18.10.2025 à 15:00
hschlegel
Comment vivre sans trouver du sens aux choses qui nous entourent ? Explications à travers la notion d’absurde, chère au philosophe Albert Camus, par Nicolas Tenaillon.
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Si étymologiquement, l’absurde (issu de ab-, séparé et de surdus, sourd) désigne ce qui heurte l’oreille et par extension ce qui choque la raison, en philosophie, ce terme est immédiatement associé à Albert Camus dont il qualifie – et en un sens résume – toute la pensée. Mais qu’entendait le prix Nobel de littérature 1957 par ce mot trop rapidement identifié à l’irrationnel, terme qui chez lui éclaire aussi bien ses essais théoriques que ses romans ou ses pièces de théâtre ?
“L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde” Albert Camus
C’est dans son premier essai, Le Mythe de Sisyphe (1942), que Camus définit l’absurde. Loin de voir en lui un raisonnement insensé, il l’identifie à un sentiment que « n’importe quel homme » peut éprouver « au détour de n’importe quelle rue » : celui de l’hostilité primitive des choses qui nous entourent et qui nous font obstacle sous différents aspects, que Camus étudie dans le chapitre justement intitulé « Les murs absurdes ». Quoi de plus troublant que de constater en effet « avec quelle intensité […] un paysage peut nous nier », c’est-à-dire continuer à être comme si nous n’étions pas là. Mais dire que « cette épaisseur, cette étrangeté du monde, c’est l’absurde », ce n’est pas dire que l’absurde est dans les choses ou même en nous. C’est constater que notre soif de connaître ne peut qu’échouer face à l’opacité du réel : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. »
Ce sentiment d’incongruence, nul ne l’éprouve mieux que le personnage de Meursault dans L’Étranger (1942), court roman écrit en même temps que l’essai et dont le projet d’écriture correspond à une première illustration de ce que Camus appellera « le cycle de l’absurde ». N’éprouvant aucune émotion à la nouvelle de la mort de sa mère pas plus que durant ses funérailles, ne manifestant nul regret après avoir tué « l’Arabe » sur une plage sans pouvoir justifier son geste, écoutant avec détachement la sentence qui le condamne à mort, Meursault semble autant étranger au monde qu’à lui-même. Il est « l’homme absurde » par excellence. Mais cette dramatisation de l’absurde n’en épuise pas le concept, car « le sentiment de l’absurde n’est pas pour autant la notion de l’absurde ». Ce qui intéresse en réalité Camus, ce sont les possibilités qui s’offrent à celui éprouvant ce sentiment. Or à ses yeux, il n’en existe que trois.
Le suicide, la foi ou la luciditéD’abord le suicide, dont Camus dit, dès les premières lignes du Mythe de Sisyphe, qu’il constitue le seul problème « vraiment sérieux » de la philosophie. Si en effet le monde m’est hostile, pourquoi continuer à y vivre ? Mais pour Camus, le suicide est une fuite, une démission face à l’absurde. C’est d’ailleurs pourquoi Meursault dans L’Étranger refuse de se suicider.
Deuxième option : la foi. C’est le choix des existentialistes chrétiens comme Chestov ou avant lui Kierkegaard. Faisant sienne la phrase de Tertullien Credo quia absurdum (« Je crois parce que c’est absurde »), Kierkegaard ne propose cependant aux yeux de Camus qu’une autre fuite, certes plus savante : le penseur danois veut maintenir l’absurde et en vivre, mais pour lui, vivre, c’est accepter l’absurde et puis l’expliquer. Or si on l’explique, ce n’est plus l’absurde !
Reste alors une troisième voie, celle que Camus appelle la lucidité, qui est le contraire du déni, de l’espérance trompeuse ou de la résignation, mais la condition d’une vie authentique. Pour Camus en effet, l’absurde ne peut être nié. Il faut le regarder : ce qu’il faut faire, justement, c’est vivre dans l’absurde.
“Puisque le monde n’a pas de sens, c’est à nous de le créer”
Car choisir de vivre dans l’absurde, c’est découvrir qu’il est libérateur : puisque le monde n’a pas de sens, c’est à nous de le créer. Telle est la découverte de Sisyphe, ce « travailleur inutile des enfers » dont Camus réinterprète génialement le mythe en soutenant qu’au moment où il redescend chercher son rocher, il contemple son monde, se l’approprie et échappe à son destin. C’est pourquoi « il faut imaginer Sisyphe heureux », comme il faut admettre que Meursault puisse dire sereinement dans L’Étranger : « J’ouvrais [mon cœur] à la tendre indifférence du monde. »
Du nihilisme à la révolteReste que choisir de vivre dans l’absurde est une exigence de tous les instants. Car l’hostilité du monde hante son hospitalité. C’est d’une certaine façon l’enseignement que nous délivre Caligula (1944), pièce de théâtre qui clôt le cycle de l’absurde. Après la mort de sa sœur et amante Drusilla, Caligula prend brutalement conscience de l’absurdité du monde. Mais puisque « les hommes meurent et [qu’]ils ne sont pas heureux », il décide de devenir acteur de leur malheur en utilisant tout son pouvoir impérial pour imposer à Rome un règne de terreur, d’arbitraire et de cruelle dérision.
