17.03.2025 à 18:33
hschlegel
« En découvrant cette affirmation de l’actrice Maria Casarès, j’ai d’abord cherché à comprendre ce qu’elle avait signifié dans son histoire d’amour avec Albert Camus. Mais je n’ai pas pu m’empêcher, ensuite, de me demander si elle avait un sens au-delà de cette passion hors du commun. Est-il vrai qu’on aime pour toujours celle ou celui qu’on a aimé(e) un temps ? Et si quelque chose demeure, qu’est-ce que l’on continue à aimer, par-delà la séparation ? L’autre, tel qu’il continue d’exister ? Ce qu’il a été pour nous ? Ce qui a eu lieu entre nous ?
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C’est lors d’un passage à Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, où elle était invitée pour la sortie de son autobiographie, Résidente privilégiée, publiée en 1980, que l’actrice Maria Casarès, l’une des grandes tragédiennes de l’après-guerre, a livré cette formule, prenant à revers l’idée convenue selon laquelle la passion amoureuse ne dure pas. Pivot l’interrogeait sur l’engagement qu’elle avait pris et auquel elle s’était tenue, un temps, lorsqu’elle était tombée amoureuse de Camus, que leur histoire clandestine s’arrêterait à la fin de la guerre. Elle s’en explique ainsi : “On avait, Camus et moi, un sens de la fidélité, du destin, d’un mot qu’on n’oserait plus dire aujourd’hui, de l’honneur […] Quand on aime quelqu’un, on l’aime toujours […] On continue à l’aimer toute la vie même si on ne se voit plus. […] Quand une fois, on n’a plus été seul, on ne l’est plus jamais. Mais il faut avoir la chance ou l’entêtement d’accueillir la rencontre.” De fait, on peut dire que ces deux-là ont accueilli leur rencontre. C’était le 5 juin 1944… La veille du débarquement des Américains en Normandie. Arrivée en France avec ses parents d’Espagne en 1936 alors que son père, dirigeant la Seconde République espagnole, avait a dû fuir la guerre civile, Maria avait fait le conservatoire et répétait alors la dernière pièce de Camus, Le Malentendu. Un soir, en sortant du théâtre des Mathurins, le philosophe l’emmène à une “fiesta” chez l’écrivain Michel Leiris, où se retrouvait régulièrement la bande existentialiste des Sartre, Beauvoir et consorts. Elle a 21 ans, les yeux de jais, la passion de la scène autant que de la vie ; lui en a trente, le look de Humphrey Bogart, il dirige Combat et participe à la Résistance tout en s’étant imposé avec L’Étranger comme l’écrivain-philosophe de l’absurde et de la révolte – et il a aussi une femme, Francine, bloquée depuis deux ans à Oran, en Algérie, envers laquelle il se sent moralement engagé.
Camus et Casarès dansent et boivent toute la nuit, pendant que les autres récitent des poèmes pour passer le couvre-feu. Au petit matin, il l’emmène en vélo, de la rue des Martyrs à la rue Vanneau, dans le 7e arrondissement, traversant Paris alors que les premiers soldats américains sont en train de débarquer sur les plages normandes. Ils s’aiment éperdument… tout en s’engageant à se quitter à la fin de la guerre, quand Francine pourra revenir. A l’été 1944, ils se séparent donc et font même le deuil de leur histoire. Mais quatre ans plus tard, jour pour jour, le 6 juin 48, alors que le silence n’avait été rompu que par une lettre de Camus pour la mort de la mère de Casarès, ils se croisent par hasard boulevard Saint-Germain. Et la passion se réenflamme. Jusqu’à la mort de Camus, douze ans plus tard, ils vont vivre une histoire clandestine, brûlante et tumultueuse, dont atteste l’une des plus belles correspondances amoureuses de la littérature, qui ne fut publiée que récemment, en 2017. Le 26 juillet 1948, un mois après leurs retrouvailles, Camus écrit ainsi : “J’ai le cœur serré d’une étrange tendresse quand je pense à ce temps que nous venons de passer, à ton air grave, à ton poids sur mon bras quand nous marchions dans la campagne, à ta voix, et aux orages…. Je ne sais rien en dehors de toi, rien que toi et je ne suis capable que de toi. Restons serrés comme nous l’étions et prions ton Dieu que cet embrasement n’en finisse plus… Au revoir, chérie, ma petite Maria, au revoir, nuit, je t’embrasse comme je le voudrais.” Et Casarès de répondre : “Mon amour, j’ai beaucoup réfléchi et je suis arrivée à la conclusion que les événements que nous croyions contraires ne sont destinés qu’à nous aider à comprendre le véritable sens de la vie et, dans ce cas, à nous rapprocher plus étroitement l’un de l’autre. J’étais trop jeune lorsque je t’ai connu pour saisir véritablement tout ce que ‘nous’ représentions, et il a peut-être fallu que j’aille ailleurs me buter à la vie pour revenir avec une soif intarissable vers toi, mon sens.”
Que veut dire Casarès, vingt ans après la mort accidentelle de Camus, quand elle affirme qu’on aime toujours celui qu’on a aimé ? Sans doute qu’elle a toujours su, avant même la séparation et la mort, que sa vie était “justifiée”, comme elle dit, par cette rencontre. Et qu’en dépit de l’éloignement programmé, des tromperies et des mensonges aussi, elle a voulu rester fidèle à cette révélation, d’“une fidélité qu’on ne choisit pas, qui se fait malgré moi”, explique-t-elle à Bernard Pivot.
Mais à la réflexion, il me semble que Casarès nous fait une proposition éthique et philosophique très profonde, au-delà de son histoire personnelle : quelque part, en nous, l’amour ne meurt pas, il est indestructible. Et ce serait être infidèle à soi-même que de considérer, dès lors que nous n’éprouvons plus au présent ce que nous éprouvions au passé pour l’être aimé, que tout cela s’est dissout complètement. Cela ne veut pas dire que les séparations et les désastres amoureux n’ont pas d’effet. Mais que si amour il y avait, cette expérience est ineffaçable. Pour ma part, en tout cas, quand je me retourne vers les femmes que j’ai aimées, quand me reviennent, au-delà des souvenirs, les sensations même, comme Camus, “j’ai le cœur serré d’une étrange tendresse”. Est-ce de l’amour ? Je crois. »
mars 202517.03.2025 à 16:22
hschlegel
La candidate du RN a investi le terrain mahorais depuis longtemps. Lorsqu’elle affirme que Mayotte est notre futur, celui d’un territoire de misère et de violence submergé par les immigrés, Marine Le Pen forge une dystopie puissante et anxiogène. Enquête sur l’histoire et les coulisses d’un investissement politique payant.
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Lorsque le parlement français vote en février dernier un projet de loi d’urgence pour la reconstruction du territoire de Mayotte, dévasté par le cyclone Chido, tout y en restreignant encore le droit du sol, Marine Le Pen a de quoi être satisfaite. Elle se présente comme la plus ancienne et la plus ardente avocate du plus jeune département de France, tout en réclamant la suppression du droit du sol pour lutter contre l’immigration. La candidate du Rassemblement National a compris depuis longtemps ce que Mayotte peut lui apporter. L’archipel est selon elle un enfer migratoire, sécuritaire, social, économique, éducatif, ce qui en fait à ses yeux la préfiguration de ce qui attend la France entière. « Mayotte, c’est notre futur », affirme-t-elle dans un entretien au Journal du dimanche. Cet enfer représente donc également pour elle un paradis idéologique, une miraculeuse coïncidence des contraires, entre sa volonté de dédiabolisation et sa fidélité aux idées de l’extrême droite.
Un intérêt ancien…Marine Le Pen n’est en effet pas la première, dans sa famille politique, à s’y intéresser. Dans les années 1970, alors que les Comores (archipel dont Mayotte fait partie) se dirigent vers l’indépendance, le mouvement royaliste Action française lance une intense campagne de presse et de lobbying afin de garder Mayotte au sein de la France. C’est sous l’influence de ce courant de l’extrême droite, selon Rémi Carayol (dans Mayotte. Département colonie, La Fabrique, 2024), que les autorités françaises décident d’organiser un second référendum île par île, ce qui permettra en 1976 à Mayotte d’exprimer sa volonté de rester française. Familier des militants de l’Action française (mais aussi du mercenaire Bob Denard, très actif dans les Comores), Jean-Marie Le Pen hérite de cette vision impériale. Il évoque régulièrement Mayotte dans ses discours. En 2008, en meeting à Nice, il clame : « Mayotte est en train d’être colonisée par les immigrés comoriens et malgaches, et l’immigration clandestine fragilise considérablement un territoire déjà pauvre et sans ressources. » Il ajoute, ravi : « Une fois n’est pas coutume, je devrais remercier aussi l’un de nos concurrents, monsieur Estrosi, secrétaire d’État à l’Outre-mer et candidat à la mairie de Nice, qui a récemment proposé de supprimer le droit du sol à Mayotte, sage mesure que le Front national préconise d’appliquer à la France entière depuis 30 ans ! » Marine Le Pen suit donc avec soin les traces de son père.
