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01.02.2024 à 18:29

L’avenir du Pacte vert et la stratégie globale de l’Union pour le prochain cycle politique : une conversation avec Laurence Tubiana, Thomas Dermine, Jean-Yves Dormagen, Guillaume Faury et Jennifer Harris

Marin Saillofest

Peut-on sauver le climat et préserver la démocratie en même temps ? C’est la question centrale de cette conversation à cinq voix sur l’avenir du Pacte vert. Organisée durant le Sommet Grand Continent, cette table ronde déroule les problématiques que soulève la nécessaire et difficile transition pour éviter une catastrophe climatique. À lire au moment où la colère des agriculteurs balaye le continent européen.

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Texte intégral (9939 mots)

Cette conversation est la transcription de la table ronde « The future of the Green Deal and the EU’s global strategy in the next political cycle », modérée par Laurence Tubiana, qui a réuni Thomas Dermine, Jean-Yves Dormagen, Guillaume Faury et Jennifer Harris lors de la première édition du Sommet Grand Continent, en Vallée d’Aoste, du 18 au 20 décembre 2023. Nous publions les actes du Sommet ainsi que les vidéos des sessions publiques.

Laurence Tubiana

Au cœur de cette conversation sur le prochain cycle politique, se pose la question de l’évolution du système économique et de la structure de l’Union. Une grande question est de savoir ce qu’il adviendra du Pacte vert, qui a été une grande réalisation de ces cinq dernières années, orientant de nombreuses politiques et qui, en ce moment, est arrivé à ce qui devrait être sa phase de mise en œuvre dans chaque État membre. Nous ne savons pas ce qui se passera lors des prochaines élections, mais nous savons que de nombreuses questions circulent quant à la capacité de ce pacte à trouver du soutien dans de nombreux pays, alors même que l’urgence de la réponse climatique se fait de plus en plus sentir. 

Comment envisagez-vous l’avenir du Pacte vert ? 

Thomas Dermine 

Je suis le plus jeune membre du gouvernement fédéral belge et ma tâche quotidienne consiste à gérer le lourd processus du Green Deal et le plan de relance et d’investissement NextGenerationEU.

En tant que nouvel acteur en politique, mon constat majeur réside dans le fait que les débats autour de cette transition, que ce soit au sein du gouvernement belge ou à travers la presse européenne, sont principalement structurés autour d’une ligne de fracture : 80 % des débats oscillent entre une perspective optimiste en faveur des solutions technologiques, avec des investissements importants dans la recherche et développement, et un soutien à la transition via la technologie, tandis que l’autre position met l’accent sur un changement massif de comportement, touchant notamment à notre alimentation et à nos déplacements.

La dimension cruciale de ce débat est quasiment absente des discussions : la transition repose avant tout sur la construction d’une infrastructure adéquate. Lorsque nous abordons la question climatique, nous devons nécessairement parler d’infrastructure. Inversement, lorsque nous parlons d’infrastructures, nous devons évoquer le climat. Cette approche s’avère être la plus progressive car, si nous nous appuyons sur des changements de comportement, nous risquons d’engendrer des impacts régressifs pour ceux qui ne peuvent pas se permettre d’adopter des solutions telles qu’une voiture électrique ou la rénovation de leur logement. En revanche, en mettant l’accent sur une infrastructure essentiellement collective, nous reconnaissons que la transition est une question collective, qui exige des réponses collectives.

La transition verte repose avant tout sur la construction d’une infrastructure adéquate.

Thomas Dermine

En examinant l’état actuel des infrastructures en Europe, il est manifeste que nous avons pris du retard au cours des trois ou quatre dernières décennies. Celles qui sont liées à la mobilité, au logement, à l’énergie, telles que le réseau électrique et les gazoducs, datent principalement des années 60 et 70. La question cruciale réside donc dans la modernisation de cette infrastructure afin de garantir les déplacements, la viabilité du système alimentaire, ainsi que l’accès adéquat à l’électricité. La Commission européenne a admirablement utilisé les plans de relance post Covid-19, qui représentaient une première dans l’histoire européenne, en mettant en commun des ressources à l’échelle européenne pour investir dans ces infrastructures, indépendamment des États membres.

Le processus actuel est très complexe à gérer, il implique chaque État membre, mais il marquera probablement un tournant dans l’histoire de la construction européenne. Cette décision de mobiliser rapidement nos ressources pour investir dans les infrastructures en réponse à l’urgence du COVID-19 fera date dans les vingts prochaines années. Si nous considérons l’infrastructure comme essentielle pour aborder cette transition, il est impératif de mettre en œuvre un plan ambitieux, car environ 3,5 % du PIB doit être investi annuellement au cours des 10 prochaines années pour atteindre les objectifs de la stratégie « Fit for 55 ». 

Deux options se présentent à nous. Une révision profonde du Pacte de stabilité est improbable, mais des propositions intéressantes ont été avancées pour un traitement budgétaire distinct des investissements verts. C’est une idée prometteuse. L’autre option est l’utilisation du nouvel instrument créé par la Commission, NextGenerationEU, avec un processus administratif élaboré pour canaliser efficacement les fonds de l’Union vers les États membres. Cet instrument est déjà en cours d’utilisation, comme en témoigne le plan REpowerEU, et ils seront probablement utilisés à plusieurs reprises au cours des dix prochaines années, chaque fois que la pression politique pour lutter contre le changement climatique augmentera. 

La question cruciale est de savoir si cette pression à court terme sera suffisante pour atténuer l’impact du changement climatique. Les instruments nécessaires sont en place, et il s’agit désormais d’intensifier les efforts pour mobiliser les ressources à travers ces mécanismes.

En examinant le débat récent sur l’utilisation de ce fonds et en mettant en lumière la contradiction entre l’investissement accru dans la défense et celui dans les énergies propres, nous pouvons discerner la tension entourant cette crise d’investissement à laquelle nous pourrions être confrontés. Jean-Yves Dormagen, vos études sur l’adhésion ou la polarisation autour du Pacte vert et de la transition sont assez déconcertantes : habituellement, nos sondages à travers l’Europe présentent des résultats parfois plus positifs. Dans quelle mesure avez-vous observé cette fracture dans la société et quelles sont les composantes que vous avez identifiées, notamment en termes de clivage entre les peuples et les élites, sur la perception de l’inégalité ?

Jean-Yves Dormagen

Je tiens à exprimer ma gratitude envers le Grand Continent d’avoir organisé cet événement. Il y a environ un mois, nous avons publié un article sur le clivage écologique, basé sur des enquêtes menées en France, en Italie, en Espagne, en Belgique, et actuellement en Allemagne, bien que cette dernière ne soit pas encore terminée.

Les résultats préliminaires révèlent un clivage significatif par rapport aux politiques environnementales au sein de la population, ce qui peut être interprété comme une nouvelle plutôt préoccupante. Ce clivage s’intensifie probablement parce que la transition et les politiques associées deviennent de plus en plus tangibles et concrètes, avec des impacts perceptibles. En ce qui concerne l’interdiction de vendre des voitures à essence et diesel — une mesure concrète de la transition en cours — environ 70 % des populations française et allemande s’y opposent. Des résultats similaires émergent en Belgique et dans d’autres pays.

De même, en ce qui concerne les parcs éoliens, environ 70 % des personnes en France sont opposées à l’idée d’avoir un parc éolien dans leur quartier au point que leur création s’y avère actuellement très difficile. Vous avez également mentionné l’Allemagne, où les pompes à chaleur ont suscité un débat houleux et une résistance significative. Nos enquêtes révèlent que cette forte opposition devient un catalyseur, pour ainsi dire, pour les partis populistes de droite, et elle représente un défi considérable pour les partis de droite traditionnels. En effet, le climato-scepticisme est étroitement lié aux deux principaux clivages observés dans la société actuelle.

D’abord, il répond au clivage des valeurs culturelles qui divise profondément les sociétés européennes. Cela semble être également le cas aux États-Unis. Il oppose les progressistes multiculturalistes d’un côté, et les conservateurs identitaires de l’autre. L’analyse de ces pôles révèle que les individus progressistes ou multiculturalistes sont plus enclins à soutenir les politiques vertes et la transition verte. À l’inverse, les personnes identitaires ou conservatrices ont davantage tendance à adopter une position climato-sceptique ou climato-relativiste. Cette dynamique représente un défi significatif pour les partis de droite et profite aux partis de la droite populiste.

Le clivage écologique oppose les progressistes multiculturalistes d’un côté, et les conservateurs identitaires de l’autre. 

Jean-Yves Dormagen

Un deuxième clivage crucial est celui de l’anti-establishment, de l’anti-élitisme, et de l’anti-élitarisme, qui présente également une forte corrélation avec l’attitude envers les questions écologiques. Les individus anti-élitaires et anti-establishment se montrent réticents à l’égard des politiques environnementales, exprimant une méfiance envers les scientifiques et les rapports scientifiques sur le changement climatique. Ils s’opposent aux politiques descendantes, les percevant comme des initiatives de l’élite. Par exemple, une enquête révèle que 40 % des personnes considèrent la notion de dictature écologique comme un objectif réel des élites. C’est un chiffre significatif.

Pour résumer, les individus conservateurs ou identitaires, ainsi que ceux qui sont anti-establishment ou anti-élitaire, sont plus enclins à soutenir des dirigeants ou des partis climato-sceptiques. Cette dynamique favorise les partis populistes, expliquant en partie leur ascension actuelle en Europe et aux États-Unis. Cependant, cela représente également un défi majeur pour les partis de droite traditionnels, car une partie importante de leur électorat est conservatrice et opposée aux transitions écologiques en cours. On observe une tension similaire dans nos enquêtes en France, en Allemagne, et en Belgique.

Nous avons particulièrement étudié, notamment au Royaume-Uni, l’attitude des jeunes conservateurs. À un moment donné, le Parti conservateur a réussi à intégrer la transition écologique en tant que valeur, encourageant ainsi les jeunes à voter pour lui. Avez-vous observé des variations liées à l’âge dans ces tendances ? 

Jean-Yves Dormagen

Effectivement, l’âge a un impact significatif. Les jeunes affichent une sensibilité plus marquée pour les enjeux environnementaux et soutiennent davantage la transition écologique. Cependant, un défi majeur réside dans le vieillissement de notre société. Actuellement, une part importante de l’électorat républicain aux États-Unis, ainsi que des partis de droite traditionnels en Europe, est constituée de personnes d’un certain âge, ce qui explique leur tendance à adopter des positions plus conservatrices. Cela se traduit par un soutien accru aux réactions anti-écologiques : cela explique la dynamique du retour de bâton écologique au sein de notre société.

Compte tenu de son impact significatif sur les émissions de CO2 et de gaz à effet de serre, le secteur aérien soulève des interrogations sur la politique industrielle. C’est un domaine complexe avec des chaînes d’approvisionnement industrielles diverses. Dans ce contexte, Guillaume Faury, comment percevez-vous la nécessité d’une politique industrielle, en tenant compte de l’importance du secteur que vous représentez ? Estimez-vous que nous disposons des instruments nécessaires et de l’infrastructure, pour atteindre nos objectifs, en tenant compte de l’impératif pressant d’accélérer le processus ? Mes questions portent non seulement sur votre secteur spécifique mais aussi, plus largement, sur le déploiement industriel sur le continent. Cela englobe notamment la question de la solidarité entre les différentes économies, car il ne s’agit pas uniquement de la France ou de l’Allemagne.

Guillaume Faury

Tout d’abord, je suis ravi d’être présent ici, au Sommet Grand Continent. J’ai probablement une perspective un peu différente de la plupart des intervenants dans cette salle. On pourrait se demander pourquoi consacrer trois jours à la fin de l’année à la question européenne, alors que nos industries et entreprises sont en pleine activité. La raison est simple : quelque chose ne fonctionne pas en Europe, et pour qu’Airbus réussisse, nous avons besoin d’une Europe qui fonctionne. La plupart des employés d’Airbus aspirent à une Europe fonctionnelle, car c’est fondamentalement un projet européen.

Lorsque je suis devenu président d’Airbus en 2019, au milieu de nombreux défis, nous avons réfléchi à la raison d’être de l’entreprise, à ce que devrait motiver nos 150 000 employés pour les années à venir. Nous nous sommes définis comme les pionniers de l’aérospatiale durable pour un monde sûr et solidaire. Cette vision a émergé de manière interne, ce qui fut un processus stimulant.

Quelque chose ne fonctionne pas en Europe, et pour qu’Airbus réussisse, nous avons besoin d’une Europe qui fonctionne.

Guillaume Faury

Pourquoi mentionner cela ? Parce que, chez Airbus, nous croyons que l’aviation est une force positive. En voyageant dans le monde, en rencontrant des clients et des représentants gouvernementaux, nous constatons que les gens aspirent à la mobilité et au voyage. L’aviation offre une utilisation remarquable de l’infrastructure naturelle, l’air, pour des déplacements rapides, sûrs et économiques. Cependant, 2,5 % des émissions mondiales de carbone proviennent de l’aviation. Nous avons donc conclu que l’aviation était bénéfique, mais que nous devions prendre l’initiative de la décarbonation avant que des restrictions sévères ne nous soient imposées. Notre engagement envers la décarbonation est total, et c’est pourquoi nous avons vigoureusement soutenu le Pacte vert, en adoptant même des objectifs plus ambitieux dans certains domaines.

Il est crucial de partager une perspective issue de l’expérience industrielle sur la transition. Lorsque les entreprises poursuivent des transformations majeures, également appelées transitions, il est essentiel que l’objectif final (le point B) soit perçu comme meilleur que le point de départ (le point A) par les employés. La réussite de la conduite du changement dépend de la conviction que le nouvel état B — soit après la transition —, est effectivement préférable à la situation actuelle.

La conduite du changement est un art délicat, et actuellement, en Europe, nous faillissons dans ce domaine. La population n’est pas convaincue que le projet ou la situation post-transition soit une amélioration. Des preuves évidentes, comme la restriction de l’usage des voitures ou la stigmatisation liée à certains comportements, renforcent cette perception négative. Dans une démocratie, les citoyens devraient influencer les décisions au sommet plutôt que de se voir imposer des directives. Le problème réside dans notre incapacité à aligner les intérêts individuels et les intérêts communs, ce qui crée une résistance significative.

Sans mise en cohérence des intérêts collectifs et individuels, une résistance considérable émergera et ce phénomène risque de s’aggraver avec le temps. Sans l’adhésion de la population à la transition, la plupart des individus résisteront aux changements. En matière de conduite du changement, le leadership joue un rôle clé. Je le définis comme la capacité à guider le changement, une qualité dont l’Europe a actuellement grandement besoin. Une autre facette du leadership consiste à susciter l’envie. Si les gens sont motivés à travailler, c’est un succès. Cependant, nous semblons souvent faire l’inverse, ce qui peut être difficile, car une partie du changement peut naturellement ne pas mener à un meilleur état des choses.