Face à l’absurde, explique Camus, le nihilisme est le pire des choix, ce que Caligula admet au moment de son assassinat : « Je n’ai pas pris la bonne voie. J’ai choisi la fausse liberté. » Quelle attitude adopter alors pour se prémunir de la tentation de céder à la face sombre de l’absurde ? Pour Camus, ce sera la révolte, notion dont l’analyse ouvre un autre cycle, celui qui lie L’Homme révolté (1951), La Peste (1947) et Les Justes (1949) et dont l’objet n’est pas d’abolir l’absurde mais de lui donner une dimension créatrice et éthique, c’est-à-dire une nouvelle grandeur qui en révèle toute la valeur fondatrice.
octobre 202518.10.2025 à 06:00
nfoiry
Animateur d’Otpor !, mouvement qui a conduit à la chute de Slobodan Milosevic en 2000, cet activiste forme des révolutionnaires du monde entier avec une méthode fondée sur la non-violence et l’humour. Dans notre nouveau numéro, nous l’avons interrogé sur le sens de l’engagement aujourd’hui, alors que les tentations autoritaires et la violence reviennent en force.
octobre 202517.10.2025 à 19:10
hschlegel
Connaissez-vous Tyler Mitchell ? À Paris, la MEP met à l’honneur ce jeune photographe afro-américain avec l’exposition « Wish This Was Real ». Cédric Enjalbert a été frappé par ses clichés, qui mettent en scène la communauté noire aux États-Unis dans un parcours visuel marqué par l’utopie et un certain onirisme politique.
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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« Vous le connaissez peut-être pour son fameux portrait de Beyoncé paru dans le magazine Vogue. Le photographe américain Tyler Mitchell en est convaincu : montrer “la beauté noire est un acte de justice”. Il est à l’honneur de la Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris. Trois sections organisent ce parcours remarquable, jalonné de grands formats : “Vies/Libertés”, “Postcoloniale/Pastorale” et “Famille/Fraternité”. Elles dessinent une “vision utopique noire”, jouant sur la puissance des contrastes à la fois esthétiques et symboliques, comme lorsque le photographe immortalise cinq jeunes immergés dans un cadre bucolique, battant la campagne, mais dont l’un, de face, porte une lourde chaîne autour du cou. Son idéalisation romantique de la nature ravive paradoxalement la mémoire de la ségrégation et des injustices. “Je réfléchis à certains désirs et libertés que j’aurais souhaité avoir en grandissant en Géorgie, dans la nature et les paysages du sud en général, des endroits qui peuvent sembler accueillants à première vue mais qui ont une histoire complexe où les gens qui me ressemblent se sentent rejetés”, confiait-il au New York Times en 2020. Dans d’autres clichés saturés de couleur, il magnifie de jeunes hommes noirs jouant fraternellement... en plein mouvement Black Lives Matter. Ce n’est pas de l’inconscience mais l’affirmation (spinoziste) de la vie malgré – ou plutôt contre – la souffrance et la violence, soit l’expression d’une “esthétique utopique” selon les mots de Tyler Mitchell. “Je cherche à apposer une idée d’autodétermination, d’autonomie personnelle et de joie sur la toile de l’histoire”, résume l’artiste dans un éblouissant geste d’émancipation. Et de réparation ? »
« Tyler Mitchell. Wish This Was Real », exposition à la Maison européenne de la photographie jusqu’au 25 janvier 2026.
octobre 202517.10.2025 à 17:00
hschlegel
Loufoque, Alice au pays des merveilles ? Oui, mais pas absurde. C’est d’abord l’œuvre déroutante d’un logicien qui se plaît à défier nos habitudes de pensée et qui, à cet égard, recèle une réelle portée philosophique. Il y a du Wittgenstein, du Socrate et du Hume dans les aventures d’Alice. Démonstration, à l’occasion de la parution en « Pléiade » d’une nouvelle traduction de ce classique.
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Bien malin qui saurait dire ce qu’a voulu faire Lewis Carroll quand il a rédigé Alice ! Œuvre pleine de bizarreries, drôle et énigmatique, elle est profondément insaisissable et inclassable : Aragon y voyait une figure de « poésie », André Breton la faisait figurer dans son Anthologie de l’humour noir, mais elle intéresse aussi et surtout la philosophie par sa capacité à interroger les frontières du sens et de la raison. Pas seulement Les Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865), d’ailleurs, mais aussi Les Aventures d’Alice sous terre (le manuscrit original de Lewis Carroll, illustré par lui-même) ainsi que De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva (1871) auxquels s’ajoute, dans cette édition, La Chasse au Snark (1876).
Alice et Wittgenstein : jouer avec les limites du langageLe fait est avéré : Ludwig Wittgenstein avait lu et apprécié les romans de Lewis Carroll, dont il fait mention à plusieurs reprises dans ses Recherches philosophiques (posth., 1953). On comprend aisément pourquoi, tant les deux auteurs partagent un semblable goût pour les énigmes de sens propres au langage : aussi bien dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles que dans De l’autre côté du miroir, la jeune héroïne de Carroll évolue dans un univers où le langage semble perdre son sens tout en restant grammaticalement correct, avec des dialogues qui constituent une expérience sur les limites du sens et la logique verbale, mais aussi des poèmes (souvent récités de travers) et des jeux de mots déroutants. Les phrases prononcées fonctionnent mais leur signification échappe ou se renverse, comme si les mots tiraient leur sens de l’usage et des contextes sociaux plutôt que d’un lien fixe avec les choses. Ce jeu de détournement illustre tellement bien ce que Wittgenstein nomme des « jeux de langage » qu’on peut se demander si tout Alice n’est pas une sorte de vaste laboratoire linguistique et un grand jeu de langage qui bouscule les conventions langagières et qui, ce faisant, défie la logique. Selon Wittgenstein en effet, le langage n’est pas un système unifié où chaque mot aurait une signification fixe et univoque, mais consiste plutôt en une multiplicité de pratiques qui varient selon les circonstances, autrement dit de « jeux », chacun ayant ses propres règles.
