pu servir à porter le fer contre des intérêts modernisateurs et industriels. Enfin, parce qu’il ne suffit sans doute pas de changer de culture (d’autant qu’on n’opèrera pas de grande révolution culturelle dans le temps imparti pour éviter une trajectoire mortifère) pour empêcher la destruction de la diversité et des conditions de vie terrestre : une série de rapports de force, d’intérêts très matériels, de promesses et de réalisations politiques et sociales ont fait pencher la balance du côté de la domination et de la destruction de la richesse terrestre pour favoriser des modes de vie en apparence séparés de la nature, déliés de ses rythmes, « libres » mais finalement intenables.
Si les dynamiques à l’œuvre à la fin du Moyen Âge, en Europe occidentale, contiennent « en puissance le désastre actuel » 1 , c’est bien au cours des XVIII e et XIX e siècles que s’accumule une série de changements aux conséquences terribles pour les sociétés occidentales et donc la nature. Dans quelle mesure ces changements marquent-ils l’entrée dans un nouveau régime climatique ?
Steve Hagimont : Il y a pu y avoir un grand décalage entre ces changements, multiples, et le caractère « terrible » de leurs conséquences : c’est en partie une construction rétrospective qui nous permet de voir l’accumulation de tendances qui s’avèrent à présent, effectivement, terribles. Et pas seulement terribles pour les sociétés occidentales, mais bien pour l’ensemble du monde. Quels sont ces changements ? Nous n’en ferons pas le tour ici, mais on les retrouve de manière détaillée et nuancée dans les chapitres qui composent l’ouvrage. La compétition internationale. Dans le sillage de la colonisation, vient l’extension géographique des terrains de rivalités entre nations et la hausse de puissance investie dans les guerres – après la guerre de Sept Ans, les guerres révolutionnaires et impériales, puis la guerre de Crimée et la guerre de Sécession mobilisent des ressources considérables et soutiennent un effort de modernisation des puissances en concurrence qui amènent les États à soutenir la croissance des économies.
L’avènement des énergies fossiles en économie, d’abord avec le charbon (et plus tôt avec la tourbe néerlandaise) dont l’introduction décisive a lieu au XVIII e siècle dans la métallurgie britannique en tant que source de chaleur et de réduction du minerai de fer, puis dans le deuxième tiers du XIX e siècle en tant qu’énergie mécanique grâce à la machine à vapeur. Avec l’usage du charbon (croissant, jusqu’à nos jours), la concentration atmosphérique de CO2 commence, tout doucement, de manière imperceptible, à augmenter, préparant un changement climatique qui ne sera mesurable qu’à partir de la fin du XX e siècle.
La montée des nationalismes à la fin du XIX e siècle augmente encore les rivalités et accentue les prélèvements occidentaux sur la Terre : cela accompagne par exemple l’appropriation par l’Occident de l’essentiel des terres émergées lors de la relance coloniale qui suit la défaite française contre la Prusse en 1871.
Le dépassement des pénuries : Alors que la forêt semblait au bord de la disparition en Europe au début du XIX e siècle, le charbon, l’extension des zones d’approvisionnement et la mise en place, parfois par la force comme en France et en Allemagne, d’une sylviculture à vocation industrielle permettent de passer une frontière naturelle essentielle pour les sociétés anciennes très dépendantes du bois et de ses rythmes naturels. La forêt semble confirmer cette croyance selon laquelle la nature peut être rationnellement gérée pour fournir davantage de services, et que les sociétés occidentales peuvent être les garantes du bon usage de la nature mondiale. Le devoir de protection se lie ici intimement avec l’ambition de l’exploitation.
Le pétrole et le gaz apportent, au XX e siècle, plusieurs transformations majeures : ce sont de nouvelles sources d’énergie mécanique, qui alimentent les automobiles et globalement les moteurs thermiques – forces de transformation majeure des territoires. Ils deviennent aussi la base d’une pétrochimie qui fournit à l’agriculture occidentale, encore largement organique, bien qu’alimentée en guanos, potasse et phosphates venus du reste du monde, un nouveau carburant grâce aux engrais azotés et aux pesticides. Au même moment, le béton fait son entrée dans le BTP. Il représente aujourd’hui 8% des émissions de gaz à effet de serre. Additionné à la puissance du pétrole dans les technologies de construction, il a considérablement facilité et accéléré l’expansion spatiale des villes et des grandes infrastructures.
