22.11.2025 à 06:00
nfoiry
Dans un essai en forme de journal, Johann Margulies, philosophe et ingénieur, relate son expérience de l’encéphalomyélite myalgique. En faisant partager son combat pour nommer et faire reconnaître cette maladie de l’épuisement, il donne des armes à tous ceux qui sont touchés par une souffrance qui les retranche de leurs semblables. Dans notre nouveau numéro, Clara Degiovanni vous présente ce livre de combat.
novembre 202521.11.2025 à 21:00
hschlegel
Alerte : les zombies débarquent ! Et ils sont… gentils. Abominablement gentils. Jusqu’à former une dystopie mondiale étouffante de bienveillance et de bons sentiments, éliminant ainsi ce qui fait le sel de l’existence : les expériences négatives. Voilà l’argument de Pluribus, la nouvelle série de Vince Gilligan (Breaking Bad, Better Call Saul).
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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« Le créateur de Breaking Bad et de Better Call Saul Vince Gilligan fait son grand retour avec Pluribus, une série qui titille à nouveau notre rapport au bien et au mal. Un virus extraterrestre transforme les êtres humains en zombies d’un genre particulier : loin de dévorer les viscères, ils deviennent des monstres... de bienveillance. Mots compassés, obsession du bien-être, ces zombies trop gentils forment une conscience collective unique, parfaitement interconnectée. Un paradis sur terre ? Pas si vite... Car onze personnes échappent à ce syndrome, dont Carol Sturka (Rhea Seehorn), romancière dont la femme meurt au cours de l’invasion. Craignant de voir sa subjectivité diluée dans ce grand Tout lénifiant, Carol tente de rallier les autres “rescapés” pour sauver l’humanité. Mais de quoi précisément ? Difficile de justifier une lutte contre un système qui ne jure que par le bonheur et la vertu... D’emblée, Pluribus évoque The Good Place, autre série qui montre que l’enfer est pavé de bonnes intentions : maximiser le bonheur d’autrui, comme le veut la pensée utilitariste, cela suppose d’écraser les expériences négatives qui donnent pourtant leur sens à l’existence. La série croise cette inquiétude avec une réflexion plus novatrice sur l’IA. Car cette conscience indifférenciée, à l’altruisme insupportablement intrusif, fait bien penser à ChatGPT. Ces zombies professent un bonheur algorithmique composé de phrases toutes faites, d’empathie feinte et au fond, totalitaire, puisqu’il est impossible de s’y soustraire. Dans son essai L’Éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (Gallimard, 2007), Ruwen Ogien mettait en garde contre ce genre de paternalisme moral :
“Il n’y a aucune raison de laisser à la philosophie morale le douteux privilège de pontifier sur ce qu’est une ‘vie réussie’ [...] et de prétendre savoir ce qui est bien pour les autres sans tenir compte de leur avis, en développant, par exemple, des théories ‘perfectionnistes’ fondées sur l’idée qu’il existerait une forme d’excellence humaine dont ces théories détiendraient les critères.”
Mieux vaut être malheureux à sa manière qu’heureux à la manière de tout le monde. »
Pluribus, série de Vince Gilligan, avec Rhea Seehorn et Miriam Shor. À voir sur Apple TV.
novembre 202521.11.2025 à 17:00
hschlegel
Quand l’auteur du Petit Traité des grandes vertus se penche sur les vices, il rebat les cartes. Adepte assumé de la luxure et de la gourmandise, André Comte-Sponville n’en dénonce pas moins l’égoïsme, la cruauté, le fanatisme ou la veulerie. Et propose une morale sans Dieu pour notre époque. Un entretien à retrouver dans notre nouveau hors-série disponible en kiosque, « Petit traité des vices à l’usage des honnêtes gens » !
novembre 202521.11.2025 à 06:00
nfoiry
Avec leur livre de dialogue Éloges du dépassement, le spationaute Thomas Pesquet et le philosophe des sciences Étienne Klein ne se se présentent pas en surhommes tutoyant les étoiles et devisant sur notre misère trop humaine. Ils insistent sur les aspects les plus concrets de leur vécu… et du nôtre. Une conversation réconciliant la science et la vie que vous présente Michel Eltchaninoff dans notre nouveau numéro.
