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09.04.2025 à 15:20

E​t si Trump avait une stratégie ? L’escalade tarifaire vue par son conseiller clef Stephen Miran

Matheo Malik

Sur la politique économique mondiale, la Maison-Blanche est divisée entre deux courants contraires.

D’un côté, des hard-liners, partisans d’une politique commerciale dure. Le cœur de leur équipe est constituée autour de Robert Lighthizer, du représentant américain au Commerce Jamieson Greer, de Peter Navarro — le cerveau et « tsar des tarifs » de Trump — et de Howard Lutnick, porte-parole le plus virulent de cette politique sur les plateaux de télévision. 

De l’autre, des négociateurs, partisans d’un « accord de Mar-a-Lago ». Ils insistent sur le fait qu’il n’existerait pas de politique commerciale concluante permettant de remédier aux déséquilibres économiques des États-Unis sans un accord plus large incluant des changements de taux de change et de politique macroéconomique qui ne peuvent être obtenus que par la négociation. Outre le Secrétaire au Trésor Scott Bessent, on peut ranger dans cette catégorie un économiste comme Oren Cass qui, sans être à la Maison-Blanche, demeure influent dans les cercles trumpistes.

Dans ce contexte, il est crucial de lire les dernières interventions des décideurs politiques américains 1 et en particulier celle de Stephen Miran dont le long papier publié en novembre — traduit et commenté ici — avait largement contribué à orienter la discussion autour d’un éventuel accord de Mar-a-Lago, y compris sur ses aspects les plus improbables comme l’extension forcée de la durée moyenne des titres américains détenus par les partenaires commerciaux de Washington. De telles prises de position — publiées avant que l’administration Trump ne soit en place et qu’il y joue un rôle aussi central — sont bien différentes de la déclaration qu’il a faite cette semaine.

De manière étonnante, le discours au Hudson Institute que nous traduisons ci-dessous contraste fortement avec la doctrine Miran qui décrivait un accord global dont la finalité était coopératif, multilatéral et allant au-delà de la politique commerciale. 

Son nouveau discours est plutôt une défense vigoureuse de la politique tarifaire en cours de déploiement et ne tente même pas de mettre en évidence la nécessité et la place de la coordination, du compromis et de la négociation. Miran affirme ainsi que même des droits de douane impliquant des représailles totales permettraient d’assurer un certain niveau de rééquilibrage économique dans l’intérêt des États-Unis. Le réalignement des taux de change et la coordination des politiques macroéconomiques semblent en somme avoir complètement disparu de sa réflexion, de même que l’idée d’un échange de dettes, qui était l’aspect le plus controversé de sa proposition initiale.

Ce pamphlet flagorneur est toutefois très inquiétant : il suggère que même les membres de cette administration qui sont les plus conscients de la dynamique des marchés mondiaux semblent avoir abandonné leur rôle. La conséquence potentielle d’un tel signal sera une politique encore plus malavisée de la part de l’équipe Trump et l’illusion que le génie pourrait en quelque sorte être remis dans la lampe grâce à un ensemble d’accords commerciaux bilatéraux avec des partenaires commerciaux secondaires.

La liste des solutions proposées par Miran dans son article repose essentiellement sur le présupposé que le reste du monde fera unilatéralement des concessions aux États-Unis, y compris « faire un chèque au Trésor américain » pour financer les biens publics mondiaux que les États-Unis fourniraient gratuitement.

Face à ce revirement de Miran, le seul qui semble tenir du camp des « négociateurs » est Scott Bessent qui, depuis dimanche, tente tous azimuts de convaincre le président Trump que la négociation est le seul moyen de calmer les marchés. L’appel bilatéral avec le Premier ministre Ishiba et le début des « négociations préférentielles » sont un stratagème utile dans ce contexte et une tentative de démontrer que l’application commerciale de la stratégie du choc et de l’effroi mise en place avec le « Liberation Day » fonctionne. L’appel avec le Vietnam vendredi dernier et désormais avec le président sud-coréen suggèrent également que les négociations avec des partenaires commerciaux importants pourraient conduire à l’apaisement et au règlement. 

Mais la réalité est qu’il n’y a pas grand-chose qui puisse faire avancer une telle négociation avec les plus grands partenaires commerciaux des États-Unis : la Chine et l’Union européenne. Avec celle-ci, l’administration américaine semble déterminée à écarter la seule négociatrice légitime, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Quant à la Chine, elle a promis de riposter avec force aux tarifs.

Ce qui semble clair dans la récente volonté de négocier, au moins symboliquement, c’est que, contrairement à ce qu’il dit publiquement, Trump est sensible à la pression et au stress du marché et que sa coalition pourrait très bien se fracturer si le marché s’effondre. Le fait que Musk ait commencé à s’exprimer ouvertement sur X en faveur d’une politique commerciale alternative ou que Jamie Dimon ou Larry Fink tournent tous le dos à cette politique est préoccupant. Et Trump ne pourra pas résister entièrement à une rupture de sa coalition en se reposant uniquement sur son noyau dur de députés MAGA dans la « Rust Belt ».

Tout cela donne un levier important au reste du monde. Car malgré leur puissance, les États-Unis ne représentent que 23 % du PIB et 10 % du commerce mondial. Ils pourraient exiger des concessions majeures de la part de pays qui dépendent fortement d’eux pour leur sécurité — comme la Corée du Sud ou le Japon — mais cela sera plus difficile avec des pays qui n’en dépendent ni économiquement ni militairement comme l’Inde, la Chine ou, dans une moindre mesure, l’Union.

Ce qui est frappant jusqu’à présent, et qui devrait inquiéter l’administration Trump, c’est que ces mesures tarifaires audacieuses et la violente réaction des marchés financiers qu’elles ont provoquée n’ont pas conduit à une « fuite vers la sécurité » et à un renforcement du dollar, mais plutôt à un affaiblissement généralisé de la devise américaine. Ce premier constat pourrait être le signe d’une rupture : la politique américaine semble structurellement s’opposer à la nature de valeur refuge du dollar. Si cette tendance se confirmait, cela serait un changement potentiellement profond du rôle mondial de la devise américaine à suivre de près.

Il est également important de noter que, bien que la Chine ait jusqu’à présent fait tout son possible pour limiter sa réaction à un niveau modéré afin de laisser la porte ouverte au dialogue, elle n’est pas entrée totalement dans la guerre commerciale mais a commencé à laisser sa monnaie se déprécier lentement — signalant ainsi qu’elle était prête à étendre le conflit au-delà du commerce et à le porter sur le terrain des taux de change.

Là encore, il s’agit d’un changement significatif qui devrait alarmer l’administration Trump. 

La Chine a le potentiel de ralentir la hausse du dollar, de conduire à des taux d’intérêt plus élevés et de créer un resserrement de la situation financière et monétaire par le biais d’un dollar plus fort, de taux longs américains plus élevés et d’actions plus faibles.

L’escalade avec la Chine pourrait éventuellement conduire les États-Unis à adopter des sanctions financières contre Pékin, en interdisant par exemple aux banques chinoises de réaliser des transactions en dollars ou en prenant des mesures similaires. Il s’agirait d’une escalade importante aux conséquences considérables non seulement pour la Chine, mais surtout pour le dollar américain. Ces forces pourraient toutes converger pour transformer ce qui s’est jusqu’à présent limité à une panique sur les actions américaines prenant la forme d’une liquidation des actifs américains. La combinaison de l’effondrement des marchés des actions et des titres à revenu fixe pourrait facilement s’intensifier pour devenir une véritable crise financière.

Donald Trump semble avoir conscience de ce risque, mais espère que la Réserve fédérale pourrait être contrainte d’intervenir pour faire baisser les taux ou contribuer à faire baisser le dollar. La réaction de Jerome Powell la semaine dernière ne laisse pas présager que cela se produira facilement. Le président de la Fed semble craindre que la nouvelle vague de droits de douane ne déstabilise les anticipations d’inflation et ne contraigne la Réserve fédérale à rester dans l’attente. Si la divergence entre la Fed et l’administration Trump devenait encore plus patente, la confiance des marchés pourrait s’en trouver encore plus érodée.

Enfin, la réponse de l’Union pourrait aussi avoir des conséquences inattendues pour Washington. Bien que les États-Unis partent du principe que l’Union ne répondra pas à la force par la force, l’administration Trump pourrait être surprise si la Commission annonçait une combinaison de droits de douane et d’actions potentielles contre les services numériques, pharmaceutiques et financiers. Les États-Unis seraient alors susceptibles de réagir à une nouvelle escalade.

Pour les États-Unis, il ne semble y avoir que deux façons de sortir de cette politique désastreuse :

1°) Proposer une suspension ou une réduction des droits de douane de la même manière que les États-Unis l’ont fait avec le Canada et le Mexique il y a quelques semaines. Cela pourrait entraîner un revirement rapide et les marchés pourraient tourner la page d’une expérimentation politique désastreuse.

2°) Prendre une mesure substantielle et crédible en faveur de la négociation, mais avec des partenaires commerciaux importants comme l’Union et, surtout, la Chine. La perspective d’un appel ou d’une rencontre bilatérale entre Xi et Trump suffirait à renverser la perspective actuelle d’une confrontation inévitable.

Ce qui semble plus probable à court terme, c’est la volonté de se confronter non seulement au monde, mais aussi — de manière unique et nouvelle — aux marchés financiers américains, potentiellement jusqu’à un point de rupture. 

Cette stratégie frontale signe un changement d’époque dans un pays où la bourse et Wall Street ont historiquement servi de quatrième branche du gouvernement, faisant partie intégrante des contre-pouvoirs institutionnels de la politique étatsunienne. 

Alors que le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif se trouvent désormais sous le joug de Trump, une confrontation avec les marchés financiers pourrait faire changer de nature la branche exécutive : un pouvoir immense et incontrôlé commandé depuis la Maison-Blanche, faisant fi de toutes les autres forces du pays — et qui ne pourrait être maintenu que par l’exercice brutal de la violence.

J’aimerais aborder aujourd’hui la question de ce que les économistes appellent les « biens publics mondiaux », que les États-Unis fournissent au reste du monde.

Premièrement, les États-Unis offrent un parapluie de sécurité, qui a généré la plus grande période de paix que l’humanité ait jamais connue.

Deuxièmement, les États-Unis fournissent le dollar et les titres du Trésor, des actifs de réserve rendant possible le système commercial et financier mondial sur lequel est fondée la plus grande période de prospérité que l’humanité ait jamais connue.

Fournir ces deux éléments nous coûte cher. 

Sur le plan de la défense, nos hommes et nos femmes en uniforme prennent des risques héroïques pour rendre notre nation et le monde plus sûrs, préservant nos libertés génération après génération. Et nous taxons lourdement les Américains qui travaillent dur afin de financer la sécurité mondiale. 

Sur le plan financier, la fonction de réserve du dollar a provoqué des distorsions monétaires persistantes et contribué, avec les barrières commerciales injustes mises en œuvre par d’autres pays, à des déficits commerciaux insoutenables. Ces derniers ont décimé notre secteur manufacturier, ainsi que de nombreuses familles d’ouvriers et leurs communautés, tout cela en facilitant les échanges commerciaux entre non-Américains.

Je précise que par « monnaie de réserve », j’entends toutes les fonctions internationales du dollar — y compris l’épargne privée et le commerce. Je prends souvent cet exemple : lorsque des agents privés de deux pays étrangers distincts commercent entre eux, leurs échanges sont généralement libellés en dollars en raison du statut de fournisseur de réserve des États-Unis. Ce commerce implique de l’épargne étant placée dans des titres en dollars, souvent des bons du Trésor. Par conséquent, les Américains payent pour la paix et la prospérité non pas seulement pour eux-mêmes mais aussi pour les non-Américains.

Le président Trump a clairement indiqué qu’il ne tolérerait plus que d’autres nations profitent de notre sang, de notre sueur et de nos larmes — que cela soit en matière de sécurité nationale ou de commerce. 

Au cours de ses cent premiers jours, l’Administration Trump a déjà agi avec fermeté afin de réorienter nos relations en matière de défense et de commerce, pour que les Américains se situent sur un terrain plus équitable. Le président a promis de reconstruire notre base industrielle endommagée, et de défendre des conditions commerciales qui donnent la priorité aux travailleurs et aux entreprises américains.

Je suis un économiste, pas un expert des questions militaires et m’attarderai donc davantage sur le commerce que sur la défense, mais les deux sont profondément liés. 

Pour comprendre comment cela fonctionne, imaginez deux nations étrangères — disons la Chine et le Brésil — qui commercent entre elles. Aucun des deux pays n’a une monnaie qui soit fiable, liquide et convertible, ce qui rend les échanges commerciaux difficiles. Toutefois, puisqu’ils peuvent effectuer des transactions en dollars américains, adossés à des bons du Trésor américain, ils sont en mesure de commercer entre eux librement et de prospérer. Ce type d’échanges ne peut avoir lieu que grâce à la puissance militaire américaine, qui garantit notre stabilité financière et la crédibilité de nos emprunts. Notre domination militaire et financière ne doit pas être tenue pour acquise, et l’Administration Trump est déterminée à la préserver.

Mais notre domination financière a un coût. S’il est vrai que la demande en dollars a maintenu nos taux d’emprunt à un niveau bas, elle a également faussé les marchés des devises. Ce phénomène a conduit à des charges excessives imposées à nos entreprises et à nos travailleurs, rendant leurs produits et leur main-d’œuvre non compétitifs sur la scène mondiale. On a aussi assisté à la réduction forcée de plus d’un tiers de notre main-d’œuvre manufacturière par rapport à son niveau maximum 2 et à un déclin de 40 % de la part des États-Unis dans la production manufacturière mondiale.

Nous devons être capables de faire les choses directement dans ce pays — c’est ce que nous avons constaté pendant la pandémie de Covid-19, quand nombre de nos chaînes d’approvisionnement ne pouvaient pas survivre indépendamment de notre plus grand adversaire, la Chine. 

Il est clair que nous ne devrions pas dépendre de notre plus grand adversaire pour des équipements qui sont essentiels à la sécurité et à la santé de notre population. Inversement, notre plus grand adversaire ne devrait pas être autorisé à bénéficier à tel point de l’architecture financière et de sécurité internationale que nous finançons.

