09.04.2025 à 06:00
Géopolitique de Zaporijia : Trump et le chantage nucléaire en Ukraine
Lors d’un récent appel téléphonique avec le président ukrainien Zelensky 1, le président américain Donald Trump a émis l’idée que les États-Unis pourraient prendre le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia en Ukraine (ZNPP).
Or cette dernière, située sur le fleuve Dniepr et dotée de six réacteurs de 1 000 MW — ce qui en fait la plus grande centrale d’Europe — est occupée par les troupes russes depuis leur invasion. Trump considère, semble-t-il, qu’une prise de contrôle américaine pourrait doter les États-Unis d’un levier énergétique important, tout en permettant le retour au fonctionnement stable de la centrale.
Cette remarque inattendue de Trump sur l’acquisition de la centrale nucléaire de Zaporijia ne tient manifestement aucun compte du fait que la Russie a précisément fait des installations nucléaires ukrainiennes des cibles privilégiées pour son artillerie, ses missiles et ses drones — et qu’elle n’a guère accepté de renoncer à la centrale de Zaporijia.
Au moment même de l’appel téléphonique pendant lequel Zelensky acceptait un cessez-le-feu de trente jours sur les infrastructures énergétiques à condition que la Russie fasse de même, la Russie le violait.
L’histoire du nucléaire en Ukraine est tragique et heurtée de frustrations.
Avec l’explosion de l’unité 4 de Tchernobyl en 1986, ayant propagé un nuage de radioactivité sur tout le pays et plus largement sur l’hémisphère nord, le pays a connu la plus grande catastrophe nucléaire au monde.
En réponse à cet événement, l’Ukraine a déclaré un moratoire sur la production d’énergie nucléaire et sur toute nouvelle construction de réacteur. Mais dans un contexte de crise économique prolongée après l’indépendance en 1991, le pays s’est lancé dans la mise en œuvre d’un programme nucléaire à grande échelle. L’Ukraine a même maintenu en activité les trois réacteurs intacts restants de Tchernobyl — le dernier a été fermé en 2000.
En 1994, dans le cadre du Mémorandum de Budapest, elle a accepté de céder à la Russie son arsenal nucléaire hérité de l’Union soviétique en échange de garanties sur ses frontières. En annexant la Crimée en 2014, puis à nouveau lors de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, la Russie a largement violé les termes de ce Mémorandum.
Aujourd’hui, l’Ukraine possède quinze réacteurs, qui sont tous des réacteurs à eau pressurisée (REP) de conception soviétique. Ils produisent près de 14 GW d’électricité — soit plus de 50 % de la production nationale — en partie pour permettre à l’Ukraine d’acquérir son indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, dont elle dépendait pour le gaz naturel 2.
Depuis 2022, la Russie a attaqué la zone d’exclusion de Tchernobyl, la centrale nucléaire de Zaporijia et d’autres installations nucléaires, jouant avec le risque d’une catastrophe radioactive majeure.
Le président des États-Unis a non seulement cherché à s’approprier une centrale électrique ukrainienne en temps de guerre, tout en se rangeant du côté de la Russie dans les négociations, mais il est allé plus loin : comme on le sait, il a aussi cherché à prendre le contrôle des ressources minérales de l’Ukraine, en le présentant comme une sorte de garantie pour aider le pays à parvenir à la paix 3.
Le deal « réacteurs nucléaires contre paix » offert par Trump est d’une absurde complexité, et ce à différents niveaux.
Premièrement, les troupes russes contrôlent la centrale nucléaire de Zaporijia, en violation du droit international — et la Russie a toujours refusé de restituer la centrale à l’Ukraine 4. Deuxièmement, elle continue d’attaquer d’autres installations nucléaires ukrainiennes, menaçant les populations et l’environnement du continent européen dans son ensemble. Enfin, Trump ne comprend sans doute pas les complexités du fonctionnement des centrales électriques en temps de paix, sans parler de la place cruciale de l’énergie nucléaire pour l’indépendance énergétique de l’Ukraine et l’avenir de la nation.

Poutine et la terreur russe sur les infrastructures nucléaires
Le 4 mars 2022, les Russes ont bombardé la centrale nucléaire de Zaporijia 5, rasé le centre éducatif et de formation de la centrale, frappé le bâtiment principal avec des obus de gros calibre et déclenché des incendies. Ils ont refusé de laisser entrer les pompiers. Les employés de la centrale venant de la ville-support d’Enerhodar — dont 11 000 habitants sur les 52 000 travaillent à la centrale — n’ont pas été autorisés à se présenter au travail, à l’exception d’une équipe réduite. Les habitants ont alors tenté de défendre sans armes les réacteurs : ils ont érigé un barrage routier à l’entrée de la ville, mais ont été repoussés par les troupes russes. Un responsable ukrainien anonyme témoignait ainsi :
« Pour nous, c’est plus qu’une simple centrale nucléaire, car nous ne considérons pas la fin de l’occupation de la centrale sans prendre en compte sa ville satellite, Enerhodar, où vivent les travailleurs. Certains d’entre eux et de leurs proches ont été pratiquement faits prisonniers par les Russes. » 6
Les employés de la centrale nucléaire de Zaporijia ont été enlevés, torturés puis condamnés à de longues peines de prison pour « terrorisme » 7. D’autres ont été accusés de sabotage et détenus 8. Un travailleur s’est fait dire par des tortionnaires russes pendant les interrogatoires : « Pense à ce que tu peux faire pour rester en vie ». L’homme a perdu connaissance à plusieurs reprises à cause des nombreux coups, des strangulations et des chocs électriques. Des représentants de Rosatom — l’agence fédérale russe pour l’énergie atomique — se sont rendus complices des tortures selon plusieurs organisations 9 et Rosatom aurait installé des chambres de torture dans les sous-sols de la centrale.
Au-delà Zaporijia, la Russie a attaqué d’autres installations nucléaires en Ukraine. Lors des premiers jours de l’invasion en février 2022, les troupes russes ont occupé la zone d’exclusion de Tchernobyl. Soulevant de la poussière, leurs véhicules blindés ont provoqué des pics de radioactivité. Cette zone abrite l’unité 4, scellée sous un sarcophage de béton après sa destruction par l’explosion, ainsi que trois autres réacteurs à différents stades de déclassement — du combustible nucléaire usé et d’autres déchets de faible et de haute activité. À en juger par le saccage du site, il est peu probable que les envahisseurs nucléaires aient été conscients de l’héritage radioactif du site de Tchernobyl — ou alors, les stratèges militaires du Kremlin espéraient provoquer une catastrophe nucléaire.
Les troupes russes ont également ciblé avec un missile une installation d’enfouissement de déchets radioactifs à Kiev et elles ont bombardé le célèbre Institut technique physique de Kharkiv 10. Le Groupe des régulateurs européens pour la sûreté nucléaire (ENSRG) a condamné l’agression militaire « non provoquée et injustifiée » de la Russie 11. Le gouvernement ukrainien n’a quant à lui pas hésité à qualifier les attaques russes de « terrorisme nucléaire » 12.
À en juger par le saccage du site, il est peu probable que les envahisseurs nucléaires aient été conscients de l’héritage radioactif du site de Tchernobyl — ou alors, les stratèges militaires du Kremlin espéraient provoquer une catastrophe nucléaire.
Paul Josephson
Augmentant encore davantage les risques liés à la centrale nucléaire de Zaporijia, les troupes russes ont fait exploser, en juin 2023, le barrage de Kakhovka — un ouvrage long de trois kilomètres, situé sur le Dniepr — après avoir fait monter l’eau à un niveau record afin d’amplifier les inondations en aval. L’eau a inondé 80 villages et villes 13. Des produits pétrochimiques et des déchets urbains contenus dans l’eau ont été répandus en aval, créant des marécages toxiques et boueux, et jonchant les rives de cadavres, de bétail, d’animaux et de poissons.
La centrale nucléaire de Zaporijia dépend du Dniepr pour son eau de refroidissement et pour son canal de décharge. Par chance, le niveau de l’eau des bassins situés dans les environs de la centrale est demeuré à une hauteur normale. Mais les bassins de refroidissement restent menacés et les Russes ont truffé la région de mines 14.
Ces dernières semaines, la Russie a recommencé à frapper des centrales nucléaires.
Le 14 février, un drone russe équipé d’une ogive à haute explosivité a frappé la structure de la nouvelle enceinte de confinement de Tchernobyl, endommageant l’enveloppe extérieure et provoquant un incendie 15. Les niveaux de rayonnement sont heureusement restés stables, sans provoquer de rupture dans l’unité de confinement interne. Il s’agissait, comme l’a déclaré le président Zelensky, d’une nouvelle « menace terroriste russe pour le monde entier ».
Le ministre ukrainien de l’Énergie, Herman Haluchtchenko, a rappelé à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) que « la sûreté et la sécurité des centrales nucléaires en activité, et des autres installations nucléaires, sont une priorité absolue pour l’Ukraine. On ne peut pas en dire autant de la Fédération de Russie » 16. Il a dénoncé les « actions criminelles » de la Russie pour avoir conduit une nouvelle attaque terroriste contre la centrale nucléaire endommagée de Tchernobyl.
Entièrement sous le contrôle du Kremlin, Rosatom sert les ambitions de politique étrangère de la Russie à travers la vente de combustible nucléaire et de réacteurs dans le monde entier, ainsi que la production d’armes nucléaires pour la sécurité nationale.
Paul Josephson
Énergie nucléaire, indépendance énergétique et guerre en Ukraine
Les attaques russes contre les installations nucléaires ukrainiennes reflètent le mécontentement de la Russie face à la décision de l’Ukraine de quitter son orbite économique et politique. Dans le domaine de l’énergie, cette prise de distance vis-à-vis de la Russie avait été difficile en raison de la dépendance ukrainienne à l’égard du pétrole, du gaz et de la technologie nucléaire russes, qui remontent à l’époque soviétique.
Pour sortir de sa dépendance à Rosatom, l’Ukraine a travaillé avec des entreprises occidentales. Elle s’est d’abord tournée vers Westinghouse pour alimenter ses réacteurs 17 et éviter d’avoir à acheter du combustible à TVEL, une filiale de Rosatom. La Russie s’est opposée à ce changement en le présentant comme dangereux — en vain. En 2021, l’Ukraine a décidé de construire au moins cinq réacteurs dans les centrales existantes en utilisant la technologie de Westinghouse 18 — un nombre qui a ensuite été porté à neuf, dont quatre sont prévus sur de nouveaux sites encore à déterminer. L’Ukraine prévoit la création de 50 000 nouveaux emplois grâce à ces projets.
Dans le cadre de l’expansion de la production d’énergie nucléaire dans la période d’après-guerre, l’Ukraine a accepté d’acheter des équipements de réacteur de fabrication russe à la Bulgarie pour achever les unités 3 et 4 de la centrale nucléaire de Khmelnitski (KhNPP) 19. L’équipement provient du projet abandonné de centrale nucléaire de Belene en Bulgarie, un projet datant de 1982 jusqu’à son annulation en 2023.

L’Ukraine n’est pas la seule à être dans une situation de dépendance risquée vis-à-vis de Rosatom.
Entièrement sous le contrôle du Kremlin, Rosatom sert les ambitions de politique étrangère de la Russie à travers la vente de combustible nucléaire et de réacteurs dans le monde entier, ainsi que la production d’armes nucléaires pour la sécurité nationale. La présence démesurée de Rosatom sur les marchés nucléaires internationaux lui a permis d’éviter les sanctions imposées à d’autres industries et institutions financières russes 20. L’entreprise est en effet l’un des acteurs mondiaux de la vente de réacteurs.
La Russie possède environ 44 % de la capacité mondiale d’enrichissement de l’uranium, et la majorité des 32 pays qui utilisent l’énergie nucléaire dépendent de la Russie pour une partie de leur chaîne d’approvisionnement en combustible nucléaire 21. Si Trump prenait le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia, son administration devrait garantir un approvisionnement sûr en combustible.
Il serait aussi nécessaire d’aborder le problème inextricable des déchets radioactifs. Comme d’autres pays nucléaires, l’Ukraine a tardé à prendre en charge la gestion des déchets radioactifs et du combustible nucléaire usé de manière systématique. Jusqu’à récemment, l’Ukraine exportait la majeure partie de son combustible nucléaire usé vers la Russie, pour un coût de 200 millions de dollars par an. Un site de stockage à sec du combustible usé a été ouvert pour la centrale nucléaire de Zaporijia en 2001 — une installation désormais aux mains de la Russie — mais qui ne dessert que cette centrale. Après de longs retards dans les procédures d’autorisation et dans la construction, l’Ukraine a ouvert fin 2023 l’Installation centrale de stockage du combustible usé (CSFSF), construite avec l’aide de la société américaine Holtec International, dans la zone d’exclusion de Tchernobyl 22.
La Russie possède environ 44 % de la capacité mondiale d’enrichissement de l’uranium, et la majorité des 32 pays qui utilisent l’énergie nucléaire dépendent de la Russie pour une partie de leur chaîne d’approvisionnement en combustible nucléaire.
Paul Josephson
Une centrale nucléaire n’est ni un simple appareil à brancher, ni un bien immobilier sur lequel accrocher un nom ou construire un terrain de golf. Une centrale est composée d’un réacteur, d’une enceinte de confinement, de turbines, de canalisations, de pompes, de dizaines de bâtiments auxiliaires, de sous-stations, de lignes électriques, de routes et de combustible nucléaire usé — dont on trouve une partie dans des piscines de refroidissement, et l’autre dans des conteneurs de stockage à sec en béton et en acier. À Zaporijia, elle est jouxtée d’un barrage dynamité, Kakhovka, et d’une ville occupée, Enerhodar.
Lorsque Trump a évoqué l’approvisionnement électrique et les centrales nucléaires de l’Ukraine, il a affirmé que les États-Unis pourraient être « très utiles » pour les faire fonctionner et a même déclaré que « la propriété américaine de ces centrales serait la meilleure protection pour ces infrastructures » 23.
Prenons-le au sérieux. Qu’en est-il de l’occupation en temps de guerre et de la destruction des infrastructures ? Comment les États-Unis opéreraient-ils la gestion des déchets de combustible nucléaire, ou d’autres types de déchets liés à l’exploitation des centrales nucléaires ? Cette responsabilité incomberait-elle entièrement à l’Ukraine ? Et qu’en serait-il des intérêts de l’Ukraine dans le développement de son indépendance énergétique, y compris nucléaire ? Au-delà de ces questions, le principal obstacle à l’exploitation de la centrale nucléaire de Zaporijia par les États-Unis demeure peut-être le fait qu’on ne peut pas faire confiance à la Russie.
Car l’invasion de l’Ukraine par la Russie repose sur divers récits, désormais repris par l’administration Trump, dont certains ont un impact direct sur la politique nucléaire.
Premièrement, Poutine craignait le rapprochement politique et économique de l’Ukraine avec l’Europe, notamment à travers sa quête d’indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.
Deuxièmement, Poutine estime que l’Ukraine est une région rebelle de la Russie qui devrait être restituée au Kremlin par la force. N’ayant pas réussi à atteindre le véritable objectif de l’invasion de la Russie en février 2022 — provoquer la décapitation du pouvoir ukrainien et la chute de Kiev en l’espace de quelques jours — il a alors opté pour l’annexion de territoires riches en minéraux et autres richesses naturelles, ainsi que la destruction ou la capture d’infrastructures énergétiques.
L’administration Trump doit se méfier de toute promesse faite par la Russie de Poutine en faveur d’un cessez-le-feu ou d’un traité de paix — y compris dans le domaine nucléaire. Au moins cinquante fois depuis que Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine en 2022, lui ou ses porte-paroles ont évoqué l’utilisation d’armes nucléaires dans le cas où l’Occident (les États-Unis, l’OTAN, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou toute autre cible potentielle désignée) viendrait à franchir une certaine « ligne rouge » — qui est arbitraire et en constante évolution. La Russie a franchi cette ligne rouge en attaquant les installations nucléaires ukrainiennes.
Pourtant, Trump croit — à tort — qu’il est le seul à comprendre les dangers d’une guerre nucléaire. Il a ainsi déclaré :
« Des sommes énormes sont dépensées pour le nucléaire, et la capacité de destruction est un sujet qu’on n’aborde même pas aujourd’hui, parce que personne ne veut en entendre parler. C’est tellement déprimant. Je pense qu’il est tout à fait possible de dénucléariser. Je peux vous dire que le président Poutine voulait le faire. Lui et moi, on voulait le faire. Nous avons également eu une bonne discussion avec la Chine. Ils auraient été impliqués, et ç’aurait été quelque chose d’incroyable pour la planète. » 24
Ces petites phrases font évidemment fi de soixante-dix ans d’efforts et de cinq accords majeurs sur les armes nucléaires entre les principales puissances nucléaires, tout en minimisant les coûts énormes de la course aux armements, que ses politiques présidentielles alimentent à travers le développement de nouvelles armes nucléaires et de leurs vecteurs.
L’administration Trump et l’atome
En fin de compte, on ne voit pas clairement en quoi l’acquisition d’une centrale nucléaire ukrainienne située au cœur d’une zone de guerre — en l’occurrence, directement sur la ligne de front — contribuerait à la stabilité régionale ou à la politique énergétique des États-Unis. À en juger par l’appel de Trump à acquérir la bande de Gaza après l’expulsion des Palestiniens, ou à ce que le Canada et le Groenland abandonnent leurs ressources pour devenir des territoires américains, on constate que le président américain n’a pas véritablement réfléchi à ce que cela signifierait d’accrocher une pancarte « Trump » sur la centrale nucléaire de Zaporijia.
Tout d’abord, Trump adhère à des cadres théoriques issus du XIXe siècle en matière d’énergie et de puissance. Il estime que les combustibles fossiles restent essentiels à « une Amérique plus grande et dominante ». Il considère qu’il est nécessaire d’augmenter la production des centrales nucléaires, ayant été informé par des milliardaires de l’industrie des communications que leurs ordinateurs et serveurs ont besoin de plus d’électricité.
Il existe actuellement aux États-Unis 93 réacteurs, contre 113 auparavant, qui produisent 20 % de l’électricité américaine. Qu’apporterait la propriété des réacteurs ukrainiens, sachant qu’aucun réseau électrique ne relie les États-Unis et l’Europe, et encore moins l’Ukraine ?
Paul Josephson
Dans le but d’accroître la production d’énergie, Trump a déclaré à travers plusieurs décrets présidentiels au début de l’année 2025 une « urgence énergétique nationale » 25, ainsi que la création d’un Conseil national de la domination énergétique [National Energy Dominance Council] 26 pour atteindre ces objectifs. Ces déclarations impliquaient des démarches pour développer l’exploration et la production de combustibles fossiles, augmenter l’extraction de minéraux précieux, mettre fin aux énergies renouvelables et à l’atténuation du changement climatique, et affaiblir les réglementations « intrusives » de l’Agence de protection de l’environnement (EPA). En 2017, Trump avait affirmé de la même manière que sa politique énergétique inaugurerait « une nouvelle politique énergétique pour les États-Unis, qui créerait des millions d’emplois et ferait gagner des milliards de dollars » 27.
En ce qui concerne l’énergie atomique, le décret du 7 février 2025 de Trump, intitulé « Unleash American Energy », ordonnait au département de l’Énergie de prendre des mesures pour « débrider l’énergie nucléaire commerciale aux États-Unis » et « alléger les autorisations » 28. Il s’agit de l’une des six initiatives de ce type menées au cours des dernières décennies pour reconstruire l’industrie de l’énergie nucléaire aux États-Unis. L’initiative la plus récente est la loi de juin 2024 sur l’Accélération du déploiement de l’énergie nucléaire polyvalente et avancée pour une énergie propre (ADVANCE) 29 visant à garantir « une énergie propre et sans émissions pour les 60 à 80 prochaines années ». Il s’agit d’un projet de loi ordonnant à la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis (NRC) d’accélérer l’octroi de licences aux centrales nucléaires et de faciliter l’exportation de la technologie nucléaire américaine, afin de regagner un avantage sur les marchés mondiaux, en partie grâce à d’énormes subventions gouvernementales.
Le secteur du nucléaire est en crise aux États-Unis depuis la fusion partielle du réacteur de Three Mile Island, en Pennsylvanie, en mars 1979. De 1979 à 1988, 67 projets de construction de réacteurs nucléaires ont été annulés 30. Il existe actuellement 93 réacteurs, contre 113 auparavant, qui produisent 20 % de l’électricité américaine. Qu’apporterait la propriété des réacteurs ukrainiens, sachant qu’aucun réseau électrique ne relie les États-Unis et l’Europe, et encore moins l’Ukraine ? Une hypothèse pourrait être que Trump voit apparemment les États-Unis comme concurrents des exportations nucléaires civiles de la Corée, de la Russie et de la Chine sur les marchés mondiaux.
