15.09.2025 à 15:45
Le tribut japonais et la cassette du Roi Donald : 10 points sur le traité inégal accepté par Tokyo
L’accord commercial entre les États-Unis et le Japon prévoit-il vraiment un don direct d’argent japonais à la discrétion de Donald Trump ?
Le Mémorandum signé par le Japon sur la phase opérationnelle de ces investissements est si disproportionné qu’il pourrait toucher au cœur les finances du « banquier du monde ».
Nous le synthétisons en 10 points dans une étude fouillée.
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Texte intégral (4570 mots)
Les relations commerciales et de sécurité entre le Japon et les États-Unis sont une préoccupation ancienne de Donald Trump. En 1987, après avoir échoué à acquérir le piano du film Casablanca — raflé par un enchérisseur japonais —, il avait acheté une pleine page dans le New York Times, le Boston Globe et le Washington Post pour publier une lettre ouverte dans laquelle il s’en prenait à la politique étrangère américaine.
Donald Trump était déjà persuadé que les États-Unis se « faisaient avoir », en garantissant l’ordre mondial sans en tirer profit : « Il est temps pour nous de mettre fin à nos énormes déficits en faisant payer le Japon et tous ceux qui en ont les moyens. Notre protection mondiale représente des centaines de milliards de dollars pour ces pays, et leur intérêt dans leur protection est bien plus grand que le nôtre. » La doctrine Miran est déjà là, en germe.
Près de quarante ans plus tard, la note est enfin arrivée. Le Japon va payer.
Annoncé le 23 juillet 2025, l’accord commercial avec Washington prévoit de limiter les droits de douane imposés à Tokyo — ce qui, dans l’esprit de Trump est déjà une manière de faire payer le Japon — à 15 % en échange de la réduction de ses propres barrières douanières et d’engagements d’achats de produits agricoles et énergétiques.
Plus important : le Japon s’engage à investir 550 milliards de dollars aux États-Unis.
Selon Trump, il s’agit d’un « bonus à la signature » : de l’argent japonais qui appartient désormais aux États-Unis 10.
Par différents canaux, les officiels japonais ont signifié qu’ils ne l’entendaient pas de cette façon. Les négociations pour préciser les termes de ce dispositif parfaitement inédit ont duré le temps de l’été. La mise en ligne du Mémorandum relatif à ces 550 milliards de dollars nous permet d’y voir plus clair — dans les limites toutefois permises par le grand flou trumpien.
1 — Le porte-monnaie de Donald Trump
Les mots du Mémorandum entre les États-Unis et le Japon sont explicites. Malgré les dénégations japonaises de cet été, la gouvernance du mécanisme d’investissement est bien à la main des États-Unis.
Avec une prise en compte minimale des intérêts japonais, c’est le Président Donald Trump qui décide de quoi faire de cet argent sur la base d’investissements pré-sélectionnés et étudiés par les administrations fédérales.
La gouvernance de cet instrument repose sur un Comité d’investissement et un Comité consultatif.
Le premier, nommé par le Président des États-Unis, est dirigé par le Secrétaire au Commerce et comprend les représentants des administrations américaines concernées. Il est chargé de recommander les projets d’investissements à Donald Trump, qui en est le décideur final.
L’État japonais n’a qu’une voix consultative puisqu’il n’est représenté que dans un comité subordonné, le Comité consultatif, auprès duquel le Comité d’investissement doit prendre un simple avis qui n’a pas de valeur contraignante.
Lorsque le Président des États-Unis décide d’un investissement, le Japon a quarante-cinq jours jours pour virer les fonds en dollars américains.
Le document prévoit le cas où Tokyo déciderait de ne pas financer un investissement. Cela conduit à une réduction des retours financiers sur les investissements déjà réalisés selon un barème particulièrement complexe. Le Mémorandum précise également que, dans ce cas, les États-Unis peuvent imposer des droits de douane sur les importations à un taux déterminé par Donald Trump.
Télécharger le PDF intégral du Mémorandum
2 — L’accélérateur d’investissement : une conciergerie pour les investissements directs étrangers
Le 31 mars 2025, Donald Trump a décidé d’établir le U.S. Investment Accelerator.
Ce bureau rattaché au Département du Commerce a pour objectif de faciliter l’implantation aux États-Unis des projets d’investissement étranger supérieurs à un milliard de dollars. Selon le décret présidentiel qui le prévoit, il doit notamment « aider les investisseurs à naviguer efficacement dans les processus réglementaires », « augmenter l’accès et l’utilisation de nos ressources nationales » ou encore « faciliter les collaborations de recherche avec nos laboratoires nationaux ». Ce bureau reprend également les fonctions du Chips Office, établi sous Biden par le Chips and Science Act pour mettre en œuvre la politique industrielle dans le domaine des semi-conducteurs.
Cet organe joue un rôle déterminant aux termes du mémorandum signé avec le Japon.
Il est chargé du travail préparatoire sur les dossiers d’investissements, du versement des fonds par les institutions japonaises et de la gestion des investissements.
Il sera probablement à la manœuvre dans l’opérationnalisation du point 9, qui prévoit que les États-Unis chercheront à faciliter des concessions sur les terres fédérales, l’accès à l’eau, à l’électricité aux projets et à organiser des engagements d’achat (off-take).
3 — De l’argent japonais, des investissements américains
Le Mémorandum rappelle que le montant de 550 milliards de dollars agréé dans l’accord commercial entre les deux pays doit être investi aux États-Unis « dans divers secteurs, en vue d’avancer les intérêts économiques et de sécurité nationale, incluant mais non limité aux semi-conducteurs, aux produits pharmaceutiques, aux métaux, aux minerais critiques, à la construction navale, à l’énergie (y compris les pipelines) et à l’intelligence artificielle/l’informatique quantique ».
Aucune clause du Mémorandum ne laisse entendre que ces projets devraient être portés par des sociétés japonaises.
Il est toutefois prévu que, dans le choix des fournisseurs de biens et de services pour les investissements, le choix se porte, « lorsque c’est faisable et possible », sur des vendeurs japonais plutôt que des « vendeurs et fournisseurs étrangers ».
En d’autres termes : les entreprises japonaises restent donc un choix de repli, derrière les fournisseurs américains.
4 — Quels investissements ?
Compte tenu de la liste de secteurs mentionnés comme prioritaires, le gouvernement fédéral pourrait utiliser les fonds japonais pour soutenir la construction d’usines de semi-conducteurs — en remplacement du Chips Act, si critiqué par Donald Trump qui préfère les droits de douane aux subventions pour réindustrialiser l’Amérique.
Ils pourraient également être utilisés pour développer les capacités minières et de raffinage des métaux rares, la dépendance envers la Chine ayant été bien mise en lumière après les contrôles à l’export mis en place par Pékin en réponse à l’offensive douanière américaine. Un soutien aux grands projets d’infrastructures digitales comme les centres de données est également probable.
Les projets sélectionnés risquent donc, a priori, d’être ceux qui n’arrivent pas à se financer sans intervention publique.
Le projet de pipeline de GNL en Alaska, évalué à 44 milliards de dollars n’attirait jusqu’à présent que peu d’intérêt. Pourtant, tout récemment, le producteur d’électricité japonais JERA et l’aciériste coréen POSCO viennent d’exprimer leur intérêt pour s’approvisionner via celui-ci 11.
Le risque est également que les fonds japonais soient dirigés sur la base de motivations politiques.
La gouvernance, qui laisse peu de place à la partie japonaise — celle qui risque son argent — laisse craindre que les projets seront de faible qualité et que le risque porté par les institutions japonaises pourrait être grand, conduisant à des pertes significatives pour le Trésor japonais — s’il devait recapitaliser ses banques publiques chargées de mauvais actifs.
Le fonds pourrait également être utilisé pour reproduire la manœuvre réalisée avec Intel. Rien dans le Mémorandum ne semble ainsi interdire que les fonds puissent être utilisés pour prendre des parts dans des sociétés américaines. Le secrétaire au Commerce a récemment laissé entendre que les industriels de la défense pourraient connaître le même traitement 12.
Toutefois, si les règles qui conditionnent aujourd’hui les interventions de la JBIC et NEXI restent en vigueur, il faudrait toutefois que des entreprises japonaises soient impliquées dans les projets, en tant que co-actionnaires ou que fournisseurs.
Le projet Stargate pourrait donc jouer un rôle important dans l’atteinte de l’objectif du Mémorandum dans la mesure où il implique déjà une entreprise japonaise, SoftBank, dont le dirigeant Masayoshi Son entretient des liens privilégiés avec la Maison-Blanche. Son objectif d’investir 500 milliards pourrait couvrir une grande part des 550 envisagés.
5 — Quel coût pour le Japon ?
Pour chaque investissement, les États-Unis doivent créer une société dédiée — un special-purpose vehicle, ou SPV, comme dans tout contrat de financement.
Les revenus des projets financés par l’investissement japonais doivent remonter régulièrement dans le SPV et les liquidités disponibles dans cette structure doivent être ensuite partagées à 50/50 entre les États-Unis et le Japon, jusqu’à ce que le montant versé à chacun soit égal au montant de l’investissement, rémunéré à un taux déterminé par les deux pays en fonction du risque du projet. Cette première phase correspond peu ou prou au remboursement d’un prêt sans les intérêts.
C’est par la suite que l’instrument d’investissement devient totalement déséquilibré : la répartition des distributions de cash-flows se fait à 90 % en faveur des États-Unis et 10 % pour le Japon.
Le coût d’un tel arrangement pour le Japon dépend donc de la nature des fonds apportés.
Si par exemple les 550 milliards correspondent à des capitaux propres, ce mécanisme de répartition des cash-flows est particulièrement défavorable au Japon : seul apporteur de capital, il devrait en principe avoir droit à l’entièreté des cash-flows. Or ici, il doit en partager la moitié jusqu’à ce qu’il ait reçu l’équivalent de la rémunération d’un prêt — ce qui ne sera pas assuré car un projet peut échouer ou sa rentabilité se révéler insuffisante — après quoi il ne reçoit plus que 10 % des distributions. Il bénéficie donc de moins de la moitié des revenus auxquels pourrait s’attendre un actionnaire. Selon cette interprétation, 300 milliards de dollars seraient donc tout simplement « donnés » aux États-Unis.
On peut aussi envisager, comme le laisse entendre le négociateur en chef japonais, Ryosei Akazawa, que le fonds japonais ne soit pas principalement composé de capitaux propres mais de prêts — émis par des banques publiques ou garantis par elles. Dans cette hypothèse, si le SPV rembourse le principal et les intérêts sur ces montants empruntés, le coût pour le Japon serait plus faible. La distribution inégalitaire — les États-Unis reçoivent une part alors qu’ils ne jouent pas un rôle d’apporteur de fonds —, ne concernerait plus que les cash-flows après paiement de la dette et des intérêts. Dans ce cas de figure, le Japon pourrait retrouver sa mise.
6 — D’où vient l’argent ?
Le Mémorandum ne précise pas l’origine des fonds qui doivent être déboursés.
Un indice est toutefois présent : le spread de taux utilisé pour le calcul de la rémunération ne pourra pas « dépasser le spread moyen que la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) et les banques commerciales bénéficient de garanties de la Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) ont fait payer pour les prêts avec une maturité de 10 ans ou plus au cours des 6 derniers mois ».
Cette phrase vient confirmer les messages des officiels japonais en ce sens 13.
L’utilisation de ces deux banques laisse à penser que les fonds ne pourront pas être des injections de capitaux mais bien des prêts — puisqu’il s’agit de la principale méthode d’intervention de ces deux institutions.
La Japan Bank for International Cooperation
La JBIC est chargée de soutenir les exportations et le développement international des entreprises japonaises par le truchement de prêts-export, de prêts pour les investissements directs à l’étranger et d’investissements en fonds propres, notamment dans des joint-ventures comportant des partenaires japonais. Les bénéficiaires des prêts peuvent être des sociétés japonaises mais également étrangères — par exemple si le prêt sert à acheter des machines fabriquées au Japon.
