03.11.2025 à 17:15
hschlegel
« Je ne m’étais jamais inquiété des deepfakes – vidéos “hypertruquées”, en bon français – qui circulent sur les réseaux : trop évidentes, trop grotesques pour représenter un vrai danger, pensais-je. J’ai changé d’avis il y a quelques jours. En en fabriquant moi-même.
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Tout a commencé quand une amie m’a montré qu’on pouvait animer une photo grâce à une application d’intelligence artificielle en accès libre. Stupéfiant ! Mon portrait figé s’est mué en vidéo presque parfaite, où je me vois sourire, réajuster mon écharpe, bouger la tête et les mains avec naturel. Mais on peut aussi donner ses instructions : je me mets à psalmodier une prière en me prosternant. Je commence à rire un peu jaune. Tiens, et si j’ôtais mon manteau ? Ah oui, parfaitement réaliste : mais comment l’IA a-t-elle pu reproduire mon corps, caché sur la photo ? On continue ? Euh... Mais juste pour essayer, alors. Le malaise grandit. Jeudi dernier j’ai voulu faire mon petit effet à la rédaction de Philosophie magazine. J’ai photographié mes collègues Ariane et Martin assis sur leurs chaises et en train de discuter. L’IA, comme je le demandais, a généré une vidéo où on les voit danser en se tenant la main et en se regardant dans les yeux, sourire aux lèvres. Bon, vous avez compris : chacun peut désormais, gratuitement, créer des petits films pas toujours innocents, et les envoyer à qui il veut.
L’application qui nous entraîne dans cet univers, c’est Grok, l’intelligence artificielle d’Elon Musk. Ici, pas de tabous. La voix qui vous répond est plus vivante et ses propos nettement plus corsés que sur les autres IA. Elle me dit par exemple qu’elle peut générer des vidéos pornographiques en quelques secondes. Quelques photos, de moi ou d’une partenaire consentante, suffisent. Elle me présente ensuite une liste hallucinante de fantasmes à illustrer. Mais qui empêchera l’utilisateur d’en (dé)générer d’autres, à partir de photos entreposées sur son smartphone ou d’une simple capture d’écran ? Rien ni personne : c’est la défense de la liberté d’expression, version Elon Musk. L’option “spicy” pour animer les photos, ainsi que la possibilité de donner ses instructions, montre quel est le véritable objectif de cette invention. On apprend que ChatGPT – business oblige – va autoriser les conversations érotiques d’ici quelques semaines. Avant d’imiter carrément Grok ?
Cela donne le vertige. Les vidéos fabriquées, qu’elles soient mensongères, grotesques ou pornographiques, vont inonder d’ici peu les téléphones, mais aussi, peu à peu, les messageries et les réseaux. Le droit à l’image, déjà violé par l’application Sora qui permet de détourner les images de personnes célèbres, ne tiendra pas très longtemps. À quoi va alors ressembler notre monde numérique ? La génération selfie découvrira l’envers du décor. Au moins pour un usage privé, nos corps seront manipulés, ridiculisés, violentés. Retrouver une image de soi qui ne soit pas soumise aux fantaisies d’autrui sera difficile. Les femmes et les jeunes en seront sans doute les premières victimes : traumas garantis.
Pourrons-nous, enfin, encore croire aux images ? Non, évidemment. Il ne nous restera que notre perception sensible pour avoir accès à la réalité. Mais celle-ci sera bien chétive, puisque tout ce qui se passe hors de notre champ de vision, à l’autre bout du monde ou dans la ville d’à côté, sera susceptible d’être modifié. Il ne restera qu’à se fier aux récits des personnes en qui nous avons confiance. Un peu comme au Moyen Âge. C’est d’ailleurs le but de telles inventions. Si la tendance actuelle se poursuit, les nouveaux grands féodaux bâtiront des fiefs fantasmatiques et idéologiques. Le problème est que les régimes autoritaires et certains chevaliers, comme Musk, ont un temps d’avance. Si le service public de l’information disparaît – c’est notamment l’objectif du RN en France, par exemple –, chacun devra choisir sa foi et son imagerie de prédilection, en abandonnant tout espoir de connaissance objective.
