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27.10.2024 à 17:57
Jake Sullivan face à l’héritage des Bidenomics
Matheo Malik
« Pour éviter un second choc chinois, nous avons dû agir. »
Alors que l’ère Biden va prendre fin, son plus puissant conseiller en politique étrangère Jake Sullivan a prononcé à la Brookings Institution son troisième grand discours programmatique. Dans cet aggiornamento, il défend son bilan mais s’adresse aussi à son successeur : si Washington veut l’emporter face à Pékin, le consensus doit résister à l’élection du 5 novembre.
L’article Jake Sullivan face à l’héritage des Bidenomics est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (7805 mots)
Les Bidenomics, qui peuvent se targuer de résultats flatteurs sur le plan intérieur — croissance soutenue, explosion des investisseurs industriels, accroissement du taux d’emploi et même, en fin de compte, inflation de nouveau sous contrôle — ne semblent pas avoir réussi à imprimer dans l’opinion américaine. Preuve en est le niveau très dégradé de la popularité du Président Biden ou les jugements portés par les citoyens américains sur la situation économique. En conséquence, malgré des « fondamentaux » très positifs, Donald Trump a aujourd’hui 50 % de chance de retrouver son siège dans le Bureau ovale.
De manière paradoxale, si ces Bidenomics n’ont pas capté l’attention des Américains, ils ne sont pas passés inaperçus auprès des décideurs politiques et économiques étrangers. En témoignent les angoisses européennes vis-à-vis de la loi de réduction de l’inflation ou les critiques chinoises face à la politique de sécurité économique très restrictive poursuivie par les États-Unis.
Dans ce texte que nous traduisons et commentons pour la première fois, Jake Sullivan fait le bilan de cette politique en rappelant les principaux messages de l’équipe Biden : sur les investissements publics, l’inclusion nécessaire des droits des travailleurs et de l’environnement dans les accords commerciaux, de l’enclos « haut mais étroit » (small yard, high fences) autour des technologies critiques, des risques autour des surcapacités.
Son discours montre que l’Administration Biden a conscience des critiques qui lui sont adressées par son aile gauche, certains leaders économiques, des économistes et de nombreux pays adversaires ou partenaires selon laquelle elle serait habitée de la même logique de jeu à somme nulle que l’administration Trump — une logique qui la pousserait vers le protectionnisme et le découplage des économies.
Jake Sullivan propose donc de replacer la politique du Président Biden dans une optique nouvelle : celle du renforcement de la coopération mondiale pour le développement. Il reprend des idées déjà exposées dans son précédent discours à Brookings et l’idée d’un nouveau Plan Marshall récemment avancée par son ancien collègue, Brian Deese dans Foreign Affairs. Mais les avancées restent mesurées sur ce front, et il semble difficile, dans les conditions politiques actuelles de l’Amérique de faire preuve de générosité, même bien comprise, envers le reste du monde.
Le succès intérieur est bien fragile s’il ne se cristallise pas en soutien politique. À l’étranger, les États-Unis doivent montrer qu’ils savent manier l’arme économique positive en plus de celle des sanctions et des contrôles exports s’ils veulent bénéficier d’un peu de bienveillance.
Comme beaucoup d’entre vous le savent, j’étais présent l’année dernière pour exposer la vision du président Biden concernant le renouvellement du leadership économique américain, une vision qui répondait à plusieurs défis convergents auxquels notre pays était confronté : le retour d’une concurrence géopolitique intense, une augmentation des inégalités et une compression de la classe moyenne, une base industrielle américaine moins dynamique, une crise climatique qui s’accélère, des chaînes d’approvisionnement vulnérables et des changements technologiques rapides.
Si, au cours des trois dernières décennies, l’économie américaine a connu une croissance globale plus forte que celle des autres démocraties avancées et généré de réels progrès technologiques, nos politiques économiques ne se sont pas montrées en mesure de relever efficacement ces défis. C’est pourquoi le président Biden a mis en œuvre une stratégie industrielle moderne, fondée sur l’investissement dans notre pays et notre force nationale, et sur la réorientation de l’intention stratégique de notre politique étrangère pour encourager nos partenaires à faire de même.
En pratique, cela signifie mobiliser l’investissement public pour débloquer l’investissement privé afin de relever d’importants défis tels que la transition vers une énergie propre et l’intelligence artificielle, revitaliser notre capacité à innover et à construire, créer des chaînes d’approvisionnement mondiales diversifiées et résilientes, fixer des standards élevés dans tous les domaines, du travail à l’environnement en passant par la technologie. Parce que nous pensons que, sur un terrain de jeu où règne l’équité,l’Amérique peut être compétitive et réussir. Préserver l’ouverture des marchés et protéger notre sécurité nationale, tout en collaborant avec nos alliés et nos partenaires.
Depuis que j’ai exposé cette vision dans mon discours à Brookings l’année dernière, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt de nombreuses réponses réfléchies, car nous n’en sommes qu’au début. Les changements significatifs de politique exigent une itération et une réflexion constantes. C’est ce qui rendra notre politique plus forte et plus durable.
La doctrine économique — et géoéconomique — de l’administration Biden, fait l’objet de nombreuses discussions polémiques. Pour certains économistes, l’accent mis sur les crédits d’impôts et subvention dans l’IRA, au détriment de la taxation du carbone constitue une politique sous-optimale. Du côté des décideurs politiques, notamment au sein de l’Union européenne ou en Corée, l’ampleur des subventions, ainsi que les dispositions les plus protectionnistes des grandes lois de politique industrielle de l’Administration Biden, viennent remettre en cause l’attachement traditionnel des États-Unis à l’ouverture commerciale et menacent les investissements dans leurs propres pays. Une critique plus politique, notamment reflétée dans les écrits d’Adam Tooze, souligne le lien intime entre les Bidenomics et la stratégie géopolitique et la concurrence avec la Chine. Le fait que ce soit à nouveau le conseiller à la sécurité nationale qui vienne défendre cette stratégie économique tend à donner crédit à cette lecture.
Aujourd’hui, je suis donc heureux d’être de retour ici, à la Brookings Institution, pour reprendre cette conversation, car je crois vraiment que les idées dont je suis venu parler ainsi que les politiques qui en découlent font partie des éléments les plus importants de la politique étrangère et intérieure de l’administration, et je pense qu’elles constitueront un héritage important de la présidence de Joe Biden.
Je voudrais commencer par réfléchir à certaines des questions que j’ai entendues et proposer ensuite quelques moyens de consolider nos progrès.
Une question primordiale est au cœur de nombreuses autres : notre nouvelle approche signifie-t-elle que nous nous éloignons d’une vision à somme positive du monde, que l’Amérique n’en fait qu’à sa tête au détriment de tous les autres ?
C’est la critique principale qui est faite à l’Administration Biden. Le protectionnisme n’est plus agité comme la solution à tous les défis des États-Unis mais Joe Biden est revenu sur très peu des mesures de son prédécesseur. De nouveaux droits de douanes ont été introduits sur certains produits en provenance de Chine — véhicules électriques, semi-conducteurs, etc. — et surtout, la politique relative aux contrôles exports sur les semi-conducteurs avancés et les machines nécessaires à leur production ou les récentes mesures sur les véhicules qui, pour être commercialisés aux États-Unis ne doivent pas comporter de logiciels chinois, semblent sous-tendus par une volonté de déconnecter les économies en créant des chaînes de valeurs parallèles. Adam Tooze parle des Bidenomics comme des « Trumponomics pour les gens intelligents ».
En un mot, non, ce n’est pas le cas. En fait, nous revenons à une tradition qui a fait du leadership international américain une force durable, ce qu’Alexis de Tocqueville appelait « l’intérêt bien entendu ». L’idée qu’il est dans notre propre intérêt de renforcer nos partenaires et de soutenir un système économique équitable qui nous aide tous à prospérer.
Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons construit un ordre économique international dans un monde divisé, un ordre qui a aidé les nations libres à se redresser et à éviter de retomber dans les erreurs protectionnistes et nationalistes des années 1930, un ordre qui a également fait progresser la puissance économique et géopolitique des États-Unis.
Dans les années 1990, après l’effondrement de l’Union soviétique, nous avons étendu cet ordre à l’échelle mondiale, en englobant l’ancien bloc de l’Est, la Chine, l’Inde et de nombreux pays en développement. Soudainement, les grandes puissances n’étaient plus des adversaires ou des concurrents. Les capitaux circulaient librement à travers les frontières. Les chaînes d’approvisionnement mondiales sont devenues optimisées, sans stocks, dans une logique de « juste à temps », sans que personne n’envisage de risque stratégique potentiel.
Chacune de ces approches était à somme positive et reflétait le monde tel qu’il était.
Aujourd’hui, le monde des années 1990 est révolu. Il ne reviendra pas, et ce n’est pas un plan cohérent ou une critique que de le souhaiter.
Nous assistons au retour de la concurrence entre grandes puissances. Mais contrairement à l’époque de la guerre froide, nos économies sont étroitement liées. Avec l’IA, nous sommes à la veille d’un changement technologique révolutionnaire qui aura des implications économiques et géopolitiques. La pandémie a mis à nu les fragilités des chaînes d’approvisionnement mondiales qui s’aggravent depuis des décennies. La crise climatique devient de plus en plus urgente avec chaque ouragan et chaque vague de chaleur.
Il nous faut donc articuler, une fois de plus, la notion d’intérêt bien entendu de Tocqueville. Pour nous, cela signifie poursuivre une stratégie qui est fondamentalement à somme positive, calibrée sur les réalités géopolitiques d’aujourd’hui et enracinée dans ce qui est bon pour l’Amérique — pour les travailleurs américains, les communautés américaines, les entreprises américaines, la sécurité nationale et la force économique des États-Unis.
Nous continuons à croire profondément aux avantages mutuels du commerce et de l’investissement internationaux, renforcés et rendus possibles par des investissements publics audacieux dans des secteurs clés ; limités, dans des cas rares mais essentiels, par des contrôles de principe sur des technologies clefs pour la sécurité nationale ; protégés contre les pratiques néfastes hors marché, les abus en matière de travail et d’environnement, et la coercition économique ; et coordonnés de manière critique avec un large éventail de partenaires.
Les défis auxquels nous sommes confrontés ne sont pas uniquement les nôtres et nous ne pouvons pas non plus les résoudre seuls. Nous voulons et avons besoin que nos partenaires se joignent à nous. Et compte tenu du signal de demande qu’ils nous envoient, nous pensons qu’au cours de la prochaine décennie, le leadership américain se mesurera à notre capacité à aider nos partenaires à mettre en œuvre des approches similaires et à assurer l’alignement et la complémentarité de nos politiques et de nos investissements.
Si nous y parvenons, nous pourrons montrer que l’intégration économique internationale est compatible avec la démocratie et la souveraineté nationale. C’est ainsi que nous sortirons du trilemme de Dani Rodrik.
Le « triangle d’incompatibilité » de Rodrik postule qu’il est impossible de combiner souveraineté nationale, institutions démocratiques et intégration économique. Quelque quinze années après avoir émis cette hypothèse, l’émergence de Trump et ses critiques contre la mondialisation et le commerce international ont été interprétées par Rodrik comme une illustration de ce trilemme. Le bidenisme peut aussi être lu, à la lumière de ce modèle, comme le choix de sacrifier l’intégration économique pour sauvegarder les institutions démocratiques. Mais ici, Jake Sullivan suggère avoir trouver la voie pour résoudre les contradictions. En faisant reposer l’intégration économique sur des politiques expansionnistes d’investissement public, il pense pouvoir éviter le retour de bâton provoqué par la mondialisation, en évitant aux populations des ajustements brutaux.
Pour l’instant la mondialisation interventionniste et progressiste que l’Administration Biden cherche à susciter reste dans les limbes : en Europe, l’heure est à la consolidation budgétaire et au conservatisme économique — malgré le rapport Draghi. En Asie de l’Est, le Japon et la Corée du sud sont également gouvernés par des conservateurs, plus préoccupés de sécurité économique que de de lutte contre les abus en matière d’environnement et de droit du travail.
Une nouvelle administration démocrate pourrait relancer une mobilisation. Le retour de Donald Trump mettrait sous cloche pour les quatre prochaines années toute vision positive d’intégration économique.
Mais qu’est-ce que cela signifie en pratique ? Que signifie ce type d’approche à somme positive pour la politique commerciale ? Sommes-nous en train d’abandonner le commerce en tant que pilier central de la politique économique internationale ?
Les exportations et les importations américaines se sont remises de leur chute pendant la pandémie, la valeur réelle du commerce américain ayant largement dépassé les niveaux de 2019 au cours de chacune des deux dernières années. Nous sommes également la plus grande source d’investissements directs étrangers au monde.
Nous ne renonçons donc pas au commerce et à l’investissement internationaux ; nous essayons de nous écarter de politiques qui n’ont pas envisagé les défis urgents auxquels nous sommes confrontés : la crise climatique, les chaînes d’approvisionnement vulnérables, concentrées et critiques en minerais et en semi-conducteurs, les attaques persistantes contre les droits des travailleurs. Nous devons faire face à une concurrence mondiale accrue et à des partenaires qui mènent des politiques et usent de pratiques déloyales qui visent à fausser les marchés pour les dominer. Non seulement une concurrence mondiale accrue, mais aussi une concurrence accrue avec un pays qui utilise des politiques et des pratiques non-commerciales envahissantes pour fausser et dominer les marchés mondiaux.
Ignorer ou minimiser ces réalités ne nous aidera pas à tracer une voie viable pour l’avenir. Notre approche du commerce répond à ces défis.