Le montant de ces interventions est significatif. Sur l’année fiscale 2023, la JBIC a mobilisé 1257 milliards de yens de prêts (soit 8,5 milliards de dollars), 175 milliards de yens en garanties et 17 milliards de yens en fonds propres (100 millions de dollars). Au total, l’encours de prêts, de garanties et d’investissement s’élève à 18 555 milliards de yens lors de l’année fiscale 2023 (124 milliards de dollars), en grande majorité des prêts, dont une majeure partie pour des investissements à l’étranger (14 485 milliards de yens). Son stock d’investissement en fonds propres est bien plus faible : 321 milliards de yens, soit deux milliards de dollars.
La Nippon Export and Investment Insurance
La NEXI est l’agence de crédit-export du Japon.
Elle apporte ses garanties aux exportateurs japonais et aux établissements financiers qui fournissent des crédits liés aux exportations. Cette institution peut également, dans certaines situations, contribuer au financement d’investissements à l’étranger. Elle a par exemple contribué au financement de l’usine Northvolt de Skellefteå en Suède par le biais d’une garantie apportée à un prêt accordé à la société par un consortium bancaire pour l’achat d’équipements japonais. En 2024, la NEXI a offert pour environ 7600 milliards de yens (51 milliards de dollars) de garanties, dont seulement 6,4 % en lien avec les États-Unis. Au total, elle a garanti 15 500 milliards de yens, soit 105 milliards de dollars à la fin de l’année 2024.
Compte tenu de la taille et des activités des deux institutions envisagées pour mettre en œuvre les investissements, il semble peu probable que ces financements prennent la forme de fonds propres.
Il demeure par ailleurs difficile de comprendre comment la JBIC et la NEXI pourraient soutenir 550 milliards d’investissements aux États-Unis en cinq ans dans la mesure où ce montant dépasse significativement leur volume d’activité actuel. Une recapitalisation par le contribuable japonais de ces deux institutions pourrait s’avérer nécessaire, ce qui ne manquerait pas d’augmenter la visibilité politique de ce Mémorandum au Japon.
7 — Le banquier du monde peut sans doute prêter encore un peu plus
L’accroissement des investissements japonais aux États-Unis — et donc des achats de dollars pour des résidents japonais pourrait conduire à l’appréciation de ce dernier et affaiblir le yen. Mais la taille de l’économie japonaise et la place du yen dans le système monétaire international rendent les montants envisagés a priori supportables sans provoquer un problème de balance des paiements ou une chute massive du yen.
Le marché des changes sur le yen est important et liquide.
La monnaie japonaise est ainsi la troisième la plus échangée après le dollar et l’euro, elle était impliquée dans 16,7 % des échanges de devises en 2022. C’est également la troisième monnaie de réserve mondiale. La balance des paiements est équilibrée grâce à de très forts revenus des actifs placés à l’étranger — 6,1 % du PIB en 2024.
Le Japon est en effet déjà le premier détenteur d’actifs étrangers nets avec une position extérieure qui s’élève à 3 400 milliards de dollars au troisième trimestre 2024, soit 83 % du PIB. Ces revenus viennent compenser un léger déficit commercial (-1 %) et d’importantes sorties de capitaux.
8 — Le prochain gouvernement japonais pourra-t-il mettre en œuvre cet accord ?
Le Parti libéral démocrate (PLD) — au pouvoir quasiment sans discontinuer depuis sa création en 1955 14 — se retrouve aujourd’hui, avec son allié le Komeito, sans majorité à la Diète.
Lors des dernières élections d’octobre 2024, il réunissait 26 % des voix, en baisse de près de 8 points par rapport à son score en 2021. Le Komeito a obtenu quant à lui 11 % des voix, en baisse de 1,5 point. Les élections à la Chambre des conseillers du 20 juillet 2025 ont encore confirmé ce désamour pour le PLD, puisque ce dernier a reçu moins de 22 % des voix, en baisse de près de 13 points (le Komeito perdant lui 3 points, à environ 9 %).
Cette défaite sévère a fait naître des appels à la démission du Premier ministre Ishiba au sein même du PLD, moins d’un an après son arrivée au pouvoir.
Annoncée le 7 septembre, cette démission a lancé une course à la Présidence du parti et au poste de Premier ministre, qui devrait principalement opposer le ministre de l’agriculture Shinjirō Koizumi (fils de l’ancien premier-ministre Junichiro Koizumi) et Sanae Takaichi, déjà candidate face à Ishiba en 2024.
Sans majorité à la Diète, il reste donc à voir si la personne qui prendra la tête du gouvernement japonais sera vraiment en mesure de mettre en œuvre un accord régulièrement qualifié de traité inégal par ses opposants politiques 15.
9 — La Corée du Sud refuse pour l’instant le modèle japonais
Comme celui avec le Japon, l’accord entre les États-Unis et la Corée du Sud comprend lui aussi un engagement relatif à des investissements.
Le montant est de 350 milliards de dollars, dont 150 consacrés à la construction navale — sous le nom de Make American Shipbuilding Great Again.
Si les deux pays sont actuellement engagés dans une négociation sur la mise en œuvre opérationnelle de ce deal, la presse coréenne se fait l’écho de désaccords exprimés par les négociateurs coréens quant aux modalités, ceux-ci souhaitant que la grande majorité des sommes mobilisées le soient sous forme de garanties.
Selon le directeur de cabinet du président coréen, le projet présenté par les États-Unis ne se distingue pas du Mémorandum américano-japonais. Il ne prendrait donc pas en compte certaines différences profondes entre les économies japonaise et coréenne, notamment en matière de devises 16.
La Corée du Sud dispose de moins de réserves de change que le Japon — 420 milliards contre plus de 1200 milliards de dollars 17. Le marché du won a beaucoup moins de profondeur et Séoul — contrairement à Tokyo — ne dispose pas d’un accord de swap de devises illimité avec la Réserve fédérale américaine. La crainte des dirigeants coréens tient à ce que, s’ils venaient à signer un accord similaire en tous points à celui auquel le Japon a cédé, cela provoquerait des pressions fortes sur le won et sur les obligations du Trésor coréen.
Dans ce contexte, le raid sur l’usine Hyundai en construction qui a conduit à la détention de plus de 300 ressortissants sud-coréens 18 a augmenté la tension entre les deux pays, en venant ternir les investissements coréens aux États-Unis. Le président sud-coréen a ainsi affirmé qu’en l’absence d’une réforme du système des visas américains, les entreprises coréennes hésiteraient à investir aux États-Unis 19.
10 — Les 600 milliards d’investissements prévus dans l’accord de Turnberry entre l’Union et les États-Unis connaîtront-ils le même sort ?
Dans l’accord du 27 juillet, en échange d’une baisse des droits de douane « réciproques » à 15 % et d’exceptions pour certains produits — médicaments génériques, avions et leurs composants, etc —, l’Union s’est notamment engagée sur un montant de 600 milliards d’investissements des entreprises européennes aux États-Unis
Pour Donald Trump, il s’agit d’un « cadeau » dont il pourrait faire exactement ce qu’il lui plaira.
Mais pour l’Union européenne, qui rappelle qu’elle n’a pas le pouvoir d’influencer significativement les décisions d’investissement des entreprises — et qui ne dispose pas des instruments financiers et de la surface budgétaire du gouvernement japonais — il s’agit uniquement d’une estimation des investissements qui pourraient être réalisés par les entreprises européennes au cours des quatre prochaines années.
La déclaration commune du 21 août semble donc démontrer que l’Union a réussi à faire prévaloir son interprétation — tout du moins sur ce point — puisqu’elle ne fait mention d’aucun mécanisme bilatéral impliquant les États, mais dit seulement que « les entreprises européennes devraient investir 600 milliards de dollars supplémentaires dans des secteurs stratégiques aux États-Unis d’ici 2028 » 20.
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09.09.2025 à 20:11
De quoi est-ce la fin ? Une conversation avec Jean Pisani-Ferry
Europe, climat, ouverture — nous avions fait un pas en avant, nous en faisons aujourd'hui deux en arrière.
Qu'est-ce qui viendra après la chute de Bayrou et l’été de l’humiliation européenne ?
Un grand entretien avec Jean Pisani-Ferry.
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Texte intégral (3100 mots)
Le gouvernement de François Bayrou est donc tombé. C’est la première fois dans l’histoire de la Ve République qu’un gouvernement est censuré. Que marque cette nouvelle crise politique ?
La France est à n’en pas douter frappée par une instabilité politique dont nous pensions, depuis les débuts de la Ve République, qu’elle était réservée aux autres. Force est de reconnaître aujourd’hui que nos institutions ne nous garantissent pas la stabilité. Nous sommes à un moment où chacun est forcé de s’interroger sur la responsabilité qui est la sienne dans l’état actuel de notre pays et ce qu’il peut faire pour l’aider à en sortir.
Je suis identifié comme un soutien d’Emmanuel Macron.
J’ai rejoint sa campagne présidentielle en 2017 parce que je pensais que le jeu de rôle entre la gauche et la droite, qui exagéraient leurs différences — avant de conduire, une fois en responsabilité, des politiques moins opposées qu’elles ne l’avaient prétendu —, nourrissait le désenchantement démocratique et contribuait à faire dériver l’électorat vers l’extrémisme. Le programme de 2017 me semblait fidèle à cette inspiration.
Mais j’ai vite constaté que l’équilibre n’était pas respecté : ceux qui, comme moi, espéraient un projet d’émancipation et d’égalité des règles ont eu du mal à se retrouver dans l’action de l’exécutif. Je suis ainsi devenu un « vieux grognard » du macronisme, trop déçu pour adhérer encore, mais trop fidèle pour rompre vraiment.
Il y a plus grave, cependant : dans tous les pays avancés, quelles que soient leurs institutions politiques, on observe aujourd’hui la même défiance à l’égard des responsables politiques et des experts. On ne peut plus ignorer la généralité de ce rejet.
C’est particulièrement le cas sur trois sujets qui ont marqué ma vie professionnelle — l’économie ouverte, l’Europe et la transition climatique —, la réalité est que nous reculons à petits pas, et parfois à grands pas.
Je suis ainsi devenu un « vieux grognard » du macronisme, trop déçu pour adhérer encore, mais trop fidèle pour rompre vraiment.
Jean Pisani-Ferry
Comment expliquez-vous cela ?
Il y a de multiples explications, mais je soulignerai en particulier que nous avons gravement sous-estimé les conséquences sociales et territoriales de nos choix collectifs. Et je pense malheureusement que les économistes portent une part de responsabilité dans cette erreur d’évaluation.
Pour quelle raison ?
Des années durant, les économistes ont raisonné sur des agrégats et négligé de s’intéresser aux effets distributifs des orientations qu’ils préconisaient, au prétexte que les gains d’efficience ainsi dégagés permettraient de compenser les perdants.
C’est cependant une approximation coupable. Il ne suffit pas d’identifier des gains et de supposer qu’ils seront redistribués. Ce qu’il faut, c’est apprécier, politique par politique, quels sont les gagnants et les perdants et déterminer concrètement par quels outils, fiscaux, budgétaires, ou industriels, les gains seront transférés des premiers aux seconds. C’est le seul moyen d’éviter que ceux qui se savent perdants bloquent des mutations collectivement indispensables.
De surcroît, le trait marquant des mutations actuelles est que contrairement à celles des trois dernières décennies, elles ne nous promettent pas de gains collectifs. Nous faisons face à une série de jeux à somme nulle ou même négative. Sur fond de faiblesse des gains de productivité et donc de bénéfices à répartir, il nous faut aujourd’hui affronter le vieillissement, l’effort de défense qui s’impose à nous, et les coûts de la transition climatique. Sauf à attendre des miracles de l’IA, les défis de la période à venir seront donc beaucoup plus rudes que ceux que nous avons affrontés.
