09.09.2025 à 12:36
nfoiry
C’est dans le domaine professionnel que l’intelligence artificielle suscite le plus de craintes. Pourtant, qu’ils travaillent dans le domaine du soin, de l’éducation, de la création ou de la recherche, nos cinq témoins montrent comment ils se sont réinventés avec ces nouveaux outils. Une transformation que décrypte le philosophe Mathieu Corteel, auteur de l’essai remarqué Ni Dieu ni IA, dans notre tout nouveau numéro.
septembre 202509.09.2025 à 08:00
nfoiry
Dans son nouveau roman Devenir écrivain, Alexandre Lacroix ne prétend pas vous dévoiler quelques astuces pour vous aider à devenir à votre tour romancier. Notre directeur de la rédaction raconte en revanche comment il en est devenu un, fort de la conviction que l’écriture relève d’abord et avant tout d’un engagement singulier qui convoque la liberté dans sa dimension la plus existentielle. Un apprentissage que vous présente Frédéric Manzini dans notre nouveau numéro.
septembre 202508.09.2025 à 18:08
hschlegel
« Bloc, bloc, bloc… Non, ce n’est pas une baignoire qui fuit, mais le bruit de la semaine qui vient dans notre douce France. Aujourd’hui à l’Assemblée, on débloque le frein Bayrou pour tenter de redémarrer sans caler trop vite. Après-demain, on tente de bloquer le pays pour débloquer des vies empêchées. Alors, on bloque ou on débloque ?
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Ce n’est pas si clair. Depuis la dissolution de juin 2024, la France n’avance plus. Les Premiers ministres sautent les uns après les autres, notamment parce que le président ne veut pas transiger sur sa politique économique et sociale. La situation est donc bloquée, et il n’est pas certain que de nouvelles élections parviennent à la décoincer, tant la société est divisée sur la marche à suivre. Comme on n’a pas de De Gaulle sous la main, une autre solution est apparue dans les profondeurs du pays : c’est le mouvement “Bloquons tout”. On ne sait pas vraiment d’où il vient, où il va, ni ce qu’il se passera mercredi et les jours qui suivent. Mais en parcourant les sites qui appellent à paralyser l’activité, je me suis aperçu que la démarche était originale.
En préconisant de ne se rendre ni au travail ni à l’école, de ne pas consommer ou utiliser sa carte bancaire, d’installer des marchés de proximité et de troc sur les parkings des grandes surfaces, les initiateurs du mouvement se démarquent des modes d’action traditionnels. Au lieu de se manifester, ils se replient. Au lieu de protester bruyamment, ils font silence. Certes, on assistera à des actions visibles et spectaculaires, car des groupes très divers s’impliquent. Mais le cœur idéologique de l’initiative, qui demeure sans doute sous les radars, consiste à privilégier une méthode de contraception (sociale) par le retrait.
Or ce qui est le plus étonnant, c’est que pour débloquer le pays, engoncé dans des crises sur la résolution desquelles personne ne s’accorde, on commence par le bloquer. Il s’agit d’une forme de confinement volontaire. En 2020-2021, on nous a empêchés de sortir de chez nous – à mon avis pour d’excellentes raisons, mais c’est un autre sujet. Cinq ans plus tard, je crois que nous ne sommes toujours pas guéris de ce que nous avons vécu durant la crise du Covid. Les morts, l’angoisse, la solitude, l’impossibilité de nous embrasser durant des funérailles, les contrôles, les attestations nous ont traumatisés. Le principe fondamental de “Bloquons tout” est là : retournons le stigmate du confinement volontaire. Au lieu de le subir, répétons-le, mais comme une promesse de libération. Je ne sais pas si cela fonctionnera. Je ne pense pas non plus que bloquer l’économie pour faire tomber les banques et la grande distribution soit la bonne solution. Reste que l’idée est audacieuse.
Ce ne sont pas les bloqueurs qui ont inventé cette idée, mais Jean-Jacques Rousseau. L’historien des idées Jean Starobinski l’a analysée, sous le nom de “remède dans le mal”, dans ses ouvrages. De quoi s’agit-il ? De “tirer du mal lui-même le remède qui doit le guérir”, écrit Rousseau dans ses Fragments politiques. Si le mal se fait trop intense, la crise devient inévitable. “Le dernier degré de l’inégalité” entraîne ainsi “de nouvelles révolutions [qui] dissolvent tout à fait le gouvernement ou le rapprochent de l’institution légitime” (J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755). Tel est certainement le vœu d’une partie des bloqueurs. Sous une forme moins radicale, le remède dans le mal consiste aussi à tirer des bienfaits de quelque chose qui nous était pénible. Dans sa Lettre à d’Alembert (1758), Rousseau propose ainsi de transformer le théâtre, spectacle artificiel qui sépare des comédiens professionnels et des spectateurs passifs, en fête populaire, à laquelle chacun participe pleinement en restant lui-même. Généraliser le “mal” du théâtre, c’est lui trouver un remède dans la liesse. Dans la même logique, si le confinement devient volontaire, il ne sera plus vécu comme une soumission ou une aliénation, mais au contraire comme une manière de récupérer un peu de son pouvoir d’agir.
Qu’il fasse “floc” ou “pschitt”, le mouvement “Bloquons tout” n’exprime donc pas seulement l’exaspération de la société face au blocage politique et aux difficultés économiques. Il dit aussi que nous n’avons pas encore digéré le seul moment de l’histoire récente où nous étions tous, à nos dépens, sur le même bateau : nos années Covid. »
septembre 202508.09.2025 à 17:00
hschlegel
Les psychédéliques, plus efficaces que les antidépresseurs, la psychanalyse et la philosophie réunis ? C’est ce que suggère l’essayiste Mathilde Ramadier dans Au-delà du moi, paru début septembre (Éditions du Faubourg, 2025), qui mêle le récit de son expérience personnelle au recueil d’une vingtaine de témoignages d’usagers. Ayahuasca, LSD et psilocybine pourraient-ils aider à mieux vivre ?
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AVERTISSEMENT : Au même titre que l’autrice des propos rapportés ci-dessous Mathilde Ramadier, la rédaction de Philosophie magazine rappelle que les substances citées dans cet entretien sont considérées comme stupéfiants en France et dans d’autres pays du monde, et n’incite pas à leur consommation hors d’un cadre légal.
Vous commencez votre ouvrage en affirmant que les psychédéliques classiques ne présentent ni toxicité directe ni dose létale connue, pas plus qu’ils ne provoquent de dépendance physiologique. Pourquoi alors sont-ils interdits dans un pays comme la France ?