Elle a compris l’intérêt que représentait pour elle Mayotte dès son accession à la présidence du Front national, en 2011. Le 31 mars de cette année, le territoire d’outre-mer devient le cent-unième département français. La députée européenne, alors, proteste, au nom des fondamentaux idéologiques de son parti : le rejet des immigrés et des étrangers. Elle affirme déjà sa volonté d’enterrer le droit du sol : « C’est une folie de faire passer Mayotte comme département sans supprimer le droit du sol, sans supprimer l’ensemble des aides sociales qui sont accordées aux étrangers. » Un an plus tard, elle déclare que le cas de Mayotte est « très intéressant », car « un tiers de la population est clandestine », ce qui implique qu’il faille « arrêter de faire de ces territoires [ultramarins] une attraction pour l’immigration ». Reste que le parti lepéniste a un lourd passif avec les Outre-mer. En 1987, Jean-Marie Le Pen n’avait pas pu mettre le pied en Martinique, empêché d’y atterrir par des manifestations d’opposants. En 2012, sa fille avait dû annuler sa visite en Guadeloupe et en Martinique. Elle doit à nouveau renoncer à un voyage aux Antilles en 2015. Un responsable du parti se lamente : « Les points noirs, ça reste Mayotte, les Antilles. Ça ferait des super images. »
…devenu passionLa présidente du RN entame alors une offensive de charme. Elle parle de Mayotte comme d’une « île très belle et très sauvage », « avec un lagon magnifique, mais complètement abandonnée ». En juin 2016, lors d’un entretien télévisé, elle affirme même au journaliste Francis Letellier, qui l’interroge : « Je suis allée à Mayotte. C’est très pauvre, Mayotte », et elle prend la défense des Mahorais qui manifestent violemment contre les migrants venus des Comores. Or malgré nos recherches, nous n’avons pas trouvé la trace de cette visite. D’après des proches de Marine Le Pen interrogés sur ce sujet, sa première visite sur l’île date effectivement de fin 2016. Aurait-elle menti, anticipant déjà sur le potentiel électoral de l’île ? Ou bien y aurait-elle effectué un ou plusieurs séjours privés ? Le service de communication du Rassemblement national n’a pas répondu à nos messages sur ce point.
La visite de fin novembre-début décembre 2016, elle, est fort bien documentée. Dans une vidéo du parti, on voit la présidente du parti, après un mauvais accueil à La Réunion, presque étonnée d’être accueillie avec tant d’enthousiasme à Mamoudzou, chef-lieu du département : « Vive Marine ! Vive Marine ! »… Elle esquisse des sourires sous les chants d’accueil et finit par embrasser des femmes et des enfants. Son discours n’a pas changé, axé sur la lutte contre l’immigration et l’abandon de la part de l’État : « Il faut supprimer le droit du sol, supprimer les aides sociales accordées aux clandestins. Nous ne leur donnerons rien. Parce que nous voulons réserver notre solidarité aux nôtres. » Le Journal de Mayotte ironise, relevant que le chiffre avancé de 200 personnes qui la suivent contraste avec celui des adhérents du RN, qui ne sont que 83. Mais le média s’étonne d’une tournée sans fausses notes de la cheffe de l’extrême droite outre-mer : « La population exprime quelque chose qu’il ne faut pas négliger. »
Après s’être rendue à la Chambre d’agriculture et avant une réunion avec les femmes leaders du Collectif du sud, Marine Le Pen rend visite aux autorités musulmanes de l’île, les cadis, à Mamoudzou. Le Point affirme qu’elle « a été adoubée » par ces sages et que « le Grand Cadi a formulé des prières pour qu’elle devienne présidente de la République en 2017 ». Cette interprétation des échanges a été remise en cause par des acteurs locaux, et une polémique est apparue autour de ce prétendu soutien. Mais l’essentiel, pour Marine Le Pen, est acquis. C’est une victoire énorme dans le processus de dédiabolisation d’un parti qui, dans le même temps, n’hésite pas à attaquer, au nom de l’opposition à l’islamisme, la religion musulmane elle-même. Celle qui a comparé les prières dans la rue à une « occupation », sans « blindés » ni « soldats » mais « occupation tout de même » (en décembre 2010 puis en juillet 2013), n’a de cesse, dans ces années 2010, de rabattre des pratiques religieuses traditionnelles sur le radicalisme. Elle affirme ainsi en 2012 que « les voiles hier exceptionnels se sont multipliés, leur nombre a même explosé, avec la volonté d’un affichage qui n’a rien d’innocent, utilisé comme une arme politique ». Elle dénonce la « collusion immigration, prière de rues, abattoirs hallal » et rappelle la même année que « la France plonge aussi ses racines dans le christianisme. C’est […] notre histoire, notre identité, que ça leur plaise ou pas ! » En octobre 2016, elle choisit le thème de la protection animale pour s’attaquer à des « problématiques communautaires » et rappelle, visant notamment les musulmans, « l’exigence morale d’étourdir les animaux avant de les abattre ». Sa visite à Mayotte lui permet de recentrer son discours : « Je veux en finir avec les caricatures, nos adversaires nous ont décrits comme les adversaires de telle ou telle religion, et notamment de la religion musulmane. Je respecte toutes les religions », affirme-t-elle parmi les cadis. Mais, tout en considérant que les religieux mahorais luttent, comme elle, contre le fondamentalisme musulman, elle reste prudente : « Vous avez un magistère spirituel, faut-il pour autant déléguer à un responsable religieux le soin de faire le travail de la République ? Je n’en suis pas convaincue. » Marine Le Pen tente, le temps d’un rendez-vous, de faire oublier l’islamophobie persistante de son idéologie, mais sans aller trop loin : elle sait qu’elle marche sur un fil.
Un investissement payantCe bref séjour s’avère payant. Aux élections présidentielles de 2017, Marine Le Pen arrive en deuxième position au premier tour, avec plus de 27% des voix, derrière François Fillon (32,6%), mais devant Emmanuel Macron (19,2%). Elle obtient presque 43% au second tour, malgré une très forte abstention de 56,43%. Elle sent la dynamique qui la porte et continue de « cultiver » Mayotte. En mars 2018, le RN présente un projet de loi proposant des « mesures d’urgence spécifiques en matière de maîtrise de l’immigration et de maintien de l’ordre public ». Le lien entre immigration et insécurité est assumé, tant il constitue le cœur idéologique du parti. Tout en concédant que « l’invasion migratoire » subie par Mayotte est « sans commune mesure avec la situation, pourtant très dégradée, que connaissent tant la métropole que certaines autres collectivités territoriales », les mesures proposées correspondent à ce que pourrait entreprendre le RN dans une situation semblable. Il s’agit d’« instaurer dans l’île un véritable dispositif d’“état d’urgence” d’une durée de cinq ans au minimum, afin de limiter la pression migratoire ». L’avertissement est clair : « Il n’a vocation, dans un premier temps, à s’appliquer qu’à Mayotte. »
Dès lors, Marine Le Pen n’abandonnera plus le terrain mahorais. Elle se rend sur l’archipel durant la campagne des élections européennes de 2019, alors que l’abstention atteint des sommets pour ce scrutin. Elle arrive en tête sur l’île avec plus de 46% des suffrages exprimés — mais qui correspondent à un peu moins de 10 000 voix… Elle progresse cependant régulièrement. Elle y retourne en 2021. Elle obtient 59,1% des suffrages au second tour des présidentielles de 2022, et les législatives de 2024 permettent l’élection d’une députée RN mahoraise, Anchya Bamana. En avril de la même année, Marine Le Pen porte toujours une couronne de fleurs, danse sur de la musique traditionnelle et étreint des dizaines de femmes lors d’une nouvelle visite. Ces habitantes d’une banlieue de Mamoudzou s’adressent à elle pour lui demander son aide contre des localités « gangrénées par l’insécurité » : « Nous comptons sur vous car nous savons que vous êtes capable d’attirer l’attention du gouvernement sur la gravité et l’indignité de cette situation. » Marine Le Pen est devenue, pour une partie des Mahorais, leur porte-parole en métropole. Elle parle de manière concrète, raconte que deux ans plus tôt, une lycéenne pleurait car elle rêvait de devenir infirmière mais que, comme « elle n’allait à l’école que deux fois sur trois, elle pensait qu’elle n’arriverait jamais à l’être. Si vous saviez comme j’ai eu honte de mon gouvernement ce jour-là ». Elle proclame son « affection » pour les Mahorais, car « la politique ce n’est pas que des chiffres, des courbes, des oppositions entre les partis ; fondamentalement, la politique, c’est de l’amour ». Mission accomplie : Marine Le Pen est devenue l’amie fidèle de ses soutiens sur l’archipel, non-blancs et musulmans, et non une personnalité politique distante : « Nous, on vous voit », lui dit un pêcheur. « Tenez bon, on arrive », répond-elle. L’afflux d’immigrés, notamment des autres îles des Comores, à Mayotte, a transformé Marine Le Pen en recours.