C’est pourquoi l’équité doit être au premier rang des priorités de l’action publique. Qu’il s’agisse d’ouverture économique, de réformes européennes ou de transition écologique, ma conviction est que les transformations ne se font pas si l’équité n’en est pas une composante première. C’est vrai en matière de répartition des gains. Cela l’est plus encore en matière de partage des sacrifices.
La nouvelle phase de la mondialisation semble marquée par une série de ruptures profondes : nous passons d’un monde convergent à un monde cassé — où les flux peuvent s’arrêter soudainement et où l’expansion territoriale semble primer sur la croissance économique. Comment comprenez-vous ce mouvement ?
Votre description est un peu excessive. Il n’y a pas aujourd’hui de « démondialisation ». Mais vous avez raison de dire que la dynamique à l’œuvre depuis le début des années 1990 est aujourd’hui enrayée.
J’ai commencé ma vie professionnelle au CEPII. À la fin des années 1970, on ne parlait pas encore de mondialisation mais Raymond Barre, conscient des mutations en cours, avait voulu créer cet institut spécialisé sur l’économie internationale.
J’y ai travaillé à deux reprises, avant de le diriger de 1992 à 1997. Ce qu’on a appelé la « bande du CEPII » portait une vision positive de l’ouverture. En partie à juste titre : celle-ci a été un puissant facteur de croissance dans le monde, et a permis qu’un milliard et demi de personnes sortent de l’extrême pauvreté.
Sauf à attendre des miracles de l’IA, les défis de la période à venir seront donc beaucoup plus rudes que ceux que nous avons affrontés.
Jean Pisani-Ferry
Mais en partie seulement : nous n’avons pas anticipé l’ampleur du choc que cette mondialisation allait induire dans les pays avancés, ni ses conséquences pour l’emploi et les régions affectées, ni a fortiori ses incidences politiques.
Il a fallu, pour nous ouvrir les yeux, attendre l’article sur le China Shock publié en 2013 par Autor, Dorn et Hanson 21.
Ceux-ci ont en effet montré à partir du cas des États-Unis que la hausse des exportations chinoises avait dévasté les secteurs industriels et causé aux États-Unis la perte de plus de 2 millions d’emplois. Des travaux ultérieurs ont indiqué que la France était logée à la même enseigne.
Partagez-vous leur analyse sur le risque d’un nouveau choc ?
Tout à fait. Les mêmes nous disent aujourd’hui que le deuxième choc chinois, qui est à venir, sera plus dévastateur encore, parce que ce ne sont plus les industries intensives en main-d’œuvre qui sont menacées, mais le cœur de nos systèmes d’innovation 22.
Dans une écrasante majorité de domaines clefs pour l’innovation industrielle, la recherche chinoise dépasse désormais celle des États-Unis, et bien entendu aussi celle de l’Europe 23.
Pensez-vous que le succès de la Chine implique une réorientation fondamentale de l’organisation politique et économique du reste du monde ?
La Chine a un atout : savoir combiner planification à dix ans et concurrence.
Ce n’est pas notre cas, et pourtant, comme le dit et le répète Philippe Aghion, telle est la clef du succès. La planification sans la concurrence, c’est un moyen sûr de voir se constituer des rentes improductives.
La concurrence sans planification, c’est courir le risque de laisser le court-termisme l’emporter. Il nous faut impérativement allier les deux.
Saurons-nous allier planification et concurrence ou allons-nous laisser un régime autoritaire en tirer profit ?
C’est le cœur de la question. Ce qui se joue aujourd’hui dans la rivalité avec la Chine, c’est la capacité des démocraties libérales à rester à la pointe de l’innovation et à transformer ses avancées en atouts industriels.
Il y a trente ans, notre hybris nous avait conduit à croire que l’Occident avait gagné la Guerre Froide. Nous mesurons aujourd’hui l’ampleur de notre erreur. On discute désormais très sérieusement de l’efficience économique respective des démocraties et des autocraties.
La concurrence sans planification, c’est courir le risque de laisser le court-termisme l’emporter. Il nous faut impérativement allier les deux.
Jean Pisani-Ferry
Cette hybris européenne vient-elle du fait que les élites européennes se sont complues à se regarder elles-mêmes, repues et satisfaites ?
Comme pour beaucoup de Français de ma génération, mon « passage à l’Europe » a débuté en 1983. C’est cette année-là que se sont dissipées les illusions sur « l’autre politique » et que le président Mitterrand a fait le choix fondateur de demeurer dans le système monétaire européen. Quelques années plus tard, Jacques Delors, alors président de la Commission, allait mettre en branle la mécanique qui nous conduirait à l’euro.
J’ai eu la chance de rejoindre la Commission au moment où le projet monétaire européen prenait corps. Je ne suis certainement pas un des pères de l’euro mais je revendique d’avoir œuvré à sa genèse, comme co-auteur du rapport One Market, One Money de 1990 24, et d’avoir depuis, au fil des années, joué les mouches du coche, en critiquant l’incomplétude de l’architecture monétaire européenne ou en formulant des propositions pour sa réforme.
L’euro est aujourd’hui le succès européen le plus marquant et il est, en dépit du fait que seuls 20 des 27 membres de l’Union l’ont adopté, le signe le plus tangible de l’unité européenne.
Les limites de ce succès sont cependant qu’il n’en a entraîné aucun autre. La monnaie européenne n’a induit ni intensification des échanges à l’intérieur de la zone euro, ni formation d’un marché des capitaux unifié, ni augmentation du budget communautaire, et c’est seulement en réponse à un risque aigu de fragmentation financière que les Européens se sont décidés, en 2012, à mettre en place une supervision bancaire intégrée.
Mais à côté de ces limites, si le choc Trump paraît si difficile à affronter aujourd’hui, n’est-ce pas la preuve que la transition de l’économie au politique ou au géopolitique ne pouvait pas se faire de manière linéaire ?
Je partage ce qu’a dit tout récemment Mario Draghi : l’année 2025 a mis fin à l’illusion selon laquelle la dimension économique seule pouvait garantir une quelconque forme de pouvoir géopolitique. Depuis l’instauration du marché unique, en 1993, et plus encore avec l’euro, les Européens ont cru en cette illusion. Ils l’ont maintenue jusqu’au début du deuxième mandat de Donald Trump, mais celui-ci y a mis fin.
La bataille pour l’affirmation européenne n’est pas perdue, mais elle est loin d’être gagnée. J’ai beau me dire que c’était, comme le dit Sylvie Kauffmann dans un article récent du Monde, le prix à payer pour que les États-Unis n’abandonnent pas totalement l’Ukraine, la photo d’Ursula von der Leyen, tout sourire, concluant un accord commercial totalement déséquilibré avec le président Trump reste pour moi l’image de la « vassalisation heureuse » que vous aviez annoncée en janvier.
Ce n’est pas pour aboutir à un tel résultat que Monnet, Delors et des générations d’Européens se sont battus. Ce n’est pas à cette Europe-là que j’ai adhéré. Ce n’est pas elle qui peut recueillir le soutien des peuples.
Parmi les effets secondaires de cet « été de l’humiliation », on remarque une accélération dans le recul plus ou moins assumé de l’ambition de transformation écologique de l’Europe…
Oui. Entre 2019 et 2024, la Commission et les États européens avaient fait preuve de courage, mais depuis les élections au Parlement européen de 2024 ils multiplient les hésitations, quand ce n’est pas de franches régressions.
J’étais récemment à Bruxelles : « climat » y est devenu un gros mot. On tente de préserver les objectifs, mais sans les assumer ni même oser les nommer. On préfère parler de souveraineté ou de résilience. Sauf que ces objectifs n’entraînent pas, par eux-mêmes, de pousser les feux de la transition.
C’est un signe clair : le national-populisme n’a pas besoin d’être au pouvoir pour peser, la simple tentation de la démagogie suffit.
Quelles seraient les conséquences d’un recul européen sur le climat ?
Elles seraient tragiques.
D’abord, l’Europe donnerait un signal extrêmement négatif aux pays émergents, où se joue essentiellement l’avenir de la planète : pourquoi des pays qui ne sont pas responsables du stock de gaz à effet de serre accumulé dans l’atmosphère, et pour qui l’investissement dans la décarbonation risque d’évincer l’investissement dans le développement, feraient-ils ce choix si les pays avancés ne donnent pas l’exemple ?
Ensuite, parce que l’Europe n’est pas dans la situation des États-Unis : elle n’a pas de richesse en combustibles fossiles. La voie d’avenir, pour elle, c’est la sortie des combustibles fossiles qui entretiennent notre dépendance. Mais à force de pusillanimité et de reculades tactiques, nous risquons de manquer la grande transformation à l’avant-garde de laquelle nous avions voulu nous placer.
J’étais récemment à Bruxelles : « climat » y est devenu un gros mot.
Jean Pisani-Ferry
C’est une position romantique — entre Hölderlin et Jean Monnet — que de croire que c’est dans le danger que croît le salut. Croyez-vous toutefois à la pertinence de cette idée : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises » ?
Ce pronostic s’est vérifié avec la crise de la zone euro, entre 2010 et 2015, où l’audace de Mario Draghi a empêché que se concrétise le scénario de l’éclatement, et où la ténacité de François Hollande a évité qu’avec une sortie de la Grèce soit tracé un chemin vers lequel d’autres pays auraient sans doute été poussés. Mais il y aussi eu des contre-exemples : si l’Union européenne a su répondre à la crise pandémique par la mise en place d’un emprunt commun, que la plupart des experts jugeaient jusque-là juridiquement impossible, cette initiative est pour l’heure restée sans lendemain. Quant à l’agression russe, elle a certainement conduit à une prise de conscience, et mis la souveraineté au premier rang des priorités, mais le réarmement se fait encore sur la base d’une addition d’efforts nationaux, sans que soient exploités les gisements d’efficience que dégagerait une mise en commun des efforts.
L’Histoire s’écrit sous nos yeux et rien ne garantit qu’elle nous conduise vers davantage d’Europe, surtout dans un contexte où le président Trump ne fait pas mystère de son hostilité à son intégration. Il y a quinze ans, au moment de la crise de l’euro, nous avons pu compter sur le soutien de l’administration Obama et sur la sympathie de la Chine. Aujourd’hui nous sommes environnés d’ennemis — ou au moins d’adversaires.
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03.09.2025 à 19:53
Qui détient la dette française ? Anatomie d’un risque géopolitique
Depuis des années, la France figure parmi les pays avancés où le taux de détention de la dette par des non-résidents est le plus élevé.
Est-ce si dangereux ?
Pour s’orienter dans ce débat complexe, il faut partir des bonnes données.
François Ecalle signe une étude fouillée.
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Texte intégral (4202 mots)
Les observateurs de l’économie française mettent fréquemment en avant les risques présentés par un taux de détention relativement élevé de la dette publique par des non-résidents.
Avant d’examiner la nature de ces risques et les moyens de les atténuer, il convient de préciser, autant que possible compte-tenu des informations disponibles, qui sont les détenteurs de la dette publique de la France et comment ils se distinguent des détenteurs des dettes des autres pays.
Qui détient la dette publique en France ? Quelques données clefs
La dette publique de la France
La gestion de la dette de l’État est assurée par un service du ministère des Finances, l’Agence France Trésor (AFT), avec pour objectif de couvrir le besoin de financement de l’État tout en minimisant, sur la durée, la charge de la dette et en limitant les risques pris.
L’État émet des « bons du trésor à taux fixe et intérêts précomptés » (BTF) à moins d’un an et des « obligations assimilables du trésor » (OAT), dont la maturité va de 2 à 50 ans et qui peuvent éventuellement être indexées sur l’inflation française (OATi) ou l’inflation de la zone euro (OAT€i). L’État s’endette exclusivement en euros.
D’après la loi de finances initiale, l’AFT doit émettre 300 milliards d’euros d’OAT en 2025 pour financer le déficit budgétaire de l’année (139 milliards d’euros) et rembourser le principal des obligations émises dans le passé (168 milliards d’euros). L’écart entre ce besoin de financement (307 milliards d’euros) et ces émissions d’OAT (300 milliards d’euros) est comblé par des BTF et d’autres opérations de trésorerie.