Trump a une compréhension instinctive du monde nucléaire : il s’inquiète de la prolifération et de l’énorme arsenal mondial d’armes nucléaires. Mais ignorant de soixante-dix ans d’efforts dans le contrôle des armements, il pense être seul à partager ces inquiétudes.

Le contrôle américain de la centrale nucléaire de Zaporijia : un scénario hautement improbable
Pour toutes les raisons précédemment évoquées, le président Zelensky a insisté pour que l’Ukraine conserve la propriété de la centrale nucléaire de Zaporijia — la loi ukrainienne exigeant du reste que ces technologies stratégiques restent sous le contrôle de l’État. Mais il a accepté de discuter de la manière dont les États-Unis pourraient investir dans la centrale, la moderniser et y établir une présence officielle. Si une présence américaine pourrait dissuader de futures attaques russes, la manière dont l’exploitation, la politique du personnel, la formation, la gestion du combustible usé, et toutes les autres questions seraient traitées, reste totalement incertaine.
Exploiter une centrale à eau pressurisée de conception soviétique dans une zone de guerre, tout en transférant l’exploitation, le cycle du combustible et la gestion du combustible usé des occupants russes vers les États-Unis nécessite plus qu’une suggestion de Trump disant que ce serait une bonne idée.
Si Trump souhaite acquérir la centrale nucléaire de Zaporijia, les États-Unis devront reconstruire les lignes électriques et les sous-stations. Les coûts de l’aide américaine pour assurer la sûreté de la centrale seraient astronomiques — et ils seraient le résultat direct des attaques russes.
En effet, pour causer le plus de tort possible à l’Ukraine, la Russie continue de bombarder les infrastructures énergétiques. Elle a frappé les lignes de transmission qui alimentent les systèmes de refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijia, nécessitant l’utilisation de générateurs de secours pour maintenir le système de refroidissement opérationnel. Alors même que les négociateurs américains et russes discutaient d’un plan de paix, les Russes ont renouvelé les bombardements sur la centrale nucléaire de Zaporijia en février 2025 31 et coupé l’une des deux lignes électriques de la centrale, celle-ci ne dépendant plus en conséquence que d’une seule ligne électrique de 750 kV 32.
Comme le sait bien le ministre ukrainien de l’Énergie, « seul le retour du contrôle de la centrale à l’Ukraine peut garantir le fonctionnement en toute sécurité de la plus grande centrale nucléaire d’Europe ».
L’article Géopolitique de Zaporijia : Trump et le chantage nucléaire en Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (5037 mots)
Lors d’un récent appel téléphonique avec le président ukrainien Zelensky 1, le président américain Donald Trump a émis l’idée que les États-Unis pourraient prendre le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia en Ukraine (ZNPP).
Or cette dernière, située sur le fleuve Dniepr et dotée de six réacteurs de 1 000 MW — ce qui en fait la plus grande centrale d’Europe — est occupée par les troupes russes depuis leur invasion. Trump considère, semble-t-il, qu’une prise de contrôle américaine pourrait doter les États-Unis d’un levier énergétique important, tout en permettant le retour au fonctionnement stable de la centrale.
Cette remarque inattendue de Trump sur l’acquisition de la centrale nucléaire de Zaporijia ne tient manifestement aucun compte du fait que la Russie a précisément fait des installations nucléaires ukrainiennes des cibles privilégiées pour son artillerie, ses missiles et ses drones — et qu’elle n’a guère accepté de renoncer à la centrale de Zaporijia.
Au moment même de l’appel téléphonique pendant lequel Zelensky acceptait un cessez-le-feu de trente jours sur les infrastructures énergétiques à condition que la Russie fasse de même, la Russie le violait.
L’histoire du nucléaire en Ukraine est tragique et heurtée de frustrations.
Avec l’explosion de l’unité 4 de Tchernobyl en 1986, ayant propagé un nuage de radioactivité sur tout le pays et plus largement sur l’hémisphère nord, le pays a connu la plus grande catastrophe nucléaire au monde.
En réponse à cet événement, l’Ukraine a déclaré un moratoire sur la production d’énergie nucléaire et sur toute nouvelle construction de réacteur. Mais dans un contexte de crise économique prolongée après l’indépendance en 1991, le pays s’est lancé dans la mise en œuvre d’un programme nucléaire à grande échelle. L’Ukraine a même maintenu en activité les trois réacteurs intacts restants de Tchernobyl — le dernier a été fermé en 2000.
En 1994, dans le cadre du Mémorandum de Budapest, elle a accepté de céder à la Russie son arsenal nucléaire hérité de l’Union soviétique en échange de garanties sur ses frontières. En annexant la Crimée en 2014, puis à nouveau lors de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, la Russie a largement violé les termes de ce Mémorandum.
Aujourd’hui, l’Ukraine possède quinze réacteurs, qui sont tous des réacteurs à eau pressurisée (REP) de conception soviétique. Ils produisent près de 14 GW d’électricité — soit plus de 50 % de la production nationale — en partie pour permettre à l’Ukraine d’acquérir son indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, dont elle dépendait pour le gaz naturel 2.
Depuis 2022, la Russie a attaqué la zone d’exclusion de Tchernobyl, la centrale nucléaire de Zaporijia et d’autres installations nucléaires, jouant avec le risque d’une catastrophe radioactive majeure.
Le président des États-Unis a non seulement cherché à s’approprier une centrale électrique ukrainienne en temps de guerre, tout en se rangeant du côté de la Russie dans les négociations, mais il est allé plus loin : comme on le sait, il a aussi cherché à prendre le contrôle des ressources minérales de l’Ukraine, en le présentant comme une sorte de garantie pour aider le pays à parvenir à la paix 3.
Le deal « réacteurs nucléaires contre paix » offert par Trump est d’une absurde complexité, et ce à différents niveaux.
Premièrement, les troupes russes contrôlent la centrale nucléaire de Zaporijia, en violation du droit international — et la Russie a toujours refusé de restituer la centrale à l’Ukraine 4. Deuxièmement, elle continue d’attaquer d’autres installations nucléaires ukrainiennes, menaçant les populations et l’environnement du continent européen dans son ensemble. Enfin, Trump ne comprend sans doute pas les complexités du fonctionnement des centrales électriques en temps de paix, sans parler de la place cruciale de l’énergie nucléaire pour l’indépendance énergétique de l’Ukraine et l’avenir de la nation.

Poutine et la terreur russe sur les infrastructures nucléaires
Le 4 mars 2022, les Russes ont bombardé la centrale nucléaire de Zaporijia 5, rasé le centre éducatif et de formation de la centrale, frappé le bâtiment principal avec des obus de gros calibre et déclenché des incendies. Ils ont refusé de laisser entrer les pompiers. Les employés de la centrale venant de la ville-support d’Enerhodar — dont 11 000 habitants sur les 52 000 travaillent à la centrale — n’ont pas été autorisés à se présenter au travail, à l’exception d’une équipe réduite. Les habitants ont alors tenté de défendre sans armes les réacteurs : ils ont érigé un barrage routier à l’entrée de la ville, mais ont été repoussés par les troupes russes. Un responsable ukrainien anonyme témoignait ainsi :
« Pour nous, c’est plus qu’une simple centrale nucléaire, car nous ne considérons pas la fin de l’occupation de la centrale sans prendre en compte sa ville satellite, Enerhodar, où vivent les travailleurs. Certains d’entre eux et de leurs proches ont été pratiquement faits prisonniers par les Russes. » 6
Les employés de la centrale nucléaire de Zaporijia ont été enlevés, torturés puis condamnés à de longues peines de prison pour « terrorisme » 7. D’autres ont été accusés de sabotage et détenus 8. Un travailleur s’est fait dire par des tortionnaires russes pendant les interrogatoires : « Pense à ce que tu peux faire pour rester en vie ». L’homme a perdu connaissance à plusieurs reprises à cause des nombreux coups, des strangulations et des chocs électriques. Des représentants de Rosatom — l’agence fédérale russe pour l’énergie atomique — se sont rendus complices des tortures selon plusieurs organisations 9 et Rosatom aurait installé des chambres de torture dans les sous-sols de la centrale.
Au-delà Zaporijia, la Russie a attaqué d’autres installations nucléaires en Ukraine. Lors des premiers jours de l’invasion en février 2022, les troupes russes ont occupé la zone d’exclusion de Tchernobyl. Soulevant de la poussière, leurs véhicules blindés ont provoqué des pics de radioactivité. Cette zone abrite l’unité 4, scellée sous un sarcophage de béton après sa destruction par l’explosion, ainsi que trois autres réacteurs à différents stades de déclassement — du combustible nucléaire usé et d’autres déchets de faible et de haute activité. À en juger par le saccage du site, il est peu probable que les envahisseurs nucléaires aient été conscients de l’héritage radioactif du site de Tchernobyl — ou alors, les stratèges militaires du Kremlin espéraient provoquer une catastrophe nucléaire.
Les troupes russes ont également ciblé avec un missile une installation d’enfouissement de déchets radioactifs à Kiev et elles ont bombardé le célèbre Institut technique physique de Kharkiv 10. Le Groupe des régulateurs européens pour la sûreté nucléaire (ENSRG) a condamné l’agression militaire « non provoquée et injustifiée » de la Russie 11. Le gouvernement ukrainien n’a quant à lui pas hésité à qualifier les attaques russes de « terrorisme nucléaire » 12.
À en juger par le saccage du site, il est peu probable que les envahisseurs nucléaires aient été conscients de l’héritage radioactif du site de Tchernobyl — ou alors, les stratèges militaires du Kremlin espéraient provoquer une catastrophe nucléaire.
Paul Josephson
Augmentant encore davantage les risques liés à la centrale nucléaire de Zaporijia, les troupes russes ont fait exploser, en juin 2023, le barrage de Kakhovka — un ouvrage long de trois kilomètres, situé sur le Dniepr — après avoir fait monter l’eau à un niveau record afin d’amplifier les inondations en aval. L’eau a inondé 80 villages et villes 13. Des produits pétrochimiques et des déchets urbains contenus dans l’eau ont été répandus en aval, créant des marécages toxiques et boueux, et jonchant les rives de cadavres, de bétail, d’animaux et de poissons.
La centrale nucléaire de Zaporijia dépend du Dniepr pour son eau de refroidissement et pour son canal de décharge. Par chance, le niveau de l’eau des bassins situés dans les environs de la centrale est demeuré à une hauteur normale. Mais les bassins de refroidissement restent menacés et les Russes ont truffé la région de mines 14.
Ces dernières semaines, la Russie a recommencé à frapper des centrales nucléaires.
Le 14 février, un drone russe équipé d’une ogive à haute explosivité a frappé la structure de la nouvelle enceinte de confinement de Tchernobyl, endommageant l’enveloppe extérieure et provoquant un incendie 15. Les niveaux de rayonnement sont heureusement restés stables, sans provoquer de rupture dans l’unité de confinement interne. Il s’agissait, comme l’a déclaré le président Zelensky, d’une nouvelle « menace terroriste russe pour le monde entier ».
Le ministre ukrainien de l’Énergie, Herman Haluchtchenko, a rappelé à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) que « la sûreté et la sécurité des centrales nucléaires en activité, et des autres installations nucléaires, sont une priorité absolue pour l’Ukraine. On ne peut pas en dire autant de la Fédération de Russie » 16. Il a dénoncé les « actions criminelles » de la Russie pour avoir conduit une nouvelle attaque terroriste contre la centrale nucléaire endommagée de Tchernobyl.
Entièrement sous le contrôle du Kremlin, Rosatom sert les ambitions de politique étrangère de la Russie à travers la vente de combustible nucléaire et de réacteurs dans le monde entier, ainsi que la production d’armes nucléaires pour la sécurité nationale.
Paul Josephson
Énergie nucléaire, indépendance énergétique et guerre en Ukraine
Les attaques russes contre les installations nucléaires ukrainiennes reflètent le mécontentement de la Russie face à la décision de l’Ukraine de quitter son orbite économique et politique. Dans le domaine de l’énergie, cette prise de distance vis-à-vis de la Russie avait été difficile en raison de la dépendance ukrainienne à l’égard du pétrole, du gaz et de la technologie nucléaire russes, qui remontent à l’époque soviétique.
Pour sortir de sa dépendance à Rosatom, l’Ukraine a travaillé avec des entreprises occidentales. Elle s’est d’abord tournée vers Westinghouse pour alimenter ses réacteurs 17 et éviter d’avoir à acheter du combustible à TVEL, une filiale de Rosatom. La Russie s’est opposée à ce changement en le présentant comme dangereux — en vain. En 2021, l’Ukraine a décidé de construire au moins cinq réacteurs dans les centrales existantes en utilisant la technologie de Westinghouse 18 — un nombre qui a ensuite été porté à neuf, dont quatre sont prévus sur de nouveaux sites encore à déterminer. L’Ukraine prévoit la création de 50 000 nouveaux emplois grâce à ces projets.
Dans le cadre de l’expansion de la production d’énergie nucléaire dans la période d’après-guerre, l’Ukraine a accepté d’acheter des équipements de réacteur de fabrication russe à la Bulgarie pour achever les unités 3 et 4 de la centrale nucléaire de Khmelnitski (KhNPP) 19. L’équipement provient du projet abandonné de centrale nucléaire de Belene en Bulgarie, un projet datant de 1982 jusqu’à son annulation en 2023.

L’Ukraine n’est pas la seule à être dans une situation de dépendance risquée vis-à-vis de Rosatom.
Entièrement sous le contrôle du Kremlin, Rosatom sert les ambitions de politique étrangère de la Russie à travers la vente de combustible nucléaire et de réacteurs dans le monde entier, ainsi que la production d’armes nucléaires pour la sécurité nationale. La présence démesurée de Rosatom sur les marchés nucléaires internationaux lui a permis d’éviter les sanctions imposées à d’autres industries et institutions financières russes 20. L’entreprise est en effet l’un des acteurs mondiaux de la vente de réacteurs.
La Russie possède environ 44 % de la capacité mondiale d’enrichissement de l’uranium, et la majorité des 32 pays qui utilisent l’énergie nucléaire dépendent de la Russie pour une partie de leur chaîne d’approvisionnement en combustible nucléaire 21. Si Trump prenait le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia, son administration devrait garantir un approvisionnement sûr en combustible.
Il serait aussi nécessaire d’aborder le problème inextricable des déchets radioactifs. Comme d’autres pays nucléaires, l’Ukraine a tardé à prendre en charge la gestion des déchets radioactifs et du combustible nucléaire usé de manière systématique. Jusqu’à récemment, l’Ukraine exportait la majeure partie de son combustible nucléaire usé vers la Russie, pour un coût de 200 millions de dollars par an. Un site de stockage à sec du combustible usé a été ouvert pour la centrale nucléaire de Zaporijia en 2001 — une installation désormais aux mains de la Russie — mais qui ne dessert que cette centrale. Après de longs retards dans les procédures d’autorisation et dans la construction, l’Ukraine a ouvert fin 2023 l’Installation centrale de stockage du combustible usé (CSFSF), construite avec l’aide de la société américaine Holtec International, dans la zone d’exclusion de Tchernobyl 22.
La Russie possède environ 44 % de la capacité mondiale d’enrichissement de l’uranium, et la majorité des 32 pays qui utilisent l’énergie nucléaire dépendent de la Russie pour une partie de leur chaîne d’approvisionnement en combustible nucléaire.
Paul Josephson
Une centrale nucléaire n’est ni un simple appareil à brancher, ni un bien immobilier sur lequel accrocher un nom ou construire un terrain de golf. Une centrale est composée d’un réacteur, d’une enceinte de confinement, de turbines, de canalisations, de pompes, de dizaines de bâtiments auxiliaires, de sous-stations, de lignes électriques, de routes et de combustible nucléaire usé — dont on trouve une partie dans des piscines de refroidissement, et l’autre dans des conteneurs de stockage à sec en béton et en acier. À Zaporijia, elle est jouxtée d’un barrage dynamité, Kakhovka, et d’une ville occupée, Enerhodar.
Lorsque Trump a évoqué l’approvisionnement électrique et les centrales nucléaires de l’Ukraine, il a affirmé que les États-Unis pourraient être « très utiles » pour les faire fonctionner et a même déclaré que « la propriété américaine de ces centrales serait la meilleure protection pour ces infrastructures » 23.
Prenons-le au sérieux. Qu’en est-il de l’occupation en temps de guerre et de la destruction des infrastructures ? Comment les États-Unis opéreraient-ils la gestion des déchets de combustible nucléaire, ou d’autres types de déchets liés à l’exploitation des centrales nucléaires ? Cette responsabilité incomberait-elle entièrement à l’Ukraine ? Et qu’en serait-il des intérêts de l’Ukraine dans le développement de son indépendance énergétique, y compris nucléaire ? Au-delà de ces questions, le principal obstacle à l’exploitation de la centrale nucléaire de Zaporijia par les États-Unis demeure peut-être le fait qu’on ne peut pas faire confiance à la Russie.
Car l’invasion de l’Ukraine par la Russie repose sur divers récits, désormais repris par l’administration Trump, dont certains ont un impact direct sur la politique nucléaire.
Premièrement, Poutine craignait le rapprochement politique et économique de l’Ukraine avec l’Europe, notamment à travers sa quête d’indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.
Deuxièmement, Poutine estime que l’Ukraine est une région rebelle de la Russie qui devrait être restituée au Kremlin par la force. N’ayant pas réussi à atteindre le véritable objectif de l’invasion de la Russie en février 2022 — provoquer la décapitation du pouvoir ukrainien et la chute de Kiev en l’espace de quelques jours — il a alors opté pour l’annexion de territoires riches en minéraux et autres richesses naturelles, ainsi que la destruction ou la capture d’infrastructures énergétiques.
L’administration Trump doit se méfier de toute promesse faite par la Russie de Poutine en faveur d’un cessez-le-feu ou d’un traité de paix — y compris dans le domaine nucléaire. Au moins cinquante fois depuis que Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine en 2022, lui ou ses porte-paroles ont évoqué l’utilisation d’armes nucléaires dans le cas où l’Occident (les États-Unis, l’OTAN, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou toute autre cible potentielle désignée) viendrait à franchir une certaine « ligne rouge » — qui est arbitraire et en constante évolution. La Russie a franchi cette ligne rouge en attaquant les installations nucléaires ukrainiennes.
Pourtant, Trump croit — à tort — qu’il est le seul à comprendre les dangers d’une guerre nucléaire. Il a ainsi déclaré :
« Des sommes énormes sont dépensées pour le nucléaire, et la capacité de destruction est un sujet qu’on n’aborde même pas aujourd’hui, parce que personne ne veut en entendre parler. C’est tellement déprimant. Je pense qu’il est tout à fait possible de dénucléariser. Je peux vous dire que le président Poutine voulait le faire. Lui et moi, on voulait le faire. Nous avons également eu une bonne discussion avec la Chine. Ils auraient été impliqués, et ç’aurait été quelque chose d’incroyable pour la planète. » 24
Ces petites phrases font évidemment fi de soixante-dix ans d’efforts et de cinq accords majeurs sur les armes nucléaires entre les principales puissances nucléaires, tout en minimisant les coûts énormes de la course aux armements, que ses politiques présidentielles alimentent à travers le développement de nouvelles armes nucléaires et de leurs vecteurs.
L’administration Trump et l’atome
En fin de compte, on ne voit pas clairement en quoi l’acquisition d’une centrale nucléaire ukrainienne située au cœur d’une zone de guerre — en l’occurrence, directement sur la ligne de front — contribuerait à la stabilité régionale ou à la politique énergétique des États-Unis. À en juger par l’appel de Trump à acquérir la bande de Gaza après l’expulsion des Palestiniens, ou à ce que le Canada et le Groenland abandonnent leurs ressources pour devenir des territoires américains, on constate que le président américain n’a pas véritablement réfléchi à ce que cela signifierait d’accrocher une pancarte « Trump » sur la centrale nucléaire de Zaporijia.