Je vais aborder à présent le secteur de l’aviation pour partager un point de vue que je trouve pertinent pour les décideurs politiques. Dans notre perspective, deux approches permettent de réduire les émissions de carbone de 2,5 % à zéro. La première repose sur la technologie des avions eux-mêmes, visant à concevoir des appareils plus économes en carburant. La deuxième implique le passage des combustibles fossiles émettant du carbone dans l’air à des carburants durables, recyclant le carbone, et finalement à l’hydrogène, une option qui n’émet pas de carbone.

Je définis le leadership comme la capacité à guider le changement, une qualité dont l’Europe a actuellement grandement besoin. 

Guillaume Faury

Le défi actuel réside dans l’alignement des intérêts des compagnies aériennes sur la décarbonation. Les avions consommant moins de carburant présentent un coût d’exploitation réduit et une compétitivité accrue. Nous observons un phénomène mondial où toutes les compagnies aériennes passent des commandes pour de nouveaux avions, ce qui se traduit par un carnet de commandes record pour les dix années à venir chez Airbus. Elles manifestent une préférence pour des avions plus écoénergétiques.

En ce qui concerne les carburants aéronautiques durables (FAS), la situation est inverse. Les compagnies aériennes adoptant ces carburants deviennent moins compétitives, car les FAS sont actuellement près de quatre fois plus chères que le kérosène en Europe. Les clients ne bénéficient pas de crédits significatifs, bien que certaines enquêtes, comme celle réalisée par Air France KLM, indiquent que 40 % des répondants seraient prêts à payer plus cher leurs billets pour soutenir la décarbonation. Air France KLM a même introduit une option en ligne permettant aux passagers d’ajouter un montant supplémentaire à leur billet pour contribuer à la décarbonisation, avec une offre de 0,5 %. Cependant, cette initiative a été critiquée par des ONG qui la qualifient d’écoblanchiment.

C’est un défi de démontrer l’efficacité des carburants aéronautiques durables. Lorsque les intérêts généraux et individuels ne sont pas alignés, cela crée une tension et une résistance considérables. Bien que le Pacte vert soit une initiative positive, il est probable qu’il soit remanié à plusieurs reprises en raison de l’opposition massive à sa mise en œuvre. Cependant, il représente seulement une fraction des changements nécessaires dans la société.

En examinant le secteur de l’aviation, on réalise que d’autres secteurs font face à des défis similaires. Il existe des moyens de rendre la transition plus acceptable, notamment en se concentrant sur l’énergie et l’infrastructure. Environ 80 % des émissions de CO2 proviennent essentiellement de la production d’énergie. La transition vers une énergie verte est une approche largement acceptée pour favoriser la durabilité, sans nécessairement sacrifier les intérêts individuels.

Revenons à l’énergie et à l’infrastructure. Bien que je ne sois pas un expert, il semble que rendre l’énergie verte soit une voie cruciale pour promouvoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Cependant, pour que la transition réussisse, il est essentiel de repenser la manière dont elle est présentée en la rendant attrayante pour les populations. Nous sommes confrontés à l’un des plus grands changements de l’histoire humaine, qui touche l’ensemble de l’humanité, et cela nécessite une approche culturelle et émotionnelle, en plus des avancées technologiques.

Pour que la transition réussisse, il est essentiel de repenser la manière dont elle est présentée en la rendant attrayante pour les populations.

Guillaume Faury

Sur le plan technique, le Pacte vert comporte de nombreux aspects positifs, bien que certains estiment qu’il n’avance pas assez rapidement et impose des contraintes importantes, avec des ressources insuffisantes pour atteindre ses objectifs. Cela risque de susciter une forte résistance au changement, alimentée par des mouvements populistes qui catalysent le désaccord des électeurs avec des initiatives imposées par les autorités. 

Il y a de nombreuses questions à explorer, en particulier en ce qui concerne l’acceptation industrielle, notamment dans votre secteur qui fait face à des défis considérables pour réduire les émissions de carbone. D’un autre côté, les entreprises, surtout en Allemagne, doivent exprimer davantage leur point de vue sur l’Europe. Les partis conservateurs répondent non seulement à leurs électeurs, mais également aux intérêts économiques qu’ils estiment cruciaux. L’Allemagne illustre bien cette dynamique. Sans présumer des futurs scrutins, je veux souligner à quel point il est important que le secteur industriel affirme que le Pacte vert est bénéfique pour l’économie. Des doutes persistent quant à la volonté et à la pertinence de ce programme pour la compétitivité économique de l’Europe, ce qui constitue une bataille difficile à remporter. 

En tant que leaders désireux de voir ces changements se concrétiser, il incombe aux responsables politiques de soutenir activement cette transition. C’est du moins ce que je perçois dans l’industrie chimique allemande. Ils ont récemment pris position en faveur du Pacte vert, mais il est crucial d’amener l’ensemble de l’industrie avec soi. Les grandes entreprises européennes doivent clairement déclarer que cela est nécessaire. 

Jennifer Harris, compte tenu de votre rôle aux États-Unis, notamment au Council on Foreign Relations et au Département d’État, et votre travail sur l’Inflation Reduction Act, comment percevez-vous cet appel à susciter le désir de changement, comme l’a suggéré Guillaume Faury ? C’est particulièrement pertinent avec les plans actuels tels de l’administration Biden. 

Jennifer Harris

Je m’engage à répondre à cette excellente question. Avant cela, permettez-moi une brève parenthèse pour exprimer ma gratitude envers les organisateurs et vous tous pour avoir accueilli une Américaine parmi vous. Nous verrons combien de temps cela durera. Votre question aborde les politiques et la manière de renforcer le soutien, du moins aux États-Unis. Cela pourrait également servir de modèle pour l’Europe et d’autres régions en matière d’investissements dans l’énergie propre. Je vais donc explorer la logique politique actuelle aux États-Unis, mais je tiens à commencer par une brève perspective historique. 

Deux périodes de systèmes commerciaux multilatéraux ouverts ont marqué l’histoire. 

L’une d’entre elles fut le traité commercial anglo-français signé en 1860 et suppression des Corn Laws en 1846 lorsque les Britanniques, ayant établi une certaine hégémonie économique et militaire, ont opté pour un ordre commercial ouvert pendant environ huit ans. Toutefois, dès que les Allemands ont commencé à les rattraper sur le plan industriel, les Britanniques ont régressé vers une tradition plus mercantiliste.

Si l’on avance rapidement dans le temps, on arrive à l’ordre actuel — celui de l’OMC —, qui persiste depuis environ 30 ou 40 ans. Je veux souligner ces faits pour rappeler la rareté historique et la brièveté des périodes où des systèmes commerciaux multilatéraux ouverts basés sur des règles ont été maintenus. Il semble que nous approchions de la fin de l’expérience actuelle. Lors de l’une des sessions du Sommet, la question a été posée du retour aux années 1990, considérés comme l’âge d’or d’un système commercial multilatéral ouvert.

Il me semble que j’ai fait le voyage jusqu’au Sommet pour jouer en quelque sorte le rôle du fantôme des Noëls futurs qui apporte la triste nouvelle que nous ne reviendrons pas en arrière : les États-Unis, en tant que pilier, pierre angulaire et partenaire clef de ce système multilatéral ouvert, ont abandonné leur rôle. Cette évolution a d’abord eu lieu sous l’administration Trump et elle a été largement maintenue par l’administration Biden. En tant que responsable de l’économie internationale et du commerce à la Maison Blanche, j’ai été complice de cette transition. La situation ne fera qu’empirer si Trump est réélu. Bref, nous ne reviendrons pas en arrière.

Pour comprendre cela, il est essentiel d’examiner la situation politique, ce qui offre des réponses à plusieurs de vos questions. À mon avis, ces périodes institutionnelles sont conçues pour aborder de manière pratique les problèmes du moment. Lorsque ces problèmes évoluent, nos institutions multilatérales doivent également évoluer, et non l’inverse, n’est-ce pas ? Je suis convaincu que le défi de la transition énergétique nécessite d’importants investissements publics pour attirer des fonds privés. Cependant, de nombreuses actions nécessaires entrent en conflit avec les règles existantes de l’OMC.

Les États-Unis, en tant que pilier, pierre angulaire et partenaire clef du système multilatéral ouvert, ont abandonné leur rôle de consommateur en dernier ressort.

Jennifer Harris

Il me semble qu’il existe des arguments convaincants pour affirmer qu’une grande partie de ce que font les États-Unis va à l’encontre des règles actuelles de l’OMC. Lorsque ces éléments entrent en conflit avec les réalités politiques dont nous discutons, je vote en faveur de la planète. Je soutiens la recherche de moyens pour fonctionner avec les politiques qui existent, même si elles sont différentes de celles que nous souhaiterions avoir. 

J’aimerais qu’il y ait une voie politiquement plausible pour revenir, au moins en partie, à ce qui fonctionnait pendant l’apogée du système dans les années 1990. Malheureusement, je ne vois pas cette voie. C’est pourquoi je ne souhaite pas perdre quarante années de plus à proposer des solutions politiquement toxiques sur le changement climatique, risquant de polariser davantage notre politique climatique. Je préfère travailler avec les politiques actuelles pour faire progresser la décarbonation.

Quant au système européen, je pense que le reste du monde a eu le luxe de trancher ses questions politiques majeures et de concevoir ses structures constitutionnelles avant les quatre décennies néolibérales qui viennent de s’écouler. L’Union européenne, quant à elle, est née à l’apogée de cette pensée, et ses lois et ses éléments politiques fondamentaux en sont, selon moi, très profondément imprégnés. L’ADN de l’Union est imprégné d’une logique affirmant non seulement que nous pouvons dissocier un ensemble de règles économiques des réalités géopolitiques dans lesquelles elles ont toujours été ancrées, mais qu’en réalité nous pouvons changer la géopolitique grâce à ce type d’économie libérale.

Nous avons procédé à un test visant à changer la bellicosité et les tendances dictatoriales de pays tels que la Chine et la Russie par le biais de mesures économiques, mais cela a clairement échoué. La question qui se pose pour l’Union est de savoir si elle peut modifier son ADN pour s’aligner sur une logique où la géopolitique devient le véritable moteur de l’économie, tant au niveau national qu’international. L’adoption de l’IRA aux États-Unis s’est faite grâce à un échange ouvert et robuste entre la pression civique et la manière dont les programmes des partis sont façonnés.

En 2020, la primaire démocrate a été mouvementée avec Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Joe Biden. Lorsque Joe Biden a remporté les primaires, il a fallu réunir les différentes factions du parti. Cela impliquait d’incorporer une grande partie de l’énergie populaire et de la société civile issue des campagnes de Sanders et de Warren dans la plateforme principale de l’État, qui est devenue l’agenda politique de Biden. Je crains qu’une telle oxygénation et réactivité à l’énergie populaire ne soient pas présentes à Bruxelles. Il semble y manquer des canaux capables de saisir ce que le public souhaite réellement, notamment en matière de changement climatique, pour orienter les politiques.

L’ADN de l’Union est imprégné d’une logique affirmant non seulement que nous pouvons dissocier un ensemble de règles économiques des réalités géopolitiques dans lesquelles elles ont toujours été ancrées, mais qu’en réalité nous pouvons changer la géopolitique grâce à ce type d’économie libérale.

Jennifer Harris

La principale différence réside là, et je m’inquiète de la façon dont l’administration Biden, ainsi que les acteurs autour de Biden, maintiendront l’urgence et l’ambition en matière de climat en l’absence de pression de la part de figures telles qu’Elizabeth Warren et Bernie Sanders, tant dans le domaine social que sur la question du changement climatique. La question centrale semble être où en est notre espoir d’approfondir la structure de soutien à ces questions et de les dépolitiser. Il est notable que près de 80 % des investissements de l’Inflation Reduction Act aillent dans des districts conservateurs, très républicains et souvent sceptiques à l’égard du climat.

Ce que nous ignorons aujourd’hui, c’est comment cela se traduira concrètement sur le plan politique. Il est certain que cela ne peut pas nuire, mais la question de savoir si cela apportera une aide suffisante et rapide demeure ouverte. Une partie de cette interrogation concerne la réussite, comme vous le montrez dans votre exemple, de faire en sorte que ces investissements s’intègrent sans susciter davantage de résistance — une sorte d’allergie NIMBY (Not in my backyard, « pas dans mon jardin »)— en particulier en ce qui concerne les énergies renouvelables nécessaires, comme l’énergie cinétique tirée des éoliennes.

Au cours des neuf derniers mois, j’ai établi un fonds philanthropique visant à maximiser l’adoption des investissements de l’Inflation Reduction Act par les États et les collectivités locales. Nous mettons l’accent sur des accords de bénéfices communautaires liés à d’importantes infrastructures que les gens ne souhaitent pas nécessairement voir dans leur environnement. Pour de nombreuses zones rurales, ces infrastructures constitueront une source de revenus essentielle pour maintenir leurs services publics en activité. Les avantages ne sont pas directement liés au changement climatique, mais consistent simplement à donner aux gens ce qu’ils veulent grâce à un flux de revenus provenant des investissements eux-mêmes.

En tant qu’Américaine, je m’abstiendrai de donner des conseils à l’Europe sur la manière de s’en sortir. Je conclurai en soulignant le défi auquel l’administration Biden est confrontée pour concilier ses deux préoccupations majeures : favoriser le « made in America » et maintenir de bonnes relations avec les alliés. Il est clair que ces deux aspects ne sont pas faciles à concilier.

L’essentiel consiste à accomplir ce qui doit être fait sans être redevable à un ensemble de règles que nous considérons comme dépassées. Des investissements seront réalisés au niveau national, et dans le cadre de l’Inflation Reduction Act. Beaucoup d’entre eux, à juste titre, auront des répercussions internationales, à l’instar du rôle joué par l’Allemagne dans le domaine de l’énergie solaire dans les années 1990. Dans l’ensemble, il est probable que les investissements ou le prix des projets liés à l’énergie verte diminueront d’environ 15 %, grâce aux progrès technologiques permis par cette législation.

L’administration Biden fait face à un grand défi pour concilier ses deux préoccupations majeures : favoriser le « made in America » et maintenir de bonnes relations avec les alliés. 

Jennifer Harris

Cependant, cela dépendra largement des États-Unis qui, conformément aux engagements du conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, devront réformer l’ensemble de la politique étrangère américaine. Cette réforme ne se limitera pas à accueillir favorablement les autres pays qui suivent leur exemple en concluant leurs propres accords verts, mais elle fera des États-Unis un partenaire actif dans ce domaine.

Nous sommes actuellement engagés dans cette voie, comme en témoigne la négociation sur l’acier vert entre les États-Unis et l’Union européenne. Notre tentative d’obtenir un accord sur les minéraux critiques, éventuellement sous une forme de parapluie qui ne soit pas strictement bilatérale, en est un exemple, tout comme le partenariat pour l’infrastructure mondiale. Bien que ces initiatives soient encore à leurs débuts et présentent des imperfections, elles indiquent, dans l’ensemble, la direction à suivre. Malheureusement, et je préférerais avoir de meilleures nouvelles, mais jusqu’à présent, nous n’avons pas vu les États-Unis et l’Union européenne adopter l’une ou l’autre de ces mesures.

