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01.04.2025 à 16:36

« Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström

Matheo Malik

English version available at this link

Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?

Cette fois-ci, ce sera pire.

Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.

Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.

Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Cecilia Malmström

Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.

Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.

[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]

De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…

Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.

Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.

Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?

Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.

Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. 

Cecilia Malmström

Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.

Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.

Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?

Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.

Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.

Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.

La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.

Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Cecilia Malmström

L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?

La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.

Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.

J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.

Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?

La situation est assez inquiétante.

Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Les 27 pays de l’Union seront touchés.

Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.

Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.

Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Cecilia Malmström

L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?

Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.

Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.

L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.

L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.

Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.

Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.

Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.

Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?

Non, je ne pense pas.

Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.

Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.

L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.

Cecilia Malmström

Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.

Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?

Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.

En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.

Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.

Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.

Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.

L’article « Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (2943 mots)

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Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?

Cette fois-ci, ce sera pire.

Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.

Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.

Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Cecilia Malmström

Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.

Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.

[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]

De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…

Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.

Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.

Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?

Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.

Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. 

Cecilia Malmström

Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.

Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.

Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?

Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.

Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.

Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.

La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.

Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Cecilia Malmström

L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?

La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.

Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.

J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.

Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?

La situation est assez inquiétante.

Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Les 27 pays de l’Union seront touchés.

Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.

Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.

Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Cecilia Malmström

L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?

Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.

Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.

L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.

L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.

Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.

Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.

Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.

Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?

Non, je ne pense pas.

Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.

Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.

L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.

Cecilia Malmström

Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.

Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?

Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.

En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.

Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.

Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.

Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.

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25.03.2025 à 09:54

Du mercantilisme au XXIe siècle

Matheo Malik

Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien

S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.

L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.

Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.

Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval. 

La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.

Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.

Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.

Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.

Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des  différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.

Pour conclure, je retiendrais deux points.

Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.

Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.

Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme. 

Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.

Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».

L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.

L’article Du mercantilisme au XXIe siècle est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1795 mots)

Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien

S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.

L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.

Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.

Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval. 

La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.

Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.

Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.

Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.

Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des  différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.

Pour conclure, je retiendrais deux points.

Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.

Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.

Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme. 

Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.

Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».

L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.

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18.03.2025 à 16:27

Mario Draghi : « Construire à l’échelle supérieure », le discours de Rome en intégralité

Matheo Malik

Aujourd’hui 18 mars l’ancien Président du Conseil italien Mario Draghi a été auditionné au Sénat à propos de l’actualité de son rapport à la lumière du nouveau contexte géopolitique de l’Union.

À deux jours d’un Conseil européen clef et alors que Donald Trump et Vladimir Poutine ont acté un rapprochement historique en ouvrant les négociations sur la fin de la guerre d’Ukraine, Mario Draghi est revenu sur les priorités qu’il avait identifiées en septembre.

Faire baisser les factures d’énergie.

Assouplir la réglementation.

Réarmer le continent.

Sur ces trois sujets, il est catégorique : « les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. »

Selon l’ancien Banquier central, pour renforcer la défense européenne, trois mesures clefs s’imposent : « définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure », afin de coordonner des armées hétérogènes en un véritable système de défense continental. Concentrer les 110 milliards d’euros de dépenses européennes en matière de défense sur quelques plateformes communes plutôt que sur des programmes nationaux dispersés. Développer une stratégie technologique unifiée à l’échelle européenne, couvrant des domaines comme le cloud et la cybersécurité.

Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, la méthode est explicite : il faut passer à l’échelle supérieure. « L’État devra intervenir. Le recours à la dette commune est la seule voie possible. Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions du rapport, l’Europe devra agir comme un seul État. »

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs et Députés,

C’est un grand plaisir d’avoir l’occasion d’approfondir avec vous les contenus du Rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne.


Je remercie les Présidents pour l’invitation. 

Je vous remercie tous pour l’intérêt et les contributions qui, j’en suis sûr, enrichiront un débat que je considère comme décisif pour l’avenir des citoyens italiens et européens.

C’est d’ailleurs la première fois que je reviens au Parlement après la fin de mon mandat de Président du Conseil.


Je le fais avec une certaine émotion et une grande gratitude pour ce que cette institution a su accomplir durant des années très difficiles pour notre pays — et pour ce qu’elle continue à faire.

Lorsque la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, m’a demandé de rédiger un rapport sur la compétitivité, les retards accumulés par l’Union apparaissaient déjà préoccupants.

L’Union européenne a garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la prospérité, la solidarité et, avec l’allié américain, la sécurité, la souveraineté et l’indépendance. Ce sont là les valeurs fondatrices de notre société européenne.

Aujourd’hui, ces valeurs sont remises en question. Notre prospérité, déjà menacée par une faible croissance depuis de nombreuses années, reposait sur un ordre des relations internationales et commerciales aujourd’hui bouleversé par les politiques protectionnistes de notre principal partenaire. Les droits de douane, les tarifs et autres politiques commerciales qui ont été annoncés auront un impact fort sur les entreprises italiennes et européennes.