Ma découverte du deepfake pour tous m’incline en tout cas à penser que nous allons nous retrouver dans les années 1830, juste avant l’invention de la photographie, qui nous promettait un enregistrement des choses existantes. Le critique de cinéma André Bazin (1918-1958), cofondateur des Cahiers du cinéma et inspirateur de la Nouvelle Vague, considérait la photographie et le cinéma comme les outils d’une nouvelle conception du réel. “Pour la première fois, écrit-il dans son Ontologie de l’image photographique (in : Qu’est-ce que le cinéma ?, 1958), une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme.” Mais cette objectivité nouvelle est une victoire, car elle révèle une ontologie, une possibilité d’explorer l’être de ce que nous voyons et “qu’aucun œil humain n’est capable d’attraper” – notamment grâce aux techniques mises en œuvre par certains cinéastes. Comme l’écrit Merleau-Ponty, proche de Bazin, “le drame cinématographique a […] un grain plus serré que les drames de la vie, il se passe dans un monde plus exact que le monde réel” (“Le cinéma et la nouvelle psychologie”, 1945, in : Sens et Non-Sens). Pendant un peu moins de 200 ans, l’image nous a permis de mieux comprendre le monde. C’est fini.
Face à Grok et consorts, donc, soit nous nous défendons, en les interdisant. Soit nous revenons à 1838 – si ce n’est au Moyen Âge. »
novembre 202503.11.2025 à 17:00
hschlegel
« Avez-vous éprouvé des émotions négatives comme la colère ou la tristesse dans la journée ? » À cette question au cœur de la grande étude annuelle menée dans 140 pays sur la « santé émotionnelle », les individus ont globalement répondu avec plus d’optimisme que les années précédentes. Progrès général de l’humanité… ou mal-être refoulé ? Tentons un peu de « psychogéographie ».
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Le monde est plus serein, « moins grincheux » : telles sont les conclusions, un peu surprenantes, d’une grande étude annuelle menée par l’entreprise américaine Gallup sur la « santé émotionnelle ». L’enquête se distingue du Better Life Index ou du World Happiness Report : elle ne porte pas sur un état global de satisfaction ou d’insatisfaction, mais plutôt sur des affects ponctuels. Le principe est simple : les concepteurs de l’étude ont demandé à un échantillon de sondés de 140 pays différents s’ils avaient éprouvé certaines émotions négatives – colère, stress, tristesse, inquiétude, douleur physique – durant une bonne partie de la journée précédente. Les résultats indiquent un recul de la majorité des indicateurs d’« expériences négatives », certes léger, mais significatif, depuis 2021.
“Y’a pas de souci” ?L’inquiétude, qui avoisinait les 42% autour de 2020, retombe sous la barre des 40%. Le stress s’atténue – 41% en 2020, 37% en 2024. Sur la même période, la tristesse passe de 28% à 26%. La colère enfin, qui frôlait les 25%, redescend à 22%. En parallèle, les indicateurs positifs progressent ou restent stables. Le sentiment d’être traité avec respect atteint son plus haut taux depuis 2006 (88%). L’étude de Gallup fournit d’autres informations intéressantes. Globalement, les femmes éprouvent davantage d’affects négatifs que les hommes. Les 30-49 ans sont, en général, les plus touchés par ces affects (notamment le stress). Ils sont légèrement dépassés par les plus de 50 ans en ce qui concerne l’inquiétude et la tristesse. Les 15-19 ans font jeu égal avec les aînés seulement en ce qui concerne la colère.
