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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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06.05.2024 à 10:03

L'autre sionisme

F.G.

Rima Hassan est née dans un camp de réfugiés, de parents expulsés de Palestine en 1948. Disons-le tout net : d'une telle personne, Israël n'a droit de rien exiger. Rien ne peut mitiger la justesse de sa lutte contre la violence qui lui fut faite, et c'est à Israël seul de réparer ses torts. Pour beaucoup, l'idée même qu'Israël puisse le faire n'a pas de sens : Israël ne serait qu'un État colonial comme un autre, criminel par essence, dont l'existence même serait incompatible avec la (...)

- En lisière
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Rima Hassan est née dans un camp de réfugiés, de parents expulsés de Palestine en 1948. Disons-le tout net : d’une telle personne, Israël n’a droit de rien exiger. Rien ne peut mitiger la justesse de sa lutte contre la violence qui lui fut faite, et c’est à Israël seul de réparer ses torts. Pour beaucoup, l’idée même qu’Israël puisse le faire n’a pas de sens : Israël ne serait qu’un État colonial comme un autre, criminel par essence, dont l’existence même serait incompatible avec la justice. On mesure alors la générosité des paroles de Rima Hassan, récemment interviewée par « Regards ». Au journaliste qui lui demande si elle se pose « la question de l’existence de l’État d’Israël », elle répond que « non » : « Je n’en veux à personne d’avoir pensé la création d’un Foyer national juif en Palestine mandataire, j’en veux à tous ceux qui ont pensé ce destin au détriment du peuple palestinien. Je ne peux pas arrêter d’être critique à l’égard de la façon dont l’État d’Israël a été créé, à la fois sur le plan de la doctrine en elle-même, comment on a théorisé tout un pan du sionisme politique que Theodor Herzl définissait lui-même comme étant un projet colonial ; ensuite pour ce qui s’est passé sur le terrain, à savoir la Nakba ; c’est-à-dire que la création de l’État d’Israël, c’est la Nakba aussi, c’est 800 000 Palestiniens chassés de leur terre et c’est la destruction de plus de 532 villages qui sont complètement rasés. La question n’est pas de remettre en question la nécessité d’avoir un Foyer national juif, qui plus est, historiquement, en Palestine mandataire, puisqu’il n’y a pas à contester le lien de ces terres avec la communauté juive, c’est plutôt le fait que ce destin a été pensé au détriment du peuple palestinien, et qu’il est encore pensé, défendu, au détriment du peuple palestinien. »

29.04.2024 à 10:04

Digression sur la guerre

F.G.

Faut-il ou ne faut-il pas penser l'hypothèse ? Ça dépend des jours. Mais tout y contribue. Depuis l'Ukraine – deux grosse années que ça morfle –, depuis Gaza – sept mois que ça arrase, que ça extermine –, la guerre est là, présente jusqu'à l'obsession. Chaque jour, son poids de malheur, de mensonges, de propagandes et de contre-propagandes. Jamais d'espoir. On est dans la bassine et on s'y noie. Alors on pense à autre chose, mais c'est dur, parce que cet autre chose ramène souvent à la (...)

- Digressions...
Texte intégral (2341 mots)
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Faut-il ou ne faut-il pas penser l’hypothèse ? Ça dépend des jours. Mais tout y contribue. Depuis l’Ukraine – deux grosse années que ça morfle –, depuis Gaza – sept mois que ça arrase, que ça extermine –, la guerre est là, présente jusqu’à l’obsession. Chaque jour, son poids de malheur, de mensonges, de propagandes et de contre-propagandes. Jamais d’espoir. On est dans la bassine et on s’y noie. Alors on pense à autre chose, mais c’est dur, parce que cet autre chose ramène souvent à la guerre. Et ça repart. Nos neurones sont tétanisés et nos cœurs à la renverse. Et si, par un enchaînement de causalités premières et secondes, cette guerre, qu’on vit toujours par procuration, venait, d’erreurs stratégiques en ratages diplomatiques, à se généraliser ?

D’un côté, il y a le spectacle pathétique d’un monde où, raflé par des médiocres ou des cinglés, les pouvoirs susceptibles d’influer sur son sort sont aux mains de marchands d’armes et de criminels de guerre par contumace. De l’autre, il y a un ordre du monde où le Capital verrait sûrement quelque avantage à rebattre certaines cartes et à effacer quelques ardoises en réinvestissant où il faut, dans le surarmement s’entend. Et puis, partout ailleurs, il y aurait de l’impuissance. Comme un accablement devant la difficulté de lecture d’un monde livré aux seules folies de puissances en crise avançant – méthodiquement ou convulsivement – vers la catastrophe.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette caractéristique d’époque qu’est l’ignorance abyssale des mouvements de l’histoire qui caractérise les classes dominantes d’aujourd’hui et leurs représentants politiques. À chacune de leurs interventions, elle saute aux yeux du commun des mortels un peu instruits des lois de la guerre. Dans ce bal des ratés, Macron, archétype hors-série de la médiocrité tiktokeuse, fait bande à part tant ses géniales intuitions ont pour effet de faire rire jaune ses collègues. On se souvient de ses apparitions des petits matins de l’hiver 2022 où, déguisé en Zelenski mal rasé, il apparaissait sur les réseaux dits sociaux pour faire son show après avoir passé, disait-il, la nuit à parler à Poutine. On se souvient de même de sa géniale intuition, corrigée il est vrai dans l’heure, de la reconstitution, contre le Hamas, de la coalition internationale anti-Daesh. On se souvient encore de cette conférence de presse où, mutant de Jupiter en Mars, il prétendit, du haut de son fauteuil présidentiel surélevé, réarmer les consciences et les corps pour le bien de la Patrie défaillante. On se souvient enfin du toujours joueur quasi-quinqua Premier des Français, ès-qualité de président d’une « économie de guerre », se pavanant, il y a peu, à la poudrerie Eurenco de Bergerac, pour se féliciter, au nom d’un peuple qui n’a rien demandé, de l’ « augmentation significative » des cadences de production des canons Caesar mais aussi des obus de 155 millimètres qui les équipent. « L’économie de guerre [1] produit de la richesse », lâcha, sous bonne escorte, Rantanplan, dans ce camp retranché de la mort joyeuse – où trois mousquetaires Gilets jaunes sarladais qui attendaient le petit caporal à l’entrée avaient été exfiltrés par les forces de l’ordre casqué.