Le climat en est un bon exemple. Les fabricants américains sont les leaders mondiaux de la production d’acier propre, mais ils ont dû rivaliser avec des entreprises qui produisent de l’acier à moindre coût, mais avec une intensité d’émissions plus élevée. C’est pourquoi, au début de l’année, la Maison-Blanche a mis sur pied un groupe de travail sur le climat et le commerce qui a élaboré un éventail d’outils appropriés pour promouvoir la décarbonation et veiller à ce que nos travailleurs et nos entreprises engagés dans une production plus propre ne soient pas désavantagés par des entreprises étrangères engagées dans une production plus polluante et fondée sur l’exploitation.
Les minéraux critiques constituent un autre exemple de la politique industrielle que nous voulons mener. Ce secteur est marqué par une extrême volatilité des prix, une corruption généralisée, une faible protection des travailleurs et de l’environnement. L’essentiel des minéraux critiques sont concentrés sur le territoire de la République populaire de Chine qui qui fait baisser artificiellement les prix pour empêcher les concurrents d’entrer sur le marché.
Si nous n’investissons pas aux côtés de nos partenaires dans la diversification de nos chaînes d’approvisionnement, la domination de la Chine ne fera que croître. Nous ne ferions que renforcer notre dépendance à un pays qui a démontré sa volonté d’arsenaliser de telles dépendances. Nous ne pouvons pas accepter cette situation — et nos partenaires ne le devraient pas non plus.
C’est pourquoi nous travaillons à la création d’un marché des minéraux critiques aux standards élevés qui permettrait une diversification de nos chaînes d’approvisionnement, et permettrait des conditions de concurrence équitables pour nos producteurs tout en respectant les droits des travailleurs et les réglementations environnementales. Nous sommes en train de réaliser des progrès tangibles dans la création de ce marché.
Dans de nombreux secteurs stratégiques — pas seulement les minerais essentiels mais aussi les cellules photovoltaïques, les batteries lithium-ion et les véhicules électriques — on constate l’émergence d’une tendance générale : l’économie chinoise produit bien plus que sa demande intérieure. La Chine déverse l’excédent sur les marchés mondiaux à des prix artificiellement bas, poussant les fabricants du monde entier à la faillite et accentuant la pression sur les chaînes d’approvisionnement.
Pour éviter un second choc chinois, nous avons dû agir.
Le thème des surcapacités chinoises est aujourd’hui au cœur des réflexions occidentales sur la politique économique chinoise et leurs relations commerciales avec ce pays. Sujet traditionnel de préoccupation vis-à-vis de la Chine, il portait principalement sur des industries lourdes, celles de la seconde révolution industrielle. Mais il s’est récemment élargi à des industries high-tech, à haut potentiel de croissance, notamment les panneaux photovoltaïques, les véhicules électriques et les semiconducteurs. C’est sur ce motif que Joe Biden a imposé de nouveaux droits de douanes en mai dernier. La préoccupation est partagée par les principaux alliés des États-Unis : lors du sommet du G7 de Borgo Egnazia, les leaders se sont accordés pour renforcer leur coordination en vue de résoudre les défis posés par les surcapacités et les politiques qui distordent de concurrence. De plus, la Commission européenne a imposé de nouveaux droits de douanes sur les véhicules électriques en provenance de Chine.
C’est ce qui a motivé les décisions relatives aux droits de douane appliqués au titre de la section 301 du Trade Act de 1974 au début de l’année.
ous savons désormais que des droits de douane généralisés et indiscriminés nuisent aux travailleurs, aux consommateurs et aux entreprises — aussi bien aux États-Unis que chez nos partenaires. Les preuves sont claires. C’est pourquoi nous avons choisi de mettre en place des droits de douane ciblés sur des pratiques déloyales dans des secteurs stratégiques où nos alliés et nous-mêmes investissons des centaines de milliards de dollars pour reconstruire notre industrie manufacturière et notre résilience.
Et surtout, nous constatons que nos partenaires des économies avancées et émergentes parviennent à des conclusions similaires concernant les surcapacités et prennent des mesures similaires pour prévenir les dégâts causés à leurs propres industries, de l’Union au Canada en passant par le Brésil, la Thaïlande, le Mexique, la Turquie et bien d’autres encore. Ce n’est pas rien.
Il s’agit d’une nouvelle approche commerciale que nous devons développer de concert avec nos partenaires. Nous avons besoin d’outils commerciaux modernes pour atteindre nos objectifs. Cela signifie qu’il faut envisager la conclusion de nouveaux accords commerciaux sectoriels, créer des marchés basés sur des normes lorsque cela est plus efficace et revitaliser les institutions internationales notamment en réformant véritablement l’OMC pour qu’elle puisse relever les défis que j’ai décrits.
Enfin, cela signifie qu’il faut réfléchir de manière plus globale à nos partenariats économiques. C’est pourquoi nous avons créé le Cadre économique pour l’Indo-Pacifique et le Partenariat des Amériques pour la prospérité économique — et c’est pourquoi nous leur avons donné des noms aussi accrocheurs.
Dans le cadre du Partenariat économique pour l’Indo-Pacifique, nous avons conclu trois accords avec 13 partenaires pour accélérer la transition vers les énergies propres, promouvoir des normes de travail élevées, combattre la corruption et anticiper les vulnérabilités de la chaîne d’approvisionnement afin d’éviter de larges perturbations. Avec l’APEP, nous visons à faire de l’hémisphère occidental un centre mondial compétitif pour les chaînes d’approvisionnement, notamment dans les secteurs des semi-conducteurs et de l’énergie propre.
Cela m’amène à une question que l’on m’a fréquemment posée depuis un an et demi : Quelle est la place de l’investissement national dans cette dynamique ? Comment notre approche fondée sur des gains mutuels s’intègre-t-elle dans notre stratégie industrielle moderne ?
En réalité, l’investissement public intelligent et ciblé a toujours été un élément crucial de la formule américaine. Ils sont essentiels pour catalyser l’investissement privé et la croissance dans des secteurs où les défaillances du marché ou d’autres obstacles conduiraient à un sous-investissement.
D’une manière ou d’une autre, en cours de route, nous l’avons oublié – ou du moins, nous avons cessé d’en parler. Pourtant, il n’existait aucune solution crédible pour la décarbonation ou la résilience des chaînes d’approvisionnement sans renouer avec cette tradition. Et c’est ce que nous avons fait.
Nous avons réalisé l’investissement le plus important jamais réalisé pour diversifier et accélérer le déploiement des énergies propres grâce à l’Inflation Reduction Act (IRA). Ces investissements génèrent des centaines de milliards de dollars d’investissements privés dans tout le pays ; une croissance rapide dans les technologies climatiques émergentes telles que les carburants durables pour l’aviation, la gestion du carbone, l’hydrogène vert, avec des investissements multipliés par 6 à 15 par rapport aux niveaux antérieurs à l’IRA.
Ces investissements nous aideront à respecter nos engagements climatiques. Cela fera progresser notre sécurité nationale, et garantira que les travailleurs et les communautés américaines pourront saisir les vastes opportunités économiques de la transition vers l’énergie renouvelable et que ces opportunités seront largement partagées. Cette dernière partie est cruciale.
Le fait est que de nombreuses communautés durement touchées au cours des décennies passées ne se sont toujours pas relevées, et que les deux tiers des adultes américains sans diplôme universitaire ont connu, ces quarante dernières années, une détérioration inacceptable de leurs salaires réels, de leur santé et d’autres indicateurs clefs.
Pendant de nombreuses années, les gens ont supposé que ces problèmes de répartition de la richesse seraient résolus après coup par des politiques nationales. Cela n’a pas fonctionné.
La promotion de l’équité, la création d’emplois de haute qualité et la revitalisation des communautés américaines ne peuvent être envisagées après coup, et c’est pourquoi nous les avons placées au cœur de notre approche.
Grâce aux incitations de l’IRA à construire dans les communautés d’énergie traditionnelle, les investissements dans ces communautés ont doublé sous la présidence de Joe Biden.
Lorsque nous avons mis en place ces mesures, nos partenaires étrangers ont craint qu’elles ne soient conçues pour les affaiblir en encourageant le déplacement des investissements et la production d’énergie propre vers les États-Unis.
Mais ce n’était pas le cas — et ce n’est toujours pas le cas.
Nous savons que nos partenaires doivent investir. Plus précisément : nous voulons qu’ils investissent. Le monde entier bénéficie des retombées des progrès réalisés en matière d’énergie propre grâce à ces investissements.
Nous sommes loin du point de saturation des investissements nécessaires pour atteindre nos objectifs de déploiement des énergies propres, et les marchés ne généreront pas non plus à eux seuls les ressources nécessaires.
Nous avons donc encouragé nos partenaires à investir dans leur propre force industrielle. Nous avons orienté la politique étrangère américaine pour devenir un partenaire plus constructif dans cette démarche. Et certains partenaires ont commencé à nous rejoindre. Au Japon, une politique de transformation verte a été mise en place ; en Inde des incitations liées à la production ; mais on pourrait citer aussi le crédit d’impôt pour l’énergie propre du Canada ou le Pacte vert de l’Union européenne.
À mesure que de plus en plus de pays adoptent cette approche, nous continuerons à mettre en place des mécanismes de coopération que nous savons nécessaires pour garantir que nous agissons ensemble afin d’augmenter l’investissement mondial total, et que nous ne sommes pas en concurrence les uns avec les autres pour attirer des investissements limités sur des marchés spécifiques.
Il en va de même pour l’investissement dans notre force manufacturière de haute technologie. Nous pensons qu’une nation qui perd sa capacité à construire risque de perdre sa capacité à innover. Alors, nous construisons à nouveau.
Grâce au CHIPS & Science Act, l’Amérique est en passe d’héberger cinq fabricants de puces logiques et mémorielles de pointe opérant à grande échelle. Aucun autre pays n’en compte plus de deux. Nous continuons également à soutenir le leadership américain en matière d’intelligence artificielle, notamment par des mesures que nous finalisons en ce moment même pour garantir que l’infrastructure physique nécessaire à la formation des prochaines générations de modèles d’IA soit construite ici, aux États-Unis.
Tous ces investissements dans les technologies de pointe ne se sont pas faits au détriment de nos partenaires. Nous agissons à leurs côtés.
Nous tirons parti du financement du CHIPS Act pour réaliser des investissements complémentaires dans l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs, du Costa Rica au Viêt Nam.
Nous mettons en place un réseau d’instituts de sécurité de l’IA dans le monde entier, du Canada à Singapour en passant par le Japon, afin d’exploiter la puissance de l’IA de manière responsable.
Enfin, nous avons lancé un nouveau groupe de développement quantique afin d’approfondir la coopération dans un domaine qui jouera un rôle essentiel dans les décennies à venir.
En d’autres termes, nous réfléchissons à la manière de gérer cette situation de concert avec nos alliés et nos partenaires, ce qui nous rendra tous plus compétitifs.
Cela nous ramène à la question initiale : qu’en est-il de nos politiques de protection des technologies ? Comment s’inscrivent-elles dans une approche à somme positive ?
Les États-Unis et leurs alliés et partenaires limitent depuis longtemps les exportations de technologies à double usage. C’est logique et incontestable. Il n’est pas rationnel de permettre aux entreprises de vendre des technologies avancées à des pays qui pourraient les utiliser pour obtenir un avantage militaire sur les États-Unis et nos alliés.
Ce serait une erreur d’essayer de revenir au paradigme de la guerre froide, à savoir l’absence quasi-totale de commerce, y compris de commerce technologique, entre rivaux géopolitiques. Mais comme je l’ai fait remarquer, nous nous trouvons dans un contexte géopolitique fondamentalement différent — et nous devons donc trouver un juste milieu.
Cela signifie qu’il faut cibler les restrictions que nous imposons, en ne contrôlant que les technologies les plus sensibles qui auront un impact sur la sécurité nationale et la concurrence stratégique. C’est en partie ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de réduction des risques et non de découplage.
Pour parvenir à cet équilibre, pour s’assurer que nous n’imposons pas de contrôles de manière arbitraire ou par réflexe, nous disposons d’un cadre qui éclaire notre prise de décision. Nous nous posons au moins quatre questions :
Premièrement, quelles sont les technologies sensibles qui sont ou deviendront probablement fondamentales pour la sécurité nationale des États-Unis ?
Deuxièmement, parmi ces technologies sensibles, où avons-nous des avantages distincts et sommes-nous susceptibles de voir nos concurrents déployer un maximum d’efforts pour combler l’écart ? Inversement, où sommes-nous en retard et, par conséquent, les plus vulnérables à la coercition ?
Troisièmement, dans quelle mesure nos concurrents disposent-ils de substituts immédiats aux technologies sensibles américaines, soit par le biais du développement local, soit en provenance de pays tiers, qui permettraient de réduire les contrôles ?
Quatrièmement, quelles sont l’ampleur et la profondeur de la coalition que nous pourrions possiblement mettre en place et maintenir autour d’un contrôle donné ?
Lorsqu’il s’agit d’un ensemble restreint de technologies sensibles, oui nous devons mettre une barrière est haute (high fence).
Le champ couvert reste encore mal défini car que se passe-t-il quand la « technologie sensible » est une technologie d’usage général, comme les semi-conducteurs et, sans doute demain, les grands modèles de langue (LLM) utilisés dans l’IA ? Ces technologies sont ou seront présentes dans un très grand nombre de marchandises et de solutions logicielles. Le projet de règle sur l’accès au cloud d’entités étrangères, qui devrait être déclaré au Bureau de l’industrie et de la sécurité du Département du Commerce, pointe vers une vision élargie des technologies sensibles, et in fine vers un ensemble qui ne paraît plus si restreint.
Et dans le contexte d’un commerce plus large, oui, la cour est petite (small yard) — et nous ne cherchons pas à l’étendre inutilement.