L’entrée dans la société de consommation, les mécanismes de redistribution sociale, et les promesses d’abondance matérielle sur lesquelles se fondent les différents régimes politiques après 1945, en Occident mais pas seulement, ancrent sans doute encore davantage les sociétés à une trajectoire de croissance de laquelle il est difficile de sortir. Les rivalités de la guerre froide se jouent aussi sur la croissance économique, permettant de comparer les différents régimes en compétition, tandis que l’effort militaire considérable, en dépit de la paix, en Europe, aux États-Unis et en URSS, brûle des quantités considérables de matières et de carburants (des essais nucléaires à la conquête spatiale).
Pour finir cette fresque trop schématique, la globalisation commerciale et financière, favorisée par les accords commerciaux internationaux négociés dans le cadre du GATT (1947-1994) puis de l’OMC, conduit à une multiplication des échanges, à une mise en compétition de productions du monde entier, à une parcellisation des processus de production et à un déplacement de l’extraction de matières et des pollutions de l’Occident vers les pays dits émergents. La croissance occidentale continue de se nourrir des ressources du reste du monde mais se verdit relativement (en Europe), tandis que l’empreinte globale de l’humanité franchit des seuils vertigineux, avec un sentiment d’emballement que rien ne semble plus pouvoir arrêter, malgré la multiplication des luttes.
Néanmoins, lorsque ces changements s’opérèrent, des voix s’élevèrent. À court terme, ces voix furent vite oubliées, quand elles ne furent pas ignorées, ridiculisées ou rejetées comme rétrogrades, catastrophistes. Elles furent partiellement contredites pas le non-avènement des désastres annoncés : l’angoisse de la surpopulation et de l’épuisement des ressources revient par exemple à plusieurs reprises depuis la fin du XVIII e siècle en étant à chaque fois ou presque démentie par les faits, grâce aux innovations technologiques et, corrélativement, au déplacement constant des frontières des économies. Par la colonisation, par le prélèvement de nouvelles ressources (ainsi, en matière énergétique, au bois, au vent et à l’eau sont venus s’ajouter le charbon, puis le pétrole, puis le gaz, puis marginalement le nucléaire, et l’on peine désormais à trouver une énergie réellement nouvelle malgré les déjà vieilles promesses de la fusion ou de l’hydrogène), par l’appropriation de terres pour les impératifs productifs industriels (extension jusqu’à nos jours des terres consacrées aux plantations et à l’élevage), si besoin par des guerres – l’actualité montrant ce retour en force et sans fard d’un impérialisme soucieux de s’assurer de la disposition des océans, des terres et des ressources minérales et énergétiques qui s’y trouvent.
Guillaume Blanc a montré le rôle de certains films dans la construction d’une représentation tronquée et caricaturale des natures africaines comme vierges, immaculées, mais menacées par les populations locales. Vous consacrez toute une partie de l’ouvrage aux représentations artistiques sur la nature. En tant qu’historien, avez-vous une œuvre qui vous a particulièrement marqué sur la place qu’elle accorde à la nature et la définition qu’elle en donne ?
Charles-François Mathis : Question difficile ! En tant qu’historien, on ne peut que rappeler qu’il n’y a évidemment pas une œuvre artistique qui pourrait à elle seule expliquer des changements d’ampleur comme ceux que nous évoquons. Les grandes étapes dans le changement de notre rapport à la nature tel qu’il s’exprime artistiquement, sont connues.
On peut évoquer d’abord le courant romantique évidemment et la légitimité croissante de la peinture de paysage. J’évoquerai ici d’un côté Chateaubriand, qui contribue énormément, après Rousseau, à déployer une sensibilité nouvelle aux espaces naturels – et dont, je l’avoue, le style me touche beaucoup ; et, de l’autre côté, l’école anglaise de paysagistes (Constable notamment) et, en France, les peintres de Barbizon – après tout, Théodore Rousseau est bien l’un de ceux qui ont le plus contribué à la protection de la forêt de Fontainebleau en 1861. Un numéro récent des Cahiers George Sand (n° 46, 2024) étudie les liens entre la pensée de cette écrivaine et l’écologie – il faut lire son article dans le Temps en 1872, où elle défend elle aussi la forêt de Fontainebleau : il est remarquable de perspicacité. On a ainsi, dans le dernier tiers du XIXe siècle, tout un ensemble de textes et d’œuvres qui exaltent la nature et donnent à voir une sensibilité particulière, une compréhension forte de processus écologiques, une inquiétude pour les effets délétères de l’industrialisation ou de l’urbanisation – c’est vrai chez Elisée Reclus, chez les impressionnistes, chez ceux qu’on pourrait appeler les premiers éco-socialistes comme William Morris ou Edward Carpenter, etc.