C’est ce qu’Alice va apprendre à ses dépens, comme on le voit par exemple lors de l’épisode de sa rencontre avec l’œuf Humpty Dumpty. Après que celui-ci lui explique qu’il y a beaucoup plus d’occasions de faire des cadeaux de non-anniversaire que des cadeaux d’anniversaire, il la surprend ainsi :
— Gloire à vous !
— J’ignore ce que vous entendez par « gloire », dit Alice.
Sourire méprisant de Humpty Dumpty
— Bien sûr que vous l’ignorez, dit-il, tant que je ne vous l’ai pas expliqué. J’entendais : « Voilà un argument de poids pour vous ! »
— Mais, objecta Alice, gloire ne veut pas dire « un argument de poids ».
Air dédaigneux de Humpty Dumpty
— Quand j’emploie un mot, moi, voyez-vous, j’entends qu’il dise ce qu’il me plaît qu’il signifie, ni plus ni moins.
— La question, dit Alice, est de savoir si vous pouvez vraiment faire dire aux mots tant de choses différentes.
— La question, dit Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître. Un point, c’est tout.
Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir, trad. P. Jaworski, Gallimard, coll. Pléiade, pp. 554-555.
Quelqu’un peut-il ainsi décider arbitrairement du pouvoir des mots ? Et quelle conséquence cela a-t-il pour ses interlocuteurs ? Alice pose ainsi un problème qui n’est pas sans rappeler celui que Barbara Cassin appelle dans un ouvrage récent « la guerre des mots » (La Guerre des mots. Trump, Poutine et l’Europe, Flammarion, 2025) : avec sa prétention d’asservir les mots à ses désirs, Humpty Dumpty préfigure la manière dont Trump se félicite lui-même d’être le maître du langage (« I have the words. I have the best words »). Poussé hors de ses usages ordinaires où il est supposé décrire la réalité, le langage est alors pris dans un rapport de force qui révèle qu’il n’existe jamais en soi, mais toujours comme le produit des interactions humaines à un moment donné.
Déconcertant ? Oui, sans doute. Alice nous fait plonger dans le chaos sémantique et la confusion comique. C’est la différence avec Wittgenstein dont l’œuvre, moins ludique, cherche à mettre en exergue les règles implicites du langage grâce à un travail d’analyse rationnelle, dans une perspective de thérapeutique philosophique. N’assignait-il pas à la philosophie la tâche de mener le « combat contre l’envoûtement de l’intelligence par le langage » (Recherches philosophiques, §109) ?
Alice et Socrate : dialoguer pour débusquer les fausses évidences (mais sans pontifier)Le personnage d’Alice doit faire face à plusieurs situations qui défient le bon sens élémentaire. Dans l’incompréhension devant ce qui se passe et ce qui se dit, elle est lancée dans une quête de sens et un travail d’élucidation. Au cours de ses échanges avec des interlocuteurs souvent très sûrs d’eux, péremptoires et dogmatiques, Alice questionne d’une manière qui n’est pas sans rappeler l’humilité de la pratique socratique. « Pourquoi ? », « Comment ? » « Qu’est-ce que cela signifie ? » répète-t-elle régulièrement, presque aussi souvent qu’elle se reconnaît incapable de répondre aux questions qui lui sont posées. Alice, comme Socrate, fait l’épreuve des limites du savoir en assumant son ignorance et son étonnement et, comme lui, elle se montre tout à fait disposée à se remettre elle-même en question, notamment quand elle se demande si elle est réelle ou si elle n’est qu’un rêve.
Cela ne l’empêche pourtant pas de mettre en doute les affirmations des uns et des autres, d’une manière qui peut leur sembler naïve mais qui est l’expression d’une pensée critique prompte à bousculer les idées reçues, à dénoncer les sophismes, à chercher les contradictions et à défaire les certitudes les plus installées. Ses questions, ses objections et parfois son ironie illustrent la méthode élenctique de réfutation : comme dans des dialogues platoniciens, ses échanges avec le Chapelier (à propos du temps et de la logique), avec la Reine de cœur (à propos de la justice et de l’exercice du pouvoir, puisqu’elle n’accepte pas l’arbitraire du système judiciaire du pays des merveilles) ou avec le Chat (à propose de la réalité et de la perception) constituent autant de moments qui débusquent les fausses rationalités des arguments d’autorité mal fondés.
Alice, cependant, ne délivre aucune leçon. Le traducteur Philippe Jaworski y insiste dans sa préface, « Le Livre d’Alice n’enseigne rien » dans la mesure où, explique-t-il, « Alice incarne […] la résistance de la petite élève au savoir de maîtres ridicules ». Lewis Carroll lui-même, dans sa propre préface à La Chasse au Snark, se refuse expressément à délivrer une quelconque « vigoureuse leçon morale ». Alice ne pontifie pas, car elle cherche moins à éduquer ses interlocuteurs qu’à répondre à l’injonction « connais-toi toi-même ».