Au-delà du contrôle des exportations et des investissements, nous prendrons également des mesures pour protéger les données sensibles et nos infrastructures essentielles, comme celle que nous avons prise récemment à l’égard des véhicules connectés provenant de pays suscitant des inquiétudes.
Je présume que presque personne ici ne défendrait l’idée que nous devrions construire notre architecture de télécommunications ou l’infrastructure de nos centres de données avec Huawei.
Des millions de voitures sur les routes équipées de technologies chinoises, recevant des mises à jour logicielles quotidiennes de la part des autorités et envoyant des quantités considérables de données à la Chine : cela n’a aucun sens, d’autant plus que nous avons déjà pu constater la menace cybernétique que fait peser la Chine sur nos infrastructures essentielles.
Nous devons anticiper les cyberrisques systémiques et les risques liés à la collecte de données, ce que nous n’avons franchement pas fait dans le passé, et s’interroger sur ce que cela signifie pour le futur des objets connectés. Nous devrons prendre des mesures réfléchies et ciblées.
Cela nous amène à une dernière question, pas moins fondamentale : cette approche reflète-t-elle une forme de pessimisme à l’égard des États-Unis et de nos intérêts inhérents ?
Bien au contraire. Elle reflète un optimisme constant et ambitieux. Nous croyons profondément que nous pouvons agir de manière intelligente et audacieuse, que nous pouvons rivaliser et gagner, que nous pouvons relever les grands défis de notre temps et que nous pouvons obtenir des résultats bénéfiques pour tous nos concitoyens, ici aux États-Unis.
Et bien qu’il soit encore très tôt, nous percevons les premières preuves du succès de ces politiques. La reprise post-pandémique est la plus forte de toutes les économies avancées du monde. Il reste encore du travail, mais l’inflation a baissé. Et contrairement aux prédictions selon lesquelles la République populaire de Chine dépasserait les États-Unis en termes de PIB au cours de cette décennie ou de la suivante, les États-Unis ont plus que doublé leur avance depuis l’entrée en fonction du président Biden. L’année dernière, les États-Unis ont attiré plus de cinq fois plus d’investissements directs étrangers que la Chine.
Nous démontrons une fois de plus notre capacité de résilience et de réinvention — et certains le remarquent. Le rapport Draghi, publié le mois dernier, reflète des aspects essentiels de notre stratégie.
Alors que nous continuons à mettre en œuvre cette vision, nous devrons rester rigoureux. Nous devrons, par exemple, être suffisamment audacieux pour réaliser les investissements nécessaires sans pour autant verser des subventions sans utilité qui évinceraient le secteur privé ou feraient indûment concurrence à nos partenaires.
Nous sommes conscients que nos politiques impliquent des choix et des compromis. C’est la nature même de la politique. Mais pour paraphraser Sartre, ne pas choisir est aussi un choix — et les compromis ne font qu’empirer au fur et à mesure que nous laissons nos problèmes sans réagir.
Souligner qu’il est difficile de trouver le bon équilibre n’est pas un argument suffisant pour se satisfaire du statu quo.
Nous avons essayé de donner corps à une nouvelle vision — celle d’un jeu à somme positive — et tenté d’en démontrer la valeur. Mais il y a encore du travail pour parvenir aux résultats escomptés.
C’est pourquoi j’aimerais terminer par quelques questions qui me sont propres et dont les réponses détermineront notre succès commun :
Tout d’abord, aurons-nous la volonté politique de faire les investissements dans notre pays qui nous seront demandés dans les années à venir ?
Les investissements stratégiques de ce type doivent être une priorité bipartisane, et je dois croire que nous serons à la hauteur, que nous n’abandonnerons pas inutilement la position de leader économique et technologique de l’Amérique uniquement parce que nous ne sommes plus en mesure de générer un consensus politique nécessaire pour investir dans notre économie.
Nous pouvons faire davantage aujourd’hui sur une base bipartisane.
Par exemple, le Congrès n’a toujours pas affecté de crédits à la partie scientifique du CHIPS & Science Act, alors même que la République populaire de Chine augmente son budget scientifique et technologique de 10 % par an.
Qu’il s’agisse d’investissements dans la recherche fondamentale ou de subventions et de prêts aux entreprises qui développent des technologies essentielles, nous devons également actualiser notre approche du risque. Certaines voies de recherche sont des impasses. Certaines start-ups ne survivront pas. Notre base d’innovation et notre secteur privé suscitent la convoitise du monde entier parce que nous savons prendre des risques. L’art de gérer les risques au bénéfice de l’innovation est essentiel à notre réussite dans la compétition géostratégique.
Nous devons donc entretenir un confort national avec, pour paraphraser Franklin D. Roosevelt, une expérimentation audacieuse et persévérante. Lorsque l’investissement n’est pas à la hauteur, nous devons conserver la même volonté bipartisane, nous ressaisir et continuer à aller de l’avant. Pour parler franchement : nos concurrents espèrent que nous en sommes incapables. Nous devons leur prouver le contraire. Nous devons faire des investissements stratégiques sur le long terme. Nous devons assurer la viabilité budgétaire afin de pouvoir continuer à faire ces investissements à long terme.
Il est intéressant de noter que Jake Sullivan remet en avant la partie du CHIPS and Science Act relative aux dépenses fédérales en matière de recherche. Elle prévoyait une augmentation du budget de la National Science Foundation et la création en son sein d’une direction dédiée à l’innovation, dans le but d’ériger une grande DARPA. Les crédits, votés dans le CHIPS and Science Act, n’ont pas encore fait l’objet d’une appropriation dans le processus budgétaire.
Au-delà des grands investissements industriels soutenus par l’IRA et le CHIPS Act, cela semble montrer que les décideurs ont conscience de l’importance de l’écosystème scientifique américain dans son leadership politique et économique.
Deuxième question : Allouerons-nous des ressources suffisantes aux investissements nécessaires à l’échelle mondiale ?
L’année dernière, ici à la Brookings, j’ai parlé de la nécessité de passer de milliards à des billions d’investissements pour aider les pays émergents et en développement à relever les défis de notre temps, notamment en accélérant massivement la vitesse et l’ampleur de la transition vers les énergies propres.
Nous avons besoin d’un effort semblable à celui du plan Marshall, en investissant dans des partenariats à travers le monde et en soutenant l’innovation américaine dans des marchés en croissance comme le stockage, l’énergie nucléaire et l’énergie géothermique. Des milliers de milliards d’euros peuvent sembler élevés et irréalisables, mais il existe un moyen très clair d’y parvenir sans avoir à puiser dans l’argent des contribuables. Ce moyen, c’est le renouvellement du leadership américain et des investissements dans les institutions internationales.
Lors du G20 de cet automne par exemple, nous sommes à la tête d’un effort qui appelle les institutions financières internationales, les principaux créanciers du secteur privé, à intensifier leur aide aux pays confrontés à un service de la dette élevé afin qu’ils puissent eux aussi investir dans leur avenir.
Prenons l’exemple de la Banque mondiale et du FMI. Nous avons pris l’initiative de rendre ces institutions plus grandes et plus efficaces, d’utiliser pleinement leurs bilans et de mieux répondre aux besoins des économies en développement et émergentes qu’elles servent.
Cela a déjà permis de débloquer des centaines de milliards de dollars de nouvelles capacités de prêt, sans aucun coût pour les États-Unis. Et nous pouvons générer des investissements supplémentaires à l’échelle requise avec des investissements publics américains très modestes et des correctifs législatifs. Cela dépend de l’action du Congrès.
Notre administration a demandé 750 millions de dollars au Congrès pour augmenter la capacité de prêt de la Banque mondiale de plus de 36 milliards de dollars, ce qui, avec l’aide de nos partenaires, pourrait générer plus de 100 milliards de dollars de nouvelles ressources. Cela permettrait à la Banque mondiale de déployer 200 dollars pour chaque dollar fourni par les contribuables.
Nous avons demandé au Congrès d’approuver les investissements dans un nouveau fonds fiduciaire du FMI afin d’aider les pays en développement à renforcer leur résilience et leur viabilité. Grâce à un investissement américain de quelques dizaines de millions de dollars, nous pourrions permettre au FMI d’accorder de nouveaux prêts pour des dizaines de milliards de dollars.
En dehors de la Banque mondiale et du FMI, nous demandons au Congrès d’augmenter le financement du Partenariat pour l’infrastructure et l’investissement mondiaux, que nous avons lancé au G7 il y a quelques années.
Ce partenariat catalyse et concentre les investissements dans des corridors clefs, notamment en Afrique et en Asie, et permet de combler le déficit d’infrastructures dans les pays en développement. Il renforce la croissance économique des pays, les chaînes d’approvisionnement américaines, les fournisseurs mondiaux de technologies de confiance et nos partenariats dans les régions critiques.
Les entreprises et nos partenaires du G7 se sont montrés très enthousiastes. Nous avons déjà rassemblé des dizaines de milliards de dollars, et nous pourrons augmenter cette somme dans les années à venir avec l’aide du Congrès, sur une base bipartisane.
Nous devons nous focaliser sur la vision d’ensemble. Retenir de petites sommes d’argent a pour effet de retirer des sommes importantes au pays en développement — ce qui, soit dit en passant, revient à céder du terrain à d’autres pays comme la République populaire de Chine. Il existe des solutions peu coûteuses et sensées, des mesures qui ne devraient pas constituer une limite à nos ambitions, mais plutôt un plancher. Nous avons besoin que le Congrès nous fournisse les autorisations et les fonds d’amorçage nécessaires pour prendre ces mesures dès maintenant.
Enfin, allons-nous donner à nos agences les moyens d’agir et développer de nouveaux leviers pour faire face à cette situation ?
Nous devons nous assurer que le gouvernement américain dispose des ressources et des capacités nécessaires pour mettre en œuvre cette vision économique à long terme. Cela suppose tout d’abord un renforcement significatif de nos mécanismes bilatéraux, afin de répondre à la critique selon laquelle la Chine disposerait d’un chéquier et les États-Unis d’une liste de pointages.
L’année prochaine, les États-Unis seront confrontés à un test critique pour déterminer si notre pays est à la hauteur de la tâche. La DFC (U.S. International Development Finance Corporation), l’Ex-Im Bank et l’AGOA, la loi sur la croissance et les opportunités en Afrique, doivent être renouvelées par le Congrès. C’est une occasion unique pour l’Amérique de renforcer certains de ses outils économiques les plus importants.
Nous devons également réfléchir à la manière dont on peut mieux travailler avec les institutions multilatérales à fort effet de levier que je viens de mentionner. La DFC, par exemple, est l’un de nos instruments les plus efficaces pour mobiliser les investissements du secteur privé dans les pays en développement.
Mais la DFC est trop petite par rapport à l’ampleur des investissements nécessaires. Elle ne dispose pas des outils souhaités par nos partenaires, comme la capacité de déployer davantage de fonds propres et de dette, et elle est souvent incapable de tirer parti d’opportunités d’investissement qui évoluent rapidement. C’est pourquoi nous avons présenté une proposition visant à élargir la boîte à outils de la DFC et à la rendre plus grande, plus rapide et plus agile.
Une autre lacune que nous devons combler est de nous assurer que nous attirons, retenons et responsabilisons les meilleurs talents ayant une expertise dans les domaines prioritaires.
Nous invitons le Congrès à approuver la dotation que nous avons demandée pour le Bureau de la sécurité industrielle du ministère du commerce, le Bureau de la sécurité des investissements du ministère des finances et la division de la sécurité nationale du ministère de la justice.
Si le Congrès veut vraiment que l’Amérique soit compétitive et gagne, nous devons être en mesure de faire appel à ce qu’il y a de mieux aux États-Unis.
Permettez-moi de conclure sur ce point :
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis défendent une économie internationale juste et ouverte qui repose sur la puissance de la mondialisation à stimuler l’innovation, le potentiel du commerce et de l’investissement pour créer de meilleurs emplois, — le pouvoir, comme l’a dit Tocqueville, de l’intérêt bien entendu.
Notre tâche consiste à exploiter ce potentiel pour faire face aux défis géopolitiques actuels d’une manière qui permette non seulement de préserver les atouts durables des États-Unis, mais aussi de les renforcer pour les générations à venir.
Il faudra davantage de conversations comme celle-ci et d’itérations pour forger un nouveau consensus et mettre au point un nouvel ensemble de politiques et de capacités adaptées au moment présent.
J’espère que c’est un projet sur lequel nous pourrons tous travailler ensemble. Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas le faire.
Je vous remercie.
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23.10.2024 à 10:57
Changer de rythme : l’Europe du nouveau cycle dans l’insécurité mondiale
Matheo Malik
Comment mettre en marche la machine à réformer l’Union dont Mario Draghi a dessiné les contours dans son rapport ?
Pour l’ambassadeur Giampiero Massolo, déployer une approche pragmatique à même de surmonter les obstacles suppose de faire une cartographie des domaines critiques — où s’orienter pour débloquer une politique industrielle réellement stratégique.
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Texte intégral (5026 mots)
Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. Depuis plusieurs semaines, nous donnons la parole à des chercheurs, commissaires européens, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Entre autres qualités, le rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne a le mérite de se proposer comme une « recette » complète et cohérente pour s’attaquer aux nœuds qui bloquent la croissance de l’Union et, avec elle, sa résilience économique, sociopolitique, mais aussi en matière de défense et de sécurité. Les signaux d’alarme ne manquent pas. Ils retentissent régulièrement depuis quelque temps à chaque élection dans les États membres — qu’elle soit nationale ou locale — où les partis anti-système continuent de se renforcer. Ils trouvent un écho de plus en plus sinistre dans les crises qui font rage aux portes de l’Europe et en Méditerranée. Le dénouement de ces blocages, devenus structurels, apparaît donc aussi inéluctable que la nécessité d’identifier une stratégie partagée entre les Vingt-sept États membres pour redonner à l’Union son élan et la doter des bons outils pour naviguer entre les vagues de plus en plus scélérates d’une mer de plus en plus houleuse.
