18.11.2024 à 10:50
Digression sur l'intersection
F.G.
À l'époque d'un temps ancien qu'on disait moderne et dans la traînée d'un 68 qui datait déjà, nous entrions dans un éternel présent qui n'en finira pas d'accoucher de nouvelles apories apparemment enthousiasmantes aux yeux de celles et ceux qui, dans les sphères d'une néo-culture en formation, voulurent y croire pour être de leur époque. La postmodernité, théorie qui fonda son émergence sur une infinité de fins – des grands récits, du marxisme, de la lutte des classes, de l'universalisme, (…)
- Digressions...Texte intégral (2074 mots)
À l’époque d’un temps ancien qu’on disait moderne et dans la traînée d’un 68 qui datait déjà, nous entrions dans un éternel présent qui n’en finira pas d’accoucher de nouvelles apories apparemment enthousiasmantes aux yeux de celles et ceux qui, dans les sphères d’une néo-culture en formation, voulurent y croire pour être de leur époque. La postmodernité, théorie qui fonda son émergence sur une infinité de fins – des grands récits, du marxisme, de la lutte des classes, de l’universalisme, des Lumières… – ne déboucha, in fine, après s’être débarrassée des vielles barbes humanistes d’une époque déclarée révolue, sur rien d’autre que sur une captation du néo-savoir universitaire. En clair, l’appétence postmoderne pour les « fins » en avait oublié une, celle de l’Université, que, comme étudiants, nous avions tant revendiquée, à tort, du temps des espoirs vécus d’un printemps intempestif. Sa captation, au nom de l’événement 68, fut bien le principal fait d’armes des néo-mandarins déconstruits d’une génération montante en prise sur le néant de son épistémè.
Bien sûr, il y eut des résistances, en particulier dans les foyers militants, mais qui ne furent pas toujours inspirées des meilleures intentions. Car si 68 eut un effet positif, il n’est pas discutable que ce fut pour les questions qu’il souleva et les doutes qu’il révéla sur la meilleure façon – ou la moins pire – de repenser l’articulation des luttes pour l’émancipation. Dans cette démarche, le retour, stricto sensu, à la Vieille Cause et aux forces qui disaient l’incarner, le refuge dans le vieux fonds d’un passé perdu et l’amarrage à d’anciennes vérités devenues caduques furent non seulement contreproductifs, mais aisément balayés par les nouveaux maîtres d’un savoir en parfaite adéquation avec une époque qui théorisait l’oubli des conditions objectives de l’exploitation et la survalorisation des subjectivités.
Si je date de la fin des années 1970 ce changement de paradigme, c’est que, dans mon esprit, la mémoire de cette époque fait ricochet chaque fois qu’une supposée nouveauté conceptuelle apparemment novatrice – venant le plus souvent d’outre-Atlantique – irrigue ce que, par commodité, j’appellerai la sphère culturelle-sociétale de gauche qui, souvent sans le savoir, s’inspire beaucoup de la « pensée-68 » et des déconstructions à effet prolongé qu’elle favorisa.
Contrairement à ce que pensent, quand ils pensent, les réactionnaires d’aujourd’hui, les réunions en « non-mixité » du féminisme des années 1970 ne furent pas davantage à l’origine de l’intersectionnalité qu’elles ne relevèrent d’une conception autocentrée, voire excluante, de la politique. Cette pratique naquit de la simple constatation que, dans certains cas, la parole se faisait plus fluide, entre femmes, pour y parler de leurs expériences spécifiques de domination et notamment du viol. J’y vois pour ma part une preuve que, derrière l’émergence des subjectivités de l’époque, la « pensée-68 » qui, dans ses marges, l’irriguait, n’était pas dépourvue d’une certaine vision morale de la lutte politique. Pour le meilleur mais aussi pour le pire quand, le temps passant, elle se dépolitisa pour rallier les catégories, les poncifs et les moralines de la postmodernité triomphante, dont la principale caractéristique fut de jouer les subjectivités plurielles contre ce qui pouvait faire commun. Un commun, faut-il le préciser, qui n’entrait, par ailleurs, d’aucune façon dans les catégories de ce néo-savoir universitaire bricolé sur les décombres du marxisme, d’autant qu’il supposait d’être pensé dialectiquement, à partir de vécus partagés, voire conjugués, de dominations multiples, mais dans une perspective d’émancipation pour tout un chacun.