Alice et Hume : faire l’épreuve de la fluctuation de son identitéLes aventures d’Alice sont en effet l’occasion d’une réflexion récurrente sur l’identité personnelle. Dès le chapitre II des Aventures d’Alice au pays des merveilles intitulé « La mare de larmes », elle s’interroge : « Qui suis-je donc ? », en constatant les transformations rapides de sa taille et de son esprit qui lui font douter d’être encore « la même petite fille » qu’avant. Alice est-elle restée Alice, la petite fille de 7 ans ? Cette scène illustre presque littéralement la critique par David Hume de la notion de « moi permanent » dont le philosophe interroge la réalité substantielle : ce que nous considérons peut-être trop rapidement comme une identité personnelle n’est-il pas qu’un flux et un faisceau de perceptions toujours changeantes, sans unité véritable ni constance ? Qu’est-ce qui fonde la cohérence de nos expériences ? Alice, cherchant à « se souvenir de ce qu’elle savait », tente de recomposer cette fiction du moi qui lui apparaît une construction précaire et incertaine, comme l’illustre aussi sa rencontre avec le caterpillar (qui dans la version de Philippe Jaworski devient non une chenille mais astucieusement un « Ver-à-soi », précisément pour cette raison qu’il interroge Alice sur la nature du « moi » !). Lors de leur premier contact, au chapitre V des Aventures d’Alice au pays des merveilles, le Ver-à-soi l’interpelle en lui demandant « Qui es-tu, TOI ? » avant que, quelques pages plus loin, le Pigeon ne renchérisse ainsi : « Eh bien, qu’êtes-vous donc ? »… et Alice de répondre « Je… je suis une petite fille », tandis que le narrateur précise qu’elle livre sa réponse « pas vraiment convaincue, car elle se rappelait les nombreux changements qu’elle avait subis toute la journée ». Ce questionnement sur son identité ne quittera plus Alice, même dans De l’autre côté du miroir : non seulement au chapitre III, où elle ne sait quoi répondre au Faon qui lui demande comment elle s’appelle, mais surtout dans la toute dernière page de l’ouvrage, où le questionnement se retourne vers le lecteur pour l’interpeller directement :
« Qui donc a rêvé cela ? C’est une question sérieuse, ma belle, et tu devrais absolument cesser de te lécher la patte […] …Oh, je t’en supplie ; Kitty, aide-moi à répondre ! je suis sûre que ta patte peut attendre ! »
Mais l’exaspérante minette entreprit alors de se lécher l’autre patte, en faisant mine de ne pas avoir entendu la question.
Et vous, qui croyez-vous que c’était ?
Lewis Carroll, ibid.
Et vous, comme Alice, êtes-vous encore la même personne que l’enfant que vous étiez, ou en êtes-vous devenue une autre ? Avez-vous quitté votre enfance comme on sort d’un rêve étrange ?
Alice, suivi de La Chasse au Snark, vient de paraître dans une nouvelle traduction de Philippe Jaworski aux Éditions Gallimard, dans la collection Bibliothèque de la Pléiade. 1024 p., 64€, disponible ici.
octobre 202517.10.2025 à 06:00
nfoiry
En Chine, les outils numériques sont en train de réinventer la pratique de la lecture. Mais la dilution dans le multimédia ne risque-t-elle pas de détruire la liberté intérieure inhérente à cette activité ? Réponse de Michel Eltchaninoff dans notre nouveau numéro.
octobre 202516.10.2025 à 18:35
hschlegel
« Gel, suspension, “année blanche” : pour acheter sa survie, le gouvernement a opté pour l’immobilisme. Or, dans un monde mouvant, ne rien faire est une décision qui a des conséquences réelles – et souvent fâcheuses.
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C’était donc ça qu’il fallait faire pour apaiser la droite et les socialistes : choisir l’inaction. Il faut que rien ne change pour que rien ne change, semble s’être dit Sébastien Lecornu, las d’être renversé comme un pion. D’où la timidité de ses propositions qui, passé quelques mesurettes de détail, se résument à vouloir figer l’existant. On “gèle” le barème de l’impôt sur le revenu ; on “suspend” la réforme des retraites ; on décrète une “année blanche”, soit le maintien de certaines dépenses publiques au niveau de l’année précédente.
Ça a l’air si inoffensif, une “année blanche” : on l’imagine douce et indolore, flottant dans les frimas de janvier 2025 tels de légers flocons de neige, nimbant d’un brouillard cotonneux notre frilosité collective. La stratégie est habile : qui songerait à se révolter contre une absence d’action ? Lorsqu’on se mobilise, c’est généralement pour protester contre un changement qui nous déplaît. “Bloquons tout !”, appelaient en septembre les manifestants, comme s’il fallait freiner une accélération sociétale et capitaliste dans laquelle ils s’estimaient lésés. En un sens, le gouvernement semble les avoir entendus : incapable de refondre quoi que ce soit, il s’est résigné à bloquer, lui aussi – en l’occurrence les dépenses publiques et les mesures d’adaptation habituelles à la conjoncture, comme la revalorisation des pensions et des minima sociaux en fonction de l’inflation.
Or cette absence de changement n’est qu’apparente. N’en déplaise aux Lecornu de ce monde, on ne peut arrêter ni le temps ni le réel. Celui-ci est “création continue d’imprévisible nouveauté”, comme le formule Henri Bergson dans “Le possible et le réel” (in : La Pensée et le Mouvant). “À vrai dire, il n’y a jamais d’immobilité véritable, si nous entendons par là une absence de mouvement”, explique le philosophe dans “La perception du changement” (paru dans le même recueil).