Peut-on digresser sur les guerres des autres à partir de l’hypothèse que, vues les proportions qu’elles prennent et les enlisements qu’elles connaissent, leur généralisation serait pensable ? Non seulement on peut, mais l’on doit. Car cette généralisation peut venir d’un rien, un rien discursif d’abord, comme ce concept de « réarmement » que manie si légèrement notre caporal en chef en paradant, souriant comme un gamin devant son arbre de Noël, aux pieds de ses engins de mort. Il y a, c’est certain, du grotesque là-dessous, mais il conviendrait de ne pas oublier que le grotesque galonné et la guerre vont bien ensemble. La guerre de tous contre tous – pour ceux qui connaissent l’histoire – l’a souvent prouvé. Les morts, ce sont toujours les autres, ceux qui n’ont rien demandé. Les généraux meurent généralement dans leur lit, et à bon âge. Comme les marchands de canons et les présidents.

Ce monde capitalisé à outrance est économiquement et écologiquement à bout. Pris dans des contradictions insondables, sujet à des résistances populaires imprévisibles, comme l’atteste, en France, depuis quelques années – des Gilets jaunes aux Soulèvements de la terre – une infinité de luttes insaisissables, le mouvement du Capital à son stade actuel d’accumulation contrariée peut parier sur la purge générale. Et la guerre en est une : elle permet de militariser les consciences, de fusiller les déserteurs, de créer les conditions de l’Union sacrée contre l’ennemi désigné, de glorifier l’idée de patrie, de détruire à tout-va pour reconstruire à tout-pire aux normes et exigences du vainqueur. Rappelons-nous ce que disait le vieux Jaurès [2] quelque vingt ans avant d’être assassiné par un extrême-droitard du nom de Villain [3] : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. »

La situation du monde atteste, depuis dix grosses années, d’une instabilité guerrière de type territorial croissante – en Lybie, au Sahel, en Azerbaïdjan, au Tigré, en Birmanie, en Ukraine, à Gaza et ailleurs. D’une manière ou d’une autre, pour des raisons toujours liées aux routes de la marchandise, les grands blocs y sont impliqués, en appui ou en défense. Les deux conflits les plus récents procèdent, eux, d’une logique clairement coloniale : d’une part, annexer tout ou partie de l’Ukraine pour la Russie de Poutine et, de l’autre, raser Gaza comme condition d’une épuration de la région de toute présence palestinienne pour la coalition d’extrême droite au pouvoir en Israël. Avec, de surcroît, pour sa frange la plus dure, des visées expansionnistes sur le Sud-Liban dans une perspective biblique de reconstitution du Grand-Israël.

Partant de telles ambitions de conquête sous-tendues par des forces de frappe indéniablement disproportionnées en regard des attaqués, les promoteurs de tels conflits territoriaux s’appuient sur une conception du bien, du juste, qu’ils fabriquent en fonction de leurs besoins. Pour la Russie de Poutine, cette conception repose sur une réécriture permanente de l’histoire d’où émergent et réémergent, à chaque fois, les figures détestables du dernier des Romanov et de Staline. Pour l’Israël de Netanyahou et de sa clique, le Hamas – qu’il a cyniquement favorisé aux dépens des organisations laïques palestiniennes – sera toujours là pour légitimer leur obsession épurative. Le 7 octobre – ce carnage [4] que tout service secret digne de ce nom aurait dû anticiper [5] – a mis en branle une logique génocidaire d’État ciblant indistinctement la population civile gazaouie : 35 000 morts comptabilisés et 77 000 blessés à ce jour. Le reste – les conséquences d’une famine criminellement organisée par l’État israélien – est à venir. Les signaux sont donc là, cumulés, aveuglants et clairement affligeants : deux guerres totales qu’aucune raison commune et partagée ne semble pouvoir éteindre.

Dans une telle perspective, certaines têtes pensantes de l’oligarchie néo-libérale autoritaire dominante pourraient voir dans leur généralisation une manière somme toute pragmatique de mettre de l’ordre dans le désordre de leur monde en réglant au passage la contradiction majeure d’un système d’exploitation et de domination en crise ouverte et durable. Ces têtes, elles se foutent des morts et des ravages écologiques qu’elle occasionnera fatalement, cette guerre. Elles ne pensent qu’en termes de pertes et profits, de balance commerciale, de bilan comptable. Si ça rapporte, elles signent. Quoi qu’il en coûte. Certains symptômes nous laissent prévoir ce qu’il en serait, une fois entraînés dans cette folle logique de la table rase, de nos libertés déjà résiduelles.