Notre sécurité est désormais fragilisée par le changement de politique étrangère de notre principal allié face à la Russie qui, avec l’invasion de l’Ukraine, s’est révélée être une menace concrète pour l’Union européenne. 

L’Europe se retrouve aujourd’hui plus seule dans les forums internationaux, comme ce fut récemment le cas aux Nations Unies, et se demande qui défendra ses frontières en cas d’agression extérieure — et avec quels moyens.

L’Europe aurait de toute façon dû combattre la stagnation de son économie et assumer davantage de responsabilités pour sa propre défense, face à un désengagement américain annoncé depuis longtemps. Mais les orientations de la nouvelle administration ont dramatiquement réduit le temps dont nous disposons.

Espérons qu’elles nous pousseront avec autant d’énergie à affronter les complexités politiques et institutionnelles qui ont jusqu’à présent freiné notre action.

Le chiffre qui résume le mieux la faiblesse persistante de l’économie de notre continent est la quantité d’épargne qui sort chaque année de l’Union européenne : 

500 milliards d’euros rien que pour 2024 — une épargne à laquelle l’économie européenne ne parvient pas à offrir un taux de rendement adéquat.

Le rapport analyse en profondeur les causes structurelles de cette inadéquation.

Aujourd’hui, je souhaite m’attarder sur trois aspects devenus encore plus urgents dans les six mois qui ont suivi sa publication : le coût de l’énergie, la réglementation, et la politique de l’innovation.

***

En Europe, entre septembre et février, le prix de gros du gaz naturel a augmenté en moyenne de plus de 40 %, avec des pics de plus de 65 %, avant de se stabiliser à +15 % la semaine dernière.

Les prix de gros de l’électricité ont également augmenté de manière générale dans les différents pays européens et restent 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis.

La situation est encore plus marquée en Italie, où les prix de gros de l’électricité en 2024 ont été en moyenne supérieurs de 87 % à ceux de la France, de 70 % à ceux de l’Espagne et de 38 % à ceux de l’Allemagne. Les prix du gaz en gros ont également été en moyenne plus élevés que sur les autres marchés européens.

La fiscalité, parmi les plus élevées d’Europe en Italie, a également une incidence sur les prix finaux payés par les consommateurs. Au premier semestre 2024, l’Italie était le deuxième pays européen en termes de niveau d’imposition et de prélèvements non récupérables pour les consommateurs non résidentiels d’électricité.

Des coûts de l’énergie aussi élevés placent les entreprises — notamment européennes et italiennes — dans un désavantage permanent face aux concurrents étrangers. C’est non seulement la survie de certains secteurs traditionnels qui est en jeu, mais aussi le développement de nouvelles technologies à forte croissance, comme par exemple les data centers très énergivores.

Une véritable politique de relance de la compétitivité européenne doit donc avoir pour objectif premier la réduction des factures d’énergie — pour les entreprises et les familles.

Au niveau européen, il est nécessaire d’exercer notre pouvoir d’achat sur le marché du gaz naturel, en exploitant notre position de plus grand consommateur mondial de gaz.

Nous pouvons mieux coordonner la demande de gaz entre les pays, par exemple en remplissant les stocks avec flexibilité pour éviter un durcissement de la demande globale.

Il est également nécessaire d’exiger une plus grande transparence des marchés, d’éviter les risques de concentration et de renforcer le niveau de surveillance. Une grande partie des transactions financières liées au gaz est concentrée entre quelques sociétés financières sans qu’il n’existe de formes de contrôle comparables à celles appliquées à d’autres intermédiaires financiers. En ligne avec les recommandations du Rapport, la Commission (avec le Clean Industrial Deal et la création de la Gas Market Task Force) a présenté des propositions substantielles pour renforcer la supervision et les règles des marchés énergétiques et financiers.

Nous devons soutenir l’action de la Commission dans ce domaine et une mise en œuvre rapide des mesures est fondamentale. Il est également nécessaire de garantir une transparence accrue sur les prix d’achat du gaz à la source.

Les avantages des coûts d’exploitation plus faibles des renouvelables ne seront pleinement visibles pour les utilisateurs finaux que dans plusieurs années. Les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. La décarbonation elle-même est en danger. Les prix de gros de l’électricité dépendent du mix énergétique, mais aussi de la manière dont le prix est formé.

En Europe, en 2022, le gaz ne représentait que 20 % du mix de production électrique, mais il a néanmoins fixé le prix global de l’électricité plus de 60 % du temps. En Italie, ce fut le cas pour environ 90 % des heures.