Mais il y a d’autres effets secondaires regrettables dans le fait d’être un fournisseur d’actifs de réserve. D’autres peuvent acheter nos actifs pour manipuler leur propre monnaie, afin de maintenir leurs exportations à bas prix. Ce faisant, ils finissent par injecter tellement d’argent dans l’économie américaine que cela alimente les vulnérabilités économiques et les crises. Par exemple, dans les années qui ont précédé le krach de 2008, la Chine et de nombreuses institutions financières étrangères ont augmenté leurs avoirs en créances hypothécaires américaines, injectant des centaines de milliards de dollars de crédit dans le secteur immobilier sans se soucier de la pertinence des investissements, ce qui a contribué à alimenter la bulle immobilière. 

La Chine a donc joué un rôle significatif dans la naissance de la crise financière mondiale.

Pour s’en remettre, il a fallu près d’une décennie — jusqu’à ce que le président Trump nous remette sur les rails lors de son premier mandat.

Pour continuer à fournir ces deux biens publics mondiaux — l’accès à la sécurité et l’accès à la finance — j’estime qu’il faut un meilleur partage du fardeau à l’échelle mondiale. 

Si d’autres nations veulent bénéficier de la protection géopolitique et financière des États-Unis, elles doivent aussi apporter leur contribution et payer leur part de façon équitable. Les coûts ne peuvent pas être supportés uniquement par les Américains ordinaires, qui ont déjà tant donné.

Le meilleur scénario est celui dans lequel les États-Unis continuent à créer la paix et la prospérité dans le monde et restent le fournisseur de réserve, mais où les autres pays, au-delà de la récolte des bénéfices, participent aussi à la prise en charge des coûts. En améliorant le partage du fardeau, nous pouvons renforcer la résilience et préserver la sécurité mondiale et les systèmes commerciaux pour de nombreuses décennies à venir.

Cela est par ailleurs essentiel non seulement en termes d’équité mais aussi en termes de capacité. Nous sommes assiégés par des adversaires hostiles qui tentent d’affaiblir notre base industrielle manufacturière et de défense et de perturber notre système financier. Or nous ne pourrons fournir ni défense, ni actifs de réserve si notre capacité de production est réduite à néant. Le président a été clair sur le fait que les États-Unis sont engagés à rester le fournisseur de réserve — mais à condition que le système soit plus équitable. Nous devons donc reconstruire nos industries pour déployer la force nécessaire à la protection de notre statut de réserve et, pour y parvenir, nous devons être en mesure de payer nos factures.

Sous quelles formes ce partage du fardeau peut-il se faire ? Il existe de nombreuses options, mais voici quelques idées :

  • Premièrement, d’autres pays peuvent accepter des droits de douane sur leurs exportations vers les États-Unis sans mettre en œuvre de représailles, générant ainsi des revenus qui permettraient au Trésor américain de financer la fourniture de biens publics. Il est essentiel de noter que des mesures de rétorsion exacerberaient, plutôt qu’elles n’amélioreraient, la répartition des charges, rendant ainsi encore plus difficile aux États-Unis le financement des biens publics mondiaux.
  • Deuxièmement, ils [les autres pays] peuvent mettre fin aux pratiques commerciales déloyales et préjudiciables en ouvrant leurs marchés et en achetant davantage aux États-Unis ;
  • Troisièmement, ils peuvent augmenter les dépenses de défense et l’approvisionnement aux États-Unis, en achetant davantage de produits de fabrication américaine, et permettre d’alléger la charge de nos militaires tout en créant des emplois ici ;
  • Quatrièmement, ils peuvent investir dans des usines qu’ils installeraient aux États-Unis. Ils ne seront pas soumis à des tarifs s’ils fabriquent leurs produits dans le pays ;
  • Cinquièmement, ils pourraient simplement faire des chèques au Trésor qui nous aideraient à financer les biens publics mondiaux.

Les droits de douane méritent une attention particulière. La plupart des économistes, et certains investisseurs, considèrent qu’ils sont au mieux contre-productifs et au pire extrêmement préjudiciables. 

C’est faux.

Une raison pour laquelle le consensus économique sur les droits de douane est si faux, c’est parce que presque tous les modèles utilisés par les économistes pour étudier le commerce international partent du principe qu’il n’y a pas de déficit commercial, ou que les déficits sont de courte durée et s’auto-régulent rapidement par des ajustements monétaires. Selon les modèles standard, les déficits commerciaux entraînent un affaiblissement du dollar, ce qui conduit à une réduction des importations et à une croissance des exportations permettant finalement de faire disparaître le déficit commercial. Si un tel scénario se produit, les droits de douane peuvent s’avérer inutiles, car le commerce s’équilibre de lui-même avec le temps et, de ce point de vue, intervenir par le truchement de droits de douane ne ferait qu’empirer les choses.

Cependant, cette perspective est en contradiction avec la réalité. Les États-Unis connaissent des déficits de leur balance courante depuis maintenant cinq décennies, qui ont plongé de manière spectaculaire ces dernières années, passant d’environ 2 % du PIB sous la première administration Trump à près de 4 % du PIB sous l’administration Biden 3. Et cela s’est produit alors même que le dollar s’appréciait, et non se dépréciait !

C’est un constat de long terme face à des modèles erronés. Cela s’explique notamment par le fait qu’ils ne prennent pas en compte que les États-Unis fournissent la monnaie de réserve mondiale. Le statut de réserve est important et, à cause d’une demande en dollars insatiable, il est resté trop important pour que les flux internationaux puissent l’équilibrer, même sur cinq décennies.

Des analyses économiques plus récentes 4 envisagent la possibilité de déficits commerciaux persistants qui résistent au rééquilibrage automatique, ce qui est plus conforme à la réalité aux États-Unis. Elles montrent qu’en imposant des droits de douane à des pays exportateurs, les États-Unis pourraient améliorer leurs résultats économiques, augmenter leurs recettes et imposer d’énormes pertes à la nation ciblée, y compris en cas de mesures de rétorsion totales.

En ce sens, l’analyse de ce que les économistes appellent l’« incidence » des droits de douane indique qu’une large part des charges dues aux droits de douane sont « payées » par le pays sur lequel on les applique. Les pays qui enregistrent d’importants excédents commerciaux sont relativement rigides — ils ne peuvent pas trouver d’autres sources de demande se substituant aux États-Unis. Ils n’ont pas d’autre choix que d’exporter, et les États-Unis sont le plus grand marché de consommateurs du monde. Au contraire, les États-Unis ont de nombreuses options de substitution : nous pouvons fabriquer des biens sur le sol américain, ou acheter ces biens à des pays qui nous traitent équitablement plutôt qu’à ceux qui profitent de nous. Cet écart entre les leviers d’action implique que les autres pays finissent par supporter le coût des droits de douane.

En 2018-2019, la Chine a supporté le coût des tarifs historiques du président Trump à travers l’affaiblissement de sa monnaie, entraînant un appauvrissement de ses citoyens et une diminution de leur pouvoir d’achat sur la scène mondiale. Les recettes douanières, payées par la Chine, ont servi à financer les réductions d’impôts mises en œuvre par le président Trump en faveur des travailleurs et des entreprises américains. Cette fois-ci, les droits de douane contribueront à financer à la fois les réductions d’impôts et la réduction du déficit.

La réduction des impôts pour les Américains, financée en partie par les recettes provenant des étrangers, rendra possible une croissance économique, un dynamisme et des opportunités sans précédent dans notre pays, inaugurant ainsi le nouvel âge d’or du président Trump. La réduction du déficit contribuera à faire baisser les taux du Trésor, et avec eux les taux hypothécaires et les taux des cartes de crédit du consommateur, ce qui favorisera un pic de croissance économique.

Il est important de noter ici que les droits de douane ne sont pas prélevés simplement pour collecter des recettes. Par exemple, les tarifs réciproques du Président sont conçus pour faire face aux barrières tarifaires et non tarifaires, et à d’autres formes de tricherie telles que la manipulation des devises, le dumping et les subventions qui visent à obtenir un avantage déloyal. Les recettes sont un effet secondaire positif et, si elles sont utilisées en partie pour réduire les impôts, elles peuvent fortement contribuer à améliorer la compétitivité qui dope les exportations américaines.

Le partage du fardeau peut permettre aux États-Unis de continuer à diriger le monde libre pendant de nombreuses décennies. C’est un impératif, à la fois pour des raisons d’équité et de faisabilité. Si nous ne reconstruisons pas notre secteur manufacturier, nous aurons du mal à assurer la sécurité dont nous avons besoin et à soutenir nos marchés financiers. Le monde peut continuer à bénéficier du parapluie de défense et du système commercial des États-Unis, mais il doit commencer à payer équitablement sa part. 

L’article E​t si Trump avait une stratégie ? L’escalade tarifaire vue par son conseiller clef Stephen Miran est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4620 mots)

Sur la politique économique mondiale, la Maison-Blanche est divisée entre deux courants contraires.

D’un côté, des hard-liners, partisans d’une politique commerciale dure. Le cœur de leur équipe est constituée autour de Robert Lighthizer, du représentant américain au Commerce Jamieson Greer, de Peter Navarro — le cerveau et « tsar des tarifs » de Trump — et de Howard Lutnick, porte-parole le plus virulent de cette politique sur les plateaux de télévision. 

De l’autre, des négociateurs, partisans d’un « accord de Mar-a-Lago ». Ils insistent sur le fait qu’il n’existerait pas de politique commerciale concluante permettant de remédier aux déséquilibres économiques des États-Unis sans un accord plus large incluant des changements de taux de change et de politique macroéconomique qui ne peuvent être obtenus que par la négociation. Outre le Secrétaire au Trésor Scott Bessent, on peut ranger dans cette catégorie un économiste comme Oren Cass qui, sans être à la Maison-Blanche, demeure influent dans les cercles trumpistes.

Dans ce contexte, il est crucial de lire les dernières interventions des décideurs politiques américains 1 et en particulier celle de Stephen Miran dont le long papier publié en novembre — traduit et commenté ici — avait largement contribué à orienter la discussion autour d’un éventuel accord de Mar-a-Lago, y compris sur ses aspects les plus improbables comme l’extension forcée de la durée moyenne des titres américains détenus par les partenaires commerciaux de Washington. De telles prises de position — publiées avant que l’administration Trump ne soit en place et qu’il y joue un rôle aussi central — sont bien différentes de la déclaration qu’il a faite cette semaine.

De manière étonnante, le discours au Hudson Institute que nous traduisons ci-dessous contraste fortement avec la doctrine Miran qui décrivait un accord global dont la finalité était coopératif, multilatéral et allant au-delà de la politique commerciale. 

Son nouveau discours est plutôt une défense vigoureuse de la politique tarifaire en cours de déploiement et ne tente même pas de mettre en évidence la nécessité et la place de la coordination, du compromis et de la négociation. Miran affirme ainsi que même des droits de douane impliquant des représailles totales permettraient d’assurer un certain niveau de rééquilibrage économique dans l’intérêt des États-Unis. Le réalignement des taux de change et la coordination des politiques macroéconomiques semblent en somme avoir complètement disparu de sa réflexion, de même que l’idée d’un échange de dettes, qui était l’aspect le plus controversé de sa proposition initiale.

Ce pamphlet flagorneur est toutefois très inquiétant : il suggère que même les membres de cette administration qui sont les plus conscients de la dynamique des marchés mondiaux semblent avoir abandonné leur rôle. La conséquence potentielle d’un tel signal sera une politique encore plus malavisée de la part de l’équipe Trump et l’illusion que le génie pourrait en quelque sorte être remis dans la lampe grâce à un ensemble d’accords commerciaux bilatéraux avec des partenaires commerciaux secondaires.

La liste des solutions proposées par Miran dans son article repose essentiellement sur le présupposé que le reste du monde fera unilatéralement des concessions aux États-Unis, y compris « faire un chèque au Trésor américain » pour financer les biens publics mondiaux que les États-Unis fourniraient gratuitement.

Face à ce revirement de Miran, le seul qui semble tenir du camp des « négociateurs » est Scott Bessent qui, depuis dimanche, tente tous azimuts de convaincre le président Trump que la négociation est le seul moyen de calmer les marchés. L’appel bilatéral avec le Premier ministre Ishiba et le début des « négociations préférentielles » sont un stratagème utile dans ce contexte et une tentative de démontrer que l’application commerciale de la stratégie du choc et de l’effroi mise en place avec le « Liberation Day » fonctionne. L’appel avec le Vietnam vendredi dernier et désormais avec le président sud-coréen suggèrent également que les négociations avec des partenaires commerciaux importants pourraient conduire à l’apaisement et au règlement. 

Mais la réalité est qu’il n’y a pas grand-chose qui puisse faire avancer une telle négociation avec les plus grands partenaires commerciaux des États-Unis : la Chine et l’Union européenne. Avec celle-ci, l’administration américaine semble déterminée à écarter la seule négociatrice légitime, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Quant à la Chine, elle a promis de riposter avec force aux tarifs.

Ce qui semble clair dans la récente volonté de négocier, au moins symboliquement, c’est que, contrairement à ce qu’il dit publiquement, Trump est sensible à la pression et au stress du marché et que sa coalition pourrait très bien se fracturer si le marché s’effondre. Le fait que Musk ait commencé à s’exprimer ouvertement sur X en faveur d’une politique commerciale alternative ou que Jamie Dimon ou Larry Fink tournent tous le dos à cette politique est préoccupant. Et Trump ne pourra pas résister entièrement à une rupture de sa coalition en se reposant uniquement sur son noyau dur de députés MAGA dans la « Rust Belt ».

Tout cela donne un levier important au reste du monde. Car malgré leur puissance, les États-Unis ne représentent que 23 % du PIB et 10 % du commerce mondial. Ils pourraient exiger des concessions majeures de la part de pays qui dépendent fortement d’eux pour leur sécurité — comme la Corée du Sud ou le Japon — mais cela sera plus difficile avec des pays qui n’en dépendent ni économiquement ni militairement comme l’Inde, la Chine ou, dans une moindre mesure, l’Union.

Ce qui est frappant jusqu’à présent, et qui devrait inquiéter l’administration Trump, c’est que ces mesures tarifaires audacieuses et la violente réaction des marchés financiers qu’elles ont provoquée n’ont pas conduit à une « fuite vers la sécurité » et à un renforcement du dollar, mais plutôt à un affaiblissement généralisé de la devise américaine. Ce premier constat pourrait être le signe d’une rupture : la politique américaine semble structurellement s’opposer à la nature de valeur refuge du dollar. Si cette tendance se confirmait, cela serait un changement potentiellement profond du rôle mondial de la devise américaine à suivre de près.