Mathilde Ramadier : De fait, ce n’est pas la dangerosité d’une substance psychotrope – c’est-à-dire une substance qui agit sur le système nerveux et peut modifier l’état de conscience – qui permet de la classer parmi les stupéfiants, car il s’agit en réalité d’une question d’ordre politique, économique et culturel. De nombreux chercheurs l’ont établi, comme par exemple le neuro-psycho-pharmacologue britannique David Nutt, grand spécialiste de toutes ces questions. Le café et le tabac, par exemple, sont des psychotropes légaux tandis que le LSD fait partie des psychotropes illégaux, autrement dit des stupéfiants. Mais il y a une grande confusion autour de tout cela quand on parle de drogue : s’agit-il de quelque chose d’illicite ? de quelque chose de toxique ou de dangereux pour la santé ? de quelque chose de puissant ? de quelque chose qui rend dépendant ? Souvent, on ne sait pas très bien de quoi on parle…
“Ces substances ne sont pas dangereuses pour l’organisme et pour la société alors qu’elles sont illégales et perçues collectivement comme les pires des drogues”
Et en ce qui concerne les psychédéliques dont vous parlez dans votre livre ?
Il n’y a pas de toxicité directe mais il existe une toxicité indirecte, quand une substance est associée à d’autres et qu’elle entre en interaction avec elles. Il y a également des contre-indications pour les personnes psychotiques ou bipolaires, et les recherches sont encore en cours en ce qui concerne l’impact sur le fonctionnement du cœur. En revanche, il n’y a pas de dose létale connue pour le LSD et, quant à l’ayahuasca, la dose létale existe mais elle se compte en litres… et je mets au défi quiconque d’en avaler dans de telles quantités alors qu’un petit verre suffit déjà à provoquer de violents vomissements. C’est assez stupéfiant – c’est le cas de le dire – de prendre conscience que ces substances ne sont pas dangereuses pour l’organisme et pour la société alors qu’elles sont illégales et perçues collectivement comme les pires des drogues ! Et moi-même, j’étais très anxieuse dans les semaines qui précédaient ma consommation, même si les chamanes expliquent que le processus s’amorce avant la cérémonie elle-même, ne serait-ce que par la diète qu’il faut suivre en amont. On entre déjà dans une expérience où les perceptions commencent à changer. Les psychologues parleraient plutôt d’anticipation.
Votre sous-titre déclare que les psychédéliques “bousculent” la conscience. Qu’entendez-vous par là ?
Ils induisent un état de conscience différent, modifié, ou plus exactement élargi. Les neurosciences expliquent chimiquement que les psychédéliques font communiquer différentes zones du cerveau, ce qui produit les synesthésies souvent insolites perçues à ce moment-là. La mémoire rencontre la cognition qui elle-même renvoie à des zones plus analytiques, de sorte que se créent des chemins de pensée inédits. Mais ce qui est formidable, c’est que l’on se souvient a posteriori de ces chemins de pensée, qui peuvent donc avoir un effet à long terme. Contrairement à un rêve qui disparaît sous l’effet du refoulement, l’expérience psychédélique est souvent suivie d’une forme de grande lucidité sur ce qu’on vient de vivre. On ne peut certes pas tout expliquer mais on se souvient des visions qu’on a eu, des émotions qu’on a traversées, etc.
“L’expérience psychédélique est souvent suivie d’une forme de grande lucidité sur ce qu’on vient de vivre. Contrairement à un rêve, on se souvient a posteriori de ses pensées et idées, qui peuvent donc avoir un effet à long terme”
Vous écrivez également que “les expériences initiatiques” nous transforment en “philosophes de terrain”, et vous les assimilez à une “expérience socratique”. En quel sens ?
Ce sont des expériences qui nous laissent humbles. Chaque pas qu’on franchit vers le savoir nous montre tout une autre zone inexplorée, dont on ne sait presque rien. Même les chercheurs en neurosciences qui travaillent sur les psychédéliques adoptent une posture d’humilité face à l’étendue de ces phénomènes qui sont, en outre, variables et imprévisibles puisque la même substance produit des effets très différents d’une expérience à l’autre.
Et le chaman, c’est Socrate ?
Non, c’est plus un passeur, un accompagnant, comme dans ces mythologies où un nocher fait traverser le fleuve qui sépare les vivants des morts. Lors de la cérémonie [d’ayahuasca, par exemple], le chaman consomme d’ailleurs souvent le même breuvage – mais à une dose plus modérée – de manière à se trouver à peu près dans le même état de conscience. Il y a des face à face et des échanges de regards, ainsi que des passages très ritualisés, avec un cadre très symbolique qui permet de donner des repères spatiaux très rassurants quand on est dans le chaos, mais il y a peu d’échanges de paroles.
Mais y a-t-il un travail de réflexion ou ne sont-ce que des visions, des sensations ?
Toutes les expériences psychédéliques ne sont pas visionnaires, même si l’on a coutume de les réduire à cela parce que c’est assez spectaculaire avec des fractales, des couleurs, etc. Dans mon cas, les visions n’ont duré que quelques minutes pour une cérémonie qui a duré plusieurs heures, mais j’ai ressenti des changements cognitifs subtils. Je compare cette expérience à une expérience philosophique et maïeutique car on se retrouve en correspondance avec son propre esprit d’une façon inédite, qui ne raisonne pas comme il le fait dans un état de conscience ordinaire. Et si l’expérience n’a pas lieu dans un but récréatif, pour rigoler, il peut tout à fait y avoir un travail derrière – d’autant plus que le plus souvent, on vient là avec une intention, un questionnement, comme cela est nettement ressorti des différents entretiens que j’ai pu mener. Ce qui ne signifie pas que les visions vont répondre à ces attentes. Personnellement, j’ai mis des choses au travail, j’ai décortiqué l’expérience avec une psychologue clinicienne pour interpréter tout cela et cette expérience me nourrit encore, trois ans après…
Comme une sorte de super-rêve ?
Oui, un super-rêve éveillé.
“Toutes les expériences psychédéliques ne sont pas visionnaires, même si l’on a coutume de les réduire à cela parce que c’est assez spectaculaire”
S’agit-il pour autant d’une expérience psychanalytique ? Peut-on considérer qu’on accède sans refoulement à l’inconscient ?