Les titres de dette de l’État sont souscrits — généralement au terme d’une procédure d’adjudication — par une quinzaine de « spécialistes en valeurs du trésor » (SVT), des banques le plus souvent, sélectionnés par l’AFT. Ces spécialistes les placent auprès d’investisseurs institutionnels (compagnies d’assurance, banques…) français ou étrangers. Ces derniers les échangent ensuite sur le « marché secondaire » de la dette publique où les SVT doivent assurer la transparence des transactions.
Si l’AFT connaît bien sûr les acheteurs de ces titres à l’émission sur le « marché primaire » — puisque ce sont les SVT — elle ne sait pas toujours qui les détient finalement après de multiples transactions dont certaines se font hors marché. Les intérêts sont par conséquent souvent versés à des dépositaires de titres qui n’en sont pas les détenteurs réels.
La Banque de France enquête néanmoins régulièrement auprès des dépositaires de titres de la dette publique pour obtenir des informations sur leurs détenteurs réels.
Ces informations sont incomplètes car la législation n’oblige pas ces dépositaires à lui indiquer les détenteurs réels. Les données que la Banque de France transmet à l’AFT permettent néanmoins à cette dernière de publier dans son bulletin mensuel un graphique sur les détenteurs de la dette négociable de l’État (OAT et BTF) en valeur de marché à la fin de chaque trimestre. Le graphique suivant présente ces détenteurs à la fin de 2024. Environ 55 % d’entre eux sont des non-résidents. Les compagnies d’assurance, principalement d’assurance-vie, et les établissements de crédit en détiennent chacun environ 9 %. La Banque de France, pour le compte de la BCE, est le plus important des « autres détenteurs français ».
Le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025 ajoute des informations sur la part des non-résidents dans la détention des seules OAT (55 % à la fin du deuxième trimestre 2024), des BTF (83 %), des OAT indexées sur l’inflation française (19 %) et des OAT indexées sur l’inflation dans la zone euro (32 %).
En France, la dette publique au sens du traité de Maastricht est plus importante que la seule dette de l’État, car il s’agit de la dette brute consolidée de l’ensemble des administrations publiques de la comptabilité nationale — l’État qui en porte 81 %, les collectivités locales, les administrations de sécurité sociale et des centaines d’organismes contrôlés par l’État ou des collectivités locales et financés par des subventions ou des impôts affectés. En outre, la dette « maastrichtienne » est en valeur faciale alors que les données de l’agence France Trésor sont exprimées en valeur de marché.
Hors Banque de France, le taux de détention de la dette publique par des non-résidents peut être estimé à 66 % à la fin de 2024, soit un peu plus qu’à la fin des années 2000.
François Ecalle
La Banque de France publie des données trimestrielles sur la détention des titres de long terme émis par l’ensemble des administrations publiques. La couverture sectorielle est donc la même que celle de la dette publique au sens du traité de Maastricht mais il ne s’agit que des titres de long terme en valeur de marché. Il en ressort que le taux de détention de ces titres par des non-résidents était de 53 % à la fin de 2024.
Le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025 précise quant à lui que la part détenue par des résidents de la zone euro hors France était de 25 % fin 2023 et que celle détenue par des résidents du reste du monde était de 27 %. Ces détenteurs peuvent être notamment des établissements financiers, des fonds de pension, des fonds souverains ou des États.
Le graphique suivant présente l’évolution du taux de détention de la dette publique par des non-résidents dans l’enquête de la Banque de France depuis 2008. Ce taux a augmenté dans les années 2000 pour atteindre un maximum en 2009 (64 %) puis est resté proche de 60 % jusqu’à 2015 pour ensuite nettement baisser jusqu’à 47 % en 2021. En contrepartie, la part de la Banque de France, qui était quasiment nulle au début des années 2010, a fortement augmenté sous l’effet des opérations de « quantitative easing » de la Banque centrale européenne (BCE), notamment le « public sector purchase programme » engagé en 2015 et le « pandemic emergency purchase programme » engagé en 2020. En effet, ces opérations sont menées en France par la Banque de France, qui garde les titres achetés à son bilan, pour le compte de la BCE.
La remontée de ce taux de détention de 2021 à 2024 correspond surtout à l’arrêt de ces opérations et à la diminution du stock de titres détenus par la Banque de France.
Le rapport annuel d’activité de la Banque de France montre qu’elle détenait environ 630 milliards d’euros de titres publics français à la fin de 2024, soit presque 20 % de la dette publique au sens du traité de Maastricht — mais cette part est approximative car ces titres ne sont pas comptabilisés dans le bilan de la Banque de France exactement comme la dette « maastrichtienne ».
Hors Banque de France, le taux de détention de la dette publique par des non-résidents peut ainsi être estimé à 66 % à la fin de 2024, soit un peu plus qu’à la fin des années 2000.
La dette publique des autres pays
Le Fonds Monétaire International (FMI) réalise lui aussi des enquêtes sur la détention des titres publics et publie deux fois par an le taux de détention par les non-résidents dans son « moniteur des finances publiques ».
Pour la France, ce taux était de 53 % à la fin de 2024.
Le FMI publie également des informations relativement fragiles sur la nationalité de ces non-résidents qui ont permis à l’IFRAP de montrer dans une note de juin 2024 25 que les pays où se trouvent les principaux investisseurs en titres publics français étaient en 2023 : l’Allemagne (7 % de la dette publique française), le Luxembourg (7 %), l’Irlande (5 %), les États-Unis (4 %) et le Japon (4 %). Mais la présence du Luxembourg et de l’Irlande parmi les principaux pays détenteurs de la dette publique française montre que cette enquête ne permet sans doute pas de connaître ses détenteurs réels.
Le taux de détention par des non-résidents était seulement de 30 % en moyenne dans les pays du G7 ou dans les pays « avancés » du G20 en 2024. Le taux français était le plus élevé de ceux des pays du G7, le taux allemand n’étant toutefois que légèrement plus faible (47 %).
Parmi les 36 pays avancés pour lesquels ce taux est publié par le FMI, seuls 12 avaient un taux supérieur à celui de la France. Les plus importants d’entre eux étaient l’Autriche (taux de 67 %), la Belgique (62 %), la Nouvelle-Zélande (59 %) et la Finlande (57 %).
La part de la dette publique japonaise détenue par des non-résidents est particulièrement faible (13 % en 2024). L’épargne des ménages et entreprises au Japon est en effet très importante, ce qui leur permet de financer non seulement le déficit des administrations publiques japonaises mais aussi celui de beaucoup d’autres pays.
En 2010, la France avait déjà le taux de détention par des non-résidents le plus élevé du G7 26.
Ce taux de détention a diminué dans beaucoup de pays de 2010 à 2024, notamment du fait des achats de titres publics par leur banque centrale. On peut toutefois noter qu’il a augmenté au Royaume-Uni (légèrement), au Canada et au Japon, où il était particulièrement faible en 2010.
Les risques d’un fort taux de détention de la dette par des non-résidents — et les moyens de les atténuer
Quels sont les risques d’une concentration de la dette chez les non-résidents ?
Certains épargnants préfèrent les placements dans leur propre pays parce qu’ils en ont l’habitude, en connaissent mieux les fondamentaux et évitent des coûts de transaction.
Ce « biais domestique » subsiste dans tous les pays bien qu’il soit affaibli par l’ouverture internationale des marchés de capitaux — notamment dans la zone euro du fait de la disparition du risque de change. Il tient pour partie au comportement d’acteurs de petite taille, en particulier les ménages, lorsqu’ils investissent directement ou donnent des instructions à leurs gestionnaires de portefeuille. Les décisions d’investissement des grandes entreprises sont probablement moins déterminées par ce biais domestique.
Un fort taux de détention de la dette publique par les non-résidents peut ainsi constituer un élément de risque dans les périodes de tensions sur les marchés des emprunts publics. En effet, le biais domestique s’accroît dans de telles périodes de tension, comme on l’a vu dans les années 2011-2013 dans la zone euro où les investisseurs des pays du cœur de la zone se sont retirés des pays de la périphérie. Les étrangers pourraient être plus enclins que les nationaux à des revirements forts et soudains provoqués par des informations partielles, voire erronées.
Dans son moniteur des finances publiques d’octobre 2024, le FMI identifie ainsi la part des investisseurs étrangers dans la détention de la dette publique comme un facteur statistiquement significatif d’aggravation de la volatilité du rendement des obligations publiques.
Un rapport de 2024 de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale souligne que le taux élevé de détention de la dette publique française par des non-résidents « fait courir le risque d’une dépendance de la France à des investisseurs dont les intérêts ne sont pas nécessairement alignés avec nos intérêts souverains. Si à court terme, il ne semble pas qu’un risque important soit encouru, il serait terriblement naïf de croire que des intérêts étrangers ne puissent, demain, se mobiliser sur le terrain de la dette pour exercer des pressions sur nos politiques » 27.
La part élevée de non-résidents dans la détention de la dette publique française peut toutefois être considérée comme un signe de succès de la politique suivie par l’agence France Trésor consistant à diversifier les créanciers de l’État pour réduire la dépendance à l’égard de certains d’entre eux, et à s’adapter à leurs besoins. Elle témoignerait de la cote de confiance de la France auprès des investisseurs internationaux, sans présenter de risques particuliers si leur comportement est identique à celui des investisseurs nationaux. Il est en effet probable que les principaux investisseurs, hors États, banques centrales et fonds souverains, choisissent leurs placements selon des critères identiques.
C’est la thèse traditionnellement défendue par le ministère des Finances et qui est de nouveau présentée dans le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025.
Le ministère y met notamment en avant des études économiques concluant que la hausse de la part de la dette publique détenue par des étrangers contribue à réduire son taux d’intérêt. Cet effet favorable résulte de l’augmentation de la demande d’obligations publiques et de l’accroissement de la liquidité de leur marché secondaire. En outre, la diversification des investisseurs évite de trop dépendre des réactions d’un petit nombre d’acteurs.
Les dirigeants de l’AFT ont toujours assumé de faire régulièrement le tour du monde pour placer les OAT auprès des investisseurs les plus divers avec professionnalisme.
La BCE a publié en juin 2025 une analyse de la détention des dettes publiques des pays de la zone euro par des résidents de pays situés hors de la zone — le taux de détention par ces pays est en moyenne d’environ 23 % dans la zone euro fin 2024 28.
Dans la perspective de la diminution du stock de dettes publiques détenu par les banques centrales de la zone, la BCE s’est notamment interrogée sur les risques de déstabilisation par des pays qui ne seraient pas « géopolitiquement alignés avec l’Occident », plus particulièrement depuis l’attaque de l’Ukraine par la Russie. Il en ressort que les pays « non alignés » détiennent environ 7 % des dettes publiques des pays de la zone euro et que ce taux a légèrement diminué depuis 2022 sans toutefois que cette évolution soit statistiquement significative au regard des mouvements observés avant 2022.
En conclusion, les risques associés à un fort taux de détention de la dette publique par des non-résidents sont limités mais ne doivent pas pour autant être négligés. Il reste que les propositions généralement formulées pour réduire ce taux et atténuer ces risques sont peu convaincantes.
Les moyens d’atténuer ces risques
Les observateurs qui s’inquiètent du taux relativement élevé de détention de la dette publique française par des non-résidents proposent généralement d’orienter plus directement l’épargne des Français vers les obligations émises par l’État. Ils rappellent souvent les grands emprunts lancés dans le passé (Pinay, Giscard d’Estaing, Balladur…) ou les bonds de la défense nationale émis pendant les guerres mondiales.
Toutefois, en raison du rationnement des produits de consommation, les ménages doivent épargner pendant les guerres et n’ont pas vraiment d’autre choix que de financer l’État.