“Le Danemark et l’Islande sont parmi les pays les mieux placés de toutes les enquêtes sur le sujet. Mais ce sont aussi ceux où l’on consomme le plus d’antidépresseurs”
L’enquête fournit aussi un panorama des écarts à l’échelle mondiale. Parmi les pays les plus en colère, le Tchad, la Jordanie et l’Arménie. Pour l’inquiétude, le Sierra Leone et la Guinée. Pour la tristesse, le Tchad et le Sierra Leone. Au rang des pays les plus « réjouis », on retrouve certains pays familiers du World Happiness Report comme le Danemark ou l’Islande, qui côtoient le Paraguay, l’Indonésie, le Mexique ou encore le Guatemala. Globalement, les affects négatifs sont stables dans le pays à fort revenus – la décrue sur la période 2020-2024 est moins nette qu’ailleurs. Les taux demeurent à un niveau légèrement supérieurs à ceux de 2006, sauf la colère en diminution (22% en 2006, 15% en 2024). La baisse sur le court terme (2020-2024) est en général plus marquée dans les pays à faibles revenus, mais la dégradation globale depuis 2006 et les taux d’affects négatifs en valeur absolue y sont plus forts. La colère notamment y est en nette progression.
Les résultats de l’étude, assurément, interrogent : on s’étonne que les gens aillent (un peu) mieux dans un monde où, de la situation au Proche-Orient à la guerre en Ukraine en passant par le réchauffement climatique ou la montée des régimes illibéraux, tout semble aller de mal en pis. Comment expliquer ces inflexions ? Il y a certainement des explications conjoncturelles : le pic du mal-être a été atteint au moment de la pandémie de Covid, qui a joué un rôle bien attesté dans l’augmentation des troubles psychiques et la dégradation de la santé mentale ; mais ses effets s’atténuent au fil des années. Peut-être y a-t-il, aussi, des raisons plus profondes, plus structurelles.
Ça va mieux… mais pourquoi ?Il y a d’abord la version optimiste : celle de Steven Pinker, auteur du Triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme (2018), qui souligne sans relâche que, sur le temps long, l’histoire de l’humanité, et tout particulièrement son histoire récente, est affaire de progrès.“Contrairement à l’impression que peuvent donner les journaux, selon laquelle nous vivons à une époque marquée par les épidémies, les guerres et la criminalité, les courbes montrent que l’humanité va mieux, que nous vivons plus longtemps, que nous menons moins de guerres et que moins de personnes y trouvent la mort. Le taux d’homicide est en baisse. La violence à l’égard des femmes a diminué. Davantage d’enfants vont à l’école, y compris les filles. La population mondiale est de plus en plus alphabétisée. Nous avons plus de temps libre que nos ancêtres. Les maladies sont en voie d’éradication. Les famines sont de plus en plus rares. Ainsi, pratiquement tous les indicateurs que l’on pourrait utiliser pour mesurer le bien-être humain se sont améliorés au cours des deux derniers siècles, mais aussi au cours des deux dernières décennies”
Steven Pinker
L’actualité est marquée, bien entendu, par une multitude d’événements négatifs qui font la une de la presse. Mais la tendance de fond est indéniable, pour le spécialiste en pyschologie : l’humanité vit mieux.
Il y a, à l’autre bout, la vision pessimisme : celle par exemple du sociologue Alain Ehrenberg. Le bien-être affiché par nos contemporains serait bien souvent une illusion de bonheur, rendue seulement possible par une « consommation d’hypnotiques, tranquillisants, neuroleptiques, antidépresseurs, psychostimulants et anorexigènes » qui ne cesse de croître. La médication du mal-être psychique promet le « bonheur sur ordonnance » : elle traite les symptômes mais pas les causes profondes de la détresse contemporaine. « Le bien-être n’est pas la guérison, parce que guérir, c’est être capable de souffrir, de tolérer la souffrance. Être guéri de ce point de vue, ce n’est en effet pas être heureux », souligne l’auteur du Culte de la performance (1991). Notre époque, loin d’affronter ses souffrances, les étouffe sous une camisole chimique. L’on ne s’étonne pas alors que certains pays comme le Danemark ou l’Islande, très bien placés dans le World Happiness Report comme dans l’enquête Gallup, soient parmi les pays où l’on consomme le plus d’antidépresseurs. Le taux de suicide y est par ailleurs élevé.