L’inconscient s’y manifeste, assurément, depuis ses couches très profondes, car les mécanismes de défense et les barrières psychiques sautent. D’où la nécessité de faire cette expérience dans un cadre réglementé et thérapeutique, parce qu’on peut se trouver face à des contenus très anciens, à des traumas refoulés qui refont surface. En ce qui me concerne, j’ai eu l’impression d’avoir été confrontée à une peur infantile, archaïque, paroxystique et presque abstraite tant elle était réduite au minimum de signes : une traversée de tunnel, une chute et une paire d’yeux qui me scrutaient et me suivaient du regard. Une sorte de pulsion scopique ravageuse. On a travaillé là-dessus. Savoir que j’ai affronté cela est pour moi une richesse et une force, comme une référence ou une expérience de pensée que je peux mobiliser et avec le recul je me dis que, même si j’ai encore des angoisses dans ma vie, c’est assez plaisant d’avoir visité cette portion primitive de ma constitution…
Vous appelez “psychonautes” ceux qui font l’expérience de psychédéliques, parce qu’ils sont comme des astronautes du psychisme ?
Le terme a été inventé par l’écrivain allemand Ernst Jünger (1895-1998) dans sa correspondance avec le chimiste qui a découvert le LSD Albert Hofmann (1906-2008), et c’est le terme officiel utilisé par cette communauté d’usagers – de même qu’ils utilisent le terme de « phénoménologie » pour dire les différents états d’ébriété dans lesquels les psychédéliques les plongent, autrement dit les différents phénomènes physiques qu’ils leur font ressentir. Et de fait, c’est un véritable voyage, un voyage à la fois lointain, intérieur et partagé. D’ailleurs, l’alcaloïde principal de l’ayahuasca, isolé au XXe siècle et qui porte aujourd’hui le nom de « harmine », avait d’abord été nommé « télépathine ». Pour ma part, je me suis assez peu sentie en communion avec les autres à ce moment-là, à cause probablement de mon petit juge intérieur qui portait un regard parfois critique sur la cérémonie et parce que nous étions beaucoup trop nombreux.
Existe-t-il un fil directeur qui lie cet ouvrage à vos précédents essais, Vivre fluide. Quand les femmes s’émancipent de l’hétérosexualité (Éd. du Faubourg, 2022) et Renouer avec la Terre. Plaidoyer pour un nouveau sublime (Seuil, 2025) ?
Entre Renouer avec la Terre et Au-delà du moi, il y a le lien d’une certaine union « biophile » avec la nature, et de l’exploration de ce lien. Avec Vivre fluide, c’est moins évident, mais dans tous les cas je m’intéresse aux marges, à l’underground, aux luttes sociales aussi. J’aime creuser les sujets émergeants, un peu insolites voire bizarres.
Au-delà du moi. Quand les psychédéliques bousculent la conscience, de Mathilde Ramadier, vient de paraître aux Éditions du Faubourg. 216 p., 18€ en format physique, 9,99€ en version numérique, disponible ici.
septembre 202508.09.2025 à 13:00
hschlegel
Quoi de plus angoissant pour un professeur débutant que de se retrouver pour la première fois devant une classe ? Alex Bruncham, fraîchement certifié en philosophie, nous raconte comment il a réussi à surmonter son trac en découvrant le plaisir d’échanger avec les élèves.
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« Tout va se jouer dans les dix premières minutes. » C’est avec ces mots que mon tuteur m’a laissé devant la porte de ma salle de classe, pour mon premier cours de philosophie. Cette remarque sur le caractère décisif de cette première fois, d’autres enseignants me l’avaient déjà faite : « Tu verras, il faut poser un cadre dès le début », ou encore « le premier cours, c’est une opération séduction, car ils vont se faire un avis sur toi immédiatement ». Autant de conseils de nature à augmenter la pression à propos d’un moment qui sonne comme l’épreuve du feu pour chaque nouveau prof, sans pour autant donner de règle de conduite.
“Au fond, je leur ai dit ce que moi-même j’avais tant aimé entendre à dix-sept ans”
En effet, ce premier cours, nous n’y sommes jamais vraiment préparés. Nous avons bien passé un concours, et pour cela, potassé durant des mois le programme de terminale, revu les auteurs classiques, posé les problèmes canoniques que tout lycéen découvre à ce moment-là : « Être libre, est-ce faire ce que l’on veut ? », « La désobéissance à la loi peut-elle être un devoir ? »… Mais pour le premier cours, pas de recette magique. Il fallait se creuser la tête, tout en sachant très bien que tout ce que je pourrais préparer ne serait qu’un canevas qui pourrait se modifier complètement dans l’instant. Et, effectivement, tout ce que j’avais rigoureusement préparé m’a semblé secondaire par rapport à leurs trente-quatre yeux posés sur moi, exprimant l’attente, la curiosité ou la circonspection. Très vite, il a fallu embrayer, occuper l’espace : « Qu’est-ce que ça vous évoque, la philo ? Des attentes ? Peut-être des craintes ? » Face à leurs timides réponses, j’ai tendu des perches : « Donc, philosophie signifie amour de la sagesse… Qu’est-ce qu’est, pour vous, la sagesse ? Est-ce qu’il suffit de savoir pour être sage ? » Puis, progressivement, le dialogue s’est installé, et nous avons commencé à réfléchir, à notre niveau, à cette question abyssale : qu’est-ce que la philosophie ? On nous avait pourtant formellement déconseillé de commencer par un tel cours. Les consignes de nos formateurs étaient plutôt d’éviter ce fameux cours d’introduction à la philosophie, à cause de l’étendue du problème posé et du risque de perdre immédiatement nos élèves. Mais en même temps, comment commencer à enseigner une matière complètement nouvelle sans en dire deux mots ? A fortiori quand cette matière consiste en une manière de réfléchir et de poser des problèmes si différente du reste de ce que l’on apprend à l’école ?