Après le passage du cyclone Chido, afin de garder son avance sur les autres personnalités politiques, elle prend soin d’effectuer le séjour le plus long et le plus complet sur l’archipel, visitant les zones les plus isolées. C’est durant son retour vers la métropole qu’elle apprend la nouvelle du décès de son père. Malgré sa peine, elle tient à longuement évoquer le sort des Mahorais dans un entretien au Journal du dimanche, au nom de son « devoir profond et [d’]une véritable obligation morale envers eux ». Dénonçant l’approche « purement officielle » des visites de membres du gouvernement après la catastrophe, elle prétend avoir une bien meilleure connaissance de « la réalité du terrain ». Elle appelle à la construction d’une usine de désalinisation et d’un centre de traitement des déchets, évoque le développement futur avec l’exploitation gazière et pétrolière, appelle à une réforme du cadastre. Mais le cœur de son discours reste la question de l’immigration illégale qui, selon elle, « conditionne tout le reste ». Au lieu de montrer de la compassion aux victimes du cyclone quelle que soit leur origine, elle évoque plutôt les pillages par des illégaux, qui s’en prendraient aux Mahorais français, avant d’insister sur la mesure qu’elle porte depuis des années, la suppression du droit du sol.
L’île de la dédiabolisationAvec Mayotte, Marine Le Pen a trouvé le lieu idéologique parfait, qui réalise une coïncidence des contraires. D’un côté, sa proximité avec l’archipel incarne (au lieu de simplement proclamer) la dédiabolisation réussie de son parti, à l’échelle locale. De l’autre, elle lui sert de laboratoire à des mesures qu’elle souhaiterait généraliser à toute la République. Afficher son affection pour les Mahorais permet à la fille de Jean-Marie Le Pen de déracialiser l’idéologie du RN, longtemps compromise dans un racisme souvent affiché d’inégalité des peuples et des races. Comment taxer Marine Le Pen de raciste lorsqu’elle dit se sentir chez elle parmi des personnes à la peau noire ? On a vu que son amour pour Mayotte lui permet également de se protéger de l’accusation d’islamophobie — pourtant très ancrée dans le parti et promue par sa dirigeante. Elle enfonce le clou dans Le JDD : « Mayotte est […] un exemple d’islam très laïcisé. Là-bas, tout le monde se souhaite joyeux Noël. L’idéologie islamiste n’a pas pénétré cette société. » Il s’agit donc pour elle d’un islam compatible avec la République. Au sein d’un mouvement au passé viriliste, s’afficher aux côtés de femmes mahoraises permet également à Marine Le Pen de mettre en scène son féminisme revendiqué : « Mayotte est une société matriarcale, et ce sont les femmes qui ont mené les grands combats politiques. Rappelez-vous l’histoire de Mayotte : ce sont les Chatouilleuses qui se sont battues pour que Mayotte reste française. Toutes des femmes. Quand vous faites un meeting politique là-bas, 95% du public, ce sont des femmes. C’est surprenant ! » En contraste avec le club masculin de la vie politique métropolitaine, la mise en scène d’une affection féminine partagée a un intérêt stratégique. Depuis les élections européennes de 2024, d’ailleurs, les femmes, longtemps réticentes au parti d’extrême droite, votent autant RN que les hommes. Face à une société qui se sentirait abandonnée par les politiciens de la métropole, Marine Le Pen veut emplir un besoin de protection et entend assumer le rôle d’une mère bienveillante, qui sait aimer et punir, en tout cas être forte pour « rétablir la justice et la sécurité » ou repousser les Comoriens, dans un souci permanent du concret. Le côté néocolonial de cette posture ne semble pas l’effleurer.
Le “complot comorien”L’image de l’archipel que projette Marine Le Pen correspond à sa vision du monde. En 2016, la vidéo de sa visite commence avec des images paradisiaques de l’archipel. Mais la voix de Marine Le Pen dévoile l’envers du décor : « Il ne faut pas croire à cette carte postale, qui n’est pas la réalité de l’île. » Dans son esprit, le discours qu’elle appelle officiel propose une fausse image du monde qui dissimule « un grand mensonge » (Le JDD). Mensonge sur le nombre réel d’habitants de l’île (« Il y a au moins 500 000 habitants, probablement plus, mais les services publics continuent d’affirmer qu’il y en a 320 000 »), mensonge sur la situation en matière d’électricité, d’urbanisme, de distribution de l’eau… Mayotte vue par l’État français ressemble aux yeux de Marine Le Pen à « un village Potemkine ». Elle seule révèle à tous un pseudo-monde imposé par les puissants déracinés.
Le RN ne peut exister sans ennemis. Dans le cas de Mayotte, il s’agit surtout des Comores voisines, dont Marine Le Pen appelle, en avril 2024, à « tordre le cou ». Elle dénonce d’ailleurs une intentionnalité belliqueuse de la part de l’État, qui a choisi son indépendance par rapport à la France. Elle déclare ainsi le 29 juillet 2024 : « On va dire que je suis complotiste. Je me demande si les Comores n’ont pas intérêt à maintenir cette pression de l’immigration massive clandestine et le chaos qui en est la conséquence pour pouvoir porter avec succès le moment venu des revendications territoriales qu’ils portent sur notre territoire national et nos compatriotes. » Il s’agit donc de défendre la France contre une guerre hybride et une opération de déstabilisation menée par une puissance étrangère. Elle semble ici reprendre les thèses d’un doctorant mahorais en droit public, Soula Saïd-Souffou, qui dénonce une « arsenalisation » des migrants comoriens à Mayotte. Selon lui, « loin de relever de la petite délinquance entretenue de l’intérieur ou de l’extérieur, la violence extrême des mineurs, transformés en “enfants soldats” ou en “agents de l’étranger” peut être constitutive d’activités hybrides tendant à défier, discréditer et affaiblir des gouvernements ou des autorités régionales, notamment dans leur capacité à assurer la sécurité de leurs territoires ». Les immigrés seraient donc les soldats d’une invasion.
Un discours simplificateur ?Les chercheurs spécialistes de la région relativisent ce discours. L’anthropologue Sophie Blanchy, qui étudie le territoire depuis les années 1970, ne récuse aucunement le poids migratoire que connaît Mayotte ni les tensions qu’il engendre. Le département français est entouré de territoires beaucoup plus pauvres, que ce soit dans le reste de l’archipel des Comores, à Madagascar ou sur le continent africain : « Cette différence de développement économique provoque nécessairement des migrations. » Mais, précise-t-elle, « ceux qui arrivent des Comores parlent la même langue, pratiquent la même religion, se marient entre eux et ont des liens familiaux ». Marine Le Pen cherche donc à cultiver une xénophobie anti-comorienne avec « des semblables », car « il y a des migrants dans chaque famille ». Ceux-ci, d’ailleurs, « ne viennent pas pour obtenir des papiers, car le droit du sol n’a rien d’automatique depuis longtemps à Mayotte ». Bref, avec des structures sociales très diverses dans les différentes parties de l’archipel comorien, et un passé colonial non soldé, la réalité est beaucoup plus complexe que la dystopie lepéniste.
Le sociologue Olivier Chadoin a récemment publié avec les géographes Anthony Goreau-Ponceaud et Fahad Idaroussi Tsimanda un article sur l’urbanisation de Mayotte après la passage du cyclone. Selon lui, la population réelle est de 450 000 personnes, alors que l’estimation de l’Insee est de 320 000. Sur une île qui produit très peu, cela pose évidemment des problèmes. « Cela fait longtemps que de nombreux Mahorais désignent l’immigration comme la source de tous les maux », précise-t-il, « ce qui explique que Marine le Pen ait trouvé là un terrain d’expression assez facile, tout en déjouant l’accusation de racisme ». Les Mahorais, « qui souffrent effectivement d’un régime d’exception, d’une sous-dotation en service public et d’un réel problème démographique, deviennent un peu les idiots utiles d’un usage politique en métropole ». Au fond, « la construction d’un Autre dangereux vient compenser l’insuffisance de développement économique et de services publics ». Selon le sociologue, ces représentations empêchent les habitants de l’île d’élaborer des projets de développement et d’en devenir collectivement les acteurs. La reconstruction de l’île après le passage du cyclone leur fournira, espère-t-il, l’occasion de le faire en tenant compte de leurs besoins et de leurs volontés.