En conclusion, il est crucial de s’assurer que les dirigeants, notamment Ursula von der Leyen, disposent de l’espace politique nécessaire au sein de la Commission pour formuler des politiques. Il est également essentiel d’avoir un espace commercial et de négociation plus vaste, car les initiatives neuves sont toujours difficiles et exigent un leadership politique accru. Nous espérons voir davantage d’engagement de la part de Bruxelles dans ce domaine. 

Un point commun se dégage : comprendre ce que veulent les gens et comment nous pouvons façonner cette vision pour un avenir meilleur, afin que le point B évoqué par Guillaume Faury soit préférable au point A. Il serait opportun de revenir sur ce sujet, car nous sommes de nouveau confrontés à une réaction forte, comme l’a souligné Jean-Yves Dormagen, et que vous ressentez également. Il semblerait aussi que le consensus sur le libéralisme économique, qui n’est pas toujours lié à la question du libéralisme politique, même s’il peut l’être, est en train de changer aux États-Unis et en Europe. Nous ne sommes pas d’accord, par exemple, sur la réglementation fiscale, mais la question est sur la table.

Comment le cadre choisi par les gens influence-t-il finalement leurs décisions, facilitant ainsi leur vie grâce à une infrastructure répondant à leurs besoins ? En discutant récemment avec des collègues brésiliens à Dubaï, notamment avec le ministre de la Santé et le ministre de l’Économie et des Finances, j’ai entendu dire que nous devions redéfinir la nouvelle mondialisation de manière à intégrer le contrat social, ce qui deviendra probablement une caractéristique dominante de leurs objectifs. Cela ouvre une discussion intéressante sur la forme que devrait prendre cette dimension sociale : si les gens ne se sentent pas soutenus, ils ne voudront pas y adhérer. 

Thomas Dermine

Je serai bref et assez direct. Je voudrais d’abord remercier Jennifer Harris d’avoir souligné que, fondamentalement, il s’agissait d’une question politique. Souvent, nous avons tendance à considérer cette question essentielle comme purement technique ou technologique. Mais c’est avant tout une question profondément politique, dans le sens où, et je suis d’accord avec Guillaume Faury, c’est une question de leadership, c’est-à-dire la capacité à diriger le changement. Toutefois, contrairement à une entreprise, dans une société, nous ne disposons pas d’une fonction objective unique. Chez Airbus, par exemple, vous pouvez définir un moyen par lequel tout le monde voit le point commun de l’objectif de l’entreprise. Dans une société, c’est beaucoup plus complexe, avec des perdants et des gagnants inévitables.

Nous sommes très inégaux face au changement climatique : les plus pauvres sont à la fois les plus exposés, les moins responsables et les moins capables financièrement de s’adapter. Le paradoxe du leadership dans la société est que les électeurs expriment des sentiments contradictoires. D’un côté, ils veulent un leadership plus radical, montrant une certaine lassitude à l’égard de l’absence de décision claire, notamment sur les aspects de la transition. D’un autre côté, ils en ont aussi assez des décisions imposées par le haut. C’est un véritable paradoxe.

L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage !

Thomas Dermine

Ainsi, en tant que démocraties, nous devons replacer l’intérêt commun au premier plan. Par exemple, dans le domaine de l’aviation : le kérosène est largement exempté de taxes, tandis que le train est plus coûteux. Est-ce juste ? De même, permettre à certaines personnes de se déplacer en jet privé au lieu de prendre l’avion pose la question de l’équité sociale et du symbole que nous voulons donner en tant que société. Parfois, nous devons nous y opposer, même si le prix est plus élevé. C’est une question d’équité sociale.

Si nous croyons que de grands projets d’infrastructure sont nécessaires pour la transition, comme cela a été le cas pour le charbon, le gaz et le pétrole, nous devons accepter des prix plus élevés, même si cela signifie qu’il y aura des perdants. Mettre l’intérêt commun au premier plan est crucial. En Belgique, je conduis d’importants projets d’infrastructure, tels que la construction de nouvelles voies ferrées et d’un réseau captage et stockage du carbone. C’est complexe, et le vote en faveur du parti écologiste est corrélé au nombre de recours contre ces projets. Par exemple, je lutte pour un pipeline de capture du carbone, essentiel pour maintenir une base industrielle forte, mais une poignée de ménages riches s’y oppose, mettant en danger des milliers d’emplois. À un moment donné, nous devons dire que certains seront perdants dans ce processus politique. L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage !

L’année prochaine, je dirigerai un groupe de travail international sur la fiscalité, visant à mobiliser davantage de ressources pour faire face au changement climatique, et bien entendu, l’aviation sera prise en considération. Avant d’entrer dans les détails de cet appel, j’aimerais entendre vos réflexions. Comment aborder les conflits sociaux potentiels ? 

Guillaume Faury

Je ne chercherai pas à défendre mon point de vue, car ce n’est peut-être pas le lieu approprié pour cela : je vous encourage simplement à examiner les niveaux de subvention accordés par l’État aux chemins de fer par rapport à ceux accordés à l’aviation, et vous pourriez immédiatement réévaluer votre jugement, selon moi. Néanmoins, je ne souhaite pas approfondir davantage ce sujet. 

Je ressens un certain malaise par rapport à ce que j’ai entendu : un homme politique a réitéré l’idée que nous devrions imposer des interdictions, en dictant ce qui doit être fait, alors que nous savons que cela n’est pas aussi simple. Si nous ne parvenons pas à aligner les intérêts individuels avec l’intérêt général, les individus réagiront et se battront, comme ils le font actuellement avec succès dans notre démocratie. C’est pourquoi je crains que nous foncions tout droit dans une impasse. Mes excuses si mon point de vue semble un peu franc, mais c’est ma manière habituelle de m’exprimer.

Thomas Dermine

Ce qui est voué à l’échec, c’est de persister à suivre les mêmes pratiques que par le passé. Lorsqu’on examine les données sur la transition verte, il est évident que nous nous dirigeons droit vers l’échec si nous continuons sur cette voie, c’est-à-dire à peu près ce que nous avons tenté de faire au cours des 20 dernières années. Ce qui me fascine particulièrement, en tant qu’observateur de la politique américaine, c’est l’évolution des tendances aux États-Unis. Il est intéressant de constater qu’il y a cinq ans à peine, l’Europe était en tête de la transition écologique. Aujourd’hui, nous sommes rapidement rattrapés par les Américains et les Chinois, qui adoptent une approche différente, plus descendante et orientée dans une direction spécifique, que ce soit en matière de politique industrielle ou de possibilités et limites de la transition.

Ce qui est voué à l’échec, c’est de persister à suivre les mêmes pratiques que par le passé.

Thomas Dermine

Je ne prétends pas avoir toutes les réponses, je vous laisse en débattre, car la question du leadership vertical ou horizontal est vraiment cruciale. Permettez-moi de donner un autre exemple : l’Espagne a choisi de fermer les mines de charbon et les centrales électriques au charbon dans le nord du pays. D’une certaine manière, ils ont opté pour une solution intermédiaire. Ils ont commencé à collaborer avec les autorités locales et les syndicats, tous opposés à la fermeture, pour aborder la transition. Plutôt que d’imposer la fermeture des mines sans consultation, ils ont décidé de travailler sur la transition sociale en amont. Aujourd’hui, les syndicats et les autorités locales soutiennent cette démarche. C’est la preuve qu’il existe différentes approches en matière de politique et de changement. En ce qui concerne le leadership que vous avez évoqué, je m’inquiète de l’idée selon laquelle l’autoritarisme est nécessaire pour obtenir des résultats, alors qu’il existe d’autres moyens, comme le démontre le cas des parcs éoliens. Il y a de nombreux exemples où l’intérêt des personnes peut influencer positivement leur perception des projets, comme l’a souligné Jennifer Harris. Je me demande si Jean-Yves Dormagen pourrait partager sur analyse sur la manière de résoudre ce conflit entre l’imposition et la consultation, étant donné que l’intérêt général ne prévaudra jamais simplement en consultant les gens. 

Jean-Yves Dormagen

C’est peut-être vrai, mais pour y parvenir, il faut remporter les élections. Actuellement, les partis progressistes font face à une situation délicate en Europe et aux États-Unis. Comme vous le savez, Trump domine les sondages et les primaires républicaines. Il y a plus généralement une montée significative des partis populistes de droite qui adoptent une position climato-sceptique, à l’instar de Javier Milei en Argentine. Je suis d’accord avec Guillaume Faury sur le fait qu’il y a une corrélation entre ces phénomènes : dans une démocratie, mettre en œuvre de telles politiques entraînera une réaction très forte, notamment sur le plan environnemental. Le problème réside dans le fait que, dans ce contexte, le parasitisme est un comportement courant : nous aspirons à voir autrui financer la transition, mais nous rechignons à y contribuer nous-même. Modifier nos comportements s’avère ardu. Par exemple, le groupe de la société qui se montre le plus respectueux de l’environnement et conscient des problèmes écologiques, souvent issu des classes moyennes et supérieures, demeure l’un des plus voraces en termes d’empreinte écologique, voyageant fréquemment en avion, possédant des résidences plus vastes, et ne modifiant pas encore ses habitudes. Le changement est difficile, car il affronte le comportement du « resquilleur ». Le modèle du colibri est, dans une certaine mesure, un modèle de « resquilleur », car une personne peut adopter des pratiques écologiques, mais des millions d’autres ne le font pas. Trouver des moyens de rendre la transition écologique populaire est crucial. Dans le contexte actuel, des politiques descendantes suscitent mon scepticisme et mon pessimisme, et constituent un défi majeur dans une société démocratique.

En même temps, il existe une forte demande de participation. 

Jennifer Harris 

L’exemple espagnol semble englober plusieurs de ces thèmes. Un projet qui a captivé mon attention ces deux derniers mois concerne le secteur de l’acier. La United Steelworkers Union, le syndicat américain prééminent dans le domaine de la métallurgie, représentent probablement le groupe d’intérêt politique le plus crucial pour Joe Biden. Selon ce dernier, rien n’est plus essentiel pour lui en tant qu’homme politique que l’USW. Ce syndicat a failli soutenir Trump en 2020. Il est évident que de nombreuses politiques industrielles vertes passent directement par le secteur de l’acier. Aucun autre secteur, qu’il soit politique, géographique ou technique, n’est aussi crucial que l’acier, qui englobe plusieurs États américains. L’Ohio et la Pennsylvanie, par exemple, joueront un rôle déterminant dans les prochaines élections, tout comme ils l’ont fait lors des trois précédentes.

Le défi réside dans la décarbonation des huit aciéries primaires intégrées restantes aux États-Unis et des installations alimentées au charbon, tout en préservant l’économie américaine, soit en restant neutre, soit en améliorant le nombre d’emplois et leur qualité.

La décarbonation impliquerait de faire fonctionner ces installations à l’hydrogène, ce qui pourrait nécessiter environ la moitié ou les deux tiers de la main-d’œuvre actuelle. J’ai esquissé des calculs visant à décarboner tout en maintenant le nombre d’emplois et leur qualité aux États-Unis. Il est impossible d’entendre parler d’hydrogène vert ou de transition vers la gestion d’une installation solaire voisine lorsque l’on doit quitter un emploi syndiqué à 90 dollars de l’heure dans le secteur de l’acier. Ce type de transition n’est pas réaliste. Cela pourrait impliquer de leur conférer des compétences dans les centres d’hydrogène, bien que cela reste un défi considérable. Je crois que cela doit faire partie de l’équation et que c’est réalisable, surtout compte tenu de leur expertise dans certains domaines de l’automobile, qui ont été inclus dans l’accord majeur de l’UAW avec les trois grands constructeurs automobiles américains. 

Une fois que cette transition sera effectuée, il apparaîtra clairement que les coûts d’exploitation de l’acier vert seront probablement de 10 à 15 % plus élevés que les coûts actuels de fonctionnement de ces installations primaires alimentées au charbon. Cette observation m’amène à aborder le sujet du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM). Je prévois qu’au cours des 12 à 18 prochains mois, les États-Unis parviendront à un compromis bipartisan sur un tel mécanisme. Il différera de celui de l’Union européenne, notamment parce qu’il n’y a pas de prix affiché du carbone aux États-Unis et n’y en aura probablement pas de sitôt.

Le processus consistera à élaborer une méthodologie pour évaluer la teneur en carbone de nombreux produits, déterminer ceux que nous souhaitons inclure dans la législation, puis établir une limite. Tout produit dépassant cette limite sera soumis à des droits de douane. Une composante de cette mesure vise les constructeurs automobiles et les compagnies aériennes, les encourageant à acheter davantage d’acier propre et syndiqué. C’est ainsi que l’on crée le soutien politique nécessaire pour faire progresser cette initiative dans la bonne direction. Une interrogation subsiste : comment réagiront l’OMC et la direction générale du Commerce lorsque les États-Unis adopteront un CBAM sensiblement différent de celui de l’Union ?

Il existe potentiellement une tension entre les choix individuels et les choix collectifs, non seulement à l’échelle nationale, mais également à l’échelle locale, comme le démontrent l’exemple des syndicats de la métallurgie. Pourriez-vous réagir à cette tension et à la façon dont nous construisons ce soutien collectif en faveur du changement ?

Guillaume Faury

Je vais être succinct en partageant une donnée que j’ai examinée avant notre rencontre. Il me semble que l’Union européenne a beaucoup plus travaillé sur la transition verte que les États-Unis au cours des dernières années. Mais si vous m’aviez interrogé sur l’état de la transition verte dans le secteur de l’aviation il y a trois ans, j’aurais affirmé que les États-Unis n’avaient pas encore pris d’initiatives significatives, alors que l’Europe était bien plus avancée. Aujourd’hui, les projets lancés aux États-Unis pour produire des carburants aéronautiques durables grâce à l’Inflation Reduction Act représentent plus du double de ce que nous avons en Europe malgré tous nos efforts. L’impact de l’IRA est colossal. Pourquoi ? Certes, il y a des investissements substantiels, mais cela rend les carburants aéronautiques durables aussi attrayants, voire plus, que le kérosène. L’alignement des intérêts individuels et collectifs, même si cela implique des coûts et peut ne pas être conforme aux règles de l’OMC, se révèle efficace. Cette approche est fascinante car elle offre une alternative qui fonctionne rapidement. Je ne parle pas simplement d’une tendance, mais d’une réalité qui progresse rapidement. En tant qu’observateur européen, je salue ce que font les Etats-Unis.

Thomas Dermine

J’ai été particulièrement attentif à vos remarques sur la démocratie. Je partage l’opinion que la démocratie reste le meilleur système à notre disposition. Cependant, il est essentiel de prendre en considération le pouvoir, nécessitant ainsi l’engagement de la majorité des électeurs, pour concrétiser un projet au sein d’une démocratie. Cette considération est au cœur de nos actions. Les trois dernières décennies semblent avoir créé une illusion selon laquelle la démocratie pouvait éviter de générer des perdants : les leaders politiques se sont attelés à répartir les fruits de la croissance entre différentes catégories sociales. Cependant, pour réaliser une transition en phase avec les objectifs de Fit for 55, nous devons accepter la possibilité de créer des perdants. Afin de remporter la majorité, nous devons faire face à certaines réalités. 85 % de la population européenne est prête à interdire les jets privés lorsqu’il existe des alternatives comme le train. De même, une majorité souhaite des subventions supplémentaires pour le train et un accès gratuit à la mobilité partagée. 