Les deux perspectives ne sont pas nécessairement contradictoires. Elles jouent sans doute plus ou moins fortement selon les pays. L’hypothèse pessimiste correspond sans doute mieux aux pays occidentaux, qui connaissent depuis longtemps un ralentissement de la croissance, et une stagnation des grands indicateurs d’amélioration des conditions de vie. Dans ces conditions, l’avenir semble s’obscurcir : peut-on attendre autre chose qu’un déclin ? À l’inverse, l’hypothèse optimiste permet de rendre compte de l’état d’esprit positif de pays qui, comme l’Indonésie ou le Paraguay, ont connu un développement rapide porteur de nombreuses promesses.
novembre 202503.11.2025 à 16:26
hschlegel
L’écrivaine Nathacha Appanah vient d’être récompensée par le prix Femina 2025 pour son roman La Nuit au cœur (Gallimard) narrant l’histoire de trois hommes qui ont voulu tuer leur femme et sont « jugés » par la narratrice. Un ouvrage qui avait trouvé sa place dans la sélection « livres » de notre numéro de rentrée, où nous avions retenu cette plongée littéraire bouleversante dans les tréfonds de l’emprise… Voici le texte que lui avait consacré Clara Degiovanni.
novembre 202503.11.2025 à 14:19
hschlegel
L’ambition est innée ? Rien de plus faux, montrent de nombreuses recherches sociologiques. Le déterminisme social joue non seulement sur les conditions de la réussite, mais aussi sur le désir d’aller plus loin. Dans le tout nouveau numéro spécial de Philonomist x Philosophie magazine à retrouver chez votre marchand de journaux, nous avons interrogé des spécialistes pour comprendre comment se forgent nos ambitions.
novembre 202503.11.2025 à 06:00
nfoiry
Chaque mois, Charles Pépin vous donne des clés pour résoudre vos cas de conscience. Dans notre nouveau numéro, Mathieu se demande s'il doit rester fidèle à ses convictions athées et se mettre potentiellement à dos sa femme et sa belle-famille de confession juive en refusant de faire circoncire leur enfant. Dans notre nouveau numéro, à retrouver chez votre marchand de journaux, Charles Pépin tente de résoudre son dilemme.
novembre 202502.11.2025 à 17:00
nfoiry
Comment montrer, à l'aide d'un exemple concret, que la réalité n’est pas ce qu’on estime généralement qu’elle est ? Pour cela, le philosophe Bertrand Russell va se servir d'une simple table. Découvrez de quelle façon dans les nouvelles rubriques « Boîte à outils » de notre dernier numéro !
novembre 202502.11.2025 à 12:00
nfoiry
Vedette outre-Atlantique mais méconnu en France, l’artiste John Singer Sargent a vécu à Paris durant une dizaine d’années, entre 1874 et 1884. C'est à ces années parisiennes que se consacre la grande exposition John Singer Sargent. Éblouir Paris, au musée d’Orsay. Une traduction en peinture du pragmatisme américain, se demande Cédric Enjlabert dans notre nouveau numéro ?
novembre 202502.11.2025 à 06:00
nfoiry
Du pélagianisme au marcionisme, nous avons oublié jusqu’à leur nom. Et pourtant, comme le montre le philosophe Denis Moreau dans son essai passionnant Tous hérétiques ? Sur l’actualité de quelques débats chrétiens (Seuil), les hérésies chrétiennes continuent de hanter nos débats. Voici comment.
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Comment et pourquoi en êtes-vous venu à vous intéresser aux hérésies chrétiennes ?
Denis Moreau : Il y a près de trente ans, j'ai fait ma thèse sur Antoine Arnauld, un auteur janséniste contemporain de Descartes. Le jansénisme défend une anthropologie sombre, selon laquelle les êtres humains pèchent toujours sans la grâce de Dieu et n’ont pas la possibilité de lui résister quand ils la reçoivent. Le sport préféré des jansénistes était de cogner sur le pélagianisme – une vieille hérésie du Ve siècle après J.-C., beaucoup plus optimiste sur la condition humaine. Contrairement au jansénisme, elle soutenait que l’homme a toujours le choix et la force d’opter pour le bien ou le mal. Les jansénistes identifiaient des résurgences du pélagianisme un peu partout à leur époque, par exemple chez les jésuites ou les amateurs de stoïcisme. Plus près de nous, le pape François a soutenu également que le pélagianisme était, avec le gnosticisme, l’une des deux grandes hérésies qui menaçait la chrétienté aujourd’hui. Je me suis dit : « Dans le fond, ils n’ont pas tort. Nous n’en avons pas tout à fait fini avec cette histoire. Sans le savoir, nos débats rejouent souvent les anciennes querelles chrétiennes sur le libre arbitre, le bien et le mal, etc. » Cela m’a donné envie d’interroger les formes sécularisées des hérésies chrétiennes.