Sur le plan de la méthode, l’approche « modulaire » et pragmatique du rapport Draghi est en ce sens une excellente prémisse. Elle permet d’esquisser une sorte de menu à la carte dans lequel puiser pour des interventions spécifiques qui ne sont pas nécessairement liées les unes aux autres, en évitant l’écueil habituel d’une logique du « tout ou rien » qui affaiblirait fortement les perspectives réelles d’application. L’accent mis sur la question de la planification du financement répond à cette nécessité — sans pour autant dissimuler les obstacles que les interventions proposées ne manqueront pas de rencontrer du point de vue politique. Il s’agit d’un premier pas nécessaire vers une approche raisonnable d’objectifs communs plus ambitieux. Au total, le rapport présente une stratégie qui ne peut être que progressive et incrémentale et qui devra se faire au cas par cas, en utilisant de manière coordonnée tous les instruments institutionnels qui peuvent favoriser l’émergence d’intérêts communs entre les États membres — notamment le Service européen d’action extérieure (SEAE), le Comité politique et de sécurité (CoPS), le Comité militaire (CMUE) et de la coordination des forces de renseignement et de sécurité.
Dans ce contexte, le travail de Mario Draghi, opportunément axé sur des propositions concrètes, apparaît dicté par un sentiment d’urgence partagé et en phase avec l’ampleur des défis auxquels l’Europe est confrontée. Il est animé par une triple prise de conscience :
- la radicalité des changements imposés par la détérioration de l’environnement économique et sécuritaire international ;
- le caractère irréaliste de toute hypothèse politique de réforme des traités à court terme ;
- le coût potentiellement fatal de l’inaction pour l’Union.
Quinze années de crises continues en Europe ont montré combien il était essentiel d’établir un diagnostic partagé de la situation et des causes des problèmes pour trouver des solutions efficaces. Trop longtemps, l’Europe s’est repliée sur elle-même, sans tenir compte de ce qui se passait dans le reste du monde alors que les coûts de la fragmentation devenaient de plus en plus évidents. Les affaires intérieures de l’Union se déroulent désormais dans le contexte d’une situation mondiale extraordinairement complexe. Un scénario en évolution rapide et continue qui remet en question les valeurs fondamentales qui sous-tendent le projet européen. Les défis auxquels l’Union est confrontée touchent des sphères géographiques et thématiques, chacune apportant des besoins différents, mais toutes destinées à avoir des impacts réels sur l’avenir de l’Union. Il est donc nécessaire de réaliser une synthèse qui assure la cohérence des actions à mettre en œuvre, de dresser une cartographie des domaines critiques sur les différents fronts ; et d’identifier les outils et les ressources permettant d’atteindre les objectifs fixés.
Synthèse et cartographie des domaines critiques
La réalité géopolitique est radicalement différente de celle d’il y a encore quelques années. La pandémie, les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient, les effets de plus en plus évidents et inquiétants du changement climatique, une transition énergétique qui peine encore à trouver un alignement, les inconnues liées à l’émergence de l’IA sur la scène mondiale ont conduit à l’installation d’un sentiment d’insécurité généralisé, qui n’a épargné aucune partie du monde. La réflexion sur la dynamique du scénario international ne s’est pas fait attendre : la logique de la confrontation et de l’opportunité a commencé à prévaloir sur celle de la coopération. Le multilatéralisme s’en est trouvé fortement affaibli, donnant une nouvelle marge de manœuvre à des acteurs — étatiques et non — plus intéressés à accroître leurs dividendes stratégiques dans les situations de crise qu’à agir comme des facteurs de stabilisation systémique.
L’absence d’un modèle d’équilibre clair pour les relations internationales rend le tableau encore plus complexe à déchiffrer. Nous sommes récemment sortis de la période de domination américaine qui avait suivi la fin de la guerre froide. Pourtant, un bipolarisme parfait entre les États-Unis et la Chine — qui semblerait en être la suite logique — peine à se mettre en place. Nous nous trouvons donc dans un monde multipolaire déroutant, dans lequel les partenariats et les alliances tendent à se former souvent spontanément et pour profiter d’une occasion à l’instant t plutôt que sur la base de systèmes de valeurs ou d’idéologies partagées.
Dans ce contexte d’incertitude généralisée, il est difficile d’imaginer que l’on puisse s’appuyer sur des modes de collaboration stables et fiables.
Les risques de la mondialisation se sont multipliés au rythme des menaces et de la disparition des rentes de situation et des filets de sécurité qui ont caractérisé les dernières décennies. Les dimensions sur lesquelles se déplacent ces écueils sont si nombreuses que la frontière entre sécurité et instabilité est très floue. Il est essentiel d’en tenir compte et de s’équiper en conséquence.
Toute analyse des vulnérabilités des systèmes nationaux, tout paradigme de sécurité doit désormais nécessairement intégrer des éléments immatériels à côté des éléments physiques. Dans un monde de plus en plus dangereux, des outils militaires efficaces et technologiquement avancés sont certes nécessaires — mais ils ne suffisent plus. La nature des conflits du XXIe siècle sera de plus en plus hybride, multidimensionnelle et immatérielle. L’arsenalisation d’Internet, des flux énergétiques, financiers ou migratoires peut mettre un pays à genoux plus rapidement et plus efficacement qu’une attaque conventionnelle. Le système de chaque pays est donc soumis à une pression croissante, de l’intérieur comme de l’extérieur, et les gouvernements — même ceux des régimes non démocratiques — sont confrontés à des demandes alarmantes de protection de la part de leurs citoyens. Pour l’Occident, c’est un défi à l’intérieur du défi. En particulier pour l’Union, qui aspire légitimement à être un modèle à suivre — un exemple réussi de démocratie et de prospérité, de droits et d’opportunités.
Pour l’Europe, la situation est rendue plus complexe par les questions qui, sur le front extérieur, sont devenues plus pressantes à un moment où les institutions de l’Union et les États membres négligent les conséquences de la perte progressive de la capacité de l’Union à peser dans le règlement des crises internationales. L’affaiblissement de la crédibilité diplomatique du continent, qui est également le résultat de divisions persistantes au sein des États membres sur des questions clefs telles que l’extension du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil, a coïncidé avec la phase actuelle d’anarchie substantielle sur le plan mondial. Une situation économique difficile a par ailleurs alourdi les coûts sociaux de l’ajustement de l’instrument militaire — rendu indispensable par les derniers développements géopolitiques.
La guerre en Ukraine a été un réveil brutal de l’illusion que la sécurité pouvait être obtenue à peu de frais ou limitée à des dimensions telles que le cyber, la lutte contre le terrorisme ou l’endiguement des migrations. Le spectre d’une guerre conventionnelle sur le territoire européen n’a soudainement plus semblé être une éventualité aussi lointaine et la nécessité d’un changement de rythme est apparue, dont l’adoption de la « Boussole stratégique » en mars 2022 a sans aucun doute été un signal important, jetant les bases de la définition des orientations qui devraient inspirer la politique de sécurité et de défense de l’Union d’ici à 2030.
Mobiliser à bon escient
Toutefois, la route semble encore longue et des progrès supplémentaires sont nécessaires :
- au plan politique — qui est une priorité ;
- au plan des ressources — qui en est la conséquence logique ;
- au plan de l’intégration de l’industrie de la défense — qui en est la colonne vertébrale opérationnelle.
Politique
D’un point de vue politique, il s’agit avant tout de donner corps à l’idée, encore largement théorique, d’une autonomie stratégique européenne. Il faut d’emblée dissiper un malentendu fondamental : il ne s’agit pas « d’indépendance », mais précisément « d’autonomie » stratégique. L’Europe ne peut en effet se passer de la relation transatlantique et du soutien des États-Unis pour assurer sa propre sécurité et garantir un niveau de dissuasion adéquat dans son contexte géopolitique — du moins dans un avenir proche. À son tour, cet impératif sous-tend des objectifs immédiats :
- la structuration et le développement des éléments constitutifs de l’autonomie — précisément les objectifs politiques, les ressources et les capacités ;
- la définition d’une « contrepartie » stratégique à payer aux États-Unis, en termes de participation appropriée au « partage du fardeau » (burden sharing) et de prise de responsabilité concrète, en échange du maintien de la présence américaine en Europe.
Dans ce contexte, l’autonomie stratégique déclinée à la sécurité a un présupposé logique inévitable : doter l’Union d’une politique étrangère et de sécurité commune guidée par un « intérêt national européen » défini ; et une conséquence opérationnelle évidente : la mise en place d’une pratique consolidée de partage de la perception des risques et des menaces entre les États membres. Jusqu’à présent, toute tentative de définition commune d’un véritable intérêt européen s’est heurtée à la tendance à faire prévaloir les intérêts nationaux des États membres. Les tentatives de synthèse des 27 dans ce domaine se sont souvent soldées par de fastidieux exercices de médiation suivis de compromis à la baisse. Cette aporie, de plus en plus anachronique sur les questions de défense et de sécurité, met en évidence l’insoutenabilité des coûts, politiques, stratégiques et financiers.
D’autre part, la rapidité de réaction que l’évolution du contexte mondial impose à l’Europe n’est pas compatible avec une adaptation en profondeur du cadre réglementaire communautaire en la matière, qui nécessiterait une réforme des traités inévitablement longue et aux résultats incertains. Cela signifie, d’une part, qu’il sera nécessaire de recourir de plus en plus à des majorités à géométrie variable conduites par des groupes d’États membres partageant les mêmes idées et, d’autre part, qu’il faudra promouvoir de manière pragmatique des initiatives et des processus de décision et de coordination plus rationalisés permettant à l’Union, dans la mesure du possible à ce stade, de s’exprimer d’une seule voix. Et ce même dans des contextes multilatéraux comme celui de l’OTAN, où les États sont pris en étau entre la nécessité de respecter la contrainte des 2 % du PIB pour les dépenses militaires — dont les coûts sociaux se font de plus en plus sentir — et la recherche d’un équilibre dans la définition des priorités stratégiques, entre les sensibilités du flanc oriental des pays baltes et balkaniques et la préoccupation pour les crises de la Méditerranée qui unissent les pays de la rive sud.
Ressources
Si l’hétérogénéité des positions nationales en matière de politique étrangère et de sécurité semble aujourd’hui difficile à surmonter — en partie à cause de la faiblesse actuelle du moteur franco-allemand — les solutions possibles du côté des ressources ne manquent pas, même si leur faisabilité pratique reste à démontrer. Sur ce point également, le rapport de Mario Draghi fait preuve d’une approche pragmatique et réaliste, qui s’inspire inévitablement de l’absence d’un budget européen consacré à la défense et donc de l’utilisation possible des canaux et instruments existants.
Les investissements considérables nécessaires pour assurer un ajustement qualitatif et quantitatif des capacités militaires européennes requièrent une rationalisation des dépenses nationales qui vise en premier lieu à éliminer les nombreux doublons existants. Si une augmentation des engagements dans les domaines de la recherche, du développement et de l’innovation s’impose d’urgence pour répondre à l’évolution des besoins opérationnels, elle devra être orientée en priorité vers les projets d’initiative commune présentant les meilleures perspectives de succès. La mise en place, au sein de la deuxième Commission von der Leyen nouvellement créée, d’un Commissaire européen à la défense et à l’espace pourra jouer un rôle moteur important à cet égard, mais elle ne pourra se passer d’un soutien adéquat de la part des États membres.
En fin de compte, le choix des instruments dépendra d’eux, y compris le financement ad hoc, le recours au budget communautaire par l’activation de nouveaux postes de dépenses ou la promotion de partenariats public-privé. Toutefois, c’est sur le front de la création d’un instrument du type plan de relance dédié à l’industrie de la défense que la partie la plus importante pourrait se jouer à l’avenir, compte tenu de l’ampleur de l’engagement requis par l’objectif d’unifier un marché très fragmenté en termes de procédures et d’instruments financiers. L’attitude négative des pays frugaux à l’égard de toute hypothèse de dette commune rend cette perspective difficile à mettre en œuvre à ce jour. Elle reste néanmoins à l’arrière-plan comme le point d’arrivée idéal d’un processus progressif de convergence des volontés politiques des États membres, dont le secteur industriel pourrait utilement être le moteur.
Industrie de défense
Le rapport Draghi recommande en effet des initiatives visant à favoriser le renforcement de la base industrielle européenne dans le secteur de la défense et de l’espace, en soulignant les coûts sans cesse croissants de la redondance des achats et de la production d’armements entre les États membres que nous constatons aujourd’hui. Des coûts croissants non seulement en termes financiers mais aussi en termes opérationnels : le développement d’un système de défense rationnel et cohérent par le biais d’un nouveau programme d’achat partagé semble, en ce sens, une nécessité.