“Le mouvement est la réalité même, et ce que nous appelons immobilité est un certain état de choses identique ou analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent avec la même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles : chacun des deux trains apparaît alors comme immobile aux voyageurs assis dans l’autre. […] Les voyageurs des deux trains ne peuvent se tendre la main par la portière et causer ensemble que s’ils sont ‘immobiles’ c’est-à-dire s’ils marchent dans le même sens avec la même vitesse”
Henri Bergson, conférence sur “La perception du changement” (1911)
D’un parti à l’autre, nos responsables se serrent la main en croyant rester immobiles, tels les voyageurs de Bergson. C’est oublier que les trains du réel sont toujours en marche, si j’ose dire, contrairement au parti présidentiel : tandis que les députés se satisfont de ce semblant d’immobilisme, l’inflation court, la dette file, la pauvreté s’aggrave. Ainsi, la suspension de la réforme des retraites a des effets bien concrets. Face au déséquilibre démographique vertigineux qui est le nôtre, l’inaction est une décision : elle alimente une dette explosive qui n’attend pas notre accord pour enfler. “Ô, temps, suspends ton vol !”, chantait Lamartine ; mais à force de nier le réel, il revient en boomerang.
De même, la non-revalorisation des barèmes fiscaux et prestations sociales en fonction de la hausse des prix a des effets notables sur le pouvoir d’achat. Si personne ne songerait à pleurer sur le gel des pensions des retraités les plus aisés, rappelons-nous que les foyers plus modestes seront les premières victimes de l’inaction gouvernementale, eux dont les minima sociaux seront mécaniquement rognés par l’inflation. D’après l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), les ménages les moins favorisés verront leur revenu disponible (rapporté au niveau de vie) baisser de 1% – contre 0,3% pour les plus aisés – et seront nombreux à basculer sous le seuil de pauvreté. Autrement dit, l’année blanche pourrait bien se transformer, une fois consommée, en année noire pour les plus fragiles. Enfin les classes moyennes ne seront pas épargnées : avec le gel du barème d’impôts, une partie d’entre elles deviendra imposable, et ce alors que la hausse des prix viendra grever leurs finances. “L’inflation, c’est de la taxation sans législation”, pointait l’économiste Milton Friedman. Elle fait faire des économies à l’État de manière subreptice, indolore – tout en rognant sur les revenus des citoyens.
Bref, cette année blanche est tout sauf anodine. Au lieu de taxer les riches ou de réduire les dépenses étatiques, on décide de faire peser l’effort budgétaire sur le contribuable moyen, les générations futures et les plus fragiles – mais sans se faire d’ennemis, puisqu’on prétend n’avoir rien changé. Et si l’on bloquait ce blocage ? »
octobre 202516.10.2025 à 17:16
hschlegel
Depuis septembre, le Maroc est traversé par le mouvement « GenZ 212 », mené par une jeunesse en quête de justice sociale. Parti d’Agadir, il s’est vite étendu à tout le pays. Dans cet entretien, Amine Chbari, étudiant en cinéma à la faculté de Ben M’sick de Casablanca et rappeur sous le nom de Nomade, nous offre un point de vue intérieur privilégié pour comprendre le mouvement.
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Comment est né le mouvement “GenZ 212” au Maroc ?
Amine Chbari : D’abord, j’aimerais préciser que je ne suis pas moi-même un représentant de « GenZ 212 » au Maroc, je ne suis qu’un participant qui offre son point de vue. Ensuite, il faut dire que ce mouvement vient de Oulad Cha’b [traduit littéralement par « les enfants peuple » : l’expression renvoie à l’idée d’un mouvement populaire], des jeunes, et pas de l’extérieur comme on a voulu le faire croire. Si dans l’immédiat, la mort de 8 femmes enceintes en 10 jours à l’hôpital Hassan II ou encore les expropriations des terrains et démolitions pour construire des stades ont pu en être l’étincelle, le mouvement s’ancre dans une histoire de luttes sociales au Maroc. « GenZ » est l’héritier de nombreux mouvements de contestations comme celui du 20 février 2011 (M20), du Hirak du Rif (2016-2017), des « assoiffés de Zagora » (2017), ou encore du mouvement Jerada des « martyrs du charbon » (2017-2018). Le point commun à ces mouvements, c’est qu’on vit toujours dans les mêmes conditions indignes malgré le changement de constitution en 2011. Si j’étais trop jeune à l’époque de ces mouvements pour y participer, j’en ai beaucoup entendu parler par mes parents et ma famille qui étaient plutôt militants.
“Au Maroc, les jeunes vivent toujours dans les mêmes conditions indignes malgré le changement de constitution en 2011” Amine Chbari
Quelles sont les revendications du mouvement ?
Au départ, c’était la santé, l’éducation et la fin de la corruption. Le mouvement « GenZ » se distingue des précédents par sa demande de mouhassaba (مُحاسَبَةٌ), la reddition des comptes : on attend du gouvernement la transparence et des personnes corrompues au pouvoir qu’elles rendent des comptes. Le parti pris des revendications, c’est de s’éloigner des structures institutionnelles et des partis pour affirmer un discours de justice sociale ; que les réformes posées par la constitution de 2011 soient appliquées. Comme le mouvement est récent, et que beaucoup de jeunes sont dépolitisés, sans lien avec des partis ou associations militantes, ils veulent « connecter les consciences politiques » lors des débats sur la plateforme Discord, où l’on organise la lutte et où de nombreuses revendications sont nées. Mais cette conscience vient aussi – entre autres – des échanges avec des intellectuels marocains, du contact avec les générations précédentes qui ont vécu les mouvements de contestation passés, etc.
“À Casablanca, on ne répare les aménagements précaires que pour le passage d’une personnalité officielle, les touristes et les gens aisés. C’est une façade pour le monde extérieur pendant que les Marocains meurent dans les hôpitaux” Amine Chbari
Avez-vous participé vous-même aux manifestations et aux rassemblements ? Comment est-ce que ça s’est passé ?