Il est également important de noter que, bien que la Chine ait jusqu’à présent fait tout son possible pour limiter sa réaction à un niveau modéré afin de laisser la porte ouverte au dialogue, elle n’est pas entrée totalement dans la guerre commerciale mais a commencé à laisser sa monnaie se déprécier lentement — signalant ainsi qu’elle était prête à étendre le conflit au-delà du commerce et à le porter sur le terrain des taux de change.

Là encore, il s’agit d’un changement significatif qui devrait alarmer l’administration Trump. 

La Chine a le potentiel de ralentir la hausse du dollar, de conduire à des taux d’intérêt plus élevés et de créer un resserrement de la situation financière et monétaire par le biais d’un dollar plus fort, de taux longs américains plus élevés et d’actions plus faibles.

L’escalade avec la Chine pourrait éventuellement conduire les États-Unis à adopter des sanctions financières contre Pékin, en interdisant par exemple aux banques chinoises de réaliser des transactions en dollars ou en prenant des mesures similaires. Il s’agirait d’une escalade importante aux conséquences considérables non seulement pour la Chine, mais surtout pour le dollar américain. Ces forces pourraient toutes converger pour transformer ce qui s’est jusqu’à présent limité à une panique sur les actions américaines prenant la forme d’une liquidation des actifs américains. La combinaison de l’effondrement des marchés des actions et des titres à revenu fixe pourrait facilement s’intensifier pour devenir une véritable crise financière.

Donald Trump semble avoir conscience de ce risque, mais espère que la Réserve fédérale pourrait être contrainte d’intervenir pour faire baisser les taux ou contribuer à faire baisser le dollar. La réaction de Jerome Powell la semaine dernière ne laisse pas présager que cela se produira facilement. Le président de la Fed semble craindre que la nouvelle vague de droits de douane ne déstabilise les anticipations d’inflation et ne contraigne la Réserve fédérale à rester dans l’attente. Si la divergence entre la Fed et l’administration Trump devenait encore plus patente, la confiance des marchés pourrait s’en trouver encore plus érodée.

Enfin, la réponse de l’Union pourrait aussi avoir des conséquences inattendues pour Washington. Bien que les États-Unis partent du principe que l’Union ne répondra pas à la force par la force, l’administration Trump pourrait être surprise si la Commission annonçait une combinaison de droits de douane et d’actions potentielles contre les services numériques, pharmaceutiques et financiers. Les États-Unis seraient alors susceptibles de réagir à une nouvelle escalade.

Pour les États-Unis, il ne semble y avoir que deux façons de sortir de cette politique désastreuse :

1°) Proposer une suspension ou une réduction des droits de douane de la même manière que les États-Unis l’ont fait avec le Canada et le Mexique il y a quelques semaines. Cela pourrait entraîner un revirement rapide et les marchés pourraient tourner la page d’une expérimentation politique désastreuse.

2°) Prendre une mesure substantielle et crédible en faveur de la négociation, mais avec des partenaires commerciaux importants comme l’Union et, surtout, la Chine. La perspective d’un appel ou d’une rencontre bilatérale entre Xi et Trump suffirait à renverser la perspective actuelle d’une confrontation inévitable.

Ce qui semble plus probable à court terme, c’est la volonté de se confronter non seulement au monde, mais aussi — de manière unique et nouvelle — aux marchés financiers américains, potentiellement jusqu’à un point de rupture. 

Cette stratégie frontale signe un changement d’époque dans un pays où la bourse et Wall Street ont historiquement servi de quatrième branche du gouvernement, faisant partie intégrante des contre-pouvoirs institutionnels de la politique étatsunienne. 

Alors que le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif se trouvent désormais sous le joug de Trump, une confrontation avec les marchés financiers pourrait faire changer de nature la branche exécutive : un pouvoir immense et incontrôlé commandé depuis la Maison-Blanche, faisant fi de toutes les autres forces du pays — et qui ne pourrait être maintenu que par l’exercice brutal de la violence.

J’aimerais aborder aujourd’hui la question de ce que les économistes appellent les « biens publics mondiaux », que les États-Unis fournissent au reste du monde.

Premièrement, les États-Unis offrent un parapluie de sécurité, qui a généré la plus grande période de paix que l’humanité ait jamais connue.

Deuxièmement, les États-Unis fournissent le dollar et les titres du Trésor, des actifs de réserve rendant possible le système commercial et financier mondial sur lequel est fondée la plus grande période de prospérité que l’humanité ait jamais connue.

Fournir ces deux éléments nous coûte cher. 

Sur le plan de la défense, nos hommes et nos femmes en uniforme prennent des risques héroïques pour rendre notre nation et le monde plus sûrs, préservant nos libertés génération après génération. Et nous taxons lourdement les Américains qui travaillent dur afin de financer la sécurité mondiale. 

Sur le plan financier, la fonction de réserve du dollar a provoqué des distorsions monétaires persistantes et contribué, avec les barrières commerciales injustes mises en œuvre par d’autres pays, à des déficits commerciaux insoutenables. Ces derniers ont décimé notre secteur manufacturier, ainsi que de nombreuses familles d’ouvriers et leurs communautés, tout cela en facilitant les échanges commerciaux entre non-Américains.

Je précise que par « monnaie de réserve », j’entends toutes les fonctions internationales du dollar — y compris l’épargne privée et le commerce. Je prends souvent cet exemple : lorsque des agents privés de deux pays étrangers distincts commercent entre eux, leurs échanges sont généralement libellés en dollars en raison du statut de fournisseur de réserve des États-Unis. Ce commerce implique de l’épargne étant placée dans des titres en dollars, souvent des bons du Trésor. Par conséquent, les Américains payent pour la paix et la prospérité non pas seulement pour eux-mêmes mais aussi pour les non-Américains.

Le président Trump a clairement indiqué qu’il ne tolérerait plus que d’autres nations profitent de notre sang, de notre sueur et de nos larmes — que cela soit en matière de sécurité nationale ou de commerce. 

Au cours de ses cent premiers jours, l’Administration Trump a déjà agi avec fermeté afin de réorienter nos relations en matière de défense et de commerce, pour que les Américains se situent sur un terrain plus équitable. Le président a promis de reconstruire notre base industrielle endommagée, et de défendre des conditions commerciales qui donnent la priorité aux travailleurs et aux entreprises américains.

Je suis un économiste, pas un expert des questions militaires et m’attarderai donc davantage sur le commerce que sur la défense, mais les deux sont profondément liés. 

Pour comprendre comment cela fonctionne, imaginez deux nations étrangères — disons la Chine et le Brésil — qui commercent entre elles. Aucun des deux pays n’a une monnaie qui soit fiable, liquide et convertible, ce qui rend les échanges commerciaux difficiles. Toutefois, puisqu’ils peuvent effectuer des transactions en dollars américains, adossés à des bons du Trésor américain, ils sont en mesure de commercer entre eux librement et de prospérer. Ce type d’échanges ne peut avoir lieu que grâce à la puissance militaire américaine, qui garantit notre stabilité financière et la crédibilité de nos emprunts. Notre domination militaire et financière ne doit pas être tenue pour acquise, et l’Administration Trump est déterminée à la préserver.

Mais notre domination financière a un coût. S’il est vrai que la demande en dollars a maintenu nos taux d’emprunt à un niveau bas, elle a également faussé les marchés des devises. Ce phénomène a conduit à des charges excessives imposées à nos entreprises et à nos travailleurs, rendant leurs produits et leur main-d’œuvre non compétitifs sur la scène mondiale. On a aussi assisté à la réduction forcée de plus d’un tiers de notre main-d’œuvre manufacturière par rapport à son niveau maximum 2 et à un déclin de 40 % de la part des États-Unis dans la production manufacturière mondiale.

Nous devons être capables de faire les choses directement dans ce pays — c’est ce que nous avons constaté pendant la pandémie de Covid-19, quand nombre de nos chaînes d’approvisionnement ne pouvaient pas survivre indépendamment de notre plus grand adversaire, la Chine. 

Il est clair que nous ne devrions pas dépendre de notre plus grand adversaire pour des équipements qui sont essentiels à la sécurité et à la santé de notre population. Inversement, notre plus grand adversaire ne devrait pas être autorisé à bénéficier à tel point de l’architecture financière et de sécurité internationale que nous finançons.

Mais il y a d’autres effets secondaires regrettables dans le fait d’être un fournisseur d’actifs de réserve. D’autres peuvent acheter nos actifs pour manipuler leur propre monnaie, afin de maintenir leurs exportations à bas prix. Ce faisant, ils finissent par injecter tellement d’argent dans l’économie américaine que cela alimente les vulnérabilités économiques et les crises. Par exemple, dans les années qui ont précédé le krach de 2008, la Chine et de nombreuses institutions financières étrangères ont augmenté leurs avoirs en créances hypothécaires américaines, injectant des centaines de milliards de dollars de crédit dans le secteur immobilier sans se soucier de la pertinence des investissements, ce qui a contribué à alimenter la bulle immobilière. 

La Chine a donc joué un rôle significatif dans la naissance de la crise financière mondiale.

Pour s’en remettre, il a fallu près d’une décennie — jusqu’à ce que le président Trump nous remette sur les rails lors de son premier mandat.

Pour continuer à fournir ces deux biens publics mondiaux — l’accès à la sécurité et l’accès à la finance — j’estime qu’il faut un meilleur partage du fardeau à l’échelle mondiale. 

Si d’autres nations veulent bénéficier de la protection géopolitique et financière des États-Unis, elles doivent aussi apporter leur contribution et payer leur part de façon équitable. Les coûts ne peuvent pas être supportés uniquement par les Américains ordinaires, qui ont déjà tant donné.

Le meilleur scénario est celui dans lequel les États-Unis continuent à créer la paix et la prospérité dans le monde et restent le fournisseur de réserve, mais où les autres pays, au-delà de la récolte des bénéfices, participent aussi à la prise en charge des coûts. En améliorant le partage du fardeau, nous pouvons renforcer la résilience et préserver la sécurité mondiale et les systèmes commerciaux pour de nombreuses décennies à venir.

Cela est par ailleurs essentiel non seulement en termes d’équité mais aussi en termes de capacité. Nous sommes assiégés par des adversaires hostiles qui tentent d’affaiblir notre base industrielle manufacturière et de défense et de perturber notre système financier. Or nous ne pourrons fournir ni défense, ni actifs de réserve si notre capacité de production est réduite à néant. Le président a été clair sur le fait que les États-Unis sont engagés à rester le fournisseur de réserve — mais à condition que le système soit plus équitable. Nous devons donc reconstruire nos industries pour déployer la force nécessaire à la protection de notre statut de réserve et, pour y parvenir, nous devons être en mesure de payer nos factures.

Sous quelles formes ce partage du fardeau peut-il se faire ? Il existe de nombreuses options, mais voici quelques idées :

  • Premièrement, d’autres pays peuvent accepter des droits de douane sur leurs exportations vers les États-Unis sans mettre en œuvre de représailles, générant ainsi des revenus qui permettraient au Trésor américain de financer la fourniture de biens publics. Il est essentiel de noter que des mesures de rétorsion exacerberaient, plutôt qu’elles n’amélioreraient, la répartition des charges, rendant ainsi encore plus difficile aux États-Unis le financement des biens publics mondiaux.
  • Deuxièmement, ils [les autres pays] peuvent mettre fin aux pratiques commerciales déloyales et préjudiciables en ouvrant leurs marchés et en achetant davantage aux États-Unis ;
  • Troisièmement, ils peuvent augmenter les dépenses de défense et l’approvisionnement aux États-Unis, en achetant davantage de produits de fabrication américaine, et permettre d’alléger la charge de nos militaires tout en créant des emplois ici ;
  • Quatrièmement, ils peuvent investir dans des usines qu’ils installeraient aux États-Unis. Ils ne seront pas soumis à des tarifs s’ils fabriquent leurs produits dans le pays ;
  • Cinquièmement, ils pourraient simplement faire des chèques au Trésor qui nous aideraient à financer les biens publics mondiaux.

Les droits de douane méritent une attention particulière. La plupart des économistes, et certains investisseurs, considèrent qu’ils sont au mieux contre-productifs et au pire extrêmement préjudiciables. 

C’est faux.

Une raison pour laquelle le consensus économique sur les droits de douane est si faux, c’est parce que presque tous les modèles utilisés par les économistes pour étudier le commerce international partent du principe qu’il n’y a pas de déficit commercial, ou que les déficits sont de courte durée et s’auto-régulent rapidement par des ajustements monétaires. Selon les modèles standard, les déficits commerciaux entraînent un affaiblissement du dollar, ce qui conduit à une réduction des importations et à une croissance des exportations permettant finalement de faire disparaître le déficit commercial. Si un tel scénario se produit, les droits de douane peuvent s’avérer inutiles, car le commerce s’équilibre de lui-même avec le temps et, de ce point de vue, intervenir par le truchement de droits de douane ne ferait qu’empirer les choses.

Cependant, cette perspective est en contradiction avec la réalité. Les États-Unis connaissent des déficits de leur balance courante depuis maintenant cinq décennies, qui ont plongé de manière spectaculaire ces dernières années, passant d’environ 2 % du PIB sous la première administration Trump à près de 4 % du PIB sous l’administration Biden 3. Et cela s’est produit alors même que le dollar s’appréciait, et non se dépréciait !

C’est un constat de long terme face à des modèles erronés. Cela s’explique notamment par le fait qu’ils ne prennent pas en compte que les États-Unis fournissent la monnaie de réserve mondiale. Le statut de réserve est important et, à cause d’une demande en dollars insatiable, il est resté trop important pour que les flux internationaux puissent l’équilibrer, même sur cinq décennies.

Des analyses économiques plus récentes 4 envisagent la possibilité de déficits commerciaux persistants qui résistent au rééquilibrage automatique, ce qui est plus conforme à la réalité aux États-Unis. Elles montrent qu’en imposant des droits de douane à des pays exportateurs, les États-Unis pourraient améliorer leurs résultats économiques, augmenter leurs recettes et imposer d’énormes pertes à la nation ciblée, y compris en cas de mesures de rétorsion totales.