En temps de paix, si on met de côté l’emprunt forcé qui est une forme d’impôt sur le patrimoine, les emprunts nationaux auprès des ménages ont toujours été assortis d’avantages fiscaux ou financiers pour inciter les Français à modifier leur comportement d’épargne. Si on y ajoute le coût de gestion de ces emprunts, notamment la rémunération des intermédiaires, ils ont souvent été plus chers que l’émission d’obligations sur les marchés internationaux pour le budget de l’État. L’emprunt Giscard d’Estaing de 1973, indexé sur le cours de l’or, a été particulièrement coûteux.
Les risques associés à un fort taux de détention de la dette publique par des non-résidents sont limités mais ne doivent pas pour autant être négligés.
François Ecalle
Si les achats directs d’OAT par les particuliers sont aujourd’hui marginaux, les ménages français en détiennent déjà une grande quantité par l’intermédiaire de leurs contrats d’assurance-vie en euros. Les compagnies d’assurance détenaient 350 milliards d’euros d’obligations publiques françaises en 2023. Or l’assurance-vie dispose d’avantages considérables s’agissant de l’imposition des revenus et de la transmission, par succession, du patrimoine. Il n’est pas budgétairement souhaitable de les accroître ou d’accorder des avantages équivalents à la souscription d’emprunts nationaux.
Pour éviter le coût budgétaire d’incitations financières et fiscales de ce type, il est parfois proposé de restaurer le « circuit du trésor » des années d’après-guerre.
On désigne ainsi des dispositifs réglementaires, notamment le contrôle du crédit, qui permettaient d’affecter obligatoirement une grande partie de l’épargne des Français au financement de l’État ou de la Caisse des dépôts et consignations. Ces dispositifs ont toutefois été abandonnés parce qu’ils étaient peu efficaces et incompatibles avec la liberté des mouvements de capitaux dans l’Union européenne.
Surtout, les études économiques montrent que si les incitations financières et fiscales ou les contraintes réglementaires peuvent modifier significativement la répartition de l’épargne des ménages entre les placements possibles, elles ont peu d’impact sur son montant global. Si une part plus importante de leur épargne est orientée vers l’État, une part moins importante est affectée au financement des entreprises, qui doivent se tourner vers des investisseurs étrangers.
L’épargne totale des agents économiques — ménages, entreprises et administrations publiques — est en France inférieure à leurs investissements, ce qui se traduit comptablement par un déficit quasi-permanent de la balance des transactions courantes — échanges de biens et services et flux de revenus avec les autres pays — depuis une vingtaine d’années. Du fait de l’accumulation de ces déficits de nos échanges extérieurs, nos passifs vis-à-vis du reste du monde sont supérieurs à nos actifs.
La position extérieure nette de la France vis-à-vis du reste du monde (actifs moins passifs) est négative (– 28 % du PIB) alors que celle des principaux pays de l’Union européenne est souvent positive (+ 63 % du PIB pour l’Allemagne et + 14 % pour l’Italie).
La France étant globalement dépendante des financements extérieurs, rendre l’État moins dépendant des non-résidents en rendant les entreprises plus dépendantes de ceux-ci n’aurait pas beaucoup d’intérêt. La priorité est de rééquilibrer nos échanges extérieurs en renforçant la compétitivité des entreprises françaises.
Pour certains économistes, l’État n’aurait pas besoin d’emprunter à des investisseurs étrangers si ses besoins de financement étaient systématiquement couverts par des prêts de la Banque de France indéfiniment renouvelés, ou périodiquement annulés. Ce serait contraire au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et incompatible avec l’organisation et les règles actuelles de la zone euro, mais cette proposition peut être examinée d’un point de vue académique.
Elle revient à mettre en place un système décrit par la « théorie monétaire moderne » (Modern Monetary Theory en anglais, ou MMT) dans lequel la banque centrale est contrôlée par l’État et a pour seule mission de le financer. La politique monétaire est totalement dominée par la politique budgétaire. Ce dispositif a entraîné une hyperinflation dans les pays qui l’ont mise en place. En effet, les gouvernements ont rarement résisté à la tentation de faire appel à la création de monnaie par la banque centrale pour financer des dépenses publiques de plus en plus importantes sans augmenter les impôts. C’est pour cette raison que la plupart des pays de l’OCDE ont fini par accorder l’indépendance à leur banque centrale avec pour mission de lutter contre l’inflation.
Rendre l’État moins dépendant des non-résidents en rendant les entreprises plus dépendantes de ceux-ci n’aurait pas beaucoup d’intérêt.
François Ecalle
Réduire les dépendances françaises
Les informations disponibles sur les détenteurs étrangers de la dette publique française sont limitées, mais il est sûr que la France figure, depuis longtemps, parmi les pays avancés où le taux de détention de la dette par des non-résidents est le plus élevé.
Cette situation peut être vue comme un signe de la confiance des investisseurs étrangers et leur mobilisation par l’AFT peut permettre de réduire le coût de la dette.
Mais elle peut aussi présenter des risques de hausse excessive des taux si cette confiance diminue.
S’il serait souhaitable de réduire un peu ce taux de détention par des non-résidents, il n’y a pas de bonne solution pour y parvenir : la France est globalement dépendante des financements extérieurs parce que ses échanges de biens et services sont structurellement déficitaires.
C’est cette dépendance globale qu’il faut réduire en renforçant la compétitivité de nos entreprises.
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01.09.2025 à 06:00
Comment résister à l’assaut contre les banques centrales ? Une conversation avec Olli Rehn, Gouverneur de la Banque de Finlande
Dans sa volonté de prendre le contrôle de la Réserve fédérale, Trump risque de déstabiliser l’économie mondiale et instille un doute dangereux : a-t-on vraiment besoin de l’indépendance des banques centrales ?
Face à la disruption par le commerce ou les stablecoins, la BCE tient le cap.
Au Conseil des gouverneurs, la voix d’Olli Rehn est l’une des plus écoutées. Entretien.
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Texte intégral (3140 mots)
Pour Mario Draghi, l’Union a un problème : sa puissance économique ne garantit plus à elle seule sa pertinence. Partagez-vous ce point de vue ?
Mario Draghi part d’un constat : l’Europe évolue aujourd’hui dans une réalité géopolitique totalement différente d’hier.
Dans un monde où ne règnent que la puissance et la force, disposer d’un grand marché intérieur ne suffit pas pour devenir un acteur géopolitique important. Le futur de l’Europe ne dépendra donc pas seulement de la vigueur de son économie.
Le dynamisme économique et la sécurité doivent aller de pair. Les événements de cet été ont rendu cette question urgente. En ce sens, les propos de Mario Draghi méritent notre attention et je partage en grande partie son analyse.
Draghi va plus loin : il appelle l’Europe à changer de trajectoire. Comment l’Union devrait-elle structurer sa réponse ?
L’Europe est confrontée à un triple défi que j’appelle le « triple D » : défense, décarbonation et dynamisme économique.
Il faut tout d’abord assumer une plus grande responsabilité en matière de sécurité extérieure. Nous ne pouvons pas nous montrer soumis lorsqu’il s’agit de nos propres intérêts en matière de sécurité en tant qu’Européens. Cela implique à la fois un budget de défense national plus important, comme convenu lors du sommet de l’OTAN, mais aussi nos propres solutions européennes. Pour mettre cela en pratique, nous aurons besoin d’une meilleure coordination en matière de dépenses de défense et d’achats conjoints afin de réaliser véritablement les économies d’échelle dont nous avons besoin.
Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain.
Olli Rehn
La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique. La transition écologique n’est pas un coût supplémentaire, c’est la clef de la sécurité énergétique à moyen et long terme.
Et enfin, nous devons rendre l’économie européenne plus dynamique, plus attractive et plus compétitive, en particulier dans le secteur privé. Nous devons investir dans le capital humain, les talents et la recherche.
Ma crainte est que l’Europe prenne un retard irrattrapable à l’âge technologique. Alors que les États-Unis et la Chine font un bond en avant, nous devons renforcer notre écosystème d’innovation.
Ces propositions soulèvent inévitablement la question de la dette commune. Êtes-vous d’accord avec Mario Draghi qui distingue la mauvaise dette de la bonne dette ?
En théorie, cette distinction existe. Si vous vous endettez pour des investissements — publics ou privés — qui sont productifs, cela a du sens. Il en va de même pour la défense commune et la transition écologique. En ce sens, il y a effectivement de la bonne dette.
Dans la pratique, toutefois, la situation est souvent plus compliquée.
Quand on parle de dette commune européenne — car c’est au fond le sens de votre question — il faut commencer par identifier l’objectif, ce que nous essayons d’accomplir. Le renforcement de notre défense est tellement stratégique qu’il nécessite de trouver des solutions tant au niveau national qu’européen.
À cet égard, une solution européenne nécessiterait un type de financement où la dette commune pourrait avoir du sens.
La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique.
Olli Rehn
L’accord annoncé avec les États-Unis est-il le meilleur que l’Europe pouvait obtenir ?
À propos de ce prétendu accord commercial, on voit passer beaucoup d’opinions tranchées — certaines très critiques.
C’est tout à fait compréhensible.
On peut toujours voir les choses de manière optimiste ou pessimiste. Mais lorsqu’on regarde les choses rationnellement, la situation est sans appel : les droits de douane sont désormais plus élevés et les exportateurs européens se heurtent à davantage d’obstacles.
Certes, on peut toujours faire valoir que cet accord réduit partiellement l’incertitude, mais ne nous faisons pas d’illusions : l’incertitude omniprésente qui caractérise le contexte politique actuel aux États-Unis ne va pas disparaître du jour au lendemain.
Si nous avions été plus unis au début des négociations et si nous avions agi de manière plus stratégique, nous aurions pu obtenir un meilleur résultat. Mais nous en sommes là.
Pour ce qui concerne le Conseil des gouverneurs de la BCE, il nous reviendra d’évaluer les répercussions et l’impact que ces droits de douane auront sur l’environnement opérationnel des entreprises européennes.
Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain. Les droits de douane auront un impact sur l’inflation aux États-Unis — moins en Europe. Au plan macroéconomique, le principal impact pour nous sera sans doute un ralentissement de la croissance.
C’est regrettable.
Pour certains, cet accord pourrait ouvrir le début d’un siècle d’humiliation pour l’Europe.
C’est un signal d’alarme pour l’Europe.
Nous devons tirer les leçons de cet épisode.
Il est inutile de se laisser submerger par le chagrin. Nous devrions plutôt profiter de cette alerte pour agir avec plus de détermination. Je préférerais de loin que les États-Unis restent un allié de confiance pour l’Europe, mais il est important que nous nous concentrions sur le renforcement des capacités de défense et des technologies européennes, ainsi que sur le renforcement de notre autonomie dans ces domaines très critiques.
À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale.
L’un des principaux défis auxquels nous sommes confrontés dans l’Union européenne est que nous ne disposons pas d’une structure efficace pour la planification militaire stratégique. La seule structure pertinente est l’OTAN.
C’est une question que nos dirigeants doivent résoudre.
Nous avons besoin d’une structure européenne pour garantir un volume plus important et pas seulement des prix plus élevés. La Commission s’efforce déjà d’améliorer la coordination et le financement des projets européens communs, mais nous devons être plus ambitieux.
Nous devons également prendre nos responsabilités sur la mise en œuvre de nos promesses au niveau européen. Le gouverneur de la Banque de France, mon collègue François Villeroy de Galhau, a récemment appelé à fixer des dates limites pour la mise en œuvre de notre agenda. Je soutiens son approche.
Au-delà du commerce, Donald Trump s’en est pris au président de la Réserve fédérale, a appelé à une baisse immédiate des taux d’intérêt et a tenté de limoger la gouverneure Lisa Cook — qui conteste en justice le fondement légal de cette décision. Le principe d’indépendance des banques centrales pourra-t-il survivre à Trump ?
À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale.
C’est extrêmement préoccupant — surtout si ce sentiment venait à se propager au reste du monde.