Tout d’abord, Trump adhère à des cadres théoriques issus du XIXe siècle en matière d’énergie et de puissance. Il estime que les combustibles fossiles restent essentiels à « une Amérique plus grande et dominante ». Il considère qu’il est nécessaire d’augmenter la production des centrales nucléaires, ayant été informé par des milliardaires de l’industrie des communications que leurs ordinateurs et serveurs ont besoin de plus d’électricité.
Il existe actuellement aux États-Unis 93 réacteurs, contre 113 auparavant, qui produisent 20 % de l’électricité américaine. Qu’apporterait la propriété des réacteurs ukrainiens, sachant qu’aucun réseau électrique ne relie les États-Unis et l’Europe, et encore moins l’Ukraine ?
Paul Josephson
Dans le but d’accroître la production d’énergie, Trump a déclaré à travers plusieurs décrets présidentiels au début de l’année 2025 une « urgence énergétique nationale » 25, ainsi que la création d’un Conseil national de la domination énergétique [National Energy Dominance Council] 26 pour atteindre ces objectifs. Ces déclarations impliquaient des démarches pour développer l’exploration et la production de combustibles fossiles, augmenter l’extraction de minéraux précieux, mettre fin aux énergies renouvelables et à l’atténuation du changement climatique, et affaiblir les réglementations « intrusives » de l’Agence de protection de l’environnement (EPA). En 2017, Trump avait affirmé de la même manière que sa politique énergétique inaugurerait « une nouvelle politique énergétique pour les États-Unis, qui créerait des millions d’emplois et ferait gagner des milliards de dollars » 27.
En ce qui concerne l’énergie atomique, le décret du 7 février 2025 de Trump, intitulé « Unleash American Energy », ordonnait au département de l’Énergie de prendre des mesures pour « débrider l’énergie nucléaire commerciale aux États-Unis » et « alléger les autorisations » 28. Il s’agit de l’une des six initiatives de ce type menées au cours des dernières décennies pour reconstruire l’industrie de l’énergie nucléaire aux États-Unis. L’initiative la plus récente est la loi de juin 2024 sur l’Accélération du déploiement de l’énergie nucléaire polyvalente et avancée pour une énergie propre (ADVANCE) 29 visant à garantir « une énergie propre et sans émissions pour les 60 à 80 prochaines années ». Il s’agit d’un projet de loi ordonnant à la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis (NRC) d’accélérer l’octroi de licences aux centrales nucléaires et de faciliter l’exportation de la technologie nucléaire américaine, afin de regagner un avantage sur les marchés mondiaux, en partie grâce à d’énormes subventions gouvernementales.
Le secteur du nucléaire est en crise aux États-Unis depuis la fusion partielle du réacteur de Three Mile Island, en Pennsylvanie, en mars 1979. De 1979 à 1988, 67 projets de construction de réacteurs nucléaires ont été annulés 30. Il existe actuellement 93 réacteurs, contre 113 auparavant, qui produisent 20 % de l’électricité américaine. Qu’apporterait la propriété des réacteurs ukrainiens, sachant qu’aucun réseau électrique ne relie les États-Unis et l’Europe, et encore moins l’Ukraine ? Une hypothèse pourrait être que Trump voit apparemment les États-Unis comme concurrents des exportations nucléaires civiles de la Corée, de la Russie et de la Chine sur les marchés mondiaux.
Trump a une compréhension instinctive du monde nucléaire : il s’inquiète de la prolifération et de l’énorme arsenal mondial d’armes nucléaires. Mais ignorant de soixante-dix ans d’efforts dans le contrôle des armements, il pense être seul à partager ces inquiétudes.

Le contrôle américain de la centrale nucléaire de Zaporijia : un scénario hautement improbable
Pour toutes les raisons précédemment évoquées, le président Zelensky a insisté pour que l’Ukraine conserve la propriété de la centrale nucléaire de Zaporijia — la loi ukrainienne exigeant du reste que ces technologies stratégiques restent sous le contrôle de l’État. Mais il a accepté de discuter de la manière dont les États-Unis pourraient investir dans la centrale, la moderniser et y établir une présence officielle. Si une présence américaine pourrait dissuader de futures attaques russes, la manière dont l’exploitation, la politique du personnel, la formation, la gestion du combustible usé, et toutes les autres questions seraient traitées, reste totalement incertaine.
Exploiter une centrale à eau pressurisée de conception soviétique dans une zone de guerre, tout en transférant l’exploitation, le cycle du combustible et la gestion du combustible usé des occupants russes vers les États-Unis nécessite plus qu’une suggestion de Trump disant que ce serait une bonne idée.
Si Trump souhaite acquérir la centrale nucléaire de Zaporijia, les États-Unis devront reconstruire les lignes électriques et les sous-stations. Les coûts de l’aide américaine pour assurer la sûreté de la centrale seraient astronomiques — et ils seraient le résultat direct des attaques russes.
En effet, pour causer le plus de tort possible à l’Ukraine, la Russie continue de bombarder les infrastructures énergétiques. Elle a frappé les lignes de transmission qui alimentent les systèmes de refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijia, nécessitant l’utilisation de générateurs de secours pour maintenir le système de refroidissement opérationnel. Alors même que les négociateurs américains et russes discutaient d’un plan de paix, les Russes ont renouvelé les bombardements sur la centrale nucléaire de Zaporijia en février 2025 31 et coupé l’une des deux lignes électriques de la centrale, celle-ci ne dépendant plus en conséquence que d’une seule ligne électrique de 750 kV 32.
Comme le sait bien le ministre ukrainien de l’Énergie, « seul le retour du contrôle de la centrale à l’Ukraine peut garantir le fonctionnement en toute sécurité de la plus grande centrale nucléaire d’Europe ».
L’article Géopolitique de Zaporijia : Trump et le chantage nucléaire en Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
06.04.2025 à 06:00
L’Unité du monde. Carl Schmitt inédit
Initialement prononcé sous forme de conférence en Espagne en 1951, le présent article constitue l’unique contribution du philosophe et juriste Carl Schmitt à la revue Merkur, où il paraît en janvier 1952 1. Sa publication fit scandale : en offrant une tribune à l’ancien théoricien du régime nazi — démis de ses fonctions professorales dès 1945, radié de la fonction publique, puis incarcéré durant plusieurs semaines en 1947 —, le directeur de la revue, Hans Paeschke, déclencha une vague de protestation. Près de quatre-vingt collaborateurs signèrent une mise en garde, menaçant de se retirer de Merkur en cas de nouvelle publication de l’auteur. Toutefois, la réflexion de Schmitt, qui inaugure une série d’articles consacrés à la nouvelle guerre froide dans les années 1950-1960 2, témoigne d’une assimilation conceptuelle de la défaite du « Reich de mille ans », auquel l’auteur avait un temps lié l’espoir d’un droit nouveau, et de la nécessité de repenser l’ordre international d’après-guerre. Schmitt y défend la thèse selon laquelle la « dualité actuelle du monde » — par où il désigne l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique — ne relève pas d’« une étape préalable à son unité », comme le suggère l’universalisme politique des droits humains promu par les Nations Unies sous hégémonie américaine, mais constitue plutôt « le passage vers une multiplicité nouvelle ». Transposée dans notre présent, cette idée schmittienne apparaît comme une critique anticipée des discours sur la « fin de l’histoire », aujourd’hui mise en échec par la montée des rivalités géopolitiques et la résurgence du néo-mercantilisme à l’époque de la « seconde guerre froide » 3.
C’est au philosophe Jean-François Kervégan que l’on doit l’interprétation rigoureuse de cette thèse dans l’architecture d’ensemble de la pensée schmittienne 4. Il récuse une lecture discontinuiste, qui sépare radicalement les ouvrages antérieurs à l’adhésion de Schmitt au national-socialisme — tels que Théologie politique, La Notion de politique ou encore la Théorie de la Constitution — des réflexions amorcées dans les années 1940 sur le nouvel ordre spatial fondé sur les « grands espaces » (Großraum), et culminant avec Le Nomos de la Terre en 1950. La cohérence interne de sa pensée s’explique, selon Kervégan, par la continuité d’une même problématique : « l’ensemble de sa réflexion de juriste et de philosophe du politique concerne le destin de cette configuration spécifiquement moderne — née du processus de sécularisation rendu nécessaire par l’éclatement de l’unité du christianisme occidental et par la constitution de nouveaux modes de produire, d’agir et d’être — qu’est l’État. » Les écrits tardifs, d’orientation historico-philosophique, visent ainsi à résoudre les problèmes laissés en jachère par les premiers textes à dominante juridique. Après avoir diagnostiqué dès La Notion de politique le déclin de l’État moderne propre à l’Europe depuis le XVIIe siècle, affaibli selon lui par l’essor d’un « État total » tant parlementaire que fasciste, Schmitt s’attache à partir de 1939 à penser la forme politique susceptible de lui succéder.
Le présent texte s’inscrit dans cette seconde période, que Kervégan décrit comme « une interrogation inquiète, désabusée et nostalgique du vieux Schmitt sur ‘l’ordre du monde’ à l’heure de l’affrontement des blocs », une période où Schmitt en vient désormais à envisager l’unification politique du monde comme une possibilité réelle — alors qu’il affirmait encore, dans La Notion de politique, qu’« il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité ».
Selon Kervégan, quatre arguments peuvent être dégagés des écrits de Schmitt pour justifier l’hypothèse d’un ordre mondial fondé sur une nouvelle multiplicité de puissances, que ce dernier qualifie par ailleurs de « pluraliste et multipolaire » 5. Premièrement, Schmitt récuse la thèse d’une unification du monde par la technique. Certes, « les ennemis se rejoignent en ce qui concerne l’auto-interprétation historique de leurs situations respectives », dans la mesure où la philosophie de l’histoire progressiste transcende le rideau de fer. Mais selon lui, la technique ne saurait résoudre le problème de l’unité au sens proprement politique du terme. Deuxièmement, il interprète la guerre froide comme une reconfiguration de l’opposition, formulée dès De la terre et de la mer, entre puissances maritimes (d’abord l’Angleterre puis les États-Unis) et puissances continentales dont fait partie l’Union soviétique — opposition qui empêche toute unification réelle de l’ordre mondial. Troisièmement, Schmitt soutient que « la terre excédera toujours la somme des points de vue et horizons qui forment l’alternative du dualisme actuel du monde », et qu’« il y a toujours un troisième facteur, voire sans doute plusieurs facteurs tiers ». En évoquant la Chine, l’Inde, l’Europe, le monde hispano-lusitanien ou encore le bloc arabe, il anticipe ainsi la notion de Tiers-Monde, que le démographe Alfred Sauvy contribuera à populariser quelques mois plus tard 6. Enfin, si Schmitt reconnaît que « la philosophie de l’histoire se fait force historique », comme l’illustre selon lui la guerre froide, il affirme aussi que « l’histoire excède toute philosophie de l’histoire ». Ce credo du philosophe exprime « la méfiance du machiavélien proclamé qu’il est envers des constructions idéologiques qui masquent et servent à la fois le conflit des puissances » 7.
I
L’unité du monde dont je parlerai ne concerne ni l’unité biologique de l’espèce humaine dans son ensemble, ni l’évidence de l’œcoumène qui, sous une forme ou sous une autre, a toujours existé parmi les hommes en dépit de leurs antagonismes 8. S’il ne s’agit pas davantage de l’unité créé par le commerce, les échanges mondiaux ou l’Union postale universelle, c’est que j’entends parler d’une chose plus complexe et plus difficile. Il est question de l’unité de l’organisation de la puissance humaine qui est censée planifier, diriger et dominer la terre et l’humanité entières. Tout le problème est de savoir si la terre est suffisamment mûre pour laisser la place à un centre unique de la puissance politique 9.
La conférence à l’origine du texte, intitulée La Unidad del Mundo, fut prononcée par Schmitt le 11 mai 1951 à Madrid ; son contenu dépasse le cadre du présent article et a été traduit dans Du politique : textes de 1921 à 1971, Pardès, 1990. Après la publication dans Merkur, une version proche parut sous le titre « Der verplante Planet » dans Der Fortschritt le 11 avril 1952. Une autre version, identique à celle publiée ici, fut présentée sous forme de conférence le 21 avril 1952 à Duisbourg. Pour une histoire éditoriale détaillée, voir Günter Maschke (éd.), Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916 bis 1969, Berlin, Duncker & Humblot, 1995. Voir également le commentaire de Danilo Scholz : https://www.merkur-zeitschrift.de/carl-schmitt-die-einheit-der-welt. Nous publions ici une nouvelle traduction, réalisée par Marius Bickhardt, de la version parue dans Merkur, qui rend le terme Vielheit par « multiplicité » et comprend également une traduction partielle de l’appareil critique.
La problématique de l’Un et de l’Unité est complexe, y compris en mathématiques. En théologie, en philosophie, en morale et en politique, ce problème de l’unité prend des proportions insoupçonnées. Il n’est pas inutile d’en rappeler les nombreuses difficultés, compte tenu de la superficialité des mots d’ordre en vigueur aujourd’hui. De nos jours, toute question, y compris d’ordre purement physique, se transforme à un rythme accéléré en problème fondamental. Or, lorsqu’il est question de l’ordre humain, l’unité se présente fréquemment comme une valeur absolue. Nous l’assimilons à la concorde et l’unanimité, à la paix et au bon ordre. Nous évoquons, en référence à l’Évangile, Un seul berger et Un seul troupeau, tout en parlant de l’Una Sancta. Cela nous autorise-t-il à affirmer, sur un mode abstrait, que l’unité est préférable à la multiplicité ?
En aucun cas. À un niveau abstrait, l’unité est susceptible de favoriser le Mal autant que le Bien. Tout berger n’est pas bon et toute unité n’est pas sainte. Toute organisation fonctionnelle et centralisée n’est pas forcément, par le simple fait qu’elle est « unitaire », un modèle de l’ordre humain. Le royaume de Satan lui aussi constitue une unité 10 et le Christ présuppose par ailleurs ce royaume « unitaire » du Mal lorsqu’il évoque le Diable et Belzébuth. De même, la tour de Babel fut une tentative d’unité 11. Confrontés aux formes modernes de l’unité organisée, nous sommes en droit d’affirmer que la confusion des langues peut être préférable à l’unité babélienne.
L’aspiration à l’unité fonctionnelle du monde correspond à la vision techno-industrielle aujourd’hui dominante. Le développement technique favorise irrésistiblement l’essor de nouvelles organisations et centralisations. S’il est vrai que la technique, et non la politique, est le destin de l’humanité, nous pouvons dès lors considérer comme réglé le problème de l’unité.
Depuis plus d’un siècle, tous les observateurs clairvoyants ont noté que la technique moderne tendait d’elle-même vers l’unité du monde. Cela fut évident dès la première guerre civile européenne en 1848. La doctrine marxiste se nourrit de ce constat. Or, il ne s’agit pas là d’une observation spécifiquement marxiste. Nous pourrions aussi invoquer Donoso Cortés, qui fit une expérience semblable. Son discours du 4 janvier 1849 livre une description de cette énorme machine de puissance qui, sans égard pour le Bien ou le Mal, renforce irrésistiblement le pouvoir de ceux qui la détiennent. Donoso dresse l’image d’un Léviathan vorace, auquel la technique donne mille nouveaux yeux, mains et oreilles, démultipliant par là sa puissance au point de rendre absurde toute tentative de contrôle ou de contrepoids 12.
Les penseurs et observateurs de 1848 furent sous l’emprise du chemin de fer, du navire à vapeur et du télégraphe. Ils firent face à une technique encore prise dans les câbles électriques et les chemins de fer qui semble primitive et médiocre à tout enfant de notre temps. Que représente la technique de 1848 en comparaison des possibilités offertes aujourd’hui par l’aéronautique, les ondes électriques et l’énergie atomique ? Pour le technicien, la terre est davantage unitaire aujourd’hui qu’en 1848, dans l’exacte mesure où la rapidité des moyens de communication et de transport s’est accrue en même temps que la puissance des moyens de destruction a augmenté. La taille de la Terre a ainsi diminué dans les mêmes proportions. La planète se rétrécit et, pour le technocrate, la réalisation de l’unité du monde apparait comme une bagatelle à laquelle ne s’opposent plus que quelques réactionnaires attardés.
Pour des millions d’individus de nos jours, c’est une évidence absolue. Or, plus qu’une simple évidence, il s’agit en même temps du noyau d’une certaine vision du monde et donc d’une certaine idée de l’unité mondiale, une foi et un mythe au sens véritable. En l’occurrence, cette pseudo-religion ne touche pas que les grandes masses des pays industrialisés. Les classes dirigeantes qui décident de la politique mondiale sont elles aussi hantées par cette vision d’une unité techno-industrielle du monde. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’importante doctrine énoncée en 1932 par Henry L. Stimson, alors secrétaire d’État des États-Unis d’Amérique. Il en a exposé le fondement lors d’un discours du 11 juin 1941 dont l’argumentation contient une véritable profession de foi. Pour lui, la terre n’est pas devenue plus vaste, aujourd’hui, qu’en 1861, lorsque la guerre de Sécession a éclaté. Dès cette époque, les États-Unis d’Amérique furent trop petits pour contenir l’affrontement entre les États du Nord et du Sud. La terre, assurait Stimson en 1941, est désormais trop petite pour faire place à deux systèmes opposés 13.
Attardons-nous un instant sur cette déclaration du célèbre auteur de la doctrine Stimson. Elle importe non seulement sur le plan pratique, en tant qu’expression de la conviction d’un politicien de haut rang de la première puissance mondiale. Elle est également surprenante d’un point de vue philosophique et métaphysique. Bien entendu, ne se considérant ni philosophique ni métaphysique, sa prétention est sans doute purement positive et pragmatique. C’est justement cela qui la rend d’autant plus philosophique. En ignorant la lourde charge métaphysique de son propos, un politicien américain renommé opte pour l’unité politique du monde tandis que le pluralisme philosophique semblait, jusqu’à encore récemment, déterminer la vision du monde propre à l’Amérique du Nord. En effet, le pragmatisme, y compris la philosophie des penseurs typiquement américains comme William James, se voulait ouvertement pluraliste. Il rejetait l’archaïsme propre à l’idée d’une unité mondiale, en considérant la multiplicité des visions du monde, des vérités et des loyautés comme la véritable philosophie de la modernité 14. En l’espace de trente ans, c’est-à-dire en une seule génération humaine, le pays le plus riche du monde, doté de la première capacité militaire de la planète, est passé du pluralisme à l’unité.
Ainsi l’unité mondiale semble-t-elle la chose la plus évidente.

II
Loin de fournir l’image d’une unité, la réalité politique nous offre une dualité inquiétante. Deux partenaires géants s’opposent : c’est l’affrontement entre l’Ouest et l’Est, l’antithèse du capitalisme et du communisme, y compris la contradiction des systèmes économiques et des idéologies ainsi que des classes et des groupes dominants totalement hétérogènes.
Si l’unité est bonne en soi, la dualité relève d’un mal dangereux. Binarius numerus infamis, dit Thomas d’Aquin 15. La dualité présente dans le monde actuel est intrinsèquement mauvaise et dangereuse. Cette tension est ressentie par tout un chacun comme un état insupportable, une étape transitoire instable. Par sa logique même, l’insoutenabilité de cette tension dualiste oblige à prendre une décision. Il est possible cependant que la tension persiste bien plus longtemps que ce que ne s’y attendent la plupart des hommes. Les événements historiques ne battent pas au même rythme que les nerfs des individus et la politique mondiale ne tient guère compte du besoin de bonheur individuel. Néanmoins nous ne pouvons échapper à la question de savoir comment la tension dualiste est susceptible d’être résolue.
En ce qui concerne la tendance favorable à l’unité techno-industrielle du monde, la dualité actuelle n’est qu’une transition vers l’unité, une sorte de phase finale du grand combat pour l’unité mondiale. Celui qui en sortirait vivant deviendrait le seul maître du monde à venir. Il est évident que ce vainqueur imposerait l’unité mondiale selon son propre point de vue et conformément à ses idées. Ses élites représenteraient le prototype de l’homme nouveau, planifiant et organisant selon leurs idées et objectifs politiques, économiques ainsi que moraux. Quiconque croit à l’unité techno-industrielle du monde, qui va de soi dès à présent, doit garder à l’esprit cette conséquence et se représenter clairement l’image d’un monde sous la coupe d’un maître unique 16.