“Quand il n’y a plus d’hérésies dans une religion, c’est le signe d’une certaine pétrification de la pensée”
Comment définit-on une hérésie ?
Une hérésie est une thèse théologique rejetée par l’Église comme inexacte. Le mot grec Hairesis signifie « choix ». L’hérésie est un choix intellectuel, une préférence en faveur d’une thèse. Dans le christianisme, c’est un peu comme dans un parti politique : il arrive que des motions s’affrontent et à la fin des débats l’une d’elles, minoritaire, est écartée. Les hérétiques sont les perdants des débats qui ont agité le christianisme. Et à l’inverse, on pourrait dire que les thèses considérées comme orthodoxes sont des hérésies qui ont réussi. On distingue par ailleurs hérésie matérielle et formelle. Lorsqu’on défend une thèse qui est hérétique sans savoir qu’elle l’est, c’est une hérésie dite « matérielle ». Quand on défend une thèse hérétique délibérément, c’est une hérésie dite « formelle ». Après, de mon point de vue, le fait que l’histoire du catholicisme soit jalonnée d’un très grand nombre d’hérésies est une heureuse et joyeuse chose. C’est le signe que l’on n’a pas cessé de discuter en interne, qu’il y avait de la créativité conceptuelle, un bouillonnement intellectuel… même si cela s’est un peu perdu, car la doctrine s’est stabilisée en 2000 ans d’histoire. Quand il n’y a plus d’hérésies dans une religion, ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle, c’est le signe d’une certaine pétrification de la pensée.
“Nous vivons à l’âge de la résurgence sécularisée et inconsciente des grandes questions qui ont déchiré la chrétienté”
Aujourd’hui, qu’en est-il ? L’esprit hérétique fait-il retour ?
La thèse que je défends, c’est que nous assistons à une résurgence d’hérésies matérielles en grand nombre : sur toute une série de sujets, du libre arbitre à la question du pardon, les gens défendent ou retrouvent des positions hérétiques sans le savoir. Nous vivons à l’âge de la résurgence sécularisée et inconsciente des grandes questions qui ont déchiré la chrétienté. C’est un cas particulier de ce que dit Marx dans Le 18 Brumaire… [1851] : « La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. »
Est-ce que cela a à voir avec le retour d’une certaine orthodoxie sur les questions morales, d’un politiquement correct ?
Il y a en effet, en dehors des questions religieuses, un durcissement des positions morales et politiques, le retour d'une forme d'orthodoxie rigide et excluante que l’on avait reprochée, à raison, à l'Église catholique. J'ai un peu fréquenté les milieux d’extrême gauche, et il y règne souvent une forme de dogmatisme insupportable où les gens passent leur temps à condamner les personnes qui ne pensent pas comme eux. Une expression apparue récemment m’a frappé, celle de « pureté militante ». Cet idéal complique les relations avec les autres, que l’on regarde avec condescendance ou mépris, depuis une position de supériorité morale. Invoquer la « pureté » risque aussi de produire des déceptions et des pertes de confiance en soi : les phénomènes de burn-out dans les milieux militants sont bien documentés. On retrouve ici la question que posent toutes les hérésies dites « cathares ». « Cathare », en grec, est le mot pour dire « pureté » justement. Une série d’hérésies (par exemple, le novatianisme, au IIIe siècle) sont venues de gens qui se considéraient comme des chrétiens « purs », face à un monde tenu pour hostile et corrompu. Avec les phénomènes contemporains de communautarisation et de condamnation a priori du monde extérieur, on rencontre cette structure dans des groupuscules militants qui ignorent pourtant tout de ces enjeux théologiques – mais aussi, de nouveau, dans certaines franges conservatrices du christianisme.