L’indépendance des banques centrales permet aux décideurs de prendre les meilleures décisions pour l’économie sans subir de pressions politiques. Il existe des preuves théoriques et empiriques qui montrent que l’indépendance des banques centrales et la stabilité des prix vont de pair. Aux États-Unis, c’est un principe sacré depuis les années 1980 et le mandat de Paul Volcker — et jusqu’à aujourd’hui. S’y attaquer est regrettable.
L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités.
Olli Rehn
Jerome Powell sera-t-il capable de tenir tête à Trump ?
J’évite généralement de commenter le travail de mes collègues, mais dans ce cas précis, la gravité du moment m’oblige à dire que j’ai beaucoup d’estime et de respect pour Jay Powell, son professionnalisme et sa persévérance.
Faut-il craindre que cette offensive contre les banques centrales ne s’étende également à l’Europe ?
En Europe, la situation est différente.
En quoi ?
L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités.
Si vous examinez les résultats obtenus par la BCE au cours des cinq dernières années, notre indépendance nous a permis de ramener l’inflation de son pic de 10,5 % en 2022 à son niveau actuel de 2 %, qui est notre objectif à moyen terme.
Cela s’est produit sans que la croissance ne soit fondamentalement attaquée ni que le chômage ne grimpe en flèche pour atteindre des taux à deux chiffres. La BCE a fait preuve de crédibilité : elle a maintenu les anticipations d’inflation fermement ancrées autour de 2 % et stabilisé l’inflation sans coût social excessif. La clef de cette réussite réside, précisément, dans notre indépendance.
Aux États-Unis, à l’inverse, c’est la cinquième année consécutive que l’inflation reste supérieure à l’objectif et que les prix ont considérablement augmenté. C’est également le cas en Europe, mais dans une moindre mesure.
Les ingérences politiques peuvent également augmenter les risques d’erreurs dans les décisions des banques centrales.
La fonction d’une banque centrale est de mener une politique monétaire efficace et d’assurer la stabilité des prix à moyen terme.
Toute motivation politique externe peut en effet porter atteinte à ce principe.
On peut espérer que l’indépendance de la banque centrale américaine ne sera pas compromise, car cela augmenterait le risque d’erreurs. La Fed est une banque centrale d’importance mondiale : cette bataille politique pourrait avoir des répercussions.
Dans ce contexte, il est capital pour nous de continuer à affirmer notre indépendance.
L’indépendance des banques centrales est-elle aussi une condition essentielle de toute démocratie ?
Les Européens veulent la stabilité des prix — et donc une banque centrale indépendante. Nous prenons des décisions indépendantes sur la base d’analyses indépendantes. Je crois sincèrement qu’il est préférable pour nous, Européens, de préserver cette situation. Et je ne dis pas seulement cela en tant que banquier central mais aussi en tant qu’Européen.
N’oublions pas que notre mandat et notre indépendance pour l’exercer sont le résultat d’un processus démocratique.
À charge pour nous de veiller à ce qu’il en reste ainsi.
Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière.
Olli Rehn
Le moment n’est-il pas venu de repenser le mandat des banques centrales ?
Le monde traverse une période de transformations profondes — et pas seulement économiques. Je suis pour ma part toujours ouvert et favorable au débat intellectuel, mais notre mandat est très clairement défini dans les traités : notre mission première est la stabilité des prix.
Nous devons soutenir tous les objectifs qui peuvent être bénéfiques pour l’Europe — de la croissance équilibrée, le plein emploi et le développement durable, pour autant qu’ils ne compromettent pas la stabilité des prix. Cela reste notre fonction.
Alors que Trump mise sur les stablecoins, la Banque centrale européenne les considère comme un risque pour la stabilité financière. Est-ce le cas — ou bien serions-nous seulement en train de passer à côté d’une innovation financière ?
Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière en ce qu’ils créent une passerelle entre les cryptomonnaies — et leur marché très volatil — et le système bancaire traditionnel. Si ce marché continue de croître, en grande partie grâce à la promesse d’un échange à parité avec le dollar, il pourrait devenir un risque systémique sérieux. À la BCE, nous suivons ces développements de près.
Avec l’euro numérique, nous avons choisi une autre voie.
À mon avis, c’est l’approche la plus judicieuse. Plutôt que de créer un engouement autour d’un certain type d’actif ou de faire les gros titres, il s’agit de garantir aux Européens l’accès à un équivalent numérique sûr et sécurisé de l’argent liquide.
L’euro numérique permettra également de réduire la fragmentation persistante du marché européen des paiements et cela favorisera la compétitivité. Un euro numérique fiable et fonctionnel peut également soutenir le rôle international de l’euro dans les pays où il est également utilisé comme monnaie de référence ou parallèlement à la monnaie locale.
Si les risques sont si importants, pourquoi l’administration Trump voudrait-elle gonfler le marché d’un tel actif, qui, comme vous le soulignez, pourrait présenter un risque systémique pour la stabilité financière ?
Je suis membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. Je ne suis pas membre de l’administration américaine et il ne m’appartient pas de juger leur politique.
Cela étant dit, en tant qu’observateur, je constate que la motivation des États-Unis vise clairement à maintenir la domination du dollar américain en garantissant une demande accrue pour les bons du Trésor américain, et donc pour la dette publique américaine.
L’administration Trump, en vertu de la réglementation en vigueur, a explicitement interdit la création d’une monnaie numérique de banque centrale destinée au grand public sans l’accord du Congrès. Les mesures que l’administration peut prendre par décret dans ce domaine sont donc limitées.
Au-delà des stablecoins, une question plus large se pose à nous, Européens, en matière de souveraineté, de technologie et de numérique : la garantie de notre souveraineté numérique est une priorité stratégique pour l’Europe.
Qu’entendez-vous par là ?
Actuellement, une poignée de grandes entreprises technologiques américaines dominent l’économie numérique européenne. Le marché européen des paiements de détail autres qu’en espèces est contrôlé par deux sociétés américaines : Visa et Mastercard.
Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel. Concrètement, cela implique de mettre en place des alternatives européennes, d’approfondir nos marchés de capitaux et de veiller à l’application de nos règles.
La souveraineté passe également par un approvisionnement énergétique stable. Au début de notre conversation, vous nous disiez que la transition écologique était indispensable pour garantir la sécurité énergétique. Or cela semble désormais être un avis minoritaire parmi les États membres, qui ne cherchent pas à accélérer le mouvement mais plutôt à assouplir les objectifs écologiques. L’Europe s’est également engagée à augmenter ses achats de GNL auprès des États-Unis : n’y a-t-il pas là une contradiction ?
Tout comme la France, la Finlande a investi massivement dans la décarbonation.
Nos deux pays tirent une part importante de leur production énergétique du nucléaire et des énergies renouvelables. Dans notre cas, les énergies renouvelables représentent environ 45 % de la production énergétique totale — presque la moitié. Il est donc possible d’avancer dans cette direction.
Avec les énergies renouvelables, le coût initial d’investissement est élevé. Mais les coûts d’exploitation à long terme diminuent beaucoup plus vite que ceux des énergies fossiles.
Cet investissement initial est donc tout à fait justifié.
Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel.
Olli Rehn
Pendant la phase de transition, le GNL sera un élément important. C’est un fait que nous devons accepter.
Ne faisons pas l’amalgame entre l’impératif de transition écologique et l’excès de règles.
Il s’agit de deux questions distinctes.
Au Conseil des gouverneurs de la BCE, nous sommes favorables à la simplification, mais pas à la déréglementation. Il est important que la Commission se penche sur ce point, mais il ne faut pas le confondre avec la transition écologique elle-même.
S’écarter de nos objectifs et de nos politiques en matière de décarbonation serait une erreur stratégique.
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30.08.2025 à 06:00
La Chine a gagné. Dans la tête de Wang Huning, le Mage de Xi Jinping
Que se passe-t-il dans le secret du Palais de l’Assemblée du peuple ?
Que dit Xi Jinping à ses conseillers ? Que pense le plus puissant d’entre eux, Wang Huning ?
Pour comprendre où est la Chine aujourd’hui, il faut passer par la fiction.
Un rêve fait à Pékin signé Aresu.
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Texte intégral (5941 mots)
Dans « America Against America » (1991), Wang Huning, professeur à Shanghai arrivé au sommet du Parti communiste chinois, raconte en détail ses impressions sur la cérémonie d’investiture de George H. W. Bush en 1989, au cours de son long voyage aux États-Unis entre 1988 et 1989, destiné à comprendre les qualités et les défauts de la puissance qui s’apprêtait à gagner la guerre froide.
Dans La Cina ha vinto, qui paraît le 2 septembre 2025 en italien chez Feltrinelli, Alessandro Aresu a imaginé les impressions de Wang Huning aujourd’hui au moment de la cérémonie d’investiture de Donald Trump, afin d’imaginer la perspective du pouvoir chinois sur ses deux avantages actuels par rapport à son adversaire américain — le capital humain et la capacité industrielle — et sur la possibilité que cet adversaire se suicide, étouffé par ses contradictions, comme l’avait pressenti Wang Huning lui-même il y a 35 ans.
Ce récit fictif imagine le contenu de la rencontre à huis clos entre Wang Huning et Xi Jinping avec les chefs d’entreprise chinois en février 2025.
Le 17 février 2025, devant le Palais de l’Assemblée du peuple, les capitalistes rouges font la queue.
Ils attendent d’être admis.
Les dirigeants communistes ont perfectionné l’héritage de la machine administrative millénaire et sophistiquée de la civilisation chinoise.
Un organisme caractérisé par la hiérarchie des fonctionnaires, la spécialisation des rôles et des tâches de chacun, la présence de registres, d’archives, le rôle central de la classe des fonctionnaires-lettrés.
Le grand sinologue français Étienne Balazs avait décrit dans des pages immortelles et puissantes cette « bureaucratie céleste », dont le pouvoir reposait sur des tâches qui rythmaient la vie quotidienne : la compilation du calendrier, la coordination des travaux hydrauliques, la normalisation des poids et mesures, l’organisation de la défense, la direction du système éducatif…
Dans un monde où il fallait tout administrer, l’administration finissait par être supérieure à la vie elle-même. Ou plutôt : écrire la vie devenait plus important que de la vivre — car la consigner la rangeait dans l’ordre immuable des choses.
Balazs écrit : « L’État-providence surveille attentivement chaque geste de ses sujets, du berceau à la tombe. C’est un régime de paperasserie inutile et de tracas, de paperasse à perte de vue, de paperasse à n’en plus finir. »
Aujourd’hui, la bureaucratie céleste s’appelle : Parti communiste chinois.
Le parti a enfilé les habits de l’ordre de la civilisation chinoise, de ses millénaires et de sa paperasserie.
La chorégraphie reste, en substance, la même.
Mais même la bureaucratie céleste a besoin du dynamisme des capitalistes rouges.
Sans leur inventivité, sans leur faim, sans leur volonté de s’enrichir, sans leur créativité chaotique, la Chine ne peut reprendre sa place dans le monde.
Parmi les capitalistes rouges qui attendent de pouvoir entrer ce jour-là dans le Palais de l’Assemblée du peuple, on trouve les leaders mondiaux de la mobilité électrique, Robin Zeng de CATL et Wang Chuanfu, le chimiste fondateur de BYD. Autrefois, ces Prométhée chinois de l’électricité étaient quasi inconnus à l’exception d’une poignée d’initiés — et de Charlie Munger, le bras droit de Warren Buffett, qui admire le génie de Wang Chuanfu depuis 2008.
Lorsque Munger et Buffett avaient investi dans les véhicules électriques chinois, Elon Musk avait éclaté de rire : « Vous avez vu les voitures BYD ? ».
Aujourd’hui, lui-même reconnaît qu’il a peur — l’an dernier, Tesla vendait trois fois plus que BYD ; cette année, en juillet, BYD a vendu 50 % de plus que Tesla en Europe 29.