En ce sens, l’analyse de ce que les économistes appellent l’« incidence » des droits de douane indique qu’une large part des charges dues aux droits de douane sont « payées » par le pays sur lequel on les applique. Les pays qui enregistrent d’importants excédents commerciaux sont relativement rigides — ils ne peuvent pas trouver d’autres sources de demande se substituant aux États-Unis. Ils n’ont pas d’autre choix que d’exporter, et les États-Unis sont le plus grand marché de consommateurs du monde. Au contraire, les États-Unis ont de nombreuses options de substitution : nous pouvons fabriquer des biens sur le sol américain, ou acheter ces biens à des pays qui nous traitent équitablement plutôt qu’à ceux qui profitent de nous. Cet écart entre les leviers d’action implique que les autres pays finissent par supporter le coût des droits de douane.

En 2018-2019, la Chine a supporté le coût des tarifs historiques du président Trump à travers l’affaiblissement de sa monnaie, entraînant un appauvrissement de ses citoyens et une diminution de leur pouvoir d’achat sur la scène mondiale. Les recettes douanières, payées par la Chine, ont servi à financer les réductions d’impôts mises en œuvre par le président Trump en faveur des travailleurs et des entreprises américains. Cette fois-ci, les droits de douane contribueront à financer à la fois les réductions d’impôts et la réduction du déficit.

La réduction des impôts pour les Américains, financée en partie par les recettes provenant des étrangers, rendra possible une croissance économique, un dynamisme et des opportunités sans précédent dans notre pays, inaugurant ainsi le nouvel âge d’or du président Trump. La réduction du déficit contribuera à faire baisser les taux du Trésor, et avec eux les taux hypothécaires et les taux des cartes de crédit du consommateur, ce qui favorisera un pic de croissance économique.

Il est important de noter ici que les droits de douane ne sont pas prélevés simplement pour collecter des recettes. Par exemple, les tarifs réciproques du Président sont conçus pour faire face aux barrières tarifaires et non tarifaires, et à d’autres formes de tricherie telles que la manipulation des devises, le dumping et les subventions qui visent à obtenir un avantage déloyal. Les recettes sont un effet secondaire positif et, si elles sont utilisées en partie pour réduire les impôts, elles peuvent fortement contribuer à améliorer la compétitivité qui dope les exportations américaines.

Le partage du fardeau peut permettre aux États-Unis de continuer à diriger le monde libre pendant de nombreuses décennies. C’est un impératif, à la fois pour des raisons d’équité et de faisabilité. Si nous ne reconstruisons pas notre secteur manufacturier, nous aurons du mal à assurer la sécurité dont nous avons besoin et à soutenir nos marchés financiers. Le monde peut continuer à bénéficier du parapluie de défense et du système commercial des États-Unis, mais il doit commencer à payer équitablement sa part. 

L’article E​t si Trump avait une stratégie ? L’escalade tarifaire vue par son conseiller clef Stephen Miran est apparu en premier sur Le Grand Continent.

04.04.2025 à 16:21

« Les États-Unis de Trump ne gagneront pas cette guerre », une conversation avec Marco Buti

Matheo Malik

Comment l’Europe devrait-elle réagir au « Liberation Day » ?

L’Union a, au fond, trois options : ne pas riposter et essayer de négocier une baisse de certains droits de douane ; adopter une approche ciblée et appliquer des droits de douane uniquement à une gamme limitée de produits, comme cela a été fait dans le cas de l’acier et de l’aluminium ; enfin, appliquer une stratégie horizontale de représailles, y compris pour les services — mais de manière intelligente, avec des exceptions pour les produits que nous devons continuer à importer des États-Unis et de manière progressive. 

La pire des réponses est celle qui se situe à mi-chemin : elle serait facilement déjouée par Trump qui répliquerait par une menace de droits de douane de 200 % — comme dans le cas du bourbon du Kentucky. La première serait rationnelle si nous étions dans une partie à une seule manche — mais ce n’est pas le cas. Par conséquent, une réponse ferme et proportionnée, comme l’a annoncé la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, est la seule véritable option. 

Si elle fait preuve d’unité et de détermination, l’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire. 

L’Union devrait être prête à se servir de l’instrument anti-coercition.

Marco Buti

Le président Trump a qualifié l’Union de « triste à voir, tellement pathétique » — la Commission devrait-elle utiliser son « bazooka » — son instrument anti-coercition — contre les États-Unis ?

Ce petit jeu tarifaire est non seulement critique sur le plan économique, mais aussi — et pour l’Union, c’est encore plus important — pour des raisons politiques et institutionnelles. Fondamentalement, l’équipe Trump-Vance méprise l’Union non pas pour ce qu’elle fait mais pour ce qu’elle est.

Valider la perception d’une Union faible et divisée serait une erreur dramatique. 

L’instrument de lutte contre la coercition nous permet d’élargir la réponse à des domaines autres que les droits de douane.

Il a été conçu pour être utilisé contre la Chine : il est tragique qu’il soit utilisé contre les États-Unis. Mais l’Union devrait être prête à s’en servir.

Si l’on avait des doutes sur la fermeté de la réponse, la Chine, en répliquant par un droit de douane de 34 %, a ouvert la voie.

Les États-Unis peuvent-ils gagner la guerre commerciale qu’ils ont déclaré au reste du monde — ou l’administration Trump néglige-t-elle les risques que cela impliquerait pour les États-Unis ?

Les États-Unis ne gagneront pas cette guerre — mais cela ne signifie pas que ce sera facile pour nous. 

Leur mépris de l’Union est profondément ancré dans leur façon de penser.

Nous ne sortirons pas de cette situation en étant gentils ou en les charmant. Nous devons montrer que l’Europe peut leur tenir tête en tirant parti de notre puissance économique, en particulier en matière de commerce.

Il est important que nous soyons fiers de ce que nous sommes et que nous nous comportions en conséquence : je ne crois pas qu’un seul État membre puisse influencer l’administration. Les bâtisseurs de ponts sont importants lorsqu’ils parlent au nom de l’Union, et pas seulement de leur intérêt national.

La présidente de la Commission devra être forte car elle fera face à la pression politique de plusieurs États membres pour diluer notre réponse aux droits de douane de Trump. La pire chose que nous puissions faire serait de montrer aux Américains nos divisions : c’est précisément dans cette plaie-là que Trump remuerait le couteau.

Cela ne signifie pas qu’il faille couper tous les canaux de communication avec l’administration. Mais lorsqu’il s’agit de négocier, les États membres ne devraient pas saper les actions de la Commission.

L’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.

Marco Buti

Mario Draghi a imploré les décideurs politiques européens de « faire quelque chose » de toute urgence face à un contexte géopolitique complexe sous Trump et Poutine. Comment l’Europe doit-elle articuler sa réponse ?

Il faut pouvoir concilier l’agenda politique interne de l’Union avec son agenda externe.

Il est devenu évident que le parapluie américain n’est plus là — et ne le sera pas à l’avenir. 

Si on lit les messages du fameux groupe Signal, qui ont été rendus publics récemment, l’animosité de l’administration américaine à l’égard de l’Union est frappante. L’administration Trump n’est pas seulement transactionnelle en matière d’argent : elle l’est aussi sur les valeurs.

Nous devons donc nous ressaisir. En matière de défense, d’abord. Mais nous devons aussi réduire la vulnérabilité de l’économie européenne et de notre modèle de croissance. Trop souvent, nous avons compté sur la demande extérieure. Or c’est là le comportement typique d’un petit pays, pas d’une grande Union.

Un petit pays est généralement très ouvert, dépend de facteurs externes et s’attend à ce que les autres le tirent vers le haut en période de difficulté. 

Mais nous ne sommes pas un petit pays.

L’Europe est une puissance économique, nous ne pouvons pas nous comporter ainsi. Notre tâche consiste maintenant à réorienter notre modèle européen. Nous devons mettre l’accent sur le développement des biens publics européens et, pour ce faire, nous devrons restructurer le budget de l’Union.

Enfin, l’Europe devra reconstruire le multilatéralisme de bas en haut. Nous ne pouvons pas compter sur les institutions de Bretton Woods — telles que le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC — car elles ont été affaiblies par les États-Unis depuis des années — avant que Trump ne leur assène le coup fatal. Au cours de la dernière décennie, le libre-échange a été érodé, de Trump I à Biden et maintenant Trump II, qui est plus brutal mais aussi une forme de continuum.

Ce sont des changements structurels.

Nous ne sommes pas un petit pays. L’Europe est une puissance économique.

Marco Buti

Entre-temps, Berlin a brisé ses lignes rouges historiques en matière de règles budgétaires et de dépenses. Comment la nouvelle approche de l’Allemagne contribue-t-elle à la réponse européenne que vous décrivez ?

L’annonce par l’Allemagne de la mobilisation de près de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure est un changement véritablement tectonique.

Il s’agit d’un tournant historique.

La question qui reste en suspens est de savoir si ce changement conduira l’Allemagne à se concentrer uniquement sur ses compétences nationales ou à s’inscrire dans un mouvement européen plus large. Friedrich Merz a dépensé un capital politique énorme pour franchir ces lignes rouges avant même que le prochain parlement ne se prononce sur l’urgence du moment. Dans l’intérêt de l’Europe, nous devons être conscients de l’ampleur de ces changements car nous parlons d’un nouveau chancelier qui franchit des lignes rouges profondément ancrées — et qui pourraient ne pas être populaires auprès d’une partie de son électorat.

C’est louable et cela suggère un changement de vitesse en Allemagne. Le chancelier Scholz avait centré son engagement sur une dimension purement nationale — sans en faire un élément constitutif de l’Europe. Le nouveau gouvernement, on l’espère, inscrira ses ambitions dans une nouvelle stratégie européenne.

Mario Draghi a récemment suggéré que l’Allemagne ne devrait pas agir seule. Berlin dispose des moyens et de la marge de manœuvre budgétaire nécessaires pour se réarmer, contrairement à d’autres États membres. L’Europe à deux vitesses vous préoccupe-t-elle et avons-nous besoin d’un moment « quoi qu’il en coûte » pour faire face à Trump ?

Les propositions présentées par la Commission sont une première étape essentielle — mais elles ne suffisent pas.

Nous sommes à un tournant et il n’y a pas de voie intermédiaire. L’Allemagne a la puissance de feu nationale pour prendre ces décisions, mais d’autres ont une marge de manœuvre budgétaire beaucoup plus réduite. Or il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.

Nous aurons besoin d’investissements dans les biens publics européens directement au niveau européen, soutenus par de nouvelles ressources propres et une dette commune.

C’est absolument essentiel.

Il existe un parallèle intéressant entre la situation actuelle et la réponse à la pandémie. À l’époque, la Commission a suspendu les règles budgétaires et a introduit l’outil SURE pour fournir aux États membres des prêts à faible taux d’intérêt. Nous avons atteint ce stade avec SAFE et l’introduction de la clause dérogatoire générale. Mais rappelons-nous que ce n’est qu’une partie de la réponse.

Il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.

Marco Buti

À l’époque, les commissaires Paolo Gentiloni et Thierry Breton avaient rédigé un éditorial commun appelant à une dette commune qui a changé les paramètres du débat. Le président Macron et la chancelière Merkel avaient quant à eux articulé l’idée de subventions massives dans un véhicule qui est finalement devenu NextGenerationEU.

Cette partie manque encore à présent — alors qu’elle est nécessaire.

Qui peut jouer ce rôle maintenant ?

En l’état actuel des choses, c’est difficile à dire. Je ne vois pas d’équivalent au leadership que j’ai mentionné. Cela dépendra du chancelier allemand qui s’apprête à entrer en fonction. Berlin devra montrer qu’elle veut une solution européenne et si je devais, je dirais qu’avec le temps, ils arriveront à la conclusion que c’est absolument nécessaire.

Cela étant dit, je ne pense pas non plus que nous devrions nous contenter de « cloner » simplement le plan de relance NextGenerationEU. Un instrument similaire est la voie — pas une copie conforme.

NextGenerationEU fonctionnait comme un paquet de 750 milliards d’euros composé principalement de subventions puis de prêts. Le Conseil européen a modifié sa conception pour réduire les projets transnationaux et augmenter les transferts aux États membres. Je ne pense pas que ce serait approprié aujourd’hui  : car lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.

Par rapport à NextGeneration, un autre élément est déterminant : la défense européenne devra inclure l’Ukraine et des pays qui ne sont pas membres de l’Union, comme la Norvège, par exemple.

La Commission européenne devra évidemment jouer un rôle de back-office pour que cette initiative ne se disperse pas. Mais elle ne peut pas faire de la politique spectacle. Il reviendra à une coalition de volontaires et aux États membres de faire part de leur ambition.

Lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.

Marco Buti

La réponse à la mise en place du dispositif de prêts SAFE a pourtant été tiède : aucun État membre n’a déclaré publiquement qu’il utiliserait ce mécanisme ou activerait la clause de sauvegarde. Il existe une inquiétude profondément ancrée concernant l’accumulation de dettes supplémentaires, même si cela s’avère nécessaire pour la défense.

Il est toujours difficile d’être le premier — surtout lorsqu’il s’agit de prendre des risques.

L’attitude générale est, il est vrai, attentiste, car on pourrait n’avoir pas encore déployé l’ensemble des instruments de la réponse — par le biais d’emprunts communs par exemple. Par ailleurs, il faut reconnaître l’hétérogénéité des préférences en Europe. La perception du risque n’est pas la même entre les pays voisins de la Russie, qui peuvent sentir la pression peser sur eux — et des pays comme l’Espagne et l’Italie. Les répercussions financières suscitent également des inquiétudes mais ces arguments cachent surtout un manque de volonté d’investir dans la défense.

Certains des pays que vous mentionnez font valoir que leur situation financière pourrait être compromise avant celle des marchés. Les rendements obligataires sont en hausse depuis que l’Allemagne a annoncé son plan de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure. Ont-ils raison ?

L’augmentation des taux d’intérêt à long terme en Allemagne est normale. Elle reflète deux éléments : ils vont inonder le marché de nouvelles dettes et vont avoir une politique budgétaire expansionniste. Le revers de la médaille est que ce plan pourrait améliorer les perspectives de croissance de l’Allemagne.