Marine Le Pen, de son côté, a créé une dystopie apocalyptique, oubliant que les réalités de cet archipel ne peuvent être plaquées sans précautions sur la situation métropolitaine. Mais la tentation de faire de Mayotte la préfiguration de notre avenir collectif était trop forte. Investir ce département lui permet de dédiaboliser son discours tout en demeurant fidèle aux idées de son père, de faire preuve d’empathie et d’humanité tout en réclamant les mesures les plus radicales contre des ennemis malfaisants. Le cinéma, en politique, fonctionne souvent mieux que l’attention au réel.
mars 202517.03.2025 à 16:12
hschlegel
L’actrice Émilie Dequenne est morte dimanche 16 mars, à 43 ans, emportée par le cancer. De nationalité belge, elle avait été révélée par les frères Dardenne en 1999 dans le drame Rosetta, qui lui avait valu le prix d’interprétation au Festival de Cannes – le film avait reçu la Palme d’or.
Nous avions rencontré Luc Dardenne il y a deux ans, à l’occasion d’un hors-série sur Emmanuel Levinas. Le cinéaste avait évoqué Rosetta et l’esprit qui guidait la mise en scène, focalisée sur le personnage interprété par Émilie Dequenne : « Rosetta ne sait pas où elle va. Nous ne le savons pas non plus, mais nous essayons de la suivre. Si la caméra bouge beaucoup, ce n’est pas pour le simple plaisir de bouger : c’est pour tenter de saisir ce corps en révolte qui dit “tu ne me prendras pas”, “tu ne tueras pas mon regard”. » Un grand entretien issu de nos archives, à redécouvrir ici.
mars 202517.03.2025 à 12:59
hschlegel
Le confinement dû à la pandémie de Covid-19 a débuté il y a tout juste cinq ans. Tous les actifs, même ceux qui ne le pratiquaient pas, ont plongé dans le télétravail obligatoire. Pour le mieux ou le pire ? Dans cet article, Alexandre Lacroix, dès l’automne 2020, en décrivait les effets pervers sur notre rapport au temps et au corps.
mars 202517.03.2025 à 08:00
nfoiry
De l’Ukraine à Gaza, l’usage des réseaux sociaux a déplacé une partie des zones de conflit sur le terrain des mots. Ce conflit de communication est au cœur de la guerre cognitive. Dans notre tout nouveau hors-série consacré à « L’art de la guerre », nous avons demandé à la chercheuse Amélie Férey, autrice de l’essai Les mots, armes d’une nouvelle guerre ?, d’en définir les contours.
mars 2025
16.03.2025 à 13:00
nfoiry
Du port de Bristol aux montagnes du Maroc, François Marry cisèle une pop mélancolique aux côtés de ses musiciens, The Atlas Mountains. En témoigne leur dernier album, Âge fleuve. Dans notre nouveau numéro, il répond à notre « Questionnaire de Socrate ».
mars 202515.03.2025 à 15:00
nfoiry
Un demi-siècle après avoir déterminé les contours d’une « guerre juste », le philosophe américain Michael Walzer évoque les conflits armés actuels en réaffirmant son propos, qu’il s’agisse du pacifisme absolu – « intenable moralement » – ou des pertes civiles, qui doivent impérativement rester les plus faibles possibles pour favoriser les conditions d’une paix durable. Un entretien à retrouver dans notre tout nouveau hors-série « L’art de la guerre ».
mars 202515.03.2025 à 08:00
hschlegel
Durant huit semaines, le philosophe Pierre Cassou-Noguès, auteur de La Métaphysique d’un bord de mer (Cerf, 2016) et de La Bienveillance des machines (Seuil, 2022), parcourt le littoral atlantique à vélo pour Philosophie magazine. Objectif de ce périple un peu fou : enquêter sur les effets de la crise environnementale. Étape 3 : La Teste-de-Buch, une commune du sud de la baie d’Arcachon. Entre rêve et réalité, politique et fantastique, il explore les inquiétudes sur la montée des eaux, mais aussi l’entrée dans un monde de zombies où les huîtres produisent du plastique et les zones commerciales sont montées sur des pilotis.
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Les chroniques de Pierre Cassou-Noguès seront publiées chaque samedi, sur philomag.com, pendant deux mois. Retrouvez également le philosophe sur son site personnel et sur son compte Mastodon ici.
La Teste-de-Buch.
Dans le quartier du Pyla, les mimosas en fleurs font des masses jaunes, éclatantes au-dessus des murets, et lancent encore quelques branches dans la rue. Les jardins bien entretenus cachent à moitié des villas élégantes. La plupart sont fermées, ce sont des résidences secondaires, mais quelques-unes laissent échapper de leur cheminée un peu de fumée et une odeur de feu de bois. Il fait froid. Le ciel est bleu et les pins attendent immobiles le printemps. À chaque carrefour, sur la droite, au bout d’une allée tranquille, la mer apparaît aussi bleue que le ciel, sur une large étendue, coupée de bancs de sable.
Je pédale sur mon vélo, comme je le fais beaucoup en ce moment. Parfois même, je rêve que je pédale.
Je prends, sur la droite, une route qui monte dans la forêt. Je quitte ce petit paradis où la vie est facile et rien ne semble pouvoir l’abîmer. C’est une illusion, bien sûr, mise en scène par la municipalité et les agents immobiliers. Mais je vais de l’autre côté pour visiter des terres zombies. Moi-même, je ne suis de nulle part, comme souvent les narrateurs dans ce genre d’histoires, je suis un simple visiteur, un touriste.
Je traverse un bout de forêt planté sur des dunes, quelques kilomètres, avant d’atteindre les premières maisons d’une petite ville. Alors que jusqu’ici, la route n’a cessé de monter et de descendre, le terrain est maintenant plat. J’aperçois le clocher de très loin au-dessus des toits et d’un grand rond-point. Je me dirige vers l’église parce que je sais que la zone de submersion commence juste derrière : elle englobe la zone commerciale et les quartiers pavillonnaires jusqu’à la gare et de l’autre côté du port, qui seront dans l’eau plusieurs fois par an en 2050 et à chaque marée en 2100.
Vivre parmi des choses zombiesDevant l’église s’est établi un marché. La forte odeur de poulet grillé qui m’accueille me rappelle que les gens sont réels. C’est le paysage, les installations urbaines qui ne sont déjà plus que des déchets contagieux dont la prolifération produit d’autres déchets, et ainsi de suite : des zombies, je l’ai dit. Nous vivons, à certains endroits, parmi des choses zombies, dans des habitations-zones, sur du bitume zombie, nous qui sommes réels.
Mon but n’est pas de me livrer à un tourisme macabre, ou une sorte de ruin porn comme en montrent Instagram ou TikTok, avec des images de catastrophes, naturelles ou générées par IA, devant lesquelles les spectateurs se délecteraient. Je ne voudrais pas non plus être le visiteur maussade et grincheux qui pointe partout où il passe les défauts, les malfaçons, les escroqueries dans les hôtels, aux restaurants ou, en l’occurrence, dans le paysage : forêt brûlée, submersions futures ou pollution plastique. Je ne me suis pas encore résolu à jouer ce rôle. Je pourrais faire un contre-atlas du littoral qui montre l’envers du tourisme balnéaire, mais je voudrais surtout que mon parcours à bicyclette m’offre la possibilité de décrire le littoral dans son ambiguïté actuelle. C’est un peu le syndrome du bain qui refroidit. L’eau refroidit, et pourtant, on y est encore si bien qu’on ne peut pas bouger.
Quand les questions rencontrées devant les paysages conduisent à l’intérieur de soiJe voudrais montrer les menaces et les symptômes qui touchent ces paysages que j’aime et ce mode de vie, les stations balnéaire désertes pendant neuf mois, les saisonniers désœuvrés qui traînent au café, et tout cela qui s’anime trois mois par an. Je voudrais dire aussi la joie paradoxale que j’ai à pédaler et suivre ainsi les routes dans les forêts, m’asseoir dans les cafés, regarder la mer et les surfeurs évoluer dans les vagues.
C’est une question que je retrouverai et qui, à mon avis est centrale pour la philosophie contemporaine : comment la philosophie peut-elle parler de la crise environnementale, dont elle ne peut pas ne pas parler ? Elle ne peut pas ne pas en parler, parce que c’est pour nous, individuellement et collectivement, une préoccupation majeure. Mais comment pourrait-elle en parler si son mode de vérité n’est pas celui de la vérité empirique, tel que peuvent, que doivent l’adopter les journaux et la sociologie ? Je serais bien incapable d’écrire des reportages sur les lieux menacés du littoral. Il faudrait que j’enquête, que je m’informe alors que je ne fais que passer. Les heures où je pédale, et durant lesquelles je ne peux que regarder le paysage et méditer, rêvasser, ces heures me conduisent ailleurs. J’ai parfois l’impression de tenir parallèlement deux chroniques, l’une sur la crise environnementale, et l’autre qui me concerne en propre et que je garde en réserve. Il faut que je les force à se rejoindre dans une sorte de voyage fantastique, un voyage dont, comme sur un ruban de Möbius, les paysages conduisent à l’intérieur de moi-même sans que ne soit jamais traversée aucune surface séparant un dedans et un dehors.