Dans l’entre-deux-guerres, je suis personnellement séduit par une certaine littérature régionaliste ou du retour à la nature – la Trilogie de Pan de Giono est un exemple magnifique de ce que Lucien Febvre appelle en 1938 une « vague émotive » nouvelle dans le rapport au monde naturel, qu’on retrouve aussi chez D.H. Lawrence par exemple.
S’impose ensuite progressivement une sorte de déréalisation de la nature, de plus en plus perçue de manière médiatisée par des populations majoritairement urbaines ; et en même temps, une vision plus planétaire. Les « levers de terre » pris depuis l’espace par les missions Apollo à la fin des années 1960 ont à ce titre un impact ambigu : ils sont bouleversants, encore aujourd’hui ; mais ils contribuent aussi à cette vision presque abstraite, comme Sebastian Grevsmühl le montre bien dans notre ouvrage. L’aboutissement de cela, en quelque sorte, me semble être la « dépression post-Pandora » qu’ont vécue certains spectateurs du film Avatar (2009) : la nature si parfaite dévoilée dans ce film rend le retour à la réalité décevant… Le Land Art ou l’ Environmental Art essayent à leur manière de répondre à cette séparation, qui s’inscrit pleinement dans ce qui fait l’un des fils directeurs du livre : le déracinement de nos sociétés, incapables de percevoir la nature autrement que comme un lieu de loisirs ou une ressource, au lieu d’y voir, fondamentalement, un lieu de vie avec lequel nous devons tisser des rapports quotidiens.
En ce sens, et pour répondre à votre question, cette fois non en tant qu’historien mais comme lecteur, je pourrais conseiller Appleseed , un roman récent de Matt Bell, tout à fait remarquable dans la manière dont il fait jouer trois temporalités entrelacées : un passé légendaire où un nouveau rapport à la nature se met en place et où les graines du désastre sont plantées ; un présent dystopique du fait de désastres environnementaux, aggravés par le technosolutionnisme prévalent ; un futur terrible mais où l’espoir d’une terre fertile pourrait renaître, peut-être…
Aux États-Unis, l’intérêt pour l’histoire environnementale se développe après la Seconde Guerre mondiale, à l’image de Silent Spring de Rachel Carson, paru en 1962. Quels sont les principaux jalons de l’histoire environnementale en France et y voyez-vous des spécificités ?
Charles-François Mathis : L’histoire environnementale proprement dite, au sens d’une discipline qui s’affiche comme telle, ne naît en France qu’au début du XXI e siècle, autour de chercheurs comme Geneviève Massard-Guilbaud ou Grégory Quénet. La création du RUCHE (Réseau Universitaire de Chercheuses et Chercheurs en Histoire Environnementale) en 2008, à l’initiative de Geneviève Massard-Guilbaud justement, à qui nous devons beaucoup, est clairement une étape importante. Il est frappant d’ailleurs qu’au même moment se forme l’AHPNE (Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement) qui va elle aussi contribuer au dynamisme de cette histoire. Alors que les chercheurs français n’investissaient que timidement les colloques internationaux d’histoire environnementale (notamment ceux de l’ESEH – European Society for Environmental History ), ils sont désormais nombreux, y compris parmi les jeunes générations de doctorants et post-doctorants. La structuration du RUCHE et son dynamisme – par son site web, sa liste de diffusion, ses webinaires, et globalement la collaboration forte entre ses membres dont témoigne notre ouvrage – est une des raisons de la reconnaissance que nous avons obtenue, non sans mal, de la part de nos pairs. Je ne perçois pas de spécificités particulières, si ce n’est, peut-être, le dynamisme de l’histoire environnementale urbaine – héritage d’une longue tradition historiographique française –, celui de l’histoire des énergies, et le rapprochement récent et bienvenu entre histoires rurale et environnementale.