J’ai participé à toutes les manifestations sauf la première. Il n’y avait presque que des jeunes, des tranches d’âge de 15 à 20 ans et d’autres un peu plus vieux. Presque personne ne se connaissait, parce qu’on se rejoignait anonymement sur notre fil Discord en amont des rassemblements. On ajoutait un ami aux débats, lui-même ramenait les siens, etc. Les rassemblements ont été spéciaux parce que le contexte dans lequel on a grandi était dur. Les générations de nos parents ont vécu dans la peur. On connaît les récits de l’époque de Hassan II, des mouvements étudiants de 1965 ou des émeutes du pain en 1981 qui ont été réprimés dans le sang. Aujourd’hui, les jeunes qui ont fini au commissariat et qui ont été récupérés par leurs parents se sont pris quelques baffes à leur sortie [rires] ! Mais on sent quand même qu’il y a un soutien réciproque et général au sein de notre génération. Il y a une dynamique de groupe, qui a commencé sur Discord et qui échappe à surveillance de la structure familiale. Le premier jour, il n’y avait pas autant de monde que les jours suivants. Mais la répression, qui a été très forte, a poussé les jeunes et les non-politisés à bouger le deuxième jour. Certains, dans les places et assemblées, tenaient des discours très courageux et galvaniseurs, même devant la police. C’était un moment magique, même si c’était dur parce qu’il y a une grande mobilisation sans la médiation des partis politiques ou des institutions. Tu tournais la tête et tu ne voyais que des jeunes – il y avait de la peur mais on l’assumait collectivement, on l’acceptait et on se disait que ce n’était pas ça qui allait nous faire reculer.
“Le gouvernement marocain cherche à réinstaurer le climat des années de plomb, sous la dictature de Hassan II” Amine Chbari
Quelle est la dynamique du bras de fer entre le mouvement et les autorités ?
À Casablanca, je dirais que c’est d’abord allé crescendo avant de redescendre. Le premier jour, un ami m’a raconté que les forces de l’ordre opéraient des dispersions sauvages : des interventions éclair, lors desquelles on attrape tout le monde. Le deuxième jour, c’était pareil, mais la mobilisation policière était bien plus importante. Cette fois, ils ne dispersaient pas seulement les manifestants, mais aussi des rues et des quartiers entiers avec tous les moyens à leurs dispositions. Personne n’avait le droit de se rassembler ou de descendre de chez lui pour regarder. Celui qui s’approchait se faisait attraper, même la presse. À ce niveau, il s’agissait presque d’enlèvements. Leur objectif était de faire le plus peur possible, d’envoyer un message aux familles et aux gens qui penseraient à manifester. Ils ont cherché à réinstaurer le climat des années de plomb. Des jeunes de quartiers sans lien avec le mouvement ont aussi été agressés par les forces de l’ordre. S’ils étaient surtout curieux au début, ils représentent maintenant une bonne part du mouvement. Une anecdote à ce sujet : ils prenaient leurs motos quand on se faisait poursuivre par la police à Derb Sultan – un quartier de Casablanca plein de ruelles où l’on peut vite se perdre – pour nous guider vers les sorties de ce dédale ! Il y a eu une vraie solidarité de lutte. Par la suite, il y a eu la mort d’au moins trois personnes dont celle d’Abdessamad Oubella, étudiant en cinéma de 25 ans tué d’une balle dans la tête à Lqliâa, et plusieurs blessés. Anas Zemati, un cinéaste qui a participé à de nombreux festivals internationnaux, a été arrêté. Les associations recensent au moins 4 000 arrestations, avec 600 comparutions devant le procureur général, dont 120 mineurs. Les forces de l’ordre, elles, ne nous ont pas communiqué les chiffres officiels sur les blessés et les décès parmi les manifestants, alors qu’ils l’ont été du côté de la police. Les jeunes étaient vraiment remontés, et le gouvernement a compris que si la violence continuait, on ne s’arrêterait pas. Maintenant, ils ont adopté une approche qui consiste à dire que personne ne s’en prendra aux manifestations pacifiques. Les dernières manifestations ont alors été beaucoup plus tranquilles du côté des forces de l’ordre. Mais pour l'instant, trois personnes ont quand même écopé d’une peine de quinze ans de prison, une personne a pris douze ans, neuf autres ont été condamnées à dix ans, d’autres encore ont écopé de trois ou cinq ans de détention. Nous réclamons aussi leur libération.
Dans les slogans, les mots de karama (كرامة) et hogra (حڤرة) reviennent souvent. Quelle est leur signification ?
La karama, c’est la dignité. C’est le strict minimum à respecter, ce qui ne devrait même pas être revendiqué. La hogra, c’est une humiliation institutionnalisée, symbolique et matérielle, qui bafoue la karama. Le peuple marocain vit dans des conditions précaires et indignes. À Casa, on ne répare ce qui est précaire – les quartiers, les hôpitaux, les écoles – que pour préparer le passage d’une personnalité officielle. Les jeunes s’opposent donc à ces grands projets de développement et de construction en vue de la Coupe du monde ou de la Coupe d’Afrique des nations, dont la fonction est surtout de produire une façade superficielle pour le monde extérieur pendant que les gens meurent dans les hôpitaux. On prépare des services et aménagements qui ne seront accessibles que pour les touristes et les gens aisés. Ce qu’on demande, c’est la karama et la justice sociale, parce que pour l’instant, on est loin des stades et de la modernisation, de ces projets qui ne peuvent pas profiter au peuple marocain. Ces grands projets, c’est mettre le ’kar ’la l’khnouna [« du rouge à lèvres sur de la morve », c’est à dire maquiller le réel].
octobre 202516.10.2025 à 12:29
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On a beau prétendre qu’on s’en fiche, notre activité professionnelle structure notre identité et notre rapport au monde. Comment trouver la juste distance vis-à-vis du travail ? Nos confrères de Philonomist nous aident à y voir clair dans cette vidéo.