Il faut certes accélérer le développement des énergies propres et investir massivement dans la flexibilité et les réseaux. Mais il faut aussi découpler le prix de l’énergie produite par les renouvelables et le nucléaire de celui de l’énergie fossile.

Nous ne pouvons toutefois pas attendre uniquement les réformes européennes.

En Italie, des dizaines de gigawatts de projets renouvelables attendent d’être autorisés ou contractualisés. Il est indispensable de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation et de lancer rapidement les instruments de développement. Cela permettrait une nouvelle production à des coûts inférieurs à ceux du gaz, qui représente encore en Italie environ 50 % du mix électrique (contre moins de 15 % en Espagne et moins de 10 % en France).

Nous pouvons, sans attendre la réforme européenne, dissocier la rémunération des renouvelables de celle du gaz en adoptant plus largement les Contrats pour Différence (CfD) et en encourageant et promouvant les Power Purchasing Agreements (PPA).

***

La réglementation produite par l’Union ces 25 dernières années a certes protégé les citoyens, mais elle s’est élargie sans cesse, poursuivant la croissance de nouveaux secteurs comme le numérique et augmentant encore les règles dans les autres. Il y a 100 lois axées sur le secteur high tech et 200 régulateurs différents dans les États membres. Il ne s’agit pas de proposer une dérégulation sauvage — mais un peu moins de confusion. Ces règles — trop nombreuses et trop fragmentées — pénalisent, notamment dans le secteur des services, l’initiative individuelle, freinent l’innovation et limitent la croissance économique.

Souvent, les États membres n’adaptent pas leurs normes nationales à l’introduction de nouvelles règles européennes et, lorsque les directives prévoient une harmonisation minimale, ils y ajoutent des prescriptions nationales différentes d’un pays à l’autre.

Enfin, la défense du marché unique devant la Cour de Justice de l’Union est devenue de plus en plus rare.

Une récente étude du FMI a montré comment l’excès de réglementation et surtout sa fragmentation ont créé des barrières internes au marché unique équivalant à un droit de douane de 45 % sur les biens manufacturés et de 110 % sur les services.

Il ne faut donc pas s’étonner si nos meilleurs inventeurs choisissent d’installer leurs entreprises aux États-Unis et si les citoyens européens suivent avec leur épargne.

Sur la simplification réglementaire et administrative, en suivant les recommandation du Rapport, la Commission a récemment présenté des propositions pour alléger les obligations d’information sur la durabilité, qui ne concerneront plus les entreprises de moins de 1000 salariés. Ce n’est qu’un premier pas dans la bonne direction. Aucune initiative de simplification significative n’a été prise par les États membres.

***

Le rapport examine tout le cycle de l’innovation, de la recherche à la commercialisation, et présente de nombreuses propositions pour réduire l’écart avec les États-Unis et la Chine, et permettre aux entreprises les plus innovantes de se développer en Europe plutôt que de partir aux États-Unis. Depuis la publication du rapport, le retard européen s’est accentué.

Les modèles d’intelligence artificielle sont devenus de plus en plus efficaces, avec des coûts d’entraînement réduits de dix fois par rapport au moment de la publication du rapport. 

Selon les développements récents, les modèles d’Intelligence Artificielle se rapprochent de plus en plus, voire dépassent déjà les capacités des chercheurs titulaires d’un doctorat. Des agents autonomes sont en passe d’être capables de prendre des décisions en opérant en toute autonomie.

En Europe, nous perdons du terrain sur la question : 8 des 10 plus grands modèles de LLM sont développés aux États-Unis et les deux autres en Chine.

Le rapport constate que ce retard est probablement irrattrapable, mais propose que l’industrie, les services et les infrastructures développent l’usage de l’IA dans leurs secteurs. L’urgence est essentielle car les LLM (grand modèle de langage) se développent également de manière verticale.

Le manque de financements est souvent cité comme une faiblesse majeure du cycle d’innovation en Europe. Le rapport offre une lecture différente.

Un projet innovant devient intéressant lorsqu’il peut croître au-delà des frontières nationales. Or cela est difficile en Europe, où le marché des services est très morcelé. Ainsi, l’investisseur d’outre-Atlantique n’offre pas seulement un financement au projet innovant, mais aussi un accès au marché américain.

La création d’un véritable marché unique européen des services pour 450 millions de personnes est donc une condition indispensable au lancement d’un cycle d’innovation vaste et dynamique. Un marché des capitaux capable d’orienter l’épargne vers les start-up les plus dynamiques fournira les financements nécessaires.