Les dimensions critiques, en revanche, sont désormais bien identifiées :
- la réallocation de la main-d’œuvre d’une production à l’autre et entre différentes zones géographiques : un objectif dont la réalisation implique des coûts sociaux et logistiques importants et pas toujours abordables, non neutres en termes économiques et politiques ;
- les relations de collaboration déjà existantes au niveau de la production entre les États membres et les partenaires industriels et commerciaux non européens : tous ne sont peut-être pas disposés à renoncer à des programmes d’investissement et/ou d’achat établis afin de favoriser des solutions européennes pour les mêmes catégories de produits — il suffit de penser à l’exemple des avions de combat de nouvelle génération, pour lesquels les pays européens sont impliqués dans des projets concurrents ;
- la complexité du passage d’une approche nationale à une approche européenne du concept d’interopérabilité : la perspective de l’émergence d’un embryon d’instrument de défense commune rend indispensable de s’attaquer à ce nœud, mais les résistances des commandements militaires des États membres et des entreprises nationales de défense rendent le chemin très difficile ;
- l’abdication nécessaire et conséquente des décisions nationales en matière de marchés publics avec le développement de procédures communes : là encore, les accords commerciaux et de production existants avec des pays non européens compliquent les perspectives d’unification des procédures, tout comme les réactions potentielles des partenaires occidentaux eux-mêmes — en particulier les Américains — qui se plaindraient de pratiques discriminatoires si les normes convenues s’avéraient être des exclusions pour leurs entreprises ;
- l’arbitrage entre les dépenses militaires et les dépenses pour les systèmes nationaux de protection sociale : le débat sur l’objectif de 2 % du PIB pour les dépenses militaires a révélé des sensibilités en Europe, notamment en ce qui concerne la perception par l’opinion publique des énormes coûts sociaux associés aux programmes de réarmement imposés par le nouveau cadre d’insécurité internationale.
Ces questions ne manqueront pas d’avoir un impact significatif sur les voies de convergence des politiques européennes de défense et de sécurité. Néanmoins, s’il est évident qu’il ne faut pas s’attendre de sitôt à des avancées majeures, il est également permis de penser que les circonstances dictées par la conjoncture économique actuelle, particulièrement difficile, pourront pousser à des décisions plus audacieuses. La capacité des États membres ayant un poids politique plus important pour agir face à la complexité des défis notre nouvelle réalité — en tenant compte des interdépendances existantes — sera décisive.
À cet égard, tout retard pris dans les investissements dans l’innovation technologique serait un obstacle à une stratégie efficace de décarbonation et au développement des capacités européennes de production d’énergie renouvelable. Un tel retard affaiblirait l’autonomie stratégique de l’Union et conduirait à l’émergence de contraintes d’approvisionnement en énergie et donc à des risques réels pour la sécurité. Ce n’est pas un hasard si l’un des messages les plus significatifs du rapport de Mario Draghi réside précisément dans la recommandation de favoriser une politique industrielle pour l’Union qui puisse tirer parti d’une multiplicité cohérente d’instruments et de politiques, en surmontant ce cloisonnement, cette logique en silos qui a trop longtemps caractérisé l’action européenne. Il faudra donc évaluer la réaction des États membres au rapport Draghi non pas tant — ou pas seulement — sur la question pourtant fondamentale de la dette commune — sur laquelle les positions sont connues depuis longtemps et presque cristallisées — que sur cet appel à une politique industrielle stratégique.
Face à des acteurs unis comme les États-Unis et la Chine, l’Europe ne peut plus se permettre de ne pas avoir de stratégie commune. Et si l’élaboration d’une « doctrine » au sens classique n’est pas une option viable pour l’Europe des 27, la voie tracée par Draghi identifie dans la politique industrielle européenne ce qui pourrait être considéré comme un « minimum syndical », une base sur laquelle l’Union pourrait construire cette unité afin de ne pas se laisser distancer et de continuer à tenter d’influencer les questions cruciales de notre temps.
En ce sens, il est utile de s’éloigner de l’éternel — et interminable — débat entre ceux qui voudraient plus d’Europe et ceux qui en voudraient moins.
Le point de départ ne peut et ne doit pas être une vision idéologique de l’intégration européenne, mais les conditions objectives qui peuvent permettre à l’Union de suivre le rythme de l’histoire. Cela exige une approche pragmatique dans les domaines où il est impératif que l’Europe agisse comme une seule entité. Mais en même temps, il ne peut plus s’agir d’un dogme valable quoi qu’il arrive. Il existe en effet d’autres domaines dans lesquels les institutions de l’Union devraient en faire moins, notamment en ce qui concerne l’action réglementaire qui a souvent fini par constituer un obstacle au processus d’intégration. Pour l’essentiel, il s’agira de fait d’appliquer — plus souvent et mieux — le principe de subsidiarité.
Dans la même logique de pragmatisme, l’importance d’une intégration différenciée doit aussi être actée : le prétexte de faire progresser ensemble les 27 fait peser le risque de devenir une justification commode de l’inaction. Nous avons besoin d’un élan vers l’avant, certes — mais nous avons surtout besoin de pays précurseurs pour mettre en marche la machine à réformer. L’invitation de Mario Draghi s’adresse aussi — et peut-être surtout — à eux.
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19.10.2024 à 05:00
Les fondements du productivisme : notes pour une économie politique de la Ve République
Matheo Malik
Le « génie » de la Ve République s’est dissipé — à jamais ?
Au pays des grands corps, une lente dérive a fini par faire des experts des contraintes extérieures — voire même une menace pour l’État. Pour retrouver la dynamique fondamentale du productivisme, le politiste François Godard appelle à faire un exercice d’autocritique et à sortir des fausses solutions.
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Texte intégral (7462 mots)
La France est l’un des premiers grands pays industrialisés avancés. Sa productivité au travail avoisine celle des États-Unis et de l’Allemagne, alors que l’inégalité des revenus est la plus faible du G7. Néanmoins le cadre politique et économique de cette prospérité est massivement rejeté par les électeurs, qui ont par deux fois plébiscité les extrêmes cette année. Un consensus attribue la poussée populiste à un déclin économique qui est difficile à concilier avec les statistiques. En revanche, si le populisme est un virus de la démocratie qui se reproduit là où les défenses immunitaires institutionnelles sont abaissées, on peut penser que la Ve République souffre d’un épuisement de gouvernance.
Faute d’ajustement, le modèle qui a émergé après le big bang constitutionnel et programmatique de 1958 a perdu une bonne partie de sa capacité. La relative bonne performance actuelle doit beaucoup à un volontarisme qui puise sa source il y a deux générations et qui a permis à la France de s’installer dans le leadership mondial nucléaire, aéronautique, spatial et académique en lui assurant une croissance rapide et inclusive. Or aujourd’hui, l’État qui a assuré la prospérité — la Ve République fière, moderniste et sûre d’elle-même — semble à la remorque de « colères » catégorielles et de jacqueries de sous-préfecture érigées en batailles civilisationnelles. La France ingénieuse paraît enlisée dans la souffrance au travail.
Cette évolution nous oblige à jeter un regard neuf et de long terme sur l’économie politique de la Ve République.
Alors que son « génie » s’est affirmé dans la mobilisation productiviste qui a contourné la conflictualité sociale, cette dynamique fondamentale pourrait être retrouvée. Pour cela il faut dépasser la doxa sociologique victimaire et réactiver les mécanismes qui répondent aux aspirations égalitaires des Français par un élan vers l’excellence mobilisant expertise, capital et travail à haute valeur ajoutée.
L’impasse des explications matérialistes
Selon une perspective qui passe aujourd’hui pour consensuelle, les conditions socio-économiques détermineraient la politique et la poussée populiste ne serait qu’une détérioration des conditions de vie. C’est une analyse portée par Jérôme Fourquet 1 et Christophe Guilluy 2, dont les explications convergentes dominent le discours ambiant — au moins depuis l’irruption des gilets jaunes. L’argument de la « France périphérique » dépeint, à l’arrière-plan de la montée du Rassemblement National, un pays dont la majorité de la population souffrirait d’un déclassement, opposant les centres-villes prospères à un territoire informe périurbain et rural en déclin.
Ce récit carbure aux clichés de la lutte au « néolibéralisme », un genre complètement importé du monde anglo-saxon, si prégnant et si peu critiqué en France, où le coefficient de Gini est pourtant inférieur à ceux de tous nos grands partenaires et stable depuis les années 1990 — en d’autres termes : l’inégalité n’augmente pas. La précarité de l’emploi s’est accrue, mais essentiellement chez les jeunes sans formation, chez qui se concentre le véritable problème. Le réflexe protectionniste, si commun dans l’hexagone, focalise l’attention sur le déplacement de la production de basse valeur ajoutée vers les pays à faible coût de main d’œuvre alors que l’enracinement local des activités de pointe est à la base du leadership continu des économies avancées 3. La bascule de la main-d’œuvre vers le tertiaire concerne la plupart des pays développés, et ne sera certainement pas renversée à coups de subventions à des usines automatisées.
Les thématiques xénophobes, nationalistes et anti-élites sont internationales, mais leur cristallisation topique et partisane, et leur intensité, dépendent forcément des conditions locales. Contrairement à ce que croient les analystes matérialistes, l’identification d’un motif d’insatisfaction, puis son interprétation, n’ont rien de mécanique. En France, le populisme semble plutôt se nourrir de l’érosion de la capacité de l’État à influencer les préférences de la société, à décider et à exécuter.
L’État reste, en France, un instrument très efficace. La gestion de la pandémie en témoigne : la surmortalité française s’est établie à un niveau bien inférieur par rapport à celui de nos grand voisins Européens et des États-Unis, alors que la fermeture des écoles a été chez-nous beaucoup plus brève qu’ailleurs 4. Un autre exemple moins tragique est le succès des Jeux Olympiques de 2024, qui se sont faits à un coût moitié moindre que ceux de Londres de 2012 5. Mais à quoi sert un État efficace sans capacité décisionnelle ?
Pour illustrer le problème, on peut comparer la gouvernance française avec celle de l’Allemagne sur trois exemples emblématiques : le chômage, les retraites et la dette publique.
Depuis les années 1980, la France souffre d’un chômage beaucoup plus élevé que chez ses pairs. En Allemagne, la situation s’est détériorée à partir du milieu des années 1990, entraînant une réponse politique rapide. Après sa victoire aux élections de 2002, la coalition des verts et socio-démocrates a radicalement réformé le marché du travail et les prestations associées en s’appuyant sur les recommandations d’une commission d’enquête non-partisane menée par un syndicaliste. Depuis, le taux de chômage a plongé à un niveau américain ». En France, les réformes ciblées sur le chômage des jeunes — sans recherche de consensus — se sont heurtées au mur de la rue en 1994 et en 2006. L’État a fini par réussir à effectuer une série de réformes limitées du marché du travail dans la décennie 2010, chacune fort contestées mais, ensemble, suffisantes pour finalement orienter le chômage à la baisse, avec un retard sur nos partenaires qui se mesure en décennies.
L’exemple des réformes des retraites est similaire.
En Allemagne, la même coalition SPD-Grünen a créé en 2002 une commission d’étude dont les recommandations ont été votées par le parlement en 2005 et 2007 — sous la « grande coalition » CDU-SPD. La réforme comprenait l’augmentation de l’âge de la retraite à 67 ans 6. Un nouvel ajustement du système est aujourd’hui devant le Bundesrat. En France, la rue gouverne les retraites. Doit-on rappeler l’échec de la réforme de 1995, puis l’abandon de celle de 2019, et enfin la très difficile adoption de celle de 2023, malgré sa faible ampleur et le renoncement aux ambitions égalitaires et modernistes du projet de 2019 ? Un nouveau relèvement de l’âge de la retraite apparaît déjà inévitable à l’horizon 2030.
La politique de la dette est tout aussi instructive.
L’Allemagne a construit un consensus qui a mené à l’amendement constitutionnel du frein à la dette — le Schuldenbremse — de 2009. On peut trouver la formule rigide, bien qu’elle se soit révélée flexible pendant la pandémie, mais la démonstration de contrôle collectif — et donc républicain — sur le budget, n’en est pas moins impressionnante. En France, les multiples couches de règles parlementaires, européennes et budgétaires n’empêchent pas la dérive répétée des comptes publics, sujet brûlant que les candidats aux législatives se sont bien gardés d’aborder de front — expression incontestable d’une impuissance de la république.
Chômage, retraites, dette : dans les trois cas, la République fédérale a fonctionné sur son logiciel de l’économie sociale de marché, soutenu par des institutions indépendantes et respectées, comme la Bundesbank et le Conseil des experts économiques (SRV) — en s’inspirant chaque fois directement des orientations actées à l’échelle de l’Union. Les problèmes nés du retournement cyclique chinois et de la guerre en Ukraine ne doivent pas obscurcir ces avantages structurels. En France, les orientations européennes sont souvent présentées comme des contraintes extérieures : l’avis des institutions indépendantes sont oubliées dans les tiroirs et, in fine, les décisions concrètes prises au Château. Blâmer les syndicats qui bloquent les réformes ne revient qu’à monter d’un cran dans la hiérarchie de l’incapacité de l’État : celle de structurer la société civile.
Le dysfonctionnement institutionnel
Pourquoi cette incapacité ?
On peut identifier trois défaillances fondamentales : la présidence exécutive, la désarticulation du leadership technocratique et l’affaiblissement de la discipline productiviste.
La présidence exécutive française est une singularité dans le monde occidental. À son origine — gaulliste — elle alignait le pays sur ses grands partenaires où la démocratie consiste essentiellement en l’élection du chef de gouvernement 7. Alliée au parlementarisme rationalisé, la nouvelle présidence de la Ve République permettait à la brillante haute fonction publique qui avait émergé après la libération de faire sortir le pays de ses ornières malthusiennes 8. Mais au lieu d’évoluer vers une différenciation avec le gouvernement à l’instar d’autres régimes semi-présidentiels comme la Finlande ou le Portugal, la présidence française s’est emballée dans une dérive hyper présidentialiste — phagocytant le gouvernement.
La centralisation excessive de la prise de décision à l’Élysée est en elle-même contreproductive. Mais il y a pire : le président, chef de la majorité parlementaire, a peu à peu déresponsabilisé les ministres qui ne trouvent de légitimité que dans le rôle de chefs de lobby dépensiers aiguillonnés par les médias, abandonnant leur fonction historique de tutelle sectorielle — et laissant Bercy seul à la défense de l’intérêt public. L’exécutif a du même coup perdu sa capacité à puiser dans l’intelligence collective de la haute administration, et se retrouve piégé dans la gestion des conflits catégoriels — cherchant le meilleur moyen de prendre à l’une pour donner à l’autre.