Si excluant soient-ils parfois, les militants d’aujourd’hui ne parlent pas au nom de Dieu. Les deux domaines, séculier et religieux, sont-ils vraiment comparables ?
C’est le problème de la « sécularisation », le recyclage d’idées et de débats religieux dans le siècle. Je crois important de repérer des transferts d’un espace à l’autre. C’est aussi la raison pour laquelle je me suis davantage intéressé aux hérésies qui engagent des questions morales, plutôt qu’à celles qui portent sur des problèmes strictement théologiques. Là où le pape assume de se référer à Dieu, à une transcendance qui fonde d’après lui son propos, certains militants sont d’autant plus dogmatiques qu’ils parlent justement sans le secours d’une certitude extérieure à la raison.
Prenons quelques exemples d’hérésies dont vous sondez l’actualité. Le marcionisme, par exemple, source de la haine des chrétiens vis-à-vis des juifs. Que nous apprend-il sur aujourd’hui ?
Cette hérésie porte sur l'interprétation du rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament, sur le sens de la Nouvelle Alliance. Rappelons d’abord une évidence : Jésus est juif, et tous ses apôtres, tous les premiers chrétiens qu'on n'appelait d’ailleurs pas encore ainsi, sont des juifs. Mais de la source juive est assez vite née une nouvelle religion : en un sens, le christianisme est une hérésie juive qui a eu du succès ! Très vite, la question s'est posée du rapport à cette origine. La ligne qui l’a emportée, sur les rites (comme la circoncision ou la cacheroute), est celle de la rupture. Mais s’est posée également la question du rapport à l'Ancien Testament. Et là, Marcion a proposé de rejeter l’Ancien Testament en totalité, en opposant un Dieu juif, de colère, législateur brutal, et un Dieu chrétien de miséricorde, qui envoie son fils pour sauver l’humanité. C’est l’idée que la religion de l’Amour prend la relève de la religion de la Loi. Si l’hérésie marcioniste a été condamnée très tôt par l’Église catholique, elle a durablement nourri l’antijudaïsme chrétien, et même au-delà. On entend souvent dire : « Du moment qu’il y a de l’amour, tout va bien. » Comme s’il fallait se débarrasser de la loi pour agir par amour. Je suis très réticent face à cette idée. Je pense – comme Freud, juif lui aussi – que c'est une bonne chose qu'il y ait de la loi, qu’il y a une « portée structurante de l’interdit ». On a retrouvé ce problème avec la libération sexuelle. Si tous les interdits sautent et qu’on oublie la loi au nom de l’amour en se disant « dès que j’aime, tout est permis », c’est la porte ouverte à de graves violences sexuelles.
“Ceux qui veulent atteindre par leur seule volonté, leur endurance et leur talent supposé, un idéal trop élevé sont victimes d’une forme de pélagianisme sécularisé”
Deuxième exemple, le pélagianisme. Quelles leçons en tirez-vous ?
C'est l’hérésie dont la résurgence actuelle est la plus frappante. Le débat est assez simple. Il oppose Pélage à saint Augustin… qu’on appelle ainsi parce qu’il a gagné : s’il avait perdu, on parlerait aujourd’hui d’Augustin et de saint Pélage ! Pélage, homme de vertu, était un moine irlandais venu enseigner à Rome vers 380. Face à lui, Augustin d’Hippone, qui a une vision de l’homme assez pessimiste, insiste sur la corruption fondamentale de l'être humain. Selon lui, on ne peut pas se sauver soi-même, on a besoin de Dieu. De son côté, Pélage, plus optimiste, considère qu’on peut sculpter sa propre statue à la force du poignet. La grâce divine est, pour lui, une aide secondaire. Cette vision a une incidence existentielle forte : quand je traverse un coup dur dans la vie, est-ce que je dois tenter de m’en sortir seul ou est-ce que j’appelle Dieu à l’aide ? Ce débat n’a cessé d’être relancé. Ainsi quand Rousseau défend l’idée de la bonté naturelle d’un homme qui peut se former lui-même, le clergé lui tombe dessus en le traitant de pélagien… Et aujourd’hui, le problème resurgit avec le développement personnel. En anglais, on appelle cela le « self-help », le fait de s’aider soi-même : c’est typiquement pélagien ! Vouloir absolument s’en sortir tout seul, c’est une exigence énorme (qui finit par être culpabilisante quand on n’y arrive pas)… et peut-être une impasse. À titre personnel, j’ai longtemps été pélagien, et ça m'a coûté cher. Sans trop le savoir, ceux qui veulent atteindre par leur seule volonté, leur endurance et leur talent supposé, un idéal trop élevé sont victimes d’une forme de pélagianisme sécularisé.