Conformément au Rapport, la Commission a annoncé la proposition d’un 28ᵉ régime juridique pour les sociétés innovantes, qui seront soumises dans les 27 États de l’Union aux mêmes règles de droit des sociétés, de faillite, du travail et de fiscalité. C’est également une proposition qui mérite un soutien ferme.

***

Le Rapport, dans sa troisième partie, aborde les principales vulnérabilités auxquelles l’Union européenne est exposée et, parmi elles, la défense.

Il est nécessaire de définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure qui puisse coordonner des armées hétérogènes par leur langue, leurs méthodes, leurs armements et qui puisse s’affranchir des priorités nationales en opérant comme un véritable système de défense continental.

D’un point de vue industriel et organisationnel, cela signifie favoriser les synergies industrielles européennes en concentrant les développements sur des plateformes militaires communes (avions, navires, véhicules terrestres, satellites), afin de permettre l’interopérabilité et de réduire la dispersion ainsi que les actuelles duplications dans les productions des États membres.

Ces dernières semaines, la Commission européenne a lancé un important plan d’investissements dans la défense de l’Europe.

Alors même que l’on prévoit de nouvelles ressources, il serait nécessaire que l’actuel marché public européen de la défense — environ 110 milliards d’euros en 2023 — soit concentré sur quelques plateformes de pointe, plutôt que sur une multitude de plateformes nationales, aucune réellement compétitive car essentiellement conçues pour leurs marchés domestiques.

L’effet de cette fragmentation est dévastateur : malgré des investissements globalement élevés, les pays européens achètent finalement une grande partie de leurs plateformes militaires aux États-Unis.

Entre 2020 et 2024, les États-Unis ont assuré 65 % des importations de systèmes de défense des États européens membres de l’OTAN.

Dans la même période, l’Italie a importé environ 30 % de ses équipements de défense des États-Unis.

Si l’Europe décidait de créer sa propre défense et d’augmenter ses investissements en dépassant l’actuelle fragmentation, plutôt que de recourir massivement aux importations, elle en retirerait sans aucun doute un plus grand bénéfice industriel, ainsi qu’un rapport plus équilibré avec l’allié atlantique, y compris sur le plan économique.

Cette grande transformation est en réalité indispensable, non seulement en raison des complexités géopolitiques actuelles, mais aussi à cause de l’évolution technologique extrêmement rapide, qui a complètement bouleversé le concept même de défense et de guerre.

Prenons l’exemple des drones : selon une estimation des forces armées ukrainiennes, depuis le début du conflit, environ 65 % des cibles touchées l’ont été par des aéronefs sans pilote.

Mais ce ne sont pas uniquement les drones : l’intelligence artificielle, les données, la guerre électronique, l’espace et les satellites, ainsi que la cyber-guerre silencieuse, ont désormais un rôle fondamental sur et en dehors des champs de bataille.

La défense aujourd’hui ne se résume plus à l’armement, c’est aussi de la technologie numérique.

C’est le concept même de défense qui évolue vers une notion plus large de sécurité globale.
La convergence entre les technologies militaires et les technologies numériques conduit à la synergie des différents systèmes de défense aérienne, maritime, terrestre et spatiale.

Il est donc nécessaire de se doter d’une stratégie continentale unifiée pour le cloud, le supercalcul, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.

Cette évolution ne peut se faire qu’à l’échelle européenne. La défense commune de l’Europe devient ainsi un passage obligé pour exploiter au mieux les technologies qui devront garantir notre sécurité.

Même notre façon de mesurer l’investissement dans la défense, aujourd’hui basée uniquement sur les dépenses militaires, devra être revue pour inclure les investissements dans le numérique, l’espace et la cybersécurité, désormais essentiels à la défense de demain.

Pour tout cela, il est nécessaire d’engager un processus qui nous amènera à dépasser les modèles nationaux et à penser à l’échelle continentale. Tout cela concerne non seulement notre sécurité, mais aussi la place de l’Europe parmi les grandes puissances.

Les décisions auxquelles le Rapport appelle l’Europe sont aujourd’hui encore plus urgentes, alors que la nécessité de se défendre et de le faire vite est au cœur des préoccupations de la majorité des citoyens européens.

Une Europe qui croît pourra financer plus aisément des besoins désormais supérieurs aux prévisions du Rapport.

Une Europe qui réforme son marché des services et des capitaux verra le secteur privé participer à ce financement.

Mais l’intervention de l’État restera nécessaire.

Les marges budgétaires étroites ne permettront pas à certains pays d’augmenter significativement leur déficit, et il est tout aussi inimaginable de réduire les dépenses sociales et de santé : ce serait non seulement une erreur politique, mais surtout un reniement de la solidarité qui fait partie de l’identité européenne, cette même identité que nous voulons défendre face à la menace des autocraties.