L’articulation entre le gouvernement et la haute fonction publique technocratique s’est déréglée — à une époque où toute l’administration française se fondait progressivement dans la gouvernance européenne. Le système judiciaire est maintenant partie prenante d’une hiérarchie dominée par les cours européennes, le système réglementaires est organisé par des autorités indépendantes étroitement intégrées à l’Union, pensons à l’Autorité de la concurrence, à la Banque de France, à l’Arcom.
Le leadership politique a perdu la capacité de s’appuyer sur l’expertise publique pour susciter le consensus. Le refrain le plus commun des politiques est devenu celui de « défendre les intérêts français en Europe ». Un traité de libre-échange est en négociation ? Les ministres français se précipitent pour obtenir des dérogations pour leurs lobbies sectoriels, ignorant complètement les grands enjeux industriels. Peu à peu s’est imposé un modèle rhétorique où les gouvernements « soutiennent » le projet européen, tout en s’opposant à ses prémices les plus fondamentales, comme la réglementation commune des produits et services, le droit de la concurrence, l’ouverture au commerce international ou la stabilité monétaire. Les réformes sont systématiquement exposées comme « imposées » par l’Europe, plutôt que nécessaires en elles-mêmes.
Le secret de la gouvernance européenne réside dans la dépolitisation des enjeux grâce à la crédibilité des experts indépendants et impartiaux dont la Commission de Bruxelles est l’incarnation. La dérive de la gouvernance française a consisté à transformer l’expert en contrainte extérieure — voire en adversaire. Le mythe de l’État unitaire et le Parlement atrophié ont fait le reste, laissant la scène politique tomber dans une cacophonie catégorielle au bord de l’analphabétisme économique. Ces derniers temps, les promesses à court terme sur le « pouvoir d’achat » — une notion statistique — font échos au mythe de la « convergence des luttes ». La Ve République hautaine retombe dans un archétype féodal où le peuple demande du pain au prince — et où les grands principes républicains ne servent que lorsqu’on parle de l’Islam.
L’État et ses dirigeants se retrouvent à la remorque des préférences sociétales, et soumis à la vétocratie des groupes d’intérêt. La discipline productiviste, qui avait permis au régime de dépasser la conflictualité sociale, perd son souffle. L’objectif de produire plus et mieux semble s’être évaporé à gauche devant la souffrance au travail et à droite devant l’obsession du coût de la main d’œuvre. Une configuration aux antipodes des fondamentaux de la Ve République.
Retrouver les fondamentaux de la Ve République
À sa fondation en 1958, le régime de la Ve République se définit en contraste avec l’impuissance de son prédécesseur. Sous la IVe, malthusienne, la gouvernance consiste dans le maintien des équilibres entre producteurs agricoles et consommateurs urbains, épargnants et salariés, artisanat et industrie, au prix d’une inflation persistante et à l’abri de la concurrence internationale. En conséquence, la croissance française est de loin inférieure à celle de l’Allemagne ou de l’Italie. Le big bang institutionnel qui rééquilibre la république du parlement vers l’exécutif est associé à une rupture de politique économique sous l’influence d’un comité animé par Jacques Rueff — un doublé dont presque personne ne note la profonde ressemblance avec la création de la République fédérale allemande et les réformes de Ludwig Erhard dix ans plus tôt.
Dès le début de la décennie 1960, la Ve République installe l’expansion de l’économie française dans le peloton de tête du monde occidental. L’exécutif impose au pays un « carcan » productiviste : l’ouverture des frontières prévue au traité de Rome entre en vigueur, les mécanismes d’indexation sont interdits, le financement de l’investissement par la planche à billet est arrêté. Les entreprises ne peuvent plus se rabattre sur le marché intérieur captif, les hausses de prix, et le crédit automatique. L’une des innovations productivistes les plus fondamentales attendra cependant mai 68, lorsque le salaire minimum fortement rehaussé devient un puissant incitateur à l’investissement — seules les entreprises qui suivent la hausse de la productivité peuvent ainsi payer le nouveau SMIC.
Le carcan macroéconomique se double d’un interventionnisme au niveau microéconomique qui vise à la réallocation du capital et de la main-d’œuvre sous le slogan de la modernisation.
Sous la IVe République, les parlementaires étaient à la merci des lobbyistes — mieux financés et mieux informés qu’eux. Avec la montée en puissance des cabinets ministériels, la direction de l’influence s’inverse. Les classes poujadistes — agriculteurs et petits commerçants — qui avaient bloqué maintes réformes sous la IVe, et même menacé le régime, sont amadouées. L’État s’allie avec l’aile moderniste des paysans — le Centre national des jeunes agriculteurs — pour faire basculer les priorités du secteur de la hausse des prix à la modernisation. Manipulant à la fois la carotte et le bâton, le ministère des finances réussit à étendre la TVA au commerce de détail en janvier 1968, effaçant les échecs des années 1950. Le Conseil national du patronat français (CNPF), organe de propriétaires-managers d’entreprises sous-capitalisées, était encore en 1965 arc-bouté sur la défense de la propriété privée. Mais la montée d’une nouvelle classe managériale salariée souvent formée dans les grandes écoles, encouragée par un agenda public qui donne priorité à la consolidation et à l’exportation, transforme en profondeur le CNPF qui finira par soutenir le programme essentiellement social-démocrate du régime dans les années 1970 9. Le patronat a ainsi été enrôlé dans un programme de consolidation des entreprises dont les effets se voient encore aujourd’hui.
Le leadership de ministres associant profil peu partisan et hautes qualifications, appuyés par des organes autonomes comme l’INSEE et le Plan, permet de dépasser la conflictualité sociale qui dominait la IVe République, grâce à un compromis modernisateur avec les syndicats.
Un exemple emblématique de ce nouveau paradigme est la RATP. Dans les années 1950, l’État ne réussit pas à financer les investissements, et empêche l’augmentation des tarifs pour peser artificiellement sur l’indice des prix et donc assécher les revendications des salariés parisiens. Sous la Ve, la Régie retrouve sa marge de manœuvre financière et se lance dans un programme d’investissement massif dont l’aboutissement le plus spectaculaire sera le RER, train régional qui traverse Paris cinquante ans avant la Elisabeth Line de Londres. Le compostage électronique des tickets est introduit en quasi première mondiale, et les poinçonneurs reconvertis 10. Les grands succès industriels comme le téléphone, Ariane, Airbus et le nucléaire suivent le même logiciel d’excellence technologique qui entraîne patronat et salariés. La France brille aussi dans la réforme productiviste de la distribution — en inventant l’hypermarché —, de la banque et du BTP, pour prendre des exemples souvent oubliés par les historiens économiques trop fixés sur l’industrie stricto sensu.
Si le productivisme a mauvaise presse en France, c’est surtout à cause d’une politique agricole quantitative qui s’est détachée progressivement de la considération des débouchés. Mais il s’agit de la perversion d’une matrice très fructueuse puisqu’elle permet de contourner les logiques distributrices qui paralysent l’investissement et l’innovation. La Grande-Bretagne et l’Italie ont historiquement souffert énormément de l’incapacité à surmonter les vétos catégoriels bloquant la réallocation des ressources, comme aujourd’hui la construction de logement en Grande-Bretagne — le Not In My Backyard — ou les entreprises nationales à la dérive en Italie. A contrario, le génie de la Ve République qui doit reprendre vie consiste à construire le consensus en réhaussant la barre — une approche au diapason de la réglementation européenne et tout à fait cohérente avec l’exigence écologiste. Ce productivisme tire l’économie vers le haut et interdit le maintien de secteurs peu performants survivants grâce à une main d’œuvre peu payée, des externalités jamais comptabilisées, et une infrastructure décadente. Ainsi compris, on voit pourquoi ce productivisme européen serait foncièrement plus égalitaire que le modèle américain. En tant qu’idéal-type, le productivisme européen constitue une alternative inclusive face au schumpeterisme polarisant des États-Unis.
Sortir des fausses solutions : un agenda pour les années 2025
Comment réactiver ces fondamentaux volontaristes, modernisateurs, et productivistes ?
On peut commencer par écarter les fausses-pistes, ce qui veut dire refuser radicalement l’idéologie populiste, malgré sa prégnance dans les médias, le discours politique et la science sociale bien-pensante. Quatre thèmes récurrents viennent à l’esprit : la transparence, le pouvoir d’achat, travailler plus et diminuer le coût du travail.
La transparence — et sa sœur siamoise : le « plus de démocratie » — constituent le vademecum du conformisme politique. Qui ose encore être contre ? Emmanuel Macron a tenté de se sortir de l’impasse politique des gilets jaunes en inventant un dispositif inspiré des théoriciens de la démocratie participative. Il s’agissait soit d’un tour de passe-passe, soit d’un aveu d’impuissance car la « transparence » ne peut se substituer à l’expertise. Manipulée naïvement, elle se révèle un terreau du populisme et de la superstition, comme l’a expliqué Gérald Bronner 11.
Par ailleurs, quand des politiques parlent du pouvoir d’achat, ils oublient une chose essentielle. Que ce soit pour la défiscalisation des heures supplémentaires, la suppression de la taxe d’habitation et la redevance audiovisuelle ou la baisse de la TVA pour « augmenter le pouvoir d’achat des français » : de quoi parle-t-on réellement. La seule augmentation soutenable du bien-être matériel ne peut en fait provenir que de l’augmentation de la productivité — car, pour citer Paul Krugman, « la productivité n’est pas tout, mais sur le long terme, c’est presque tout » 12.
La même logique s’applique au sempiternel cliché selon lequel les Français ne travailleraient pas assez. Depuis les années 1970, la plupart des Européens, à commencer par les Allemands, ont fait le choix collectif d’augmenter leurs loisirs : en quoi est-ce regrettable ? Depuis l’époque Thatcher, malgré leur productivité déficiente, les Britanniques ont réussi à égaler la croissance du continent en grande partie parce qu’ils travaillent plus. Est-ce une réussite ? Certes, on peut souhaiter que le taux d’activité des femmes augmente et que le système arrête d’éjecter les séniors. Mais l’idée de travailler plus — plutôt que de travailler mieux — pour gagner plus est une promotion du stakhanovisme contre le productivisme.
La fausse solution qui se veut la plus sérieuse — endossée de Hollande à Wauquiez — concerne le coût du travail. Les producteurs français ne pourraient réussir que si leurs coûts ne sont pas supérieurs à ceux des Allemands. Il s’agit d’une vieille rengaine. Dès les années 1950, les patrons français prétextaient des cotisations sociales élevées et de l’égalité salariale homme-femme pour s’opposer au projet de marché commun. Mais coût élevé veut dire haute valeur ajoutée.
Les fausses solutions ont en commun de courir derrière les titres des médias et les plaintes des groupes d’intérêt, plutôt que de fixer l’agenda en amont. Nous proposons ici quelques pistes dans ce but avec, comme en 1958, des volets institutionnels et politiques.
Institutions
Le volet institutionnel doit s’attacher à traiter l’affaiblissement de la capacité décisionnelle par une reconfiguration pluraliste du sommet de l’État, selon deux axes touchant l’exécutif et l’administration. Le premier serait la séparation fonctionnelle de la présidence et du gouvernement. Les modèles de républiques unitaires — c’est-à-dire non fédérales — dont le président est élu au suffrage universel mais ne dirige pas le gouvernement sont nombreux, à commencer par la Finlande, le Portugal, voire la Pologne. Dans ces pays, le chef de la majorité parlementaire est premier ministre et, comme le voudrait la constitution de 1958, « dirige l’action du gouvernement », alors que le président joue un rôle considérable en politique internationale, et, à l’intérieur, en situation de crise. Le mérite d’une telle évolution serait de préserver les acquis de la Ve République, à savoir un exécutif fort et stable et un parlementarisme rationalisé — un retour au septennat serait là le bienvenu.
Un premier ministre réellement chef du gouvernement et donc vraiment responsable devant l’Assemblée nationale, entraînerait une équipe de ministres tournés aussi vers le parlement et non simplement vers l’Élysée — donc des ministres devant rendre compte de leur administration devant la nation.
Le deuxième axe de réforme institutionnel concernerait de fait l’administration, c’est-à-dire l’expertise — la fierté de la République. Deux mesures permettraient de renforcer l’autorité — entendue comme crédibilité et légitimité — de l’administration. D’une part en coiffant la pyramide juridique par une seule cour suprême — un peu sur le modèle récent de la Grande-Bretagne — réunissant le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État en un même organe, ce dernier gagnerait en influence en Europe, et aiderait à la lisibilité de l’ordre juridique et réglementaire en France.
D’autre part, la légitimité de l’ordre administratif pourrait se renforcer considérablement s’il était plus clairement appuyé sur l’enseignement supérieur et la recherche, c’est-à-dire l’université, les grandes écoles, le CNRS et le monde scientifique en général. La méritocratie basée sur l’école constitue l’une des hiérarchies sociales les plus respectées, les Français estimant encore la compétence et le savoir et l’ingénieur restant le modèle du patron 13. L’expertise publique est une cible récurrente des populistes : pourquoi ne pas relever le défi et en faire le terrain de leur défaite ?
Une haute administration plus lisible, mieux clairement appuyée sur l’excellence scientifique et académique, ne peut que renforcer l’impartialité de l’État et stimuler le pouvoir politique dans un processus de justification réciproque (« reciprocal accountability »). Ce serait un pas important pour déconstruire « la fabrique de la défiance » 14.