Quand notre caporal en chef – pour de rire ou en vrai, allez savoir – envisage, si nécessaire, d’envoyer des troupes au sol en Ukraine, il ne fait pas que s’objectiver comme chef de guerre, il joue avec le feu et la peau des autres. Quand la coalition internationale du Bien contre le Mal soutient Israël jusqu’à l’absurde en l’alimentant à foison en armements et en munitions tout en appelant, à voix basse, au cessez-le-feu, elle justifie non seulement le massacre, mais l’attise en soufflant sur une poudrière régionale prête à exploser. Quand toute voix dissidente dénonçant le crime à Gaza, elle se voit invariablement traitée d’antisémite et de complice objectif avec les preneurs d’otage du Hamas. Quand la même voix ou une autre, banalement pacifiste, exige que la communauté internationale, sous l’égide des Nations unies, s’engage, si c’est encore possible, dans une négociation de paix sur des frontières sûres et internationalement reconnues entre la Russie et l’Ukraine, elle se voit qualifiée de défaitiste. La guerre se prépare ainsi, par l’esprit, cet esprit rendu captif d’une folle logique qui lui échappe avant de l’accabler. De tout temps ce fut ainsi. La liberté de l’esprit est la première victime des guerres ; l’autre, c’est la vérité.

Ce qui se passe dans la France de Macron est, à n’en pas douter, révélateur d’une crise morale pré-guerrière majeure. Sous pression directe ou indirecte du pouvoir, des universités interdisent des conférences sur la situation en Israël-Palestine, des syndicalistes se voient condamnés – sur la base du soupçon et du préjugé – à des peines infamantes de prison, des militants politiques d’opposition sont convoqués par la police pour répondre de l’accusation extrême d’ « apologie du terrorisme ». Penser contre la guerre et l’exprimer est déjà passible d’indignité et dûment criminalisé. Toute valorisation simplement objective d’une situation humanitairement alarmante liée à des conflits guerriers locaux rythmés par une folle logique destructrice se voit stigmatisée, caricaturée, dénaturée par la fausse parole propagandiste de la caste politico-médiatique. Les pousse-au-crime ont déjà réarmé. La guerre, ça commence comme cela. Dans l’absurde volonté de militariser les esprits, de figer les camps, de dresser des listes de suspects, de criminaliser les dissidences. De l’uniforme à l’école au treillis militaire pour de vrai, des poursuites judiciaires à la censure d’État, il n’y a qu’un pas. L’infinie dérive du macronisme vers les thématiques d’ordre de l’extrême droite, naturellement assumées comme « républicaines », outre qu’elle les légitime, atteste du degré zéro de compréhension du monde qui anime ses derniers partisans. En cela, l’histoire le jugera comme ayant été l’un des derniers avatars d’un néo-libéralisme post-historique de guerre, celui qui s’applique méthodiquement à dépouiller l’humain de sa mémoire et de son espérance.

C’est contre cela, cette infinie bassesse qui nous accable, qu’il faut résister.

Il n’est, semble-t-il, d’issue possible, en Israël-Palestine comme en Ukraine – après un cessez-le-feu imposé – que négociée dans un cadre institutionnel international reconnu par les parties en conflit et garantissant le droit des peuples à l’autodétermination.

À défaut, ce qui, tôt ou tard, risque de venir, c’est la guerre pour tous, celle qui noie les contradictions internes au système d’exploitation dans une infinie danse macabre et remet les compteurs à zéro dans un monde dévasté. Qui peut douter que cette tentation mortifère ne titille pas quelques cerveaux malades au sein de la caste dominante des décideurs ?

Freddy GOMEZ

22.04.2024 à 14:38

Nous, rouages de la mégamachine

F.G.

■ Fabian SCHEIDLER LA FIN DE LA MÉGAMACHINE Sur les traces d'une civilisation en voie d'effondrement Première édition : Seuil, 2020, 624 p. Seconde édition : Points-Seuil, 2023, 528 p. Traduit de l'allemand par Aurélien Berlan Je me souviens, tournant les pages de mes mains moites, de l'effroi, de l'impossibilité de prendre la réelle mesure de ce que je lis. Quel âge j'ai ? La vingtaine peut-être. Il est tard pour s'ouvrir à la politique mais je viens d'un milieu où très peu m'a été (...)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2900 mots)

■ Fabian SCHEIDLER
LA FIN DE LA MÉGAMACHINE Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement
Première édition : Seuil, 2020, 624 p. Seconde édition : Points-Seuil, 2023, 528 p. Traduit de l’allemand par Aurélien Berlan

Je me souviens, tournant les pages de mes mains moites, de l’effroi, de l’impossibilité de prendre la réelle mesure de ce que je lis. Quel âge j’ai ? La vingtaine peut-être. Il est tard pour s’ouvrir à la politique mais je viens d’un milieu où très peu m’a été transmis. Ma « conscientisation » se fait alors que je suis jeune adulte. J’avale des kilomètres de lecture espérant rattraper un retard que je ne comblerai jamais. Je lis Les Veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano (1940-2015) et je ne sais plus par quel hasard ce bouquin a atterri entre mes mains. Ce que je sais par contre c’est que sa lecture me suffoque. L’ampleur des massacres et du pillage du continent sud-américain est d’une telle ampleur qu’il me sidère. « L’histoire est un prophète au regard tourné vers l’arrière : à partir de ce qui a été et en opposition à ce qui a été, il annonce ce qui arrivera », écrit Galeano. Quelques paragraphes plus loin, l’Uruguayen résume un long continuum historique : « Les conquistadores sur leurs caravelles voisinent avec les technocrates en jets, Hernán Cortés avec les Marines nord-américains, les corregidores [1] du royaume avec les missions du Fonds monétaire international, les dividendes des trafiquants d’esclaves avec les gains de la General Motors. » Galeano écrit ces lignes à la fin des années 1960. Un demi-siècle plus tard, le dramaturge et essayiste allemand Fabian Scheidler note ceci dans son introduction de La Fin de la mégamachine : « Le processus d’expansion qui a commencé en Europe il y a cinq siècles se révèle être une histoire qui, pour la plus grande part de l’humanité, fut d’emblée synonyme de déportation, de paupérisation, de violence massive – allant jusqu’au génocide – et de saccage des territoires. Cette violence n’est pas révolue. Il ne s’agit pas d’une maladie infantile du système mais de l’une de ses composantes structurelles et durables. Ce qui se profile à l’horizon, la destruction des conditions de vie de centaines de millions d’êtres humains par l’aggravation du changement climatique, nous le rappelle aujourd’hui. »