Steve Hagimont : Sans particulièrement revenir sur les jalons posés par l’école des Annales, avec Lucien Febvre, Marc Bloch et Fernand Braudel qui interrogent la part du « milieu » dans l’histoire des sociétés humaines, milieu vu de manière relativement statique, il nous faut évoquer les nombreux travaux effectués en géographie humaine depuis le début du XX e siècle puis en géohistoire des paysages depuis les années 1970. Un nom revient souvent, car il incarne en France un courant de recherche visible dans toute l’Europe de l’Ouest, c’est celui de Georges Bertrand. Questionnant la notion « d’environnement » réintroduite en France par les prospectivistes de la DATAR et autres à la fin des années 1960, il propose un programme d’histoire de l’environnement (l’appellation change d’un texte à l’autre) soucieuse de lier l’évolution des sociétés humaines à l’évolution des écosystèmes. Le paysage serait cette archive visuelle, palimpseste de rapports successifs noués entre les sociétés et la nature. Des rapports qui, dit Bertrand, auraient tourné à la prédation et à la dégradation relativement récemment, basculement qu’il faudrait documenter précisément.
Un programme de recherche s’ouvre en géographie, qui s’avère fécond avec de grandes thèses publiées à partir de la fin des années 1970, qui retracent l’anthropisation des milieux et inscrivent les bouleversements contemporains dans une histoire longue. Elles montrent à la fois la construction humaine de paysages que l’on pouvait penser comme les plus sauvages, et l’ampleur des changements économiques opérés depuis le XVIII e siècle. Ce sont de grandes recherches, menées en relation avec quelques historiens et historiennes, archéologues aussi, qui s’intéressent aux forêts, à l’eau, à l’industrialisation.
Si cette histoire s’appuie sur des méthodes empruntées à l’écologie, comme la palynologie (étude des pollens pour recomposer les environnements anciens) ou la dendrochronologie (étude des cernes des arbres), des travaux sur les catastrophes ou les rapports culturels à la nature s’appuient sur le dépouillement d’archives manuscrites et imprimées. Cette géographie historique environnementale est plutôt rurale dans ses premiers développements, allant interroger la nature où on pense le plus spontanément la trouver. Mais, indiscutablement, des jalons sont posés, la nouveauté des années 2000 venant, comme l’a dit Charles-François, de l’avènement d’un nouveau courant de recherche reconnu au sein de l’histoire académique.
La pression sur l’environnement s’explique aussi par une volonté de rendre la nature davantage productive. Ainsi, dès le XVIII e siècle, deux idéologies se font face : l’une défend les limites naturelles du progrès économique alors que l’autre défend la volonté de surpasser ces limites pour accentuer le progrès économique. Comment les sociétés tentent-elles, ou non, de trouver le juste équilibre entre ces deux données depuis le XVIII e siècle ?
Charles-François Mathis : Le projet moderne est bien de permettre à l’Homme d’échapper à son animalité par la raison, de vaincre ses passions, d’échapper à la tyrannie de la nature : et c’est tout à fait louable ! Il a par ailleurs connu d’impressionnants succès, qui expliquent sa pérennité, si l'on considère le recul des maladies, l’abondance de certaines sociétés, certains exploits technologiques. Le problème tient en partie à la façon dont l’économie s’est emparée de ce projet, en voulant s’extraire de la matérialité du monde, ou plutôt en la rendant invisible : il y aura toujours, croyait-on, des ressources qui pourront se substituer à celles qui s’épuiseront, le génie humain y veillera ; les rejets se dilueront dans l’immensité de la nature (des océans et de l’atmosphère). C’est ce que Fredrik Albritton Jonsson a appelé une vision cornucopienne, qui fait fi en effet des limites réelles du monde, lesquelles deviennent visibles aujourd’hui mais étaient pensées déjà, et soulignées, dès le XIX e siècle, notamment par ceux qu’il appelle les Malthusiens.