C’est avec ces pensées en tête et l’odeur de rôtisserie dans les narines que je prends l’avenue de Verdun, qui relie l’église à la zone commerciale.
© Pierre Cassou-Noguès
Celle-ci a récemment été réaménagée sur pilotis. Sur plusieurs kilomètres se succèdent de grands hangars qui ressemblent à ceux que l’on trouverait n’importe où ailleurs – sauf qu’ils sont posés sur un socle à 1,50 m du sol et maintenus en l’air par des petits poteaux de métal. Le plus formidable des hangars est un « hyper », avec toute une série de boutiques satellites, parapharmacie, opticien, serrurier, teinturier… En face s’élève un magasin d’articles de sport, pas tout à fait aussi grand mais quand même imposant. Il a pour voisins un magasin de bricolage et un restaurant, « Chez Alice », qui fait buffet à volonté. Un escalier de métal doublé d’une rampe en plan incliné permet d’accéder aux portes coulissantes.
Aujourd’hui, dimanche, l’immense parking est à peu près désert et offre entre les hangars une perspective presque ininterrompue jusqu’à la marée que l’on devine au loin et qui commence à monter. C’est vers là que je me dirige.
Il y a un peu de monde sur le ponton du multiplexe dont les pilotis s’enfoncent dans les premières vagues. Au bas de la rampe inclinée, une curieuse machine est positionnée, que je reconnais cependant comme étant un autobus amphibie. J’aperçois aussi garés à côté plusieurs vélos munis d’un ingénieux système de flotteurs. Je comprends tout de suite qu’ils permettent de faire à la fois du vélo et du pédalo.
Devinant mon embarras, le vigile devant les portes me propose de surveiller mon vélo pendant que je ferai le tour du quartier dans le bus amphibie.
Pas besoin de ticket ; ici les bus sont gratuits. Je m’installe près de la fenêtre et, regardant encore une fois la marée qui envahit le parking, je dis à mi-voix : « C’est quand même bien arrangé. » La dame devant, qui a cru que je lui parlais, se retourne et me répond en souriant : « C’est surtout aux grandes marées que c’est joli, quand les pilotis s’élèvent et que l’hyper semble flotter dans les vagues. »
Pendant que son mari, à côté d’elle, m’explique comment fonctionnent les pilotis télescopiques de l’hyper, l’autobus démarre sans bruit. J’ai oublié de dire qu’il était électrique.
La vie (quasi) aquatiqueNous quittons la zone commerciale et traversons tout le quartier que j’ai déjà repéré sur la carte, et que le creusement du canal devant la gare, au XIXe siècle, avait permis de développer. Ce sont des pavillons de différentes époques, les plus anciens datant des années 1870, et qui ont tous été hissés sur des pilotis de bois. Place Jean-Jaurès, un système de canaux a permis de recueillir l’eau pour sauver la double rangée de platanes.
Le mari me dit qu’on a utilisé les troncs des pins qui brûlaient aux alentours pour monter les pilotis. La dame m’explique qu’après les grands incendies et devant les menaces de submersion, les habitants se sont organisés en communauté autogérée, quartier par quartier, avec des délégués qui siègent au conseil municipal.
— On n’a plus de maire. Pour nous, la politique c’est horizontal, plat comme un lac.
Elle fait de la main un geste brusque et tout à fait horizontal.
Nous naviguons maintenant le long de la côte. On aperçoit au loin les cabanes tchanquées, des maisons traditionnelles sur pilotis que les ostréiculteurs installaient dans les parcs à huîtres pour y passer parfois la nuit. Les habitants se sont inspirés de ces constructions pour monter leurs architectures adaptables. Nous atteignons le port, où sont la fois garés et amarrés plusieurs véhicules amphibies.
— Nous n’avons plus de voitures personnelles, me confie le mari, nous les avons mises en commun, ce qui nous revient beaucoup moins cher. C’est un système de transport vraiment très efficace. Le bus vient vous prendre et vous déposer devant chez vous.
— Tout cela doit quand même coûter cher ?, demandé-je.
— Quand on a su que la zone commerciale serait aussi touchée, on a été voir le directeur de l’hyper et on a négocié.
— Et ce grand chantier qu’on voit là-bas sur la gauche ?
— C’est l’ancienne gare. Impossible de la mettre sur pilotis. Il a fallu la déplacer de l’autre côté de la ville. À la place, on construit une centrale de déplastication.
— Une centrale de quoi ?
— De dé-plas-ti-ca-tion ! C’est un système qui filtre les microplastiques dans l’eau pour les recycler. On utilise des huîtres. Elles stockent le plastique qu’elles recrachent sous forme de toile, un peu comme des perles mais aplaties.
Maintenant que l’autobus s’est approché, j’aperçois comme un grand auvent en plastique vert qui sort de l’usine encore en chantier et semble grandir lentement.
Ce plastique sert à construire de petites maisons. Le quartier du Canelot en est remplie. Elles sont très légères et flottent très bien en cas de grandes marées. Nous passons entre des rangées de bungalows attachés les uns aux autres et de toutes les couleurs dont le plastique est capable. La lumière est très belle, très douce. On aperçoit au loin la ville avec le clocher et, de l’autre côté, la mer parfaitement bleue.
Le chauffeur accoste devant un bungalow en plastique rouge avec des géraniums aux fenêtres. Le couple se lève et me salue, ils parlent tous les deux en même temps.
— C’est ici que nous habitons. Nous vous disons : à bientôt. Si vous repassez, n’hésitez pas à accoster, nous vous offrirons l’apéritif.
Sur le chemin du retour, regardant vaguement par la vitre, ces allées de bungalows me rappellent les villages de vacances que j’ai découverts l’avant-veille au bord du lac de Cazaux : le village baignait dans une lumière que le lac et les pins rendaient très bleue. J’ai voulu prendre une photo, mais en regardant l’écran de mon téléphone, je me suis aperçu que tous les objets qui figuraient sur l’image étaient en plastique – les bungalows, les bateaux amarrés, les sièges sur les terrasses… En principe, cela ne changeait rien à la douceur de la lumière mais m’a cependant troublé. J’ai renoncé à prendre une photo. Si j’avais su que ce plastique venait de la déplastication de la mer….
Ce matin, dès mon réveil, j’ai voulu contacter quelqu’un au conseil municipal pour en savoir plus et le féliciter pour ce plan d’urbanisme ambitieux. J’ai fini par trouver un numéro de téléphone. J’ai appelé, on m’a répondu :
— La submersion de la côte ? Merci ! On a assez à faire avec les feux de forêt.
J’ai compris que j’avais rêvé.
mars 202514.03.2025 à 17:23
hschlegel
« “Mais que deviendrait l’art s’il oubliait le souvenir de la souffrance accumulée ?” J’ai lu cette question du philosophe Theodor Adorno cette semaine, et elle ne me quitte plus. J’y ai vu une occasion d’interroger le rapport qu’entretiennent l’art, le vrai et le beau, au théâtre et dans deux expositions qui valent le détour.
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L’Esthétique de la résistance. L’Odéon-Théâtre de l’Europe programme cet ample et émouvant spectacle jusqu’à la fin de la semaine, avant qu’il ne poursuive sa tournée en France. Le metteur en scène Sylvain Creuzevault a adapté le volumineux roman de Peter Weiss qui suit la trajectoire d’un jeune ouvrier communiste, membre des réseaux de résistance au nazisme, divisés quant à la critique du stalinisme. Le “narrateur”, ainsi nommé, se forme dans la lutte clandestine en Europe mais aussi dans la fréquentation avec les arts, auquel le texte se réfère continûment. Car pour Weiss comme pour Adorno, la politique et l’esthétique ont partie liée. Le récit débute d’ailleurs par une interprétation du Grand Autel de Pergame, à Berlin, où des camarades se disputent sur le sens à donner à cette fresque représentant une gigantomachie – la victoire des dieux sur les Géants.
Faut-il que l’art s’adresse à nos consciences, en convoquant explicitement la “réalité sociale” ? Se nourrit-il au contraire de la métaphore et de l’analogie, dont le sens reste à interpréter ? La citation d’Adorno que je citais d’emblée se trouve à la toute fin d’un gros volume difficile sur la Théorie esthétique, où le philosophe montre que l’art ne peut être conçu sous un angle strictement esthétique ni être vidé de tout rapport à la vérité. Tout l’art consiste au contraire à tendre vers l’universel, en s’arrachant à la singularité individuelle, à partir de situations historiques. À tendre, autrement dit, vers un “universel concret”. Adorno l’écrit autrement dans ses Minima Moralia (1951) : “Lorsque, de nos jours, le thème de la liberté apparaît dans des récits politiques – ainsi, par exemple, les louanges à l’héroïsme de la résistance –, il a le ton des affirmations qui ne se fondent sur rien, et on en éprouve de la gêne. L’issue semble toujours avoir été décidée à l’avance par la haute politique, et la liberté ne se manifeste qu’au plan idéologique, dans de simples discours sur la liberté, truffés de déclarations stéréotypées, mais jamais dans des actions aux mesures de l’homme.” Adorno regrette ainsi “l’absence d’un drame illustrant suffisamment le fascisme”. Le théâtre de Sylvain Creuzevault dédit le philosophe avec brio, plongeant dans la dialectique de l’histoire pour y puiser une compréhension du présent, avec une troupe de jeunes comédiens talentueux. “Siamo tutti antifascisti !”, scandait le public à l’issue de la représentation, après une longue ovation, dans une ferveur de rue inhabituelle sous les dorures des théâtres.