novembre 202520.11.2025 à 21:00
hschlegel
« Du confit de canard, des rillettes de canard, des gésiers de canard… Et avec ceci, ce sera tout ? Vous prendrez bien aussi un peu de foie gras, des rillettes d’oie, de la graisse d’oie…
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Bienvenue au Festival du livre gourmand de PérigueuxLe week-end dernier, j’étais invitée, une fois n’est pas coutume, à un événement de bons vivants : le Festival du livre gourmand de Périgueux. Pour moi qui suis plutôt habituée aux rencontres littéraires, où l’on se satisfait de plaisirs intellectuels entre deux bouchées de bretzels aussi secs que la Critique de la raison pure, le dépaysement fut total. Enfin un festival où l’on ne parle que de bouffe ! Saucer n’est pas tremper, Le Sens du bétail… : en feuilletant le catalogue des livres exposés, j’en viens à penser que l’édition culinaire n’a décidément pas dit son dernier mot. Dès le départ du train, dans lequel deux wagons entiers étaient réservés pour les auteurs invités, les conversations tournent essentiellement autour de la nourriture. “Ne manque pas le marché au gras le samedi matin”, m’avertit un habitué. C’est là qu’on trouve les fameuses figues au foie gras de la Maison Requier. Une tuerie !” “Vous avez déjà goûté l’huile de noix favorite de François-Régis Gaudry ?”, questionne un autre. “Il paraît qu’il en boit à la bouteille…”
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À première vue, mes camarades ne sont pas des as du régime. Mes voisins de table signent leurs ouvrages, l’une sur la cuisine séfarade, l’autre sur les cordons-bleus, dont il recense 40 recettes (marin, sucré… faites vos jeux !). Dans son Vorace, le photojournaliste Jean-François Mallet célèbre la gargantuesque diversité de la street food d’aujourd’hui, du kebab au taco-sushi. Le Gras, c’est la vie, proclame la designer culinaire Marion Châtelain dans son essai, sélectionné pour un prix : j’apprends avec ravissement que le gras est bon pour notre cerveau, constitué à 60% de lipides – un bon argument pour reprendre des pommes de terre sarladaises. Mais la résistance healthy s’organise. Un livre vante les cocktails sans alcool, un autre la cuisine des épluchures et autres fanes de carottes… “Oubliez le petit-déjeuner”, commande un historien de la nutrition. “Contrairement à ce que l’on croit, il est très mauvais de manger dès le réveil.” “Le soja, oui, mais à condition de le faire tremper”, précise une diététicienne à un végan qui cherche à optimiser son apport en protéines végétales. “Combien de cuillères d’huile de sésame puis-je ingérer au maximum par semaine ?”, s’enquiert une lectrice auprès de l’auteur du Repas idéal.
Deux cuisines, deux ambiances“Ne les écoute pas”, me chuchote à l’oreille une petite voix. “Ce n’est pas ça, la cuisine.” Le ton est énergique, l’accent mélodieux. Maria Nicolau est catalane. Cheffe cuisinière, elle a officié dans des établissements renommés, y compris en France. Son Cuisine ou barbarie est devenu un phénomène de librairie en Espagne, où il s’en est vendu pas moins de 100 000 exemplaires. Ce n’est ni exactement un essai, ni un recueil de recettes. Certes, vous y trouverez quelques trucs utiles pour réussir votre omelette ou votre ragoût. Mais pas n’importe lesquels : ce qu’essaie de vous apprendre Maria, c’est comment réussir votre ragoût. Celui dont le fumet vous rappelle votre enfance, et dont votre descendance cherchera à convoquer le souvenir en remuant ses propres mixtures.
Lorsqu’elle décrit son rapport à la nourriture, c’est tout un monde qui surgit, celui de sa mémoire, celui d’une sensualité peu commune. Ainsi, la scène où elle raconte comment elle désosse un sanglier relève de la littérature érotique. “Ce n’est pas la viande qui me fascine”, écrit Maria. “Je suis totalement incapable de ressentir le moindre désir sincère en arpentant les rayons du supermarché. […] C’est, je crois, la proximité avec la mort – qui n’est rien d’autre que la proximité de la vie –, cette facilité avec laquelle j’imagine cette cuisse en mouvement, trottant. […] C’est cette sauvagerie qui m’attire, qui aiguise ma faim. L’appel du sauvage ne peut venir que de ce qui est sauvage.”
Maria n’a pas d’opinion tranchée sur la chasse, qu’elle juge parfois nécessaire, parfois inutile. Son idée ? Défendre une vision de la cuisine qui nous fait nous sentir profondément vivants – et s’affranchit de toute injonction normative. “J’ai toujours eu plus peur de la domestication et de l’indignité que de la mort elle-même”, écrit Maria en achevant de découper sa carcasse. Une mission d’intérêt public : en discutant avec les visiteurs du festival, je suis frappée de constater à quel point nombre d’entre eux sont obsédés par leur régime, les quantités d’aliments qu’ils ingèrent, le temps de mastication… À croire que nous sommes devenus incapables d’envisager notre corps autrement que comme une machine, à entretenir selon un manuel d’utilisation de plus en plus précis. La gourmandise – un péché dont nous vous parlons dans notre nouveau hors-série consacré aux vices – n’est plus condamnée par l’Église, mais par notre propre obsession de la minceur et de la performance.
Pourquoi cuisiner ?Une dérive qui relève, si j’en crois Maria, de la pure barbarie. “Nous ne cuisinons pas pour rester vivants”, écrit-elle dans son livre. “Pour ça, nous ferions aussi bien de manger des croquettes. Nous cuisinons pour avoir envie de vivre, pour donner à nos jours sens et raison d’être. Nous cuisinons parce que nous ne sommes pas des bêtes, mais des êtres humains, capables de générer de la culture, un héritage, des souvenirs […]. La dichotomie est simple. Cuisine ou barbarie.” S’il est une leçon de chef que j’ai envie de retenir de mon séjour périgourdin, c’est bien celle-ci. »
novembre 202520.11.2025 à 17:02
hschlegel
La liste des « vices capitaux » – orgueil, avarice, luxure, envie, gourmandise, colère paresse – n’est pas obsolète, mais certains sont presque devenus des vertus, considère notre rédacteur en chef Michel Eltchaninoff en ouverture de notre tout nouveau hors-série, intitulé « Petit traité des vices à l’usage des honnêtes gens ». Découvrez-le dès ce jeudi en kiosque !
novembre 202520.11.2025 à 17:00
hschlegel
Jeune, charismatique, socialiste et musulman, Zohran Mamdani a créé la surprise en remportant les élections à la mairie de New York, aux États-Unis. Pour le philosophe new-yorkais et arendtien Roger Berkowitz, au-delà de la promesse d’une ville « accessible » et de son engagement sur Gaza, cette victoire est le fruit d’un nouvel enthousiasme partisan.