S’il y a un problème avec le concept d’intersectionnalité, c’est qu’il a fini par exprimer le contraire de ce qu’il prétendait signifier, à savoir que, la domination ayant un caractère multiple, la résistance à ses diverses formes exigeait une conjonction, voire une imbrication non hiérarchique des divers fronts de résistance qu’elle inspirait autour des questions d’exploitation de classe, de féminisme, d’orientation sexuelle et d’antiracisme. Il est vrai que, née aux États-Unis où elle fut conçue et théorisée à la fin des années 1980 par Kimberlé Crenshaw, juriste afro-américaine, cette notion d’intersectionnalité, qui semble être désormais devenue centrale en France, et bien au-delà, dans la perception et la construction des combats contre « les discriminations », est très directement marquée par la culture étatsunienne et ses capacités à s’exporter telle quelle, ce qui ne va pas sans effet sur le récepteur ou la réceptrice, qui ignore généralement les mises en garde qu’elle a suscitées, aux États-Unis mêmes, notamment sur sa fixation sur les seules catégories de « race », de « genre » et de « minorités sexuelles ». Ce fut, par exemple, le cas de l’universitaire Ashley J. Bohrer, auteure de Marxism and Intersectionnality (2019), qui, tout en défendant le concept d’intersectionnalité, mit en garde contre certaines tentations réductionnistes privilégiant la « race » et le « genre » sur la « classe ». Il faut croire que Kimberlé Crenshaw en tint compte quand elle déclara, le 20 février 2020, à Time Magazine : « Il y a eu une distorsion [de ce concept]. Il ne s’agit pas de politique identitaire sous stéroïdes. [L’intersectionnalité] n’est pas une machine à faire des mâles blancs les nouveaux parias. »
L’inversion vient bien de là, de cette survalorisation de la « race » et du « genre » au détriment de la « classe ». De cela, on pourrait dire que, l’intersectionnalité étant née sur les campus américains, il ne pouvait en aller autrement [1], mais ce serait court, car il faut bien constater que ce même réductionnisme opère aussi en France, dans le croisement de la « race » et du « genre » (mais sans la « classe »). C’est ainsi qu’y prospère un « féminisme décolonial » (mais pas « de lutte de classe » – qui exista pourtant, mais semble désormais voué aux oubliettes de l’Histoire). Et pas davantage un « antiracisme de classe », un « classisme décolonial » ou un « décolonialisme de classe » [2]. Cette volonté de marginalisation du concept de classe se situe, sur le long terme, dans la gauche sociétale sous influence postmoderne, dans une claire perspective de recodage du combat pour l’émancipation à partir des seules « identités dominées » et par une « mise à l’écart de la discussion » – comme disait Bourdieu – de la question de « classe », celle qui permet de comprendre que, pour être dominé(e), on ne l’est pas de la même façon selon qu’on vienne d’ici ou de là. C’est d’ailleurs cette banale vérité qui explique qu’un mouvement aussi radicalement émancipateur que celui des Gilets jaunes, où les femmes jouèrent un rôle de première importance, suscita si peu d’échos, et a fortiori de solidarité, dans la gauche de la sphère sociétale, alors que, d’un certain point de vue, les ronds-points occupés étaient des carrefours rêvés d’intersectionnalité.
Dans un article sur l’intersectionnalité publié en 2020 dans la revue Pouvoirs, le chercheur Alexandre Jaunait se demandait si ce concept n’était pas « d’abord le nom d’un problème plutôt que celui d’une solution » [3], se référant dans le cadre de cette étude aux travaux de la féministe, sociologue du travail et matérialiste Danièle Kergoat et, plus précisément, à sa notion de « consubstantialité » (des rapports sociaux) [4] dont l’intention première consistait à repartir des éléments clés de l’héritage marxien plutôt que de surfer sur la vague postmoderne qui s’appliquait à les dissoudre dans la logorrhée de ses spéculations et acrobaties conceptuelles.
Avancé depuis la fin des années 1970, c’est-à-dire bien avant qu’on ne parlât d’intersectionnalité, ce concept de « consubstantialité » – puisé « par défaut » dans le registre théologique, nous dit Kergoat – avait pour avantage de « penser le même et le différent dans un seul mouvement » pour articuler, dans un premier temps, les dominations liées à la « classe » et au « sexe », puis à celles liées au « sexe » (devenu « genre ») et à la « race » et au « racisme », dans un second temps, à partir de la Marche pour l’égalité de 1983 pour ce qu’il en est de la France. Avec, dans tous les cas, une préférence affirmée pour le concept de « sujets politiques » sur celui d’ « identité(s) ». Dans cette perspective « consubstantielle », l’indissociabilité des rapports de pouvoir permet le dépassement de la logique de mise en concurrence des luttes pour l’émancipation. « Or, indiquent un peu découragées Elsa Galerand et Danièle Kergoat, la classe nous semble trop souvent oubliée dans les analyses intersectionnelles. […] En tout cas, la question de la place qu’il convient de lui accorder (au cœur de la dispute féministe dans les années 1970) ne paraît pas tout à fait réglée puisqu’elle se pose, à nouveau frais, avec la question de savoir comment raccorder la critique postmoderne à celle du capitalisme. » Ce qui n’est pas une mince affaire quand on reste attaché, ou carrément soumis, au cadre des Cultural Studies et de la French Theory, aux discours sermonnant des stars de campus, à leurs micro-récits où la dénonciation d’un universalisme abstrait prime sur celle de la marchandise concrète.
Quand l’économie marchande et la marchandisation du monde façonnent à elles seules ce qui fait l’universalisme de notre temps, la seule communauté réellement existante est celle du capital. En contre, en réaction, on assiste à une prolifération d’aspirations au réenracinement dans des formes de communautés ou d’identités closes se réclamant, de manière fantasmée, d’entre-soi exclusifs et excluant. Autant de voies sans issue qu’entretient le capital dans sa perpétuelle appétence pour le morcellement et la séparation. C’est dans ce contexte que les théories postmodernes et les velléités identitaires qu’elles suscitent se sont peu à peu imposées dans des sociétés où se dissolvaient les cultures politiques émancipatrices et le commun des systèmes de valeurs qu’elles avaient construit à l’intersection de l’exploitation et des dominations.
Freddy GOMEZ
11.11.2024 à 10:48
La fulgurance Grothendieck
F.G.