“À l’angoisse du ‘blanc’ s’est substituée l’angoisse d’avoir le temps de tout dire comme prévu et de répondre à leurs nombreuses demandes”
En préparant ce cours, j’avais en tête mon premier cours de philo en tant que lycéen, lorsque j’étais en terminale. Je me souviens des mots de ma prof qui sonnaient pour moi comme la promesse d’un terrain complètement nouveau : il était question de penser contre soi-même, de critiquer ses préjugés, d’apprendre à désapprendre… Cela m’avait tellement emballé que je n’ai pas pu m’empêcher de faire une entorse aux consignes. Mais alors, comment s’y prendre pour leur donner envie, en une heure de temps, d’apprendre à philosopher ? Ne sachant pas vraiment comment faire, je leur ai dit ce qui me paraissait justifier ma présence face à eux. Suis-je là pour leur enseigner des vérités certaines ? Vais-je leur donner la recette secrète du bonheur, de la liberté ? Non, bien sûr : je suis là pour qu’ils se posent des questions. Pour qu’ils se prennent la tête. Pour qu’ils voient que les choses qu’ils se disent souvent sur la justice, sur la morale, sur le travail sont peut-être plus compliquées qu’il ne le semble. Au fond, je leur ai dit ce que moi-même j’avais tant aimé entendre à dix-sept ans, et ce qui ensuite m’a donné envie, à mon tour, de devenir prof de philo : nous ne sommes pas là pour apprendre la philosophie, mais pour apprendre à philosopher. À réfléchir différemment, à penser contre nos habitudes. N’est-ce pas enthousiasmant ? Avec Alain, je leur ai dit qu’on allait apprendre à dire non. Avec Russell, qu’on allait se poser des problèmes plutôt qu’adopter des réponses définitives. Avec Foucault, qu’il ne s’agissait pas de découvrir un ordre caché, mais d’apprendre à regarder autrement ce qu’on a sous les yeux et que pourtant on ne voit pas. Je leur ai dit ce qui me paraissait essentiel pour leur donner envie de revenir.
J’ai ainsi vite compris que l’on se fait toujours une fausse idée des problèmes qui nous attendent : à l’angoisse du « blanc » s’est substituée l’angoisse d’avoir le temps de tout dire comme prévu, et la peur d’une classe silencieuse s’est changée en enjeu d’accueillir leur parole et de répondre à leurs nombreuses demandes. Autant de défis qui me donnent, à moi, envie d’y retourner.
septembre 202508.09.2025 à 08:00
nfoiry
On nous répète que la curiosité est un vilain défaut, mais on nous dit aussi que c'est bien d'être curieux… Alors, comment s'y retrouver ? Dans notre nouveau numéro, nous vous proposons de découvrir les réponses étonnantes et profondes d’enfants à cette question. Puis, Chiara Pastorini, spécialiste de philosophie avec les enfants, vous donne les clés pour aborder le sujet avec eux.
septembre 202507.09.2025 à 15:00
hschlegel
À l’occasion de l’exposition que la Fondation Giacometti consacre à la relation du sculpteur avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, nous vous proposons de (re)découvrir le regard lumineux que le philosophe porta sur cette œuvre. Ébloui par ces silhouettes de bronze et de plâtre en mouvement, Sartre crédite l’artiste d’avoir résolu le problème immémorial de la sculpture : inscrire dans la matière inerte le jaillissement incessant du corps et de la conscience humaine.
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Une rencontre sous le signe de l’intégritéC’est à l’approche de la guerre, au moment où il travaille à son grand œuvre L’Être et le Néant (1943), que Sartre fait la rencontre d’Alberto Giacometti. Difficile de dater exactement cet événement : 1939 selon le biographe James Lord, 1941 selon Simone de Beauvoir, qui raconte la rencontre dans La Force de l’âge (1960).
“Nous étions particulièrement intrigués par un homme au beau visage raboteux, à la chevelure hirsute, aux yeux avides, qui vagabondait toutes les nuits sur le trottoir, en solitaire, ou accompagné d’une très jolie femme ; il avait l’air à la fois solide comme un rocher et plus libre qu’un elfe”
Simone de Beauvoir, La Force de l’âge (1960)
La philosophe évoque encore « son beau visage minéral, la broussaille de ses cheveux, ses allures de rôdeur », et ajoute, charmée par cette figure de marginal : « Nous savions qu’il ne faut pas se fier aux apparences et celle-ci avait trop de séduction pour que nous ne la supposions pas décevante. » Finalement, la première véritable rencontre sera tout sauf une déception. Beauvoir trouve l’homme d’une grande intelligence :
“Il en avait à revendre et de la meilleure espèce : celle qui colle à la réalité et lui arrache son vrai sens. Jamais il ne se contentait d’un on-dit, d’un à-peu-près ; il allait droit aux choses et les assiégeait avec une infinie patience ; parfois, il jouait de bonheur et les retournait comme un gant. Tout l’intéressait : la curiosité était la forme que prenait son amour passionné de la vie”
Simone de Beauvoir, ibid.
Au-delà de l’homme, Beauvoir sera fascinée par le travail plastique de Giacometti. « Comme artiste je l’admire énormément, il n’y a pas de sculpture moderne supérieure à la sienne, et puis il travaille avec une telle pureté, une telle patience, une telle force ! », écrit-elle dans une lettre à Nelson Algren. Le mode de vie du sculpteur la laisse toutefois plus dubitative :
“[Il vit] très pauvrement, ne quittant pas ses vêtements sales ; je dois d’ailleurs dire qu’il a l’air d’aimer la saleté : prendre un bain, c’est pour lui une affaire. Hier j’ai visité sa maison, elle est à faire peur. Dans un charmant petit jardin oublié, il a un atelier, submergé de plâtre, et il vit à côté dans une sorte de hangar, vaste et froid, dépourvu de meubles comme de provisions, des murs nus et un plafond. Comme il y a des trous dans le plafond, il a disposé sur le plancher, pour recueillir la pluie, des pots et des boîtes eux-mêmes percés ! Il s’acharne des quinze heures de suite, surtout la nuit, et ne sort jamais sans que ses vêtements, ses mains et sa riche et crasseuse chevelure ne soient couverts de plâtre ; le froid, ses mains gelées, il s’en fiche, il travaille”
Simone de Beauvoir, lettre à Nelson Algren datée du 5 novembre 1947
Cela n’enlève rien, pour Beauvoir, au génie de l’artiste – n’est-ce pas la preuve de l’intégrité d’un homme qui a « tourné le dos aux snobs », aux mondanités, pour se consacrer à son art ?
Sartre est tout aussi fasciné par les oeuvres de Giacometti. Il acceptera d’ailleurs d’écrire la préface – « La recherche de l’absolu » – au catalogue de l’exposition que lui consacre la Pierre Matisse Gallery de New York du 19 janvier au 14 février 1948. Également paru dans la revue Les Temps modernes en janvier 1948, « La recherche de l’absolu » sera repris dans Situations, III.