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“Que Mamdani soit musulman n’a eu aucune importance dans son élection” Roger Berkowitz
Qu’avez-vous pensé de l’élection de Zohran Mamdani, candidat socialiste démocrate et musulman de 34 ans, à la mairie de New York ?
Roger Berkowitz : J’ai d’abord été étonné. Jeune, intelligent, charismatique, Mamdami est totalement inexpérimenté alors qu’il s’apprête à diriger l’une des plus grandes villes du monde. Qu’est-ce qui explique sa victoire ? D’abord, la chance de ne pas avoir eu à affronter un adversaire solide. Lors de la primaire démocrate, Eric Adams, le maire sortant, a dû renoncer à briguer un nouveau mandat à causes d’accusations de corruption. La procureur de l’État, Letitia James, très populaire, ne s’est finalement pas lancée, tandis qu’Andrew Cuomo, son principal adversaire lors de l’élection finale, soutenu par l’establishment démocrate en dépit de sa défaite initiale à la primaire, était affaibli par des scandales de harcèlement sexuel. Ce vide a ouvert un boulevard à Mamdani. Mais il n’a pas seulement profité d’une situation exceptionnelle. Il a gagné sur deux enjeux : Gaza et l’accessibilité. S’il n’y avait pas eu Gaza, Mamdani ne serait pas maire de New York aujourd’hui. Au moment même où cette guerre prenait un tour paroxystique, l’engagement vibrant de Mamdani pour la cause palestinienne – et je dirais même son antisionisme radical – ont été un facteur galvanisant qui l’a mis à part et lui a permis d’acquérir une popularité exceptionnelle auprès de la jeunesse démocrate. Celle-ci s’est retournée contre Israël d’une manière inédite à New York, où réside pourtant la plus importante communauté juive dans le monde après Israël. Ensuite, il y a le projet de rendre la ville et les services publics « accessibles » à tous – l’« affordability ». Cela a fait mouche auprès d’une nouvelle catégorie sociale, que je serais tenté d’appeler la « classe mobile descendante » : des jeunes diplômés, qui ont fait des études supérieures et veulent être créatifs mais sans être obligés de travailler pour gagner de l’argent. C’est ce groupe social qui compose la majorité des Socialistes démocrates d’Amérique, l’ASD, auquel appartient Mamdani. L’engagement sur Gaza a créé une intensité idéologique auprès des activistes « décoloniaux », la promesse de l’accessibilité a mobilisé la gauche sociale et modérée. Les deux ensembles ont permis de constituer une majorité. Reste à trouver le moyen de gouverner.
Quel est le sens de la promesse d’“accessibilité” ?
Elle tourne autour de trois propositions : geler les loyers, rendre les bus gratuits et proposer des services de garde d’enfants et d’épiceries municipales pour tous. Ce programme ne cible pas les pauvres, il s’adresse à la classe moyenne et diplômée qui travaille à New York mais dont les salaires ne sont pas assez élevés pour y vivre et habiter car l’inflation immobilière y a explosé ces dernières années. Mamdami a raison : New York est devenue inaccessible aux classes moyennes.
“Sans Gaza, Mamdani n’aurait jamais été élu. La jeunesse démocrate s’est retournée contre Israël d’une manière inédite à New York, où il y a pourtant le plus de Juifs au monde en dehors d’Israël” Roger Berkowitz
Comment expliquer qu’un tel programme “socialiste” ait pu percer dans la capitale financière de l’Amérique ?
Historiquement, New York est une ville dominée par la finance, l’assurance et l’immobilier. Cependant, même si elle est encore la capitale mondiale de la finance, son leadership est en train de s’éroder sérieusement. Les emplois dans les services financiers n’y ont augmenté que de 4% par an depuis 2019, alors que dans les autres villes importantes, la croissance est très forte : 27% à Austin au Texas, 21% à Charlotte en Caroline du Nord. Avec l’explosion du foncier, les grandes sociétés de Wall Street n’ont plus que 10 à 15% de leurs employés qui vivent à New York. Demain, J.P. Morgan, Goldman Sachs et les grandes banques financières pourraient quitter la ville en une seconde s’ils le voulaient. Wall Street est encore là, sauf que toutes les transactions sont désormais électroniques. Bref, New York pourrait vraiment entrer en crise si ces emplois disparaissaient. Du coup, le programme « anti-riches » de Mamdani de taxer lourdement les millionnaires pourrait porter atteinte aux métiers qui en font encore la capitale mondiale de la finance. Il va devoir tenir compte de ce défi et il le sait. Cela n’enlève rien au fait que nous avons besoin d’un plus grand nombre de logements abordables à New York. Mais le gel des loyers n’est peut-être pas la bonne solution. Lorsque l’on gèle les loyers sur une longue période, les propriétaires cessent d’entretenir les bâtiments qui se dégradent. C’est ce qui s’est produit à New York dans les années 1970 et personne ne veut que cela recommence. Il faudrait construire plus d’immeubles d’habitation pour augmenter l’offre. Mais cela crée des résistances locales. Il faut faire preuve de talent politique. Le nouveau maire n’en est pas dépourvu.
Vos étudiants ont-ils voté massivement pour Mamdani ?