Le recours à la dette commune est la seule voie possible.

Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions contenues dans le Rapport, l’Europe devra agir comme un seul État.

Cela pourra signifier soit une plus grande centralisation des décisions et des capacités de dépense, soit une coordination plus rapide et plus efficace entre les pays qui, partageant des orientations communes, réussiront à atteindre les compromis nécessaires pour avancer ensemble.

À chaque étape de ce processus, les Parlements nationaux et le Parlement européen joueront un rôle essentiel.

Les choix qui nous attendent sont d’une importance historique, peut-être comme jamais depuis la fondation de l’Union européenne.

La politique — et en particulier la politique intérieure de chaque État membre — en sera au cœur.

Vous, députés, en serez les acteurs, en répondant, par vos décisions, aux aspirations mais aussi aux inquiétudes des citoyens.

C’est ainsi que nous construirons une Europe forte et cohésive, car chacun de ses États n’est fort que s’il est uni aux autres et s’il est cohérent en son sein.

Je vous remercie.

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Texte intégral (3632 mots)

Aujourd’hui 18 mars l’ancien Président du Conseil italien Mario Draghi a été auditionné au Sénat à propos de l’actualité de son rapport à la lumière du nouveau contexte géopolitique de l’Union.

À deux jours d’un Conseil européen clef et alors que Donald Trump et Vladimir Poutine ont acté un rapprochement historique en ouvrant les négociations sur la fin de la guerre d’Ukraine, Mario Draghi est revenu sur les priorités qu’il avait identifiées en septembre.

Faire baisser les factures d’énergie.

Assouplir la réglementation.

Réarmer le continent.

Sur ces trois sujets, il est catégorique : « les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. »

Selon l’ancien Banquier central, pour renforcer la défense européenne, trois mesures clefs s’imposent : « définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure », afin de coordonner des armées hétérogènes en un véritable système de défense continental. Concentrer les 110 milliards d’euros de dépenses européennes en matière de défense sur quelques plateformes communes plutôt que sur des programmes nationaux dispersés. Développer une stratégie technologique unifiée à l’échelle européenne, couvrant des domaines comme le cloud et la cybersécurité.

Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, la méthode est explicite : il faut passer à l’échelle supérieure. « L’État devra intervenir. Le recours à la dette commune est la seule voie possible. Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions du rapport, l’Europe devra agir comme un seul État. »

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs et Députés,

C’est un grand plaisir d’avoir l’occasion d’approfondir avec vous les contenus du Rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne.


Je remercie les Présidents pour l’invitation. 

Je vous remercie tous pour l’intérêt et les contributions qui, j’en suis sûr, enrichiront un débat que je considère comme décisif pour l’avenir des citoyens italiens et européens.

C’est d’ailleurs la première fois que je reviens au Parlement après la fin de mon mandat de Président du Conseil.


Je le fais avec une certaine émotion et une grande gratitude pour ce que cette institution a su accomplir durant des années très difficiles pour notre pays — et pour ce qu’elle continue à faire.

Lorsque la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, m’a demandé de rédiger un rapport sur la compétitivité, les retards accumulés par l’Union apparaissaient déjà préoccupants.

L’Union européenne a garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la prospérité, la solidarité et, avec l’allié américain, la sécurité, la souveraineté et l’indépendance. Ce sont là les valeurs fondatrices de notre société européenne.

Aujourd’hui, ces valeurs sont remises en question. Notre prospérité, déjà menacée par une faible croissance depuis de nombreuses années, reposait sur un ordre des relations internationales et commerciales aujourd’hui bouleversé par les politiques protectionnistes de notre principal partenaire. Les droits de douane, les tarifs et autres politiques commerciales qui ont été annoncés auront un impact fort sur les entreprises italiennes et européennes.

Notre sécurité est désormais fragilisée par le changement de politique étrangère de notre principal allié face à la Russie qui, avec l’invasion de l’Ukraine, s’est révélée être une menace concrète pour l’Union européenne. 

L’Europe se retrouve aujourd’hui plus seule dans les forums internationaux, comme ce fut récemment le cas aux Nations Unies, et se demande qui défendra ses frontières en cas d’agression extérieure — et avec quels moyens.

L’Europe aurait de toute façon dû combattre la stagnation de son économie et assumer davantage de responsabilités pour sa propre défense, face à un désengagement américain annoncé depuis longtemps. Mais les orientations de la nouvelle administration ont dramatiquement réduit le temps dont nous disposons.

Espérons qu’elles nous pousseront avec autant d’énergie à affronter les complexités politiques et institutionnelles qui ont jusqu’à présent freiné notre action.