Tout a déjà été dit. Tout est toujours à redire. Voici cinquante ans que le mathématicien Alexandre Grothendieck (1928-2014) a posé à ses pairs, et à la société entière, la question essentielle : allons-nous continuer la recherche scientifique ? Une activité financée par l'appareil militaire, aux conséquences aussi explosives que les raids américains sur le Vietnam. Aussi destructrices, également, que la bombe d'Hiroshima, rejeton de la concurrence yankee avec la force de frappe soviétique, (…)
- En lisièreLire plus (150 mots)
Tout a déjà été dit. Tout est toujours à redire. Voici cinquante ans que le mathématicien Alexandre Grothendieck (1928-2014) a posé à ses pairs, et à la société entière, la question essentielle : allons-nous continuer la recherche scientifique ? Une activité financée par l’appareil militaire, aux conséquences aussi explosives que les raids américains sur le Vietnam. Aussi destructrices, également, que la bombe d’Hiroshima, rejeton de la concurrence yankee avec la force de frappe soviétique, mais surtout du Projet Manhattan, cette recherche grandeur nature, organisée entre 1941 et 1944 dans le but de créer l’engin de masse le plus dévastateur (objectif du Comité de la Cible, piloté par le physicien Oppenheimer [1]).
04.11.2024 à 11:58
De l'homme « arabe » postcolonial
F.G.
■ Todd SHEPARD MÂLE DÉCOLONISATION L' « homme arabe » et la France, de l'indépendance algérienne à la révolution iranienne (1962-1979) Éd. Payot & Rivages, 2017, 398 p. Dans son édition du 16 novembre 2017, l'hebdomadaire français Le Point présentait l'Algérie comme « le pays le plus mystérieux au monde », ce qui ne manqua de susciter quelques réactions, agacées ou amusées, au sein du champ médiatique outre-Méditerranée . En effet, Paris n'est qu'à deux heures d'avion d'Alger, une (…)
- Recensions et études critiquesTexte intégral (4907 mots)
■ Todd SHEPARD
MÂLE DÉCOLONISATION
L’ « homme arabe » et la France,
de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne (1962-1979)
Éd. Payot & Rivages, 2017, 398 p.
Dans son édition du 16 novembre 2017, l’hebdomadaire français Le Point présentait l’Algérie comme « le pays le plus mystérieux au monde », ce qui ne manqua de susciter quelques réactions, agacées ou amusées, au sein du champ médiatique outre-Méditerranée [1]. En effet, Paris n’est qu’à deux heures d’avion d’Alger, une importante diaspora originaire de ce pays s’est établie de longue date dans l’ancienne métropole coloniale [2] et, après trois années de service, Bernard Emié, ambassadeur de France en Algérie, a été nommé directeur général de la sécurité extérieure. Mais le « mystère » réside ailleurs et concerne sans doute moins les relations concrètes entre les deux sociétés que les représentations véhiculées au gré des conjonctures politiques. Ainsi, après les émeutes populaires d’octobre 1988, l’ancien militant anticolonialiste Paul Thibaud fustigeait avec véhémence l’indifférence de l’intelligentsia française pour l’Algérie indépendante [3]. Revenant sur le conflit meurtrier des années 1990 opposant des groupes islamistes aux forces gouvernementales, l’historien Benjamin Stora parla de « guerre invisible », notamment en raison de la censure étatique [4].
Indifférence, censure, sans oublier la rareté des travaux en sciences sociales [5] – par contraste avec l’abondance relative des essais journalistiques [6] –, concourent certainement à épaissir le « mystère » des rapports franco-algériens le plus souvent perçus à travers les prismes de la « passion » ou du « secret » dans le champ éditorial. Ce qui a pour effet de mettre en exergue l’extériorité de ces représentations, caractérisées par un certain orientalisme [7], pour un espace et des acteurs qui relèvent toutefois de la proximité voire de l’intimité. C’est d’ailleurs dans une étude classée « secret », commandée en 1976 par le cabinet du Premier ministre Jacques Chirac, que l’on peut lire que « l’immigré joue le rôle d’un support de projection de la peur, mais également des désirs » des Français (p. 277). Une décennie après la transformation de la France par l’indépendance algérienne [8], l’immigré était alors spontanément associé à l’homme « arabe » – bien que tous ne parlaient pas cette langue, loin de là –, à l’homme algérien, à l’heure de l’invisibilité des familles et femmes algériennes [9]. C’est cette connexion intense et durable que souligne l’historien Todd Shepard dans son livre enthousiasmant qui propose de montrer « le rôle central [que] jouèrent les références aux Arabes et à l’Algérie [dans] les controverses françaises autour du sexe » des années 1960 à 1970 (p. 20).
Cette démarche s’inscrit dans la continuité d’un ouvrage collectif consacré à la « récurrence obsessionnelle du sexe et de l’effroi » dans les représentations du conflit algérien [10]. Elle fait plus largement écho aux travaux qui, depuis quelques années déjà, connectent les questions impériales, raciales ou de genre pour l’histoire contemporaine de l’Europe [11]. Mais l’apport de Mâle décolonisation réside principalement dans sa tentative de lier l’analyse de deux révolutions – arabe et sexuelle – et de porter son attention à la fois sur les productions issues de l’extrême gauche et de l’extrême droite françaises.