Oui, à 95%. Les gens ne se rendent pas compte à quel point les jeunes de ce pays sont remontés contre Israël et abordent le conflit au Moyen-Orient de manière assez… unilatérale. Ils refusent de condamner le Hamas, d’admettre que la situation est complexe et qu’elle a une longue histoire. De mon point de vue, les jeunes ont tout à fait raison d’être en colère contre Israël, d’être déprimés par l’état de la politique de ce pays et contre l’attitude des vieux politiciens qui avaient pris l’habitude de harceler et d’agresser impunément les femmes. Mais on néglige un point important, en-deçà des programmes et du personnel politique : celui de l’enthousiasme. Chez les partisans de Trump, même si les gens ne sont pas d’accord avec toutes les décisions du président – sur les taxes, par exemple –, ils valorisent le fait de s’amuser et de se sentir ensemble lors de leurs rassemblements. Or quelque chose du même ordre s’est passé avec Mamdani et les jeunes. Les partisans de Mamdani se sont sentis partie prenante d’un mouvement d’enthousiasme politique. Cela n’était plus arrivé depuis longtemps, dans ce camp-là en tout cas.
“Seuls 10 à 15% des employés de Wall Street vivent encore à New York. Toutes les transactions sont dématérialisées. Une vraie crise guette la ville si ces emplois disparaissent” Roger Berkowitz
Mamdani a été accusé par certains d’antisémitisme et d’antisionisme. Qu’en est-il, selon vous ?
Je ne crois pas que Mamdani soit une personne haineuse et je ne pense pas qu’il soit antisémite. Mais il ne critique pas le Hamas, ne croit pas qu’Israël ait le droit de se battre contre le Hamas ni même d’exister en tant qu’État juif. Comme beaucoup de militants de la gauche anticoloniale, il ne comprend pas que lorsque des slogans [appelant au boycott ou à l’Intifada, par exemple] sont appliqués exclusivement à Israël, ils s’inscrivent dans la tradition antisémite qui fait des Juifs des êtres sournois et puissants manœuvrant dans les coulisses de l’histoire – ce qui prête à sourire quand on sait qu’il n’y a que 14 millions de Juifs dans le monde dont la moitié sont en Israël, l’un des plus petits États du monde où ont trouvé refuge les rescapés de la Shoah et les expulsés des communautés juives du Moyen-Orient… En faire les responsables de tout le mal colonial relève d’un classique topos antisémite. Encore une fois, je ne pense pas que Mamdani soit animé par une haine personnelle des Juifs, même s’il a déclaré qu’à chaque fois qu’un policier new-yorkais s’en prenait à un jeune manifestant, il était armé par les forces de défense israéliennes… Ce genre d’accusations aberrantes qui font des Juifs les responsables d’une conspiration internationale réveille de vieux fantasmes. Et le fait que le maire de New York avalise un discours qui rend Israël responsable d’une grande partie des problèmes du monde est problématique. Sa rhétorique, sa façon de blâmer Israël et son antisionisme sont le fruit d’une profonde conviction quant à l’injustice de qui arrive aux Palestiniens. Or elle s’inscrit dans un climat où l’antisémitisme de gauche et de droite s’enflamme. À droite, dans certains cercles populaires chez les républicains, la fascination pour Hitler revient. Et à gauche, des activistes ont incendié la maison du gouverneur de Pennsylvanie qui était Juif quand d’autres, à San Diego, ont tiré sur un défilé en l’honneur des otages détenus à Gaza… Tout cela a contribué à la plus forte hausse d’antisémitisme dans le pays au cours des trois dernières années. Comme nombre de Juifs new-yorkais, cela m’inquiète.
Le fait que la ville de New York ait élu un musulman comme maire, 20 ans après le 11-Septembre, où le terrorisme islamiste a fait tomber les tours du World Trade Center, n’est-il pas le signe d’une étonnante résilience ?
Ce que j’aime à New York et aux États-Unis, c’est que nous sommes encore, dans nos meilleurs moments, une démocratie multiculturelle sans peuple national. Quand vous vous promenez dans la ville de New York, que vous prenez le métro, vous faites une expérience multiculturelle. C’est différent de la plupart des villes européennes, où je passe beaucoup de temps et où l’on trouve des nationalités et des gens de toutes les origines ethniques, mais qui ne sont pas aussi intégrés. N’oubliez pas qu’avant Mamdani, nous avons eu comme maire Eric Adams, ancien policier noir, Mike Bloomberg, un milliardaire, et Rudy Giuliani, un républicain à l’époque respectueux de la loi et de l’ordre. La question de savoir si la candidature d’un musulman à la mairie de New York pouvait réveiller la mémoire du 11-Septembre ne s’est pas posée. Pour être honnête, jusqu’à ce que vous me posiez la question, je n’y avais même pas pensé. Et je crois que cela vaut pour la majorité des New-Yorkais. Il y a certainement des racistes et des antimusulmans ici. Mais cela n’a jamais été formulé publiquement. Que Mamdani soit le premier maire musulman de l’histoire de New York n’a compté pour personne. Les gens s’en moquent.
“Il est problématique que le maire de New York avalise un discours rendant Israël responsable d’une grande partie des problèmes du monde. Ça s’inscrit dans un climat où l’antisémitisme de gauche et de droite s’enflamme” Roger Berkowitz
Le camp démocrate est-il divisé entre une ligne “socialiste” incarnée par Mamdani, comme par Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez, et une ligne plus libérale ? Et quelle est la ligne susceptible de constituer la meilleure opposition à Donald Trump ?