Il est crucial d’éviter la fragmentation du marché — en particulier du marché obligataire. La Banque centrale européenne et la Commission ont réussi à éviter une telle fragmentation pendant la pandémie. D’une certaine manière, cela pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr : dans ces nouvelles circonstances, cela pourrait devenir une idée intéressante du point de vue de l’Allemagne, peut-être pas immédiatement, mais avec le temps et pas seulement pour la défense.

Ursula von der Leyen a-t-elle commis une erreur en présentant une initiative exclusivement axée sur la défense dans le cadre de ReArm Europe au lieu d’un ensemble plus complet incluant des éléments plus larges pour stimuler la compétitivité, par exemple ?

ReArm était probablement un lapsus… l’initiative a déjà été rebaptisée Readiness 2030. 

Mais au-delà du mon : je pense que mettre tous nos œufs dans le même panier de la défense ne représente pas un bon équilibre politique. Nous semblons oublier que le rapport Draghi a été publié en septembre dernier et que cette Commission s’est engagée à le mettre en œuvre : la défense en était un aspect important — mais ce n’était pas le seul.

Le moment que nous traversons pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr.

Marco Buti

Pour assurer la souveraineté de l’Europe, la sécurité est primordiale. Mais si nous voulons répondre globalement aux menaces de Trump — qui représentent des risques systémiques pour l’Union — nous devons agir dans trois directions : la défense, la croissance de notre marché intérieur et le développement de nouvelles alliances à l’échelle mondiale.

Il existe des interactions entre ces trois éléments. L’un des domaines dans lesquels Friedrich Merz est susceptible d’agir est d’aider l’Allemagne à passer d’un modèle très orienté vers l’exportation à un modèle plus domestique pour alimenter la croissance. 

La défense pourrait donc faire partie de la restructuration du modèle économique européen dans la mesure où elle est compatible avec d’autres secteurs manufacturiers.

La Banque centrale européenne a joué un rôle clef dans la stabilisation des marchés pendant la pandémie. Quel pourrait être le rôle de Francfort dans ce contexte ?

De même que Mario Draghi avait introduit le « whatever it takes » pour préserver l’euro, Christine Lagarde avait introduit le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) pour mettre fin à la fragmentation interne. 

Dans les deux cas, la BCE a considéré qu’il s’agissait d’un moment existentiel : l’action combinée de la BCE, de la Commission et la volonté des États membres de franchir les lignes rouges ont permis à l’Europe de réussir.

L’un des éléments positifs cette fois-ci est que nous n’avons pas encore vu les risques de fragmentation interne refaire surface. La BCE devra certainement rester sur ses gardes pour que cela ne se produise pas, mais jusqu’à présent, le système offre un certain niveau de stabilité.

Je serais favorable à ce que la BCE fasse davantage pression en faveur d’une capacité budgétaire centrale : Chirstine Lagarde est bien placée pour montrer aux États membres et aux gouvernements les avantages d’un rapprochement vers une capacité budgétaire centrale soutenue par une émission de dette commune et l’introduction d’un véritable actif européen sûr. C’est essentiel pour nous protéger dans ce monde vulnérable, car Trump menace également d’arsenaliser le dollar.

Un actif européen sûr est l’élément clef pour renforcer la domination internationale de l’euro. Il protégera également l’économie européenne. Cela nécessite un changement de mentalité en termes d’aléa moral et de mutualisation de la dette. Mais la BCE peut le faire.

L’article « Les États-Unis de Trump ne gagneront pas cette guerre », une conversation avec Marco Buti est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (3221 mots)

Comment l’Europe devrait-elle réagir au « Liberation Day » ?

L’Union a, au fond, trois options : ne pas riposter et essayer de négocier une baisse de certains droits de douane ; adopter une approche ciblée et appliquer des droits de douane uniquement à une gamme limitée de produits, comme cela a été fait dans le cas de l’acier et de l’aluminium ; enfin, appliquer une stratégie horizontale de représailles, y compris pour les services — mais de manière intelligente, avec des exceptions pour les produits que nous devons continuer à importer des États-Unis et de manière progressive. 

La pire des réponses est celle qui se situe à mi-chemin : elle serait facilement déjouée par Trump qui répliquerait par une menace de droits de douane de 200 % — comme dans le cas du bourbon du Kentucky. La première serait rationnelle si nous étions dans une partie à une seule manche — mais ce n’est pas le cas. Par conséquent, une réponse ferme et proportionnée, comme l’a annoncé la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, est la seule véritable option. 

Si elle fait preuve d’unité et de détermination, l’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire. 

L’Union devrait être prête à se servir de l’instrument anti-coercition.

Marco Buti

Le président Trump a qualifié l’Union de « triste à voir, tellement pathétique » — la Commission devrait-elle utiliser son « bazooka » — son instrument anti-coercition — contre les États-Unis ?

Ce petit jeu tarifaire est non seulement critique sur le plan économique, mais aussi — et pour l’Union, c’est encore plus important — pour des raisons politiques et institutionnelles. Fondamentalement, l’équipe Trump-Vance méprise l’Union non pas pour ce qu’elle fait mais pour ce qu’elle est.

Valider la perception d’une Union faible et divisée serait une erreur dramatique. 

L’instrument de lutte contre la coercition nous permet d’élargir la réponse à des domaines autres que les droits de douane.

Il a été conçu pour être utilisé contre la Chine : il est tragique qu’il soit utilisé contre les États-Unis. Mais l’Union devrait être prête à s’en servir.

Si l’on avait des doutes sur la fermeté de la réponse, la Chine, en répliquant par un droit de douane de 34 %, a ouvert la voie.

Les États-Unis peuvent-ils gagner la guerre commerciale qu’ils ont déclaré au reste du monde — ou l’administration Trump néglige-t-elle les risques que cela impliquerait pour les États-Unis ?

Les États-Unis ne gagneront pas cette guerre — mais cela ne signifie pas que ce sera facile pour nous. 

Leur mépris de l’Union est profondément ancré dans leur façon de penser.

Nous ne sortirons pas de cette situation en étant gentils ou en les charmant. Nous devons montrer que l’Europe peut leur tenir tête en tirant parti de notre puissance économique, en particulier en matière de commerce.

Il est important que nous soyons fiers de ce que nous sommes et que nous nous comportions en conséquence : je ne crois pas qu’un seul État membre puisse influencer l’administration. Les bâtisseurs de ponts sont importants lorsqu’ils parlent au nom de l’Union, et pas seulement de leur intérêt national.

La présidente de la Commission devra être forte car elle fera face à la pression politique de plusieurs États membres pour diluer notre réponse aux droits de douane de Trump. La pire chose que nous puissions faire serait de montrer aux Américains nos divisions : c’est précisément dans cette plaie-là que Trump remuerait le couteau.

Cela ne signifie pas qu’il faille couper tous les canaux de communication avec l’administration. Mais lorsqu’il s’agit de négocier, les États membres ne devraient pas saper les actions de la Commission.

L’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.

Marco Buti

Mario Draghi a imploré les décideurs politiques européens de « faire quelque chose » de toute urgence face à un contexte géopolitique complexe sous Trump et Poutine. Comment l’Europe doit-elle articuler sa réponse ?

Il faut pouvoir concilier l’agenda politique interne de l’Union avec son agenda externe.

Il est devenu évident que le parapluie américain n’est plus là — et ne le sera pas à l’avenir. 

Si on lit les messages du fameux groupe Signal, qui ont été rendus publics récemment, l’animosité de l’administration américaine à l’égard de l’Union est frappante. L’administration Trump n’est pas seulement transactionnelle en matière d’argent : elle l’est aussi sur les valeurs.

Nous devons donc nous ressaisir. En matière de défense, d’abord. Mais nous devons aussi réduire la vulnérabilité de l’économie européenne et de notre modèle de croissance. Trop souvent, nous avons compté sur la demande extérieure. Or c’est là le comportement typique d’un petit pays, pas d’une grande Union.

Un petit pays est généralement très ouvert, dépend de facteurs externes et s’attend à ce que les autres le tirent vers le haut en période de difficulté. 

Mais nous ne sommes pas un petit pays.

L’Europe est une puissance économique, nous ne pouvons pas nous comporter ainsi. Notre tâche consiste maintenant à réorienter notre modèle européen. Nous devons mettre l’accent sur le développement des biens publics européens et, pour ce faire, nous devrons restructurer le budget de l’Union.

Enfin, l’Europe devra reconstruire le multilatéralisme de bas en haut. Nous ne pouvons pas compter sur les institutions de Bretton Woods — telles que le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC — car elles ont été affaiblies par les États-Unis depuis des années — avant que Trump ne leur assène le coup fatal. Au cours de la dernière décennie, le libre-échange a été érodé, de Trump I à Biden et maintenant Trump II, qui est plus brutal mais aussi une forme de continuum.

Ce sont des changements structurels.

Nous ne sommes pas un petit pays. L’Europe est une puissance économique.

Marco Buti

Entre-temps, Berlin a brisé ses lignes rouges historiques en matière de règles budgétaires et de dépenses. Comment la nouvelle approche de l’Allemagne contribue-t-elle à la réponse européenne que vous décrivez ?

L’annonce par l’Allemagne de la mobilisation de près de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure est un changement véritablement tectonique.

Il s’agit d’un tournant historique.

La question qui reste en suspens est de savoir si ce changement conduira l’Allemagne à se concentrer uniquement sur ses compétences nationales ou à s’inscrire dans un mouvement européen plus large. Friedrich Merz a dépensé un capital politique énorme pour franchir ces lignes rouges avant même que le prochain parlement ne se prononce sur l’urgence du moment. Dans l’intérêt de l’Europe, nous devons être conscients de l’ampleur de ces changements car nous parlons d’un nouveau chancelier qui franchit des lignes rouges profondément ancrées — et qui pourraient ne pas être populaires auprès d’une partie de son électorat.

C’est louable et cela suggère un changement de vitesse en Allemagne. Le chancelier Scholz avait centré son engagement sur une dimension purement nationale — sans en faire un élément constitutif de l’Europe. Le nouveau gouvernement, on l’espère, inscrira ses ambitions dans une nouvelle stratégie européenne.

Mario Draghi a récemment suggéré que l’Allemagne ne devrait pas agir seule. Berlin dispose des moyens et de la marge de manœuvre budgétaire nécessaires pour se réarmer, contrairement à d’autres États membres. L’Europe à deux vitesses vous préoccupe-t-elle et avons-nous besoin d’un moment « quoi qu’il en coûte » pour faire face à Trump ?

Les propositions présentées par la Commission sont une première étape essentielle — mais elles ne suffisent pas.

Nous sommes à un tournant et il n’y a pas de voie intermédiaire. L’Allemagne a la puissance de feu nationale pour prendre ces décisions, mais d’autres ont une marge de manœuvre budgétaire beaucoup plus réduite. Or il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.

Nous aurons besoin d’investissements dans les biens publics européens directement au niveau européen, soutenus par de nouvelles ressources propres et une dette commune.

C’est absolument essentiel.

Il existe un parallèle intéressant entre la situation actuelle et la réponse à la pandémie. À l’époque, la Commission a suspendu les règles budgétaires et a introduit l’outil SURE pour fournir aux États membres des prêts à faible taux d’intérêt. Nous avons atteint ce stade avec SAFE et l’introduction de la clause dérogatoire générale. Mais rappelons-nous que ce n’est qu’une partie de la réponse.

Il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.

Marco Buti

À l’époque, les commissaires Paolo Gentiloni et Thierry Breton avaient rédigé un éditorial commun appelant à une dette commune qui a changé les paramètres du débat. Le président Macron et la chancelière Merkel avaient quant à eux articulé l’idée de subventions massives dans un véhicule qui est finalement devenu NextGenerationEU.

Cette partie manque encore à présent — alors qu’elle est nécessaire.

Qui peut jouer ce rôle maintenant ?

En l’état actuel des choses, c’est difficile à dire. Je ne vois pas d’équivalent au leadership que j’ai mentionné. Cela dépendra du chancelier allemand qui s’apprête à entrer en fonction. Berlin devra montrer qu’elle veut une solution européenne et si je devais, je dirais qu’avec le temps, ils arriveront à la conclusion que c’est absolument nécessaire.

Cela étant dit, je ne pense pas non plus que nous devrions nous contenter de « cloner » simplement le plan de relance NextGenerationEU. Un instrument similaire est la voie — pas une copie conforme.

NextGenerationEU fonctionnait comme un paquet de 750 milliards d’euros composé principalement de subventions puis de prêts. Le Conseil européen a modifié sa conception pour réduire les projets transnationaux et augmenter les transferts aux États membres. Je ne pense pas que ce serait approprié aujourd’hui  : car lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.

Par rapport à NextGeneration, un autre élément est déterminant : la défense européenne devra inclure l’Ukraine et des pays qui ne sont pas membres de l’Union, comme la Norvège, par exemple.

La Commission européenne devra évidemment jouer un rôle de back-office pour que cette initiative ne se disperse pas. Mais elle ne peut pas faire de la politique spectacle. Il reviendra à une coalition de volontaires et aux États membres de faire part de leur ambition.

Lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.

Marco Buti

La réponse à la mise en place du dispositif de prêts SAFE a pourtant été tiède : aucun État membre n’a déclaré publiquement qu’il utiliserait ce mécanisme ou activerait la clause de sauvegarde. Il existe une inquiétude profondément ancrée concernant l’accumulation de dettes supplémentaires, même si cela s’avère nécessaire pour la défense.

Il est toujours difficile d’être le premier — surtout lorsqu’il s’agit de prendre des risques.

L’attitude générale est, il est vrai, attentiste, car on pourrait n’avoir pas encore déployé l’ensemble des instruments de la réponse — par le biais d’emprunts communs par exemple. Par ailleurs, il faut reconnaître l’hétérogénéité des préférences en Europe. La perception du risque n’est pas la même entre les pays voisins de la Russie, qui peuvent sentir la pression peser sur eux — et des pays comme l’Espagne et l’Italie. Les répercussions financières suscitent également des inquiétudes mais ces arguments cachent surtout un manque de volonté d’investir dans la défense.

Certains des pays que vous mentionnez font valoir que leur situation financière pourrait être compromise avant celle des marchés. Les rendements obligataires sont en hausse depuis que l’Allemagne a annoncé son plan de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure. Ont-ils raison ?