Politiques
Pour le volet des politiques publiques, l’examen des fondamentaux de la Ve enseigne que les ambitions de longue haleine s’appuient sur le leadership d’idée, qui permet la définition des enjeux et le choix du terrain du débat public en amont — à l’opposé d’une gouvernance en girouette qui s’oriente sur l’opinion.
Pour la France des années 2025, imaginons deux grandes ambitions structurantes : la revalorisation du travail et le pivot de la consommation à l’investissement.
Pour valoriser le travail qualifié et pour tous, il faut se débarrasser du sophisme du « manque de travail » qui continue d’inspirer, tant le droit des faillites que la politique de la ville. L’emploi n’est pas une contrepartie donnée à la collectivité par l’entreprise assistée, c’est le moteur de la création de valeur. L’effort au travail n’est pas la souffrance, c’est la contribution la plus visible de chacun au bien-être collectif — the dignity of work comme le présente Michael Sandel 15, une formule utile pour équilibrer l’impératif parfois pesant de la méritocratie. Le plein emploi est un fait acquis chez nos voisins — Allemagne, Benelux, Grande-Bretagne — et un gouvernement décidé doit pouvoir lever les derniers obstacles. Ce changement de perspective qui permettrait de remettre sur le tapis la réforme des retraites de 2019 abandonnée. L’égalitarisme républicain peut se construire sur le travail et assumer l’éventail resserré des salaires.
La consommation de masse a pu être un moteur de la croissance et de l’émancipation — chacun selon ses inclinations — mais sa version dégradée agit comme une toxine. Le commerce tiré par les promotions plutôt que par la qualité sape l’offre d’emplois et de produits et services de qualité ; les marques comme valeurs ultimes alimentent le nihilisme des cités ; le surtourisme asphyxie nature et ville. Or la France a besoin d’infrastructure physique et digitale, de l’énergie verte, d’un plan Hausmann/Jane Jacobs 16 pour les banlieues, de transports publics fréquents, de crèches, d’une médecine de suivi accessible et de recherche pharmaceutique de pointe, pour prendre quelques exemples. Pivoter ostensiblement de la consommation à l’investissement pourrait impliquer quelques mesures phare dont l’augmentation de la TVA à 25 % comme dans les pays nordiques, la taxation du capital — pour l’orienter vers des usages productifs — et l’intensification de la formation à tous les âges.
Le choix assumé de soutenir l’investissement demande un courage que seules des institutions légitimes, impartiales et pérennes permettent de mobiliser. Et la relance productive passe nécessairement par un grand espace européen qui reproduit la profondeur du marché américain, tant pour le nombre de consommateurs que par la mobilisation du capital et — avantage européen — par la création de normes qui s’imposent éventuellement au monde entier.
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15.10.2024 à 17:48
« La BCE devrait réduire ses taux directeurs — ne pas le faire serait une erreur », une conversation avec Vítor Constâncio
Matheo Malik
Dans une conversation avec le Grand Continent, l'ancien vice-président de la Banque centrale européenne, Vítor Constâncio, évoque les défis auxquels l'Europe est confrontée. Il appelle à une plus grande marge de manœuvre budgétaire et plaide en faveur d'un actif européen sûr dans la lignée des propositions de Mario Draghi.
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Texte intégral (2274 mots)
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La Banque centrale européenne tient sa réunion de politique monétaire ce jeudi, alors que l’inflation s’est établie à 1,8 % en septembre, en dessous de la cible de 2 % de la BCE. Que pensez-vous que la BCE va faire et pourquoi ?
En effet, un taux d’inflation inférieur à 2 % ne garantit pas que l’objectif a été atteint de manière cohérente et stable. Néanmoins, il s’agit d’une indication forte que les forces motrices de la désinflation continuent de fonctionner. Je m’attends donc à une nouvelle baisse des taux d’intérêt de 25 points de base, notamment en raison de la persistance de la stagnation de l’économie qui continuera à peser sur la capacité des entreprises à fixer leurs prix et à prendre des décisions en matière de salaires. Au vu de tous ces éléments, c’est l’hypothèse que je retiens pour la réunion de cette semaine.
Si la BCE ne baisse pas ses taux directeurs lors de cette réunion, s’agira-t-il d’une erreur ?
Les données justifient une nouvelle baisse. Il s’agirait donc d’une erreur de politique monétaire — mais qu’à mon avis le Conseil des gouverneurs ne commettra pas.
Qu’est-ce qui, selon vous, devrait faire bouger le curseur de la BCE en termes de rythme et d’ampleur des baisses de taux dans les mois à venir ?
Philip Lane, l’économiste en chef de la BCE, a suggéré dans le compte rendu de la dernière décision de politique monétaire que l’inflation pourrait s’accélérer au cours des derniers mois de l’année. Si ces prévisions se confirmaient, je ne serais pas aussi catégorique quant à une nouvelle réduction en décembre.
Cela étant dit, le Conseil des gouverneurs n’a pas été aussi prospectif qu’il devrait l’être. La politique monétaire répond à des objectifs à moyen terme et met du temps à produire ses effets. Je pense que l’inflation est en baisse et qu’elle se stabilisera autour de 2 %. Cela justifierait une nouvelle baisse des taux d’intérêt de 25 points de base en décembre.
Pensez-vous que la BCE, comme le laissent entendre certains, aurait été en retard dans le processus de relèvement de ses taux et qu’elle risque maintenant de prendre du retard en matière d’assouplissement, surtout étant donné que la situation économique continue de se détériorer ?
Il y a eu un retard de quelques mois pour le resserrement de la politique monétaire, mais cela n’a pas été aussi crucial que beaucoup aiment à le penser, car la flambée de l’inflation, due à des chocs de prix extérieurs, était inévitable à court terme.
Dans ce type de situation, le rôle de la politique monétaire est de relever les taux pour maintenir les anticipations d’inflation future à un niveau stable et prévenir le risque d’effets secondaires intérieurs significatifs susceptibles d’amplifier les chocs extérieurs. La BCE et la Fed ont atteint ces objectifs. Cela a suffi à protéger le processus de baisse de l’inflation induit par les réductions de prix au niveau international, ainsi qu’à assurer un atterrissage en douceur de l’économie, contrairement à ce qu’affirmaient à l’époque de nombreux économistes réputés, dont certains très influents qui déclaraient qu’il faudrait une récession pour « casser le marché du travail » avec un taux de chômage plus élevé pour maîtriser l’inflation. Ils avaient tort. En ce qui concerne le rythme d’assouplissement, je ne pense pas qu’il y ait eu de retards significatifs.
Le conseil des gouverneurs de la BCE prend souvent des décisions par consensus, mais pas toujours à l’unanimité, en particulier dans les cas de changements importants de politique. Cela pose-t-il un problème selon vous ?
Je ne pense pas. La BCE prend parfois des décisions à l’unanimité ; d’autres fois, elle ne parvient pas à atteindre l’unanimité. Ce qui est important, c’est que les décisions soient prises au moment opportun.
C’est également l’argument qui est avancé à Bruxelles, au Conseil. Le consensus peut être bénéfique, mais il peut aussi ralentir le processus, même si une large majorité y est favorable et souhaite aller de l’avant.
Je suis d’accord. Cependant, le consensus ne signifie pas l’unanimité, et c’est la quête permanente de l’unanimité qui serait préjudiciable à la prise de décisions opportunes.
Quel est l’impact de la situation économique allemande — le pays est en récession pour la deuxième année consécutive — sur les perspectives européennes ?
L’Allemagne est la plus grande économie de la zone euro et ce qui se passe a un impact considérable sur les autres. En ce sens, une récession en Allemagne a un impact considérable sur la croissance des autres pays de la zone euro, ce qui contribue fortement à la stagnation économique que nous connaissons actuellement.
La BCE a répété qu’elle dépendait des données et non de la Fed. Cependant, les décisions de la Réserve fédérale conditionnent le débat mondial sur la politique monétaire. Comment pensez-vous que le langage et la communication de la BCE vont évoluer alors que la Fed a débuté en force son cycle d’assouplissement ?
Les États-Unis sont la plus grande économie du monde et le dollar reste la monnaie internationale dominante. Le cycle monétaire et financier mondial est donc déterminé par les mesures prises par la Fed. En termes de politique, le récent pic inflationniste a été causé par des événements internationaux, principalement la guerre en Ukraine, et le processus a évolué de manière similaire dans toutes les économies avancées. Cela a contribué à certaines similitudes en matière de politique. Toutes les banques centrales du monde doivent tenir compte des décisions de la Fed, mais cela ne signifie pas qu’elles doivent toutes faire exactement la même chose. La BCE a réduit ses taux directeurs avant la Fed et cela a bien fonctionné. Les marchés financiers ont compris que la BCE avait sa propre voie.
La BCE examine les données dans leur ensemble, mais elle s’est intéressée à des points particuliers tels que l’inflation des services et la croissance des salaires. Quelle est la différence entre la dépendance à l’égard des données et la dépendance à l’égard des points de données ?
Je n’aime pas l’expression « dépendant des données » car elle peut conduire à l’interprétation que les données passées ou les données en temps réel déterminent les décisions politiques d’une manière rétrospective. Il serait préférable que les banques centrales disent simplement : « Nous ne nous pré-engagerons pas à des décisions futures ».
Je trouve également que la distinction entre « dépendant des données » et « dépendant des points de données » est un peu inutile. En particulier parce qu’elle ne dit pas grand-chose sur le degré approprié de prévoyance dans la prise de décision, qui est crucial pour la bonne conduite de la politique monétaire. L’attention portée à des prix sectoriels particuliers comme ceux des services, que vous mentionnez, est justifiée si elle fait partie d’une évaluation plus large de l’inflation future.
À quel moment l’équilibre change-t-il et les points de données individuels peuvent-ils faire basculer la prise de décision de manière exponentielle ?
Pour les décisions de politique monétaire, les points de données ne devraient avoir d’importance que dans la mesure où ils ont un impact sur les perspectives d’inflation future, ce qui doit être évalué au cas par cas.
Jusqu’où pensez-vous que l’on puisse aller dans ce cycle en ce qui concerne la réduction des taux ?
Mon scénario de base concernant l’évolution de l’économie et de l’inflation, avec toutes les incertitudes qu’il comporte, est que l’économie de la zone euro restera faible et que l’inflation se stabilisera de manière fiable autour de 2 % d’ici le milieu de l’année prochaine. Dans ce scénario, je prévois pour la BCE un taux directeur compris entre 2,5 % et 2,75 % à cet horizon.
Voilà pour la politique monétaire — mais qu’en est-il de la politique budgétaire, quel rôle peut-elle jouer ?
Il s’agit d’une question importante. L’histoire prouve que la politique monétaire est asymétrique dans ses efforts et qu’elle n’est pas très efficace pour sortir une économie de la récession. L’Europe est confrontée à de profonds défis structurels et a besoin d’une forte augmentation des investissements publics pour les relever. Elle doit également attirer les investissements privés. Malheureusement, les règles budgétaires européennes et la législation allemande sur la limitation de la dette ne permettent pas ce type de politiques. Par ailleurs, la France et l’Italie accumulent des déficits et des dettes élevés depuis un certain temps, ce qui nécessitera une réduction progressive. Cela signifie que nous ne pouvons que nous attendre à la poursuite d’une croissance faible dans la zone euro, même si les taux de politique monétaire descendent en dessous de 2,5 %. Le secteur du logement est le seul secteur qui réagit de manière significative aux taux d’intérêt, contrairement à l’investissement général des entreprises, qui ne peut être stimulé par le seul assouplissement de la politique monétaire. La reprise européenne a besoin d’une politique budgétaire, mais celle-ci ne semble pas être à notre portée. C’est un problème, car je ne vois pas comment l’Europe peut répondre à ces défis, en matière de sécurité, de digitalisation et de transition climatique en appliquant le cadre fiscal actuel. De nouvelles initiatives d’investissement financées au niveau européen sont essentielles.
Mario Draghi a affirmé dans son rapport qu’il est « incontestable » que la création d’un actif européen sûr contribuerait à réduire le coût du capital et à renforcer le rôle de l’euro. Êtes-vous d’accord ?
Je suis d’accord et je le dis depuis des années. Un marché des obligations solide et liquide portant sur un actif européen sûr est un élément essentiel de l’Union des marchés des capitaux qui faciliterait le déploiement de l’investissement privé nécessaire. C’est un grand gâchis que nous ayons créé une union monétaire, plus difficile à mettre en place, et que nous ne puissions pas prendre les décisions nécessaires pour en récolter les fruits d’une véritable union des marchés des capitaux.
D’autres programmes tels que le plan de relance NextGenerationEU seraient utiles, mais il faut aller plus loin pour finaliser le marché des capitaux.
Les incertitudes qui pèsent sur l’Europe sont nombreuses : la politique intérieure, la stagnation économique prolongée, la forte incertitude liée à l’élection américaine. Quelle est votre plus grande inquiétude ?
Une victoire de Trump : je pense qu’il est une menace pour l’Europe.
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09.10.2024 à 16:16
Les questions ouvertes du rapport Draghi
Matheo Malik
Pour les économistes Olivier Blanchard (Peterson Institute) et Angel Ubide (Citadel), le rapport Draghi identifie les problématiques essentielles auxquelles est confrontée l’Europe qui vient — sans apporter pour autant toutes les réponses. Afin d’ouvrir un débat nécessaire sur les constats et la feuille de route, ils proposent d’élargir la focale : de la productivité aux investissements en passant par la sécurité nationale — un tour d’horizon.