Le chiffre qui résume le mieux la faiblesse persistante de l’économie de notre continent est la quantité d’épargne qui sort chaque année de l’Union européenne : 

500 milliards d’euros rien que pour 2024 — une épargne à laquelle l’économie européenne ne parvient pas à offrir un taux de rendement adéquat.

Le rapport analyse en profondeur les causes structurelles de cette inadéquation.

Aujourd’hui, je souhaite m’attarder sur trois aspects devenus encore plus urgents dans les six mois qui ont suivi sa publication : le coût de l’énergie, la réglementation, et la politique de l’innovation.

***

En Europe, entre septembre et février, le prix de gros du gaz naturel a augmenté en moyenne de plus de 40 %, avec des pics de plus de 65 %, avant de se stabiliser à +15 % la semaine dernière.

Les prix de gros de l’électricité ont également augmenté de manière générale dans les différents pays européens et restent 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis.

La situation est encore plus marquée en Italie, où les prix de gros de l’électricité en 2024 ont été en moyenne supérieurs de 87 % à ceux de la France, de 70 % à ceux de l’Espagne et de 38 % à ceux de l’Allemagne. Les prix du gaz en gros ont également été en moyenne plus élevés que sur les autres marchés européens.

La fiscalité, parmi les plus élevées d’Europe en Italie, a également une incidence sur les prix finaux payés par les consommateurs. Au premier semestre 2024, l’Italie était le deuxième pays européen en termes de niveau d’imposition et de prélèvements non récupérables pour les consommateurs non résidentiels d’électricité.

Des coûts de l’énergie aussi élevés placent les entreprises — notamment européennes et italiennes — dans un désavantage permanent face aux concurrents étrangers. C’est non seulement la survie de certains secteurs traditionnels qui est en jeu, mais aussi le développement de nouvelles technologies à forte croissance, comme par exemple les data centers très énergivores.

Une véritable politique de relance de la compétitivité européenne doit donc avoir pour objectif premier la réduction des factures d’énergie — pour les entreprises et les familles.

Au niveau européen, il est nécessaire d’exercer notre pouvoir d’achat sur le marché du gaz naturel, en exploitant notre position de plus grand consommateur mondial de gaz.

Nous pouvons mieux coordonner la demande de gaz entre les pays, par exemple en remplissant les stocks avec flexibilité pour éviter un durcissement de la demande globale.

Il est également nécessaire d’exiger une plus grande transparence des marchés, d’éviter les risques de concentration et de renforcer le niveau de surveillance. Une grande partie des transactions financières liées au gaz est concentrée entre quelques sociétés financières sans qu’il n’existe de formes de contrôle comparables à celles appliquées à d’autres intermédiaires financiers. En ligne avec les recommandations du Rapport, la Commission (avec le Clean Industrial Deal et la création de la Gas Market Task Force) a présenté des propositions substantielles pour renforcer la supervision et les règles des marchés énergétiques et financiers.

Nous devons soutenir l’action de la Commission dans ce domaine et une mise en œuvre rapide des mesures est fondamentale. Il est également nécessaire de garantir une transparence accrue sur les prix d’achat du gaz à la source.

Les avantages des coûts d’exploitation plus faibles des renouvelables ne seront pleinement visibles pour les utilisateurs finaux que dans plusieurs années. Les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. La décarbonation elle-même est en danger. Les prix de gros de l’électricité dépendent du mix énergétique, mais aussi de la manière dont le prix est formé.

En Europe, en 2022, le gaz ne représentait que 20 % du mix de production électrique, mais il a néanmoins fixé le prix global de l’électricité plus de 60 % du temps. En Italie, ce fut le cas pour environ 90 % des heures.

Il faut certes accélérer le développement des énergies propres et investir massivement dans la flexibilité et les réseaux. Mais il faut aussi découpler le prix de l’énergie produite par les renouvelables et le nucléaire de celui de l’énergie fossile.

Nous ne pouvons toutefois pas attendre uniquement les réformes européennes.

En Italie, des dizaines de gigawatts de projets renouvelables attendent d’être autorisés ou contractualisés. Il est indispensable de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation et de lancer rapidement les instruments de développement. Cela permettrait une nouvelle production à des coûts inférieurs à ceux du gaz, qui représente encore en Italie environ 50 % du mix électrique (contre moins de 15 % en Espagne et moins de 10 % en France).

Nous pouvons, sans attendre la réforme européenne, dissocier la rémunération des renouvelables de celle du gaz en adoptant plus largement les Contrats pour Différence (CfD) et en encourageant et promouvant les Power Purchasing Agreements (PPA).