La Fin de la mégamachine est une somme dont on émerge à la fois ragaillardi et sonné. Avec un véritable sens du récit, Scheidler est allé gratter jusqu’à l’Âge de fer les racines les plus anciennes de notre actuelle condition, soit celle d’un homo œconomicus prêt à toutes les terres brûlées pour avoir le loisir de remettre indéfiniment une pièce dans le juke-box de sa propre extermination. Un constat aussi fascinant que terrifiant qui n’étonne pas mais prend un sens tout particulier pour qui se donne la peine d’aller chercher, dans les lointains plis de la psyché et de l’histoire humaine, la genèse de nos traumas collectifs. La Fin de la mégamachine compacte ainsi cinq millénaires au cours desquels s’initie et se déploie une civilisation appelée à devenir hégémonique : la stratification et perpétuelle extension d’un bloc militaro-marchand par essence impitoyablement inégalitaire. Contrairement aux idées reçues suggérant que la sédentarisation néolithique serait la cause de tous nos malheurs, Scheidler insiste sur le fait que la véritable césure préhistorique intervient au début de l’âge du cuivre et du bronze, soit aux alentours de – 3000 avant le Grand Crucifié. Jusqu’alors, autant les nomades chasseurs-cueilleurs que les récentes communautés agricoles fonctionnaient selon des schémas à peu près égalitaires. Avec la découverte et la maîtrise des métaux et la nouvelle puissance guerrière qu’ils confèrent, la donne change brutalement. Les sociétés d’alors se trouvent soudain sous la coupe d’un « complexe métallurgique », divisées « entre la minorité qui était en mesure de se procurer et de travailler le bronze, et les autres qui n’y avaient pas accès ».

Qamis traditionnel ou costard-cravate

Désir de puissance, désir d’exploitation, les affects dominateurs s’agrègent dans les rangs d’une caste évolutive capable alors de mettre la plèbe au travail et de lever l’impôt. En cas de révolte, des armées de mercenaires feront rentrer les récalcitrants dans le rang ou, plus communément, les enverront ad patres. Ainsi des premières cités-États sumériennes. Le despote inscrit sa domination et sa lignée sur le temps long : sa légitimité ne vient pas des basses fanges mais de divinités créées pour légitimer de nouveaux crédos sacrificiels. Qui veut la paix prépare la guerre et les masses seront bien gardées. « Le Temple redistributeur et la dictature militaire ont fusionné pour donner lieu au premier État autoritaire », insiste Scheidler qui manie l’art de la redondance car, de la même manière qu’un zèbre est forcément zébré, un État est forcément autoritaire. Une libre association d’humains ne créé pas un État dont la principale caractéristique est « d’exercer un pouvoir de contrainte sur ses ressortissants ». Voilà qui est anarchiquement clair, voilà qui constitue cet invariant que l’on retrouve sous les lambris de n’importe quelle Macronie disruptive.

Ce qui intéresse Scheidler est une question aussi vieille que la Lune : non pas le pourquoi de tant de haine et de domination, mais le pourquoi de tant de soumission. Page 27, l’essayiste y va franco et droit dans les yeux du lecteur : « Pourquoi la plupart des humains ont-ils accepté que se constituent des élites qui règnent sur eux et s’emparent d’une partie de leurs revenus, sous forme d’impôts, pour financer des armées et construire des palais colossaux ? Pourquoi les humains ont-ils admis que ces élites puissent réglementer leurs rapports et même disposer de leur vie ? Comment et pourquoi, pour le dire en un mot, les humains ont-ils appris à obéir ? » La question est cash, elle annonce l’ossature de la formidable leçon que s’apprête à administrer Scheidler. On dit « leçon » avec un brin de provoc mais aussi parce que tout le génie de La Fin de la mégamachine tient dans le fait que cet essai est d’une clarté et d’une pédagogie admirables. C’est-à-dire que, le lisant, on se voit le fourguer d’autorité dans les mains de quelque jeunesse perdue dans les méandres postmodernes avec ce conseil de vieux con : « Si tu veux comprendre le merdier dans lequel on est tous – et on insiste bien sur tous, histoire de manifester notre allergie profonde aux épidémies communautaires  et bien lis-ça, et médite. »

Quézaco cette « mégamachine » ? demanderont bigleux et autres pinailleurs de seconde zone. N’est-on pas en droit de renifler dans cette obscure expression quelque ferment antisystème propre aux complotistes ? Scheidler s’explique : il use là d’un concept métaphorique emprunté à l’historien et penseur de la technique Lewis Mumford (1895-1990). « La “machine” ne désigne pas ici un appareil technique, mais une forme d’organisation sociale qui semble fonctionner comme une machine. » Avec cette subtilité de taille : les rouages de la mégamachine, c’est nous. Dévoreuse de vies et de terres, la mégamachine n’a cessé au fil des siècles de rationnaliser et étendre son art de la déprédation et de l’accumulation au profit de quelques-uns. Mais toutes les bonnes choses ont une fin : considérant la diminution des humains bénéficiaires du susdit système et surtout les limites géologiques sur lesquelles il vient buter, Scheidler se fait l’apôtre d’une nouvelle qui, de prime abord, ne pourrait que nous réjouir : la mégamachine approche de son point de rupture. À ceci près que, dans sa chute, elle risque d’emporter des pans colossaux de nos écosystèmes, de tout ce qui fait de la Terre une planète encore vivable. Un brusque déclin civilisationnel, donc, qui n’a rien à voir avec celui agité par quelque cocardier cacardeur qui voit dans la sphère arabo-musulmane la principale force menaçant l’équilibre ronronnant de nos démocraties libérales. Puisque le Capital a réussi le pari de sa funeste mondialisation, alors les tentacules de la mégamachine enserrent l’entièreté de la planète – et peu importe l’allure de ses lieutenants, qu’ils portent un qamis traditionnel ou un costard-cravate. Gaz de schiste amerloque, pétrole saoudien, fission atomique franco-russe : la mégamachine est une routine extractive qui tourne à plein régime et se fout des préciosités diplomatiques. Soyons certains que ses ayatollahs de la démesure feront cramer jusqu’à la dernière forêt juste pour le plaisir d’avoir la vue dégagée sur leur propre néant.