Les trois dernières décennies semblent avoir créé une illusion selon laquelle la démocratie pouvait éviter de générer des perdants.

Thomas Dermine

Si nous voulons tenir nos engagements, répondre aux attentes de 80 % de la population européenne en faveur d’un système d’imposition plus équitable sur le patrimoine est crucial. Je vis dans une région où l’extrême droite n’est pas présente, et où les sociaux-démocrates conservent une large majorité. Face à cela, nous avons été les premiers à réintroduire une forme d’impôt sur la fortune dans notre système fiscal. Tout citoyen belge possédant un compte-titres dépassant un million d’euros doit acquitter un modeste impôt de quelques pour cent. Cette démarche reflète la volonté de la population et constitue une réponse directe à la menace de l’extrême droite, ramenant ainsi les enjeux au cœur du combat politique.

Et le contrat social doit être intégré dans la transition. 

Jean-Yves Dormagen

C’est un problème complexe : il s’agit de vaincre les leaders climato-sceptiques sans compromettre les politiques de transition écologique. Si ces leaders l’emportent, cela aura des conséquences climatiques absolument désastreuses. La résolution de cette complexité demeure un défi à relever. Je conclus en exposant un problème plutôt qu’en proposant une solution.

L’article L’avenir du Pacte vert et la stratégie globale de l’Union pour le prochain cycle politique : une conversation avec Laurence Tubiana, Thomas Dermine, Jean-Yves Dormagen, Guillaume Faury et Jennifer Harris est apparu en premier sur Le Grand Continent.

29.01.2024 à 12:27

Entre guerre et climat, géopolitique d’El Niño. Première partie : l’Europe en état d’hyper siège

baptiste.rogerlacan@legrandcontinent.eu

La révolte des agriculteurs en Europe est-elle la conséquence du phénomène climatique El Niño ?

Depuis 2022, de l’Ukraine à Gaza en passant par le Yémen, la guerre s’étend. En 2023, de nouvelles limites planétaires ont été franchies. El Niño est au croisement de ces crises. Alors que l’embrasement guerrier et le réchauffement climatique épuisent nos modèles de croissance et à l’heure où les agriculteurs entrent en rébellion partout sur le continent, Jean-Michel Valantin lance une vaste étude sur les conséquences géopolitiques d’El Niño. Premier épisode : l’Europe.

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Texte intégral (7613 mots)

Au moment où les guerres d’Ukraine et de Gaza déclenchent d’immenses ondes de choc géopolitiques et stratégiques, le forçage thermique infligé par le retour d’El Niño, ce phénomène climatique cyclique, projette les températures mondiales au-delà du seuil limite de 1,5°C supplémentaire1. Si cette hausse ne sera sans doute que temporaire, avant que cette limite ne soit définitivement franchie vers 2030, elle installe l’humanité dans une excursion sur une planète à laquelle elle n’est pas adaptée, et ce alors que la géopolitique mondiale entre en surchauffe généralisée2

Malgré leurs natures différentes, un point commun majeur à ces différentes crises tant géophysiques que géopolitiques, est de mettre en danger le développement économique et l’intégrité politique, sociale et territoriale des pays dits « du Nord ». Cette convergence de la géophysique et de la politique contemporaine dans une temporalité commune caractérise désormais les nouveaux conflits et les nouvelles guerres3. La violence combinée de l’emballement climatique et des affrontements géopolitiques à grande échelle pourrait déchirer le tissu de la globalisation. 

Depuis 2022, cette prolifération des crises géopolitiques et sa convergence avec l’emballement climatique se traduit par une mobilisation militaire de l’ensemble des armées et des industries de défense d’Europe et d’Amérique du Nord et d’affrontements sans équivalent en Ukraine et au Moyen Orient depuis 1945. Mais précisément dans la même période, émerge une crise profonde de l’approvisionnement énergétique des mêmes pays, qui doivent aussi faire face aux effets directs et indirects de l’emballement climatique.

La violence combinée de l’emballement climatique et des affrontements géopolitiques à grande échelle a le potentiel pour déchirer le tissu de la globalisation.

Jean-Michel Valantin

Cette triple crise géopolitique, climatique et énergétique fait émerger la fragilité de cette partie du monde que l’on nomme « le Nord », ou « l’Occident ». Il en découle une transformation géopolitique rapide et profonde de ce « Nord », tant dans ses structures géopolitiques propres que face aux recompositions du « Sud global », notamment portées par le partenariat stratégique installé entre la Russie et la Chine4

Dans cette nouvelle série, nous allons voir comment se révèle cette « fragilité du Nord », tant en Europe, qui fait l’objet de ce premier article, qu’en Amérique du Nord, qui sera étudiée ultérieurement. C’est dans ce contexte de crise militaire, de récession économique aggravée par la crise énergétique et par la crise climatique que, depuis 2022-2023, l’Europe se retrouve plongée en situation de ce que nous qualifions d’hyper siège5.

En effet l’emballement climatique y déclenche des tensions hydriques, agricoles, rurales et urbaines majeures, qui jouent sur les divergences qui traversent déjà les États de même que l’Union Européenne, et composent un système de contraintes aux conséquences analogues à celles d’un siège.

Mais l’hyper siège est aussi aggravé par les effets en chaîne de la guerre de en Ukraine, de la guerre de Gaza et des effets d’El Niño ailleurs dans le monde. 

El Niño : l’Europe face à l’hyper siège

2022 : la grande convergence 

Depuis le 24 février 2022, les conséquences en cascade de la Guerre en Ukraine se combinent à celles de l’emballement climatique. En effet, les ravages de la guerre dégradent largement la capacité de l’Ukraine à exporter sa production agricole, tandis que les sanctions infligées à la Russie ralentissent aussi en partie ses exportations agricoles. 

Depuis le 24 février 2022, les conséquences en cascade de la Guerre en Ukraine se combinent à celles de l’emballement climatique.

Jean-Michel Valantin

Or l’Ukraine et la Russie représentant ensemble près de 30 % des exportations de céréales à l’échelle mondiale, la forte baisse de celles-ci devient l’un des moteurs de l’inflation des prix agro-alimentaires au niveau mondial6. Mais cette situation est aggravée tout au long de l’année 2022 par la multiplication de phénomènes climatiques extrêmes sur les grandes zones de production agricoles, comme la vague de chaleur qui installe l’Inde entre 45°C et 50°C sur plusieurs semaines d’affilée en réduisant de 20 % le rendement des récoltes, la méga sécheresse dans les grandes plaines américaines, ou la réduction des exportations de céréales du Kazakhstan et d’Argentine.

En 2023, cette dynamique de co-aggravation des effets de la guerre et du changement climatique s’est maintenue, approfondie et aggravée. La guerre en Ukraine se prolonge, mais l’échec de la contre-offensive ukrainienne lancée en juin se manifeste à partir du mois d’octobre sous la forme d’une crise profonde des ressources militaires et humaines ukrainiennes7. Cette dernière est encore aggravée par un affaiblissement considérable des soutiens américains et européens8

Le retour d’El Niño

C’est dans ce contexte climatique et géopolitique qu’au printemps 2023, les centres de météorologie repèrent le retour du phénomène El Niño. Ce phénomène climatique cyclique correspond au déploiement d’une gigantesque étendue d’eau chaude qui se répand à la surface du Pacifique équatorial et tropical. Il en résulte un forçage thermique rapide et puissant de l’atmosphère de +0,2°C/0,3°C. Alors qu’entre le dix-neuvième siècle et le début de l’année 2023 l’atmosphère s’est réchauffée de 1,2°C, le retour d’El Niño entraîne en quelques mois un passage d’1,2°C à plus d’1,5°C9

Ce niveau de température correspond à un seuil identifié par la communauté scientifique comme ne devant pas être franchi par le changement climatique, au risque d’entrer dans une zone de risque climatique parfaitement inédite dans l’histoire humaine10. Or dès janvier 2024, les effets thermiques d’El Niño entraînent le franchissement de cette limite, emportant la planète et l’ensemble des êtres vivants dans une excursion géophysique sans équivalent, avant que cette trajectoire ne devienne définitive autour de 2030. Cette excursion se conjugue de fait avec l’intensification des tensions et des conflits géopolitiques. Cela installe l’Europe dans une zone de danger inédite, définie par la combinaison d’un risque climatique extrême et des vulnérabilités infrastructurelles et géopolitiques européennes.

Dès janvier 2024, les effets thermiques d’El Niño entraînent le franchissement de la limite d’1,5°C, emportant la planète et l’ensemble des êtres vivants dans une excursion géophysique sans équivalent, avant que cette trajectoire ne devienne définitive autour de 2030.

Jean-Michel Valantin

Le changement d’échelle du risque climatique s’impose dès le mois de mai en Europe, par la chute brutale des rendements de l’agriculture espagnole, dont 80 % de la production sont affectés par la sécheresse11. Durant l’été 2023, une vague de chaleur historique s’installe pendant deux semaines sur la Grèce, qui s’accompagne du déclenchement d’une série d’incendies sans précédents. Les incendies affectent tant la Grèce continentale que de nombreuses îles, dont Rhodes et Corfou12. Le mécanisme européen de sécurité civile doit être activé, permettant de projeter des renforts en sécurité civile venant de divers États-membres vers les foyers d’incendie que les forces grecques ne peuvent combattre seules, et des dizaines de milliers de personnes devront être évacuées, dont les touristes de l’île de Rhodes. Puis, en septembre, des pluies d’une intensité exceptionnelle déclenchées par l’ouragan Daniel. 

Celui-ci déclenche des inondations d’une intensité exceptionnelle, en particulier dans les plaines centrales, où sont installées les principales zones agricoles du pays, qui perd ainsi le quart de sa production13. Mais alors que les plaines et les vallées agricoles grecques sont inondées en quelques heures, l’ouragan poursuit sa trajectoire vers le sud-est, traverse la Méditerranée et ravage la Libye, déjà dévastée par 12 ans d’effondrement de l’État et de guerre civile, y faisant au moins 20 000 morts14

En France, depuis novembre 2023, les départements de la Somme et du Pas-de-Calais connaissent des inondations « historiques » à répétition, qui noient les récoltes. En Allemagne, l’hiver, le printemps et l’été 2023 sont marqués par une météorologie violemment contrastée, avec des épisodes de pluies, des vagues de chaleur et de canicule et de reprise des précipitations à la fin de l’été, qui entraînent une baisse globale de 4 % du rendement des récoltes, avec de forts contrastes régionaux, de même que dans le Benelux et dans le nord de la France. Au cours de la même période, la Bulgarie, la Roumanie, la République Tchèque ont dû faire face à des conditions de sécheresse qui ont aussi dégradé les rendements15

Arborescence des crises

Très vite, la montée en puissance du cycle El Niño 2023-2024 s’accompagne donc d’une mise sous tension climatique de l’agriculture. Mais celle-ci se combine dès le printemps 2023 avec d’autres tensions engendrées par l’importation des récoltes de céréales ukrainiennes par les États-membres en vertu du mécanisme de soutien à l’agriculture ukrainienne instauré dès 2022 par la Commission européenne16. Ce mécanisme vise à compenser la chute des exportations par la mer Noire, du fait du blocus imposé par la marine nationale russe. 

Mais ce mécanisme est lourdement contesté par la Pologne, la Roumanie, la République Tchèque et la Hongrie, car les importations de céréales ukrainiennes s’accompagnent d’une baisse des prix des céréales, qui risque ainsi de déstabiliser les agricultures nationales. Alors qu’au printemps 2023 la Commission de Bruxelles commence à revenir sur ce mécanisme, l’Espagne, au contraire des pays de l’Est européen, souhaite pouvoir en bénéficier, afin de compenser les pertes subies par son agriculture du fait de la sécheresse17. En d’autres termes, les agricultures nationales des États-membres sont traversées par des systèmes croisés de tensions — les uns d’origine climatique, les autres d’origine géopolitique. Ce « système de systèmes » de tensions agro-géopolitico-climatiques se diffuse dans le système de tensions plus ancien et intrinsèque à la structure même de l’Union Européenne, qui se développe depuis les années 1990 entre l’Union et les États-membres18

Les agricultures nationales des États-membres sont traversées par des systèmes croisés de tensions, les uns d’origine climatique, les autres d’origine géopolitique.

Jean-Michel Valantin

Dans ce contexte de tensions climato-agricoles et politiques exacerbées par les effets d’El Niño sur le changement climatique, la guerre en Ukraine aggrave la crise énergétique déclenchée par les hostilités entre la Russie, l’Ukraine et l’Union et l’OTAN qui soutiennent économiquement et militairement Kiev dès le début des hostilités le 24 février 202219

[Lire plus: découvrez notre série sur le nouvel ordre des BRICS].

2023 : de la guerre à la spirale énergétique

Mais les États-Unis suspendent largement leur aide, tandis que les Européens ont largement épuisé les stocks d’armes et de munitions qu’ils pouvaient fournir à Kiev. À cela s’ajoute l’entrée en récession de l’Europe, en raison notamment du ralentissement économique allemand. L’une des principales causes en est la diminution massive des importations de gaz russe, à la suite de la baisse des approvisionnements via les gazoducs terrestres, et de la destruction des gazoducs sous-marins Nord Stream I et II. Bien que Nord Stream ait acheminé près de 55 milliards de mètres cubes de gaz naturel en Allemagne et en Europe — soit le tiers des importations de gaz naturel russe — les causes et les auteurs de son sabotage sont toujours loin d’être officiellement identifiés20

Or les prix du gaz russe étaient une composante majeure de l’avantage compétitif de l’industrie allemande. Cette situation installe l’Allemagne et l’Europe dans un état de crise énergétique, qui se traduit par une hausse rapide des prix du gaz de 300 % à 450 % pour le consommateur allemand dès octobre 2022. Le découplage d’avec la Russie est compensé par de coûteuses importations de gaz de schiste américain, de gaz naturel acheté à l’Azerbaïdjan et de gaz naturel liquéfié fourni par le Qatar. Cette hausse des prix de l’énergie engendre, dès mai 2023, une récession en Allemagne, moteur économique de l’Europe. 

En termes stratégiques, les pays européens redécouvrent que, à l’exception du charbon, et des champs gaziers de la mer du Nord, le continent est pauvre en ressources énergétiques. Le découplage de l’Europe et de l’approvisionnement en gaz russe est à la fois un moteur et un révélateur de la précarité énergétique du continent. Cette dépendance se transpose très rapidement dans le champ stratégique.

Le 28 septembre 2023, l’armée azérie finalise la conquête définitive de l’enclave arménienne du haut Karabagh. Ni les institutions européennes, ni les États membres ne proposent d’action particulière pour soutenir concrètement l’Arménie21. L’Azerbaïdjan, du fait des contrats gaziers signés en 2022 pour compenser la perte des importations de gaz russe avec l’Europe, représente à présent de 3 % du gaz importé par l’Europe. Et les négociations en cours avec Bruxelles pourraient déboucher sur un doublement de ces importations22

En termes stratégiques, les pays européens redécouvrent en 2023 que, à l’exception du charbon, et des champs gaziers de la mer du Nord, le continent est pauvre en ressources énergétiques.