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Aux États-Unis, l’essai Abundance (non traduit) signé par les journalistes Derek Thompson et Ezra Klein suscite l’intérêt chez certains démocrates, qui cherchent à recentrer le parti autour de cet idéal. Dans notre nouveau numéro, nous avons demandé à l’historienne Alexia Blin, dont l’essai À l’assaut de l’abondance sort ce mois-ci, de nous expliquer ce repositionnement idéologique.
octobre 202515.10.2025 à 17:00
hschlegel
Rivés à nos écrans, nous sommes en permanence assaillis d’informations. Comment, dans un tel contexte, retrouver la capacité à dialoguer avec soi ? Quelques pistes pour comprendre les menaces qui pèsent sur notre intériorité, et nous réapproprier un espace mental essentiel.
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Le flux perpétuel d’informations dans lequel nous sommes plongés a engendré les concepts d’infobésité ou de fatigue informationnelle. À cela s’ajoutent un scrolling envahissant, une place prépondérante des réseaux sociaux qui captent notre attention, souvent malgré nous, et qu’on tient pour responsables d’une anxiété croissante chez les jeunes comme d’une détérioration de la concentration à tous les niveaux. Ces mutations récentes interrogent : peut-on encore « être dans ses pensées » aujourd’hui ? S’agit-il d’un luxe que la plupart d’entre nous a irrémédiablement perdu ?
Du contenu comme remplissageTout commence par une expérience à la portée de chacun. À l’attente d’un bus, d’un métro ou d’un tramway, ne pas dégainer son téléphone : résister à l’appel des notifications et de leur dopamine sécrétée, et observer autour de soi. Il y a fort à parier que toutes les personnes présentes auront cette étrange posture, nuque cassée, front baissé, absorbées par l’écran que leur pouce fait défiler. Une fois à l’intérieur du bus ou du wagon, même constat : des individus qui semblent hypnotisés par leur téléphone, qui ne vous voient pas monter, qui ne regardent ni leur environnement ni leur voisin. On a beau le savoir, lorsque l’on renonce à prendre en main son téléphone un moment, il y a de quoi être décontenancé : dans quelle dystopie vivons-nous ?
“On a beau savoir que tout le monde est sur son téléphone, partout, tout le temps, lorsqu’on renonce à le prendre en main un moment, il y a de quoi être décontenancé : dans quelle dystopie vivons-nous ?”
Arrêts de bus, files d’attente d’un magasin, d’un bureau de poste, quais de gare ou de métro, passages piétons : ces situations où nous sommes contraints de patienter sont désormais remplies de manière uniforme par du temps d’écran, de podcasts, de vidéos et tout un tas de contenus. Il en va de même dans les lieux de sociabilité ou d’intimité : restaurants, parcs, terrasses, salon ou chambre à coucher, là où nous pouvions errer mentalement, n’ayant rien à faire sinon réfléchir, engager la conversation ou lire un livre, nous sommes désormais habitués à être captés passivement.
La discussion avec autrui, comme celle que nous entretenions avec nous-mêmes, a largement disparu. Or, être dans ses pensées revient précisément à entretenir un cheminement intime, autour de ce que l’on a vécu, de ce qui se passe présentement ou de ce qui adviendra. Happé par les smartphones, nous cessons alors de nourrir aussi bien notre dialogue intérieur que la créativité de nos idées.
“Notre esprit est devenu un simple contenant dans lequel on verse des informations ou des anecdotes disparates”
Le terme de « contenu » qui définit tout ce qui est produit ou publié sur les réseaux sociaux (vidéos, textes ou photos) n’a rien d’anodin : notre esprit est devenu un simple contenant dans lequel on verse des informations ou des anecdotes disparates, sans hiérarchie ni cohérence, toutes proposées aléatoirement par un algorithme qui semble bien nous connaître. On passe ainsi d’une vidéo d’humour à un article de presse, d’un extrait de reportage aux photos de vacances d’un lointain collègue – et c’est parfois à se demander ce qui nous a poussés à débarquer sur « le profil » d’une personne, ne sachant même plus ce qu’on y fait ni mesurant le temps passé.
L’errance qui égare… et celle qui éclaireIl y a bien une forme d’errance perverse dans cet usage permanent des réseaux sociaux et des applications, à l’opposé de l’errance souhaitable et nécessaire qui est celle de nos pensées. La première nous perd, la seconde nous offre un répit salutaire et nous éclaire. Contrairement à l’idée reçue, « se perdre dans ses pensées » est fructueux : c’est lorsque l’esprit est libre qu’il mémorise, opère un discernement, se projette ou établit des associations d’idées, des liens et des nouvelles pensées. Une inattention qui a presque disparu.
Le remplissage des temps d’attente, ou de ceux jugés non productifs, constitue le premier frein à nos divagations mentales : les temps de flottement dont notre esprit s’emparait n’existent plus, ils ont été supplantés par des outils qui assurent un flot infini d’informations ou de distractions. Ainsi, la fonctionnalité de l’infinite scrolling (défilement infini) empêche toute satiété, conditionnant le cerveau à ingurgiter toujours plus… jusqu’au doomscrolling (défilement anxiogène), ce néologisme qui définit quant à lui un cercle vicieux poussant à enchaîner de manière obsessionnelle les informations négatives, façonnant une angoisse existentielle.