Les deux tendances ont cohabité, mais le rapport de force est resté inégal : les tenants du progrès, souvent soutenus par les pouvoirs publics, encourageant au développement matériel sans frein. Dans Les natures de la République , le 2 e volume d’une histoire environnementale de la France qui paraît cette année, nous montrons que la III e République a été confrontée justement à cette tension. Pour tenir son rang, face aux dynamiques internationales (impérialisme et 2 e révolution industrielle notamment), elle a pu vouloir encourager les dynamiques d’innovation technique, d’accumulation industrielle, d’inscription dans des réseaux mondiaux ; mais elle s’appuyait aussi sur une population rurale et des campagnes qui lui donnaient son identité, qu’il fallait moderniser sans trop les brusquer. Cet équilibre précaire, instable, ce moment de maturation en quelque sorte, a révélé sa fragilité lors de la Seconde Guerre mondiale et a laissé place ensuite à une « grande accélération » qui s’est peu souciée des contraintes naturelles… La logique de « ménagement » de la nature, qui prévalait encore au début du XVIII e siècle, a ainsi progressivement laissé place à celle de « l’aménagement » d’une nature qu’on veut rendre plus productive et uniquement utilitaire, jusqu’au « surmenage » actuel. Ce qu’on veut montrer dans La Terre perdue , ce sont bien sûr les logiques qui ont mené à cela, mais aussi rappeler que tout le monde ne partageait pas ces ambitions.
Steve Hagimont : Cette recherche du juste équilibre traverse en effet l’histoire contemporaine bien avant que le concept de « développement durable » (en 1980 dans un rapport du WWF, en 1987 dans le rapport Brundtland et en 1992 lors du Sommet de la Terre de Rio) ne vienne mettre un mot dessus. Ce concept, qui cherche à établir une vision commune consensuelle pour l’avenir, est ainsi traversé d’une contradiction structurelle entre l’affirmation d’un impératif de croissance partout et pour tous et toutes (avec l’idée que l’enrichissement serait la voie d’une meilleure gestion de la nature), qui met de côté l’emprise matérielle et écologique de la croissance, un objectif d’équité et de démocratie (qui suppose un temps long de délibération, qui est contraire au temps court de la décision économique et de la libre entreprise), et un enjeu de protection de la nature au nom des générations futures.
Ce concept qui condense les aspirations contradictoires des progressistes occidentaux depuis deux siècles s’insinue partout depuis les années 1990 et renouvelle entièrement la communication des États et des grandes entreprises, qui ne peuvent officiellement faire fi de l’environnement. Mais ce concept aseptise aussi la critique environnementale, tandis que les luttes nombreuses des années 1970 pointaient l’indécence morale et écologique des modes de vie des plus riches, l’aliénation et la fuite en avant produites par les promesses jamais entièrement satisfaites d’abondance matérielle, le caractère dissipatif de l’économie contemporaine, consommant et gaspillant de plus en plus de ressources et de terres rendues indisponibles pour les générations à venir et nécessitant de plus en plus d’énergies et de ressources pour pouvoir être simplement maintenue.
Le développement durable bien qu’énoncé dans le cadre d’une pensée globale, a en fait balayé l’analyse systémique (dont le rapport The Limits to Growth en 1972 est un des grands jalons) qui montrait le caractère insoutenable de la croissance économique à moyen terme, au profit d’une sorte de fable optimiste, aux fondements très anciens. Une fable qui peut lire dans le passé les preuves que chaque peur de pénurie a été dépassée par le progrès, l’enrichissement, l’innovation. Une fable qui met de côté que ces menaces de pénuries ont été passées au prix d’une mobilisation accrue de milieux et de matières, créant un ensemble de problèmes quelquefois réglés mais le plus souvent déplacés (comme les pollutions) ou mis de côté (comme l’appauvrissement des sols agricoles).
La lecture « faible » du développement durable, qui l’a globalement emporté car favorable au statu quo et compatible avec une vision du monde profondément ancrée dans les sociétés occidentales et désormais dans une bonne partie du monde, postule que le juste équilibre entre croissance et protection tient à la substituabilité des ressources naturelles évoquée par Charles-François : ce qui compterait, ce serait de léguer aux générations futures une économie suffisamment prospère pour qu’elles puissent faire face aux enjeux environnementaux. La croissance porterait en elle la solution aux problèmes présents et à venir.