***

La réglementation produite par l’Union ces 25 dernières années a certes protégé les citoyens, mais elle s’est élargie sans cesse, poursuivant la croissance de nouveaux secteurs comme le numérique et augmentant encore les règles dans les autres. Il y a 100 lois axées sur le secteur high tech et 200 régulateurs différents dans les États membres. Il ne s’agit pas de proposer une dérégulation sauvage — mais un peu moins de confusion. Ces règles — trop nombreuses et trop fragmentées — pénalisent, notamment dans le secteur des services, l’initiative individuelle, freinent l’innovation et limitent la croissance économique.

Souvent, les États membres n’adaptent pas leurs normes nationales à l’introduction de nouvelles règles européennes et, lorsque les directives prévoient une harmonisation minimale, ils y ajoutent des prescriptions nationales différentes d’un pays à l’autre.

Enfin, la défense du marché unique devant la Cour de Justice de l’Union est devenue de plus en plus rare.

Une récente étude du FMI a montré comment l’excès de réglementation et surtout sa fragmentation ont créé des barrières internes au marché unique équivalant à un droit de douane de 45 % sur les biens manufacturés et de 110 % sur les services.

Il ne faut donc pas s’étonner si nos meilleurs inventeurs choisissent d’installer leurs entreprises aux États-Unis et si les citoyens européens suivent avec leur épargne.

Sur la simplification réglementaire et administrative, en suivant les recommandation du Rapport, la Commission a récemment présenté des propositions pour alléger les obligations d’information sur la durabilité, qui ne concerneront plus les entreprises de moins de 1000 salariés. Ce n’est qu’un premier pas dans la bonne direction. Aucune initiative de simplification significative n’a été prise par les États membres.

***

Le rapport examine tout le cycle de l’innovation, de la recherche à la commercialisation, et présente de nombreuses propositions pour réduire l’écart avec les États-Unis et la Chine, et permettre aux entreprises les plus innovantes de se développer en Europe plutôt que de partir aux États-Unis. Depuis la publication du rapport, le retard européen s’est accentué.

Les modèles d’intelligence artificielle sont devenus de plus en plus efficaces, avec des coûts d’entraînement réduits de dix fois par rapport au moment de la publication du rapport. 

Selon les développements récents, les modèles d’Intelligence Artificielle se rapprochent de plus en plus, voire dépassent déjà les capacités des chercheurs titulaires d’un doctorat. Des agents autonomes sont en passe d’être capables de prendre des décisions en opérant en toute autonomie.

En Europe, nous perdons du terrain sur la question : 8 des 10 plus grands modèles de LLM sont développés aux États-Unis et les deux autres en Chine.

Le rapport constate que ce retard est probablement irrattrapable, mais propose que l’industrie, les services et les infrastructures développent l’usage de l’IA dans leurs secteurs. L’urgence est essentielle car les LLM (grand modèle de langage) se développent également de manière verticale.

Le manque de financements est souvent cité comme une faiblesse majeure du cycle d’innovation en Europe. Le rapport offre une lecture différente.

Un projet innovant devient intéressant lorsqu’il peut croître au-delà des frontières nationales. Or cela est difficile en Europe, où le marché des services est très morcelé. Ainsi, l’investisseur d’outre-Atlantique n’offre pas seulement un financement au projet innovant, mais aussi un accès au marché américain.

La création d’un véritable marché unique européen des services pour 450 millions de personnes est donc une condition indispensable au lancement d’un cycle d’innovation vaste et dynamique. Un marché des capitaux capable d’orienter l’épargne vers les start-up les plus dynamiques fournira les financements nécessaires.

Conformément au Rapport, la Commission a annoncé la proposition d’un 28ᵉ régime juridique pour les sociétés innovantes, qui seront soumises dans les 27 États de l’Union aux mêmes règles de droit des sociétés, de faillite, du travail et de fiscalité. C’est également une proposition qui mérite un soutien ferme.

***

Le Rapport, dans sa troisième partie, aborde les principales vulnérabilités auxquelles l’Union européenne est exposée et, parmi elles, la défense.

Il est nécessaire de définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure qui puisse coordonner des armées hétérogènes par leur langue, leurs méthodes, leurs armements et qui puisse s’affranchir des priorités nationales en opérant comme un véritable système de défense continental.

D’un point de vue industriel et organisationnel, cela signifie favoriser les synergies industrielles européennes en concentrant les développements sur des plateformes militaires communes (avions, navires, véhicules terrestres, satellites), afin de permettre l’interopérabilité et de réduire la dispersion ainsi que les actuelles duplications dans les productions des États membres.

Ces dernières semaines, la Commission européenne a lancé un important plan d’investissements dans la défense de l’Europe.