Dans la file d’attente, sur la place Tian’anmen il y a aussi Lei Jun, PDG de Xiaomi, qui a promis d’aller à la salle de sport pendant au moins cent jours en 2025.
Il a fondé son entreprise en 2010 — à peu près au moment où Apple, alors qu’elle engranger des profits colossaux en exploitant les entreprises taïwanaises et les ouvriers chinois — annonçait vouloir lancer une Apple Car. Si la firme de Cupertino a abandonné le projet, les voitures Xiaomi sillonnent bien les routes de Chine. Et Lei Jun les photographie avec des smartphones Xiaomi distribués depuis longtemps sur le marché indien et au-delà.
Wang Huning préside et modère la réunion en présence du secrétaire général et président de la Commission militaire centrale. Un certain Xi Jinping.
Outre son appartenance au Comité permanent du Politburo, Wang Huning est président du Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois.
Ce nom à rallonge — qui aurait sans doute plu à Balazs — désigne en l’occurrence un organe dont la fonction est de montrer que les représentants du monde économique, scientifique et technologique obéissent eux aussi à la bureaucratie céleste, c’est-à-dire au Parti.
Mais Wang Huning a été beaucoup plus que cela. Son influence est considérable.

Né en 1955, il se consacre entièrement au Parti depuis 1995. Ancien professeur de politique à l’université Fudan de Shanghai, traducteur, il voyage beaucoup aux États-Unis. Il est l’auteur du livre America Against America, publié en 1991 et qui vise à décrypter le dynamisme et les faiblesses de ce pays.
Au tournant des années 1980, alors que Donald Trump s’emportait contre un collectionneur japonais qui lui avait soufflé le piano de Casablanca aux enchères — moment qu’on décrit souvent comme celui où l’actuel président des États-Unis a développé sa foi inébranlable dans les droits de douane — Wang Huning polissait ses réflexions sur le concept de souveraineté chez Jean Bodin. Alors que les dirigeants européens actuels n’avaient pas encore commencé leurs carrières, il avait déjà traduit Raymond Aron du français et Robert Dahl de l’anglais. Il avait déjà porté l’équipe de Fudan à la victoire lors des débats interuniversitaires de Singapour en 1988 et 1993, contre l’Université nationale de Taïwan. Au cours de sa vie politique, le professeur de Shanghaï, Wang servira trois secrétaires généraux du Parti — Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping — et entrera au Comité permanent du Politburo en 2022.
Il n’y a pas qu’en Chine que les intellectuels ont cherché à façonner la politique : à Syracuse, Platon crut qu’il pourrait convertir un tyran à ses idées ; dans la Renaissance florentine, la disgrâce de Machiavel le poussa à se retirer dans sa campagne ; après avoir été snobé par Staline, Kojève s’attela à la rédaction de traités commerciaux…
Wang Huning a, jusqu’ici, réussi son pari.
Il a servi les plus hautes instances de la République populaire au moment où plusieurs centaines de millions de personnes sortaient de la pauvreté absolue et est parvenu à siéger au Comité permanent du Politburo.
Et en ce jour de février, il modère une réunion avec les capitalistes rouges, les hommes les plus riches du pays.
Ici, la politique existe encore. Et elle commande à toute chose.
Derrière les dirigeants communistes s’étend un immense tableau, long de seize mètres et haut de trois : Paysage doré d’automne à Yuyan de Hou Dechang.
Montagnes et rochers dominent la scène. Un dessin ondoyant se prolonge jusqu’aux cimes rougeâtres. Les arbres verts se dressent juste au-dessus de Xi Jinping et de Wang Huning, tandis que cours d’eau et nuages enveloppent le décor — et que les sentiers tracés par les hommes apparaissent relégués à l’arrière-plan d’une nature écrasante. Le paysage se poursuit sans interruption, même au-delà des seize mètres.
Comme tout esprit philosophique, l’esprit de Wang est agité.
Le professeur de Shanghai méprise l’argent, comme le secrétaire général et président de la Commission militaire centrale — Xi Jinping — qui scrute les riches avec son sourire bon enfant et féroce. En regardant la brochette de capitaines d’industrie qui se trouvent face à lui, Wang Huning ne voit pas les produits ou les innovations qu’ils portent mais les concepts qu’ils lui rappellent et qu’ils incarnent.
Quand il regarde Wang Chuanfu, Wang Huning pense immédiatement à Lénine : « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité ». La formule était très appréciée de Carl Schmitt, juriste nazi et admirateur avisé de la tactique militaire maoïste.
La Chine, c’est aussi cela : l’accès à l’électricité pour la population, une capacité colossale en énergie solaire — en mai de cette année, le pays installait 100 panneaux solaires par seconde —, des millions et des millions de points de recharge, la compétition entre deux champions nationaux — BYD et CATL — dans le domaine des batteries, les exportations de véhicules électriques, les innovations tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
Les rapports de l’Agence internationale de l’énergie témoignent année après année de cette croissance fulgurante.
Cette puissance en matière d’infrastructures énergétiques effraie d’autres géants, de l’autre côté du Pacifique. Là bas, les grandes entreprises américaines se sentent affaiblies face au réseau électrique chinois et à sa capacité de transformer, comme dans un processus alchimique, une usine d’aluminium en un centre de données.
En Amérique, des entreprises gérées par des personnes d’origine asiatique atteignent des capitalisations de plusieurs milliers de milliards, dépassent constamment ces seuils et investissent toujours plus. Ensuite, il faut des plombiers et des électriciens. Quelle quantité d’eau pouvez-vous fournir ? Quelle transmission votre réseau peut-il supporter ? Vos infrastructures fonctionnent-elles vraiment ?
Lorsqu’il plonge ses yeux discrets dans ceux des entrepreneurs face à lui, c’est cela que voit Wang Huning : les centaines de milliards d’investissements des entreprises américaines et les centaines de milliards de gestes des électriciens chinois. Les Soviétiques et l’électricité.
Sur le siège juste à côté de Wang Chuanfu se trouve le plus décoré des héros de la guerre des capitalismes politiques entre la Chine et les États-Unis. Même Wang Huning s’arrête pour le saluer avec déférence. Il s’agit de Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei né en 1944.
La guerre est toujours en cours, mais Ren est déjà vétéran.
Combien de vies Ren Zhengfei a-t-il vécues ?
Wang Huning repense à l’époque où il chinait des livres d’occasion, dans son ancienne vie de professeur à Shanghai. Le père de Ren Zhengfei était libraire et vendait Le Capital en 1937. Il travaillait comme éducateur. Puis, comme presque tout le monde, il fut persécuté pendant la Révolution culturelle — dans son cas pour ne pas avoir soutenu le bon camp à temps. Pendant les persécutions, le père de Ren Zhengfei est humilié dans la cantine de l’école dont il est directeur. Il est contraint de porter un long cône de papier sur la tête. On lui accroche une pancarte autour du cou. Pendant sa séance d’humiliation publique, le visage barbouillé d’encre, la foule qui l’entoure crie : « Étudier ne sert à rien ! Plus tu as de connaissances, plus tu es réactionnaire ! »
Ces insultes résonnent encore parmi ces membres de l’élite réunis dans le Palais de l’Assemblée du peuple.
Aucune richesse, aucune suprématie industrielle ne peut effacer ces souffrances.
Ici, chacun a des histoires tristes à raconter, que les décennies de développement n’ont pas effacées. Chacun a ses morts et ses blessés.
Est-il inutile d’étudier ? Ren Zhengfei a assisté au discours de Deng Xiaoping lors de la conférence scientifique nationale de 1978, l’année où Wang Huning a pu passer, grâce aux changements politiques en Chine, l’examen d’entrée aux études supérieures à Fudan.
Avec 6 000 autres personnes, Ren Zhengfei a entendu Deng Xiaoping déclarer que « les scientifiques et les techniciens doivent concentrer leurs énergies sur leur travail professionnel » sans être trop dérangés par la politique. « Si quelqu’un travaille sept jours et sept nuits par semaine pour les besoins de la science et de la production, cela montre son dévouement élevé et altruiste à la cause du socialisme ». Deng parle d’« indépendance et d’autosuffisance » dans les domaines de la science et de la technologie, mais précise qu’il ne doit pas y avoir « d’opposition aveugle à tout ce qui est étranger ». Pour ne pas vivre un nouveau siècle d’humiliation, il faut apprendre des autres. Il va plus loin : « même après avoir rattrapé les pays les plus avancés, nous devrons encore apprendre d’eux dans les domaines où ils sont particulièrement forts ».
Est-il inutile d’étudier ? L’histoire contemporaine chinoise a déjà donné sa réponse, qui défile ce jour-là dans son plus imposant palais.
Elle dans une nouvelle génération d’entrepreneurs chinois : Liang Wenfeng, de DeepSeek, né en 1985, fils d’enseignants, titulaire d’une licence et d’un master de l’université de Zhejiang, ou encore Wang Xingxing, de la société de robotique Unitree — ces robots qui font des pirouettes sur vos fils Twitter — né en 1990, diplômé de l’université Zhejiang Sci-Tech et titulaire d’un master de l’université de Shanghai.
Parmi les documents que Wang Huning et les autres membres du Comité permanent ont reçus sur la guerre des semi-conducteurs, on trouve une description des différents produits de NVIDIA : A100, H20, B200, et bien d’autres encore. Wang a bien compris que ces lettres étaient des hommages à certaines personnalités mathématiques et scientifiques : le Français André-Marie Ampère, les Américains Grace Hopper et David Blackwell…
Mais pour lui, ce ne sont pas des noms faciles à retenir. Pour se rappeler du nom des puces, il a des moyens mnémotechniques plus sûrs : Aristote, Hegel — et bien sûr Bodin.
Il lui est encore plus difficile de comprendre ce que font réellement ces produits, comment ils fonctionnent, ou ce que DeepSeek a réellement fait avec Huawei ou avec NVIDIA.
Ou plutôt : Wang Huning dispose de tous les outils — en l’occurrence des rapports des services de renseignement chinois — pour comprendre exactement comment les choses se sont passées. Mais tout cela ne l’intéresse pas vraiment.
Ce qui l’intéresse, c’est de lire que l’université de Zhejiang occupe désormais la deuxième place mondiale dans le domaine des brevets sur l’intelligence artificielle générative, entre Google et Microsoft. D’ailleurs, une partie des brevets de Microsoft proviennent de son laboratoire de recherche chinois. Et qui travaille sur ces projets chez Google ? Les départements d’informatique, d’ingénierie électronique et de robotique aux États-Unis sont peuplés d’étudiants chinois. Les conférences sur l’intelligence artificielle sont presque toutes co-organisées par les Chinois. Wang Huning a jeté un œil au CV d’une étudiante chinoise actuellement au MIT. À elle seule, elle co-organise 10 conférences sur l’intelligence artificielle rien qu’en 2025.
Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, vient de faire son entrée.
Personne n’a été autant humilié que lui pour avoir défié le pouvoir financier et réglementaire du Parti, pour avoir suggéré de manière voilée que le pouvoir en Chine pouvait être contesté, voire suspendu.
Étienne Balazs rappelait l’absence d’audace, « l’absence totale d’esprit combatif » de la classe moyenne et des marchands face à la bureaucratie céleste : les commerçants nourrissaient des ambitions limitées, enfermés et obsédés par le rêve de voir leurs fils devenir des fonctionnaires-lettrés. Ce n’est qu’à travers d’autres rêves que la Chine s’est éveillée.
La bureaucratie céleste, en 2025, ramènera à sa place, par la violence du sourire à la fois bonhomme et implacable de Xi Jinping, tout esprit combatif qui oserait s’engager dans une guerre impossible à gagner : la bataille contre le pouvoir.
Pourtant, même Jack Ma doit désormais être invité. Quand les choses deviennent sérieuses, ce n’est pas le cousin d’un militaire quelconque qui fera progresser la Chine dans le cloud et l’intelligence artificielle. L’Armée populaire de libération peut gaspiller de l’argent, mais pas trop. Il faut aussi des gens comme Jack Ma, ou comme son cofondateur, le bien plus aguerri Joe Tsai — gentleman sportif qui évolue avec aisance entre deux mondes en guerre en achetant des équipes de basket et jouant au lacrosse.