Or, l’unité globale et définitive qui résulterait d’une victoire totale de l’un sur l’autre n’est nullement la seule option envisageable pour mettre fin à la tension dualiste présente. En effet, le monde actuel ne se limite pas au dilemme posé par l’affrontement entre l’Ouest et l’Est. La logique alternative de la dualité actuelle du monde est bien trop étroite pour accueillir toute l’humanité. Pris ensemble, les deux camps ennemis de l’Ouest et de l’Est sont loin de représenter l’humanité dans son ensemble. Nous venons de citer la déclaration du secrétaire d’État américain Henry Stimson, qui affirmait en 1941 que la Terre entière n’est aujourd’hui pas plus grande que ne l’étaient les États-Unis d’Amérique au début de la guerre de Sécession, en 1861. Il y a quelques années déjà, on a rétorqué que la terre entière sera toujours plus vaste que les États-Unis d’Amérique 17. Elle sera, a fortiori, toujours plus grande que l’Est communiste actuel et que les deux blocs réunis. Aussi petite qu’elle soit devenue, la terre excédera toujours la somme des points de vue et horizons qui forment l’alternative du dualisme actuel du monde. En d’autres termes, il y a toujours un troisième facteur, voire sans doute plusieurs facteurs tiers.
Il n’est pas question ici d’examiner les nombreuses possibilités décisives d’un point de vue pratique. Cela entrainerait une discussion politique sur la place et l’importance de la Chine, de l’Inde ou encore de l’Europe, du Commonwealth britannique, du monde hispano-lusitanien, du bloc arabe voire d’autres éléments inattendus qui préfigurent une pluralité de grands espaces. Dès qu’une troisième puissance apparaît, la voie est tracée vers une multiplicité de forces tierces, irréductible à ce chiffre simple. C’est là que se manifeste la dialectique de tout pouvoir humain qui, loin d’être illimité, favorise malgré lui les forces même qui, tôt ou tard, lui imposeront une limite. Chacun des deux adversaires du dualisme primitif du monde a intérêt à attirer les autres à ses côtés, en protégeant et promouvant les plus faibles au détriment de l’adversaire. Ces derniers sont, à leur tour, susceptibles de se retourner contre les premiers. Là encore, il est dans la nature des multiples porteurs de cette troisième force d’exploiter à leur profit les antagonismes des deux grands partenaires, ce qui leur permet de se maintenir en l’absence d’une puissance propre.
Il ne s’agit pas ici de neutralité ou de neutralisme. Il est trompeur de confondre le problème de la troisième force avec celui de la neutralité même si les deux se recoupent par moments. Loin de désigner une simple triade numérique, la possibilité d’une troisième force pointe vers la multiplicité, l’émergence d’un pluralisme véritable 18. Cela offre du même coup la possibilité d’un équilibre des forces et des grands espaces, susceptible d’établir un nouveau droit international de dimensions inédites. Celui-ci présenterait tout de même quelques analogies avec le droit international européen des XVIIIe et XIXe siècles, fondé sur un équilibre de plusieurs puissances qui en déterminait la structure. Le Jus Publicum Europaeum contenait lui aussi une unité du monde. Si elle fut européocentrique, elle n’était pas pour autant la source du pouvoir central d’un maître unique du monde. Sa structure pluraliste permit la coexistence de plusieurs entités politiques susceptibles de se considérer mutuellement non comme criminels, mais comme porteurs d’ordres autonomes.
Ainsi, la dualité antagoniste du monde peut se résoudre en une triplicité ou multiplicité autant qu’en une unité définitive. Les nombres impairs – trois, cinq, etc. – ont l’avantage de tendre plus facilement à l’équilibre que les nombres pairs. Aussi sont-ils plus propices à la paix. Il est tout à fait imaginable que la dualité présente se rapproche davantage d’une telle multiplicité que de l’unité définitive, auquel cas la plupart des conclusions du one world s’avèrent bien trop hâtives.

III
La tension inhérente à la dualité suppose, dialectiquement, une affinité élective et donc une unité. Le rideau de fer n’aurait aucun sens et personne ne se serait donné la peine de le mettre en place s’il ne servait qu’à séparer des espaces sans relation interne. Selon l’interprétation donnée par Rudolf Kaßner (Merkur, avril 1951), le rideau de fer signifie la séparation de l’existence et de la non-existence, de l’existence et de l’idée 19. Mais cette interprétation présuppose que la séparation s’effectue, au niveau horizontal et politique, dans le cadre d’une idéologie commune. Ce point commun réside dans la conception du monde et de l’histoire propre aux deux partenaires du dualisme mondial. La lutte mondiale entre le catholicisme et le protestantisme, entre le jésuitisme et le calvinisme aux XVIe et XVIIe siècles présupposaient l’affinité avec le christianisme qui a ainsi ajouté à la brutalité de l’affrontement. De même, notre dualité repose sur une seule et même auto-interprétation historico–philosophique 20.
Notre diagnostic du monde actuel serait incomplet s’il ne tenait compte de l’auto-interprétation historique des partenaires du dualisme du monde. C’est là que réside l’unité qui, dialectiquement, permet leur dualité. Plus que toute autre variable, l’auto-interprétation est aujourd’hui partie intégrante de la situation mondiale. Compte tenu du problème de l’unité mondiale, tout acteur de l’histoire est obligé de dresser un diagnostic et un pronostic, qui s’élève au-dessus des faits bruts. Même le plus sobre des calculateurs politiques interprète en un sens historico-philosophique les informations statistiques reçues. Tous les planificateurs de nos jours qui tentent de rallier les masses sont d’une manière ou d’une autre des praticiens de la philosophie de l’histoire. La question de l’unité de la terre et du dualisme mondial devient ainsi un problème d’interprétation historico-philosophique du monde.
De tout temps, les hommes furent déterminés par des croyances religieuses, morales ou scientifiques, qui impliquaient aussi une certaine conception du cours de l’histoire. Toutefois, l’ère de la planification est en même temps celle de la philosophie de l’histoire en un sens tout particulier. Tout planificateur de nos jours qui veut rallier les masses doit leur fournir du même coup une philosophie de l’histoire solide. Elle constitue une composante de la planification tout à fait indispensable 21.
Cela s’applique de toute évidence à l’Est communiste contemporain. Son objectif déterminé vise l’unité de la terre ainsi que sa soumission au maître légitime du point de vue de l’histoire mondiale 22. Son idée d’unité repose sur la doctrine du matérialisme dialectique qui fut érigée en credo collectiviste. Pièce maîtresse du marxisme, le matérialisme dialectique relève de la philosophie de l’histoire d’une façon spécifique voire exclusive. Il conserve la structure de la philosophie de Hegel, le seul système historico-philosophique qui a été édifié au cours de l’histoire mondiale jusqu’à présent. Or, cette philosophie hégélienne paraît idéaliste ; elle conçoit la fin de l’humanité comme unité du retour à soi de l’esprit et comme idée absolue plutôt que comme unité matérielle d’une terre électrifiée. Pourtant, son noyau méthodologique qui réside dans le mouvement dialectique de l’histoire universelle peut aussi être mis au service d’une conception matérialiste du monde. L’opposition entre matérialisme et idéalisme devient insignifiante dès lors que toute matière devient rayonnement et que tout rayonnement devient matière.
La supériorité des nombreux plans de l’Est, au premier rang desquels le mythique Piatiletka (premier Plan Quinquennal de 1928), sur d’autres spécimens du même genre, tient au fait qu’ils s’articulent à un mouvement dialectique censé aboutir à l’unité du monde 23. S’il n’est question ni d’ontologie ni de philosophie morale, c’est qu’il s’agit de prétendre à la connaissance juste du développement historique qui est le nôtre. Le marxisme et avec lui tout le credo officiel de l’Est communiste relève de la philosophie de l’histoire à son plus haut degré. C’est là que réside son pouvoir de fascination, qui contraint également son adversaire à repenser sa propre situation historique et sa conception de l’histoire dès lors qu’il est confronté à son ennemi mortel. À l’Est, le lien est palpable entre unité mondiale et philosophie concrète de l’histoire.
Quelle est la réponse de l’Ouest, sous l’égide des États-Unis d’Amérique, à cette philosophie de l’histoire ? Il ne dispose en aucun cas d’une vision du monde aussi close et monolithique. Le philosophe de l’histoire le plus connu, à l’Ouest, est sans doute Arnold Toynbee, le conseiller scientifique agréé par les Nations unies 24. Bien entendu, sa théorie n’est pas un credo officiel, mais sa conception et peut-être plus encore son attitude sont largement symptomatiques de l’auto-interprétation historique des élites et classes dirigeantes de l’Occident anglo-saxon. Ce fait mérite de s’y attarder, compte tenu de l’importance que revêt la conception historique des groupes dirigeants.
Et quelle est la conception de l’histoire qui se dégage de l’œuvre du célèbre historien anglais ? Inutile de répéter ici le contenu de travaux maintes fois exposé. Retenons que, selon Toynbee, un certain nombre de hautes cultures (civilisations) naissent, grandissent, déclinent et disparaissent. Notre civilisation actuelle pourrait se consoler à l’idée d’un possible renouveau chrétien ainsi qu’à l’égard du temps qu’il nous reste, compte tenu l’immensité des intervalles temporelles qui caractérisent l’histoire chez Toynbee. C’est un piètre réconfort, qui, de plus, n’a rien d’une vision spécifiquement chrétienne de l’histoire. Si nous ajoutons que nombre d’érudits anglo-saxons considèrent l’accroissement rapide de la population du monde oriental comme la véritable cause de la guerre, et préconisent le contrôle des naissances comme remède exclusif, alors l’auto-interprétation historique propre à l’Occident apparaît bien faible et impuissante. En définitive, il serait regrettable que le dualisme du monde actuel ne cache rien d’autre que l’opposition entre birth-control et animus procreandi, de sorte que tout nouveau-né serait aussitôt envisagé comme un agresseur tout en étant incorporé dans le système moderne de criminalisation.
En se référant à « l’opposition entre birth control et animus procreandi », Carl Schmitt met au jour l’un des clivages idéologiques majeurs de la guerre froide : la polarisation entre le néo-malthusianisme américain et l’antimalthusianisme soviétique. Dès 1947, cette opposition s’exprime au sein de la Commission de la population des Nations Unies, où les États-Unis défendent le contrôle des naissances face à une résistance soviétique mobilisant la critique marxienne de Malthus 25. Dans le Glossarium, Schmitt vise explicitement le « malthusianisme » incarné par Julian Huxley, alors directeur de l’UNESCO : « L’humanité a besoin de la bombe atomique pour stopper […] la surpopulation insensée des régions sous-développées ». 26 Il y dénonce les politiques de contrôle démographique comme l’expression d’une politique de puissance dissimulée sous les dehors de l’universalisme libéral. Dès 1941, dans Völkerrechtliche Großraumordnung, il s’attaque à la Société des Nations et à la première conférence mondiale sur la population (Genève, 1927), anticipant avec méfiance l’émergence d’un gouvernement mondial — projet que préfigurera plus tard la proposition du biologiste malthusien John Holdren en faveur d’une « super-agence pour la population, l’environnement et les ressources » 27. Cependant, le rejet schmittien de l’universalisme libéral repose lui-même sur une souche malthusienne plus souterraine : celle de la pensée du Lebensraum, élaborée par Friedrich Ratzel et reprise par Karl Haushofer pour justifier l’expansion territoriale allemande après 1918. Schmitt conçoit la planète comme un espace fini, théâtre d’un « combat pour la nourriture et la subsistance » (Malthus) 28, et défend un « droit démographique », entendu comme droit des peuples à la terre. Cette logique structure l’idéologie des Großräume, dont le modèle nazi s’appuie explicitement sur les travaux de géographes comme Albrecht Penck et Alois Fischer, qui calculent la « capacité de charge du Lebensraum » des territoires de l’Est européen, jugés sous-peuplés 29. Ces savoirs ont nourri la Raumforschung impérialiste, aboutissant à la conquête nazie de l’Europe orientale, théoriquement soutenue par la doctrine géopolitique de Schmitt.
L’intention de mon propos n’est en aucun cas de vexer les admirateurs de Toynbee ou de Julian Huxley 30. Je suis bien sûr au fait des critiques et mises en garde exprimées par d’éminents auteurs anglo-saxons à l’égard de l’idéologie du progrès. Mais tout cela ne change rien aux contours idéologiques d’ensemble de l’Occident dont le cœur, à supposer qu’il ait conservé quelque force historique, relève toujours d’une philosophie de l’histoire, à savoir celle de Saint-Simon. Elle présuppose le progrès industriel de l’humanité planifiée et connait de nombreuses variations et vulgarisations d’Auguste Comte à Herbert Spencer, jusqu’aux écrivains devenus quelque peu plus sceptiques aujourd’hui.
Les grandes masses de l’Occident industrialisé, et notamment des États-Unis d’Amérique, ont une philosophie de l’histoire infiniment simple. Sous une forme grossière, elles perpétuent la foi dix-neuvièmiste dans le progrès, sans préoccupation aucune pour les subtilités des Anglais cultivés. En conséquence de leur adhésion à une religion de la technicité, tout progrès de la technique apparaît aux masses comme un perfectionnement de l’homme lui-même, comme un nouveau pas vers le paradis terrestre du one world 31. Leur credo évolutionniste trace une courbe ascendante et linéaire de l’humanité. Il n’est pas possible de soulever la périlleuse question de savoir qui sont les détenteurs du pouvoir immense sur les autres hommes que le développement des moyens techniques confère.
La répulsion viscérale de Schmitt pour l’universalisme technologique promu par le libéralisme résonne de façon singulière avec le présent. Comme le montre Arnaud Orain, l’âge de l’intégration économique mondiale s’efface avec le retour du protectionnisme et une ligne de fracture apparaît en parallèle entre des puissances résolues à nier la contrainte climatique et d’autres qui tentent de l’intégrer. L’utopie de l’unité du monde est donc à nouveau remise en question par la guerre commerciale et climatique. La rareté est de retour — cette fois moins liée à la démographie qu’aux ressources et à la frontière technologique. Pour Schmitt, seul un pluriversum organisé par des blocs civilisationnels en compétition pour la terre et la mer était envisageable pour transcender les impasses de l’universalisme. Mais entre l’unité impossible et la pluralité des empires guerriers, d’autres formules restent évidemment possibles pour nouer le lien entre l’existence d’un monde commun unique et les différentes dynamiques politiques dont il est le théâtre.
On reconnaît ici la foi aussi ancienne qu’inaltérée dans le progrès et la perfectibilité illimitée mais qui a, depuis, été exacerbée par la technique moderne. Elle est née au temps des Lumières au XVIIIe siècle. Autrefois, elle n’était encore que la conviction philosophique de quelques dirigeants et élites. Au XIXe siècle, elle devint le credo occidental du positivisme et du scientisme. Ses premiers prophètes furent Saint-Simon et Auguste Comte, son missionnaire le plus couronné de succès dans le monde anglo-saxon Herbert Spencer. Au XXe siècle, l’intelligentsia est désormais happée par le doute quant à l’unité même du progrès technique, moral ou autre. Les intellectuels furent paralysés face au constat que l’essor de la puissance des hommes, grâce aux nouveaux moyens techniques, ne s’est accompagnée d’aucune amélioration morale. Il y a là prise de conscience d’un décalage entre progrès technique et progrès moral. Goethe l’a exprimé très simplement dans la phrase suivante : Rien n’est plus destructeur pour l’homme qu’un accroissement de sa puissance qui ne soit pas accompagné d’un accroissement de sa bonté.
Les masses ne sont pas saisies par ce doute. Il est même probable qu’elles considèrent le morcellement de la notion de progrès comme une simple élucubration sophistique d’une intelligentsia décadente. Elles s’en tiennent à leur idéal d’un monde technicisé. Cet idéal d’unité mondiale est identique à celui proclamé par Lénine en référence à l’unité d’une terre électrifiée. En l’occurrence, la foi orientale et la foi occidentale convergent. Toutes deux prétendent à l’humanité vraie, à la démocratie véritable. Les deux puisent du reste à la même source : la philosophie de l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles. L’unité qui sous-tend la dualité apparaît ici en toute clarté.
Schmitt omet le premier terme de la maxime proverbiale de Lénine : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays ». Cette formule figure dans le discours Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du Parti, prononcé lors de la conférence de la province de Moscou du PC(b)R, le 21 novembre 1920. En ligne ici
De nos jours, l’Ouest et l’Est sont séparés par un rideau de fer. Mais les ondes et les corpuscules d’une philosophie de l’histoire qui leur est commune passent au travers. Ils formant l’unité insaisissable qui permet dialectiquement la dualité du monde présent. Les ennemis se rejoignent en ce qui concerne l’auto-interprétation historique de leurs situations respectives.

IV
Faut-il déduire de cette philosophie de l’histoire commune, qui traverse imperceptiblement le rideau de fer, que le dualisme actuel se rapproche davantage de l’unité définitive du monde que d’une multiplicité nouvelle ?
S’il n’existait pour nous aujourd’hui aucune autre vision historique que le programme philosophique de ces deux derniers siècles, la question de l’unité mondiale serait en effet tranchée depuis longtemps. La dualité de la situation actuelle ne pourrait alors être rien d’autre que le point de passage vers l’unité planétaire de la pure technicité. Assimilée par les grandes masses comme une sorte de paradis terrestre, l’unité en question fait frissonner aujourd’hui certains intellectuels anglo-saxons. Ils présagent le morcellement déjà évoqué du concept de progrès, à défaut de le découvrir, ainsi que l’écart entre progrès technique et moral. Tout un chacun constate que le progrès moral emprunte d’autres voies que le progrès technique, aussi bien chez les détenteurs du pouvoir qui planifient au moyen de la science moderne que chez les élites et les masses qui aspirent impatiemment à récolter les nombreux fruits de la planification. Il y a plus de cent ans, l’unité planétaire issue d’une telle humanité organisée était déjà vécue comme un cauchemar. Depuis lors, le cauchemar s’est aggravé dans l’exacte mesure où les moyens techniques du pouvoir humain se sont accrus. Cela complexifie encore la question que nous venons de soulever. Réitérons-la : faut-il déduire que l’unité de la conception historico-philosophique entraîne la réalisation imminente de l’unité politique du monde ? La dualité actuelle n’est-elle donc, par conséquent, que le dernier stade qui précède l’unité ?
Je ne le crois pas, car je ne crois pas vraie cette vision historico-philosophique du monde. Nous faisons le constat qu’Est et Ouest sont tous deux déterminés par une philosophie de l’histoire. Les classes dirigeantes, les planificateurs ainsi que les masses aspirent à être du côté de l’histoire à venir. Il nous faut préciser que l’expression « philosophie de l’histoire » a ici un sens extrêmement concis et spécifique. Cela mérite d’être mis au clair.
En un sens vague et général, on peut désigner par « philosophie de l’histoire » toute conception générale de l’histoire, toute vision historique, toute grande interprétation du passé ou toute grande espérance en un avenir. En ce sens imprécis, la conception païenne du métabolisme éternel des éléments et du retour cyclique de toute chose relèverait tout autant de la philosophie de l’histoire. On pourrait également la retrouver au cœur de la vision religieuse de l’histoire, en l’occurrence du judaïsme ou du christianisme fondés sur l’attente du Messie pour l’un et sur le retour triomphant du Christ pour l’autre. Ce serait neutraliser les concepts, et ainsi procéder à une grave confusion et, in fine, une falsification.
La philosophie de l’histoire que nous avons identifiée comme le fondement commun de la dualité présente du monde, est une composante de toute planification humaine, à savoir que celle-ci repose sur une interprétation proprement philosophique de l’histoire. Au sens tout à fait concret que le mot philosophie a reçu des Lumières au XVIIIe siècle. Elle devient concrète dans la contestation menée par une certaine classe intellectuelle contre les prétentions au pouvoir des autres élites. Cette philosophie revendique le monopole de l’intelligence et de la scientificité. Dans l’expression « philosophie de l’histoire », l’accent est placé sur la philosophie, qui est ainsi renvoyée à l’une de ses manifestations historiquement et sociologiquement déterminée. Elle ne répond qu’à ses problématiques propres, tout en rejetant les autres comme non philosophiques, non scientifiques, archaïques et caduques. En l’occurrence, la philosophie de l’histoire signifie non seulement l’opposition à toute forme de théologie de l’histoire mais aussi à toute vision historique échappant à son monopole de scientificité.