Orientalisme et orientalisme à rebours
Todd Shepard parle d’ « érotisme de la différence algérienne » afin d’expliciter la façon dont les Français appréhendaient « les frontières mouvantes de la nation et de l’identité » après 1962 (p. 21). L’historien pointe ainsi l’importance de la matrice coloniale dans les débats français postérieurs à l’avènement de l’Algérie indépendante ainsi que la « place à part » occupée par les ressortissants de ce pays. Ce statut particulier transparaissait aussi bien dans les rapports étatiques portant sur les travailleurs immigrés que dans la littérature militante contribuant davantage à politiser la question de l’immigration arabe. Les « gauchistes après Mai 68 » (p. 25) s’appropriaient les représentations des anticolonialistes qui avaient fait de « l’homme algérien “révolutionnaire” ou héroïque une incarnation de la masculinité ». Il s’agissait de montrer que les « Arabes pouvaient être des modèles et des alliés » dans les luttes anticapitalistes ou anti-impérialistes – même si cet engouement arabophile était loin de faire l’unanimité [12]. À l’inverse, l’extrême droite cherchait à contrecarrer cette vision idéaliste de l’Algérien afin de hâter son expulsion de l’Hexagone ou d’empêcher son installation durable, notamment à travers les unions mixtes décriées avec une grande régularité. Et, tandis que le premier camp abandonnait la figure de l’Algérien héroïque à la fin des années 1970, le second continuait à parler des Arabes et de leur sexualité présentée comme déviante ou menaçante pour l’intégrité de la nation française, préparant ainsi le terrain aux controverses ultérieures davantage focalisées sur « l’islam » et « les musulmanes ».
Cet antagonisme au masculin s’illustrait à travers la figure d’Ali Amar dit Ali la Pointe (1930-1957), présenté par Todd Shepard comme un exemple de « virilité révolutionnaire » en raison de son rôle dans la révolution algérienne au sein du Front de libération nationale (FLN) et de sa participation à la « Bataille d’Alger ». Mais c’est en grande partie grâce au retentissement du film de Gillo Pontecorvo (1966) que le personnage d’Ali la Pointe, incarné par l’acteur Brahim Hadjadj – placé en couverture du livre –, devint un symbole pour les nouvelles générations tiers-mondistes, aux États-Unis, en Europe ou ailleurs dans le monde. Une toute autre image, faisant appel aux clichés les plus racistes, fut mobilisée par le camp opposé à travers la caricature de Mohamed ben Zobi initialement publiée par Europe-Action en octobre 1964 avant de circuler plus largement dans les milieux d’extrême droite [13]. Ce personnage aux traits menaçants était décrit comme « né en Algérie, résident en France », « dangereux » et « susceptible de tuer ! violer ! voler ! piller ! etc. » Son nom même renforçait explicitement le lien entre ses origines nationales et la menace sexuelle qu’il constituait puisque « zobi » signifie « pénis » en arabe maghrébin. Cette illustration xénophobe participait plus largement d’une campagne politique lancée par les anciens partisans de l’Algérie française et visant à dénoncer « l’invasion arabe » de la France (p. 52) ou le spectre de la « France algérienne », comme l’exprimait à la même époque l’avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat à l’élection présidentielle de 1965.
Ce dernier discours, stigmatisant, s’inscrivait dans une rhétorique orientaliste telle que décrite par Edward W. Said et que Todd Shepard mentionne parmi ses références théoriques ou sources primaires aux côtés des travaux d’Alain Corbin, Michel Foucault, Tahar Ben Jelloun, Gilles Deleuze et Félix Guattari ou encore Edgar Morin (p. 27). A contrario, la valorisation de l’Arabe répondait à ce que le philosophe Sadik Jalal Al-Azm nommait « orientalisme à rebours » [14] dans sa critique matérialiste de Said à qui il reprochait de faire preuve d’idéalisme et d’essentialisme, rejoignant ainsi l’historien James Clifford [15]. Mâle décolonisation documente largement les deux facettes de l’essentialisation des Arabes, processus manichéen laissant peu de place aux expressions nuancées comme l’attestent les prises de position tranchées de courants distincts qui partageaient toutefois un même socle argumentatif. Ainsi, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) retournait le stigmate des « perversions typiques des Arabes et des musulmans » véhiculé par l’extrême droite (p. 112) pour en faire le support d’une politique radicale fondée sur la reconnaissance de groupes différents, ayant des besoins particuliers, vivant des luttes distinctes et pour lesquels il fallait établir des « liens révolutionnaires », notamment par la sexualité.
Cependant, comme le souligne Todd Shepard, « la subjectivité des Arabes » ne fut guère prise au sérieux dans les débats des milieux libéraux et homosexuels (p. 149). Cette absence de considération met en lumière la pertinence des remarques formulées par l’orientaliste Maxime Rodinson sur « le mythe de la Victime maximale » et l’ethnocentrisme paradoxal des arabophiles [16]. Ces derniers sont d’ailleurs souvent désignés par le terme « gauchistes » dans Mâle décolonisation, ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés. En effet, l’espace exploré par l’auteur se situe plutôt dans le « champ politique radical » [17] ou au sein de la « gauche radicale », c’est-à-dire à la gauche de la social-démocratie [18].
La France (post)algérienne au miroir de l’Algérie (post)française
Même si l’on peut regretter certains biais caractéristiques des travaux s’inscrivant dans le sillage des études postcoloniales – à l’instar de la réticence à l’égard de la notion d’universalisme défendue par le sociologue Vivek Chibber [19] –, l’intérêt majeur du livre réside sans nul doute dans la reconnaissance de la centralité de la question algérienne dans les débats français après 1962. Ainsi, Todd Shepard revient sur les « leçons algériennes » des militantes féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF) qui entonnaient des youyous en manifestation face aux policiers (p. 284). Mâle décolonisation fait donc entendre ces voix qui articulaient luttes antisexistes, anti-impérialistes et antiracistes, à rebours des affirmations de certains « spécialistes » – qui ne sont toutefois pas nommés par l’historien – pour lesquels « les féministes françaises ont ignoré la question du racisme » (p. 264). On ne peut s’empêcher de penser aux controverses dans le champ intellectuel consécutives à la parution d’un essai [20] tendant à « blanchir » ces militantes, en proposant un récit historique partial [21] fortement influencé par les thèses de l’universitaire Joseph A. Massad [22].