C’est la question la plus importante. Donald Trump a eu beaucoup de chance lors de ses campagnes victorieuses à la présidence, il a été confronté à des candidats incroyablement faibles, Hillary Clinton et Kamala Harris. La victoire de Mamdani à New York lui offre une nouvelle chance de présenter les démocrates comme des socialistes illuminés. Trump, qui a traité Mamdani de « mon petit communiste », va vouloir en faire son principal adversaire. Je crains donc qu’au niveau national, cette victoire, intéressante sur le plan local, ne nuise au parti démocrate… et ne fournisse un jour à Trump un prétexte pour envoyer la garde nationale à New York. Les élections d’octobre ont été prometteuses pour les démocrates : ils ont remporté des grandes villes comme New York mais aussi des États, comme en Virginie et au New Jersey, pour l’élection des gouverneurs. Dans tous ces scrutins, deux types différents de candidats ont gagné. En Virginie et dans le New Jersey, des femmes fortes – l’une est un ancien agent de la CIA –, plutôt centristes et non « woke », si je peux utiliser cet adjectif. Elles ont gagné haut la main contre des républicains pourtant populaires. Comme pour Mamdani, les enjeux sociaux et économiques ont été centraux. Et il n’a plus été question d’identité et de transidentité. Le parti démocrate est donc bien divisé entre deux lignes : radicale, anticoloniale et socialiste d’un côté ; patriotique, institutionnelle, mais aussi soucieuse de la préservation de l’État-Providence et de l’accessibilité des services publics de l’autre. Si au niveau local, le curseur entre ces deux lignes peut fluctuer en fonction de l’électorat, je redoute qu’au niveau national, la ligne « socialiste » ne l’emporte. Car, au vu du rapport de force électoral dans l’ensemble des États-Unis, elle n’a pas la moindre chance de constituer une plateforme majoritaire contre Trump.
“Le parti démocrate est divisé en deux lignes : radicale, anticoloniale et socialiste versus patriotique et institutionnelle. Si la première l’emporte, les démocrates n’auront aucune chance contre Trump au niveau national” Roger Berkowitz
Vous avez évoqué le recours à la garde nationale par Trump. Est-il envisageable que l’État fédéral et la ville de New York s’affrontent à l’avenir ?
Oui, c’est possible. Les États-Unis sont un gouvernement fédéral où les États ont leurs propres gardes nationales et peuvent s’opposer au gouvernement national. Pour mobiliser la garde nationale de certains États contre d’autres États ou contre leur propre population, Trump a eu recours à une loi vieille de plus de 100 ans – ce qui a provoqué la colère des États en question. Nous nous trouvons donc dans une situation où les membres de la garde nationale de l’Illinois sont mobilisés à Chicago contre la volonté de ces États et contre leurs propres citoyens. La ville de New York, elle, n’a pas de garde nationale ni de rôle dans le système constitutionnel fédéral, mais l’État de New York, si. Dernièrement, des vidéos en format « mèmes » ont circulé sur Instagram où l’on voit des policiers de la ville de New York s’opposer aux agents fédéraux de l’ICE, la police de l’immigration, et leur dire qu’ils n’ont pas le droit d’exercer les contrôles au faciès qu’ils réalisent. Et l’on voit les uns arrêter les autres… Il s’agit d’une question très complexe, car si les lois fédérales sont supérieures aux lois nationales, aux lois des États et à celles des villes, les employés fédéraux peuvent agir en violant les lois de la ville. Certains actes excessifs commis par des agents fédéraux peuvent conduire à leur arrestation dans certains États. S’ils le faisaient vraiment, cela mettrait Donald Trump hors de lui et il invoquerait la loi sur l’insurrection pour mobiliser l’armée… La situation deviendrait explosive. Je ne dis pas que cela se produira. Mais Trump a tout intérêt à provoquer Zohran Mamdani qui, compte tenu de ce qu’il a dit et de sa base, aura lui-même intérêt à s’opposer à Donald Trump avec le plus de force possible. Cela pourrait conduire à un climat de de guerre civile d’autant plus inflammable qu’il y a beaucoup de gens armés à New York… Espérons qu’on n’en arrive pas là.
novembre 202520.11.2025 à 06:00
hschlegel
Les vices que l’on condamnait à l’Antiquité ou au Moyen Âge ont-ils encore un sens au XXIe siècle ? On ne va plus en enfer quand on est gourmand ou quand on aime le plaisir des sens. La colère est une émotion collective qui peut faire bouger les choses. La paresse permet parfois de résister au culte de la performance. Pourtant l’avarice, c’est toujours aussi moche. L’orgueil s’est transformé en égocentrisme. Le sexe n’a plus rien d’innocent…
Nous avons donc repris les « sept vices capitaux » de Thomas d’Aquin pour en suivre les métamorphoses, les persistances, les retournements. Ce qui est beaucoup plus amusant que d’étudier les vertus ! Découvrez ci-dessous notre hors-série, en kiosque dès ce jeudi 20 novembre.
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Au sommaire de ce hors-série…➤ Un « petit traité des grands vices », que nous propose André Comte-Sponville.
➤ Paradoxe : tout le monde condamne le narcissisme, mais nous vivons à l’âge des fiertés. Les explications de Laurence Devillairs.
➤ Les super-riches : des « bébés effrayés qui ne veulent pas partager », pour Christian Arnsperger.