En ce sens, Voltaire fut le premier philosophe de l’histoire 32. Sa philosophie de l’histoire rendit obsolète la théologie de l’histoire de Bossuet. La Révolution française marqua le début de l’effectivité de la philosophie de l’histoire entendue en un sens spécifiquement philosophique. Le droit est dès lors ce qui contribue au progrès, le crime ce qui l’entrave. La philosophie de l’histoire se fait force historique. Celui qui se conforme à son jugement est glorifié, tandis que ceux qui sont laissés sur le bas-côté sont criminalisés. Elle stimule l’audace pour réaliser la planification mondiale. Or il s’avère assez vite que ce ne sont point les philosophes qui planifient, mais les planificateurs qui ont recours à l’intelligentsia et la science. Quant à la philosophie hégélienne de l’histoire, l’Est, tout particulièrement, l’a fait sienne, de la même manière qu’il s’est emparé de la bombe atomique ou d’autres produits issus de l’intelligence occidentale, afin de réaliser l’unité mondiale conformément à ses plans.
Mais de même que la terre déborde les limites du dilemme imposé par la problématique dualiste, de même l’histoire excède toute philosophie de l’histoire. C’est pourquoi je considère la dualité actuelle du monde non comme une étape préalable à son unité mais comme le passage vers une multiplicité nouvelle.
L’article L’Unité du monde. Carl Schmitt inédit est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (7791 mots)
Initialement prononcé sous forme de conférence en Espagne en 1951, le présent article constitue l’unique contribution du philosophe et juriste Carl Schmitt à la revue Merkur, où il paraît en janvier 1952 1. Sa publication fit scandale : en offrant une tribune à l’ancien théoricien du régime nazi — démis de ses fonctions professorales dès 1945, radié de la fonction publique, puis incarcéré durant plusieurs semaines en 1947 —, le directeur de la revue, Hans Paeschke, déclencha une vague de protestation. Près de quatre-vingt collaborateurs signèrent une mise en garde, menaçant de se retirer de Merkur en cas de nouvelle publication de l’auteur. Toutefois, la réflexion de Schmitt, qui inaugure une série d’articles consacrés à la nouvelle guerre froide dans les années 1950-1960 2, témoigne d’une assimilation conceptuelle de la défaite du « Reich de mille ans », auquel l’auteur avait un temps lié l’espoir d’un droit nouveau, et de la nécessité de repenser l’ordre international d’après-guerre. Schmitt y défend la thèse selon laquelle la « dualité actuelle du monde » — par où il désigne l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique — ne relève pas d’« une étape préalable à son unité », comme le suggère l’universalisme politique des droits humains promu par les Nations Unies sous hégémonie américaine, mais constitue plutôt « le passage vers une multiplicité nouvelle ». Transposée dans notre présent, cette idée schmittienne apparaît comme une critique anticipée des discours sur la « fin de l’histoire », aujourd’hui mise en échec par la montée des rivalités géopolitiques et la résurgence du néo-mercantilisme à l’époque de la « seconde guerre froide » 3.
C’est au philosophe Jean-François Kervégan que l’on doit l’interprétation rigoureuse de cette thèse dans l’architecture d’ensemble de la pensée schmittienne 4. Il récuse une lecture discontinuiste, qui sépare radicalement les ouvrages antérieurs à l’adhésion de Schmitt au national-socialisme — tels que Théologie politique, La Notion de politique ou encore la Théorie de la Constitution — des réflexions amorcées dans les années 1940 sur le nouvel ordre spatial fondé sur les « grands espaces » (Großraum), et culminant avec Le Nomos de la Terre en 1950. La cohérence interne de sa pensée s’explique, selon Kervégan, par la continuité d’une même problématique : « l’ensemble de sa réflexion de juriste et de philosophe du politique concerne le destin de cette configuration spécifiquement moderne — née du processus de sécularisation rendu nécessaire par l’éclatement de l’unité du christianisme occidental et par la constitution de nouveaux modes de produire, d’agir et d’être — qu’est l’État. » Les écrits tardifs, d’orientation historico-philosophique, visent ainsi à résoudre les problèmes laissés en jachère par les premiers textes à dominante juridique. Après avoir diagnostiqué dès La Notion de politique le déclin de l’État moderne propre à l’Europe depuis le XVIIe siècle, affaibli selon lui par l’essor d’un « État total » tant parlementaire que fasciste, Schmitt s’attache à partir de 1939 à penser la forme politique susceptible de lui succéder.
Le présent texte s’inscrit dans cette seconde période, que Kervégan décrit comme « une interrogation inquiète, désabusée et nostalgique du vieux Schmitt sur ‘l’ordre du monde’ à l’heure de l’affrontement des blocs », une période où Schmitt en vient désormais à envisager l’unification politique du monde comme une possibilité réelle — alors qu’il affirmait encore, dans La Notion de politique, qu’« il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité ».
Selon Kervégan, quatre arguments peuvent être dégagés des écrits de Schmitt pour justifier l’hypothèse d’un ordre mondial fondé sur une nouvelle multiplicité de puissances, que ce dernier qualifie par ailleurs de « pluraliste et multipolaire » 5. Premièrement, Schmitt récuse la thèse d’une unification du monde par la technique. Certes, « les ennemis se rejoignent en ce qui concerne l’auto-interprétation historique de leurs situations respectives », dans la mesure où la philosophie de l’histoire progressiste transcende le rideau de fer. Mais selon lui, la technique ne saurait résoudre le problème de l’unité au sens proprement politique du terme. Deuxièmement, il interprète la guerre froide comme une reconfiguration de l’opposition, formulée dès De la terre et de la mer, entre puissances maritimes (d’abord l’Angleterre puis les États-Unis) et puissances continentales dont fait partie l’Union soviétique — opposition qui empêche toute unification réelle de l’ordre mondial. Troisièmement, Schmitt soutient que « la terre excédera toujours la somme des points de vue et horizons qui forment l’alternative du dualisme actuel du monde », et qu’« il y a toujours un troisième facteur, voire sans doute plusieurs facteurs tiers ». En évoquant la Chine, l’Inde, l’Europe, le monde hispano-lusitanien ou encore le bloc arabe, il anticipe ainsi la notion de Tiers-Monde, que le démographe Alfred Sauvy contribuera à populariser quelques mois plus tard 6. Enfin, si Schmitt reconnaît que « la philosophie de l’histoire se fait force historique », comme l’illustre selon lui la guerre froide, il affirme aussi que « l’histoire excède toute philosophie de l’histoire ». Ce credo du philosophe exprime « la méfiance du machiavélien proclamé qu’il est envers des constructions idéologiques qui masquent et servent à la fois le conflit des puissances » 7.
I
L’unité du monde dont je parlerai ne concerne ni l’unité biologique de l’espèce humaine dans son ensemble, ni l’évidence de l’œcoumène qui, sous une forme ou sous une autre, a toujours existé parmi les hommes en dépit de leurs antagonismes 8. S’il ne s’agit pas davantage de l’unité créé par le commerce, les échanges mondiaux ou l’Union postale universelle, c’est que j’entends parler d’une chose plus complexe et plus difficile. Il est question de l’unité de l’organisation de la puissance humaine qui est censée planifier, diriger et dominer la terre et l’humanité entières. Tout le problème est de savoir si la terre est suffisamment mûre pour laisser la place à un centre unique de la puissance politique 9.
La conférence à l’origine du texte, intitulée La Unidad del Mundo, fut prononcée par Schmitt le 11 mai 1951 à Madrid ; son contenu dépasse le cadre du présent article et a été traduit dans Du politique : textes de 1921 à 1971, Pardès, 1990. Après la publication dans Merkur, une version proche parut sous le titre « Der verplante Planet » dans Der Fortschritt le 11 avril 1952. Une autre version, identique à celle publiée ici, fut présentée sous forme de conférence le 21 avril 1952 à Duisbourg. Pour une histoire éditoriale détaillée, voir Günter Maschke (éd.), Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916 bis 1969, Berlin, Duncker & Humblot, 1995. Voir également le commentaire de Danilo Scholz : https://www.merkur-zeitschrift.de/carl-schmitt-die-einheit-der-welt. Nous publions ici une nouvelle traduction, réalisée par Marius Bickhardt, de la version parue dans Merkur, qui rend le terme Vielheit par « multiplicité » et comprend également une traduction partielle de l’appareil critique.
La problématique de l’Un et de l’Unité est complexe, y compris en mathématiques. En théologie, en philosophie, en morale et en politique, ce problème de l’unité prend des proportions insoupçonnées. Il n’est pas inutile d’en rappeler les nombreuses difficultés, compte tenu de la superficialité des mots d’ordre en vigueur aujourd’hui. De nos jours, toute question, y compris d’ordre purement physique, se transforme à un rythme accéléré en problème fondamental. Or, lorsqu’il est question de l’ordre humain, l’unité se présente fréquemment comme une valeur absolue. Nous l’assimilons à la concorde et l’unanimité, à la paix et au bon ordre. Nous évoquons, en référence à l’Évangile, Un seul berger et Un seul troupeau, tout en parlant de l’Una Sancta. Cela nous autorise-t-il à affirmer, sur un mode abstrait, que l’unité est préférable à la multiplicité ?
En aucun cas. À un niveau abstrait, l’unité est susceptible de favoriser le Mal autant que le Bien. Tout berger n’est pas bon et toute unité n’est pas sainte. Toute organisation fonctionnelle et centralisée n’est pas forcément, par le simple fait qu’elle est « unitaire », un modèle de l’ordre humain. Le royaume de Satan lui aussi constitue une unité 10 et le Christ présuppose par ailleurs ce royaume « unitaire » du Mal lorsqu’il évoque le Diable et Belzébuth. De même, la tour de Babel fut une tentative d’unité 11. Confrontés aux formes modernes de l’unité organisée, nous sommes en droit d’affirmer que la confusion des langues peut être préférable à l’unité babélienne.
L’aspiration à l’unité fonctionnelle du monde correspond à la vision techno-industrielle aujourd’hui dominante. Le développement technique favorise irrésistiblement l’essor de nouvelles organisations et centralisations. S’il est vrai que la technique, et non la politique, est le destin de l’humanité, nous pouvons dès lors considérer comme réglé le problème de l’unité.
Depuis plus d’un siècle, tous les observateurs clairvoyants ont noté que la technique moderne tendait d’elle-même vers l’unité du monde. Cela fut évident dès la première guerre civile européenne en 1848. La doctrine marxiste se nourrit de ce constat. Or, il ne s’agit pas là d’une observation spécifiquement marxiste. Nous pourrions aussi invoquer Donoso Cortés, qui fit une expérience semblable. Son discours du 4 janvier 1849 livre une description de cette énorme machine de puissance qui, sans égard pour le Bien ou le Mal, renforce irrésistiblement le pouvoir de ceux qui la détiennent. Donoso dresse l’image d’un Léviathan vorace, auquel la technique donne mille nouveaux yeux, mains et oreilles, démultipliant par là sa puissance au point de rendre absurde toute tentative de contrôle ou de contrepoids 12.
Les penseurs et observateurs de 1848 furent sous l’emprise du chemin de fer, du navire à vapeur et du télégraphe. Ils firent face à une technique encore prise dans les câbles électriques et les chemins de fer qui semble primitive et médiocre à tout enfant de notre temps. Que représente la technique de 1848 en comparaison des possibilités offertes aujourd’hui par l’aéronautique, les ondes électriques et l’énergie atomique ? Pour le technicien, la terre est davantage unitaire aujourd’hui qu’en 1848, dans l’exacte mesure où la rapidité des moyens de communication et de transport s’est accrue en même temps que la puissance des moyens de destruction a augmenté. La taille de la Terre a ainsi diminué dans les mêmes proportions. La planète se rétrécit et, pour le technocrate, la réalisation de l’unité du monde apparait comme une bagatelle à laquelle ne s’opposent plus que quelques réactionnaires attardés.
Pour des millions d’individus de nos jours, c’est une évidence absolue. Or, plus qu’une simple évidence, il s’agit en même temps du noyau d’une certaine vision du monde et donc d’une certaine idée de l’unité mondiale, une foi et un mythe au sens véritable. En l’occurrence, cette pseudo-religion ne touche pas que les grandes masses des pays industrialisés. Les classes dirigeantes qui décident de la politique mondiale sont elles aussi hantées par cette vision d’une unité techno-industrielle du monde. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’importante doctrine énoncée en 1932 par Henry L. Stimson, alors secrétaire d’État des États-Unis d’Amérique. Il en a exposé le fondement lors d’un discours du 11 juin 1941 dont l’argumentation contient une véritable profession de foi. Pour lui, la terre n’est pas devenue plus vaste, aujourd’hui, qu’en 1861, lorsque la guerre de Sécession a éclaté. Dès cette époque, les États-Unis d’Amérique furent trop petits pour contenir l’affrontement entre les États du Nord et du Sud. La terre, assurait Stimson en 1941, est désormais trop petite pour faire place à deux systèmes opposés 13.
Attardons-nous un instant sur cette déclaration du célèbre auteur de la doctrine Stimson. Elle importe non seulement sur le plan pratique, en tant qu’expression de la conviction d’un politicien de haut rang de la première puissance mondiale. Elle est également surprenante d’un point de vue philosophique et métaphysique. Bien entendu, ne se considérant ni philosophique ni métaphysique, sa prétention est sans doute purement positive et pragmatique. C’est justement cela qui la rend d’autant plus philosophique. En ignorant la lourde charge métaphysique de son propos, un politicien américain renommé opte pour l’unité politique du monde tandis que le pluralisme philosophique semblait, jusqu’à encore récemment, déterminer la vision du monde propre à l’Amérique du Nord. En effet, le pragmatisme, y compris la philosophie des penseurs typiquement américains comme William James, se voulait ouvertement pluraliste. Il rejetait l’archaïsme propre à l’idée d’une unité mondiale, en considérant la multiplicité des visions du monde, des vérités et des loyautés comme la véritable philosophie de la modernité 14. En l’espace de trente ans, c’est-à-dire en une seule génération humaine, le pays le plus riche du monde, doté de la première capacité militaire de la planète, est passé du pluralisme à l’unité.
Ainsi l’unité mondiale semble-t-elle la chose la plus évidente.

II
Loin de fournir l’image d’une unité, la réalité politique nous offre une dualité inquiétante. Deux partenaires géants s’opposent : c’est l’affrontement entre l’Ouest et l’Est, l’antithèse du capitalisme et du communisme, y compris la contradiction des systèmes économiques et des idéologies ainsi que des classes et des groupes dominants totalement hétérogènes.
Si l’unité est bonne en soi, la dualité relève d’un mal dangereux. Binarius numerus infamis, dit Thomas d’Aquin 15. La dualité présente dans le monde actuel est intrinsèquement mauvaise et dangereuse. Cette tension est ressentie par tout un chacun comme un état insupportable, une étape transitoire instable. Par sa logique même, l’insoutenabilité de cette tension dualiste oblige à prendre une décision. Il est possible cependant que la tension persiste bien plus longtemps que ce que ne s’y attendent la plupart des hommes. Les événements historiques ne battent pas au même rythme que les nerfs des individus et la politique mondiale ne tient guère compte du besoin de bonheur individuel. Néanmoins nous ne pouvons échapper à la question de savoir comment la tension dualiste est susceptible d’être résolue.
En ce qui concerne la tendance favorable à l’unité techno-industrielle du monde, la dualité actuelle n’est qu’une transition vers l’unité, une sorte de phase finale du grand combat pour l’unité mondiale. Celui qui en sortirait vivant deviendrait le seul maître du monde à venir. Il est évident que ce vainqueur imposerait l’unité mondiale selon son propre point de vue et conformément à ses idées. Ses élites représenteraient le prototype de l’homme nouveau, planifiant et organisant selon leurs idées et objectifs politiques, économiques ainsi que moraux. Quiconque croit à l’unité techno-industrielle du monde, qui va de soi dès à présent, doit garder à l’esprit cette conséquence et se représenter clairement l’image d’un monde sous la coupe d’un maître unique 16.
Or, l’unité globale et définitive qui résulterait d’une victoire totale de l’un sur l’autre n’est nullement la seule option envisageable pour mettre fin à la tension dualiste présente. En effet, le monde actuel ne se limite pas au dilemme posé par l’affrontement entre l’Ouest et l’Est. La logique alternative de la dualité actuelle du monde est bien trop étroite pour accueillir toute l’humanité. Pris ensemble, les deux camps ennemis de l’Ouest et de l’Est sont loin de représenter l’humanité dans son ensemble. Nous venons de citer la déclaration du secrétaire d’État américain Henry Stimson, qui affirmait en 1941 que la Terre entière n’est aujourd’hui pas plus grande que ne l’étaient les États-Unis d’Amérique au début de la guerre de Sécession, en 1861. Il y a quelques années déjà, on a rétorqué que la terre entière sera toujours plus vaste que les États-Unis d’Amérique 17. Elle sera, a fortiori, toujours plus grande que l’Est communiste actuel et que les deux blocs réunis. Aussi petite qu’elle soit devenue, la terre excédera toujours la somme des points de vue et horizons qui forment l’alternative du dualisme actuel du monde. En d’autres termes, il y a toujours un troisième facteur, voire sans doute plusieurs facteurs tiers.
Il n’est pas question ici d’examiner les nombreuses possibilités décisives d’un point de vue pratique. Cela entrainerait une discussion politique sur la place et l’importance de la Chine, de l’Inde ou encore de l’Europe, du Commonwealth britannique, du monde hispano-lusitanien, du bloc arabe voire d’autres éléments inattendus qui préfigurent une pluralité de grands espaces. Dès qu’une troisième puissance apparaît, la voie est tracée vers une multiplicité de forces tierces, irréductible à ce chiffre simple. C’est là que se manifeste la dialectique de tout pouvoir humain qui, loin d’être illimité, favorise malgré lui les forces même qui, tôt ou tard, lui imposeront une limite. Chacun des deux adversaires du dualisme primitif du monde a intérêt à attirer les autres à ses côtés, en protégeant et promouvant les plus faibles au détriment de l’adversaire. Ces derniers sont, à leur tour, susceptibles de se retourner contre les premiers. Là encore, il est dans la nature des multiples porteurs de cette troisième force d’exploiter à leur profit les antagonismes des deux grands partenaires, ce qui leur permet de se maintenir en l’absence d’une puissance propre.
Il ne s’agit pas ici de neutralité ou de neutralisme. Il est trompeur de confondre le problème de la troisième force avec celui de la neutralité même si les deux se recoupent par moments. Loin de désigner une simple triade numérique, la possibilité d’une troisième force pointe vers la multiplicité, l’émergence d’un pluralisme véritable 18. Cela offre du même coup la possibilité d’un équilibre des forces et des grands espaces, susceptible d’établir un nouveau droit international de dimensions inédites. Celui-ci présenterait tout de même quelques analogies avec le droit international européen des XVIIIe et XIXe siècles, fondé sur un équilibre de plusieurs puissances qui en déterminait la structure. Le Jus Publicum Europaeum contenait lui aussi une unité du monde. Si elle fut européocentrique, elle n’était pas pour autant la source du pouvoir central d’un maître unique du monde. Sa structure pluraliste permit la coexistence de plusieurs entités politiques susceptibles de se considérer mutuellement non comme criminels, mais comme porteurs d’ordres autonomes.
Ainsi, la dualité antagoniste du monde peut se résoudre en une triplicité ou multiplicité autant qu’en une unité définitive. Les nombres impairs – trois, cinq, etc. – ont l’avantage de tendre plus facilement à l’équilibre que les nombres pairs. Aussi sont-ils plus propices à la paix. Il est tout à fait imaginable que la dualité présente se rapproche davantage d’une telle multiplicité que de l’unité définitive, auquel cas la plupart des conclusions du one world s’avèrent bien trop hâtives.

III
La tension inhérente à la dualité suppose, dialectiquement, une affinité élective et donc une unité. Le rideau de fer n’aurait aucun sens et personne ne se serait donné la peine de le mettre en place s’il ne servait qu’à séparer des espaces sans relation interne. Selon l’interprétation donnée par Rudolf Kaßner (Merkur, avril 1951), le rideau de fer signifie la séparation de l’existence et de la non-existence, de l’existence et de l’idée 19. Mais cette interprétation présuppose que la séparation s’effectue, au niveau horizontal et politique, dans le cadre d’une idéologie commune. Ce point commun réside dans la conception du monde et de l’histoire propre aux deux partenaires du dualisme mondial. La lutte mondiale entre le catholicisme et le protestantisme, entre le jésuitisme et le calvinisme aux XVIe et XVIIe siècles présupposaient l’affinité avec le christianisme qui a ainsi ajouté à la brutalité de l’affrontement. De même, notre dualité repose sur une seule et même auto-interprétation historico–philosophique 20.