L’intériorité et l’extérioritéPour Sartre, tout le travail plastique de Giacometti gravite autour d’un « problème unique qu’il faut résoudre : comment faire un homme avec de la pierre sans le pétrifier ? » Comment figurer, dans la matière, dans l’extériorité, dans l’espace, l’unité intérieure, indivise d’une vie consciente ? Tel est le paradoxe : l’écart entre « la matière et le modèle », « impossible à combler », que Giacometti veut pourtant contracter. L’espace est écartelé, il se divise sans fin en parties disjointes, qui se mesurent les unes aux autres. Giacometti éprouve une angoisse face à cet « infini de la divisibilité ; dans l’espace, […] il y a trop. Ce trop, c’est la pure et simple coexistence de parties juxtaposées ». Toujours, la divisibilité introduit, entre les choses, une distance, si bien qu’il n’y a pas de « contact réel entre les choses » dans l’espace. Au contraire, « il n’y a rien de trop dans l’homme vivant, parce que tout y est fonction ». L’homme n’est pas, pour lui-même, un agrégat de membres et de facultés. C’est un tout vivant : « De l’arbre, je peux isoler cette branche qui se balance ; de l’homme, jamais un bras qui se lève, un poing qui se ferme. L’homme lève le bras, l’homme crispe le poing, l’homme est l’unité indissoluble et la source absolue de ses mouvements. »
“Depuis trois mille ans, on ne sculpte que des cadavres” Jean-Paul Sartre
Le modèle du sculpteur, c’est la personne en tant que telle qui ne se laisse « jamais séparer ni localiser », qui « parle avec tout son corps » ; c’est l’homme, le « seul être qui peut toucher les autres êtres » authentiquement, d’un toucher absolu dont aucune chose n’est capable. Mais comment faire affleurer cette simplicité dans la surabondance de l’être ? Comment figurer cet homme lui-même dans la matière, « simple grumeau d’espace » ? Comment rendre, dans cet espace, l’intrication intime, la solidarité inextricable entre les différentes dimensions d’une vie consciente ? Comment le sculpteur, qui travaille avec la matière, peut-il vaincre le « cancer de l’Être, qui ronge tout » ? L’articulation mystérieuse de ces deux dimensions indissociables mais irréductibles, de l’en-soi et du pour-soi, au cœur de L’Être et le Néant, est le fil rouge du travail de l’artiste pour Sartre. « Il faut qu’il inscrive le mouvement dans la totale immobilité, l’unité dans la multiplicité infinie, l’absolu dans la relativité pure, l’avenir dans le présent éternel, le bavardage des signes dans le silence obstiné des choses. » Le sculpteur doit « se faire tout entier étendue pour que, du fond de l’étendue, toute une statue d’homme puisse jaillir ».
L’échec de la sculpture enfin dépasséSelon Sartre, la sculpture n’a jamais atteint cet objectif jusqu’à Giacometti. « Depuis trois mille ans, on ne sculpte que des cadavres. » Sartre l’explique par une confusion quant au travail des sculpteurs : « Parce qu’ils travaillaient dans un espace à trois dimensions sur un vrai bloc de marbre et quoique le produit de leur art fût un homme imaginaire, ils pensaient le produire dans une étendue réelle. Cette confusion de deux espaces », l’espace imaginaire et l’espace physique, « a eu de curieux résultats : en premier lieu, lorsqu’ils sculptaient d’après nature, au lieu de rendre ce qu’ils voyaient – c’est-à-dire un modèle à dix pas – ils figuraient dans la glaise ce qui était – c’est-à-dire le modèle en lui-même », afin que la sculpture produise, sur l’œil du spectateur, le même effet que le modèle sur celui du sculpteur. Ainsi, le sculpteur classique « ne fait pas ce qu’il voit » : il se rapproche de la chose, la sculpte « à un mètre » pour qu’elle apparaisse « à vingt mètres » du visiteur. Il cherche, en réalité, à s’approcher de la chose jusqu’à atteindre un point de coïncidence où il parviendrait à une saisie absolue de l’être en soi plutôt que l’apparence. Le sculpteur, en somme, « croit pouvoir éliminer son propre regard et sculpter en l’homme la nature humaine sans les hommes » ; il croit pouvoir former dans la matière cette figure libérée de tout point de vue.
“Si je rendais véritablement une tête telle qu’elle est, cela voudrait dire que l’on peut dominer la réalité, ce serait la connaissance absolue. La vie s’arrêterait” Alberto Giacometti
C’est là l’impasse, pour Sartre : l’œil de l’artiste n’est jamais assez proche pour épuiser la surabondance de la matière à laquelle il est rivé. Le résultat paradoxal de sa démarche est in fine que le sculpteur « se décharge sur le visiteur du soin d’animer ces simulacres inertes ». « Ce chercheur d’absolu finit par faire dépendre son œuvre de la relativité des points de vue qu’on prend sur elle » : son ouvrage est abandonné au regard du spectateur qui, s’avançant ou se reculant, vers la droite ou la gauche, découvre ou perd de vue les différentes parties de la statue. Bref, la sculpture a jusqu’ici échoué. Il fallait donc, pour Sartre, « repartir de zéro », car le sculpteur classique s’égare sur le sens de sa tâche : ce n’est pas l’être en soi qu’il s’agit de montrer, d’imiter, de représenter dans son fourmillement de détails ; c’est le pour soi vivant tel qu’il apparaît. Autrui surgit certes, à distance de moi, à travers la matière, mais il n’est pas à proprement parler, en tant que tel, une chose posée dans l’espace physique : il se tient dans un espace que Sartre qualifie d’imaginaire. La distance de moi à autrui, dans cet espace intersubjectif, n’est pas distance physique variable : c’est une « distance absolue » – écart irréductible entre consciences incommensurables. Comme le note Sartre, « l’homme possède aux yeux des autres hommes des dimensions absolues » : « S’il s’éloigne, je ne vois pas qu’il rapetisse, mais ses qualités se condensent, c’est sa “tournure” qui demeure ; s’il se rapproche, il ne grandit pas : ses qualités s’épanouissent. »
Distance absolueC’est cette distance absolue que Giacometti donne à voir, en renonçant à sculpter l’être. « Si je rendais véritablement une tête telle qu’elle est, cela voudrait dire que l’on peut dominer la réalité, ce serait la connaissance absolue. La vie s’arrêterait », écrit l’artiste qui cherche, sans relâche, la « ressemblance » : non pas la représentation naturaliste de l’objet, mais la capture de la manière de l’apparition. « Ce qui m’intéresse […] c’est la ressemblance, c’est-à-dire ce qui pour moi est la ressemblance : ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur. » Les statues de Giacometti conservent, note Sartre, une « distance respectueuse ». S’approcher ou reculer d’elles ne change rien : l’artiste « crée sa figure “à dix pas”, “à vingt pas” et, quoi que vous fassiez, elle y reste. […] N’espérez pas que cette poitrine s’épanouisse à mesure que vous avancez sur elle : elle ne changera pas et vous aurez en marchant l’étrange impression de piétiner. […] Son rapport à vous ne dépend plus de votre rapport au bloc de plâtre : l’art est libéré. » Quelle que soit la position du spectateur, c’est toujours l’unité indivise de la personne, de l’Autre, qui se montre dans les œuvres de Giacometti :