Jean-Michel Valantin

La crise énergétique se traduit par la hausse des prix du carburant, en particulier du diesel, du gazole et du fioul. Ces carburants dédiés au chauffage et aux moteurs de camion, de tracteurs et autres matériels lourds, dont les machines agricoles et les engins de chantier, connaissent une croissance ininterrompue de leurs prix depuis 2021, du fait d’une baisse de la production confrontée à une hausse de la demande mondiale23. L’effondrement des importations de produits pétroliers russes est compensé par des importations de diesel américain, qui entrent en concurrence directe avec la demande intérieure américaine, ainsi qu’avec la demande des grandes puissances agricoles comme l’Argentine, le Brésil, l’Inde et l’Australie. Cette concurrence entraîne une explosion des prix des carburants, et ainsi une hausse des prix des marchandises transportées24

En Allemagne, dès l’été 2022, la crise des prix des carburants s’entrelace directement avec les effets du changement climatique, car la grande sécheresse de cette année-là entraîne une baisse du niveau et ainsi du tirant d’eau du Rhin, d’où la nécessité pour les bateaux, les barges et les péniches de tout le Bénélux de diminuer le poids de leurs chargements afin de ne pas racler le fond du fleuve, sachant que plus de 2 millions de tonnes de céréales sont transportées chaque année par cette voie. 

Du climat, du diesel, des agriculteurs et des routiers

Cette diminution des quantités de marchandises transportées par bateaux doit être compensée par le recours aux camions, sachant qu’en moyenne, il faut 60 camions pour atteindre le chargement d’un seul bateau. Or la situation sur le Rhin continue de se détériorer tout au long du printemps et de l’été 2023, en raison de la baisse régulière du débit du fleuve due à la sécheresse25. Il en résulte une augmentation constante de la demande et de la pression sur les capacités des transporteurs routiers, et ce alors que les prix des carburants continuent d’augmenter. 

De l’automne 2023 à l’hiver 2024, en particulier aux Pays-Bas et en Allemagne, les gouvernements envisagent de transposer des directives européennes réduisant les subventions aux agriculteurs. Mais depuis le début de la guerre en Ukraine, ceux-ci doivent faire face tant à la hausse des prix du diesel qu’à celle des engrais chimiques produits par les industries allemandes en utilisant du gaz naturel, ou alors directement importés de Biélorussie ou de Russie. La crise des engrais et des carburants se combine ainsi de fait aux effets induits par la multiplication des évènements climatiques extrêmes26. Début 2024, ce système de tensions se condense et déclenche un immense mouvement de contestation d’agriculteurs et de routiers de la Roumanie et de la Pologne et la Slovaquie jusqu’aux Pays-Bas, l’Allemagne et la France27.

Mais si l’Europe est mise sous haute tension sur son propre territoire par l’intensification du changement climatique par El Niño, dont les effets se combinent à ceux de la guerre en Ukraine, l’hyper siège que subit le « Vieux continent » est aussi aggravé par la fusion des effets en cascade de la guerre de Gaza et de l’emballement climatique en Amérique centrale.

L’hyper assaut

En effet, l’économie très largement globalisée des États-membre de l’Union dépend de flux tendus de convois maritimes qui entrent et sortent du Canal de Suez pour traverser la Méditerranée, du détroit de Gibraltar, et des façades maritimes allant du Portugal et de l’Espagne aux États Baltes et scandinaves28

Le grand assèchement

Les chaînes logistiques qui traversent l’Atlantique sont elles-mêmes très dépendantes du Canal de Panama, qui relie l’Océan Pacifique et l’Océan Atlantique, et qui représente plus de 5 % du trafic mondial. Depuis l’été 2023, la chute des précipitations de 41 % par rapport à la normale, induite par l’emballement du changement climatique, notamment sous la pression du cycle El Niño 2023, entraîne une baisse drastique du niveau du canal de Panama, au point d’en réduire le trafic de 50 % depuis novembre 2023. Pour s’assurer d’avoir le tirant d’eau nécessaire pour traverser les écluses du canal, de très nombreux cargos doivent débarquer une partie de leur cargaison29

Les conteneurs sont transportés par voie ferroviaire entre le port de Balboa sur la côte Pacifique jusqu’à celui de Colon, sur la côte atlantique, où ils sont rembarqués. Ces conditions et ces opérations qui rallongent les délais et les coûts, entraînent aussi une réduction du nombre de passages de quarante à trente navires par jour, et entraînent plusieurs centaines de millions de dollars de perte30

Cette embolie « climato-maritime » du Canal de Panama est concomitante de l’immense guérilla navale en mer Rouge, déclenchée par la guerre de Gaza, et qui met en danger une partie du trafic maritime passant par le Canal de Suez. 

Une guerre asymétrique dans la mer Rouge

Alors que la guerre de Gaza fait rage31, le 11 janvier 2024, les états-majors américain et britannique lancent plus de soixante frappes aériennes sur le Yémen, contre des infrastructures et des campements de la milice Houthi, qui contrôlent largement le pays32. Ces frappes ont lieu en représailles aux attaques menées par la milice yéménite contre les cargos qui traversent la mer Rouge et aux lancements de salves de drones et de missiles en direction d’Israël depuis la fin octobre 2023, en soutien au Hamas. Or la mer Rouge est une artère vitale de la globalisation du fait du canal de Suez, par lequel transite plus de 10 % du trafic maritime international33. De fait, le trafic par Suez représente plus de 30 % du trafic mondial de conteneurs, soit l’équivalent de 1000 milliards de dollars de marchandises par an. 

De nombreuses compagnies maritimes, dont la française CMA-CGM, ou encore l’armateur danois Maersk ou le taïwanais Evergreen décident de détourner leurs cargos, les faisant passer par le Cap de Bonne Espérance. Ce trajet rajoute 17 jours de voyage, et s’accompagne d’une hausse des frais en carburant, tandis que le renouveau du risque maritime en mer Rouge entraîne une hausse des coûts imposés par les armateur ainsi que des franchises des assureurs et des réassureurs maritimes. Il en résulte des milliards de dollars de pertes, qui sont progressivement répercutés sur les prix des traversées et ainsi sur les produits transportés34

La crise en mer Rouge provoque des milliards de dollars de pertes, qui sont progressivement répercutés sur les prix des traversées et ainsi sur les produits transportés. 

Jean-Michel Valantin

Dans le même temps, les tirs de salves de missiles et drones, ainsi que les attaques de cargos par la flottille d’embarcations houthistes se multiplient, mettant parfois en échec la coalition maritime de navires de guerre américains, israéliens, britanniques et français. Les systèmes d’armes des destroyers et des frégates occidentaux parviennent à intercepter la très grande majorité des tirs, mais sont incapables de dissuader les autorités politiques et militaires des Houthis de les suspendre. Bien au contraire, ces dernières réagissent aux frappes américaines et britanniques sur le Yémen par une escalade des frappes maritimes35

Par ailleurs, le 19 janvier 2024, Mohamed Al Boukhaiti, haut responsable politique houthi, déclare dans une interview au magazine russe Izvestia que la milice yéménite accordait une pleine liberté de navigation aux navires et aux convois russes et chinois, tant que ces derniers ne s’arrêtaient pas en Israël36. Par cette déclaration, les autorités politiques et militaires houthis, soutenues par l’Iran, inscrivent leur stratégie et leurs opérations de guerre dans le contexte du gigantesque remembrement stratégique porté par la Russie et par la Chine, dont le partenariat stratégique attire l’Iran et le Moyen Orient dans leur sphère d’attraction géopolitique et géoéconomique commune37

Aussi l’implication des Houthis contre Israël dans le contexte de la guerre de Gaza devient-elle de fait une opération de guerre menée par un « partenaire » de l’Iran, de la Russie et de la Chine contre Israël et ses alliés occidentaux. Entre autres conséquences, les taux de fret en direction de l’Europe, des États-Unis et de l’Asie ont déjà augmenté de 26 % entre fin octobre et fin décembre 2023.

La transformation de la mer Rouge en théâtre d’opérations d’une guerre navale asymétrique fait aussi entrer en convergence la guerre de Gaza, la guerre d’Ukraine et l’emballement climatique, par le biais des risques qui commencent à peser sur les exportations de céréales ukrainiennes transportées par cargos, lorsque ceux-ci quittent la Méditerranée. Malgré l’échec de la contre-offensive terrestre contre l’armée russe, les exportations maritimes de céréales ukrainiennes ont pu se développer par l’établissement d’un corridor sécurisé en mer Noire38

Aussi, l’implication des Houthis contre Israël dans le contexte de la guerre de Gaza devient de fait une opération de guerre menée par un « partenaire » de l’Iran, de la Russie et de la Chine contre Israël et ses alliés occidentaux. 

Jean-Michel Valantin

Ces exportations ont permis de renforcer la présence de la récolte ukrainienne sur des marchés internationaux mis sous tension par El Niño et par l’emballement climatique sur les grandes zones de production agricole et sur les grandes zones d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine qui souffrent de tensions, voire d’insécurité alimentaire39

Si la bataille navale entre les Houtis et la taskforce internationale déployée en mer Rouge venait à se prolonger, la mise en danger des exportations ukrainiennes en Asie et en Afrique de l’Est s’approfondirait. L’Ukraine n’aurait alors d’autre choix que de recommencer à augmenter ses exportations terrestres en Europe, au moment même où le monde agricole européen est en train de basculer dans un état de haute tension et de révolte contre les conditions qui lui sont imposées. 

L’hyper siège établi par la convergence de l’emballement climatique déclenché par El Niño et des crises géopolitiques, agricoles et énergétiques induites par les guerres d’Ukraine et de Gaza deviennent autant de « méga moteurs » de tensions. 

Celles-ci jouent sur toutes les vulnérabilités propres à chaque nation européenne, et sur les tensions entre celles-ci et l’Union. Ces arborescences de la grande crise climato-stratégique font ainsi apparaître un net point de bascule : le segment européen du « Nord » est profondément vulnérable au dérèglement mondial et planétaire en cours.

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25.01.2024 à 18:30

Crise climatique : enrayer la spirale de l’endettement

baptiste.rogerlacan@legrandcontinent.eu

Et si la crise écologique entraînait une crise mondiale des finances publiques ? C’est le risque que pointe Bastien Bedossa dans cette étude fouillée sur la spirale d’endettement qui menace de nombreux pays à travers le monde à mesure que se répètent les phénomènes climatiques extrêmes. Mais il n'y a pas de fatalité : les États peuvent encore intervenir.

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Texte intégral (4615 mots)

Le nouveau contexte économique international oblige à repenser les stratégies d’atténuation et d’adaptation au changement climatique : perspective de croissance moyennes ou faibles, hausse rapide des niveaux d’endettement public et des taux d’intérêt, reflux des capitaux du Sud vers le Nord, tensions géoéconomiques vont durablement peser sur le financement de la transition bas-carbone1. Ce nouveau contexte a récemment conduit certains pays développés et certaines économies émergentes à réviser les choix politiques et les ambitions qu’ils se sont fixés en matière de transition bas-carbone. La relance de projets d’extraction fossile suspendus est une illustration de ces nouvelles orientations politiques2.

Ce nouveau contexte oblige aussi à repenser la viabilité financière des trajectoires d’adaptation des pays les plus vulnérables dans un contexte d’endettement public croissant et de durcissement des conditions de financement international. Un investissement massif et rapide dans ces trajectoires d’adaptation est pourtant nécessaire pour se prémunir des conséquences les plus importantes du changement climatique sur les conditions de vie de la population, sur les écosystèmes et sur l’activité économique. Le think tank Climate Policy Initiative estime le montant des investissements de finance climat à environ 1 200 milliards de dollars en moyenne en 2021-2022. Selon cette même institution, le montant total des investissements nécessaires pour financer la transition bas-carbone est de 9 000 milliards de dollars par an environ (estimation scénario médian)3. Diverses études confirment que le coût global de la transition bas carbone, bien que particulièrement élevé dans les années à venir, ne ferait qu’augmenter si ces investissements étaient reportés.

De plus en plus d’observateurs affirment que cet investissement n’est possible que si l’architecture financière internationale pour le climat se transforme. Si les ressources financières mobilisées ne ciblent pas les pays qui présentent à la fois une vulnérabilité au changement climatique et une vulnérabilité financière, ces pays pourraient ne pas parvenir à s’adapter au changement climatique. Parmi d’autres conséquences, les dommages causés par le changement climatique pourraient peser si lourdement sur les finances publiques que la trajectoire de la dette publique pourrait devenir insoutenable4.

Une nouvelle grille de lecture émerge dans ce contexte dégradé : elle affirme que le financement de la transition bas-carbone dans les pays vulnérables, et notamment le financement de stratégies d’adaptation ambitieuses, ne peut s’effectuer sans une refonte majeure de l’architecture financière internationale pour le climat. C’est sans doute à cette aune qu’il faut analyser un certain nombre d’initiatives politiques et de processus de négociations en cours.

Les dommages causés par le changement climatique pourraient peser si lourdement sur les finances publiques que la trajectoire de la dette publique pourrait devenir insoutenable.

Bastien Bedossa

Pour ne citer que deux exemples, le lancement de l’initiative de Bridgetown lors de la COP 26 et l’accord conclu pour la création d’un fonds « Pertes et Dommages » lors de la COP 27 ont confirmé la nécessité d’apprécier conjointement la vulnérabilité au changement climatique et la vulnérabilité financière. En particulier, l’Initiative de Bridgetown appelle à accélérer le processus de restructuration de la dette publique des pays les plus vulnérables5. L’Initiative appelle également à financer les besoins massifs d’investissement dans l’adaptation au moyen de différents types de ressources, notamment une nouvelle émission de Droits de Tirage Spéciaux (DTS). En juin 2023, le Sommet de Paris pour un nouveau pacte financier a également appelé à une meilleure définition des vulnérabilités climatiques et économiques.

La COP 28 s’est par ailleurs ouverte sur l’adoption d’une décision permettant la mise en place du fonds pour le financement des « Pertes et Dommages »6. Ce fonds vise à fournir une indemnisation financière aux pays les plus vulnérables lorsque ceux-ci subissent un événement climatique extrême. Il doit permettre aux pays vulnérables de bénéficier de ressources financières complémentaires pour financer la reconstruction et la reprise économique après un événement climatique extrême. Ces ressources sont aussi destinées au financement des stratégies d’adaptation de ces pays afin de se prémunir contre les dommages causés par les évènements à venir.

Vulnérabilité climatique et vulnérabilité financière : comment les définir ?

Le sixième rapport d’évaluation (AR6) du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), publié en mars 2023, souligne que les efforts d’atténuation engagés à ce jour sont insuffisants pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport au niveau de l’ère préindustrielle7. Le plafond de 2°C, convenu en 2015 dans le cadre de l’Accord de Paris, pourrait également être dépassé. Les conséquences de cette augmentation de la température sur les écosystèmes et la vie humaine ne sont pas encore entièrement connues. Cette augmentation de la température pourrait notamment conduire à un dépassement de points de bascule géoclimatiques, induisant une dynamique d’aggravation rapide et non linéaire des conditions climatiques.