Notre diagnostic du monde actuel serait incomplet s’il ne tenait compte de l’auto-interprétation historique des partenaires du dualisme du monde. C’est là que réside l’unité qui, dialectiquement, permet leur dualité. Plus que toute autre variable, l’auto-interprétation est aujourd’hui partie intégrante de la situation mondiale. Compte tenu du problème de l’unité mondiale, tout acteur de l’histoire est obligé de dresser un diagnostic et un pronostic, qui s’élève au-dessus des faits bruts. Même le plus sobre des calculateurs politiques interprète en un sens historico-philosophique les informations statistiques reçues. Tous les planificateurs de nos jours qui tentent de rallier les masses sont d’une manière ou d’une autre des praticiens de la philosophie de l’histoire. La question de l’unité de la terre et du dualisme mondial devient ainsi un problème d’interprétation historico-philosophique du monde.
De tout temps, les hommes furent déterminés par des croyances religieuses, morales ou scientifiques, qui impliquaient aussi une certaine conception du cours de l’histoire. Toutefois, l’ère de la planification est en même temps celle de la philosophie de l’histoire en un sens tout particulier. Tout planificateur de nos jours qui veut rallier les masses doit leur fournir du même coup une philosophie de l’histoire solide. Elle constitue une composante de la planification tout à fait indispensable 21.
Cela s’applique de toute évidence à l’Est communiste contemporain. Son objectif déterminé vise l’unité de la terre ainsi que sa soumission au maître légitime du point de vue de l’histoire mondiale 22. Son idée d’unité repose sur la doctrine du matérialisme dialectique qui fut érigée en credo collectiviste. Pièce maîtresse du marxisme, le matérialisme dialectique relève de la philosophie de l’histoire d’une façon spécifique voire exclusive. Il conserve la structure de la philosophie de Hegel, le seul système historico-philosophique qui a été édifié au cours de l’histoire mondiale jusqu’à présent. Or, cette philosophie hégélienne paraît idéaliste ; elle conçoit la fin de l’humanité comme unité du retour à soi de l’esprit et comme idée absolue plutôt que comme unité matérielle d’une terre électrifiée. Pourtant, son noyau méthodologique qui réside dans le mouvement dialectique de l’histoire universelle peut aussi être mis au service d’une conception matérialiste du monde. L’opposition entre matérialisme et idéalisme devient insignifiante dès lors que toute matière devient rayonnement et que tout rayonnement devient matière.
La supériorité des nombreux plans de l’Est, au premier rang desquels le mythique Piatiletka (premier Plan Quinquennal de 1928), sur d’autres spécimens du même genre, tient au fait qu’ils s’articulent à un mouvement dialectique censé aboutir à l’unité du monde 23. S’il n’est question ni d’ontologie ni de philosophie morale, c’est qu’il s’agit de prétendre à la connaissance juste du développement historique qui est le nôtre. Le marxisme et avec lui tout le credo officiel de l’Est communiste relève de la philosophie de l’histoire à son plus haut degré. C’est là que réside son pouvoir de fascination, qui contraint également son adversaire à repenser sa propre situation historique et sa conception de l’histoire dès lors qu’il est confronté à son ennemi mortel. À l’Est, le lien est palpable entre unité mondiale et philosophie concrète de l’histoire.
Quelle est la réponse de l’Ouest, sous l’égide des États-Unis d’Amérique, à cette philosophie de l’histoire ? Il ne dispose en aucun cas d’une vision du monde aussi close et monolithique. Le philosophe de l’histoire le plus connu, à l’Ouest, est sans doute Arnold Toynbee, le conseiller scientifique agréé par les Nations unies 24. Bien entendu, sa théorie n’est pas un credo officiel, mais sa conception et peut-être plus encore son attitude sont largement symptomatiques de l’auto-interprétation historique des élites et classes dirigeantes de l’Occident anglo-saxon. Ce fait mérite de s’y attarder, compte tenu de l’importance que revêt la conception historique des groupes dirigeants.
Et quelle est la conception de l’histoire qui se dégage de l’œuvre du célèbre historien anglais ? Inutile de répéter ici le contenu de travaux maintes fois exposé. Retenons que, selon Toynbee, un certain nombre de hautes cultures (civilisations) naissent, grandissent, déclinent et disparaissent. Notre civilisation actuelle pourrait se consoler à l’idée d’un possible renouveau chrétien ainsi qu’à l’égard du temps qu’il nous reste, compte tenu l’immensité des intervalles temporelles qui caractérisent l’histoire chez Toynbee. C’est un piètre réconfort, qui, de plus, n’a rien d’une vision spécifiquement chrétienne de l’histoire. Si nous ajoutons que nombre d’érudits anglo-saxons considèrent l’accroissement rapide de la population du monde oriental comme la véritable cause de la guerre, et préconisent le contrôle des naissances comme remède exclusif, alors l’auto-interprétation historique propre à l’Occident apparaît bien faible et impuissante. En définitive, il serait regrettable que le dualisme du monde actuel ne cache rien d’autre que l’opposition entre birth-control et animus procreandi, de sorte que tout nouveau-né serait aussitôt envisagé comme un agresseur tout en étant incorporé dans le système moderne de criminalisation.
En se référant à « l’opposition entre birth control et animus procreandi », Carl Schmitt met au jour l’un des clivages idéologiques majeurs de la guerre froide : la polarisation entre le néo-malthusianisme américain et l’antimalthusianisme soviétique. Dès 1947, cette opposition s’exprime au sein de la Commission de la population des Nations Unies, où les États-Unis défendent le contrôle des naissances face à une résistance soviétique mobilisant la critique marxienne de Malthus 25. Dans le Glossarium, Schmitt vise explicitement le « malthusianisme » incarné par Julian Huxley, alors directeur de l’UNESCO : « L’humanité a besoin de la bombe atomique pour stopper […] la surpopulation insensée des régions sous-développées ». 26 Il y dénonce les politiques de contrôle démographique comme l’expression d’une politique de puissance dissimulée sous les dehors de l’universalisme libéral. Dès 1941, dans Völkerrechtliche Großraumordnung, il s’attaque à la Société des Nations et à la première conférence mondiale sur la population (Genève, 1927), anticipant avec méfiance l’émergence d’un gouvernement mondial — projet que préfigurera plus tard la proposition du biologiste malthusien John Holdren en faveur d’une « super-agence pour la population, l’environnement et les ressources » 27. Cependant, le rejet schmittien de l’universalisme libéral repose lui-même sur une souche malthusienne plus souterraine : celle de la pensée du Lebensraum, élaborée par Friedrich Ratzel et reprise par Karl Haushofer pour justifier l’expansion territoriale allemande après 1918. Schmitt conçoit la planète comme un espace fini, théâtre d’un « combat pour la nourriture et la subsistance » (Malthus) 28, et défend un « droit démographique », entendu comme droit des peuples à la terre. Cette logique structure l’idéologie des Großräume, dont le modèle nazi s’appuie explicitement sur les travaux de géographes comme Albrecht Penck et Alois Fischer, qui calculent la « capacité de charge du Lebensraum » des territoires de l’Est européen, jugés sous-peuplés 29. Ces savoirs ont nourri la Raumforschung impérialiste, aboutissant à la conquête nazie de l’Europe orientale, théoriquement soutenue par la doctrine géopolitique de Schmitt.
L’intention de mon propos n’est en aucun cas de vexer les admirateurs de Toynbee ou de Julian Huxley 30. Je suis bien sûr au fait des critiques et mises en garde exprimées par d’éminents auteurs anglo-saxons à l’égard de l’idéologie du progrès. Mais tout cela ne change rien aux contours idéologiques d’ensemble de l’Occident dont le cœur, à supposer qu’il ait conservé quelque force historique, relève toujours d’une philosophie de l’histoire, à savoir celle de Saint-Simon. Elle présuppose le progrès industriel de l’humanité planifiée et connait de nombreuses variations et vulgarisations d’Auguste Comte à Herbert Spencer, jusqu’aux écrivains devenus quelque peu plus sceptiques aujourd’hui.
Les grandes masses de l’Occident industrialisé, et notamment des États-Unis d’Amérique, ont une philosophie de l’histoire infiniment simple. Sous une forme grossière, elles perpétuent la foi dix-neuvièmiste dans le progrès, sans préoccupation aucune pour les subtilités des Anglais cultivés. En conséquence de leur adhésion à une religion de la technicité, tout progrès de la technique apparaît aux masses comme un perfectionnement de l’homme lui-même, comme un nouveau pas vers le paradis terrestre du one world 31. Leur credo évolutionniste trace une courbe ascendante et linéaire de l’humanité. Il n’est pas possible de soulever la périlleuse question de savoir qui sont les détenteurs du pouvoir immense sur les autres hommes que le développement des moyens techniques confère.
La répulsion viscérale de Schmitt pour l’universalisme technologique promu par le libéralisme résonne de façon singulière avec le présent. Comme le montre Arnaud Orain, l’âge de l’intégration économique mondiale s’efface avec le retour du protectionnisme et une ligne de fracture apparaît en parallèle entre des puissances résolues à nier la contrainte climatique et d’autres qui tentent de l’intégrer. L’utopie de l’unité du monde est donc à nouveau remise en question par la guerre commerciale et climatique. La rareté est de retour — cette fois moins liée à la démographie qu’aux ressources et à la frontière technologique. Pour Schmitt, seul un pluriversum organisé par des blocs civilisationnels en compétition pour la terre et la mer était envisageable pour transcender les impasses de l’universalisme. Mais entre l’unité impossible et la pluralité des empires guerriers, d’autres formules restent évidemment possibles pour nouer le lien entre l’existence d’un monde commun unique et les différentes dynamiques politiques dont il est le théâtre.
On reconnaît ici la foi aussi ancienne qu’inaltérée dans le progrès et la perfectibilité illimitée mais qui a, depuis, été exacerbée par la technique moderne. Elle est née au temps des Lumières au XVIIIe siècle. Autrefois, elle n’était encore que la conviction philosophique de quelques dirigeants et élites. Au XIXe siècle, elle devint le credo occidental du positivisme et du scientisme. Ses premiers prophètes furent Saint-Simon et Auguste Comte, son missionnaire le plus couronné de succès dans le monde anglo-saxon Herbert Spencer. Au XXe siècle, l’intelligentsia est désormais happée par le doute quant à l’unité même du progrès technique, moral ou autre. Les intellectuels furent paralysés face au constat que l’essor de la puissance des hommes, grâce aux nouveaux moyens techniques, ne s’est accompagnée d’aucune amélioration morale. Il y a là prise de conscience d’un décalage entre progrès technique et progrès moral. Goethe l’a exprimé très simplement dans la phrase suivante : Rien n’est plus destructeur pour l’homme qu’un accroissement de sa puissance qui ne soit pas accompagné d’un accroissement de sa bonté.
Les masses ne sont pas saisies par ce doute. Il est même probable qu’elles considèrent le morcellement de la notion de progrès comme une simple élucubration sophistique d’une intelligentsia décadente. Elles s’en tiennent à leur idéal d’un monde technicisé. Cet idéal d’unité mondiale est identique à celui proclamé par Lénine en référence à l’unité d’une terre électrifiée. En l’occurrence, la foi orientale et la foi occidentale convergent. Toutes deux prétendent à l’humanité vraie, à la démocratie véritable. Les deux puisent du reste à la même source : la philosophie de l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles. L’unité qui sous-tend la dualité apparaît ici en toute clarté.
Schmitt omet le premier terme de la maxime proverbiale de Lénine : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays ». Cette formule figure dans le discours Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du Parti, prononcé lors de la conférence de la province de Moscou du PC(b)R, le 21 novembre 1920. En ligne ici
De nos jours, l’Ouest et l’Est sont séparés par un rideau de fer. Mais les ondes et les corpuscules d’une philosophie de l’histoire qui leur est commune passent au travers. Ils formant l’unité insaisissable qui permet dialectiquement la dualité du monde présent. Les ennemis se rejoignent en ce qui concerne l’auto-interprétation historique de leurs situations respectives.

IV
Faut-il déduire de cette philosophie de l’histoire commune, qui traverse imperceptiblement le rideau de fer, que le dualisme actuel se rapproche davantage de l’unité définitive du monde que d’une multiplicité nouvelle ?
S’il n’existait pour nous aujourd’hui aucune autre vision historique que le programme philosophique de ces deux derniers siècles, la question de l’unité mondiale serait en effet tranchée depuis longtemps. La dualité de la situation actuelle ne pourrait alors être rien d’autre que le point de passage vers l’unité planétaire de la pure technicité. Assimilée par les grandes masses comme une sorte de paradis terrestre, l’unité en question fait frissonner aujourd’hui certains intellectuels anglo-saxons. Ils présagent le morcellement déjà évoqué du concept de progrès, à défaut de le découvrir, ainsi que l’écart entre progrès technique et moral. Tout un chacun constate que le progrès moral emprunte d’autres voies que le progrès technique, aussi bien chez les détenteurs du pouvoir qui planifient au moyen de la science moderne que chez les élites et les masses qui aspirent impatiemment à récolter les nombreux fruits de la planification. Il y a plus de cent ans, l’unité planétaire issue d’une telle humanité organisée était déjà vécue comme un cauchemar. Depuis lors, le cauchemar s’est aggravé dans l’exacte mesure où les moyens techniques du pouvoir humain se sont accrus. Cela complexifie encore la question que nous venons de soulever. Réitérons-la : faut-il déduire que l’unité de la conception historico-philosophique entraîne la réalisation imminente de l’unité politique du monde ? La dualité actuelle n’est-elle donc, par conséquent, que le dernier stade qui précède l’unité ?
Je ne le crois pas, car je ne crois pas vraie cette vision historico-philosophique du monde. Nous faisons le constat qu’Est et Ouest sont tous deux déterminés par une philosophie de l’histoire. Les classes dirigeantes, les planificateurs ainsi que les masses aspirent à être du côté de l’histoire à venir. Il nous faut préciser que l’expression « philosophie de l’histoire » a ici un sens extrêmement concis et spécifique. Cela mérite d’être mis au clair.
En un sens vague et général, on peut désigner par « philosophie de l’histoire » toute conception générale de l’histoire, toute vision historique, toute grande interprétation du passé ou toute grande espérance en un avenir. En ce sens imprécis, la conception païenne du métabolisme éternel des éléments et du retour cyclique de toute chose relèverait tout autant de la philosophie de l’histoire. On pourrait également la retrouver au cœur de la vision religieuse de l’histoire, en l’occurrence du judaïsme ou du christianisme fondés sur l’attente du Messie pour l’un et sur le retour triomphant du Christ pour l’autre. Ce serait neutraliser les concepts, et ainsi procéder à une grave confusion et, in fine, une falsification.
La philosophie de l’histoire que nous avons identifiée comme le fondement commun de la dualité présente du monde, est une composante de toute planification humaine, à savoir que celle-ci repose sur une interprétation proprement philosophique de l’histoire. Au sens tout à fait concret que le mot philosophie a reçu des Lumières au XVIIIe siècle. Elle devient concrète dans la contestation menée par une certaine classe intellectuelle contre les prétentions au pouvoir des autres élites. Cette philosophie revendique le monopole de l’intelligence et de la scientificité. Dans l’expression « philosophie de l’histoire », l’accent est placé sur la philosophie, qui est ainsi renvoyée à l’une de ses manifestations historiquement et sociologiquement déterminée. Elle ne répond qu’à ses problématiques propres, tout en rejetant les autres comme non philosophiques, non scientifiques, archaïques et caduques. En l’occurrence, la philosophie de l’histoire signifie non seulement l’opposition à toute forme de théologie de l’histoire mais aussi à toute vision historique échappant à son monopole de scientificité.
En ce sens, Voltaire fut le premier philosophe de l’histoire 32. Sa philosophie de l’histoire rendit obsolète la théologie de l’histoire de Bossuet. La Révolution française marqua le début de l’effectivité de la philosophie de l’histoire entendue en un sens spécifiquement philosophique. Le droit est dès lors ce qui contribue au progrès, le crime ce qui l’entrave. La philosophie de l’histoire se fait force historique. Celui qui se conforme à son jugement est glorifié, tandis que ceux qui sont laissés sur le bas-côté sont criminalisés. Elle stimule l’audace pour réaliser la planification mondiale. Or il s’avère assez vite que ce ne sont point les philosophes qui planifient, mais les planificateurs qui ont recours à l’intelligentsia et la science. Quant à la philosophie hégélienne de l’histoire, l’Est, tout particulièrement, l’a fait sienne, de la même manière qu’il s’est emparé de la bombe atomique ou d’autres produits issus de l’intelligence occidentale, afin de réaliser l’unité mondiale conformément à ses plans.
Mais de même que la terre déborde les limites du dilemme imposé par la problématique dualiste, de même l’histoire excède toute philosophie de l’histoire. C’est pourquoi je considère la dualité actuelle du monde non comme une étape préalable à son unité mais comme le passage vers une multiplicité nouvelle.
L’article L’Unité du monde. Carl Schmitt inédit est apparu en premier sur Le Grand Continent.
21.03.2025 à 20:11
Notes pour une armée nouvelle
Alors que le nouveau président américain plonge les Européens dans un isolement plus brutal encore qu’anticipé, et que les menaces contre leurs intérêts se multiplient, l’idée de devoir se défendre seuls face à un monde hostile semble générer une anxiété profonde dans les sociétés européennes : selon les données du dernier sondage Eurobazooka du Grand Continent, une majorité d’entre eux (55 %) pense que le risque d’un conflit armé sur le territoire de l’Union dans les prochaines années est élevé ; 70 % estiment que l’Union ne doit compter que sur ses propres forces pour assurer sa sécurité et sa défense ; et les Européens ont plus confiance en une armée commune européenne (60 %) qu’en leur armée nationale (19 %) ou une alliance de type OTAN pour assurer la sécurité de leurs pays.
Pourtant, comme le rappellent de nombreux chefs d’État, le continent dispose de tous les attributs nécessaires pour devenir un acteur militaire de premier plan : économie importante et diversifiée, population nombreuse, maîtrise des technologies avancées. Aucun obstacle insurmontable ne s’oppose à ce que l’Europe mette sur pied des armées capables de tenir tête à la Russie. De fait, les besoins pour y parvenir sont quantifiables, les leviers d’action clairement identifiés et leur coût n’a rien de prohibitif.
Comment se fait-il, alors, que les pays européens aient tant de mal à générer une puissance militaire capable de les défendre de façon autonome et de tenir leur rang sur la scène internationale ? Trois décennies de dividendes de la paix, avec leurs réductions budgétaires et capacitaires, y sont certainement pour quelque chose 1. Mais sous ces explications habituelles se cache un mal plus profond, qui tient à l’évolution interne des appareils de défense.
Ayant perdu leur principale raison d’être sous des gouvernements de « fin de l’histoire », qui ne concevaient plus l’emploi de la force comme un outil légitime d’action publique, les armées sont entrées dans un blocage intellectuel et sociologique profond.
Délivrées de l’obligation de produire des résultats et privées des outils nécessaires pour y parvenir, leur action s’est progressivement vidée de son sens.
Cherchant à justifier des formats d’armées issus des réformes successives, la pensée militaire se transforme en exercice théorique stérile et déconnecté du réel.
En parallèle, en se professionnalisant pour nombre d’entre elles, les armées se coupent des contacts avec la société civile et des échanges de compétences et d’idées qu’ils permettaient. Le résultat de ces dynamiques est une perte de cohérence d’ensemble des institutions militaires qui se trouvent inopérantes, tant pour la défense territoriale du continent que dans les missions expéditionnaires.
Pour éviter une humiliation militaire majeure des Européens, qui révèlerait aux yeux du monde notre vulnérabilité réelle, une révolution culturelle des affaires militaires en Europe est donc indispensable.
Plus que des augmentations budgétaires et capacitaires, c’est une réforme profonde de la façon de penser la défense qu’il faut faire advenir. Une telle remise en question est en fait la seule solution pour permettre une augmentation significative de l’efficacité militaire dans un cadre financier et temporel réaliste.
Cherchant à justifier des formats d’armées issus des réformes successives, la pensée militaire se transforme en exercice théorique stérile et déconnecté du réel.
R.-H. Berger
L’impasse politico-militaire
Au cours de la Guerre froide et pendant quelques années après, avec les engagements dans les Balkans, les armées d’Europe de l’Ouest avaient des missions concrètes, dans ou à proximité de leur territoire, dont les issues avaient des conséquences directes sur leurs populations. Puis les menaces sont devenues plus diffuses — terrorisme, insécurité — ou se sont éloignées des frontières, pour les menaces militaires conventionnelles. Comme dans les périodes historiques précédentes de paix longue, les forces armées européennes ont alors cherché à se trouver une utilité dans des interventions extérieures. Or elles se sont aussi montrées largement incapables de produire des résultats tangibles dans ces opérations. Ainsi, les armées occidentales sont graduellement tombées dans une situation où elles ne produisaient plus d’effets politiques, au sens clausewitzien, pour leurs gouvernements et leurs sociétés.