“Ces personnages qui sont tout entiers et d’un coup ce qu’ils sont ne se laissent ni apprendre, ni observer. […] Dès que je les vois, je les sais, ils jaillissent dans mon champ visuel comme une idée dans mon esprit, l’idée seule possède cette immédiate translucidité, l’idée seule est d’un coup tout ce qu’elle est. […] cette femme qui marche a l’indivisibilité d’une idée, d’un sentiment ; elle n’a pas de parties parce qu’elle se livre toute à la fois”
Jean-Paul Sartre, « La recherche de l’absolu » (1948)
De cette manière, Alberto Giacometti est parvenu à restituer « aux statues un espace imaginaire et sans parties. En acceptant d’emblée la relativité, il a trouvé l’absolu. […] Avant lui on croyait sculpter de l’être et cet absolu s’effondrait en une infinité d’apparences. Il a choisi de sculpter l’apparence située et il s’est révélé que par elle on atteignait à l’absolu. » Non pas l’absolu d’une essence délivrée du regard : l’absolu de la présence de l’autre homme qui apparaît. Chaque statue de Giacometti « nous découvre l’homme tel qu’on le voit, tel qu’il est pour d’autres hommes, tel qu’il surgit dans un milieu interhumain, […] à distance d’homme ; chacune nous livre cette vérité que l’homme n’est pas d’abord pour être vu par après, mais qu’il est l’être dont l’essence est d’exister pour autrui. »
Fragile matérialitéAutre trait inédit de la sculpture de Giacometti, selon Sartre : la matérialité des corps est réduite à un presque rien : « Sculpter, pour [Giacometti], c’est dégraisser l’espace, c’est le comprimer pour lui faire égoutter toute son extériorité. » La matière, dans cette compression, est comme mise entre parenthèse – là où elle envahissait la sculpture classique, au point que « les propriétés de l’espace vrai [recouvraient] et masquent celles de l’espace imaginaire », au point que « la divisibilité réelle du marbre [détruisait] l’indivisibilité du personnage ».
“Giacometti a choisi de sculpter l’apparence située et il s’est révélé que par elle on atteignait à l’absolu” Jean-Paul Sartre
Cette matière qu’il façonne, Giacometti la veut la moins consistante possible : il rejette le marbre, « n’aime pas la résistance de la pierre qui ralentirait ses mouvements » : « L’éternité de la pierre est synonyme d’inertie ; c’est un présent figé pour toujours. » Or, dit Sartre, « Giacometti ne parle jamais d’éternité, n’y pense jamais ». Par conséquent, « il s’est choisi une matière sans poids, la plus ductile, la plus périssable, la plus spirituelle : le plâtre », dont la plasticité peut devenir « l’envers impalpable de ses mouvements » vivants. Les œuvres de plâtre de Giacometti ont une évidente précarité – une « grâce inouïe de sembler périssables » qui en font la beauté. « Jamais la matière ne fut moins éternelle, plus fragile, plus près d’être humaine » : la glaise fébrile est transie de cette mortalité qui hante la conscience.
Donner à voir la silhouette de la liberté humaine en marcheTout l’effort du sculpteur consiste à « se situer au commencement du monde » : à revenir à cette vie de la conscience qui s’anime dans les « longue[s] silhouette[s] indistincte[s] qui marche[nt] à l’horizon », dans lesquelles se dévoile la liberté de « l’homme, commencement premier, source absolue du geste ». Pour Sartre, « Giacometti a su donner à sa matière la seule unité vraiment humaine : l’unité de l’acte ». Sa sculpture esquisse des mouvements libres qui « ne ressemblent pas à ceux des choses », enchâssés dans la toile des causes et effets qui organisent l’être – des mouvements qui « émanent de [l’homme] comme des commencements premiers » et « dessinent dans les airs un avenir léger ». Sculpteur de mouvement, Giacometti est encore sculpteur d’expressions. Il est infiniment « sensible à la magie des visages et des gestes » tout à la fois.
“Mordre sur la réalité” : créer pour se défendreBref, mieux que quiconque pour Sartre, Giacometti a montré que, peut-être, la sculpture au sens authentique était possible : qu’elle pouvait « à mi-chemin entre le néant et l’être » tenter de figurer l’homme dans sa nudité. Cela dit, figurer cette vie de la conscience dans la matière demeure un horizon insaisissable, inattingible, qui ne cesse de se dérober, comme se dérobe l’intériorité fuyante dans les linéaments de l’extériorité. Les efforts de Giacometti sont incessants et souvent déçus : l’impossibilité de la tâche qu’il s’est assignée le plonge fréquemment dans le désespoir. Il détruit ses essais et recommence. Il reprend, retouche : « Une sculpture “finie” serait par nature inachevée, infidèle au modèle, puisqu’elle ne suivrait pas ce mouvement de la vie… », écrit-il.
“[Avec le plâtre de Giacometti] jamais la matière ne fut moins éternelle, plus fragile, plus près d’être humaine” Jean-Paul Sartre
On le voit, c’est un éloge vibrant que Sartre fait de Giacometti. Le philosophe consacrera un autre texte à son ami, « Les peintures de Giacometti », à l’occasion d’une exposition à la galerie Maeght en 1954. Les deux hommes finiront cependant par se brouiller, après la parution des Mots (1963). Sartre y relate cette anecdote :
“Il y a plus de vingt ans, un soir qu’il traversait la place d’Italie, Giacometti fut renversé par une auto. Blessé, la jambe tordue, dans l’évanouissement lucide où il était tombé il ressentit d’abord une espèce de joie. ‘Enfin quelque chose m’arrive !’ Je connais son radicalisme : il attendait le pire ; cette vie qu’il aimait au point de n’en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard : ‘Donc, se disait-il, je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n’étais fait pour rien.’ Ce qui l’exaltait, c’était l’ordre menaçant des causes tout à coup démasqué et de fixer sur les lumières de la ville, sur les hommes, sur son propre corps plaqué dans la boue le regard pétrifiant d’un cataclysme : pour un sculpteur le règne minéral n’est jamais loin. J’admire cette volonté de tout accueillir. Si l’on aime les surprises il faut les aimer jusque-là, jusqu’à ces rares fulgurations qui révèlent aux amateurs que la terre n’est pas faite pour eux”
Jean-Paul Sartre, Les Mots (1963)
Giacometti juge que Sartre a largement déformé ses propos, et il ne lui pardonnera pas. N’en demeure pas moins que la pensée existentialiste continuera longtemps d’influencer son travail. On le ressent, souvent, dans ses écrits : « Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible. »
L’exposition « Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu » se tient jusqu’au 12 octobre 2025 à l’Institut Giacometti, dans le XIVe arrondissement de Paris. Plus d’informations et billetterie en ligne sur le site de la Fondation Giacometti.