L’augmentation des taux d’intérêt à long terme en Allemagne est normale. Elle reflète deux éléments : ils vont inonder le marché de nouvelles dettes et vont avoir une politique budgétaire expansionniste. Le revers de la médaille est que ce plan pourrait améliorer les perspectives de croissance de l’Allemagne.

Il est crucial d’éviter la fragmentation du marché — en particulier du marché obligataire. La Banque centrale européenne et la Commission ont réussi à éviter une telle fragmentation pendant la pandémie. D’une certaine manière, cela pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr : dans ces nouvelles circonstances, cela pourrait devenir une idée intéressante du point de vue de l’Allemagne, peut-être pas immédiatement, mais avec le temps et pas seulement pour la défense.

Ursula von der Leyen a-t-elle commis une erreur en présentant une initiative exclusivement axée sur la défense dans le cadre de ReArm Europe au lieu d’un ensemble plus complet incluant des éléments plus larges pour stimuler la compétitivité, par exemple ?

ReArm était probablement un lapsus… l’initiative a déjà été rebaptisée Readiness 2030. 

Mais au-delà du mon : je pense que mettre tous nos œufs dans le même panier de la défense ne représente pas un bon équilibre politique. Nous semblons oublier que le rapport Draghi a été publié en septembre dernier et que cette Commission s’est engagée à le mettre en œuvre : la défense en était un aspect important — mais ce n’était pas le seul.

Le moment que nous traversons pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr.

Marco Buti

Pour assurer la souveraineté de l’Europe, la sécurité est primordiale. Mais si nous voulons répondre globalement aux menaces de Trump — qui représentent des risques systémiques pour l’Union — nous devons agir dans trois directions : la défense, la croissance de notre marché intérieur et le développement de nouvelles alliances à l’échelle mondiale.

Il existe des interactions entre ces trois éléments. L’un des domaines dans lesquels Friedrich Merz est susceptible d’agir est d’aider l’Allemagne à passer d’un modèle très orienté vers l’exportation à un modèle plus domestique pour alimenter la croissance. 

La défense pourrait donc faire partie de la restructuration du modèle économique européen dans la mesure où elle est compatible avec d’autres secteurs manufacturiers.

La Banque centrale européenne a joué un rôle clef dans la stabilisation des marchés pendant la pandémie. Quel pourrait être le rôle de Francfort dans ce contexte ?

De même que Mario Draghi avait introduit le « whatever it takes » pour préserver l’euro, Christine Lagarde avait introduit le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) pour mettre fin à la fragmentation interne. 

Dans les deux cas, la BCE a considéré qu’il s’agissait d’un moment existentiel : l’action combinée de la BCE, de la Commission et la volonté des États membres de franchir les lignes rouges ont permis à l’Europe de réussir.

L’un des éléments positifs cette fois-ci est que nous n’avons pas encore vu les risques de fragmentation interne refaire surface. La BCE devra certainement rester sur ses gardes pour que cela ne se produise pas, mais jusqu’à présent, le système offre un certain niveau de stabilité.

Je serais favorable à ce que la BCE fasse davantage pression en faveur d’une capacité budgétaire centrale : Chirstine Lagarde est bien placée pour montrer aux États membres et aux gouvernements les avantages d’un rapprochement vers une capacité budgétaire centrale soutenue par une émission de dette commune et l’introduction d’un véritable actif européen sûr. C’est essentiel pour nous protéger dans ce monde vulnérable, car Trump menace également d’arsenaliser le dollar.

Un actif européen sûr est l’élément clef pour renforcer la domination internationale de l’euro. Il protégera également l’économie européenne. Cela nécessite un changement de mentalité en termes d’aléa moral et de mutualisation de la dette. Mais la BCE peut le faire.

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02.04.2025 à 03:00

Tarifs douaniers de Trump : l’offensive commerciale de Mar-a-Lago et ses impasses en 7 graphiques

Matheo Malik
Points clefs
  • Le concept de « Bretton Woods 2.0 », inventé par Folkerts-Landau et Garber en 2003, décrivait un ordre monétaire organisé autour de la Chine dont les excédents étaient réinvestis dans la dette américaine, agissant ainsi à la fois comme la source de la détérioration de la balance courante américaine et comme le garant de sa viabilité.
  • Nous sommes aujourd’hui à l’ère de « Bretton Woods 3.0 » : la principale contrepartie du besoin de financement des États-Unis est une économie mature, l’Europe.
  • Depuis 2022, les investisseurs de la zone euro sont les principaux détenteurs étrangers de la dette publique américaine. Les États-Unis devraient y trouver leur compte car il est préférable de compter sur l’épargne d’un allié politique et militaire pour continuer à mener des politiques fiscales dépensières que sur un rival géopolitique tel que la Chine. 
  • Dans cette situation, pourquoi essayer de réparer quelque chose qui n’est pas cassé ? Le nouveau président du Conseil des conseillers économiques des États-Unis, Stephen Miran, a émis l’idée de forcer les Européens à augmenter leur exposition à la dette américaine, en guise de « redevance » pour bénéficier du soutien militaire des États-Unis et éviter les droits de douane.
  • Cette approche coercitive des États-Unis a une limite fondamentale : les stratégies alternatives des Européens — par exemple le développement de leur propre souveraineté en matière de défense — pourraient devenir économiquement attrayantes si le coût de la relation transatlantique devenait trop élevé. Le fait que Friedrich Merz ait déjà exprimé son intérêt pour une telle révision stratégique pointe dans cette direction. 

Penser la relation transatlantique au-delà de la balance commerciale

Les déficits commerciaux bilatéraux ne devraient pas avoir d’importance d’un point de vue macroéconomique. Seule la balance globale des opérations courantes — qui mesure la part de l’investissement intérieur qui ne peut être couverte par l’épargne intérieure et détermine donc le volume des entrées de capitaux nécessaires en provenance du reste du monde — est importante en termes de viabilité financière. 

Pourtant, puisque les équilibres bilatéraux semblent être la boussole de Donald Trump sur ces questions, ils ne peuvent en pratique pas être ignorés étant donné l’ampleur du déficit commercial bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Union — 235 milliards de dollars en 2024, soit un cinquième du total. La réalité de la relation transatlantique est toutefois beaucoup plus complexe et plus équilibrée que ce que l’examen superficiel du commerce des marchandises pourrait laisser penser. En effet, la « balance commerciale » ne prend en compte que les échanges de marchandises. À cet égard, la détérioration de la position des États-Unis par rapport à la zone euro est évidente, alors même que le déficit était déjà important il y a dix ans. Il est intéressant de noter que, du moins pour l’instant, la nouvelle dépendance de l’Europe à l’égard du gaz liquéfié américain pour remplacer le gaz naturel russe n’a pas changé la donne : la régularité dans le temps de la détérioration de la balance commerciale bilatérale des États-Unis — qui semble d’ailleurs imperméable aux changements d’orientation politique à Washington — suggère que quelque chose de plus structurel est en jeu dans ce domaine. 

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Toutefois, cet important déficit commercial américain — environ 200 milliards d’euros cumulés au cours des quatre trimestres allant jusqu’au troisième trimestre 2024, le dernier point de données disponible si l’on utilise les données européennes et non américaines — ne s’accompagne pas d’un déficit équivalent de la balance courante : selon cette mesure, la relation bilatérale entre les États-Unis et la zone euro a été presque parfaitement équilibrée au cours des deux dernières années.

En simplifiant un peu, il faut ajouter à la balance commerciale les échanges de services et les flux de revenus pour obtenir le compte courant. Jusqu’au début de l’année 2019, les balances commerciale et courante évoluaient de manière synchronisée. La divergence provient d’une détérioration soudaine et massive du déficit de la zone euro dans les échanges de services avec les États-Unis, et dans une moindre mesure une dégradation de sa balance des revenus.

Commençons par les services. La Banque centrale européenne (BCE) fournit une ventilation assez précise de la balance bilatérale des services. Les échanges de « redevances pour l’utilisation de la propriété intellectuelle (PI) » ont été le principal moteur de la détérioration globale de la balance des services de la zone euro avec les États-Unis au cours des dernières années.

Dans son bulletin de juin 2023, l’article portant sur le compte courant de la zone euro après la pandémie mentionne d’ailleurs cette donnée clef 1. La BCE attribue ce mouvement aux « opérations de restructuration menées par de grandes entreprises multinationales, y compris le transfert aux États-Unis d’actifs de propriété intellectuelle, précédemment détenus dans des filiales situées dans des centres offshore. Du point de vue de la zone euro, ces transactions impliquent principalement l’Irlande et les Pays-Bas, en raison de leur rôle de plaque tournante pour les grandes entreprises multinationales de la zone euro ».

Cette question n’est pas seulement technique. Derrière les réorganisations d’entreprises se cache en effet une « vérité » économique. Pendant des années, la balance européenne des services a sous-évalué les importations de produits de propriété intellectuelle qui étaient pourtant américains — c’est-à-dire les licences de logiciels accordées par des développeurs basés aux États-Unis. Le fait que ces produits soient désormais délocalisés aux États-Unis — notamment pour des raisons fiscales que nous examinerons plus loin — rend à notre avis plus réalistes les calculs des échanges de services tels qu’ils désormais pris en compte dans les données de la balance des opérations courantes.

Les « bonnes affaires » des États-Unis en Europe : un Bretton Woods 3.0

En résumé, l’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée. Pour être plus concret et bien sûr caricatural : pendant la journée, les Européens fabriquent des voitures pour le marché américain en utilisant des logiciels américains avant de rentrer chez eux pour regarder des séries télévisées américaines sur des plateformes américaines. 

Or il n’est pas bon pour l’économie européenne de se spécialiser ainsi.

En effet, à mesure que les revenus augmentent, les préférences des consommateurs s’orientent vers des « expériences » — essentiellement fournies par des services (par exemple, loisirs ou soins de santé de qualité) — plutôt que vers la possession de biens matériels. En outre, alors que la domination des États-Unis en matière de propriété intellectuelle reste incontestée — du moins pour l’instant — la concurrence pour la fourniture de biens est intense, par exemple pour les voitures. 

L’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée.


Gilles Moëc

Ainsi, si l’on prend en compte les services, la relation transatlantique semble bénéfique pour les États-Unis à long terme. La seule pomme de discorde devrait être de nature politique : l’administration américaine actuelle accorde une importance toute particulière au déficit commercial en biens matériels, considéré comme une menace pour les perspectives d’emploi des cols bleus américains. Il nous semble y avoir très peu de preuves que ce soit le cas. En effet,  le déficit commercial bilatéral est en augmentation constante depuis plus de 10 ans, tandis que la part de l’industrie manufacturière dans l’emploi total s’est stabilisée à environ 10 % aux États-Unis. Accorder une telle importance à cette question pourrait même être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.

Passons maintenant aux échanges de  revenus. Paradoxalement, compte tenu de leur déficit dans la balance bilatérale des revenus, les Européens tirent moins de profits de leurs immenses investissements financiers dans les actifs américains qu’ils ne paient aux investisseurs américains sur un stock d’investissement pourtant de moindre ampleur des Américains dans les actifs européens. Cela est d’autant plus remarquable que les taux d’intérêt sont tendanciellement plus élevés aux États-Unis qu’en Europe.

Le rendement des investissements de portefeuille est beaucoup plus élevé pour les investisseurs américains dans la zone euro que pour les investisseurs européens aux États-Unis. Cette situation s’explique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les entreprises américaines versent généralement des dividendes moins élevés que leurs homologues européennes. Ensuite, il y a également une différence significative dans le rendement des revenus des investissements directs, beaucoup plus élevés pour les Américains que pour les Européens — un écart significatif apparaissant au cours des cinq dernières années.

Nous sommes tentés d’expliquer cela par la vaste réforme de l’impôt sur les sociétés mise en œuvre par Donald Trump au cours de son premier mandat, qui a fortement incité les entreprises multinationales ayant leur siège aux États-Unis à rapatrier les bénéfices de leurs entités étrangères en réduisant le taux global de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 % et en modifiant les règles d’exonération des bénéfices accumulés dans les pays étrangers. C’est aussi probablement la raison pour laquelle elles ont délocalisé leur propriété intellectuelle. La seule catégorie dans laquelle les investisseurs de la zone euro aux États-Unis sont mieux lotis que les investisseurs américains dans la zone euro est celle des « autres investissements ». Cette catégorie comprend les prêts et les dépôts en devises, sur lesquels joue mécaniquement le différentiel de taux d’intérêt. Cela devrait rappeler à l’administration américaine que les entreprises américaines font de « bonnes affaires » dans la zone euro et que les bénéfices qui y sont produits contribuent à compenser le déficit commercial des États-Unis et génèrent des recettes fiscales dont le budget américain a grand besoin. Fondamentalement, le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.

Compte tenu de tout cela, en 2022, la zone euro est devenue la première source de financement étranger du déficit budgétaire américain, si l’on décompose les avoirs des non-résidents en titres du Trésor américain. En effet, la Chine réduit régulièrement sa contribution au financement du déficit américain depuis le pic atteint lors de la grande crise financière de 2009. Il en va de même du Japon.

David Folkerts-Landau avait forgé avec Peter Garber l’expression « Bretton Woods 2.0 » en 2003 pour décrire un ordre monétaire mondial potentiellement stable organisé autour de la Chine recyclant ses excédents en actifs américains, en particulier en titres du Trésor, agissant ainsi à la fois comme la source de la détérioration du déficit de la balance courante des États-Unis et comme la source de son financement. En 2009, ces auteurs ont prédit qu’avec la maturation de l’économie chinoise — qui génère donc moins d’excédents — d’autres pays émergents tels que l’Inde prendraient le relais. 

Accorder une telle importance à la question manufacturière pourrait être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.


Gilles Moëc

Nous pensons que « Bretton Woods 3.0 » est déjà en place, avec deux différences majeures par rapport au modèle Folkerts-Landau/Garber : premièrement, la principale contrepartie du besoin de financement des États-Unis est une économie mature, la zone euro, et non une économie émergente ; et deuxièmement, il ne s’agit pas du revers d’un déficit bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Europe si l’on prend en compte les échanges de services et les flux de revenus.

Là encore, les États-Unis devraient y trouver leur compte : il est beaucoup plus confortable de compter sur l’épargne d’un allié politique et militaire pour continuer à mener des politiques fiscales dépensières que sur l’épargne d’un rival géopolitique tel que la Chine.