➤ Et le plaisir, bordel ? Un dialogue enflammé entre Ovidie et la romancière Emma Becker.
➤ L’envie est le moteur secret du capitalisme. Et la jalousie, celui de Vladimir Poutine. Quant à Trump, c’est un ego vide… L’analyse de Jean-Pierre Dupuy.
➤ La gourmandise, notre passion nationale. À l’approche de Noël, Valentin Husson nous livre son manifeste hédoniste sur une « valeur refuge ».
➤ Camille Chamoux adore se mettre en colère. Face à elle, Sophie Galabru se demande ce qu’est une véritable et saine colère.
➤ Exaspérés et indifférents, les Français ? L’éclairage de Mazarine Pingeot.
➤ Ne cédons pas à la paresse ! …notamment intellectuelle, grâce à Éric Fiat.
Bourré d’infographies, de révélations sur les vices des philosophes, avec un reportage sur une plage orgiaque au Portugal et une enquête sur le fondateur du magazine Vice passé de la gauche à l’ultradroite, sans oublier des photos qui actualisent les péchés d’antan, ce hors-série se déguste avec gourmandise et s’offre… avec malignité.
Procurez-vous sans attendre ce hors-série en kiosque ! Vous pouvez également commander ce numéro papier directement sur notre boutique. Et nos abonnés peuvent le retrouver ici dans sa version numérique, en entier sur notre site.
novembre 202519.11.2025 à 21:00
hschlegel
« Il fallait retourner son verre pour connaître son âge. Vous avez peut-être, comme moi, ce souvenir d’écolier à la table de la cantine. Ces gobelets marrants et incassables étaient signés “Made in Duralex”. La mémoire m’est revenue alors que l’entreprise vient de réussir une levée de fonds, après sa reprise sous forme de coopérative l’an dernier.
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Dur à cuire, Duralex ?Dura lex sed lex. “La loi est dure mais c’est la loi.” La locution latine aurait inspiré le nom de l’entreprise lors du rachat de la Société des verreries de La Chapelle-Saint-Mesmin par Saint-Gobain (qui a inventé le verre trempé) en 1934. Le nom est déposé en 1945 quand l’usine se destine à la production de gobelets, dont deux modèles sont entrés dans l’imaginaire collectif : le Gigogne (celui de la cantine), plutôt rond, et le Picardie. Celui-ci s’exporte et apparaît même en mission spéciale, au cinéma, chez James Bond : l’agent secret qui, lui aussi, résiste à tout, s’enfile deux whiskys dans Quantum of Solace puis Skyfall.
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19,8 millions en 48 heures : mission accomplie ! La somme a été cumulée en moins de temps qu’il n’en faut pour vider son verre lors de la levée de fonds lancée par Duralex, lundi 3 novembre dernier. 22 000 citoyens auraient ainsi pris le risque d’investir, là où l’État via la Banque publique d’investissement s’était montré plus frileux, rechignant à accorder un prêt. Cet engouement s’est noué autour de la volonté de soutenir le tissu industriel dans l’Hexagone, mais aussi d’une belle histoire : celle d’une entreprise reprise en 2024 sous la forme d’une société coopérative et participative (Scop), après avoir failli disparaître, sauvée de la liquidation judiciaire par ses salariés. Bref, la verrerie a réveillé le sentiment national… et ravivé une tradition philosophique, le “socialisme utopique”.
Le socialisme à la rescousseCette utopie débute avec Saint-Simon. Penseur de la société industrielle dans la période qui succède à l’Ancien Régime, croyant à l’élévation matérielle et morale des classes populaires, dans un esprit positiviste, Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825) fait école. Sa doctrine sociale, économique et politique mise sur l’établissement d’une société gouvernée par les savants et les industriels, ainsi que sur l’émancipation par le travail – à l’orée de l’ère industrielle. En 1880, Friedrich Engels reconnaît en lui un précurseur du “socialisme utopique” (par opposition à son socialisme “scientifique”) :
“Si nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vues géniale qui fait que presque toutes les idées non strictement économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui, nous trouvons chez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour être faite avec une verve toute française, n’en est pas moins pénétrante”
Friedrich Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique (1880)
Dans ce panthéon du socialisme, aux côtés de Saint-Simon et de Charles Fourier (concepteur du célèbre phalanstère) prend également place le Britannique Robert Owen. Il est l’inventeur du mouvement coopératif en Angleterre, fondateur d’une manufacture à New Lanark : “Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent menés à bien en Angleterre dans l’intérêt des travailleurs se rattachent au nom d’Owen”, écrit Engels dans Socialisme utopique et Socialisme scientifique. Il “introduisit, comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société […] les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer”.
Dans cette tradition, faisant confiance au progrès de l’homme et de la technique, croyant à la transformation de la société par l’initiative des communautés des travailleurs, davantage que par la révolution politique ou la réforme étatique, s’inscrit une lignée de penseurs et d’industriels, dont Jean-Baptiste André Godin (1817-1888). Lui fonde le familistère de Guise (Aisne), un lieu de vie coopératif inspiré du phalanstère de Fourier, porté par une devise : “Capital, Travail, Talent”. N’est-ce pas tout ce qui rend l’entreprise Duralex (toujours aussi) incassable ? »
novembre 202519.11.2025 à 17:00
hschlegel
Il y a cinquante ans mourrait Francisco Franco. Avec lui disparaissait la dictature instaurée à la suite de la guerre civile espagnole qui opposa, de 1936 à 1939, les républicains aux putschistes nationalistes menés par le Caudillo. Son souvenir hante toujours l’Espagne, qui annonçait récemment établir une liste de symboles franquistes à retirer de l’espace public. Retour sur le positionnement des intellectuels face au régime du général.