Férocité de cost-killer

Bien avant l’Union européenne et l’OTAN, l’Empire romain fut ce premier espace où « les tyrannies du marché et de la violence militaire ont atteint leur premier acmé ». Scheidler nous apprend que la République romaine consacrait « près des trois quarts de son budget aux dépenses militaires ». La majorité de l’argent nécessaire pour payer la solde des milliers de bidasses était fournie par les masses d’esclaves trimant dans les mines. C’est à cette période que naissent les premières sociétés publicaines, prototype anticipant de manière frappante les sociétés par actions. Soit une délégation de gestion des sociétés minières à des entrepreneurs privés qui, en échange d’un forfait reversé à l’Empire, exploitaient avec une férocité de cost-killer la force de travail de pauvres hères asservis. « Les sociétés publicaines sont un bon exemple de synergie entre violence physique et pouvoir économique », écrit Scheidler, avant de préciser de quelle manière elles portent les germes de nos philanthropiques multinationales : contrairement aux entrepreneurs individuels limités par leur vie d’homme, les « sociétés publicaines étaient, en principe, immortelles et insatiables. Comme les sociétés par actions modernes, leur but unique était de tirer de toute activité économique, aussi vite que possible, le maximum de bénéfices monétaires, et ce sans restriction temporelle, indépendant de la durée de vie et des besoins concrets des propriétaires de parts ». L’auteur de La Fin de la mégamachine pourrait s’arrêter là mais non, puisque son travail consiste à expliquer que notre actuelle situation désastreuse n’est en rien le fruit de quelconques dérapages ou fourvoiements économico-politiques mais bien le résultat prévisible d’une logique comptable et guerrière métastasée à l’ensemble du globe, il insiste : « Aux deux époques [l’Antiquité et la nôtre], l’expansion de la logique marchande et le déploiement du pouvoir d’État sont allés main dans la main. Opposer, comme on aime tant le faire, "le marché libre" aux "bureaucraties d’État" est de ce fait purement illusoire. Aussi bien dans l’Antiquité que dans les Temps modernes, la création des marchés est indissociablement liée à la dynamique belliqueuse des États. »

Partant d’un tel postulat, il n’est pas étonnant que la chute de l’Empire romain et l’entrée dans les « ténèbres » moyenâgeuses représentèrent un « soulagement » pour les populations. Car, même loin d’avoir été paradisiaque, cette époque, relève Scheidler, fut capable de réduire « le pouvoir de disposition de l’homme sur l’homme – et aussi de l’homme sur la nature ». Les jacqueries paysannes – dont certaines seront mues par un « idéal de communauté égalitaire » – et la terrible épidémie de peste noire du XIVe siècle viennent soudain ébranler l’équilibre des pouvoirs médiévaux. Dans un court chapitre intitulé « La naissance du monstre », Scheidler aborde dans le détail ce moment charnière où l’ancien temps doit peu à peu s’effacer pour que naisse le « système-monde moderne ». Avec pour condition expresse que les élites conservent leurs prébendes et la société son socle inégalitaire. Bref, guépardisant à outrance, on pourrait dire qu’il fallait que tout change pour que rien ne change. Citons Scheidler dans ce développement décisif : « Contrairement à ce que prétend le mythe de la modernité, ce système ne s’est pas développé à partir de l’innocente soif de connaissance et d’aventure qui aurait animée les “inventeurs” et les “pionniers” qui ont secoué l’étroitesse d’esprit du Moyen Âge. Il est né des efforts que les élites de l’époque ont faits pour étouffer les aspirations égalitaires qui montaient. Dans ce processus, elles n’ont pas choisi de processus planifié. Personne, ni les banquiers, ni l’Église, ni les seigneurs ou les princes, n’étaient capables d’imaginer le système qui, après trois siècles de luttes sociales, allait finalement se mettre en place en Europe avant de se lancer triomphalement à la conquête du monde. Ce qui s’est passé, c’est plutôt que d’innombrables démarches des différents acteurs ont fini par se nouer en un système qui a engendré les monstres de la modernité. »

Système et sous-système

La suite, malheureusement, nous est plus familière. Assumant une visée anarchiste, Scheidler récuse catégoriquement la fable hobbesienne d’un « contrat social » comme base de l’État. « Les États modernes ne sont apparus ni pour le bien des populations, ni avec leur assentiment, affirme l’essayiste, mais en tant qu’organisations fondées sur la violence physique ». Il est tout autant jubilatoire de lire ce trait acide et lucide sur les fondements de l’école moderne « née de la rencontre entre l’ascèse chrétienne et le dressage militaire ». Urbanisme, psychologie, économie, technique, religions, le tison de Scheidler fourgonne avec étourdissement un vaste champ interdisciplinaire. Ses intuitions, souvent redoutables, cristallisent un chaos social qui perd soudain son opacité. Tout fait alors sens.