“Tant que l'Église a voulu traiter le problème des violences sexuelles en son sein en interne, ‘à la pélagienne’, cela n'a pas fonctionné. C'est en allant chercher à l'extérieur de l'aide et un nouveau regard, à la Augustin, qu’un chemin s’est ouvert”
Vous en tirez un enseignement institutionnel, également…
Oui, à propos de la stratégie adoptée par l’Église pour traiter les graves affaires de violence sexuelles en son sein. Pendant longtemps, quand elle a accepté d’affronter le problème (ce qui n’a pas toujours été le cas, hélas !), l’Église de France a cru pouvoir le traiter « en interne », en ayant recours aux seules ressources de l’institution – le plus souvent des membres du clergé. Or cela n’a pas marché. Alors que depuis qu’elle a mis en place une Commission indépendante, la Ciase, dirigé par le haut-fonctionnaire Jean-Marc Sauvé, composée d’universitaires, de psychologues, de divers spécialistes souvent athées ou agnostiques, les choses ont commencé à bouger. Tant que l'Église a voulu traiter ce problème par ses propres forces, en interne, « à la pélagienne », cela n'a pas fonctionné. C'est en allant chercher à l'extérieur de l'aide et un nouveau regard, à la Augustin, qu’un chemin s’est ouvert.
Derrière le pélagianisme, il y aussi la question du péché originel. Vous confrontez par exemple le visage de Zidane, désespéré, après son coup de boule en finale de la Coupe du monde 2006, à celui d’Adam et Eve dans une fresque de Masaccio, expulsés du paradis après avoir mangé à l’arbre de la connaissance…
Je vois dans ce récit de la Genèse non pas un récit littéral mais une sorte de mythe qui donne à penser beaucoup de choses sur nos existences tumultueuses. Si saint Augustin considère qu'on ne peut pas se tirer d'affaire par ses propres forces, c'est parce que notre humanité est selon lui profondément déréglée par rapport à une condition idéale. Saint Paul le disait déjà : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je commets le mal que je ne veux pas », dont je sais très bien qu’il ne faudrait pas le commettre. C’est ce que font Adam et Ève au paradis, et c’est exactement ce que fait Zidane quand il colle son coup de boule à Materazzi. Cela dit quelque chose de fondamental sur la condition humaine. C’est cette espèce de tendance inscrite dans nos êtres qui nous fait pencher vers la pulsion de mort, cette trouble manière que nous avons parfois de saboter ce qu’il y a de bon et de beau. J’ai en tête des exemples précis de moments de ma vie où j'ai sévèrement dévissé alors que je savais très bien que ce n’était pas ce qu'il fallait que je fasse. Quand j’évoque ce genre de situation avec mes étudiants, ils comprennent de suite de quoi je parle ! Le mythe du péché originel est un miroir qui nous éclaire sur cette part sombre de nous-mêmes. Au lieu de se considérer comme des anges, il vaut mieux en avoir conscience. Je prends donc le péché originel comme une donnée anthropologique fondamentale. En un sens, il n'y a pas besoin d'être chrétien pour y croire. Et j’ai le sentiment que certaines grandes tendances du monde contemporain, du transhumanisme au progressisme, sont habitées par une forme de déni pélagien de cette donnée anthropologique.