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Les soutiensLe franquisme eut son petit cercle de penseurs – on peut notamment citer le poète et essayiste Dionisio Ridruejo, cofondateur de l’organisation fasciste la Phalange aux côtés de José Antonio Primo de Rivera et Ernesto Giménez Caballero, l’un des introducteurs du fascisme en Espagne. Il eut également ses intellectuels martyrs comme José Calvo Sotelo, essayiste monarchiste dont l’assassinat par un socialiste poussa Franco à se joindre au coup d’État en préparation contre la République, ou l’essayiste, écrivain et ambassadeur Ramiro de Maeztu qui, capturé par les républicains, fut fusillé 29 octobre 1936.
En ce qui concerne spécifiquement les philosophes qui soutinrent sans ambiguïtés le régime de Franco, on peut citer Eugenio d’Ors, initiateur du noucentisme catalan, un courant de pensée anti-moderne, qui intégra la Phalange espagnole et fut nommé chef de la Jefatura Nacional de Bellas Artes (ministre des Beaux-Arts). Pedro Laín Entralgo fut également l’un des intellectuels importants de la Phalange. Pendant la guerre civile espagnole, il collabora à Arriba, un journal franquiste. Après la guerre, il fut nommé à la première chaire d’histoire de la médecine du pays, à l’université de Madrid. De son côté, Manuel García Morente, philosophe néo-kantien influencé par Bergson et Le Déclin de l’Occident de Spengler, ne soutint jamais explicitement le régime franquiste, ni n’en fut un intellectuel « organique ». Mais, destitué de ses fonctions à l’université de Madrid après l’éclatement de la guerre civile et exilé à Paris, il rejoint l’Espagne en 1938 pour entrer au séminaire. Sa conversion religieuse le pousse à adopter des positions hostiles au marxisme et au rationalisme républicain.
Les opposantsLes intellectuels opposés au franquisme furent nombreux. De grands noms de la pensée signèrent notamment un texte commun en faveur de la République en 1936, comme le raconte Paul Aubert dans « Les intellectuels espagnols face à la guerre civile (1936-1939) » : « Les soussignés déclarons que, face à l’affrontement qui a lieu en Espagne, nous sommes aux côtés du Gouvernement de la République et du peuple, qui avec un héroïsme exemplaire lutte pour ses libertés. » On peut citer l’érudit et philologue Ramón Menéndez Pidal, le poète Antonio Machado, l’écrivain Ramón Pérez de Ayala, le poète platonicien Juan Ramón Jiménez, etc. L’universitaire, médecin et penseur Gregorio Marañón fut également des signataires, mais il s’exila dès 1936 et fut le concepteur de « théories sur la sexualité et sur le genre que les intellectuels organiques du régime franquiste s’empressèrent d’instrumentaliser pour cautionner une politique nataliste drastique et légitimer la relégation des femmes espagnoles dans le domaine privé du foyer », souligne Marie-Aline Barrachina dans « Le Docteur Gregorio Marañón, ou la plume militante de l’endocrinologue ». Comme le note cependant Hugh Thomas dans The Spanish Civil War, « les atrocités et l’influence croissante des communistes ont poussé tous ces hommes à saisir la moindre occasion qui se présentait pour fuir à l’étranger. Là-bas, ils renièrent leur soutien à la République » le plus souvent.
“Vous vaincrez, mais ne convaincrez pas” Miguel de Unamuno
Il en va tout autrement pour le philosophe Miguel de Unamuno, recteur de l’université de Salamanque l’un des plus influents penseurs espagnols de l’époque. « La République l’avait déçu, il avait admiré certains jeunes phalangistes et avait financé le soulèvement. » Bref, il fut d’abord un soutien du camp nationaliste. Mais tout change rapidement. Alors que le régime célèbre, le 12 octobre 1936, le Jour de la Race à l’université de Salamanque, Unamuno prend la parole et attaque les franquistes réunis :
“Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. [...] Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne”
Exfiltré de la cérémonie, le philosophe fut révoqué du rectorat et assigné à résidence.
Si certains des exilés changèrent de position sur la situation en Espagne, d’autres demeurèrent fidèle aux idées républicaines. María Zambrano, notamment, qui avait soutenu la création de la IIe République en 1931 et se rangea du côté des républicains en 1936. Après la victoire des nationalistes, elle quitta l’Espagne pour ne rentrer à Madrid qu’en 1984, neuf ans après la mort de Franco. Si elle garda, pour l’essentiel, le silence sur le franquisme pendant ses années d’exil, ses textes portent la marque allusive d’une dénonciation de la dictature. Elle écrira : « La démocratie n’est pas seulement un système politique, mais un mode de vie qui respecte la dignité de chaque personne. » Autre grand intellectuel critique, Rafael Altamira fut arrêté par les carlistes [mouvement monarchiste catholique] peu après le début de la guerre civile alors qu’il s’apprêtait à fuir le pays. Tandis qu’il devait être fusillé, le général Miguel Cabanellas le sauve. Altamira prend la route de l’exil et atterrit au Mexique. Il refusera toujours les invitations du régime franquiste à regagner l’Espagne.