“Nous avons développé une aversion pour les vides et remplissons désormais tous les silences, là où auparavant seule la latence existait”
Autant de pratiques qui s’emparent de notre cerveau, ne laissant pas de place à la réflexion et bien peu à la volonté. C’est peut-être par désir mimétique autant que pour nous donner une contenance (justement) que nous nous emparons aussi machinalement de notre téléphone : nous sommes agis plus qu’acteurs de notre comportement, et nous ne contrôlons plus ce à quoi nous pensons.
Le remède serait alors de parvenir à lever les yeux sur ce qui nous entoure, ce qui exige un effort : ne rien prendre en main, appréhender une forme de béance, devient une rééducation à l’observation comme à la pensée. Réapprendre à ne rien faire, en somme.
“Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi” Jean-Jacques Rousseau
Dans ses Rêveries du promeneur solitaire (publiées à titre posthume en 1782), Rousseau explique comment la solitude est une condition pour se rapprocher de soi-même, et comment la contemplation permet d’expérimenter pleinement le sentiment d’exister : « Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu. »
Il ne s’agit donc pas de s’égarer mais de se réapproprier, et de coïncider avec soi-même. Aujourd’hui, si l’on est seul et sans activité, combien de temps est-on capables de se laisser aller à la rêverie ?
L’instantané contre la décantationMais la confiscation de nos pensées ne provient pas seulement des smartphones ou des réseaux sociaux. Le règne de l’instantané a lui aussi supplanté la latence à laquelle toute action était soumise, il y a dix ans encore. Les messages sont dictés, ou vocaux, les réponses sont attendues immédiatement, les confirmations de lecture nous indiquent « en temps réel » (le temps peut-il autrement ?) si notre destinataire a lu ou non notre message. Une étape supplémentaire a été franchie dans la communication instantanée, comme dans la recherche d’informations : l’intelligence artificielle répond en quelques secondes à toute question, reléguant les recherches en ligne à une certaine obsolescence.
L’accélération est l’un des concepts majeurs du philosophe allemand Hartmut Rosa : au lieu de nous permettre de dégager du temps, tout ce qui accélère la société (les outils de communication, les transports, la logistique) contribue à une fuite en avant, de sorte que là où l’on traitait quelques courriers par jour, on traitera aujourd’hui une quarantaine de mails et des dizaines de messages. L’exemple du courrier est emblématique : le discours que l’on tient est bien différent entre un échange épistolaire manuscrit (très rare aujourd’hui), un mail et des messageries instantanées. Or, cette instantanéité protéiforme va à l’encontre de la réflexion, qui nécessite du temps, celui de l’infusion, de la décantation des idées : ce que l’on fait lorsqu’on se plonge dans ses pensées.
“Tout ce qui accélère la société (les outils de communication, les transports, la logistique) contribue à une fuite en avant. L’instantanéité protéiforme va à l’encontre de la réflexion”
Le remède consisterait à désobéir à l’exigence de l’instantané et à redoubler de vigilance à l’égard de soi-même : ce n’est pas parce que je lis ce qu’on m’écrit que je dois répondre sur-le-champ. Prendre une journée ou deux de réflexion sur un problème – ou ne pas céder à l’attente supposée du destinataire – est coûteux, car nous jouons tous ce jeu de la disponibilité permanente. Mais nos pensées, elles, le sont de moins de moins. Savoir se rendre indisponible devient une hygiène de vie et une discipline à exercer.
“Nulle part l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme” Marc Aurèle
Bien avant l’essor des notifications, l’empereur stoïcien Marc Aurèle conseillait de se couper des sollicitations extérieures pour se retirer en soi-même : « On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme […] » (Pensées pour moi-même, Livre IV, 3).
Mais n’est-ce qu’une question de volonté ?
Retrouver le silenceSi nous peinons tant à cesser de scroller ou à résister à l’instantanéité, c’est aussi parce que les activités silencieuses, où l’on pouvait s’entendre penser, se sont réduites. C’est la troisième barrière à lever : celle du bruit, du son permanent. Qu’il soit podcast, radio, émission, entretien, information en continu, il envahit toutes les activités où la latence existait, accompagnée de notre seul dialogue intérieur. Dans nos trajets quotidiens, pendant les tâches ménagères… Tout comme nous avons développé une aversion pour le vide, nous avons rempli les silences.
“Savoir se rendre indisponible – aussi pour les destinataires de nos messages – devient une hygiène de vie et une discipline à exercer”
Tout le malheur des hommes vient-il de ne plus pouvoir écouter ses propres pensées ? Derrière toutes ces paroles qui nous gagnent se trame aussi une injonction à la rentabilité : même les moments où les tâches sont les plus anodines, nous ne résistons souvent pas au réflexe de les agrémenter d’une émission de radio, d’un environnement musical, d’un discours qui nous atteint. Si tous ces outils offrent une ouverture immense sur la culture ou le monde, ils entraînent aussi la disparition des temps de silence.
Un court reportage, rediffusé récemment sur les réseaux sociaux, a suscité un engouement éloquent : il montre Denise, 71 ans, laver ses draps au lavoir de sa commune, avec le sourire. « Quand on brosse le linge […] les idées noires, la colère, la rage, […] ça permet d’évacuer beaucoup de tensions qui s’accumulent », explique-t-elle. Être dans ses pensées ne signifie pas ressasser ou ruminer, mais au contraire trier, ordonner et ranger son esprit.
Le remède pour préserver cet écrin mental et rendre nos pensées audibles à nous-mêmes est de réapprendre à écouter le bruit de nos gestes, celui du lieu où nous nous trouvons, sans écouteurs, sans casque ni médias audio – et à faire cesser, ne serait-ce que pour un instant seulement, la cacophonie ambiante.
octobre 2025