Avec des armées engagées dans des guerres toujours plus lointaines, souvent employées dans des coalitions internationales (ONU, OTAN, Union européenne) sous des mandats peu clairs ou extrêmement limitants et sans horizon temporel défini, la notion même de « résultat » a eu tendance à s’effacer de l’action militaire.
Aussi, manquant structurellement d’objectifs atteignables, ces missions, sans être de vraies défaites, ont-elles fréquemment abouti à des blocages sur le terrain, voire à des retraites honteuses comme en Afghanistan ou au Mali. Quand elles ne se sont pas soldées par des échecs tactiques, elles ont souvent été incapables de produire des situations stables sur le long terme (Libye, Syrie, Irak, Liban). Force est de constater que les francs succès politico-stratégiques se font rares ces dernières années pour les armées européennes…
Pour les militaires, cette inefficacité grandissante de l’action armée a souvent été, à juste titre, mise sur le compte du manque de moyens. Mais elle produit aussi un cercle vicieux dans lequel les missions confiées aux forces armées sont choisies en fonction de ce que l’on pense pouvoir se permettre avec les moyens disponibles. Face aux faibles résultats obtenus pour leurs sociétés, le niveau d’ambition en termes militaires diminue en conséquence. De même, les faibles bénéfices attendus ne justifiant pas des sacrifices importants, l’effort est mis sur la limitation des pertes à tout prix plutôt que sur les résultats opérationnels contre l’ennemi, diminuant encore l’efficacité de l’action.
La décision de non-intervention en Syrie après la volte-face américaine est un parfait exemple de cette spirale négative pour les outils militaires.
Une révolution culturelle des affaires militaires en Europe est indispensable.
R.-H. Berger
En rétrospective, il apparaît combien les effets d’une telle intervention auraient été importants pour le continent : en mettant fin à la guerre civile dix ans plus tôt, les Européens auraient été en position de tempérer les velléités russes, turques et iraniennes, tout en empêchant l’essor de l’État islamique. Surtout, ils auraient donné à leurs opinions publiques l’impression d’agir sur la crise migratoire qui a tant attisé la polarisation politique divisant aujourd’hui nos sociétés. Ses armées auraient permis à l’Europe de se placer au centre du jeu régional. Or il a été jugé à l’époque, probablement à raison, qu’une telle intervention serait irréaliste. L’absence de ce qui, dans d’autres circonstances, aurait pu être une opération européenne d’ampleur a alors permis aux gouvernements successifs de poursuivre les coupes budgétaires et capacitaires pendant la décennie qui a suivi.
De sorte que les armées européennes, même les mieux dotées, se contentent aujourd’hui de missions à faible risque, avec peu ou pas d’opposition concrète, symétrique ou asymétrique, et sans attente de vrais effets sur le terrain (stabilisation, maintien de la paix, signalement stratégique, etc.). Détachées des contraintes opérationnelles et délivrées de l’obligation de produire une quelconque forme de résultat, elles se sont alors mises à dériver institutionnellement, produisant des forces de plus en plus déconnectées de tout cadre d’emploi réaliste. D’un problème purement matériel sur le principe, la dégradation des outils militaires s’est alors doublée d’un problème intellectuel et sociologique.
La perte de cohérence systémique des armées
Face à la baisse concomitante de leurs moyens et de leurs perspectives d’engagement réalistes, les armées européennes ont perdu à la fois la pression du résultat — imposant la cohérence — et les moyens d’atteindre cette cohérence.
Soumises par des réformes successives à des coupes budgétaires et capacitaires drastiques, les institutions ont tenté d’adapter leurs structures aux contraintes en les distordant à l’extrême. Pour justifier la pertinence de chaque nouveau modèle, elles ont eu recours à des hypothèses de plus en plus irréalistes sur leurs cadres d’emploi potentiels et sur leur façon de produire des effets sur le terrain. En parallèle, la raréfaction des engagements, en particulier en haute intensité contre des ennemis conventionnels, les a privées des retours qui auraient permis de forcer une remise à plat de leurs schémas.
Les armées européennes se sont donc mises à évoluer sur des bases de plus en plus théoriques et déconnectées de leurs capacités réelles.
Dans les exercices et les manœuvres — aux scénarios souvent choisis de façon arrangeante — sont répétées des doctrines et des procédures figées dans le temps et ne correspondant plus aux structures des armées. Beaucoup de capacités se trouvent vidées de leur sens, faute d’avoir été mises en œuvre en situation réelle depuis des décennies, et les moyens matériels de le faire n’étant de toute façon plus en dotation, ou pas en quantité suffisante.
Détachées des contraintes opérationnelles et délivrées de l’obligation de produire une quelconque forme de résultat, les armées se sont alors mises à dériver institutionnellement, produisant des forces de plus en plus déconnectées de tout cadre d’emploi réaliste.
R.-H. Berger
Les militaires répètent les gestes, mais leur finalité est perdue de vue. Cela complique toute réflexion doctrinale à leur sujet, notamment pour les questionner à la lumière des innovations technologiques.
Par ailleurs, la taille toujours plus réduite des armées et leur professionnalisation ont conduit à restreindre progressivement le vivier des personnes amenées à y servir. Naturellement centrées sur les segments les plus conservateurs des sociétés, l’endogamie des institutions militaires est allée croissante, conduisant à une déconnexion avec la société au sens large. Néfaste pour la résilience de la société civile et sa compréhension des enjeux militaires, cette situation l’est aussi pour l’adaptabilité et la flexibilité des armées. De fait, ces castes de soldats professionnels ont tendance à être particulièrement attachées à la préservation en l’état des formats d’armées traditionnels 2. La structure des armées est alors de moins en moins au service de leur mission de défense mais devient une fin en soi, à laquelle l’usage final doit s’adapter…
Enfin, leur utilité première tendant à disparaître, les armées ont aussi été de plus en plus utilisées comme des outils de politique économique.
La rentabilité financière et électorale des dépenses a pris le pas sur leur pertinence militaire. Dans le cadre des programmes d’armement qui privilégient le soutien aux acteurs nationaux plutôt que l’efficacité sur le terrain, on produit des cahiers des charges sur mesure, offrant de généreuses marges aux industriels dans de longues phases de développement. Pour les choix de création ou de suppression d’unités et la détermination de leur implantation géographique, le critère principal devient la satisfaction des élus locaux influents ou le soutien à des territoires en difficulté. Tous ces choix absurdes ont encore accentué la perte de cohérence des systèmes militaires en contribuant à la déconnexion des capacités matérielles ou humaines de leur usage guerrier.
C’est la combinaison de tous ces facteurs qui explique en grande partie pourquoi les armées européennes ont manqué plusieurs générations d’innovations technologiques et intellectuelles dans des secteurs clefs (dronisation terrestre et navale, nouveaux réseaux de communication, numérisation et IA, etc.). Dans ce domaine, la guerre en Ukraine a provoqué un réveil brutal du long endormissement de la pensée militaire occidentale, qui s’est montré de façon particulièrement sensible dans les missions de formation au profit des Ukrainiens, lorsque les vieilles doctrines ont rencontré les retours du front 3.
Beaucoup de capacités se trouvent vidées de leur sens, faute d’avoir été mises en œuvre en situation réelle depuis des décennies.
R.-H. Berger
Au-delà du phénomène d’armée de temps de paix, le résultat de vingt ans d’errance organisationnelle et doctrinale sont des modèles d’armées profondément incomplets mais surtout incohérents, ne pouvant répondre à aucun scénario de menace réaliste sans soutien américain : ni haute intensité par manque de masse, ni expéditionnaire par manque d’enabler et de portée logistique.
C’est la compréhension de cet état de fait — plus ou moins consciente, plus ou moins assumée — qui explique en grande partie les inquiétudes et les atermoiements des Européens quant à l’autonomisation de leur défense. Il ne s’agit pas simplement d’un changement quantitatif – investir plus pour remplacer les forces américaines – mais d’un changement qualitatif, ontologique, complet à tous les niveaux des appareils de défense : remplacer une matrice mentale et matérielle, un cadre de cohérence américain, dans lequel on avait pour habitude de s’insérer.
De ce point de vue, le cas français est symptomatique.
L’armée française se revendique complète et cohérente — une armée d’emploi. Pourtant, à y regarder de plus près, l’intervention au Mali, vécue comme le dernier grand succès en date, n’a été possible que grâce au soutien du strategic airlift américain 4. Pire encore, même en supposant une reconduction de ce soutien, une opération similaire ne pourrait probablement pas être reproduite à l’heure actuelle, faute de matériel en raison des cessions à l’Ukraine et de l’usure générale des parcs qui n’ont pas été remplacés par les livraisons lentes des véhicules Scorpion.
Quoi qu’il en soit, militaires et dirigeants politiques sont convaincus d’y avoir acquis une expérience opérationnelle inestimable, conférant à l’armée française une supériorité de fait sur toutes ses pairs en Europe. Pourtant, les résultats à long terme de cet engagement — expansion territoriale des groupes djihadistes et aliénation des populations locales — laissent dubitatif quant à la valeur réelle de cette expérience dans un scénario de contre-insurrection 5. Dans le cadre d’un engagement conventionnel en haute intensité, les leçons tirées des aventures africaines pourraient même s’avérer néfastes. Aussi l’armée française présente-t-elle aujourd’hui de nombreuses similitudes avec l’armée russe avant l’invasion — la masse en moins. Confiante dans son expérience acquise dans les petites guerres expéditionnaires — Syrie pour l’une, Sahel pour l’autre — elle risque d’être similairement surprise par les oppositions auxquelles elle pourra être confrontée.
La révolution inéluctable se profile à l’horizon
Or si les annonces de retrait américain se confirment, voire que l’hostilité de Washington vis-à-vis des Européens s’accentue, nos forces armées pourraient se trouver rapidement au pied du mur. Obligées de réagir à des défis directs contre les intérêts vitaux de leurs pays et du continent, elles se verraient sorties de force de cette profonde léthargie dans laquelle elles se sont coulées. En effet, les scénarios de menaces crédibles ne manquent pas, tant les intérêts européens sont mondialisés et faiblement défendus.
Que penser, par exemple, d’une tentative de coup de main par des « petits hommes verts » sur Tahiti, à l’image de la conquête rapide de la Crimée par la Russie en 2014 ?
Située à plusieurs milliers de kilomètres des territoires européens les plus proches, toute riposte nécessiterait un déploiement aéronaval d’ampleur dont la survie loin de ses bases dans un environnement saturé de menaces risquerait de s’avérer incertain.
Le résultat de vingt ans d’errance organisationnelle et doctrinale sont des modèles d’armées profondément incomplets mais surtout incohérents, ne pouvant répondre à aucun scénario de menace réaliste sans soutien américain.
R.-H. Berger
Les alliés australiens et néo-zélandais pourraient certainement fournir un appui, mais étant donné leur équipement principalement américain et leur alignement géopolitique sur Washington, leur aide pourrait nous être interdite si la Maison-Blanche ne donnait pas son aval (ou si elle était à l’origine de l’agression).
De même, comment la France et l’Europe réagiraient-elles face à une insurrection armée, financée par l’étranger, en Nouvelle-Calédonie ? Les germes en sont déjà présents, comme on l’a vu lors des récentes émeutes 6. En cas de perte et de désactivation rapide de l’aéroport en début de conflit, la reprise en main de la situation pourrait s’avérer très difficile.
La réponse doctrinalement orthodoxe à ces questions est que la dissuasion nucléaire française rendrait ce genre de scénarios impossibles.
Mais en est-on vraiment si sûr ? Ni la Russie à Koursk, ni le Royaume-Uni aux Malouines — deux cas d’invasion d’une puissance nucléaire par une armée étrangère — n’ont fait le choix d’utiliser l’arme nucléaire, jugeant le coût politique trop élevé. Si la Russie de Poutine n’a pas jugé bon de déclencher le feu nucléaire pour protéger son territoire métropolitain d’une armée clairement identifiée, pense-t-on vraiment qu’un président français le ferait pour un territoire ultra-marin dont la domination est vue par une grande partie de la planète comme de la colonisation, a fortiori si l’attribution de l’attaque n’était pas claire ?
Certains diront que ce type de scénarios ne concerne que les territoires lointains aux statuts douteux des anciennes puissances coloniales françaises et britanniques.
Pourtant, les récentes revendications américaines sur le Groenland ou les menaces russes contre le Svalbard ont montré que les cibles potentielles sont plus nombreuses et plus proches qu’on ne le pense. L’effet dissuasif d’une composante nucléaire française, élargie à l’Europe, serait alors probablement encore plus faible aux vues des complications politiques de sa mise en œuvre. Dans ce type de situation, rien ne remplacera une intervention conventionnelle.
Pour ce qui est des agressions plus proches de nos frontières, les capacités et les volumes nécessaires pour soutenir les pays baltes ont fait couler beaucoup d’encre 7.
La conclusion de ces analyses n’est guère positive — a fortiori sans les Américains.
Mais les vulnérabilités ne s’arrêtent pas là. Comment les pays européens soutiendraient-ils Chypre ou la Grèce en cas de reprise des hostilités avec la Turquie d’Erdogan ? Ou bien une tentative de déstabilisation armée de la Moldavie par les éléments russes en Transnistrie ?
Même l’envoi de forces de maintien de la paix en Ukraine semble déjà constituer un défi insurmontable pour les forces armées européennes. Ainsi, le volume initial suggéré par Zelensky de 200 000 militaires occidentaux déployés sur la ligne de front a diminué d’annonce en annonce. D’abord passé à 100 000 hommes, il est maintenant question de quelques dizaines de milliers, voire quelques milliers 8.
Concrètement, comment la France et l’Europe réagiraient-elles à une insurrection armée, financée par l’étranger, en Nouvelle-Calédonie ?
R.-H. Berger
Et encore, pour armer ce volume réduit sans dégarnir les forces de présence déjà en place ailleurs sur le front Est, il faudrait des efforts considérables 9. Pourtant, même s’il ne devait s’agir que d’une tripwire force, reposant sur l’effet dissuasif d’une entrée en guerre par les pays occidentaux, il faudrait, pour qu’elle soit efficace, avoir la capacité de mobiliser réellement des forces pour réagir à une rupture du cessez-le-feu.
Chacun de ces scénarios, pris isolément, mettrait les forces armées des pays concernés face à des défis inédits qu’elles ne sont pas taillées pour relever — sans parler d’une survenue simultanée de plusieurs de ces menaces…
Il existe donc la réelle possibilité d’une humiliation militaro-stratégique majeure des Européens à la face du monde : après notre nouveau « moment Munich » il y a quelques semaines, un nouveau « moment Tsushima » du XXIe siècle.
Comme au siècle dernier, un tel éclatement au grand jour des rapports de force réels engendrerait des répercussions profondes sur la scène internationale, conduisant de nombreux autres pays à saisir l’occasion pour régler leurs comptes à nos dépens. Dans une certaine mesure, cette dynamique est déjà en cours avec des opérations de « fait accompli » militaire, exécutées ou prévues par des pays désinhibés par le retrait occidental (reprise du Haut Karabakh, intervention érythréenne au Tigré, menaces contre le Guyana, etc.).
Après la sidération initiale, si les Européens — comme les Ukrainiens — tiennent le choc, ils réagiront par l’improvisation et l’adaptation. Mais leur dissuasion et leur position sur la scène internationale s’en trouveront grandement diminuées. De plus, comme en Ukraine, des pertes significatives et des destructions importantes risqueraient d’être encaissées avant le rebond. Pertes qui pourraient bien ne jamais être récupérées.
Le sursaut avant la rupture
Bien que formulée dans des termes moins alarmistes, la plupart des gouvernements européens semblent avoir pris conscience de la gravité de la situation.
Des mesures budgétaires inédites sont en train d’être prises et l’industrie de défense se mobilise. Or bien qu’il faille tout faire pour s’en approcher, il semble de plus en plus clair qu’une remontée en puissance sur les modèles anciens paraît peu réaliste.
En effet, l’état de la base industrielle européenne ne permettrait pas à l’heure actuelle de produire en masse des matériels militaires dans des délais raisonnables 10. Même si ces équipements étaient produits, en conservant les modèles d’armées actuels, il faudrait alors recruter et former les soldats professionnels pour les utiliser, et surtout les officiers pour les commander.
Enfin, il faudrait reconstituer les grandes formations militaires et leur laisser le temps de reprendre une préparation cohérente à tous les niveaux afin qu’elles puissent gagner en expérience 11. En somme, il faudrait reproduire un modèle du XXe siècle mais sans remettre en place les prérequis sociétaux qui le sous-tendaient, le tout dans un contexte budgétaire et politique particulièrement compliqué, et sous pression temporelle intense.
Il existe la possibilité réelle d’une humiliation militaro-stratégique majeure des Européens à la face du monde.
R.-H. Berger
Or on se trompe de problème en ne traitant la question que sous l’angle financier et capacitaire. L’objectif à atteindre n’est pas d’avoir des armées marginalement plus volumineuses mais toujours aussi incapables d’agir. Ce qu’il faut, c’est reconstruire un outil militaire opérationnel pour le XXIe siècle. Des armées bien moins dotées — surtout si on les compare à la somme des armées européennes — arrivent à produire des effets tangibles sur le terrain. Des pays de taille relativement petite (Finlande, Israël) parviennent ainsi à mettre sur pied des armées de temps de guerre plus nombreuses que bien des forces européennes, pour des budgets de défense relativement limités 12. D’autres, comme les forces armées azéries, parviennent à intégrer des technologies de pointe pour former un système de combat cohérent et efficace, dont bien des armées européennes seraient incapables avec des moyens significativement moins importants 13.
L’un des aspects majeurs qui rendent possibles ces performances est une large mobilisation de réservistes en temps de guerre et une coopération étroite entre les forces et la société civile au sens large.
Une telle implication de la population dans les affaires militaires facilite non seulement le recrutement et l’entraînement des réservistes en temps de paix, mais elle favorise aussi la circulation de compétences et de technologies entre les mondes civil et militaire, permettant de lutter contre la tendance naturelle des institutions militaires à l’insularisme et à la bureaucratie. Aussi est-il probablement nécessaire de revoir et d’adapter les schémas de ressources humaines des armées européennes pour générer plus de masse de bataille à moindre coût. De fait, le modèle d’armée de métier strict, tel qu’il est pratiqué dans de nombreux pays européens, n’a pas fait la preuve de son efficacité. En l’état, les armées n’attirent pas assez de soldats, et surtout pas les bons profils pour permettre de réelles synergies entre les institutions et le monde civil 14.
Un autre démultiplicateur de forces qui permet d’obtenir des résultats disproportionnés par rapport à l’investissement requis est l’intégration résolue des technologies de rupture et leur exploitation à leur plein potentiel.
Quoi qu’on pense de leur politique, les techno-entrepreneurs de défense de la Silicon Valley ont raison quand ils appellent à une révolution du processus de développement et d’acquisition du ministère américain de la Défense 15. Si cette réforme est nécessaire aux États-Unis, elle l’est encore plus en Europe, qui n’a ni le temps, ni les moyens de se constituer des forces conventionnelles suffisantes en suivant les anciens paradigmes.
Dans le choix des technologies, la clef est d’adopter une approche pragmatique, centrée sur la menace à affronter et les missions à exécuter : partir du bas, de ce qui marche sur le terrain, pour reconstruire le système d’ensemble, et non l’inverse.
Il est indispensable que les forces armées européennes entreprennent une révolution culturelle profonde dans leur façon de penser et d’exercer leur mission de défense.
R.-H. Berger
L’évolution des forces armées ukrainiennes depuis 2022 est le parfait exemple de cette dynamique : qu’il s’agisse des logiciels de command and control, construits à partir des retours vidéo des drones d’observation assemblés en petites cellules acquisition-feu 16, ou de la dronisation tous azimuts dans les trois domaines, qui est en train d’être formalisée en doctrine d’ensemble 17, l’innovation se fait de façon inductive. L’opportunité technologique précède et définit le besoin capacitaire et la structure organisationnelle. Or pour que cette adaptation évolutive soit possible, il est essentiel que les forces armées arrivent à se libérer de leur tendance naturelle à l’immobilisme et à la rigidité organisationnelle pour rester flexibles et ouvertes à l’absorption de nouvelles connaissances 18.