Deux expositions à Paris convoquent également cette “souffrance du passé” sans laquelle l’art ne serait rien qu’une surface esthétique brillante mais vaine. Corps et Âmes à la Bourse de commerce, réunit un passionnant ensemble d’œuvres relatant un récit – universel et concret ! – de luttes et de résistances, en même temps qu’il brosse un panorama de l’art contemporain. Beaucoup d’artistes afro-américains y sont exposés, comme Kerry James Marshall et Arthur Jafa, mais aussi le plasticien libanais Ali Cherri, dont les sculptures mutilées, composées à partir de fragments archéologiques, m’ont frappé. Empruntant le titre de son exposition au poète Aimé Césaire – Quelque part dans la nuit, le peuple danse –, l’artiste contemporain Raphaël Barontini réinterprète enfin l’histoire de l’esclavage et de la colonisation aux Caraïbes, au palais de Tokyo. Il expose une garde-robe de carnaval inspirée de la peinture du XVIIIe siècle, employant diverses techniques de collages, de sérigraphie et de broderie. Fusionnant les canons européens et les modèles africains, il réécrit l’histoire sous l’angle de la créolisation sans rien oublier de cette “souffrance accumulée” qui nourrit son travail.
“Ainsi commence la résistance née de mon désespoir”, résume le narrateur de L’Esthétique de la résistance. Où le désespoir prend donc la forme d’un encouragement. C’est dialectique ? »
mars 202514.03.2025 à 17:00
hschlegel
Cinq ans après le premier confinement, la pandémie de Covid-19 reste un point de bascule. Pour marquer cet étrange anniversaire, nous vous racontons ce qu’il a changé pour chacun d’entre nous, au sein de notre journal. Entre angoisses et révolutions intérieures… Témoignages de l’équipe de Philosophie magazine, coordonnés par Clara Degiovanni.
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Cinq ans déjà que sonnait le premier confinement. Tambour battant, nous étions déjà « en guerre », disait le président. Entretemps, de l’eau a coulé sous les ponts, et le monde d’après a surgi, encore plus rude que celui d’avant. À suivre l’actualité, on a presque l’impression que le présent a tout englouti : qu’il ne reste plus rien de ces histoires de masques, de gel hydroalcoolique et d’attestations de sortie. Tout se passe comme si cet événement inédit, qui a sidéré la planète entière, était déjà tombé en désuétude et avait été ringardisé par l’envie – la nécessité ? – de tourner la page et de passer à autre chose.
Mais on ne se débarrasse pas si facilement de ces années bizarres. Il suffit de discuter avec quelqu’un, parfois juste cinq minutes, pour que le mot « Covid » surgisse dans la conversation. Pas forcément comme un sujet à part entière, mais comme un marqueur temporel, un point de repère qui permet de se repérer dans le temps. Si l’on creuse un peu, on se rend compte que le repère est souvent une charnière. Pour beaucoup, il y a eu un « avant » et un « après » les confinements, que ce soit sur le plan personnel ou professionnel. Loin d’être cantonnée à la période 2020-21, la pandémie trouve des prolongements, des ramifications dans nos existences individuelles. « Il y a dans l’événement toujours une part qui dépasse, qui déborde sa propre effectuation », écrit Deleuze. Le Covid-19 nous a débordés en 2020. Il nous déborde encore aujourd’hui.
Pour marquer cet étrange anniversaire, nous avons réalisé un recueil d’expériences au sein de notre journal. Nous avons suggéré à tous ceux qui le souhaitaient de nous proposer un petit texte autour de cette question : « Qu’est-ce que le Covid a changé dans ma vie ? Dans quelle mesure a-t-il été un point de bascule ? » La diversité des réponses nous a saisis, au sein d’un groupe où nous avons la chance d’avoir les échos de plusieurs générations différentes. Pour certains, la révolution a été matérielle. Le Covid a créé une précarité, qui a nécessité de prendre des réformes pour avoir une existence plus stable (déménager, trouver un emploi salarié). Le télétravail, qui a massivement émergé pendant cette période, a été vécu comme une libération, mais aussi comme une aliénation à laquelle il a fallu mettre un terme. D’autres ont découvert lors des confinements des facettes ignorées d’eux-mêmes, qui les ont poussés à faire évoluer leur sociabilité, leur vie quotidienne. Une petite révolution s’est également déroulée à bas bruit, sur un plan perceptif, esthétique : le silence, le printemps, les villes vides ont changé la manière de saisir sensoriellement le monde et de s’emparer du réel, ce qui a provoqué son lot d’angoisses profondes et d’émerveillements durables.
On remarque dans ces témoignages un balancement, entre d’un côté la violence d’une fracture venue perturber les réalités matérielles et psychologiques, et de l’autre la découverte d’un autre soi-même, qui a parfois ouvert sur une transformation intérieure. Au cœur de cette mise à l’arrêt brutale, et de ses conséquences dramatiques, le silence, la solitude et le vide ont parfois pu ménager des coins de répit fertiles, propices à l’introspection et aux grandes décisions. On vous laisse découvrir ces témoignages, qui trouveront peut-être quelques échos en vous.
MÛRIRCamille Ferrand, 22 ans, stagiaire chez Philosophie magazine : “Je me suis doté d’une éthique de travail”17 mars 2020, j’ai 17 ans. Dernière heure au lycée, dernière heure de philosophie. Un peu sidéré, notre professeur de philosophie nous salue. Peut-être à bientôt. Ou à jamais. Les semaines passent et je crains qu’il ne faille se faire une raison : nous ne passerons pas le baccalauréat. Je peste. Nous sommes jetés dans le grand bain sans passer par ce fameux rite de passage, cette porte d’entrée symbolique dans « la vraie vie ». J’ai la sensation que la pesanteur du monde s’abat sur mes frêles épaules. J’ai la trouille. Je crains d’être frappé à jamais du sceau de l’illégitimité : je n’ai pas passé le baccalauréat, je ne sais rien faire, je ne suis préparé à rien, je suis un moins-que-rien. J’éprouve une sensation désagréable, presque suintante, qui dégouline de tous mes pores, de ne pas être assez ni pleinement. Moi qui ne suis au lycée qu’un joyeux luron grippé avec le travail, je décide alors de me remobiliser et de me doter, semaine après semaine, mois après mois, d’une discipline et d’une éthique de travail, manuelle comme intellectuelle. La peur soudaine de n’être pas assez, plutôt que de m’archipelliser et de m’éparpiller, m’a consolidé. Le lycée a fermé ses portes devant moi tandis que la pandémie m’offrait une maturité bienvenue. Quelle ironie.
Octave Larmagnac-Matheron, 31 ans, journaliste : “J’ai appris à m’écouter”
Très longtemps, j’ai eu le sentiment que ma vie avait besoin d’un cadre extérieur : une structure pour l’organiser, et « quelqu’un » qui me dise quoi faire pour donner un sens à cette existence. Je redoutais les moments de trop grand désœuvrement, les vacances – suspectant mon incapacité à conférer par moi-même, sans béquilles directrices, une valeur à mes initiatives. Le confinement m’a montré que je me sous-estimais. Sans trop de difficulté, j’ai trouvé une joie inattendue dans ce qui me semblait devoir être une douleur : orchestrer ma vie. Suivre mes envies, aussi. Je ne parle pas de grands projets ambitieux. L’essentiel était de faire des choses qui faisaient sens pour moi (et que d’autres jugeraient assurément curieuses) : préparer un lapin à la moutarde, ou traduire ce petit livre sur les plantes d’une philosophe allemande qui traînait dans ma bibliothèque depuis plusieurs mois. Je me rends compte, en écrivant, combien cette période – passée dans le cadre privilégié d’une maison de campagne – résonne avec La Confiance en soi d’Emerson : « Habite dans les simples et nobles régions de ta vie, obéis à ton cœur […] Aucune loi ne peut être sacrée pour moi que celle de ma nature. » J’assume volontiers la naïveté du ton. La vie a quelque chose de naïf que j’ai entrevu pendant le Covid.