Logicien imparable et inquiet pour nos futures miches, Scheidler nous livre cette évidence que n’importe quel minot du cours élémentaire doit être à même de comprendre : « Toute société humaine, y compris son économie, est un sous-système de la planète Terre. Elle vit des flux de matières dans ce système d’ordre supérieur, de sa capacité à mettre à disposition de l’eau, de l’air respirable, de la nourriture, des minéraux et des conditions météorologiques relativement stables. La Terre peut très bien se débrouiller sans sociétés ni économies humaines, mais ces sociétés et ces économies ne peuvent pas un instant exister sans le système vivant ultracomplexe qu’est la Terre. Si le système d’ordre supérieur s’effondre, le sous-système périt aussi. Pour cette simple raison, l’idée que l’économie et la technique humaines puissent dominer la nature est aberrante. Un sous-système ne peut jamais prendre le contrôle du système d’ordre supérieur dont il dépend ».

Sept ans après avoir rédigé Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Galeano proposait une postface inédite pour l’édition de poche de son livre. Il terminait ainsi, sur une note d’optimisme : « (…) dans l’histoire des hommes, chaque acte de destruction trouve tôt ou tard sa réponse dans un acte créatif ». Vu l’ampleur des ravages auxquels nous assistons, autant dire qu’un champ des possibles s’offre à nous pour espérer voiler, définitivement, la vieille roue de l’Histoire.

Sébastien NAVARRO

16.04.2024 à 18:21

Juin 1869 : tuerie à La Ricamarie

F.G.

1869. Le Second Empire est déclinant. En juin, une grève commence dans le bassin houiller de Saint-Etienne ; elle se termine par une sanglante fusillade. La grève débute à Firminy, puis s'étend dès le lendemain aux autres agglomérations minières : La Ricamarie, Rive-de-Gier, Villars, etc. Elle s'est déclenchée spontanément, sans mot d'ordre venu de l'extérieur quoique certains journaux aient accusé rétrospectivement I'lnternationale. Une seule organisation ouvrière a joué un rôle (...)

- Sous les pavés la grève
Texte intégral (887 mots)


1869. Le Second Empire est déclinant. En juin, une grève commence dans le bassin houiller de Saint-Etienne ; elle se termine par une sanglante fusillade.

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La grève débute à Firminy, puis s'étend dès le lendemain aux autres agglomérations minières : La Ricamarie, Rive-de-Gier, Villars, etc. Elle s'est déclenchée spontanément, sans mot d'ordre venu de l'extérieur quoique certains journaux aient accusé rétrospectivement I'lnternationale. Une seule organisation ouvrière a joué un rôle d'encadrement : la « Caisse fraternelle des ouvriers mineurs », société de secours mutuel qui, en I 'absence de syndicats (interdits), était devenue de fait le syndicat des mineurs.

Les principales revendications sont :

– une centralisation de l'administration des caisses de secours pour en permettre le contrôle et éviter des variations locales de tarifs ;
– une augmentation et une uniformisation des salaires dans tout le bassin ;
– la journée de huit heures, ou au moins une réduction sensible des heures de travail : la durée de présence à la mine était alors de onze à treize heures. Les mineurs, surtout I'hiver, descendaient et remontaient à la nuit.

Rapidement, des incidents éclatent avec la troupe qui garde les installations lorsque les grévistes veulent arrêter entièrement la production et le transport du charbon. Malgré des charges à la baïonnette, des piquets de grève sont installés et les « jaunes » ne peuvent travailler.

L'atmosphère est de plus en plus tendue et, le 13 juin, une manifestation aux mines de La Béraudière, à La Ricamarie, faillit se terminer tragiquement. Une centaine de manifestants sont chassés par la troupe vers 21 h, mais plus de 1 000 grévistes reviennent plus tard. La troupe ne peut plus contenir la foule et les sommations d'usage sont faites. La fusillade n'est évitée qu'au dernier moment par l'arrivée de renforts.

Le 16 juin la situation s'aggrave encore. Les usines Holtzer d'Unieux envoient une équipe pour charger un stock de charbon au puits de I'Ondaine, à Montrambert. Les grévistes empêchent le chargement et, au moment de la relève des trois compagnies de la 4e d'infanterie par trois compagnies de la 17e, les manifestants sont pris entre les deux détachements. Une quarantaine d'entre eux sont capturés. Le capitaine Gausseraud prend alors sur lui de les emmener à pied à Saint-Etienne, mais sans passer par La Ricamarie pour éviter des incidents.

La colonne est formée de 40 prisonniers gardés par 200 soldats et d'un groupe de manifestants. Le cortège arrive au hameau du Bois-Brûlé par un chemin creux. La passerelle qui I'enjambe est couverte d'une foule de gens de La Ricamarie qui avaient appris la nouvelle. Que se passa-t-il ? Le capitaine Gausseraud déclara par la suite que des grévistes descendirent le talus pour arrêter la colonne, que d'autres délivrèrent quelques prisonniers et que, sur la passerelle, certains menacèrent les soldats avec de grosses pierres. La fusillade eut lieu, sans aucune sommation, et I'enquête ne put déterminer qui en avait donné I'ordre. Profitant du trouble qui suivit, le capitaine pressa la troupe et continua sa route sans s'occuper des morts et des blessés.

Par terre restaient allongés treize morts et de nombreux blessés graves dont un mourra par la suite. Parmi les morts, une femme et une fillette de onze mois tuée dans les bras de sa mère blessée.