Xi Jinping prend enfin la parole.
Après avoir salué l’importance des hautes technologies et des nouvelles forces productives, il se met à parler d’acier.
Chaque fois que le secrétaire général évoque la production d’acier, Wang Huning pense à Max Weber et au dialogue avec Werner Sombart qu’il a trouvé dans les livres pour ses cours sur les contradictions du développement capitaliste. Et sur le long chemin que le socialisme aux caractéristiques chinoises devra parcourir au cours des siècles à venir, à la lumière d’une analyse des derniers millénaires.
Quand prendra fin la « danse des sorcières » du capitalisme, demandait Sombart ?
Réponse de Weber : lorsque « la dernière tonne de fer se fondra avec la dernière tonne de charbon. »
Il parlait de l’acier.
Tant qu’il faudra des choses, des structures, des usines de production, des « usines » de plastique ou des « usines d’intelligence artificielle » — comme les appelle Jensen Huang —, le mécanisme ne s’interrompra pas. On ne peut donc pas en entrevoir la fin.
Ce qui compte, ce ne sont pas seulement les rapports de force entre classes, mais aussi la division internationale du travail : qui produit quoi, comment, et qui profite de l’abandon de la production par un autre. C’est dans cet interstice que la République populaire construit son espace de pouvoir.
Qui réalise aujourd’hui la fusion du fer et du charbon ?
Qui produit plus de la moitié de l’acier mondial ?
La Chine.

Wang Huning a entendu à plusieurs reprises le secrétaire général Xi Jinping réaffirmer son mépris pour les choses fictives ou virtuelles et son admiration pour les usines, capables de produire des choses « réelles ».
À cet égard, le secrétaire général présente une curieuse ressemblance avec le président Trump : une incapacité commune à comprendre l’économie contemporaine, une obsession pour d’autres métriques, d’autres détails. Une obsession si obstinée qu’elle devient réalité effective, influençant leurs interlocuteurs.
Tous deux considèrent que l’usine doit être au centre de la vie économique. Pour l’un comme pour l’autre, n’est vraiment digne que celui qui « bâtit ». Tous deux ont rassemblé un aréopage d’auto-proclamés « bâtisseurs » à qui ils distribuent des faveurs et délèguent des affaires complexes. Dans cette nuée d’éloges, il est difficile de voir clair. Comme, du reste, dans toute cour. Le sommet de la bureaucratie céleste est loin d’être omniscient : Wang Huning, comme les autres puissants de Chine, et le secrétaire général Xi Jinping lui-même, ne possèdent certainement pas une compréhension totale de l’économie chinoise. La bureaucratie céleste voit à peu près quels sont ses problèmes — la dépendance aux exportations, le vieillissement de la population — mais ne sait pas vraiment comment les résoudre. Il suffit de déclarer qu’il faut « bâtir » — et c’est tout.
Au-delà de cette obsession commune, il y a entre Trump et Wi une différence fondamentale : le secrétaire général du Parti communiste chinois méprise l’investissement immobilier, qu’il considère comme une bulle infinie de dettes et un nid de vipères de parvenus qu’il faut punir ; tandis que pour le magnat du Queens, la dimension physique trouve sa pleine expression dans la spéculation immobilière, dont les concepts et les contrats doivent s’appliquer à tous les domaines de la vie humaine.
« Si le monde devait finir un jour — comme les Occidentaux semblent le croire — Trump construirait un hôtel dans la Jérusalem céleste », pense Wang Huning.
Le professeur de Shanghai, autrefois graphomane, a dû abandonner l’écriture lorsqu’il est devenu un homme politique à plein temps. Aujourd’hui, il écrit surtout pour les autres. La bureaucratie céleste impose d’écrire. Pour construire et consolider sa doctrine, Xi Jinping doit publier des articles en son nom.
Il a écrit un jour que l’économie réelle constitue le fondement indispensable d’un pays vaste et peuplé comme la Chine.
Sans cette base, rien ne peut tenir. La manufacture joue le même rôle que l’alimentation pour garantir l’autonomie de la Chine, la sécurité nationale, la sécurité industrielle, la sécurité de l’État dans tous les domaines.
À l’instar de son adversaire américain, le secrétaire général rappelle que la pandémie a mis à nu les risques et dangers cachés dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Tout est désormais question de sécurité, il faut rester vigilant.
Les instruments dont le Parti dispose pour évaluer ces dangers sont plus vastes que ceux de son adversaire : plus grande est sa visibilité sur l’économie intérieure, plus grande est la peur qu’il inspire au secteur privé face à l’inaction par rapport aux directives émanant du pouvoir. Négliger l’économie réelle, en accordant trop d’importance aux services, rend toujours vulnérable : une famine industrielle pourrait bien survenir. D’autant que le véritable objectif de la suprématie manufacturière chinoise est plus large : se protéger des turbulences extérieures tout en influençant simultanément l’adversaire américain.
Alors le Parti réactive un concept ancien, communiste et stalinien — l’industrie lourde. La centralité dans les moyens de production se transforme en contrôle des chaînes de valeur mondiales. Pour obtenir un produit fini, utile à tous, il y aura toujours un élément d’origine chinoise, resserrant cette chaîne de valeur autour d’un ensemble d’usines chinoises, capables potentiellement d’étouffer l’adversaire.
L’homme est né libre — mais partout il est dans les chaînes de valeur. La Chine est une industrie trop lourde pour le marché global. Comment transférer une étendue infinie d’usines — en dehors d’un meeting électoral.
« Dans la production de smartphones, il n’y a que nous, les Coréens, et Apple — donc encore nous » a un jour déclaré Xi Jinping à Wang Huning, après avoir entendu l’ultime éloge de Tim Cook, le PDG d’Apple, sur les compétences chinoises, lors de l’un des nombreux voyages de l’homme de la chaîne de valeur de l’iPhone en Chine.
Une vidéo virale de Tim Cook, enregistrée lors d’un événement Forbes en 2017, a été opportunément amplifiée sur TikTok pour nourrir la fierté du peuple chinois.
« Souvenons-nous de ce que disait Steve Jobs : il ne faut pas perdre de temps à vivre la vie de quelqu’un d’autre », ajoute Xi Jinping lors des réunions du Comité permanent.
Il continue :
« C’est une phrase pleine de clairvoyance. Cela signifie que le peuple chinois, tout en assemblant des iPhone, ne peut se permettre de perdre du temps à vivre la vie des dirigeants d’Apple et de leurs actionnaires qui profitent de la fiscalité irlandaise afin de penser toujours et uniquement à leurs propres intérêts. Le peuple chinois doit vivre sa propre vie, avec les smartphones d’Apple, et surtout avec les smartphones chinois. Rêver son rêve. Le rêve chinois.
Lors d’une réunion confidentielle sur les terres rares, il tire les conclusions suivantes :
« En résumé, nous avons limité les exportations de terres rares vers le Japon en 2010. Depuis, tout le monde sait que nous disposons de ce levier et tout le monde en a parlé. Même aujourd’hui, nous avons examiné les effets possibles de ces contre-mesures et nos réponses éventuelles. Quinze ans se sont écoulés depuis 2010. Cela peut sembler une blague, mais nous pouvons encore bloquer les exportations et nuire à tout le monde, y compris aux Japonais — sans parler des Américains et des Européens. Ce n’est pas de la magie, ce sont un ensemble de processus qui pèsent quelques centaines de millions dans un monde où circulent des centaines de milliards et où nous sommes encore très en retard sur le plan financier par rapport à nos adversaires.
Pourtant, combien de documents pourrions‑nous compiler sur leurs revendications visant à réduire leur dépendance à notre égard ? Combien de décrets exécutifs annoncés, combien de photos prises, combien de règlements, combien de stratégies, combien de communiqués sur les terres rares et les matières premières critiques ? Tout cela a un coût environnemental et social, mais dans les autres pays aussi, des gens veulent travailler, des entreprises veulent occuper cette filière. Ils ne peuvent pas tous être idiots. Pourtant, lorsque nous plaçons nos caméras dans les lieux désignés pour les mines et les usines des adversaires, pour les grands projets qui devraient réduire la dépendance à la Chine, nous ne voyons rien. Après un certain temps, nous nous ennuyons. Alors nous changeons tout simplement de chaîne. »

Dans ses échanges avec les membres du Comité permanent, Xi est — au premier degré — entouré des « paperasses » dont parlait Balazs.
Ces documents le renseignent sur les mouvements possibles du président Trump dans la guerre commerciale et proposent les contre-mesures éventuelles que pourrait prendre la Chine.
Au milieu de tous ces documents se trouve un objet plus étonnant. Un téléphone. Un smartphone doré portant l’inscription « Trump ». L’usine chinoise qui l’a fabriqué a tenu à le remettre au Comité central. Et Xi Jinping a décidé de faire participer ce smartphone à la réunion.
Le secrétaire général fait référence aux rapports de sociétés américaines qui mettent en évidence la dépendance vis-à-vis de la Chine dans les systèmes de défense et dans les secteurs industriels critiques pour l’armement.
« Même les armes sont une industrie. On peut les démonter pour comprendre comment elles sont fabriquées, où et par qui. Cela peut sembler évident, mais il faut le rappeler pour ne pas l’oublier. Il est difficile de mener une guerre froide, une guerre tiède, ou n’importe quelle guerre, contre ceux qui possèdent les usines où sont fabriquées les armes avec lesquelles on devrait combattre. Les Américains aiment en faire trop. Ils adorent se donner des noms grandiloquents : Arsenal of Democracy, Freedom’s Forge. Mais où, exactement, se trouvent réellement ces arsenaux, où sont ces forges qu’ils appellent démocratie et liberté dans le but de nuire à la Chine ? Sur le territoire chinois », affirme Xi Jinping, rappelant que les entreprises chinoises ont la plus forte présence dans des domaines tels que les produits chimiques spéciaux, les principaux produits chimiques diversifiés, les équipements de télécommunication et les composants électroniques.
Le secrétaire général souligne l’augmentation de la dépendance dans le secteur de l’électronique. Il secoue la tête lorsqu’on ne lui parle que des « hautes » technologies.
« Hautes, basses ? Un corps a besoin d’os de toutes les tailles et d’organes différents pour fonctionner. Si l’un manque, le corps ne fonctionne pas. Nos adversaires cherchent à étrangler la capacité chinoise dans la partie la plus élevée de la chaîne de valeur parce qu’ils nous considèrent, comme toujours, comme de simples copieurs, des voleurs, incapables d’innover, ne sachant construire que des bricoles. Ils continuent à propager ces racontars pour dormir tranquilles la nuit.
Dans cette longue nuit, ils sont assis au restaurant chinois ; les plats qui flottent dans l’huile les font rire. Nous sommes partis depuis des décennies — mais ils sont toujours là, piégés dans le restaurant, à prétendre être servis et révérés. Le Parti sait que l’adversaire — méprisant les soi-disant valeurs de l’économie de marché — envisage une sorte d’embargo. C’est pourquoi nos entrepreneurs agissent déjà, dans l’intérêt économique qui coïncide avec l’intérêt politique du peuple chinois, pour faire de la partie que vous appelez « basse » de ces chaînes de valeur un champ de bataille où nos adversaires ne pourront même plus identifier les fournisseurs dont ils dépendent. »
Comme à son habitude, c’est sa conclusion que Xi a préparé avec le plus de soin : « Confucius rappelle l’importance pour l’homme digne de prêter attention lorsqu’il regarde, afin de voir clairement. L’adversaire ne pourra pas regarder attentivement. Il ne pourra pas voir clairement. Par conséquent, il n’aura pas de dignité. »
L’article La Chine a gagné. Dans la tête de Wang Huning, le Mage de Xi Jinping est apparu en premier sur Le Grand Continent.