En face, une lecture « forte » de la durabilité pose la valeur intrinsèque des éléments qui composent la Terre et la nécessité de léguer aux générations futures un monde suffisamment diversifié pour leur laisser le choix du modèle de société qu’elles voudront adopter, qui ne restreigne pas le champ de leurs possibles du fait même d’un héritage ingérable. Cet héritage, c’est celui dont nous avons-nous-même hérité et que nous contribuons toujours à dégrader. Il est fait de sols et d’eaux potables pollués dans des proportions inégalées, d’océans acidifiés et souillés de nos ordures plastiques, d’écosystèmes appauvris comme jamais ils ne l’ont été (bien que des espèces soient régulièrement sauvées de l’extinction), d’un niveau de consommation énergétique gigantesque, de ressources minérales dissipées (par exemple dans les composants numériques) et sans doute largement perdues pour les usages humains futurs en raison des limites physiques et énergétiques du recyclage, de déchets nucléaires disséminés, ou encore du changement climatique qui va inévitablement obérer la capacité de certaines parties de l’humanité à vivre dignement – malgré la croissance.
Les sociétés industrielles ont donc pris assez tôt conscience des conséquences de leur mode de développement sur l’environnement, à l’image de Napoléon III lançant un programme de reboisement. À partir de quand peut-on parler d’une gouvernance mondiale de la nature ?
Steve Hagimont : La question invite à distinguer d’un côté une sorte de conscience de l’environnement planétaire, dont Christophe Bonneuil tente dans le dernier chapitre de l’ouvrage de donner un aperçu contextualisé depuis l’époque moderne. De l’autre, le principe d’une gouvernance mondiale de la nature trouve ses jalons, sans doute, au XIX e siècle et ses premières réalisations concrètes au XX e siècle. Dès le XVIII e siècle, des auteurs comme Buffon parlent déjà d’une sorte de mission environnementale des sociétés occidentales. Si Buffon condamne la colonisation, il estime que l’Occident pourrait répandre la civilisation dans le reste du monde, civilisation qui commande un meilleur usage des ressources terrestres.
Le premier élément de gouvernance mondiale, qui suppose la reconnaissance d’un certain multilatéralisme, semble venir de la protection des animaux. Dès 1902, l’Europe et les États-Unis s’engagent dans un premier traité international de protection des oiseaux utiles à l’agriculture. Un traité peu contraignant et qui intègre la possibilité voire la nécessité d’œuvrer à la destruction des oiseaux jugés « nuisibles ». Depuis le milieu du XIX e siècle en tout cas, des savoirs circulent sur la faune et la flore et conduisent à proposer des mesures de régulation internationale afin de préserver des entités naturelles vues comme des ressources (ainsi pour les poissons).
A cette vision plutôt utilitariste s’adjoint une préoccupation plus désintéressée au XX e siècle : préserver la diversité de la vie sur Terre. Des organisations naissent, à l’exemple de la Fauna & Flora créée en 1903 en Grande-Bretagne qui milite pour la préservation de la nature à l’échelle de l’empire britannique. A l’entre-deux-guerres, dans le cadre du multilatéralisme promu par la Société des nations, la protection de la faune et de la flore mondiale est l’objet de discussions internationales, motivant la création d’un réseau de parcs nationaux dans les colonies (les puissances impériales occidentales se faisant garantes de la sauvegarde de la nature et de son bon usage, selon l’idée que la partie la plus « avancée » de l’humanité, l’Occident, aurait à préserver une nature vue comme un bien commun de l’humanité, contre les intérêts immédiats des populations colonisées).
A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la protection de la faune et de la flore mondiales est prise en charge par l’UNESCO et l’Union internationale pour la préservation de la nature (UIPN, 1948, devenue Union internationale pour la conservation de la nature en 1956). La préoccupation majeure devient alors de pouvoir continuer à protéger la nature mondiale alors que la décolonisation s’opère et que les nouveaux pays indépendants engagent des programmes de développement économique. La « surpopulation » à venir inquiète, le gouvernement mondial de la nature semble s’imposer et c’est paradoxalement l’Occident qui s’en fait maître alors que son modèle de développement accroît la destruction des milieux à l’échelle mondiale.