L'impératrice Eugénie qui un peu plus tard demandait au comte de Palikao son avis au sujet d'une campagne de presse visant à faire attribuer une dot à Eugénie Petit, sept ans, grièvement blessée de deux balles et d'un coup de baïonnette, reçut cette réponse : « Venir en aide à des familles qui n'ont pas craint d'employer I'outrage et la calomnie contre de braves soldats qui n'ont fait que leur devoir, serait le plus fâcheux exemple aux yeux de cette mauvaise population de Saint-Étienne ; ce serait un blâme jeté sur l'armée et ce serait dangereux pour I'avenir. »

Napoléon III, soucieux de calmer les esprits, amnistia les 90 personnes arrêtées lors de la répression qui avait suivi la fusillade. Mais, par ailleurs, il fit nommer Gausseraud chevalier de la Légion d'honneur.

Brigitte LAURENÇON
Le Peuple français, n° 2, avril-juin 1971, pp. 10-11*.

09.04.2024 à 11:31

Luce Fabbri : fascisme et totalitarisme

F.G.

■ Luce FABBRI LEÇONS SUR LA DÉFINITION ET L'HISTOIRE DU FASCISME suivi de LE TOTALITARISME ENTRE LES DEUX GUERRES Éditions Noir & Rouge, 2023, 104 p. Née le 25 juillet 1908 à Rome, Luce Fabbri est la fille de l'anarchiste italien Luigi Fabbri (1877-1935), maître d'école et théoricien libertaire à qui l'on doit en 1922 une analyse du fascisme italien comme contre-révolution préventive . Baignant dans ce milieu, il n'est donc pas étonnant que la jeune Luce écrive son premier article – (...)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (1940 mots)

■ Luce FABBRI
LEÇONS SUR LA DÉFINITION ET L’HISTOIRE DU FASCISME
suivi de LE TOTALITARISME ENTRE LES DEUX GUERRES Éditions Noir & Rouge, 2023, 104 p.

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Née le 25 juillet 1908 à Rome, Luce Fabbri est la fille de l’anarchiste italien Luigi Fabbri (1877-1935), maître d’école et théoricien libertaire à qui l’on doit en 1922 une analyse du fascisme italien comme contre-révolution préventive [1]. Baignant dans ce milieu, il n’est donc pas étonnant que la jeune Luce écrive son premier article – « Science, philosophie et anarchisme » – à l’âge de dix-sept ans à la suite d’une polémique avec Errico Malatesta [2]. Il faut souligner que son père avait, dès 1920, mis en garde ceux qui s’illusionnaient sur les événements russes et le fait que le bolchevisme puisse mener au socialisme. Il écrivait ainsi à propos du régime de Lénine : « La dictature qui est la forme de gouvernement absolu et centralisé, même quand elle prend le nom de dictature prolétarienne ou révolutionnaire, est donc la négation en puissance de la révolution. Après avoir abattu les anciennes dominations, c’est encore l’État-tyran qui renaît de ses cendres [3]. » Luigi Fabbri est en effet l’un des premiers anarchistes à avoir critiqué d’un même mouvement le fascisme naissant et le léninisme au pouvoir, dès ses débuts : Luce s’appuiera sur ce socle pour aller plus loin. En 1926, Luigi Fabbri est contraint à l’exil par le fascisme et se réfugie successivement en France, puis en Belgique, avant de s’établir définitivement à Montevideo, en Uruguay, où il s’éteint le 24 juin 1935.

Restée en Italie, Luce Fabbri, quant à elle, termine une thèse sur le géographe et anarchiste français Élisée Reclus qu’elle soutient à la fin de 1928 à l’université de Bologne. Quelques mois plus tard, grâce à l’aide de l’anarchiste italo-suisse Luigi Bertoni, elle traverse clandestinement la frontière suisse pour rejoindre ses parents à Paris où elle arrive en juin 1929. Durant les mois passés dans la capitale française, elle prend contact avec de nombreux militants ou exilés politiques comme Camillo Berneri, Jean Grave, Jacques Mesnil, Nestor Makhno et Mollie Steimer. Luce et ses parents s’exilent ensuite outre-Atlantique. À Montevideo, Luigi Fabbri fonde la revue Studi Sociali qu’il animera jusqu’à son décès. Luce prend alors sa succession et la dirigera jusqu’en 1946. Entre 1933 et 1970, elle sera professeur d’histoire dans des établissements secondaires et occupera la chaire de littérature italienne à la Faculté des sciences humaines et pédagogiques (Universidad de la República) de 1949 à 1991, avec une interruption de dix ans, de 1975 à 1985, durant la dictature qui écarte de l’enseignement les professeurs de gauche. Parallèlement, elle milite activement dans le mouvement anarchiste latino-américain et international. En 1956, elle figure parmi les fondateurs de la Federación Anarquista Uruguaya (FAU), dont elle s’éloignera dans les années 1960. Nous y reviendrons. Dans les années 1980, elle participe à la création du Grupo de Estudios y Acción Libertaria (GEAL), qui publie la revue Opción Libertaria. Elle collabore à de nombreuses revues et publie plusieurs livres, de Camisas Negras : estudio crítico histórico del origen y evolución del fascismo, sus hechos y sus ideas (1934) à Una strada concreta verso l’utopia : Itinerario anarchico di fine millennio (1998), et des centaines d’articles, sans oublier des recueils de poésie et des études sur Dante, Leopardi et Machiavel. Elle est donc considérée dans son pays d’adoption comme « l’un des penseurs les plus lucides de l’anarchisme contemporain [4] ».

Pourtant, fort curieusement, c’est le premier livre de Luce Fabbri à être publié en français, presque un quart de siècle après sa mort, survenue à Montevideo le 19 août 2000 [5]. Il faut, bien sûr rendre hommage aux artisans de cette découverte et se féliciter de cette publication, sans négliger toutefois de s’interroger sur les raisons possibles de cet inintérêt au long cours, mais c’est une autre histoire...