Si l’ouvrage est centré sur la séquence 1962-1979, sa conclusion s’autorise cependant une ouverture sur la période la plus contemporaine marquée par l’éviction de la figure de l’« Arabe » au profit de la « musulmane » (p. 320). Plusieurs pistes sont offertes par Todd Shepard pour rendre compte de ce déplacement dont « la crise du tiers-mondisme occidental » et la révolution iranienne, tandis que l’extrême droite, du moins celle identifiée à Renaud Camus ou Dominique Venner, brandissait la menace de l’« invasion arabe » avant celle du « grand remplacement » (p. 323). Pourtant, la démonstration aurait certainement été plus convaincante en soulignant les ambivalences de l’extrême droite qui fut – et demeure – loin d’être unanime sur ces questions ainsi que le rappelle un auteur de ce courant [23] ou des chercheurs qui en pointent les « fractures idéologiques » [24]. Le cas de la revue de la Nouvelle Droite, Eléments, est à ce titre significatif puisqu’elle a consacré en 1985 un numéro entier aux « Arabes ». Son éditorial citait favorablement l’ancien collaborateur orientaliste Jacques Benoist-Méchin tout comme le premier président algérien Ahmed Ben Bella [25]. C’est d’ailleurs à cette période que le principal représentant de cette sensibilité se réclamait du tiers-mondisme [26].
Du reste, Mâle décolonisation aurait gagné à prendre en considération non seulement les débats de la France postalgérienne mais aussi ceux de l’Algérie postfrançaise, dans la mesure du possible. Certes, l’ouvrage mobilise les productions d’auteurs maghrébins publiés en France comme Tahar Ben Jelloun ou Rachid Boudjedra pour analyser le récit de l’homosexualité « française » (p. 133) ; il restitue également « deux perspectives maghrébines » (p. 281) pour traiter du « viol comme métaphore » à travers les correspondances de personnes originaires du Maghreb publiées par le quotidien français Libération. Todd Shepard évoque d’ailleurs la rareté des « débats publics autour du viol » au début des années 1970 et la volonté du « nouveau mouvement féministe post-soixante-huitard » de briser ce silence (p. 269). La situation était-elle comparable outre-Méditerranée ? Quelques années après la mobilisation des féministes algériennes contre le Code de la famille au début des années 1980 [27], l’hebdomadaire Algérie-Actualité, prisé par les intellectuels de ce pays, a publié une longue lettre signée par « une victime de viol » qui tient à situer son cas en 1987 et à Alger : « Pas en temps de guerre ni d’esclavage, pas en forêt ni sur la plage, ni à l’aube ni la nuit, ni dans un lieu mal famé ni au bal, ni en 1957. » [28] La publication de ce témoignage dans la rubrique « courrier » donna lieu à quelques réponses, masculines, dénonçant la « dégradation des mœurs » ou les « tenues de nos étudiantes » en guise d’explication [29]. La seule expression de franche solidarité provenait d’une autre femme qui posait elle aussi la question de l’autodéfense – au besoin armée – face à ces « obsédés sexuels » ou « rebus de l’humanité » [30].
Cette amorce de discussion montrait les possibilités, même limitées, de poser publiquement la question du viol dans l’Algérie postfrançaise et non plus pour le seul conflit de décolonisation [31]. En effet, la victime a tenu à se démarquer de l’année 1957, celle de la « Bataille d’Alger », pour mieux rompre avec « le temps de la France » [32], quelques mois après la célébration du vingt-cinquième anniversaire de l’indépendance. Ainsi, l’exploration des modalités de circulation des débats et pratiques entre les deux sociétés, dans des perspectives diachronique et synchronique, ouvre des pistes de recherche stimulantes à condition de prendre au sérieux les productions issues des milieux officiels ou oppositionnels, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite. L’étude des résonances proprement algériennes du procès de Klaus Barbie constitue un autre exemple de ces interactions postcoloniales chargées d’ambiguïtés, tout comme celui des affrontements entre intellectuels français dans les années 1990, opposant les « éradicateurs » – partisans d’une solution sécuritaire – aux « réconciliateurs » – favorables à un compromis politique avec les islamistes algériens.
Nedjib SIDI MOUSSA
01.11.2024 à 11:23
« Enfant de Pétain », la Police nationale ?
F.G.
C'est une décision inédite : un assistant parlementaire interdit d'accéder à l'Assemblée nationale, son propre lieu de travail donc. Il s'agit de Ritchy Thibault, militant qui s'est engagé pour les Gilets jaunes, pour la Palestine et bien d'autres causes, et qui a régulièrement été ciblé par la répression ces dernières années. Le jeune homme a été embauché comme assistant parlementaire de la députée insoumise Ersilia Soudais, suite à la dissolution de cet été. Cette semaine, Ritchy Thibault (…)
- OdradekLire plus (97 mots)
C’est une décision inédite : un assistant parlementaire interdit d’accéder à l’Assemblée nationale, son propre lieu de travail donc. Il s’agit de Ritchy Thibault, militant qui s’est engagé pour les Gilets jaunes, pour la Palestine et bien d’autres causes, et qui a régulièrement été ciblé par la répression ces dernières années. Le jeune homme a été embauché comme assistant parlementaire de la députée insoumise Ersilia Soudais, suite à la dissolution de cet été.