Il y a aussi l’encratisme, une hérésie qui revient notamment au travers du mouvement « No kids »…
L’encratisme est une hérésie des premiers siècles du christianisme selon laquelle il est mal de faire des enfants – en grec, enkratès signifie « continent » au sens de « sexuellement abstinent »). Sa première figure fut Tatien le Syrien. Cette hérésie se rattache à une forme de gnose et de manichéisme qui considère que la matière et la chair, créés par un esprit maléfique, sont essentiellement mauvais. Dans ce cadre, engendrer est une faute morale. Un autre argument, qui entre en résonance avec le temps présent et la crise climatique, était que la fin du monde était proche, si bien que ce n’était pas la peine d’engendrer. Cette hérésie a finalement été mise en minorité dans le christianisme, au bénéfice du « Croissez et multipliez-vous ! ». Je ne porte aucun jugement moral sur ce point, je peux comprendre cette position « No kids ». Mais je retrouve dans cette attitude une forme de nihilisme, de refus de la vie et de la matière, comme dans l’encratisme. Au-delà des arguments sur les avantages et les inconvénients qu’il y a à faire des enfants, décider d’engendrer implique l’idée que l’Être, le fait que l’enfant existe, est une bonne chose, préférable au néant – même si on sait par ailleurs que la vie est compliquée, pleine d’adversités et de souffrances. Engendrer, c’est postuler qu’il vaut mieux vouloir quelque chose que de vouloir le rien ou ne rien vouloir. C’est une sorte de pari métaphysique que j’ai retrouvé, aussi étonnant que celui puisse paraître, chez des philosophes comme Spinoza (le sage considère que « le désir d’unir les corps n’est pas seulement engendré par la beauté mais par l’amour de procréer ») et Nietzsche (« je veux que ta victoire et ta liberté aspirent à se perpétuer par l’enfant »). Ces penseurs n’étaient pourtant pas chrétiens et ils n’ont pas eu d’enfants non plus. Mais en rupture avec tous les encratistes, Spinoza et Nietzsche proclament leur amour de l’Être en défendant la procréation.
Certains hérétiques ont des noms et des propositions farfelues, aussi. Quels sont ceux qui ont votre préférence ?
J'aime bien Rhétorius parce qu’il affirme que toutes les hérésies sont vraies : c’est amusant. Et il y a beaucoup d’hérétiques qui ont, en effet, des noms et des théories pittoresques. Comme les androniciens qui considéraient que la moitié supérieure du corps humain était créée par Dieu… et la moitié inférieure par le diable – ce qui devait compliquer leur vie sexuelle. Ou les passalorynchites, aussi appelés tascadrugistes, qui exigeaient que l’on prie en silence avec un doigt sur le nez. Ou encore les omphalopsychiques, des moines bulgares persuadés (du moins d’après leurs adversaires) qu’en regardant à travers leur nombril, ils verraient filtrer la lumière du mont Thabor où Jésus fut transfiguré. Les hérétiques bricolent des concepts et des théories, ils nous montrent l’esprit humain comme une prodigieuse machine à penser qui part dans tous les sens. Nietzsche dit des concepts « sérieux » de la métaphysique qu’ils nous apparaîtront dans quelques siècles comme les jouets d’un enfant. Peut-être regarderons-nous un jour les débats autour des hérésies comme des jeux dérisoires. Mais en attendant ils nous donnent encore à penser… et à sourire. Ce n’est pas rien !
novembre 202501.11.2025 à 17:00
nfoiry
De l’antique Épicure à nos presque contemporains Cioran et Sartre, la question de l’ambition traverse la philosophie – parce qu’elle interroge notre manière de mener notre vie, notre relation aux autres, ainsi que notre rapport au monde. Dans le tout nouveau numéro spécial de Philonomist à retrouver chez votre marchand de journaux, nous confrontons leurs points de vue.
novembre 202501.11.2025 à 12:00
nfoiry
Dans notre nouveau numéro à retrouver chez votre marchand de journaux, six penseurs exposent ce que signifie pour eux se « préparer à la mort ». Nous vous proposons de découvrir le témoignage du philosophe spécialiste d’éthique Julien De Sanctis, auteur du récent essai Mourir, le temps que ça aille mieux (Philosophie magazine Éditeur).
novembre 2025