Pour que ce Bretton Woods 3.0 puisse continuer à fonctionner, il faut que la zone euro continue à générer des excédents globaux de la balance courante, au-delà de sa relation bilatérale avec les États-Unis, afin de pouvoir exporter l’épargne excédentaire vers les États-Unis. Il y a en effet au moins deux façons d’interpréter les excédents de la balance courante : il s’agit soit du symptôme d’une faiblesse de la demande intérieure, soit du résultat d’une forte compétitivité. 

Ici apparaissent les contradictions internes de l’approche américaine actuelle à l’égard de l’Europe. Les responsables politiques américains déplorent régulièrement la faiblesse de la demande européenne — Donald Trump l’a exprimé dans son discours à Davos en janvier — alors que c’est précisément cette faiblesse — contrepartie de l’excès d’épargne de l’Europe — permet aux Européens d’acheter des quantités massives de titres américains. La faiblesse de la croissance européenne se traduit également par une baisse de la valeur des actifs financiers européens par rapport aux actifs américains, ce qui rend les avoirs en dollars américains attrayants pour les Européens. 

Les Européens peuvent accepter d’être mal rémunérés en termes de dividendes et d’intérêts sur leurs actifs américains si les gains en capital restent élevés. Or si en plus de la faiblesse de la demande intérieure ils étaient frappés par des droits de douane, leur capacité à recycler l’épargne vers les actifs américains diminuerait, de même que leur capacité à orienter une part importante de leur consommation vers des produits générant des revenus de propriété intellectuelle pour les entreprises américaines.

De quoi un « Accord Mar-a-Lago » serait le nom

Il en va de même pour les préoccupations relatives aux devises. L’administration américaine souhaite une baisse du dollar. Or, une appréciation de l’euro se traduirait par une diminution de l’excédent de la balance courante en Europe et donc par une moindre capacité à financer le déficit américain.

Stephen Miran, nommé président du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, a écrit, lorsqu’il travaillait encore dans le secteur privé, un essai très pertinent sur la manière de déformer le système monétaire mondial pour mieux servir les intérêts économiques des États-Unis. Il y évoque plusieurs moyens de provoquer une dépréciation du dollar sans pour autant entraîner une baisse de la demande d’actifs américains, ce qui entraînerait une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis et, à terme, un ralentissement de l’économie et compliquerait encore davantage la résolution de l’équation budgétaire déjà complexe. 

Son idée est que, dans le cadre d’un « Accord de Mar a-Lago », s’inspirant des accords du Louvre et du Plaza des années 1980, lorsque l’Europe et le Japon avaient consenti à un effort conjoint pour déprécier le dollar, les banques centrales étrangères accepteraient de transférer leurs réserves vers des obligations du Trésor américain à très long terme — voire une dette perpétuelle — ce qui plafonnerait les taux d’intérêt à long terme tandis que les investisseurs privés déserteraient le marché américain, anticipant la dépréciation du dollar.

Miran lui-même souligne combien il serait improbable que les Européens acceptent une telle démarche et introduit pour cette raison une dimension coercitive : l’investissement à long terme dans la dette américaine constituerait la « compensation » que les Européens paieraient pour éviter les droits de douane et bénéficier du maintien de la protection militaire de Washington. Cependant — et c’est un point auquel Miran fait allusion, sans le résoudre — un problème majeur est que les investissements européens aux États-Unis résultent principalement d’une multitude de décisions décentralisées prises par des opérateurs privés : entreprises de l’économie réelle pour les investissements directs, gestionnaires d’actifs et investisseurs institutionnels pour les mouvements de portefeuille.

Le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.


Gilles Moëc

Les réserves des banques centrales y jouent un rôle très modeste. C’est une différence essentielle avec Bretton Woods 2.0, lorsque les investissements chinois dans les bons du Trésor américain étaient centralisés par le gouvernement. Il est donc difficile de comprendre comment un accord de Mar-a-Lago fonctionnerait concrètement  : si les investisseurs privés étrangers aux États-Unis décident de rester sur place, aucune intervention verbale des banques centrales ne pourrait les convaincre de bouger.

Par ailleurs, si, parallèlement à une « déclaration commune solennelle » en faveur d’un dollar plus faible, la BCE annonçait son engagement à acheter des titres de dette américains à très long terme, les investisseurs privés pourraient décider qu’avec le renforcement de la viabilité à long terme des finances publiques américaines, il est plus judicieux d’accroître leurs avoirs en actifs américains. 

L’essai de Miran propose une autre idée — inquiétante : la possibilité de taxer les intérêts versés par les titres du Trésor aux investisseurs non-résidents. Cela les « éloignerait » probablement du marché obligataire américain, mais, compte tenu de l’écart entre le montant des réserves des banques centrales et les avoirs américains des investisseurs privés, l’effet net sur le coût global du financement américain pourrait être dramatique pour la santé de l’économie américaine. 

Dans la réalité, nous pensons qu’un « accord de Mar-a-Lago » ne pourrait pas fonctionner sans un engagement des banques centrales non américaines à relever leurs taux directeurs afin de réduire l’écart avec la Réserve fédérale (Fed). Cela serait essentiel pour déclencher un rapatriement ordonné de l’épargne hors des États-Unis. 

Même en ignorant la question, pourtant cruciale, de l’indépendance de la BCE, le calcul des Européens deviendrait alors très complexe. En effet, ils pourraient décider que la protection militaire des États-Unis et l’évitement des droits de douane ne justifient pas une appréciation de l’euro néfaste pour la compétitivité, combinée à une politique monétaire qui ne ferait qu’aggraver les performances économiques médiocres du continent. Le coût d’une intensification de leur propre effort de défense pourrait, comparativement, paraître acceptable, surtout si une part significative de ces dépenses supplémentaires est consacrée aux entreprises européennes.

En somme, l’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition. Il est possible que les Européens considèrent que le coût macroéconomique global de la tentative à tout prix de maintenir un lien politique et de défense étroit avec les États-Unis devienne trop élevé — rendant ainsi d’autres options géopolitiques plus acceptables.

Un bouleversement stratégique en Allemagne ?

Dans son livre de 2022, Leadership, six études de stratégie mondiale, Henry Kissinger rappelait comment les dirigeants européens qu’il respectait le plus — l’ouvrage contient une analyse pénétrante de la perspicacité d’Adenauer et de De Gaulle — lui exprimaient souvent des doutes quant à la solidité de l’engagement américain dans la défense de ses alliés européens. 

Un événement en particulier était régulièrement évoqué lors de ses conversations avec Adenauer : le fait que les États-Unis aient mis un coup d’arrêt à trois de leurs principaux alliés — la France, Israël et le Royaume-Uni — dans leur opération à Suez en 1956. En fin de compte, la conclusion que la France tira de Suez fut la nécessité de se doter de sa propre capacité nucléaire militaire, tandis que l’Allemagne — après le départ d’Adenauer du pouvoir — commença à développer sa propre stratégie à l’égard du bloc soviétique (« Ostpolitik »). 

L’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Mais il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition.

Gilles Moëc

La déclaration du prochain chancelier allemand Friedrich Merz résonne à la lumière de ces exemples historiques : « Nous devons discuter avec les Britanniques et les Français — les deux puissances nucléaires européennes — pour savoir si le partage nucléaire, ou du moins la sécurité nucléaire du Royaume-Uni et de la France, pourrait également s’appliquer à nous ». 

Demander aux Européens de sacrifier leur propre compétitivité, avec un transfert de la demande et de l’activité manufacturière de l’Europe vers les États-Unis, pose la question du coût relatif pour les Européens. 

Ils pourraient préférer consacrer cette part de leur PIB à d’autres questions, telle que l’organisation d’une défense souveraine. Stephen Miran permet aux Européens d’envisager qu’un autre calcul est possible — par rapport à son objectif initial, c’est pour le moins paradoxal.

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Texte intégral (4108 mots)
Points clefs
  • Le concept de « Bretton Woods 2.0 », inventé par Folkerts-Landau et Garber en 2003, décrivait un ordre monétaire organisé autour de la Chine dont les excédents étaient réinvestis dans la dette américaine, agissant ainsi à la fois comme la source de la détérioration de la balance courante américaine et comme le garant de sa viabilité.
  • Nous sommes aujourd’hui à l’ère de « Bretton Woods 3.0 » : la principale contrepartie du besoin de financement des États-Unis est une économie mature, l’Europe.
  • Depuis 2022, les investisseurs de la zone euro sont les principaux détenteurs étrangers de la dette publique américaine. Les États-Unis devraient y trouver leur compte car il est préférable de compter sur l’épargne d’un allié politique et militaire pour continuer à mener des politiques fiscales dépensières que sur un rival géopolitique tel que la Chine. 
  • Dans cette situation, pourquoi essayer de réparer quelque chose qui n’est pas cassé ? Le nouveau président du Conseil des conseillers économiques des États-Unis, Stephen Miran, a émis l’idée de forcer les Européens à augmenter leur exposition à la dette américaine, en guise de « redevance » pour bénéficier du soutien militaire des États-Unis et éviter les droits de douane.
  • Cette approche coercitive des États-Unis a une limite fondamentale : les stratégies alternatives des Européens — par exemple le développement de leur propre souveraineté en matière de défense — pourraient devenir économiquement attrayantes si le coût de la relation transatlantique devenait trop élevé. Le fait que Friedrich Merz ait déjà exprimé son intérêt pour une telle révision stratégique pointe dans cette direction. 

Penser la relation transatlantique au-delà de la balance commerciale

Les déficits commerciaux bilatéraux ne devraient pas avoir d’importance d’un point de vue macroéconomique. Seule la balance globale des opérations courantes — qui mesure la part de l’investissement intérieur qui ne peut être couverte par l’épargne intérieure et détermine donc le volume des entrées de capitaux nécessaires en provenance du reste du monde — est importante en termes de viabilité financière. 

Pourtant, puisque les équilibres bilatéraux semblent être la boussole de Donald Trump sur ces questions, ils ne peuvent en pratique pas être ignorés étant donné l’ampleur du déficit commercial bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Union — 235 milliards de dollars en 2024, soit un cinquième du total. La réalité de la relation transatlantique est toutefois beaucoup plus complexe et plus équilibrée que ce que l’examen superficiel du commerce des marchandises pourrait laisser penser. En effet, la « balance commerciale » ne prend en compte que les échanges de marchandises. À cet égard, la détérioration de la position des États-Unis par rapport à la zone euro est évidente, alors même que le déficit était déjà important il y a dix ans. Il est intéressant de noter que, du moins pour l’instant, la nouvelle dépendance de l’Europe à l’égard du gaz liquéfié américain pour remplacer le gaz naturel russe n’a pas changé la donne : la régularité dans le temps de la détérioration de la balance commerciale bilatérale des États-Unis — qui semble d’ailleurs imperméable aux changements d’orientation politique à Washington — suggère que quelque chose de plus structurel est en jeu dans ce domaine. 

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Toutefois, cet important déficit commercial américain — environ 200 milliards d’euros cumulés au cours des quatre trimestres allant jusqu’au troisième trimestre 2024, le dernier point de données disponible si l’on utilise les données européennes et non américaines — ne s’accompagne pas d’un déficit équivalent de la balance courante : selon cette mesure, la relation bilatérale entre les États-Unis et la zone euro a été presque parfaitement équilibrée au cours des deux dernières années.

En simplifiant un peu, il faut ajouter à la balance commerciale les échanges de services et les flux de revenus pour obtenir le compte courant. Jusqu’au début de l’année 2019, les balances commerciale et courante évoluaient de manière synchronisée. La divergence provient d’une détérioration soudaine et massive du déficit de la zone euro dans les échanges de services avec les États-Unis, et dans une moindre mesure une dégradation de sa balance des revenus.

Commençons par les services. La Banque centrale européenne (BCE) fournit une ventilation assez précise de la balance bilatérale des services. Les échanges de « redevances pour l’utilisation de la propriété intellectuelle (PI) » ont été le principal moteur de la détérioration globale de la balance des services de la zone euro avec les États-Unis au cours des dernières années.

Dans son bulletin de juin 2023, l’article portant sur le compte courant de la zone euro après la pandémie mentionne d’ailleurs cette donnée clef 1. La BCE attribue ce mouvement aux « opérations de restructuration menées par de grandes entreprises multinationales, y compris le transfert aux États-Unis d’actifs de propriété intellectuelle, précédemment détenus dans des filiales situées dans des centres offshore. Du point de vue de la zone euro, ces transactions impliquent principalement l’Irlande et les Pays-Bas, en raison de leur rôle de plaque tournante pour les grandes entreprises multinationales de la zone euro ».

Cette question n’est pas seulement technique. Derrière les réorganisations d’entreprises se cache en effet une « vérité » économique. Pendant des années, la balance européenne des services a sous-évalué les importations de produits de propriété intellectuelle qui étaient pourtant américains — c’est-à-dire les licences de logiciels accordées par des développeurs basés aux États-Unis. Le fait que ces produits soient désormais délocalisés aux États-Unis — notamment pour des raisons fiscales que nous examinerons plus loin — rend à notre avis plus réalistes les calculs des échanges de services tels qu’ils désormais pris en compte dans les données de la balance des opérations courantes.

Les « bonnes affaires » des États-Unis en Europe : un Bretton Woods 3.0

En résumé, l’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée. Pour être plus concret et bien sûr caricatural : pendant la journée, les Européens fabriquent des voitures pour le marché américain en utilisant des logiciels américains avant de rentrer chez eux pour regarder des séries télévisées américaines sur des plateformes américaines. 

Or il n’est pas bon pour l’économie européenne de se spécialiser ainsi.

En effet, à mesure que les revenus augmentent, les préférences des consommateurs s’orientent vers des « expériences » — essentiellement fournies par des services (par exemple, loisirs ou soins de santé de qualité) — plutôt que vers la possession de biens matériels. En outre, alors que la domination des États-Unis en matière de propriété intellectuelle reste incontestée — du moins pour l’instant — la concurrence pour la fourniture de biens est intense, par exemple pour les voitures. 

L’Europe vend des « biens physiques » de la vieille école aux États-Unis et achète en échange des « biens dématérialisés » aux États-Unis, d’une manière essentiellement équilibrée.