Dans la suite de cet article, nous définirons une situation de vulnérabilité climatique comme une situation dans laquelle un pays est fortement exposé à des événements climatiques extrêmes ou à une dégradation chronique des conditions climatiques et est relativement plus sensible que d’autres pays à la matérialisation de ces événements. La notion de sensibilité est ici comprise comme les dommages physiques potentiels causés par de tels phénomènes8.

Par exemple, selon les Nations unies, le coût annuel des évènements climatiques extrêmes pour les Petits Pays Insulaires en Développement (PIED) est compris entre 1 % et 8 % du PIB9. Cette catégorie de pays est à la fois très exposée aux évènements climatiques extrêmes, et très sensible aux dommages qu’ils causent.

De nombreux travaux s’attachent à définir la notion de vulnérabilité économique et financière10. La définition que nous retiendrons met l’accent sur les contraintes qui sont susceptibles de peser sur un pays qui souhaite financer sa propre stratégie d’adaptation, à l’aide de ressources financières domestiques ou de ressources extérieures. Parmi ces contraintes, le niveau d’endettement total figure naturellement parmi les principales. On définira ainsi la vulnérabilité financière comme la capacité (ou l’incapacité) du gouvernement à mobiliser, lorsque cela est nécessaire, des ressources financières domestiques ou extérieures suffisantes pour éviter une dégradation excessive de l’exécution budgétaire annuelle ou de la capacité de remboursement de la dette publique.

Quelles stratégies financières pour s’adapter aux évènements climatiques extrêmes ?

La carte suivante présente les pays qui sont le plus vulnérable aux évènements climatiques extrêmes d’une part, et qui présentent une importante vulnérabilité financière d’autre part11. Ces pays sont les plus susceptibles de supporter des coûts élevés pour le financement de la reconstruction et le soutien à la reprise économique à la suite de phénomènes climatiques extrêmes.

De nombreuses îles de la Caraïbe, du Pacifique et de l’océan Indien sont particulièrement vulnérables aux événements climatiques extrêmes12. En raison de leur taille, ces pays présentent des moyens budgétaires limités pour faire face aux chocs ainsi qu’une capacité d’investissement elle aussi limitée. De la même manière, un certain nombre de pays côtiers d’Amérique centrale sont vulnérables et présentent également une situation financière fragile, liée principalement à des facteurs structurels (positionnement dans le commerce international, concentration de la base productive, etc.) Ces pays ne sont pas en mesure de prendre en charge le coût de chocs climatiques plus fréquents et plus intenses. La proposition pour la mise en place du fonds « Pertes et Dommages » provient notamment de ce constat. Parmi les autres évolutions de l’architecture financière internationale envisagées, la création d’un instrument d’assurance publique internationale, s’il s’accompagne d’un mécanisme de solidarité, pourrait aussi permettre d’absorber une partie de ces coûts, tout en évitant une dynamique non soutenable des finances publiques.

De nombreuses îles de la Caraïbe, du Pacifique et de l’océan Indien sont particulièrement vulnérables aux événements climatiques extrêmes. 

Bastien Bedossa

Bien que moins vulnérables sur le plan financier, des pays tels que la Jamaïque, le Honduras, le Bangladesh ou la République dominicaine présentent également au moins un facteur de fragilité financière qu’un choc climatique de forte intensité ou une répétition de chocs à bref intervalle pourrait renforcer de manière significative. Un certain nombre de ces pays ont mis en place des mécanismes d’assurance publics ou privés qui, s’ils sont déployés à grande échelle, peuvent permettre d’atténuer le coût des phénomènes climatiques extrêmes pour les ménages et les entreprises13. En outre, les instruments financiers dits « prénégociés » peuvent permettre au gouvernement de bénéficier de ressources supplémentaires pour supporter le coût d’un évènement climatique de haute intensité14.

La Colombie ou le Vietnam présentent des fondamentaux financiers plus solides mais ils restent toutefois très vulnérables aux phénomènes climatiques extrêmes. Dès lors que ces économies jouent un rôle de premier plan dans la dynamique de croissance régionale, un ralentissement économique durable dans ces pays pourrait avoir des conséquences à long terme pour la région. Des mécanismes d’assurance ou de compensation existent souvent dans ces pays. L’enjeu pourrait être d’étendre la couverture de ces instruments aux secteurs jugés les plus vulnérables aux phénomènes climatiques extrêmes (agriculture et logement par exemple) et aux groupes de population plus vulnérables tels que les personnes travaillant dans le secteur informel, les femmes ou encore les personnes vivant dans des zones reculées.

La solidité financière de ces pays est également un atout pour investir massivement dans l’adaptation afin de réduire le coût des événements climatiques extrêmes futurs, en particulier pour les populations les plus vulnérables.

Quelles stratégies financières pour s’adapter à la dégradation chronique des conditions climatiques ?

La carte suivante présente les pays qui sont le plus vulnérable à une dégradation chronique des conditions climatiques d’une part, et qui présentent une importante vulnérabilité financière d’autre part.

Un certain nombre de pays insulaires de la Caraïbe et de l’océan Indien présentent aussi une situation de double vulnérabilité au regard de la dégradation chronique des conditions climatiques. Ils sont notamment vulnérables à l’élévation du niveau de la mer, mais aussi à une forte augmentation des températures. Cette catégorie de pays comprend également certains pays côtiers d’Amérique latine, où l’activité économique et l’habitat sont parfois concentrés dans les zones côtières. Ces pays sont exposés à l’élévation du niveau de la mer et à la hausse des températures, qui génèrent des interactions particulièrement défavorables entre le système climatique et l’activité humaine.

Cette catégorie de pays comprend également un certain nombre de pays de la région méditerranéenne qui sont particulièrement exposés à la hausse des températures et à la raréfaction des ressources en eau. La combinaison de ces deux facteurs peut avoir des conséquences importantes sur le secteur agricole par exemple. Elle comprend également des pays de la zone côtière ouest-africaine exposés à l’élévation du niveau de la mer. L’activité économique et l’habitat étant largement concentrés en zone côtière dans ces pays, les conséquences de l’élévation du niveau de la mer seront particulièrement critiques dans cette région. Enfin, cette catégorie intègre certains pays du golfe d’Aden et du Moyen-Orient, où la hausse des températures pourrait dépasser le seuil critique d’habitabilité. Dans certains pays, une dégradation chronique des conditions climatiques peut aussi se traduire par des épisodes aigus (inondations, sécheresses, etc.) qui menacent la viabilité de certaines régions (au Pakistan ou au Burundi par exemple).

Dans ces pays, les conséquences du changement climatique sur la population, les écosystèmes et l’activité économique sont multifactorielles et appellent des transformations profondes. En effet, si aucune stratégie d’adaptation n’était mise en œuvre, le coût global des conséquences d’une dégradation chronique des conditions climatiques deviendrait progressivement insoutenable pour les ménages, les entreprises et, finalement, pour les finances publiques. Pour les pays de cette catégorie dont le niveau d’endettement est particulièrement élevé, de nombreux observateurs appellent à la mise en œuvre rapide d’un processus concerté de restructuration de la dette publique afin de retrouver une dynamique soutenable des finances publiques. Certains pays, qui présentent une vulnérabilité financière moins marquée, ont également procédé à des échanges dette-climat (debt-climate swap)15. Ils ont parfois également eu recours à des instruments tels que les Sustainability-linked Bonds16 pour financer les stratégies d’adaptation nationales.

Dans les pays à risque, si aucune stratégie d’adaptation n’était mise en œuvre, le coût global des conséquences d’une dégradation chronique des conditions climatiques deviendrait progressivement insoutenable pour les ménages, les entreprises et, finalement, pour les finances publiques.

Bastien Bedossa

Certains pays, moins vulnérables sur le plan financier, sont toutefois structurellement vulnérables à une dégradation des conditions climatiques en raison de leur situation géographique. Il s’agit par exemple des Bahamas, de la République dominicaine, de la Jamaïque, du Honduras, ou du Sénégal par exemple. Pour eux, une accélération de la dégradation des conditions climatiques pourrait générer des pressions insoutenables sur les finances publiques à moyen terme. Le financement de stratégies ambitieuses d’adaptation peut permettre d’éviter les conséquences les plus importantes du changement climatique sur la trajectoire des finances publiques.

Divers instruments financiers permettent de financer des investissements de long terme pour l’adaptation. Toutefois, pour les pays de ce groupe, qui sont principalement des pays à revenu intermédiaire, l’un des défis est sans doute d’accéder à des ressources financières internationales concessionnelles. En effet, au regard des caractéristiques des investissements d’adaptation, faire appel à des sources de financement internationales concessionnelles, en complément des ressources nationales, s’avère souvent indispensable pour financer ces investissements à des conditions financières viables. L’architecture financière internationale pour le climat est ici aussi appelée à évoluer, dans un contexte où les ressources financières internationales de marché sont plus rares et plus chères. Garantir l’accès des pays vulnérables à des ressources financières concessionnelles ou très concessionnelles est désormais un des enjeux majeurs pour le financement des trajectoires d’adaptation nationales. 

En complément, dans un certain nombre de pays, le développement de mécanismes d’assurance privée, soutenus ou non par les pouvoirs publics, peut contribuer à soutenir des secteurs stratégiques tels que l’agriculture ou le tourisme.

Enfin, des pays comme l’Ouzbékistan et le Vietnam, bien que plus solides sur le plan financier, restent très vulnérables à la dégradation chronique des conditions climatiques. En l’absence d’une stratégie d’adaptation ambitieuse, cette dégradation est susceptible de peser sur les performances de ces économies et de la région dans son ensemble. Ces pays peuvent aussi faire face à des arbitrages politiques complexes en matière d’allocation budgétaire, que le contexte financier actuel contribue à aiguiser. En effet, l’un des défis pour les pays de ce groupe est d’investir dans l’adaptation au changement climatique tout en finançant les efforts d’atténuation indispensables à l’atteinte de leurs propres objectifs de réduction des gaz à effet de serre. Le développement des crédits carbone peut contribuer à réduire ce risque d’arbitrage dans certains cas, dès lors que la vente de crédits carbone génère des revenus supplémentaires qui peuvent être réaffectés à des investissements d’atténuation ou d’adaptation, ou aux deux.

Enrayer la spirale

Dans les pays vulnérables, le changement climatique aura des conséquences majeures sur les populations, les écosystèmes et l’activité économique. Un certain nombre de pays en développement sont particulièrement vulnérables aux événements climatiques extrêmes, lesquels ont vocation à être plus fréquents et plus intenses. D’autres sont plus exposés à une dégradation chronique des conditions climatiques. Certains sont vulnérables aux deux phénomènes, qui peuvent agir de manière combinée.

Pour faire face à ces situations, la mobilisation d’importantes ressources financières, publiques et privées, est souvent nécessaire pour absorber le coût des dommages et soutenir la reprise économique. Dans les pays vulnérables, les dépenses publiques engagées à la suite d’un événement climatique peuvent peser sur l’équilibre budgétaire et accélérer la dynamique d’endettement public. Réciproquement, cette dynamique défavorable peut réduire considérablement la capacité d’investissement à long terme du gouvernement, notamment dans l’adaptation. Pourtant, les investissements d’adaptation au changement climatique sont essentiels pour atténuer l’impact des chocs climatiques futurs. Une « spirale dette-climat » est alors susceptible de s’engager. Les pays les plus vulnérables ne sont alors plus en mesure d’investir pour réduire l’impact des chocs climatiques futurs en raison de l’augmentation rapide des coûts occasionnés par les chocs climatiques actuels. 

L’architecture financière internationale doit se réorganiser pour répondre à cet enjeu.

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10.12.2023 à 09:30

Points de bascule : le cœur écologique de la guerre étendue

baptiste.rogerlacan@legrandcontinent.eu

La planète est-elle sur le point de basculer dans un chaos incontrôlable ? À partir des « points de bascule climatique », Timothy Lenton décrit la spirale qui pourrait nous emporter, si nous n'opérons pas une révolution intellectuelle. Nous nous tenons à la croisée des chemins.

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Texte intégral (4858 mots)

Comment la Terre peut basculer : introduction aux tipping points

Point de bascule : c’est par cette expression qu’on désigne le moment précis où, au sein d’un système, un léger changement entraîne des transformations importantes.

C’est le cas, par exemple, du moment où un faible surcroît de réchauffement planétaire déclenche un changement radical des extrêmes climatiques, et que l’affaiblissement des méandres des courants chauds (jet streams)1 devient l’un des facteurs qui permettent à un « dôme de chaleur » impitoyable de s’étendre au-dessus de l’Amérique du Nord et de réduire en cendre une ville dans un court laps de temps ; ou bien encore de ce moment au cours duquel le capitaine d’un porte-conteneurs tente désespérément de corriger sa trajectoire erratique, ce qui a pour effet d’amplifier ses oscillations, de le coincer en travers du canal de Suez et de bloquer soudainement le flux de marchandises le long des chaînes d’approvisionnement mondiales — entraînant une escalade des prix dans le monde entier.

Une éruption du volcan Fagradalsfjall en Islande en juillet 2023. © Solent News/SIPA

Les points de bascule se produisent au sein de systèmes présentant des états alternativement stables au plan dynamique. Comme la vie et la mort pour un organisme ; ou la guerre et la paix pour une société ; ou l’autocratie et la démocratie pour un système politique. Au point de bascule, un système quitte un état pour accélérer vers un autre. Les points de bascule peuvent se produire grâce à ce que les scientifiques et les ingénieurs appellent une rétroaction « positive » (positive feedback) : un léger changement initial a des conséquences qui se répercutent et l’amplifient. Le changement supplémentaire fait le tour de la boucle, s’amplifie encore ; et ainsi de suite. Un exemple concret : c’est ce qui se produit lorsque la banquise arctique fond et expose une surface océanique beaucoup plus sombre, qui absorbe davantage de lumière solaire, ce qui accélère le réchauffement et fait fondre davantage de banquise. C’est aussi le cas lorsqu’une partie à un conflit augmente son armement, ce qui incite l’autre partie à augmenter le sien — entraînant les belligérants dans une course aux armements.

Les points de bascule se produisent au sein de systèmes présentant des états alternativement stables au plan dynamique.

Timothy Lenton

En général, ces rétroactions sont limitées. Le changement initial est amplifié, mais pas indéfiniment — chaque tour de la boucle de rétroaction produit un changement supplémentaire plus petit jusqu’à ce que le système se stabilise à nouveau, sans changement radical de son état. Mais il arrive que la rétroaction devienne suffisamment forte pour qu’un changement initial continue à s’amplifier dans une situation d’emballement, qui propulse le système d’un état vers un autre ; comme lorsqu’une personne infectée par le virus Covid-19 arrive dans un pays et en infecte cinq autres, qui en infectent vingt-cinq autres, et ainsi de suite — jusqu’à l’apparition d’une pandémie ; ou comme lorsque le recul du glacier géant de l’Île du Pin en Antarctique occidental, entraîne un ajustement des contraintes et des tensions qui s’exercent sur lui, accélérant du même coup l’écoulement de la glace2. Si la rétroaction au sein d’un système s’emballe, le point où cela se produit est le point de bascule.