septembre 202507.09.2025 à 08:00
nfoiry
Il en fait des histoires, Emmanuel Carrère ! Dans son nouveau livre Kohlkoze – en lice pour le prix Goncourt –, il retrace l'histoire de sa famille maternelle tout en l'éclairant d'un jour nouveau. Une façon de tisser sa propre histoire ? Réponse de Michel Eltchaninoff dans notre nouveau numéro.
septembre 202506.09.2025 à 15:00
hschlegel
En quelques films marquants, Grave, Titane et Alpha pour Ducournau, et Revenge et The Substance pour Fargeat, les deux réalisatrices se sont imposées comme des figures incontournables du cinéma contemporain. Pour Valentin Husson, cela tient à la place inédite qu’elles ont su faire au corps. Il nous propose de parcourir leurs films sous l’œil de Descartes, Spinoza et Heidegger.
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Le cinéma montre plus qu’il ne dit. C’est en cela qu’il n’est ni théâtre ni opéra. Il montre la vérité des émotions, des caractères, d’une histoire vécue – qu’elle soit collective ou individuelle. Pour cela, un cinéaste n’a pas nécessairement besoin de raconter une histoire. La narration compte moins que la monstration. Cette dernière est l’acte de montrer, d’exposer à la vue. Cette ostension, dans le cinéma d’horreur ou fantastique, est ostentatoire. Cela n’a rien de péjoratif : c’est son essence même. La monstration vise à présenter, dans pareil cas, la cruauté de l’existence, sa brutalité. Cruauté vient de cruor : le sang. Ce qui est cru, cinématographiquement, est sanguinolent. Le cinéma de Julia Ducournau et de Coralie Fargeat vise cette cruelle monstration, cette exposition du monstre dans sa crudité. Car monstre, montrer, monstration sont un seul et même mot.
“Monstre, montrer, monstration sont un seul et même mot”
Sans doute est-ce cela le point commun de leurs différents longs-métrages : Grave (2016), Titane (2021), et Alpha (2025) de Julia Ducournau ; Revenge (2017) et The Substance (2024) de Coralie Fargeat. On connaît la sentence de Godard : « La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. » Ducournau et Fargeat, c’est 24 fois la monstration d’une vérité crue par seconde, 24 fois l’étalage cruel d’une vérité monstrueuse. Si monstrueuse que personne ne veut la voir.
Ton corps n’est pas à toi : concurrence féminine et réappropriation du corpsDans le film The Substance, Elisabeth Sparkle (jouée par Demi Moore) est une star de la télé, virée à 50 ans parce qu’ayant dépassé la date limite du fantasme qu’elle incarnait. C’est à ce moment-là qu’on lui propose une solution miracle, « la substance », qui, une fois injectée, lui permettra de se dédoubler, de faire naître un clone d’elle-même plus parfait, plus jeune. Une meilleure version d’elle-même, comme on dit aujourd’hui. Le deal est simple : pour que l’expérience se passe au mieux, elle doit être une semaine l’une et une semaine l’autre. Même si elles sont deux personnes, le protocole rappelle qu’elles ne font qu’un. Elle s’injecte la substance ; la division cellulaire a lieu. Une autre femme sort d’elle en laissant l’exuvie de son corps flétri et vieilli derrière soi. La nouvelle Elisabeth s’appelle Sue (jouée par Margaret Qualley), elle est belle, ses seins tiennent fièrement, ses fesses sont fermes ; la peau est lisse, la cuisse et le ventre tendus. Sue la remplace à la télé, devient une star parmi les stars. Cette transformation nécessite toutefois l’injection d’un liquide stabilisateur obtenu par une ponction lombaire dans le corps d’Elisabeth. Mais Sue ne veut plus redevenir Elisabeth. Dès lors, elle en ponctionne qu’il n’en faut. Plus Sue maintient sa jeunesse, plus Elisabeth vieillit. Lorsque la première redevient la seconde, elle se réincarne en un corps encore plus dégradé qu’il ne l’était. Elisabeth est désormais grabataire. Elle paraît avoir 90, 100 ans. Elle veut mettre fin à l’expérience, injecte un produit pour la stopper, ne va pas jusqu’au bout, Sue se réveille. Elles coexistent toutes les deux et vont désormais jusqu’à s’entretuer.
“Faut-il que le corps meure pour revivre à nouveau ?”
Le film est complexe et fait de nombreuses références au genre du « body horror » : à La Mouche (1986) de David Cronenberg, mais à Elephant Man (1980) de David Lynch aussi. Un Portrait de Dorian Gray au féminin, en somme. Coralie Fargeat ne montre pas le corps humain en général, mais le rapport que la femme a à son propre corps, étant entendu que son corps ne lui appartient pas, mais appartient à la société, qui lui intime d’être toujours beau et désirable. C’est un film qui questionne tout encore la difficultueuse sororité qui se transforme le plus souvent en une agressivité entre les femmes, mises en concurrence sur le marché du désir.
Son premier long-métrage, Revenge, traite aussi de ce rapport au corps. L’héroïne, Jennifer (Matilda Lutz), se fait violer lors d’un séjour avec trois riches amis français. Ceux-là la laissent pour morte après l’avoir jetée d’une falaise. Empalée sur une branche d’arbre, elle se réveille. Revient à la vie. Ressuscite. C’est en tous les cas ce que montre Fargeat : une renaissance du corps, tel un phénix (qui est un symbole récurrent du film). Jennifer en vient à se réapproprier son corps par la vengeance. Se mettant à la poursuite de ses bourreaux, elle les tue un par un. Comme s’il fallait que son enveloppe physique meure pour qu’elle revive à nouveau.