28.10.2024 à 10:22
Misère de la pensée décoloniale
F.G.
■ COLLECTIF CRITIQUE DE LA RAISON DÉCOLONIALE Sur une contre-révolution intellectuelle Traduit de l'espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin Éditions L'échappée, « Versus », 2024, 256 p. Ma prise de conscience de l'imposture postmoderne s'est faite au mitan des années 2010. Jusqu'alors, c'était plutôt d'un œil curieux et enthousiaste que je considérais chaque trouvaille du féminisme intersectionnel et de l'antiracisme décolonial. À l'instar d'un buvard absorbant tout liquide à sa (…)
- Recensions et études critiquesTexte intégral (2959 mots)
■ COLLECTIF [1]
CRITIQUE DE LA RAISON DÉCOLONIALE
Sur une contre-révolution intellectuelle
Traduit de l’espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin
Éditions L’échappée, « Versus », 2024, 256 p.
Ma prise de conscience de l’imposture postmoderne s’est faite au mitan des années 2010. Jusqu’alors, c’était plutôt d’un œil curieux et enthousiaste que je considérais chaque trouvaille du féminisme intersectionnel et de l’antiracisme décolonial. À l’instar d’un buvard absorbant tout liquide à sa portée, j’étais un « anarchiste ouvert », irrigué d’une fièvre iconoclaste et pas peu fier de bousculer le socle ouvriériste des vieilles barbes blanches. J’appliquais à la chose politique l’irréfragable loi du Progrès qui voulait que la pensée du moment fût toujours plus aboutie que celle d’hier, en attendant celle de demain qui viendrait à son tour tout déboulonner. L’antiracisme ayant cédé la place à l’anti-islamophobie, j’en étais venu à bannir de ma bouche, avec un certain malaise cependant, le vieux slogan anar « Ni dieu ni maître ». N’y avait-il pas dans ce commandement blanquiste quelque offense faite aux croyants « racisés » du pays ? En 2016, je lisais le brûlot de Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire. Je trouvais là de belles fulgurances poético-politiques et goûtais cet étrange plaisir de voir mon petit cul blanc botté par une beurette lettrée. Juste retour des choses et du bâton de l’Histoire. Revanche des opprimés ! Quelque chose malgré tout me turlupinait : de révolution, chez Bouteldja, je n’en voyais point, à part cette eschatologie, relativement problématique tout de même, consistant à caser l’humanité sous la poigne égalisatrice de Dieu : « Mais ce cri – Allahou Akbar ! – terrorise les vaniteux qui y voient un projet de déchéance, théorisait la cofondatrice du Parti des Indigènes de la République (PIR) dans la conclusion de son livre. Ils ont bien raison de le redouter car son potentiel égalitaire est réel : remettre les hommes, tous les hommes à leur place, sans hiérarchie aucune. Une seule entité est autorisée à dominer : Dieu. » Si j’étais prêt à émousser les arêtes tranchantes de mon athéisme, il y avait, tout de même, dans cette totale cul-béniterie une direction qui ne m’excitait pas vraiment. Mais bon, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je décidais d’étouffer mes préventions sur l’autel de la solidarité avec les musulmans. Bien décidé à cultiver ma fièvre bouteldjienne, je m’ouvris de mon excitation à un copain du journal CQFD qui m’envoya vertement chier. Des années après, je l’en remercie. Je le soupçonne de m’avoir fait discrètement envoyer, dans la foulée de notre échange animé, un opus autoédité qui m’aida à dissiper les mirages de l’antiracisme décolonial : La Race comme si vous y étiez : une soirée de printemps chez les racialistes [2]. Un texte solidement construit et argumenté qui remettait quelques pendules à l’heure et l’œuvre de Bouteldja à sa juste place : celui d’un pamphlet communautariste. Un voile se déchira : celui de ma culpabilité de « mâle blanc » que rien ne saurait laver des péchés commis par des ancêtres forcément tous colons et exploiteurs. Je cite ce passage qui me ragaillardit d’un coup et me semble, aujourd’hui encore, toujours d’une importance capitale : « On ne se départira plus de cette manière de penser qui assimile systématiquement les habitants d’un État à sa politique, ceux qui résident dans un coin du monde à ce que les dirigeants de cet endroit commettent ou ont pu commettre par le passé. Se résoudre à assumer ces héritages lourdement symboliques, c’est s’assujettir définitivement et se condamner à l’impuissance réelle. On ne peut pas imaginer une perspective révolutionnaire, voire minimalement subversive, qui ne commencerait pas par le refus nécessaire et libératoire de les endosser. »
Octobre 2024. Les Éditions L’échappée publient dans l’excellente collection « Versus » : Critique de la raison décoloniale, sous-titré Une contre-révolution intellectuelle. Dans l’avant-propos, le journaliste Mikaël Faujour, un des deux traducteurs du livre avec l’essayiste Pierre Madelin, considère que le vocabulaire et les idées décoloniales ont débordé le cadre confidentiel du PIR pour essaimer « dans un champ politique assez large, allant de l’anarchisme à la social-démocratie bon teint », avec comme point de bascule notable l’année 2019 où LFI est devenue une « caisse de résonnance des idées décoloniales ». Précisons que Critique de la raison décoloniale n’a pas pour frontières celles de l’Hexagone ; nulle spéculation ne viendra nourrir la dernière – et lamentable – ruffinade sur Mélenchon et les quartiers dits populaires [3]. Critique de la raison décoloniale prend place sur le continent américain. Avec cette idée, corroborée par la dynamique de la French Theory, que les idées (politiques et philosophiques) n’ont jamais autant circulé entre l’Europe et les Amériques – subissant autant d’appropriations et de métabolisations en fonction de l’histoire des territoires sur lesquels elles atterrissent. Les Éditions L’échappée nous offrent ici un ensemble de six textes produits par des auteurs inscrits « dans une tradition marxiste latino-américaine ouverte sur les questions culturelles », textes dans lesquels sont analysés et critiqués les travaux de théoriciens décoloniaux issus de la même aire géographique. Bref, cette étude est affaire de Latinos ; à ce détail près que les apôtres de la décolonialité ont, eux, leur pupitre bien ancré dans les facultés nord-américaines. Un détail qui n’en est pas un puisqu’il permet de comprendre le rayonnement de leur pensée – jusque sous nos latitudes.