Nous nous rapprochons désormais d’un réchauffement planétaire d’environ 1,3°C – dont un degré au cours de ma vie.

Dans certaines parties du système Terre, les rétroactions amplificatrices deviennent suffisamment fortes pour nous rapprocher dangereusement de certains points de bascule du climat, où un léger accroissement supplémentaire du réchauffement déclenche un changement considérable dans ces sous-systèmes. Au Groenland, la fonte de la calotte glaciaire fait baisser l’altitude de sa surface, ce qui la réchauffe davantage et accélère la fonte. Combinée à celle de l’Antarctique occidental, la perte irréversible de ces deux calottes glaciaires au cours des siècles ferait monter le niveau des mers de plusieurs mètres – menaçant d’inondation un espace de terres occupé par un milliard de personnes aujourd’hui. Les sols gelés du permafrost arctique ont peut-être également commencé à dégeler brusquement et à libérer du dioxyde de carbone et du méthane dans l’atmosphère – amplifiant considérablement le réchauffement de la planète.

Si la rétroaction au sein d’un système s’emballe, le point où cela se produit est le point de bascule.

Timothy Lenton

À côté de ces points de bascule dans la cryosphère — les parties gelées de la planète — se profile un point de bascule lié à la circulation : dans la mer du Labrador, le processus de convection profonde par lequel les eaux de surface descendent au fond de l’océan Atlantique risque de s’effondrer.

Il peut basculer en l’espace d’une décennie. Un tel basculement déclencherait une augmentation radicale de la saisonnalité en Europe occidentale, pour laquelle les infrastructures dans lesquelles nous vivons et que nous utilisons chaque jour n’ont tout simplement pas été conçues. De l’autre côté de l’Atlantique, le niveau des mers pourrait augmenter de 30 centimètres le long de la côte nord-est des États-Unis et du Canada, ce qui signifierait des inondations généralisées à chaque fois qu’un ouragan toucherait Boston ou New York. En Afrique de l’Ouest, il pourrait perturber gravement la mousson, déclenchant des crises de sécurité alimentaire et des migrations dans la région du Sahel.

Le point de bascule de la biosphère est également imminent : les récifs coralliens subissent déjà des épisodes de blanchissement répétés en raison des vagues de chaleur marines3, ce qui risque de provoquer un effondrement irréversible de ces écosystèmes et de menacer les moyens de subsistance de près de 500 millions de personnes qui en dépendent.

© Solent News/SIPA

Si nous n’atteignons pas l’objectif fixé par l’accord de Paris et que le réchauffement de la planète dépasse 1,5°C, ces points de bascule climatique deviendront probables et cinq autres seront à surveiller, dont le plus important est l’effondrement de la grande circulation de retournement de l’océan Atlantique – aussi appelée circulation thermohaline4. Si cela se produit, l’Europe sera dramatiquement asséchée et les moussons seront perturbées sous les tropiques. D’après nos calculs5, la double conséquence de ce point de bascule et du réchauffement climatique réduira de moitié les zones viables pour la culture du blé et du maïs dans le monde, ce qui ne manquera pas de déclencher des crises de sécurité alimentaire.

Si nous n’atteignons pas l’objectif fixé par l’accord de Paris et que le réchauffement de la planète dépasse 1,5°C, ces points de bascule climatique deviendront probables.

Timothy Lenton

Les points de bascule chez l’homme et dans nos systèmes sociaux devraient également s’intensifier si le réchauffement planétaire dépasse 1,5°C. Le nombre de personnes exposées à une chaleur et une humidité extrêmes, potentiellement mortelles sous les tropiques, passera de quelques dizaines à des centaines de millions. Si je faisais partie de ces personnes, et si je pouvais me le permettre, je chercherais à déménager. Comme le dit un ami, « ils vont venir vivre avec nous ». J’espère que nous sommes prêts à les accueillir à bras ouverts ; mais l’on parle là d’une migration humaine à l’échelle de la planète qui serait potentiellement des centaines de fois plus importante que celle déclenchée par les guerres en Syrie et en Ukraine. L’exode des Syriens vers l’Europe suggère une réponse plus macabre : une escalade du nationalisme de droite, de la xénophobie, des discours de haine et des conflits violents. Cet enchaînement n’est qu’une des façons dont les risques peuvent se répercuter en cascade sur les systèmes climatiques et humains.

Pour limiter le risque de points de bascule climatiques dommageables, nous devons nous efforcer collectivement d’atteindre l’objectif de l’Accord de Paris de 2015 : limiter le réchauffement climatique au plus près de 1,5°C.

Malheureusement, nous avons attendu très tard pour nous en rendre compte et agir. Les émissions de gaz à effet de serre ont continué à augmenter après 2015. Elles ont baissé d’environ 5 % avec la pandémie, puis ont rebondi pour retrouver leur niveau antérieur. Pour avoir une chance de limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C, elles devraient être réduites de moitié d’ici à 2030 et arrêtées d’ici au milieu du sicèle. La combustion de combustibles fossiles et la déforestation doivent cesser : mais au lieu de cela, l’économie mondiale se « décarbonise » cinq fois trop lentement et les politiques actuelles du monde entier nous conduisent vers un réchauffement planétaire d’environ 2,5°C dans le courant du siècle.

Écologie de guerre

Il n’y a cependant pas que des mauvaises nouvelles. Une transition énergétique fondamentale est en train de s’auto-amplifier.

Les sources d’énergie renouvelables constituent déjà la forme de production d’électricité la moins chère dans la majeure partie du monde : elles sont moins chères que les combustibles fossiles ne l’ont jamais été. Leur part dans le mix énergétique ne fera qu’augmenter, grâce à des économies d’échelle phénoménales : plus on installe d’énergie solaire ou éolienne, moins l’unité suivante est chère à installer. Au cours de la dernière décennie, les prix de l’énergie solaire et de l’énergie éolienne ont chuté d’environ 90 % et 70 % respectivement. En 2022, un événement remarquable s’est produit dans le secteur de l’électricité : la croissance des énergies renouvelables a dépassé la croissance de la demande d’électricité pour la toute première fois. Cela a permis de réduire de 1 % au niveau mondial la production d’électricité à partir de combustibles fossiles et les émissions associées – malgré une ruée vers le charbon en Europe, déclenchée par la guerre en Ukraine. C’est un début modeste, certes. Mais grâce à ces rétroactions amplificatrices, le changement s’accélère de façon exponentielle, la production d’énergie renouvelable augmentant de plus de 10 % par an.

Je nomme cela un « point de bascule positif » en raison de son potentiel d’accélération vers des émissions nettes nulles de gaz à effet de serre, sauvant des vies humaines et d’autres espèces autrement perdues à cause du changement climatique et de la pollution atmosphérique – comme l’a bien montré Andreas Malm exploitant le calcul bresslérien dans les pages du premier volume du Grand Continent.6

Néanmoins, tout le monde ne voit pas cela du même œil. Une étude pionnière réalisée en 2018 prévoit que la valeur des combustibles fossiles sur les marchés s’effondrera de plusieurs trillions de dollars dans le monde entier, et que la Russie devrait être le plus grand perdant – car les producteurs moins chers comme l’Arabie saoudite poursuivent une « course vers le bas » pour devenir les derniers vendeurs de pétrole et de gaz.

Une transition énergétique fondamentale est en train de s’auto-amplifier.

Timothy Lenton

Était-ce l’une des raisons pour lesquelles Poutine a déclenché la guerre d’Ukraine ? Voulait-il par là rappeler à de nombreux États européens leur dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes et faire grimper les prix ? Pour le dire autrement : a-t-il cherché à vendre cher tant qu’il le pouvait dans le contexte de cette course vers le bas ?

© Solent News/SIPA

À court terme, cela a certainement permis aux entreprises de combustibles fossiles de réaliser des bénéfices exceptionnels. La guerre a également restreint l’approvisionnement en minéraux-clés provenant de Russie – notamment le cuivre, le nickel et le silicium – métaux cruciaux pour les éoliennes, les panneaux solaires et les véhicules électriques.

Mais l’héritage le plus durable et le plus important de cette agression est ailleurs.

Elle a incité de nombreux États à accélérer la transition vers les énergies renouvelables en vue d’une plus grande sécurité énergétique et d’une baisse des prix de l’énergie. Les retours temporaires à la combustion du charbon en Europe ont été moins importants que prévu grâce à ce déploiement accéléré des énergies renouvelables. Avec 50 GW de nouvelles énergies renouvelables qui devraient être mises en service en Europe en 2023, cela est plus que suffisant pour contrebalancer l’augmentation de la combustion du charbon en 2022. Entre-temps, toute tentation de commencer à exploiter de nouvelles réserves de combustibles fossiles a été fortement tempérée — le risque étant de gonfler le nombre d’actifs potentiellement échoués. La montée en flèche des prix des combustibles fossiles a donc ouvert de nouveaux marchés pour les alternatives à base d’énergie renouvelable.

La plupart des analystes s’accordent à dire qu’il est peu probable que les exportations de combustibles fossiles de la Russie retrouvent leur niveau d’avant-guerre. Poutine a probablement déclenché une spirale descendante pour l’économie fossile russe ; mais apparemment, il ne se soucie pas de cela. Son seul dessein est de marquer l’histoire pour qu’on se souvienne de lui comme d’un grand dirigeant russe.7

La recherche par l’Europe de l’autosuffisance énergétique a donc été pour l’instant une arme économique efficace, comme l’avait prévu Pierre Charbonnier dès les premiers mois de la guerre en introduisant le concept d’« écologie de guerre ». Elle a aligné deux objectifs : cesser de financer la machine de guerre poutinienne et accélérer la transition énergétique. Pour citer Charbonnier : « Il s’agit de rompre avec une dépendance toxique, à la fois en termes géostratégiques et en termes de politiques climatiques. La sobriété, dans le cadre de l’écologie de guerre naissante en Europe, permet de faire d’une pierre deux coups en alignant l’impératif de coercition à l’égard du régime russe et l’impératif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. »

Le seul dessein de Vladimir Poutine est de marquer l’histoire pour qu’on se souvienne de lui comme d’un grand dirigeant russe.

Timothy Lenton

Cette alliance, loin d’être sainte, s’attaque à deux guerres à la fois, pour paraphraser Bruno Latour8. Toutes deux sont des conflits territoriaux ou coloniaux, car les effets du changement climatique sont en grande partie causés par des riches situés dans les régions froides du monde, alors qu’ils sont ressentis – jusqu’à présent – par des pauvres dans les régions les plus chaudes.

Les vies des personnes qui meurent actuellement à cause de la chaleur et de l’humidité extrêmes – qu’il s’agisse de personnes âgées vivant dans des bidonvilles en Inde ou de travailleurs agricoles sans papiers en Californie du Sud – ont été envahies par le changement climatique. Pour autant, les chaînes de causalité et de responsabilité sont moins immédiatement visibles, elles font moins de bruit que les chars qui ont déferlé sur l’Ukraine, financés par la dépendance européenne aux combustibles fossiles russes.

Un système pour un monde cassé

Les implications humaines et planétaires de l’invasion de l’Ukraine se sont donc déjà étendues à l’échelle mondiale.

Elles s’entrelacent avec les invasions provoquées dans le monde entier par le changement climatique, ainsi qu’avec nos efforts pour lutter contre celui-ci. Cela s’ajoute à un sentiment préexistant et croissant d’instabilité, d’incertitude et d’accumulation des crises dans le monde.

Avant la guerre, la pandémie avait déjà provoqué une augmentation mondiale de la dette par rapport au produit intérieur brut et une inflation rapide, les chaînes d’approvisionnement étaient sous tension et les prix mondiaux des produits de base atteignaient des sommets qu’ils n’avaient pas touchés depuis dix ans. L’escalade des extrêmes climatiques s’était déjà ressentie. Il n’est donc pas surprenant que le secteur de la défense, le secteur financier et tous ceux qui se préoccupent de la sécurité humaine s’efforcent aujourd’hui de déterminer comment évaluer les risques en cascade, de manière à pouvoir prendre des décisions en connaissance de cause.

© Solent News/SIPA

Tout le monde s’accorde à dire que nous nous trouvons dans une situation formidablement complexe, truffée d’interactions entre les systèmes et les échelles, et que nous n’avons pas l’impression de revenir de sitôt à un monde prévisible que nous pourrions contrôler — si tant est que nous en ayons jamais habité un.

Nous nous tenons en face d’une réalité complexe, dynamique, organique et marquée par le retour de la pure volonté. Dans ce contexte, il faut imaginer un nouveau type de point de bascule : celui de notre vision du monde. Continuer à nous appuyer sur la croyance en un monde purement déterministe et rationnel, où l’analyse macroéconomique des coûts et des avantages à grande échelle serait la seule chose à même de nous indiquer la meilleure façon de nous sortir des problèmes, semble absurde. C’est un préalable absolu : encastrer la politique internationale, l’économie, la sécurité et l’évolution de la technologie au sein du système Terre.

Jim Lovelock nous l’avait enseigné : nous devons reconnaître que « nous faisons partie, ou [que] nous sommes associés au sein d’une entité très démocratique »9 qui met à notre disposition les conditions mêmes de la vie. Nous nous sommes employés à ignorer cette réalité dans la quête effrénée d’un PIB en perpétuelle augmentation. La reconnaître, c’est identifier et vivre à l’intérieur des « limites du système Terre » qui garantissent un avenir sûr et juste pour les personnes et la planète. Ce chemin vers l’épanouissement nécessitera un objectif différent de celui de la maximisation du PIB.

Il faut imaginer un nouveau type de point de bascule : celui de notre vision du monde.

Timothy Lenton

L’entité démocratique de Gaïa réagit et recule face au changement climatique. De même, les pays démocratiques d’Europe se sont transformés face au retour de la guerre sur le continent. Comme l’a développé Bruno Latour dans son dernier grand texte, c’est l’occasion de trouver une nouvelle identité européenne sur un sol commun et vivant : « Je prétends […] que la loi du siècle où nous vivons, c’est le moment où l’Europe au contraire, non pas l’Europe conçue seulement comme Union mais l’Europe comme sol, trouve enfin son peuple et le peuple trouve enfin son sol ; précisément parce qu’elle ressent beaucoup plus vivement que les autres nations à quel point elle vit dans un interrègne, et qu’elle cherche “la loi du siècle” qui n’est pas celle des deux siècles précédents. »10

Dans son cœur politique, la guerre en Ukraine est le lieu et le moment de l’affrontement entre deux réalités politiques alternatives — l’autocratie et la démocratie — et leurs visions de l’avenir. Mais chacune d’elles n’est qu’une variante du même système économique, dont les extrêmes sont une source d’inégalités croissantes et de troubles sociaux — de même qu’elles sont la source de l’accélération du changement climatique.

Dans son cœur écologique, la guerre étendue expose les contradictions que cela entraîne. Prolongée dans le temps et dans l’espace, elle interagit avec les points de bascule plus larges des changements technologiques et économiques, qui influencent et sont influencés par les vagues d’envahissement du changement climatique.