Alors même que l’on prévoit de nouvelles ressources, il serait nécessaire que l’actuel marché public européen de la défense — environ 110 milliards d’euros en 2023 — soit concentré sur quelques plateformes de pointe, plutôt que sur une multitude de plateformes nationales, aucune réellement compétitive car essentiellement conçues pour leurs marchés domestiques.

L’effet de cette fragmentation est dévastateur : malgré des investissements globalement élevés, les pays européens achètent finalement une grande partie de leurs plateformes militaires aux États-Unis.

Entre 2020 et 2024, les États-Unis ont assuré 65 % des importations de systèmes de défense des États européens membres de l’OTAN.

Dans la même période, l’Italie a importé environ 30 % de ses équipements de défense des États-Unis.

Si l’Europe décidait de créer sa propre défense et d’augmenter ses investissements en dépassant l’actuelle fragmentation, plutôt que de recourir massivement aux importations, elle en retirerait sans aucun doute un plus grand bénéfice industriel, ainsi qu’un rapport plus équilibré avec l’allié atlantique, y compris sur le plan économique.

Cette grande transformation est en réalité indispensable, non seulement en raison des complexités géopolitiques actuelles, mais aussi à cause de l’évolution technologique extrêmement rapide, qui a complètement bouleversé le concept même de défense et de guerre.

Prenons l’exemple des drones : selon une estimation des forces armées ukrainiennes, depuis le début du conflit, environ 65 % des cibles touchées l’ont été par des aéronefs sans pilote.

Mais ce ne sont pas uniquement les drones : l’intelligence artificielle, les données, la guerre électronique, l’espace et les satellites, ainsi que la cyber-guerre silencieuse, ont désormais un rôle fondamental sur et en dehors des champs de bataille.

La défense aujourd’hui ne se résume plus à l’armement, c’est aussi de la technologie numérique.

C’est le concept même de défense qui évolue vers une notion plus large de sécurité globale.
La convergence entre les technologies militaires et les technologies numériques conduit à la synergie des différents systèmes de défense aérienne, maritime, terrestre et spatiale.

Il est donc nécessaire de se doter d’une stratégie continentale unifiée pour le cloud, le supercalcul, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.

Cette évolution ne peut se faire qu’à l’échelle européenne. La défense commune de l’Europe devient ainsi un passage obligé pour exploiter au mieux les technologies qui devront garantir notre sécurité.

Même notre façon de mesurer l’investissement dans la défense, aujourd’hui basée uniquement sur les dépenses militaires, devra être revue pour inclure les investissements dans le numérique, l’espace et la cybersécurité, désormais essentiels à la défense de demain.

Pour tout cela, il est nécessaire d’engager un processus qui nous amènera à dépasser les modèles nationaux et à penser à l’échelle continentale. Tout cela concerne non seulement notre sécurité, mais aussi la place de l’Europe parmi les grandes puissances.

Les décisions auxquelles le Rapport appelle l’Europe sont aujourd’hui encore plus urgentes, alors que la nécessité de se défendre et de le faire vite est au cœur des préoccupations de la majorité des citoyens européens.

Une Europe qui croît pourra financer plus aisément des besoins désormais supérieurs aux prévisions du Rapport.

Une Europe qui réforme son marché des services et des capitaux verra le secteur privé participer à ce financement.

Mais l’intervention de l’État restera nécessaire.

Les marges budgétaires étroites ne permettront pas à certains pays d’augmenter significativement leur déficit, et il est tout aussi inimaginable de réduire les dépenses sociales et de santé : ce serait non seulement une erreur politique, mais surtout un reniement de la solidarité qui fait partie de l’identité européenne, cette même identité que nous voulons défendre face à la menace des autocraties.

Le recours à la dette commune est la seule voie possible.

Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions contenues dans le Rapport, l’Europe devra agir comme un seul État.

Cela pourra signifier soit une plus grande centralisation des décisions et des capacités de dépense, soit une coordination plus rapide et plus efficace entre les pays qui, partageant des orientations communes, réussiront à atteindre les compromis nécessaires pour avancer ensemble.

À chaque étape de ce processus, les Parlements nationaux et le Parlement européen joueront un rôle essentiel.

Les choix qui nous attendent sont d’une importance historique, peut-être comme jamais depuis la fondation de l’Union européenne.

La politique — et en particulier la politique intérieure de chaque État membre — en sera au cœur.

Vous, députés, en serez les acteurs, en répondant, par vos décisions, aux aspirations mais aussi aux inquiétudes des citoyens.

C’est ainsi que nous construirons une Europe forte et cohésive, car chacun de ses États n’est fort que s’il est uni aux autres et s’il est cohérent en son sein.

Je vous remercie.

L’article Mario Draghi : « Construire à l’échelle supérieure », le discours de Rome en intégralité est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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