Gilles Moëc

Ainsi, si l’on prend en compte les services, la relation transatlantique semble bénéfique pour les États-Unis à long terme. La seule pomme de discorde devrait être de nature politique : l’administration américaine actuelle accorde une importance toute particulière au déficit commercial en biens matériels, considéré comme une menace pour les perspectives d’emploi des cols bleus américains. Il nous semble y avoir très peu de preuves que ce soit le cas. En effet,  le déficit commercial bilatéral est en augmentation constante depuis plus de 10 ans, tandis que la part de l’industrie manufacturière dans l’emploi total s’est stabilisée à environ 10 % aux États-Unis. Accorder une telle importance à cette question pourrait même être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.

Passons maintenant aux échanges de  revenus. Paradoxalement, compte tenu de leur déficit dans la balance bilatérale des revenus, les Européens tirent moins de profits de leurs immenses investissements financiers dans les actifs américains qu’ils ne paient aux investisseurs américains sur un stock d’investissement pourtant de moindre ampleur des Américains dans les actifs européens. Cela est d’autant plus remarquable que les taux d’intérêt sont tendanciellement plus élevés aux États-Unis qu’en Europe.

Le rendement des investissements de portefeuille est beaucoup plus élevé pour les investisseurs américains dans la zone euro que pour les investisseurs européens aux États-Unis. Cette situation s’explique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les entreprises américaines versent généralement des dividendes moins élevés que leurs homologues européennes. Ensuite, il y a également une différence significative dans le rendement des revenus des investissements directs, beaucoup plus élevés pour les Américains que pour les Européens — un écart significatif apparaissant au cours des cinq dernières années.

Nous sommes tentés d’expliquer cela par la vaste réforme de l’impôt sur les sociétés mise en œuvre par Donald Trump au cours de son premier mandat, qui a fortement incité les entreprises multinationales ayant leur siège aux États-Unis à rapatrier les bénéfices de leurs entités étrangères en réduisant le taux global de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 % et en modifiant les règles d’exonération des bénéfices accumulés dans les pays étrangers. C’est aussi probablement la raison pour laquelle elles ont délocalisé leur propriété intellectuelle. La seule catégorie dans laquelle les investisseurs de la zone euro aux États-Unis sont mieux lotis que les investisseurs américains dans la zone euro est celle des « autres investissements ». Cette catégorie comprend les prêts et les dépôts en devises, sur lesquels joue mécaniquement le différentiel de taux d’intérêt. Cela devrait rappeler à l’administration américaine que les entreprises américaines font de « bonnes affaires » dans la zone euro et que les bénéfices qui y sont produits contribuent à compenser le déficit commercial des États-Unis et génèrent des recettes fiscales dont le budget américain a grand besoin. Fondamentalement, le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.

Compte tenu de tout cela, en 2022, la zone euro est devenue la première source de financement étranger du déficit budgétaire américain, si l’on décompose les avoirs des non-résidents en titres du Trésor américain. En effet, la Chine réduit régulièrement sa contribution au financement du déficit américain depuis le pic atteint lors de la grande crise financière de 2009. Il en va de même du Japon.

David Folkerts-Landau avait forgé avec Peter Garber l’expression « Bretton Woods 2.0 » en 2003 pour décrire un ordre monétaire mondial potentiellement stable organisé autour de la Chine recyclant ses excédents en actifs américains, en particulier en titres du Trésor, agissant ainsi à la fois comme la source de la détérioration du déficit de la balance courante des États-Unis et comme la source de son financement. En 2009, ces auteurs ont prédit qu’avec la maturation de l’économie chinoise — qui génère donc moins d’excédents — d’autres pays émergents tels que l’Inde prendraient le relais. 

Accorder une telle importance à la question manufacturière pourrait être un mauvais calcul politique à long terme, puisque davantage d’Américains sont aujourd’hui employés par Google que par Ford Motors.


Gilles Moëc

Nous pensons que « Bretton Woods 3.0 » est déjà en place, avec deux différences majeures par rapport au modèle Folkerts-Landau/Garber : premièrement, la principale contrepartie du besoin de financement des États-Unis est une économie mature, la zone euro, et non une économie émergente ; et deuxièmement, il ne s’agit pas du revers d’un déficit bilatéral des États-Unis vis-à-vis de l’Europe si l’on prend en compte les échanges de services et les flux de revenus.

Là encore, les États-Unis devraient y trouver leur compte : il est beaucoup plus confortable de compter sur l’épargne d’un allié politique et militaire pour continuer à mener des politiques fiscales dépensières que sur l’épargne d’un rival géopolitique tel que la Chine.

Pour que ce Bretton Woods 3.0 puisse continuer à fonctionner, il faut que la zone euro continue à générer des excédents globaux de la balance courante, au-delà de sa relation bilatérale avec les États-Unis, afin de pouvoir exporter l’épargne excédentaire vers les États-Unis. Il y a en effet au moins deux façons d’interpréter les excédents de la balance courante : il s’agit soit du symptôme d’une faiblesse de la demande intérieure, soit du résultat d’une forte compétitivité. 

Ici apparaissent les contradictions internes de l’approche américaine actuelle à l’égard de l’Europe. Les responsables politiques américains déplorent régulièrement la faiblesse de la demande européenne — Donald Trump l’a exprimé dans son discours à Davos en janvier — alors que c’est précisément cette faiblesse — contrepartie de l’excès d’épargne de l’Europe — permet aux Européens d’acheter des quantités massives de titres américains. La faiblesse de la croissance européenne se traduit également par une baisse de la valeur des actifs financiers européens par rapport aux actifs américains, ce qui rend les avoirs en dollars américains attrayants pour les Européens. 

Les Européens peuvent accepter d’être mal rémunérés en termes de dividendes et d’intérêts sur leurs actifs américains si les gains en capital restent élevés. Or si en plus de la faiblesse de la demande intérieure ils étaient frappés par des droits de douane, leur capacité à recycler l’épargne vers les actifs américains diminuerait, de même que leur capacité à orienter une part importante de leur consommation vers des produits générant des revenus de propriété intellectuelle pour les entreprises américaines.

De quoi un « Accord Mar-a-Lago » serait le nom

Il en va de même pour les préoccupations relatives aux devises. L’administration américaine souhaite une baisse du dollar. Or, une appréciation de l’euro se traduirait par une diminution de l’excédent de la balance courante en Europe et donc par une moindre capacité à financer le déficit américain.

Stephen Miran, nommé président du Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche, a écrit, lorsqu’il travaillait encore dans le secteur privé, un essai très pertinent sur la manière de déformer le système monétaire mondial pour mieux servir les intérêts économiques des États-Unis. Il y évoque plusieurs moyens de provoquer une dépréciation du dollar sans pour autant entraîner une baisse de la demande d’actifs américains, ce qui entraînerait une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis et, à terme, un ralentissement de l’économie et compliquerait encore davantage la résolution de l’équation budgétaire déjà complexe. 

Son idée est que, dans le cadre d’un « Accord de Mar a-Lago », s’inspirant des accords du Louvre et du Plaza des années 1980, lorsque l’Europe et le Japon avaient consenti à un effort conjoint pour déprécier le dollar, les banques centrales étrangères accepteraient de transférer leurs réserves vers des obligations du Trésor américain à très long terme — voire une dette perpétuelle — ce qui plafonnerait les taux d’intérêt à long terme tandis que les investisseurs privés déserteraient le marché américain, anticipant la dépréciation du dollar.

Miran lui-même souligne combien il serait improbable que les Européens acceptent une telle démarche et introduit pour cette raison une dimension coercitive : l’investissement à long terme dans la dette américaine constituerait la « compensation » que les Européens paieraient pour éviter les droits de douane et bénéficier du maintien de la protection militaire de Washington. Cependant — et c’est un point auquel Miran fait allusion, sans le résoudre — un problème majeur est que les investissements européens aux États-Unis résultent principalement d’une multitude de décisions décentralisées prises par des opérateurs privés : entreprises de l’économie réelle pour les investissements directs, gestionnaires d’actifs et investisseurs institutionnels pour les mouvements de portefeuille.

Le recyclage des économies des Européens dans des actifs américains contribue à assurer la viabilité financière de l’économie américaine.


Gilles Moëc

Les réserves des banques centrales y jouent un rôle très modeste. C’est une différence essentielle avec Bretton Woods 2.0, lorsque les investissements chinois dans les bons du Trésor américain étaient centralisés par le gouvernement. Il est donc difficile de comprendre comment un accord de Mar-a-Lago fonctionnerait concrètement  : si les investisseurs privés étrangers aux États-Unis décident de rester sur place, aucune intervention verbale des banques centrales ne pourrait les convaincre de bouger.

Par ailleurs, si, parallèlement à une « déclaration commune solennelle » en faveur d’un dollar plus faible, la BCE annonçait son engagement à acheter des titres de dette américains à très long terme, les investisseurs privés pourraient décider qu’avec le renforcement de la viabilité à long terme des finances publiques américaines, il est plus judicieux d’accroître leurs avoirs en actifs américains. 

L’essai de Miran propose une autre idée — inquiétante : la possibilité de taxer les intérêts versés par les titres du Trésor aux investisseurs non-résidents. Cela les « éloignerait » probablement du marché obligataire américain, mais, compte tenu de l’écart entre le montant des réserves des banques centrales et les avoirs américains des investisseurs privés, l’effet net sur le coût global du financement américain pourrait être dramatique pour la santé de l’économie américaine. 

Dans la réalité, nous pensons qu’un « accord de Mar-a-Lago » ne pourrait pas fonctionner sans un engagement des banques centrales non américaines à relever leurs taux directeurs afin de réduire l’écart avec la Réserve fédérale (Fed). Cela serait essentiel pour déclencher un rapatriement ordonné de l’épargne hors des États-Unis. 

Même en ignorant la question, pourtant cruciale, de l’indépendance de la BCE, le calcul des Européens deviendrait alors très complexe. En effet, ils pourraient décider que la protection militaire des États-Unis et l’évitement des droits de douane ne justifient pas une appréciation de l’euro néfaste pour la compétitivité, combinée à une politique monétaire qui ne ferait qu’aggraver les performances économiques médiocres du continent. Le coût d’une intensification de leur propre effort de défense pourrait, comparativement, paraître acceptable, surtout si une part significative de ces dépenses supplémentaires est consacrée aux entreprises européennes.

En somme, l’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition. Il est possible que les Européens considèrent que le coût macroéconomique global de la tentative à tout prix de maintenir un lien politique et de défense étroit avec les États-Unis devienne trop élevé — rendant ainsi d’autres options géopolitiques plus acceptables.

Un bouleversement stratégique en Allemagne ?

Dans son livre de 2022, Leadership, six études de stratégie mondiale, Henry Kissinger rappelait comment les dirigeants européens qu’il respectait le plus — l’ouvrage contient une analyse pénétrante de la perspicacité d’Adenauer et de De Gaulle — lui exprimaient souvent des doutes quant à la solidité de l’engagement américain dans la défense de ses alliés européens. 

Un événement en particulier était régulièrement évoqué lors de ses conversations avec Adenauer : le fait que les États-Unis aient mis un coup d’arrêt à trois de leurs principaux alliés — la France, Israël et le Royaume-Uni — dans leur opération à Suez en 1956. En fin de compte, la conclusion que la France tira de Suez fut la nécessité de se doter de sa propre capacité nucléaire militaire, tandis que l’Allemagne — après le départ d’Adenauer du pouvoir — commença à développer sa propre stratégie à l’égard du bloc soviétique (« Ostpolitik »). 

L’approche actuelle des États-Unis concernant leurs relations commerciales et financières avec l’Europe vise à améliorer une situation déjà largement bénéfique aux États-Unis. Mais il y a une limite à la promotion des intérêts américains par la coercition.

Gilles Moëc

La déclaration du prochain chancelier allemand Friedrich Merz résonne à la lumière de ces exemples historiques : « Nous devons discuter avec les Britanniques et les Français — les deux puissances nucléaires européennes — pour savoir si le partage nucléaire, ou du moins la sécurité nucléaire du Royaume-Uni et de la France, pourrait également s’appliquer à nous ». 

Demander aux Européens de sacrifier leur propre compétitivité, avec un transfert de la demande et de l’activité manufacturière de l’Europe vers les États-Unis, pose la question du coût relatif pour les Européens. 

Ils pourraient préférer consacrer cette part de leur PIB à d’autres questions, telle que l’organisation d’une défense souveraine. Stephen Miran permet aux Européens d’envisager qu’un autre calcul est possible — par rapport à son objectif initial, c’est pour le moins paradoxal.

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01.04.2025 à 16:36

« Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström

Matheo Malik

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Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?

Cette fois-ci, ce sera pire.

Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.

Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.

Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Cecilia Malmström

Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.

Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.

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De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…

Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.

Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.

Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?

Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.

Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. 

Cecilia Malmström

Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.

Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.

Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?

Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.

Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.

Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.

La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.

Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Cecilia Malmström

L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?

La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.

Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.

J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.

Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?

La situation est assez inquiétante.

Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Les 27 pays de l’Union seront touchés.

Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.

Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.

Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Cecilia Malmström

L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?

Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.

Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.

L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.

L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.

Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.

Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.

Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.

Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?

Non, je ne pense pas.

Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.

Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.

L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.

Cecilia Malmström

Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.

Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?

Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.

En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.

Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.

Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.

Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.

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Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?

Cette fois-ci, ce sera pire.

Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.

Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.

Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Cecilia Malmström

Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.

Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.

[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]

De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…

Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.

Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.

Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?

Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.

Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. 

Cecilia Malmström

Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.

Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.

Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?

Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.

Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.

Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.

La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.

Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Cecilia Malmström

L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?

La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.

Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.

J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.

Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?

La situation est assez inquiétante.

Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Les 27 pays de l’Union seront touchés.

Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.

Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.

Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Cecilia Malmström

L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?

Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.

Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.

L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.

L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.

Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.

Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.

Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.

Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?

Non, je ne pense pas.

Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.

Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.

L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.

Cecilia Malmström

Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.

Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?

Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.

En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.

Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.

Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.

Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.

L’article « Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström est apparu en premier sur Le Grand Continent.

25.03.2025 à 09:54

Du mercantilisme au XXIe siècle

Matheo Malik

Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien

S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.

L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.

Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.

Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval. 

La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.

Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.

Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.

Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.

Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des  différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.

Pour conclure, je retiendrais deux points.

Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.

Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.

Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme. 

Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.

Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».

L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.

L’article Du mercantilisme au XXIe siècle est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1795 mots)

Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien

S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.

L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.

Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.

Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval. 

La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.

Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.

Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.

Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.

Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des  différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.

Pour conclure, je retiendrais deux points.

Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.

Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.

Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme. 

Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.

Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».

L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.

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