STABILISER SON EXISTENCE Ariane Nicolas, 39 ans, cheffe de service Nouveaux Médias : “J’ai découvert que la vie socialisée ne tenait qu’à un fil”Plus de revenus, plus de chômage, plus de mutuelle, plus de logement, plus de conjoint... Les jours qui ont suivi le confinement ont été les plus vertigineux de ma vie. Après une séparation brutale, alors que j’étais en reconversion professionnelle et déjà fragilisée, je me suis retrouvée sans rien. La porte a claqué, les hôtels étaient fermés, les AirBnB interdits. Immense solitude. Un coup de téléphone, j’ai rejoint une amie, atterri sur le canapé d’une autre, puis d’une autre. J’ai compris ce que « vivre en dehors des clous » pouvait signifier. Seule une poignée de proches me rattachait au reste de ce groupe qui n’attend personne et que l’on nomme « société ». Tel Descartes dans la troisième de ses Méditations métaphysiques, j’ai eu le sentiment de toucher le fond. Et puis, petit à petit, j’ai reconstruit : un travail, un pass Navigo, un appartement... Avec le recul, je suis fière d’avoir arpenté ce vide sans trop tanguer. Mais j’y ai aussi perdu des plumes, je le sais. Le prix de la liberté ?
Hillel Schlegel, 38 ans, secrétaire de rédaction et graphiste : “Après 15 ans en indépendant, je me suis orienté vers le salariat”
J’ai eu le privilège de passer la pandémie de Covid, et les années qui s’ensuivirent, à jouir d’une insouciance inédite. En raison de conditions de vie alors peu contraignantes, ma partenaire, notre entourage immédiat et moi-même nous sommes avoué beaucoup apprécier cette période. Paradoxalement, elle fut synonyme pour nous d’une certaine liberté collective, plus ou moins dérobée ; notre jeunesse, et son absence de grandes responsabilités, s’éternisait dans des fantaisies arrachées à la situation. Or le confort ne favorise pas forcément le progrès de l’âme. Je ne connus pas d’épiphanies particulières autres que celles naissant parfois de la licence – qui s’avéra toutefois, par des voies plus initiatiques, aussi l’occasion d’un apaisement existentiel que j’appelais de mes vœux depuis longtemps. En revanche, la question matérielle fit rapidement surface. Plus moyen d’y couper : il me fallait un boulot stable. En tant que créatif indépendant œuvrant dans divers domaines, la première semaine de confinement me confronta à un important manque à gagner : plusieurs de mes devis déjà signés pour différents événements furent, avec ceux-ci, subitement annulés. Le constat qui s’imposa dès mars 2020 fut que mon indépendance financière, pourtant à l’équilibre depuis des années, n’était pas à l’épreuve de coups du sort, comme ces catastrophes naturelles que le langage juridique anglo-saxon nomme opportunément Acts of God. Trouver un emploi plus « sécurisé » sur le long terme, a fortiori salarié, était la décision la plus sage à prendre. Quelques semaines plus tard, j’intégrais les effectifs de Philosophie magazine.
Julie Davidoux, 36 ans, éditrice : “À contrepied du mouvement général, j’ai décidé de vivre à Paris”
Avant le confinement, cela faisait deux ans au moins que nous habitions entre deux villes (Paris et Amiens) avec mon compagnon, puis notre fille. Nous faisions des allers-retours hebdomadaires avec toute une organisation très rodée. Au moment du confinement, nous étions à Amiens. Nous y sommes restés confinés parce que nous partagions une maison avec jardin, en colocation avec deux amis, ce qui nous changeait de notre petit T2 parisien. Mais, pendant le confinement, nous avons tellement apprécié ne plus prendre le train toutes les semaines et d’habiter un seul endroit – même dans ces conditions particulières ! – que nous avons décidé de quitter Amiens et de nous rapatrier à Paris, où nous travaillions tous les deux. Nous nous sommes donc retrouvés à contre-courant du mouvement général, qui consistait plutôt à faire l’inverse : quitter Paris. La bascule a été très claire : fin 2020, nous avons mis fin à nos allers-retours.
PERCEVOIR L’ENVERS DU DÉCORVictorine de Oliveira, 37 ans, cheffe de rubrique : “J’ai capturé la violence des inégalités”Je me souviens avoir pris beaucoup de photos, de façon quasi compulsive : ce qu’il se passait paraissait si irréel que l’observer à travers le viseur d’un appareil permettait de garder une forme de prise. Si l’on n’en croit pas ses yeux, on en croit son objectif. J’ai essentiellement croisé des gens qui allaient faire leurs courses, des SDF qui ramaient encore plus que d’habitude pour faire la manche, des passants qui chassaient le moindre rayon de soleil en s’arrêtant sur un banc ou en plein milieu d’un trottoir, pourvu que les immeubles voisins laissent passer quelques traits de lumière – vous vous souvenez peut-être, il faisait un temps insolemment merveilleux. Privilège de détentrice d’une carte de presse, je pouvais me promener dans Paris à l’envi, sans contrainte de durée, d’horaire ou de périmètre. Au moins, je pouvais marcher. Car ce premier confinement a fait de la mobilité un enjeu de taille. Je m’étais toujours dit que « le monde se divise en deux catégories » : ceux qui peuvent s’échapper, prendre l’air dans une maison secondaire, à la campagne ou en bord de mer, ou encore chez papa-maman – quand l’environnement n’est pas trop toxique –, et ceux qui n’ont pas trop d’autres choix que de rester à « leur » place – du moins celle que leur a attribué la dynamique des inégalités sociales et économiques. Une division que le « monde d’après » a bien continué à creuser.
Sven Ortoli, 71 ans, rédacteur en chef du hors-série : “J’ai eu le sentiment de voir ce que je ne préférais pas voir”
Certains jours, Molly (le chien) et moi (l’humain), on traversait Paris comme des voyageurs temporels contemplant les vestiges d’un monde gelé. Depuis les hauteurs de Montparnasse jusqu’au pont Royal avant de franchir la Seine, et hop, longue halte sur la pelouse du Louvre, devant la porte des Lions. Ensuite, petit bout de Rivoli avant la remontée par l’avenue de l’Opéra, merveilleusement silencieuse, vers les bureaux de Philomag et la place Blanche. Quelques rares piétons, une poignée de voitures, c’était comme une balade dans les salles d’un grand musée dont nous étions (presque) les uniques visiteurs, une ville sans hommes que Molly n’aimait pas tant que ça – peu de copains, peu d’odeurs. Quand je refais cette marche – sans Molly, qui a vieilli –, Paris me semble sale, violent, bruyant et suintant comme un paysage magnifique qui abriterait une charogne. Au fond, avec le Covid, j’ai eu le sentiment d’avoir retiré mes lunettes. Et de voir ce que je préférais ne pas voir. Bienvenue dans le XXIe siècle, en somme.
Guillaume Stern, 25 ans, stagiaire chez Philonomist : “J’ai compris que le silence n’existait pas”
Alors que nous vivions reclus, terrassés et songeurs en ces temps amnésiés, j’entendais çà et là que le confinement avait des vertus pour la pensée et le dialogue intérieur. « On avait besoin de ce temps de calme, de silence, pour se mettre les idées au clair », disait-on à l’écran, seule possibilité de contact avec le monde extérieur. Mais était-ce là bien du silence qu’on nous offrait ? On dit du silence qu’il est absence de bruit. Le physicien affirme qu’il est la rupture de la propagation des ondes sonores. Mais rien de semblable à tout cela ne s’est produit en moi. Chaque jour, j’entendais la lourdeur de mes propres pas, l’oiseau qui sait le chant d’un printemps tiède, la voix incertaine d’un inconnu posté derrière son ordinateur, un petit fracas de vaisselle, des bruits de portes à demi tus ou encore de vifs applaudissements lorsque venait le soir. Cela venait rompre immanquablement ces promesses de silence que l’on me faisait. Plus tard, j’ai voulu trancher. J’ai essayé la flottaison en isolation sensorielle, une machine conçue pour minimiser les stimuli extérieurs et favoriser la relaxation. « Là dedans, c’est sûr, il fera silence », me disais-je. Mais une fois à l’intérieur, j’entendais se débattre mon cœur, sa voix couvrait mes espoirs, il n’y avait pas de silence.
S’ÉMERVEILLERMichel Eltchaninoff, 55 ans, rédacteur en chef : “Pour la première fois de ma vie, j’ai vécu un printemps”Au début du confinement, nous nous sommes retrouvés à cinq dans une petite maison du village de Vézelay. Pour tenter d’échapper à l’angoisse et à la promiscuité, je sortais souvent, empruntais un discret sentier et partais dans les champs ou les forêts, avec plusieurs attestations en poche (je me suis tout de même fait contrôler sept fois durant toute la période). Je sortais également la nuit et faisais le tour des remparts. Pour la première fois de ma vie, le citadin que j’étais s’est retrouvé pour longtemps à la campagne. De mars à juin, j’ai donc attentivement suivi l’arrivée du printemps. Au début, j’ai remarqué des fleurs microscopiques sur les chemins, qui m’ont ému. Puis j’ai senti que l’air se réchauffait, que la lumière se glissait avec plus d’audace dans les ténèbres. J’y ai vu l’incarnation atmosphérique de l’espoir face à la violence de la pandémie. J’ai découvert que le printemps s’installait par vagues successives de fleurs, par nappes de parfums, par retour de groupes d’oiseaux. Face au sinistre chiffrage des décès, à la crainte pour les proches, à l’impossibilité de se rassembler, aux polémiques et aux bouffées de délires, c’est la présence des miens qui m’a permis de tenir. Mais ce printemps originel m’a fourni le fil temporel et sensoriel auquel m’agripper. Plongé avec les autres dans la maladie et la mort, il m’a sauvé de l’abattement.