L’effort étatsunien pendant la guerre a par ailleurs conduit à mettre au point une liste de ressources stratégiques dont l’approvisionnement est jugé d’intérêt vital. Aux multiples travaux cherchant à évaluer les ressources mondiales d’énergies fossiles et leur consommation, réalisés depuis le XIX e siècle, succède une tentative de collaboration internationale après 1945, avec la création en 1948 au sein de l’ONU d’une Conférence scientifique sur la conservation et l’utilisation des ressources. Coopération, partage d’informations et évaluations doivent permettre de gouverner la menace de pénurie, qui demeure dans l’horizon d’attente des années de forte croissance. En même temps, les États-Unis et l’URSS (dans une moindre mesure, la France et la Grande-Bretagne affaiblies par la décolonisation) sécurisent de manière unilatérale les circuits internationaux d’approvisionnement en matières premières stratégiques, du pétrole à l’uranium. La Chine s’invite dans cette course aux ressources dans les années 1990, mettant la main sur les matières premières stratégiques de la révolution numérique en cours (terres rares des semi-conducteurs, lithium, cobalt). La gouvernance mondiale des ressources n’est jamais réellement établie.
Charles-François Mathis : Sur la question climatique, la gouvernance mondiale s’opère à partir de la mise à l’agenda politique du problème et de ses premières manifestations. L’ONU qui a animé depuis 1972 de grandes conférences mondiales sur l’environnement porte en 1992 le Sommet de la Terre de Rio. Y est adopté, outre l’objectif global de développement durable traduit dans des « Agendas 21 » déclinés dans chaque pays, la Convention cadre des nations unies sur le climat. Elle sert de base aux discussions qui s’ensuivent sur la réalité de ce changement climatique (étayée par les synthèses produites par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat créé en 1988) et les moyens de lutter contre.
Le primat aux outils de marché et la remise en cause du multilatéralisme par des acteurs clés comme les Etats-Unis retardent finalement l’action à la mesure des enjeux, tandis que les mécanismes de solidarité internationale pour permettre aux pays en voie de développement d’accéder à des technologies moins polluantes ou de bénéficier de transferts internationaux tenant compte de la responsabilité historique de l’Occident, peinent à voir le jour. Comme pour les ressources, la gouvernance mondiale du climat, affaiblie par la force de la compétition économique, les intérêts stratégiques des grands États et désormais le regain des nationalismes, a jusqu’à présent largement échoué.
L’histoire environnementale est désormais enseignée en Terminale dans le cadre du programme d’HGGSP. Les élèves abordent ainsi l’optimum climatique médiéval, le « petit âge glaciaire » ou encore l’ambiguïté de la politique des États-Unis en la matière depuis le XIX e siècle. Quel regard portez-vous sur ces programmes et le fait qu’ils soient enseignés en lycée ?
Charles-François Mathis : Pour avoir été auditionné par le groupe d’élaboration des projets de programmes d’histoire-géographie (mais pour les cycles 2 à 4, donc pas pour le lycée), je mesure toutes les attentes contradictoires auxquels les programmes scolaires doivent répondre : celles des parents, des responsables politiques, des enseignants qui veulent des programmes tenables et enthousiasmants, et bien sûr des universitaires qui veulent tous qu’on ajoute tel ou tel aspect de leurs recherches qui leur semble important. Difficile de satisfaire tout le monde !
Pour autant, je ne peux évidemment que me réjouir que l’histoire environnementale, désormais si dynamique et dont on peut dire sans fard je crois qu’elle a renouvelé le regard que nous portons sur le passé, soit abordée en lycée. J’ose espérer aussi que les classes de Terminale sont un moment opportun pour cela, alors que la conscience politique et du monde doit s’affirmer chez ces élèves. L’idée d’ancrer ces questionnements dans le temps long me semble louable aussi – nos collègues antiquisants et médiévistes apportent beaucoup à notre compréhension des enjeux environnementaux actuels – même si je me méfie un peu des sauts chronologiques trop importants et acrobatiques (néolithique et révolution industrielle !). Montrer par exemple l’historicité des questionnements sur le climat (dont Fabien Locher parle très bien dans notre ouvrage par exemple) est un bon moyen de faire comprendre aux élèves ce que l’histoire peut apporter aux réflexions actuelles.
Si je devais me demander : « qu’est-ce qu’un lycéen pourrait retenir d’un enseignement d’histoire environnementale ? », je pense que je répondrais : 1. Que la matérialité naturelle du monde est au fondement de toute action humaine, donc de l’histoire ; 2. Que l’histoire environnementale a justement rappelé et étudié cela ; 3. Que la façon dont on se rapporte au monde repose sur des imaginaires qui sont historiquement constitués et que celui sur lequel nos sociétés se sont construites a voulu invisibiliser justement notre dépendance aux écosystèmes. Bref, je leur dirais de lire notre livre !
Notes : 1 - p. 9