Le présent livre est composé de deux textes : le premier, sur la définition et l’histoire du fascisme, a été publié en 1963 par les presses de l’université d’État de Montevideo. Il reprenait et synthétisait les analyses formulées par Luce Fabbri dans son gros livre Camisas Negras paru à Buenos Aires au milieu des années 1930. Le second, plus ancien, est tiré du numéro du 20 mars 1945 de la revue Studi Sociali : il est consacré à la question du totalitarisme entre les deux guerres mondiales. L’ouvrage est complété par un avant-propos du traducteur et annotateur des textes, Miguel Chueca, et par un article de Gianpiero Landi sur Luce Fabbri paru en octobre 2000 dans le mensuel italien A -Rivista anarchica.

En ce qui concerne le premier texte, Luce Fabbri suit l’évolution du fascisme depuis sa naissance et dans ses développements jusqu’à sa phase de pouvoir absolu ; elle revient sur sa quête d’une idéologie, sa comparaison avec le nazisme, son rôle de contre-révolution préventive. Elle l’analyse enfin comme un « phénomène de pathologie sociale » : « un désir désespéré de conserver le pouvoir et, en même temps, un sentiment d’infériorité qui mène à situer la lutte sur le terrain de la violence physique, en visant chez les adversaires, qui sont les “autres”, ce qui constitue leur dignité d’hommes, rabaissant en eux les qualités dont on croit manquer soi-même ». Dans cet exposé, il faut retenir que, selon Gioacchino Volpe, « le programme fasciste est si indéterminé qu’il n’est pas un programme ». Il est donc inutile de disserter sur sa nature (républicain ou monarchiste ; incroyant ou catholique) et ses références idéologiques mais, avant tout, de saisir ce que « les ouvriers et les paysans captèrent immédiatement », à savoir qu’il était « un mouvement conservateur au service des organisations patronales, et fondamentalement antisocialiste ». Les Chemises noires étaient « les ennemis des coopératives, des syndicats, des autonomies municipales et, plus généralement, du socialisme », étant entendu que, pour elle, l’anarchisme est « la tendance la plus avancée et la plus cohérente du mouvement socialiste ». Luce Fabbri résume ainsi sa définition du phénomène : « le fascisme est le produit d’un effort désespéré visant à conserver le pouvoir contre toute tendance au changement. »

Le second texte est encore plus intéressant car il abordait, quelques mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question du totalitarisme, six ans avant que Hannah Arendt publie The Origins of Totalitarianism, tandis qu’il faudra attendre les années 1970 pour que les trois volumes de cette trilogie soient édités en français, et dans le désordre, chez trois éditeurs différents. Miguel Chueca rappelle utilement que ce concept est apparu dès les années 1930, avant de rencontrer un certain succès dans nombre de pays, en particulier anglo-saxons, durant la guerre froide. Il faudra attendre les années 1970 pour que les « nouveaux philosophes » en fassent la promotion pour faire oublier leurs errements maoïstes de jeunesse, le discréditant à bon compte durablement. Plus sérieusement, Luce Fabbri l’utilise dès février 1941 dans un article de Studi Sociali – « Il Cadavere e il Mostro » (Le cadavre et le monstre) où elle parle des totalitarismes fasciste, nazi ou soviétique comme de « trois noms » avec « une seule substance ». Quelques mois plus tard, en octobre 1941, dans un autre article de la même revue, elle se réfère au « régime russe, père et maître des autres régimes totalitaires ». Dans le présent article, Fabbri commence par souligner que l’événement le plus important de l’entre-deux guerres n’est pas la Révolution russe, « mais la dégénérescence totalitaire de cette même révolution, et la formation progressive, lente et confuse […] des régimes totalitaires occidentaux ». Et elle précise : « Le totalitarisme est la contre-révolution, a posteriori en Russie, préventive dans les autres pays. » Elle revient ensuite sur les caractéristiques évoquées ci-dessus du fascisme en Italie dans sa première et dans sa seconde époque, sur la situation en Russie, puis en Allemagne avant de poser le dilemme suivant : « Ou cette minorité dirigeante disparaît pour laisser la place à diverses formes de socialisme libertaire ou la minorité dirigeante se transforme en capitalisme d’État fondé sur l’esclavage, et nous avons le totalitarisme. » Elle aborde ensuite l’attitude des « démocraties » capitalistes, puis la situation espagnole où, dans un premier temps, la révolution vainc le totalitarisme intérieur et s’apprête à édifier le socialisme dans la liberté, puis est étranglée de l’extérieur. Celle-ci vaincue, la guerre était inévitable…

En définitive, Luce Fabbri fait appel à la raison et à la responsabilité de chacun pour combattre les dangers multiples qui nous guettent, reprochant en particulier au nazisme – mais cela pourrait s’appliquer à toutes les formes de totalitarisme – « d’avoir réveillé la bête qui existe en puissance en chaque être humain ».

Mais, comme chacun sait, la question du totalitarisme ne s’est pas close avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il faut rappeler ici que Luce Fabbri rompt avec la Fédération anarchiste uruguayenne car elle ne partage pas l’enthousiasme et les espoirs d’une partie des militants anarchistes, en particulier les plus jeunes, envers le castrisme et la lutte armée. Ceci expliquerait-il, tout du moins en partie, l’oubli où son œuvre a été laissée ? De toute façon, sa culture, son humanisme, son rationalisme, sa préoccupation du sort des classes laborieuses et de la lutte des classes n’étaient, hier comme aujourd’hui, guère dans l’air du temps, sans parler de la fascination morbide pour la violence de l’intelligentsia radicale-chic. Raison de plus pour la lire, espérant de nouvelles traductions de son œuvre.

Charles JACQUIER

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