Anne Borromée, 62 ans, directrice du développement : “J’ai redécouvert la beauté des choses”
Vivre à Paris, la période de confinement a été une expérience étrange. Je me suis trouvée tiraillée par deux vents contraires, à l’image de la bise qui nous fouette ces jours-ci, et qui cohabite parfois avec un merveilleux soleil. Je me suis sentie en résistance passive, dans une ville silencieuse, vidée de ses habitants, isolés, presque abandonnés par tous ceux qui ont rejoint leurs attaches régionales ou leur résidence secondaire. « Et en même temps », j’étais presque fière de vivre cette période dans mon cadre habituel, en réinvestissant mes journées et les lieux familiers, comme un voyage dans l’inconnu. La découverte de la capitale vide m’a appris à savourer le temps qui passe à un rythme plus doux, et à apprécier la beauté des détails. Je me souviens notamment de ces canards en file indienne autour de l’opéra. Et tout autour, la splendeur silencieuse d’un Paris minéral.
SE (DÉ)PLAIRE EN TÉLÉTRAVAILClara Degiovanni, 28 ans, journaliste : “J’ai décidé de ne plus jamais me faire aliéner par mon travail”Il y a 5 ans, je découvrais le monde du travail. Mon tout premier emploi, qui n’était pas celui de journaliste, a été marqué au fer rouge par le confinement. Avec le télétravail, je ne posais plus aucune limite entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Pire : mon emploi avait dévoré chaque interstice de mon existence. De 6h30 du matin à minuit, je ne vivais que pour mon travail. Entre deux réunions à distance, trois appels et dix documents Word ouverts, j’oubliais parfois de manger et de boire de l’eau. Mes nuits, mes week-ends, mes conversations étaient entièrement peuplés par le travail. L’aliénation était si puissante que je n’avais même pas le recul pour me rendre compte que la situation était anormale. J’étais dépossédée de moi-même – et je pensais pourtant que c’était cela, le travail « passion ». Le Covid m’aura appris à quel point l’aliénation professionnelle est un phénomène pernicieux, dont on ne se rend pas forcément compte sur le moment. Dans un tel contexte, le télétravail, loin d’être libérateur, est un piège qui conduit à l’impossibilité de prendre du recul sur ce que l’on vit. J’aurai tiré un enseignement très clair de cette période : plus jamais ça.
Martin Legros, 52 ans, rédacteur en chef : “Cela a fait clic dans ma tête, comme si l’espace mental de ma vie s’était soudain décloisonné”
Le Covid a changé deux choses dans ma vie : mon lieu de résidence et mon espace de travail. Au terme du deuxième confinement, après trois mois enfermés dans un appartement avec nos quatre enfants scotchés sur leurs écrans, nous sommes allés, ma femme et moi, nous promener dans la forêt de Fontainebleau. C’était un dimanche, la lumière de l’hiver filtrait à travers les pins, les hêtres et les chênes, le sol sablonneux, tout nous donnait le sentiment d’avoir coupé avec l’urbanité grise du Covid pour nous reconnecter avec des choses simples : l’horizon, le chant des oiseaux, le bruit du vent dans les arbres. Ce lieu nous appelait. Et nous lui avons répondu. Grâce à un concours exceptionnel de circonstances, en six mois, nous emménagions dans une vieille maison, tout en maintenant la scolarité des enfants et notre travail à Paris. D’où le deuxième changement : convaincu jusque-là que le travail impliquait présence physique et quotidienne aux côtés des collaborateurs, je me suis senti « autorisé » par le dispositif collectif du confinement à réorganiser ma vie professionnelle, hybridant présence physique, travail à domicile à la campagne et télétravail, et trouvant un point d’équilibre dont je ne pourrai plus me passer. Mais rien n’aurait été possible sans ce déclic produit par le court-circuit de l’expérience du travail confiné et la rencontre de la forêt.
DÉCOUVRIR SA VOCATIONVictorien Carré, 29 ans, chef de projet : “J’ai choisi de faire de ma passion une profession”En 2020, alors que nous étions enfermés depuis plusieurs mois, j’ai compris que le Covid serait pour moi l’opportunité de faire ce dont j’avais vraiment envie. Jusque-là, j’avais toujours tout fait « comme il faut ». Je réalisai paradoxalement, lors d’un cours intitulé « Apprendre à décider », que ma vie n’avait probablement été qu’une succession de non-choix. Allais-je me diriger, comme tout le monde dans ma promo, vers le conseil ? Qu’est-ce qui, dans le fond, me faisait plaisir ? Apprendre et transmettre. C’étaient des cours de maths et de philosophie donnés par-ci par-là, à côté des études. Je décidai alors d’en faire mon activité à plein temps pour l’année scolaire 2020-2021. Un premier acte de résistance : la volonté de montrer que je pouvais faire « autre chose » ; jusqu’à mon recrutement chez Philonomist fin 2021, où je m’autorisai à faire de ma passion, la philosophie, ma profession.
Rodolphe Grenier, 24 ans, vidéaste : “J’ai compris que j’aimais me poser des questions”
Pendant le confinement, je composais de la musique dans ma chambre. Dans mon cas, le Covid a donc été une période d’effervescence artistique… et de questionnements. Mes journées confinées étaient rythmées par les créations musicales et par beaucoup de réflexions introspectives et existentielles (qui suis-je ? que faire de ma vie ? et le sens dans tout cela ?) et par des appels vidéo avec les amis. Le Covid et le confinement ont cassé ma routine insouciante d’étudiant fêtard, et même si je n’ai toujours pas trouvé de réponse à mes questions, j’ai compris que j’aimais m’en poser. J’ai donc décidé de changer d’études pour partir en philosophie à Nanterre. C’est l’un des choix importants dans ma vie dont je suis le plus fier, certainement parce qu’il me ressemble. Depuis, j’essaie d’écouter ce même instinct quand il s’agit de faire des choix de vie, histoire d’essayer de vivre une vie qui me ressemble, qui me plaît.
REVISITER SA SOCIABILITÉ Apolline Guillot, 30 ans, rédactrice en chef de Philonomist : “J’ai pu découvrir mon rythme social”Avec ses confinements, ses contraintes, ses fermetures, la période du Covid m’a permis de construire des sociabilités qui me ressemblaient, surtout la partie qui a suivi le premier confinement. Je sortais d’études supérieures, j’avais donc accepté par défaut tout un tas de codes sociaux basés sur la consommation (dîners, verres, soirées, etc.) et la coolitude affichée. Pour la première fois, on s’autorisait à passer de longues soirées les uns chez les autres pour échapper au couvre-feu ; on allait habiter chez quelqu’un pour quelques jours, pour avoir l’impression de bouger un peu. Et puis, il est devenu acceptable de refuser de sortir, ou d’annuler quand on n’avait pas envie (officiellement parce qu’on avait une petite toux, mais personne n’est dupe) ! Pour moi, ça a été une révolution (j’en ai usé et abusé). Et puis on se demandait « ça va ? », en écoutant vraiment ce que l’autre avait à dire. C’était aussi la fin de certains problèmes que je n’avais même pas nommés avant : anxiété sociale, sentiment de dissociation en soirée, fear of missing out galopante, surcharge des agendas... Il n’y avait de toute façon pas grand-chose à faire, alors on était davantage présent. Bref, c’est une période où j’ai pu me découvrir à mon rythme en tant qu’adulte, et ça faisait du bien !
Marie-Gabrielle Houriez, 57 ans, secrétaire de rédaction et correctrice : “J’ai profité de ma famille”
Le confinement n’a rien changé à mon existence, si ce n’est que je ne pouvais plus prendre mes cours de danse et de yoga. J’ai en effet l’habitude de travailler chez moi et de ne pas sortir pendant plusieurs jours quand j’ai trop de travail – en l’occurrence, je relisais un dictionnaire de philosophie qui m’occupait bien. Pendant cette période, je me suis retrouvée avec mon mari et ma fille, et nous avons passé des moments très agréables, en famille, ce qui n’était pas forcément le cas en temps « normal ». Bien sûr, le fait que chacun dispose bien de son propre espace a beaucoup contribué à cette atmosphère bienveillante.
mars 2025