Une chose est à peu près certaine : le point de bascule des guerres futures pourrait être déclenché par cette confluence complexe de changements climatiques, économiques, technologiques et politiques. Alors que le sol change sous nos pieds, pour avoir prise, il faut une vision systémique.

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04.12.2023 à 18:30

COP28 : l’écologie à l’échelle pertinente

baptiste.rogerlacan@legrandcontinent.eu

Comment préserver l’environnement sans s’aliéner les populations. Face à la montée du climato-populisme et alors que les démocraties sont attaquées partout dans le monde, Christophe Béchu réfléchit aux échelles de l’action environnementale, proposant plusieurs cadres pour incarner collectivement un combat qui nous engage tous. À lire, alors que la COP28 se poursuit à Dubaï.

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Texte intégral (3285 mots)

De Dubaï à Angers

La triple crise planétaire (le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité et la prolifération des pollutions) met l’humanité face à des choix cruciaux pour son avenir. Mais elle vient aussi ébranler nos certitudes et percuter nos instruments politiques traditionnels. Dipesh Chakrabarty nous enseigne que ce déboussolement du politique provient de l’éclatement de notre rapport à l’Histoire et au temps1. Je partage ce constat mais je voudrais compléter cette analyse par celle que permet l’autre axe sur lequel se déploie l’action politique : l’espace. La caractéristique du dérèglement climatique est que le caractère universel du défi cohabite avec la nature profondément locale des politiques à mener, voire intime des changements à consentir de la part des humains. 

Ce grand écart inédit entre un niveau d’ambition global et un champ d’action local voire individuel, entre la carte et le territoire, est au cœur de l’aporie politique du nouveau régime climatique à construire. La question qui se pose au politique est désormais la suivante  : comment créer des coalitions favorables au climat à chaque échelle politique — de la COP 28 au conseil municipal d’Angers en passant par le Parlement européen — tout en créant un continuum d’action cohérent entre ces géographies politiques ? L’écologie est bien ainsi une géo-politique, qui doit intégrer ces différentes dimensions (globale, européenne, nationale, locale) sous peine d’être rendue inefficace ou inacceptable. En tant qu’ancien maire, en tant qu’ancien parlementaire français et européen, désormais chef de délégation française dans des grandes négociations environnementales internationales, confronté dans ma vie politique à chacune de ces échelles, je mesure l’ampleur de cette tâche — mais elle est cruciale.

Le local, échelle de l’action

Tout commence et tout finit par le local. Le local est d’abord l’échelle sensible de la prise de conscience climatique, car c’est là que se construit l’identité des individus et leur rapport au monde. Fernand Braudel2 et après lui Emmanuel Le Roy Ladurie3 ont montré à quel point l’identité de notre pays et de ses habitants a été façonnée par nos paysages, nos climats, nos terroirs. Voir ces composantes de notre identité nationale et intime changer sous nos yeux avec le dérèglement climatique, percevoir année après année la perte de biodiversité, est à la fois profondément traumatisant mais aussi, j’en suis persuadé, un formidable moteur pour l’action. Je fais une équivalence très nette entre la préservation de notre environnement et la préservation de ce que nous sommes, à la fois en tant que peuple mais aussi en tant qu’individus. Changer pour rester nous-mêmes, c’est la mue que nous devons réaliser dans nos habitudes du quotidien, dans notre façon de consommer, de nous déplacer, d’utiliser des ressources vitales comme l’eau et l’énergie. Changer pour rester nous-mêmes, c’est la ligne de force des politiques que je porte, par exemple en matière de maîtrise de l’étalement urbain, dont les excès des cinquante dernières années ont dénaturé notre pays, ou encore en lançant le plan d’adaptation de notre pays à un réchauffement de +4°C à la fin du siècle que je dévoilerai en janvier 2024.

Je fais une équivalence très nette entre la préservation de notre environnement et la préservation de ce que nous sommes, à la fois en tant que peuple mais aussi en tant qu’individus.

Christophe Béchu

La face obscure de cette hypersensibilité du local au dérèglement climatique s’incarne dans les réactions de rejet des politiques environnementales dont nous voyons l’éruption partout en Europe. Ces réactions manifestent l’essor d’un nouveau clivage écologique européen, avec l’émergence d’un « climato-populisme ». Le climato-populisme, c’est reprendre les recettes du populisme traditionnel (essentialisation du peuple, rejet des élites, opposition du proche et du lointain) pour les appliquer à la contestation des politiques environnementales : voyez aux Pays-Bas le Mouvement paysan citoyen et le triomphe récent du « Parti de la Liberté » aux élections législatives, en Allemagne l’AfD, en Espagne Vox… 

En France, le discours climato-sceptique traditionnel de l’extrême droite a glissé depuis quelques mois vers ce discours climato-populiste, qui séduit y compris au sein de la droite traditionnelle  : chaque mesure prise pour défendre l’environnement est présentée comme forcément punitive, forcément contre-productive, forcément nuisible au pouvoir d’achat. Il faudrait « arrêter d’emmerder » les Français avec l’écologie au nom d’une incompatibilité des réalités locales avec des mesures venues « d’en-haut », que cela désigne Paris ou Bruxelles. Une autre manifestation de ce clivage est le rejet, ou la relativisation de la science, forcément hors sol, par rapport au bon sens  : l’extrême droite se plaît à présenter les scientifiques, notamment du GIEC, comme des adeptes de « l’exagération »…

Après la mondialisation marchande dans les années 2000, la lutte contre le réchauffement climatique est devenue le nouvel épouvantail des populistes. Pour lutter contre ce discours climato-populiste, il faut le prendre à son propre jeu en réconciliant les échelles, en « localisant le global » pour paraphraser Bruno Latour4. La clef de l’acceptabilité repose sur une approche territorialisée de la transition écologique. Embarquer les Français et les Européens dans la transition écologique, cela signifie leur laisser un mot à dire sur la définition des leviers d’action au niveau local et donner aux acteurs publics de terrain, notamment les maires, des marges de manœuvre pour agir. C’est cette conviction qui guide mon Tour de France de l’écologie et le principe des COP régionales que nous avons mises en place afin de décliner territorialement la planification écologique : responsabiliser les acteurs de chaque territoire c’est créer à la fois un phénomène d’appropriation de la contrainte et d’adaptation des solutions au terrain. Avec cette approche, nous réconcilions à l’échelle locale l’émotion avec l’action, seul antidote à la frustration dont se nourrit le populisme.

La voie lactée, les planètes et des milliers d’étoiles se reflètent dans les immenses panneaux solaires du parc solaire de Gansu Dunhuang. © Jeff Dai /Animal News Agency/SIPA

La Nation, échelle de la vision

Il n’y aura pas de transition écologique dans un seul pays. Mais l’échelle nationale est centrale, car elle est le lieu privilégié du débat démocratique et de la construction de notre imaginaire collectif. Ces deux dimensions se rejoignent d’ailleurs  : le récit national est la construction permanente, par le jeu démocratique, de ce « rêve d’avenir » qu’évoquait Renan pour décrire la Nation. Je suis convaincu que la transition écologique doit devenir une dimension essentielle de cette ambition, de cette vision nationale de l’avenir. Pour ce faire, il appartient à nos procédures démocratiques de définir ce qu’est le futur désirable vers lequel nous devons tendre et de créer les conditions politiques pour y arriver. C’est redoutablement complexe, mais c’est la condition de la réussite de notre modèle face aux autocraties qui dénoncent l’inefficacité et la lenteur des démocraties pour mieux les détruire.

Il n’y aura pas de transition écologique dans un seul pays. 

Christophe Béchu

C’est dans ce contexte de combat pour la démocratie qu’Emmanuel Macron parle d’une « écologie à la française ». Il a l’intuition, que je partage pleinement, qu’il existe un chemin national spécifique, marqué par notre histoire politique, administrative et sociale, vers une transition juste. Ce chemin est fait d’un mélange de planification « à la française », à la fois démocratique et incitative, et de libéralisme « à la française », c’est-à-dire pleinement attentif au respect des libertés politiques et de la place de l’Homme dans l’économie. Concrètement, avec la planification écologique, l’État a fixé des objectifs ambitieux en matière de baisse des émissions de gaz à effet de serre, de préservation de la biodiversité et d’adaptation au changement climatique. Maintenant, c’est aux acteurs économiques, sociaux et territoriaux de s’en emparer et d’identifier les moyens de remplir ces objectifs.

Au-delà de cette méthode nationale de transition, il faut mener le combat de l’imaginaire pour définir la civilisation que nous voulons. J’assume de combattre des récits très puissants, qui sont totalement contraires au modèle de société durable que nous devons construire  : le récit de la fast fashion et celui du Black Friday qui vantent un modèle de surconsommation insoutenable pour la planète mais aussi pour notre souveraineté économique. Comment reconfigurer notre appareil productif pour le rendre plus souverain, plus circulaire, plus économe en ressources  ? Comment tendre vers une consommation plus sobre et plus locale  ? Quel modèle de société conciliant la préservation de nos libertés, de notre prospérité et de notre environnement, pouvons-nous collectivement définir  ? Ce sont des aspirations profondes d’une majorité de Français. Et c’est à nous, politiques, d’élaborer démocratiquement les voies et moyens de concrétiser ces espoirs. 

[Lire plus : notre couverture exclusive de la COP28]. 

L’Europe, échelle de la puissance

En matière d’écologie comme sur d’autres sujets, l’Europe a longtemps été l’échelle de la norme, elle doit désormais assumer de devenir celle de la puissance. La lutte contre le dérèglement climatique peut être le projet fédérateur qui, au même titre que la construction du marché commun au XXe siècle, soudera les Nations d’Europe et approfondira l’Union au XXIe siècle. Mais la violence des crises environnementales, dans un contexte post-pandémie et de tensions géopolitiques sans précédent dans l’histoire de l’Union, peut aussi détruire la solidarité européenne que nous avons mis tant de temps à construire. Les élections européennes de juin 2024 doivent donc être l’occasion pour nous, Européens, de prendre la mesure du défi et de trancher un certain nombre de nœuds gordiens pour devenir la première grande puissance écologique du monde.

En matière d’écologie comme sur d’autres sujets, l’Europe a longtemps été l’échelle de la norme, elle doit désormais assumer de devenir celle de la puissance.

Christophe Béchu

Devenir une puissance écologique, c’est d’abord assumer le lien entre le défi climatique et notre capacité à innover et à développer les technologies de demain. Si nous ne faisons pas de l’Europe un leader technologique, en matière d’intelligence artificielle et de technologies vertes, nous aurons à la fois le déclassement économique et la catastrophe climatique. Devenir une puissance écologique, c’est ensuite mettre la puissance du marché et de l’exemplarité environnementale européenne au service d’une diplomatie environnementale plus efficace. L’Union européenne s’est donnée pour objectifs d’être le premier continent neutre en carbone en 2050 et de réduire de 55 % ses émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Cette ambition nous donne un levier d’action pour convaincre, et contraindre, davantage de partenaires de faire des efforts sur la sortie des énergies fossiles et la baisse de leurs émissions. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui est entré en vigueur le 1er octobre dernier, permet d’activer le levier de notre puissance commerciale pour faire changer nos partenaires. Il en va de même en matière de déforestation  : l’Union était responsable de 16 % de la déforestation mondiale par le biais de ses importations agricoles (notamment soja et huile de palme), dorénavant seuls les produits garantis sans déforestation pourront entrer sur le marché européen. Je plaide pour que la dimension environnementale et la réciprocité en la matière deviennent des priorités de la diplomatie de l’Union européenne, qui devra assumer les rapports de force qui en découleront nécessairement. 

L’Europe est une échelle pivot, capable d’agir sur toutes les autres, pourvu de le vouloir  !

Le monde, échelle de l’ambition

J’entends le scepticisme croissant de ceux qui ont fait le deuil d’une action internationale dans un monde fragmenté par la rivalité sino-américaine et par l’affirmation du Sud global sur la scène internationale. Ils enferment le champ des possibles à la seule dimension nationale ou locale. Ceux-là n’attendent rien de la COP28, ni d’aucune grand-messe internationale. Je ne suis pas de cet avis  : la fragmentation des intérêts n’a jamais signifié pour moi la certitude de l’inaction. Créer des coalitions et des rapports de force pour faire avancer une vision dans la diversité des intérêts, c’est le propre à la fois du diplomate et de l’élu local. On nous dit que les objectifs climatiques des Accords de Paris ne seront pas tenus. C’est un vrai risque. Mais qui peut penser que sans les COP et sans ambition internationale, les résultats auraient été meilleurs  ? La création d’une architecture globale de gouvernance environnementale dans un contexte de multipolarité du monde et de retour des logiques de puissance est un vrai défi. Elle impose de repenser les pratiques, les institutions et les normes du multilatéralisme classique. Mais la reconfiguration du monde laisse des espaces pour trouver des compromis, des accords, des coalitions d’intérêt qui feront progresser, malgré tout, l’humanité.

En décembre 2022, la COP15 biodiversité de Montréal a permis l’adoption par 196 pays d’un cadre mondial pour la biodiversité. C’est cette ambition partagée de protéger 30 % des terres et des mers de la planète, de restaurer les écosystèmes dégradés par les activités humaines, de réduire les usages de pesticides ou encore de réorienter tous les financements néfastes pour la nature qui se décline depuis le 26 novembre dernier dans la Stratégie nationale sur la biodiversité que j’ai présentée aux côtés de la Première ministre. En ce moment-même, c’est un traité international pour mettre fin au fléau de la pollution plastique qui fait l’objet de négociations intenses. Je souhaite que nous soyons aussi ambitieux lors de la COP28 sur le climat en prenant notamment des engagements de sortie des énergies fossiles. Dès le premier jour de la COP, la mise en œuvre du fonds destiné à financer les « pertes et dommages » climatiques a été adoptée  : nous sommes sur une bonne voie  ! La diplomatie environnementale n’a pas dit son dernier mot, et elle se traduit très concrètement par des accords qui se transforment ensuite en actes sur le terrain.

Qui peut penser que sans les COP et sans ambition internationale, les résultats auraient été meilleurs ?

Christophe Béchu

C’est sur ce constat d’espoir que je voudrais terminer ce voyage à travers les géographies de la transition écologique. Le constat que nous arrivons de plus en plus à construire des « pistes d’atterrissage », pour reprendre la métaphore de Latour, entre les différentes échelles de l’action environnementale. Un seul exemple  : durant les douze jours où se tiendra la COP 28 à Dubaï, je lancerai en France huit COP régionales pour territorialiser notre planification écologique décidée au niveau national, sur le fondement d’engagements pris au niveau européen en application de l’Accord de Paris. Un bel exemple de mise en cohérence des niveaux d’action  ! Car nous n’avons pas choisi ce nom de COP au hasard. En envisageant ces COP régionales non comme une simple comitologie locale, mais comme le dernier kilomètre des COP mondiales, nous construisons une nouvelle forme d’action politique à l’échelle humaine. Réussir à établir une grammaire commune de l’action climatique entre Dubaï et Angers déterminera non seulement celle de nos politiques, mais aussi et surtout leur acceptabilité par le plus grand nombre. Celle d’une écologie qui restaure, qui protège, qui réenchante notre rapport au monde, à l’échelle pertinente.

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