“La démocratie n’est pas seulement un système politique, mais un mode de vie qui respecte la dignité de chaque personne” Maria Zambrano
Parmi les penseurs pro-républicains, il faut encore mentionner le socialiste et ancien ministre Fernando de los Ríos, Claudio Sánchez-Albornoz, licencié de philosophie et également ancien ministre, les poètes du groupe « Génération de 27 » Luis Cernuda et Manuel Altolaguirre, l’écrivain José Moreno Villa, ou encore le philosophe et sociologue Julián Marías qui, lorsqu’éclata la guerre civile, s’engagea aux côtés des républicains et écrivit dans la presse antifranquiste. Après la victoire de Franco, il fut emprisonné pendant trois mois. Libéré, son parcours universitaire sera semé d’embûches. En 1942, sa thèse doctorale est suspendue, lors de la présentation, par le directeur de l’université à cause de divergences idéologiques. Marías est finalement autorisé à soutenir sa thèse en 1949 et obtient son doctorat, mais il est interdit d’enseignement dans les universités. Xavier Zubiri, philosophe très influencé par la phénoménologie, s’exila quant à lui en France au moment où éclate le conflit mais rejoignit finalement son pays en 1939 et accepta la chaire de philosophie à l’université de Barcelone. Il est cependant contraint par le régime à renoncer à ses fonctions académiques en 1942.
Les ambigusC’est sans doute le plus important philosophe espagnol qui fut, en ce qui concerne le franquisme, le plus ambigu. Pendant la guerre civile, José Ortega y Gasset prend discrètement parti pour les nationalistes. Dans « Un philosophe en exil : José Ortega y Gasset entre la guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale (1936-1945) », Eve Giustiniani résume :
“Le désenchantement républicain, associé à un anticommunisme viscéral […] sont les principaux facteurs expliquant le choix du camp franquiste pendant la guerre civile. Même s’il s’agit vraisemblablement davantage d’un choix par défaut que du résultat d’une véritable conviction”
Le franquisme ne correspond pas franchement à l’idéal politique d’Ortega y Gasset, hostile au nationalisme. Sa devise, note Giustiniani, pourrait être « “liberté, pluralisme, continuité” : liberté de l’individu, pluralisme de la société, continuité des institutions. Trois fondements qui se trouvent à l’opposé de l’étatisme oppressant et destructeur caractéristique de toute entreprise révolutionnaire, qu’elle soit de droite ou de gauche ». Face aux socialistes, le franquisme apparaît cependant comme un moindre mal. Un part du philosophe espérait peut-être, en un sens, que la victoire de Franco soit ce moindre mal, et qu’il permette la renaissance de l’idée libérale qu’il défendait : « Le “totalitarisme” sauvera le “libéralisme”, en déteignant sur lui, en l’épurant, grâce à quoi nous verrons bientôt un nouveau libéralisme tempérer les régimes autoritaires. »
“Le ‘totalitarisme’ sauvera le ‘libéralisme’, en déteignant sur lui, en l’épurant” Ortega y Gasset
Quoiqu’il en soit, quand la guerre civile éclate, Ortega y Gasset fait le choix de l’exil, et « sa position politique reste privée ». Il « accepte de participer discrètement à la propagande franquiste », en écrivant quelques articles à destination du public étranger, mais il « rectifie vite sa position en critiquant, d’un point de vue philosophique, les régimes dictatoriaux », dont il condamne la violence. Si l’on peut dire, « Ortega [donnait] au camp national quelques preuves de “bonne volonté” (afin d’éviter la persécution), tout en ne prenant jamais explicitement parti pour le franquisme (pour sauver son honneur de libéral) ». De retour en Espagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Ortega y Gasset ne retrouve pas sa position de philosophe « majeur » : il est marginalisé, et surveillé par le régime.
Les étrangersDes intellectuels non espagnols s’engagèrent lors de la guerre d’Espagne. Plusieurs rejoignirent spontanément les rangs républicains comme André Malraux ou George Orwell, qui écrit dans son Hommage à la Catalogne (1938) :
“Il s’agissait essentiellement d’une guerre des classes. Si elle avait été gagnée, la cause des gens ordinaires partout dans le monde aurait été renforcée. Elle a été perdue, et les bénéficiaires de dividendes du monde entier se sont frotté les mains. C’était là le véritable enjeu ; tout le reste n’était que mousse à la surface”
Quoique pacifiste, Simone Weil elle aussi se joignit aux anarchistes de la colonne Durruti : « Je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière et bavardent de ce qu’ils ignorent. » Le cynisme barbare qu’elle observe y compris dans le camp républicain la glace. « Je n’ai jamais vu personne même dans l’intimité exprimer de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. » La philosophe sort profondément marquée par cette expérience : « Le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. »
“Ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est ceux qui se trouvent à l’arrière et bavardent de ce qu’ils ignorent” Simone Weil
Enfin, de nombreux philosophes soutinrent à distance les républicains. Citons ainsi le célèbre « trio » français constitué par Camus (« Toute sa vie, Albert Camus est resté fidèle à la République espagnole pour être fidèle à lui-même », écrit Jean-Yves Guérin dans « Camus et la guerre d’Espagne »), Beauvoir (« Nous plongeâmes dans le drame qui pendant deux ans et demi domina toute notre vie : la guerre d’Espagne ») et Sartre, qui écrira un texte sur le franquisme en guise de préface à La Fin de l’espoir, un texte signé Juan Hermanos – pseudonyme de Marc Saporta – partiellement publié dans la revue Les Temps modernes.
novembre 2025