Le corps, ce grand dérangementToute l’œuvre de Ducournau met également en scène cette complexité du rapport à soi. Dans Grave, Justine (Garance Marillier) complexe de son corps d’adolescente qui change et se transforme. Jeune étudiante vétérinaire, elle est bizutée et doit manger le rein d’un cheval. S’ensuit une mutation radicale où elle devient cannibale, assoiffée de sang et de chair humaine. Et c’est vrai que ça bouffe le corps, ça nous bouffe, et ça nous ronge de l’intérieur, jusqu’à se ronger les sangs, jusqu’à ne plus savoir quoi en faire de cette charnelle tunique de Nessus qui nous empoisonne la vie.
Le corps est ce grand dérangement que les femmes connaissent, non pas simplement par leurs menstruations, que Ducournau filme pour un sens dans Grave (avec un clin d’œil à Carrie, réalisé par Brian de Palma en 1976), mais encore par la grossesse, telle qu’elle est représentée dans Titane. Une grossesse que le personnage d’Alexia (Agathe Rousselle) vit comme un changement qui lui est quasiment extérieur et qui l’aliène. Quelque chose se passe en elle, à son corps défendant. Elle est grosse d’un être de métal. D’où vient-il ? Qu’est-il ? L’enfant est moi sans être moi. « L’enfant est un étranger (Isaïe 49) [...]. C’est moi étranger à soi », résume Emmanuel Levinas dans Totalité et Infini (1961). Il est ma continuité et ma discontinuité. Le même et l’autre. Inévitablement, il est de l’ordre d’un Alien (pensons à la fameuse scène où Sigourney Weaver, dans le film éponyme de Ridley Scott en 1979, accouche d’un monstre), d’une aliénation familière et familiale.
“Le corps peut être une hantise, où l’on projette peur, stupeur, pétrification”
C’est ce lien familier et familial, quasi toxique, qui est montré dans Alpha : la mère de famille s’approprie le corps de sa fille, dont elle a peur qu’elle ait contracté le sida, après sa rentrée d’une fête tatouée sur le bras d’un mystérieux « A ». L’aiguille n’était pas propre, peut-être contaminée ? La mère est médecin et fait subir des tests à sa fille pour s’assurer qu’elle n’est pas séropositive. Ainsi voit-elle revenir le fantôme de son frère – Amin, incarné par Tahar Rahim – toxicomane, mort des suites du sida et qu’elle n’a pu sauver. Amin devient Alpha, et inversement. Le « A » tatoué est le symbole de cette confusion. Il devient une hantise, celle d’un corps malade pour lequel le médecin ne peut rien faire. C’est ainsi que les corps des malades admis à l’hôpital deviennent des statues de marbre. Ils sont pétrifiés comme l’est cette mère pour sa fille en qui elle voit son frère décédé. Elle projette sa peur, sa stupeur, sa pétrification. La sauvagerie maternelle, pensée par Anne Dufourmantelle, est à son comble : l’amour d’une mère pourrit l’existence de son enfant et lui vole quelque chose de sa vie par cette aliénation parentale même.
Le corps désaccordéCette vérité monstrueuse du cinéma du Ducournau et Fargeat est donc celle d’un corps désaccordé d’avec soi. Il est moi sans être moi. Ce corps supplicié nous hante tel un fantôme. Nous sommes faits de chair et d’os, et cette chair est le plus souvent vécue comme un « sac d’os », comme quelque chose d’encombrant – substance étendue détestée et dégoûtante que l’on tente, par des régimes ou des séances de sport, de sculpter à notre image, c’est-à-dire à l’image d’une société nous vendant son canon de beauté du moment. C’est le paradoxe : plus on prend soin de notre corps, plus on en est dépossédé. On le cède, de ce fait, à la société et à ce qu’elle exige de nous. Ce qui vaut à l’inverse : plus on le détruit, moins il nous appartient.
“Plus on prend soin de notre corps, plus on en est dépossédé”
Notre corps, de fait, nous est étranger : le viol de Jennifer dans Revenge est un vol de celui-ci ; le corps de Justine dans Grave change malgré elle en devenant cannibale ; celui d’Alexia dans Titane se transforme en étant enceinte d’une boule de métal ; celui de Demi Moore dans The Substance est dérobé par Sue ; et Alpha voit le sien contrôlé par sa mère médecin. Tous ces corps nous rappellent que si l’on est son corps, on ne l’a pas. Exister, c’est être exproprié. Chose que Heidegger ne cesse de clamer dans ses Beiträge zur Philosophie (Apports à la philosophie, 1936-38), comme Jean-Luc Nancy dans Corpus (1992) après lui. Variation éternelle autour du Phédon de Platon, où celui-ci soutient que « le corps est le tombeau de l’âme ». Le tatouage, si à la mode, n’est qu’une tentative de réappropriation de celui-ci. L’homophonie, totalement contingente, en français, de tatou qui s’entend comme « t’as tout », est parlante. Mon corps – le plus souvent – je ne l’ai pas, je le hais. Vérité ô combien féminine, et féministe chez Fargeat et Ducournau, mais qui s’étend au corps générique de l’être humain. C’est cela l’horreur de la condition humaine, le fameux body horror.
« Nous ne savons pas ce que peut un corps », écrit Spinoza dans l’Éthique (1677). Nous ne savons pas même si nous sommes ce corps ou si nous l’avons. La substance étendue de Descartes devient une substance pesante. Pire encore, elle est fondamentalement une substance distendue. Chose dilatée, gonflée, vieillie, pendante, dégoulinante de peau flétrie ou de graisse, qu’on aimerait rajeunir, tonifier, raffermir, par une substance miracle qui en ferait une chose tendue, plus qu’étendue. « Mon corps m’appartient », c’était le slogan en Mai-68 du MLF. Le féminisme de Ducournau et Fargeat affirme l’inverse : mon corps ne m’appartient pas, ou plus. La société, les hommes, et même la cruauté des femmes entre elles, nous en dépossèdent. Cette vérité cruelle ne rend pas caduque la première, mais la réaffirme avec force comme son horizon indépassable.
Pour la première fois de ma vie, j’assiste à un cinéma en train de se faire, de se créer. De prendre corps. Et rien n’est plus exaltant et passionnant.
septembre 202506.09.2025 à 08:00
nfoiry
Dans notre nouveau numéro, nous vous proposons une expérience exceptionnelle : nous avons invité le philosophe Vincent Descombes à éprouver les capacités d’un système d’intelligence artificielle en les faisant dialoguer sur le concept d’identité. Et, tel Socrate, c’est par le questionnement que le penseur a poussé celui qu’il appelle l’« automate » dans ses derniers retranchements.
septembre 2025