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Texte intégral (3555 mots)
Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. Depuis plusieurs semaines, nous donnons la parole à des chercheurs, commissaires européens, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Présenté en septembre par Mario Draghi, le rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne, est un appel à l’action. Il invite à relever les défis auxquels l’Union européenne est confrontée au cours de cette décennie et a l’immense mérite d’oser quantifier le potentiel d’investissement nécessaire : 5 % du PIB par an sur la période 2025-30. Le message est clair : chaque année où l’Union tarde à agir, l’écart avec les États-Unis se creuse davantage. Il n’y a donc pas de temps à perdre.
Le rapport affirme que la principale faiblesse de l’Union est sa croissance plus faible que celle des États-Unis — due principalement à sa fragmentation. Cette faiblesse est aggravée par trois nouveaux défis : renforcer la résilience de l’économie face aux menaces géopolitiques et aux guerres commerciales ; faire face au changement climatique et en accompagnant la transition vers l’énergie verte ; et renforcer la sécurité et la défense nationales. La nature de ces nouveaux défis implique de les traiter essentiellement au niveau de l’Union plutôt qu’au niveau national.
Nous sommes d’accord avec une grande partie du rapport qui, selon nous, soulève toutes les bonnes questions. Si la fragmentation de l’Union est effectivement un obstacle majeur à la croissance, sa réduction peut en effet avoir de grands avantages et peu de coûts. Le rapport — en particulier dans sa partie B — est une mine d’informations granulaires et de mesures concrètes potentielles à prendre dans les principaux secteurs de l’économie. Il nous semble cependant que certaines questions nécessiteraient une discussion plus approfondie et c’est ce que nous tentons de faire dans cet article, en nous faisant souvent l’avocat du diable pour lancer le débat nécessaire sur le rapport.
Compétitivité ou productivité ?
Commençons par une affirmation forte : le titre du rapport — L’avenir de la compétitivité européenne — est trompeur. Le rapport devrait traiter — et traite de fait — de la productivité plutôt que de la compétitivité. C’est la productivité qui détermine le niveau de vie ; la compétitivité est une autre question : un pays peut ainsi avoir une faible productivité tout en étant compétitif — c’est ce qu’un taux de change flexible est censé pouvoir réaliser et c’est ce qu’il parvient à faire généralement. À cet égard, l’Union européenne n’a pas de problème de compétitivité — sa balance courante, de fait, est même excédentaire. Elle a plutôt un problème potentiel de productivité.
L’écart de productivité explose-t-il vraiment ?
Comparant l’Union aux États-Unis, Mario Draghi établit un diagnostic : un « défi existentiel » et, si rien n’est fait, une « lente agonie ». Cette affirmation nous semble exagérée.
Depuis 2000, la croissance du PIB de l’Union a en effet été en moyenne inférieure de 0,5 % par an à celle des États-Unis, mais l’essentiel de la différence est dû à la démographie, pas à la productivité. La croissance du revenu réel par habitant dans l’Union a été inférieure d’environ 0,1 % par an à celle des États-Unis, une différence minime mais suffisante pour creuser l’écart d’environ 2,5 % sur 25 ans. Ce n’est certes pas négligeable, mais pas assez pour que l’on puisse parler « d’agonie ».
Cela étant posé, même si cet écart de productivité par rapport aux États-Unis n’a pas augmenté de manière substantielle, il subsiste. L’époque où l’Europe rattrapait rapidement les États-Unis est révolue et la convergence n’est pas réalisée : l’Europe n’a pas été en mesure de franchir le dernier kilomètre — et il faut se demander pourquoi.
Le fait d’être un leader de l’innovation est-il essentiel pour la croissance ?
Le rapport souligne à juste titre les différences importantes entre les performances de l’Union et celles des États-Unis dans le secteur technologique.
Le constat est sans appel : l’Union ne compte aucune entreprise technologique de premier plan. Mais cela signifie-t-il pour autant que la « lente agonie », si elle n’a pas encore eu lieu, commencera bientôt ? La réponse est : pas nécessairement. De nombreux pays se développent à des rythmes similaires à ceux des États-Unis sans être à la pointe de l’innovation technologique. À l’instar d’un cycliste qui, dans une échappée, se met « dans la roue » du premier pour se protéger du vent et se contente d’être second, les pays n’ont pas nécessairement besoin d’innover pour prospérer ; ils peuvent copier et mettre en œuvre les innovations des autres. C’est d’ailleurs ce qui semble se passer pour l’Union : si on laisse de côté le secteur des technologies de l’information et de la communication, la croissance de la productivité en Europe est égale ou supérieure à celle des États-Unis.
La sécurité plutôt que la croissance ?
C’est que la question principale n’est donc peut-être pas tant la croissance que la sécurité nationale.
En effet, le leadership technologique est surtout important lorsqu’il devient un facteur clef de la sécurité nationale : c’est ce que montrent les sanctions et les restrictions croissantes imposées par les États-Unis dans le secteur des semi-conducteurs. Il est donc essentiel de former des leaders technologiques véritablement européens pour renforcer la résilience et la sécurité nationale. Et l’approche européenne semble la bonne tant il est vrai que l’effet d’échelle nécessaire pour prospérer dans le secteur des nouvelles technologies implique qu’il sera presque impossible d’atteindre le leadership technologique à l’échelle seulement des États membres de l’Union. En d’autres termes, comme l’affirme le rapport, il serait bon que l’Union innove davantage dans tous les secteurs — mais cela est absolument crucial dans ceux où la sécurité est essentielle.
Transformation et croissance vertes ?
Toujours selon le rapport, la transition vers l’énergie renouvelable pourrait stimuler la croissance. Il s’agit d’une affirmation optimiste. Pour lutter contre le changement climatique, il faut donner un prix à une externalité — comme le CO2 ou un autre gaz à effet de serre — qui était auparavant gratuite. Dans le langage de la macroéconomie, il s’agit d’un choc négatif de l’offre comme peut l’être une augmentation du prix du pétrole. Dans le modèle de croissance standard, il entraîne une baisse de la production et une diminution de la croissance jusqu’à ce que la transition vers les énergies vertes soit achevée. Pourrait-il en être autrement en l’espèce ? On peut répondre par l’affirmative dans la mesure où, malgré un point de départ plus défavorable, les avancées sont beaucoup plus rapides dans les nouvelles technologies de la transition. La croissance pourrait donc finir par être plus élevée. Cependant, il faut reconnaître la difficulté de la transition pour éviter de créer des attentes irréalistes.
Défragmentation et meilleure réglementation : les clefs d’une croissance plus forte ?
Le rapport attribue une grande partie de l’écart de productivité à la fragmentation et à la réglementation. C’est la raison pour laquelle il met l’accent sur les mesures de défragmentation et de déréglementation partielle. Si tel est le cas, ces réformes semblent être souhaitables et faciles à mettre en œuvre et pourraient produire des bénéfices sans menacer l’architecture plus large de l’État-providence. Toutefois, on peut craindre que le rapport ne surestime les gains effectivement réalisables.
Il est certain qu’une grande partie de l’écart de productivité est due à des facteurs qui n’entrent pas dans le champ d’application du rapport — comme la protection sociale plus élevée, l’inadéquation des systèmes d’éducation et de formation professionnelle, les coûts de séparation plus élevés. La fragmentation est sans doute un facteur important dans la mesure où chaque pays continue d’insister pour avoir ses champions nationaux et craignant d’abandonner tout contrôle politique. Mais la question est de savoir dans quelle mesure cette fragmentation fait obstacle aux rendements d’échelle. Du point de vue de l’efficacité, est-il toujours préférable d’être plus grand ? La partie B du rapport présente des arguments solides sur le fait que ce serait le cas dans de nombreux secteurs. Mais la réalité peut être plus nuancée — après tout, il existe de nombreux exemples d’investisseurs qui achètent de grandes entreprises seulement pour les démanteler et débloquer de la productivité et de la valeur — et plus propre à certains secteurs qu’à d’autres — cette logique est plus pertinente, par exemple, pour les entreprises technologiques qui s’appuient sur des effets de réseau que pour les entreprises des télécoms.
Des questions similaires se posent en matière de réglementation et de politique de concurrence, tant au niveau national qu’au niveau de l’Union. La politique de concurrence pourrait à cet égard devoir évoluer pour aider à relever les défis identifiés. Aux États-Unis, les prix à la consommation constituent le critère décisif de la politique de concurrence : si les entreprises peuvent faire valoir avec succès qu’une fusion ou une acquisition entraînera des gains d’efficacité qui se traduiront à terme par une baisse des prix, l’opération sera probablement couronnée de succès et des mesures correctives ne seront appliquées, le cas échéant, qu’a posteriori.
Dans l’Union européenne, cependant, le test décisif est celui de la structure du marché : si une fusion ou une acquisition risque de créer une position dominante sur le marché — même si elle est nécessaire pour accroître l’efficacité — l’opération sera probablement rejetée. Or dans un monde où le développement de nouvelles technologies nécessite des effets de réseau et d’échelle, ces différences dans la politique de concurrence peuvent expliquer pourquoi les entreprises de réseau dominantes se trouvent toutes aux États-Unis — pour simplifier cette idée : Amazon aurait-elle pu croître et se développer dans l’Union ?
Que peut-on attendre de l’union des marchés de capitaux ?
Le problème auquel est confrontée l’Union n’est pas l’insuffisance de l’épargne ou de l’investissement — la part de l’investissement dans le PIB de l’Union est à peu près la même qu’aux États-Unis, soit 22 %.
Le taux d’épargne est quant à lui un peu plus élevé, ce qui se traduit par un excédent de la balance courante. Dans le rapport, le mot d’ordre de « mobiliser l’épargne » est donc trompeur. Le taux d’épargne à l’échelle européenne est élevé et se traduit par des investissements importants.
Le rapport souligne à juste titre que le problème réside peut-être dans le fait que l’épargne n’est pas canalisée vers les bons investissements et qu’elle peut refléter une prise de risque insuffisante. Cette situation est le reflet d’une structure d’intermédiation essentiellement bancaire, segmentée selon les frontières nationales. Il est peu probable que l’union des marchés de capitaux fasse une différence majeure et opportune à ce niveau. Le rapport estime qu’il faudrait une baisse de 250 points de base du coût du capital pour inciter à de nouveaux investissements. Mais une telle baisse serait-elle suffisante pour générer le bon type d’investissement ? En tout état de cause, cela dépasserait largement les bénéfices d’une meilleure intégration financière.
Les investissements publics et les subventions de l’Union peuvent-ils être financés par la dette ?
Le rapport conclut qu’il faudrait augmenter le taux d’investissement de l’Union d’environ 5 % du PIB par an — avec une part d’investissement public représentant environ 1,5 % — et que des subventions publiques importantes seraient également nécessaires pour susciter l’augmentation souhaitée de l’investissement privé. Il plaide à juste titre pour que ces décisions soient prises à l’échelle de l’Union dans la mesure où c’est à cette échelle que la réduction de la fragmentation et la révision de la réglementation et de la politique de concurrence doivent être réalisées. Alors que la défense, la transition écologique et les autres domaines ciblés par le rapport peuvent être considérés comme des biens publics, une grande partie de l’investissement public et de la conception des subventions doit également être pensée et mise en œuvre au niveau de l’Union.
Cela n’implique toutefois pas nécessairement qu’il doive être financé par la dette de l’Union plutôt que par les impôts. Deux aspects sont à prendre en considération ici : la viabilité de la dette et ses effets macroéconomiques.
Même si — parce qu’elle est mutualisée — elle est généralement moins chère que la dette émise par les gouvernements nationaux, la dette de l’Union reste de la dette. Et compte tenu de ses niveaux élevés et, en particulier, des déficits primaires importants dans plusieurs États membres, la question de la viabilité de la dette globale ne peut pas être ignorée. Certaines des mesures proposées dans le rapport peuvent en effet augmenter la croissance future et donc les recettes publiques. D’autres, comme la défense, ne le peuvent pas — du moins pas directement. Celles qui concernent le mix énergétique pourraient, au contraire, diminuer la croissance pendant un certain temps et réduire les recettes futures. Il ne faut donc pas partir du principe que les recettes futures s’autofinanceront : un cadre budgétaire crédible sera indispensable pour soutenir cet effort. Concrètement, dans l’hypothèse raisonnable où les taux d’intérêt resteront proches des taux de croissance, une partie des dépenses supplémentaires peut être financée par la dette, mais un plan crédible exige qu’à moyen terme, le solde primaire — c’est-à-dire la différence entre les recettes et les dépenses — revienne à zéro.
L’autre aspect à prendre en compte est l’impact macroéconomique d’une augmentation aussi importante de l’investissement global dans une économie actuellement proche de son potentiel. La Banque centrale européenne devra gérer ce qui sera probablement un processus de croissance et d’inflation plus volatil, secoué par divers chocs d’offre. Les calculs du Fonds monétaire international cités dans le rapport pourraient sous-estimer le risque de surchauffe. L’expérience récente des déficits budgétaires américains, leur effet sur les pics de prix induits par la pénurie et les prix des matières premières, ainsi que leur contribution à l’explosion de l’inflation, est pertinente en l’occurrence en ce qui concerne le calendrier, la conception et la réalisation des investissements nécessaires. Pour ces deux raisons, il est essentiel de donner la priorité à l’investissement et aux subventions dans un nombre réduit de secteurs et de limiter l’effet sur la dette.
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Ces nombreuses questions que nous soulèverons contribueront, nous l’espérons, à une discussion plus large et plus approfondie. Nous réaffirmons notre adhésion à une grande partie du rapport et notre espoir qu’il conduira à des mesures permettant d’augmenter la productivité et le niveau de vie au sein de l’Union, de traiter la question climatique et de renforcer la sécurité nationale.
L’article Les questions ouvertes du rapport Draghi est apparu en premier sur Le Grand Continent.