Mythes et cosmogonies indiennes
La genèse du moment décolonial latino éclot à la fin des années 1990 au sein du groupe « Modernité/Colonialité ». À l’origine, on trouve quelques figures savantes peu connues en France : le sociologue péruvien Aníbal Quijano (1928-2018), le philosophe argentin Enrique Dussel (1934-2023), le sémiologue argentin Walter Mignolo (né en 1941), bientôt suivis par le sociologue américain d’origine portoricaine Ramón Grosfoguel (né en 1956) ou encore le philosophe colombien Santiago Castro Gómez (né en 1958). Après l’anticolonialisme et le postcolonialisme, le décolonialisme est cette étape qui entend dévoiler comment l’eurocentrisme maintient de manière toujours active et pernicieuse les schémas de domination issus des périodes coloniales. L’an 1492 marquerait cette date pivot où les rets d’un capitalisme « racial » se diffuseraient et saigneraient le monde. Asservis et acculturés, les peuples indigènes y seraient sacrifiés sur l’autel de la modernité occidentale. Les décoloniaux en sont persuadés : la fin « officielle » du colonialisme via les processus d’indépendance n’a rien changé au fait que les structures d’exploitation raciale mises en place à la fin du XVe siècle seraient toujours d’actualité sous la forme de « schèmes de domination voilés ». À titre d’exemple : la rationalité promue depuis le siècle des Lumières serait ce rouleau compresseur qui continuerait à écraser les mythes et cosmogonies indiennes. Voilà tracés à gros traits l’arc théorique de la croisade décoloniale. Logique d’affrontement entre deux blocs homogènes (et combien caricaturés) : l’empire de la blanchité, cynique et surarmé, versus un archipel indigène, figure victimaire qu’il s’agirait de « réarmer » (le mot est à la mode) afin qu’elle ait la capacité de renouer avec sa nature première, sorte de pureté originelle d’avant la spoliation et la contamination cartésienne.
Pour ce faire, il s’agirait de retourner le stigmate discriminant et d’en faire un étendard revendicatif. Noir ou Indien et fiers de l’être. Pourquoi pas ? Évidemment même ! Renouer avec un minimum de dignité et d’amour-propre, retrouver, à travers des siècles d’oppression, le fil généalogique de ses ancêtres parqués, déplacés ou exterminés, on ne saurait critiquer pareille démarche face à l’acharnement raciste ourdi à longueur de journée par les bateleurs de la furie médiatique et des combinaisons politicardes. Le risque, cependant, est de s’y cantonner et, paradoxalement, de singer les mécanismes réducteurs du racisme (innocence originelle du colonisé versus malignité consanguine du colonisateur) au nom de la lutte contre ce dernier. Récupéré par les théoriciens de la décolonialité, le sociologue Pierre Gaussens et la chercheuse Gaya Makaran, tous deux travaillant au Mexique, entendent réinscrire le legs de Frantz Fanon dans une visée universaliste : « Fanon établit le diagnostic suivant : les efforts du colonisé pour “récupérer” sa propre histoire, sa propre culture, sa spécificité, son langage, etc., sont une étape nécessaire dans sa lutte personnelle et collective pour la dignité et contre la négation et l’infériorisation qui lui ont été imposées par le colonisateur. Mais cette étape est insuffisante, et peut même devenir dangereuse si elle n’est pas suivie d’un dépassement de l’essentialisation ainsi que du sentiment de revanche et de supériorité ancrés dans la particularité raciale/ethnique. » Mieux : « Quand Fanon déclare : “Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques”, il refuse d’être arrimé à un collectif abstrait – qu’il s’agisse du “peuple noir” des “personnes noires” ou de la “culture noire” – car celui-ci ne serait encore une fois rien d’autre qu’une reproduction de l’empreinte coloniale, la réitération stérile des stéréotypes blancs sur le Noir, une caricature de ce qui caractérise “en propre” le “Noir”, construite par opposition au colonisateur sans pour autant cesser de se rapporter à lui. »
Mélasse racialisatrice
Gaussens et Makaran n’y vont pas de main morte, qualifiant la « ventriloquie » décoloniale de « piraterie intellectuelle qui non seulement tend à domestiquer voire à effacer des projets politiques rebelles et émancipateurs, mais qui a également été activement complice de formes de domination ». C’est que bien installés dans leur mandarinat nord-américain, les pontifes de la décolonialité cultivent ce paradoxe : tout en dénonçant l’impérialisme de la pensée européenne et un « occidentalisme » fourre-tout, la reconnaissance de leurs pairs, notamment européens, est pour eux gage de réussite. Pire : c’est avec les outils de la rationalité issue des Lumières qu’ils fourguent, à la manière de Ramón Grosfoguel [4], dans un même sac d’opprobre la pensée de Descartes, Hegel et Marx, de « purs représentants de l’eurocentrisme », avec comme fixette cette idée que l’universalisme abstrait – soit la base théorique et extensive d’un « système-monde » mis en place par les Blancs – ne pouvait qu’accoucher d’un « racisme épistémique ». Ce n’est plus l’Histoire avec un grand « H » mais l’Histoire à coups de hache, l’incessante refonte d’un empire du mal où le chaudron décolonial dissout dans la même mélasse racialisatrice les perspectives émancipatrices socialistes du XIXe siècle et son ennemi de toujours : la bourgeoisie libérale ! Quelle que soit leur chapelle politique, les penseurs européens sont en vrac accusés d’avoir participé à « oblitérer les savoirs du monde non occidental ». De tels raccourcis historico-philosophiques sont dommageables à plus d’un titre. D’abord parce qu’effectivement, il y a une vraie critique de fond à mener contre « l’abstraction capitaliste » et la logique de mise en coupe réglée du réel : comment toute pensée relevant de l’ordre du sensible a été noyée dans « les eaux glacées du calcul égoïste » afin de permettre au capitalisme industriel d’étendre toujours plus loin son empire de dépossession et de saccage. Les ravages – environnementaux et humains – auxquels nous assistons aujourd’hui n’ont été possibles que grâce à la contagion planétaire de ce cynisme chiffré. Ce qu’oublient juste les décoloniaux, c’est que tout a d’abord commencé sur les terres mêmes de la Vieille Europe. La première des colonisations est celle qui a laminé la classe paysanne, éradiqué ses langues, ses savoirs et sa capacité à l’autosubsistance. Et là, pas besoin d’un quelconque recours au prétexte de la « race » puisque la sinistre affaire se passait entre « Blancs ». Une analyse finement questionnée à son époque par l’ethnologue Pierre Clastres (1934-1977) lorsqu’il se demandait : « Ne serait-ce point au contraire parce que la civilisation occidentale est ethnocidaire d’abord à l’intérieur d’elle-même qu’elle peut l’être contre les autres formations culturelles ? » [5]. De ces prémices découle un second fait tout aussi capital : la justification raciste de l’esclavage et des massacres des peuples indigènes est intervenue après leur sinistre mise en exécution. C’est qu’il a fallu tout un étayage théorique, théologique ou pseudo-scientifique, pour justifier l’injustifiable. La stratification de l’humanité en « races supérieures » et « races inférieures » n’est pas ce délire qui fournit un quelconque carburant originel aux expansions coloniales ; elle vise à les rendre, dans un second temps, acceptables, et à justifier leur maintien et leur renforcement. Dans un chapitre passionnant où l’auteure revient sur ses propres errements dans le champ décolonial, l’enseignante et militante argentine Andrea Barriga revisite d’un œil critique la production d’Aníbal Quijano, anciennement professeur à l’Université d’État de New York à Binghamton et concepteur de la « colonialité du pouvoir ». Barriga reproche à Quijano sa façon « très biaisée » de faire de l’histoire, d’être animé par une « vision positiviste selon laquelle l’histoire s’est produite d’une certaine manière et n’aurait pu être différente ». Elle tacle ainsi son aîné : « Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de décrire ce que recouvre la notion de race, Quijano expose deux conceptions différentes, qui appartiennent à deux époques historiques distinctes. La signification biolo-gique de cette notion est nettement postérieure à 1492, car elle n’apparaît qu’à partir des Lumières, et il faudra attendre le XIXe siècle pour qu’elle devienne relativement centrale dans les sciences humaines et sociales, qui étaient alors en pleine éclosion. » Et de rappeler quelques pages plus loin : « Nous devons garder à l’esprit que le racialisme est un outil de justification qui est apparu après la domination et non avant. » Si cette chronologie rectifiée n’adoucit en rien le sort des peuples indigènes, elle remet juste les pendules à l’heure : le capitalisme n’a pas besoin d’être « racial » pour exporter sa férocité au-delà des océans. Sa nature fondamentalement exploiteuse et accumulative suffit. Et ce quelle que soit la couleur de ses victimes.
On sait depuis plusieurs années maintenant qu’une des caractéristiques des études postmodernes se niche dans leur capacité à sur-jouer la posture morale et à produire du concept à foison – preuve pour le professeur de philosophie Rodrigo Castro Orellana de la « faiblesse d’une argumentation ». Aussi à l’aise dans l’inflation de micro-récits que de métarécits simplistes, le résultat de cette surenchère théorique ne cesse pas de produire de nouvelles divisions dans le camp toujours plus dévasté des exploités (attention : ringardise marxisante non genrée !). À rebours d’une telle impasse, Rodrigo Castro Orellana défend une autre position : celle consistant à défendre « l’exercice de la pensée et du débat sans distribution préalable de passeports de légitimité ou de validité discursives, sans assignation d’un “rôle” épistémique de victime ou de bourreau antérieur à toute recherche ou à tout positionnement critique. »
Sébastien NAVARRO