Pour s’attaquer au cœur du problème, il est enfin indispensable que les forces armées européennes entreprennent une révolution culturelle profonde dans leur façon de penser et d’exercer leur mission de défense. Il faut rompre avec les habitudes longuement établies et les réflexes rassurants, et se poser en interne les bonnes questions — en termes de matériels et de moyens mais aussi en termes doctrinaux et organisationnels. L’objectif recherché à tous les niveaux doit être de générer des capacités de combat efficaces et adaptées aux besoins, sans se laisser retarder par les contraintes institutionnelles auto-imposées et jamais questionnées.
Fruit d’années de réorganisation sans cohérence, les organigrammes et les budgets présentent des ressources en personnel et en financement qui ne génèrent pas de capacité réelle et peuvent donc être mobilisés pour libérer des marges de manœuvre. Contrats d’équipement de complaisance, unités aux capacités désuètes ou échantillonnaires, surcharge réglementaire, bureaucratique et administrative : les cibles de destruction créatrice sont nombreuses si on a le courage de les identifier comme telles. En les réévaluant selon les contraintes du champ de bataille moderne qu’elles vont devoir affronter, les armées peuvent augmenter leur capacité opérationnelle à dépenses et effectifs constants. Cependant, il faudra pour cela que les responsables se risquent à sacrifier quelques vaches sacrées à tous les niveaux hiérarchiques et dans toutes les branches.
La voie semble donc clairement tracée : investissement dans l’augmentation quantitative matérielle et humaine, certes, mais surtout mobilisation de la société civile, intégration volontariste des technologies de rupture et libération des tabous entravant la réflexion sur ce qui est possible en matière militaires.
Pour lancer ces transformations, il est d’abord indispensable qu’il y ait une volonté politique partagée par la population et que les armées elles-mêmes soient ouvertes au changement.
Sur ces deux points, malheureusement, les premiers signaux ne sont pas rassurants.
Malgré leur vocabulaire martial et leurs visées mobilisatrices, les prises de parole des chefs d’États européens font apparaître une grande réticence à l’idée de mener un combat actif pour défendre leurs intérêts 19. Le sentiment d’urgence ne s’est pas encore traduit par une volonté résolue de passer à l’action. De même, dans les armées, l’ambiance dans la plupart des pays semble plutôt à la captation des augmentations budgétaires pour « faire comme avant ». Là aussi, le cas de la France est symptomatique : l’analyse officielle des bouleversements en cours est qu’ils ne remettent pas en cause les orientations déjà engagées par les armées. Pas de game changers donc… 20 La disposition à remettre en cause les modèles existants semble souvent bien limitée. Pourtant il y a si peu à perdre et tout à gagner, tant le changement, s’il ne se fait pas de gré, se fera de force au prix de pertes amères.
L’article Notes pour une armée nouvelle est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (6256 mots)
Alors que le nouveau président américain plonge les Européens dans un isolement plus brutal encore qu’anticipé, et que les menaces contre leurs intérêts se multiplient, l’idée de devoir se défendre seuls face à un monde hostile semble générer une anxiété profonde dans les sociétés européennes : selon les données du dernier sondage Eurobazooka du Grand Continent, une majorité d’entre eux (55 %) pense que le risque d’un conflit armé sur le territoire de l’Union dans les prochaines années est élevé ; 70 % estiment que l’Union ne doit compter que sur ses propres forces pour assurer sa sécurité et sa défense ; et les Européens ont plus confiance en une armée commune européenne (60 %) qu’en leur armée nationale (19 %) ou une alliance de type OTAN pour assurer la sécurité de leurs pays.
Pourtant, comme le rappellent de nombreux chefs d’État, le continent dispose de tous les attributs nécessaires pour devenir un acteur militaire de premier plan : économie importante et diversifiée, population nombreuse, maîtrise des technologies avancées. Aucun obstacle insurmontable ne s’oppose à ce que l’Europe mette sur pied des armées capables de tenir tête à la Russie. De fait, les besoins pour y parvenir sont quantifiables, les leviers d’action clairement identifiés et leur coût n’a rien de prohibitif.
Comment se fait-il, alors, que les pays européens aient tant de mal à générer une puissance militaire capable de les défendre de façon autonome et de tenir leur rang sur la scène internationale ? Trois décennies de dividendes de la paix, avec leurs réductions budgétaires et capacitaires, y sont certainement pour quelque chose 1. Mais sous ces explications habituelles se cache un mal plus profond, qui tient à l’évolution interne des appareils de défense.
Ayant perdu leur principale raison d’être sous des gouvernements de « fin de l’histoire », qui ne concevaient plus l’emploi de la force comme un outil légitime d’action publique, les armées sont entrées dans un blocage intellectuel et sociologique profond.
Délivrées de l’obligation de produire des résultats et privées des outils nécessaires pour y parvenir, leur action s’est progressivement vidée de son sens.
Cherchant à justifier des formats d’armées issus des réformes successives, la pensée militaire se transforme en exercice théorique stérile et déconnecté du réel.
En parallèle, en se professionnalisant pour nombre d’entre elles, les armées se coupent des contacts avec la société civile et des échanges de compétences et d’idées qu’ils permettaient. Le résultat de ces dynamiques est une perte de cohérence d’ensemble des institutions militaires qui se trouvent inopérantes, tant pour la défense territoriale du continent que dans les missions expéditionnaires.
Pour éviter une humiliation militaire majeure des Européens, qui révèlerait aux yeux du monde notre vulnérabilité réelle, une révolution culturelle des affaires militaires en Europe est donc indispensable.
Plus que des augmentations budgétaires et capacitaires, c’est une réforme profonde de la façon de penser la défense qu’il faut faire advenir. Une telle remise en question est en fait la seule solution pour permettre une augmentation significative de l’efficacité militaire dans un cadre financier et temporel réaliste.
Cherchant à justifier des formats d’armées issus des réformes successives, la pensée militaire se transforme en exercice théorique stérile et déconnecté du réel.
R.-H. Berger
L’impasse politico-militaire
Au cours de la Guerre froide et pendant quelques années après, avec les engagements dans les Balkans, les armées d’Europe de l’Ouest avaient des missions concrètes, dans ou à proximité de leur territoire, dont les issues avaient des conséquences directes sur leurs populations. Puis les menaces sont devenues plus diffuses — terrorisme, insécurité — ou se sont éloignées des frontières, pour les menaces militaires conventionnelles. Comme dans les périodes historiques précédentes de paix longue, les forces armées européennes ont alors cherché à se trouver une utilité dans des interventions extérieures. Or elles se sont aussi montrées largement incapables de produire des résultats tangibles dans ces opérations. Ainsi, les armées occidentales sont graduellement tombées dans une situation où elles ne produisaient plus d’effets politiques, au sens clausewitzien, pour leurs gouvernements et leurs sociétés.
Avec des armées engagées dans des guerres toujours plus lointaines, souvent employées dans des coalitions internationales (ONU, OTAN, Union européenne) sous des mandats peu clairs ou extrêmement limitants et sans horizon temporel défini, la notion même de « résultat » a eu tendance à s’effacer de l’action militaire.
Aussi, manquant structurellement d’objectifs atteignables, ces missions, sans être de vraies défaites, ont-elles fréquemment abouti à des blocages sur le terrain, voire à des retraites honteuses comme en Afghanistan ou au Mali. Quand elles ne se sont pas soldées par des échecs tactiques, elles ont souvent été incapables de produire des situations stables sur le long terme (Libye, Syrie, Irak, Liban). Force est de constater que les francs succès politico-stratégiques se font rares ces dernières années pour les armées européennes…
Pour les militaires, cette inefficacité grandissante de l’action armée a souvent été, à juste titre, mise sur le compte du manque de moyens. Mais elle produit aussi un cercle vicieux dans lequel les missions confiées aux forces armées sont choisies en fonction de ce que l’on pense pouvoir se permettre avec les moyens disponibles. Face aux faibles résultats obtenus pour leurs sociétés, le niveau d’ambition en termes militaires diminue en conséquence. De même, les faibles bénéfices attendus ne justifiant pas des sacrifices importants, l’effort est mis sur la limitation des pertes à tout prix plutôt que sur les résultats opérationnels contre l’ennemi, diminuant encore l’efficacité de l’action.
La décision de non-intervention en Syrie après la volte-face américaine est un parfait exemple de cette spirale négative pour les outils militaires.
Une révolution culturelle des affaires militaires en Europe est indispensable.
R.-H. Berger
En rétrospective, il apparaît combien les effets d’une telle intervention auraient été importants pour le continent : en mettant fin à la guerre civile dix ans plus tôt, les Européens auraient été en position de tempérer les velléités russes, turques et iraniennes, tout en empêchant l’essor de l’État islamique. Surtout, ils auraient donné à leurs opinions publiques l’impression d’agir sur la crise migratoire qui a tant attisé la polarisation politique divisant aujourd’hui nos sociétés. Ses armées auraient permis à l’Europe de se placer au centre du jeu régional. Or il a été jugé à l’époque, probablement à raison, qu’une telle intervention serait irréaliste. L’absence de ce qui, dans d’autres circonstances, aurait pu être une opération européenne d’ampleur a alors permis aux gouvernements successifs de poursuivre les coupes budgétaires et capacitaires pendant la décennie qui a suivi.
De sorte que les armées européennes, même les mieux dotées, se contentent aujourd’hui de missions à faible risque, avec peu ou pas d’opposition concrète, symétrique ou asymétrique, et sans attente de vrais effets sur le terrain (stabilisation, maintien de la paix, signalement stratégique, etc.). Détachées des contraintes opérationnelles et délivrées de l’obligation de produire une quelconque forme de résultat, elles se sont alors mises à dériver institutionnellement, produisant des forces de plus en plus déconnectées de tout cadre d’emploi réaliste. D’un problème purement matériel sur le principe, la dégradation des outils militaires s’est alors doublée d’un problème intellectuel et sociologique.
La perte de cohérence systémique des armées
Face à la baisse concomitante de leurs moyens et de leurs perspectives d’engagement réalistes, les armées européennes ont perdu à la fois la pression du résultat — imposant la cohérence — et les moyens d’atteindre cette cohérence.
Soumises par des réformes successives à des coupes budgétaires et capacitaires drastiques, les institutions ont tenté d’adapter leurs structures aux contraintes en les distordant à l’extrême. Pour justifier la pertinence de chaque nouveau modèle, elles ont eu recours à des hypothèses de plus en plus irréalistes sur leurs cadres d’emploi potentiels et sur leur façon de produire des effets sur le terrain. En parallèle, la raréfaction des engagements, en particulier en haute intensité contre des ennemis conventionnels, les a privées des retours qui auraient permis de forcer une remise à plat de leurs schémas.
Les armées européennes se sont donc mises à évoluer sur des bases de plus en plus théoriques et déconnectées de leurs capacités réelles.
Dans les exercices et les manœuvres — aux scénarios souvent choisis de façon arrangeante — sont répétées des doctrines et des procédures figées dans le temps et ne correspondant plus aux structures des armées. Beaucoup de capacités se trouvent vidées de leur sens, faute d’avoir été mises en œuvre en situation réelle depuis des décennies, et les moyens matériels de le faire n’étant de toute façon plus en dotation, ou pas en quantité suffisante.
Détachées des contraintes opérationnelles et délivrées de l’obligation de produire une quelconque forme de résultat, les armées se sont alors mises à dériver institutionnellement, produisant des forces de plus en plus déconnectées de tout cadre d’emploi réaliste.
R.-H. Berger
Les militaires répètent les gestes, mais leur finalité est perdue de vue. Cela complique toute réflexion doctrinale à leur sujet, notamment pour les questionner à la lumière des innovations technologiques.
Par ailleurs, la taille toujours plus réduite des armées et leur professionnalisation ont conduit à restreindre progressivement le vivier des personnes amenées à y servir. Naturellement centrées sur les segments les plus conservateurs des sociétés, l’endogamie des institutions militaires est allée croissante, conduisant à une déconnexion avec la société au sens large. Néfaste pour la résilience de la société civile et sa compréhension des enjeux militaires, cette situation l’est aussi pour l’adaptabilité et la flexibilité des armées. De fait, ces castes de soldats professionnels ont tendance à être particulièrement attachées à la préservation en l’état des formats d’armées traditionnels 2. La structure des armées est alors de moins en moins au service de leur mission de défense mais devient une fin en soi, à laquelle l’usage final doit s’adapter…
Enfin, leur utilité première tendant à disparaître, les armées ont aussi été de plus en plus utilisées comme des outils de politique économique.
La rentabilité financière et électorale des dépenses a pris le pas sur leur pertinence militaire. Dans le cadre des programmes d’armement qui privilégient le soutien aux acteurs nationaux plutôt que l’efficacité sur le terrain, on produit des cahiers des charges sur mesure, offrant de généreuses marges aux industriels dans de longues phases de développement. Pour les choix de création ou de suppression d’unités et la détermination de leur implantation géographique, le critère principal devient la satisfaction des élus locaux influents ou le soutien à des territoires en difficulté. Tous ces choix absurdes ont encore accentué la perte de cohérence des systèmes militaires en contribuant à la déconnexion des capacités matérielles ou humaines de leur usage guerrier.
C’est la combinaison de tous ces facteurs qui explique en grande partie pourquoi les armées européennes ont manqué plusieurs générations d’innovations technologiques et intellectuelles dans des secteurs clefs (dronisation terrestre et navale, nouveaux réseaux de communication, numérisation et IA, etc.). Dans ce domaine, la guerre en Ukraine a provoqué un réveil brutal du long endormissement de la pensée militaire occidentale, qui s’est montré de façon particulièrement sensible dans les missions de formation au profit des Ukrainiens, lorsque les vieilles doctrines ont rencontré les retours du front 3.
Beaucoup de capacités se trouvent vidées de leur sens, faute d’avoir été mises en œuvre en situation réelle depuis des décennies.
R.-H. Berger
Au-delà du phénomène d’armée de temps de paix, le résultat de vingt ans d’errance organisationnelle et doctrinale sont des modèles d’armées profondément incomplets mais surtout incohérents, ne pouvant répondre à aucun scénario de menace réaliste sans soutien américain : ni haute intensité par manque de masse, ni expéditionnaire par manque d’enabler et de portée logistique.
C’est la compréhension de cet état de fait — plus ou moins consciente, plus ou moins assumée — qui explique en grande partie les inquiétudes et les atermoiements des Européens quant à l’autonomisation de leur défense. Il ne s’agit pas simplement d’un changement quantitatif – investir plus pour remplacer les forces américaines – mais d’un changement qualitatif, ontologique, complet à tous les niveaux des appareils de défense : remplacer une matrice mentale et matérielle, un cadre de cohérence américain, dans lequel on avait pour habitude de s’insérer.
De ce point de vue, le cas français est symptomatique.
L’armée française se revendique complète et cohérente — une armée d’emploi. Pourtant, à y regarder de plus près, l’intervention au Mali, vécue comme le dernier grand succès en date, n’a été possible que grâce au soutien du strategic airlift américain 4. Pire encore, même en supposant une reconduction de ce soutien, une opération similaire ne pourrait probablement pas être reproduite à l’heure actuelle, faute de matériel en raison des cessions à l’Ukraine et de l’usure générale des parcs qui n’ont pas été remplacés par les livraisons lentes des véhicules Scorpion.
Quoi qu’il en soit, militaires et dirigeants politiques sont convaincus d’y avoir acquis une expérience opérationnelle inestimable, conférant à l’armée française une supériorité de fait sur toutes ses pairs en Europe. Pourtant, les résultats à long terme de cet engagement — expansion territoriale des groupes djihadistes et aliénation des populations locales — laissent dubitatif quant à la valeur réelle de cette expérience dans un scénario de contre-insurrection 5. Dans le cadre d’un engagement conventionnel en haute intensité, les leçons tirées des aventures africaines pourraient même s’avérer néfastes. Aussi l’armée française présente-t-elle aujourd’hui de nombreuses similitudes avec l’armée russe avant l’invasion — la masse en moins. Confiante dans son expérience acquise dans les petites guerres expéditionnaires — Syrie pour l’une, Sahel pour l’autre — elle risque d’être similairement surprise par les oppositions auxquelles elle pourra être confrontée.
La révolution inéluctable se profile à l’horizon
Or si les annonces de retrait américain se confirment, voire que l’hostilité de Washington vis-à-vis des Européens s’accentue, nos forces armées pourraient se trouver rapidement au pied du mur. Obligées de réagir à des défis directs contre les intérêts vitaux de leurs pays et du continent, elles se verraient sorties de force de cette profonde léthargie dans laquelle elles se sont coulées. En effet, les scénarios de menaces crédibles ne manquent pas, tant les intérêts européens sont mondialisés et faiblement défendus.
Que penser, par exemple, d’une tentative de coup de main par des « petits hommes verts » sur Tahiti, à l’image de la conquête rapide de la Crimée par la Russie en 2014 ?
Située à plusieurs milliers de kilomètres des territoires européens les plus proches, toute riposte nécessiterait un déploiement aéronaval d’ampleur dont la survie loin de ses bases dans un environnement saturé de menaces risquerait de s’avérer incertain.
Le résultat de vingt ans d’errance organisationnelle et doctrinale sont des modèles d’armées profondément incomplets mais surtout incohérents, ne pouvant répondre à aucun scénario de menace réaliste sans soutien américain.
R.-H. Berger
Les alliés australiens et néo-zélandais pourraient certainement fournir un appui, mais étant donné leur équipement principalement américain et leur alignement géopolitique sur Washington, leur aide pourrait nous être interdite si la Maison-Blanche ne donnait pas son aval (ou si elle était à l’origine de l’agression).
De même, comment la France et l’Europe réagiraient-elles face à une insurrection armée, financée par l’étranger, en Nouvelle-Calédonie ? Les germes en sont déjà présents, comme on l’a vu lors des récentes émeutes 6. En cas de perte et de désactivation rapide de l’aéroport en début de conflit, la reprise en main de la situation pourrait s’avérer très difficile.
La réponse doctrinalement orthodoxe à ces questions est que la dissuasion nucléaire française rendrait ce genre de scénarios impossibles.
Mais en est-on vraiment si sûr ? Ni la Russie à Koursk, ni le Royaume-Uni aux Malouines — deux cas d’invasion d’une puissance nucléaire par une armée étrangère — n’ont fait le choix d’utiliser l’arme nucléaire, jugeant le coût politique trop élevé. Si la Russie de Poutine n’a pas jugé bon de déclencher le feu nucléaire pour protéger son territoire métropolitain d’une armée clairement identifiée, pense-t-on vraiment qu’un président français le ferait pour un territoire ultra-marin dont la domination est vue par une grande partie de la planète comme de la colonisation, a fortiori si l’attribution de l’attaque n’était pas claire ?
Certains diront que ce type de scénarios ne concerne que les territoires lointains aux statuts douteux des anciennes puissances coloniales françaises et britanniques.
Pourtant, les récentes revendications américaines sur le Groenland ou les menaces russes contre le Svalbard ont montré que les cibles potentielles sont plus nombreuses et plus proches qu’on ne le pense. L’effet dissuasif d’une composante nucléaire française, élargie à l’Europe, serait alors probablement encore plus faible aux vues des complications politiques de sa mise en œuvre. Dans ce type de situation, rien ne remplacera une intervention conventionnelle.
Pour ce qui est des agressions plus proches de nos frontières, les capacités et les volumes nécessaires pour soutenir les pays baltes ont fait couler beaucoup d’encre 7.
La conclusion de ces analyses n’est guère positive — a fortiori sans les Américains.
Mais les vulnérabilités ne s’arrêtent pas là. Comment les pays européens soutiendraient-ils Chypre ou la Grèce en cas de reprise des hostilités avec la Turquie d’Erdogan ? Ou bien une tentative de déstabilisation armée de la Moldavie par les éléments russes en Transnistrie ?
Même l’envoi de forces de maintien de la paix en Ukraine semble déjà constituer un défi insurmontable pour les forces armées européennes. Ainsi, le volume initial suggéré par Zelensky de 200 000 militaires occidentaux déployés sur la ligne de front a diminué d’annonce en annonce. D’abord passé à 100 000 hommes, il est maintenant question de quelques dizaines de milliers, voire quelques milliers 8.
Concrètement, comment la France et l’Europe réagiraient-elles à une insurrection armée, financée par l’étranger, en Nouvelle-Calédonie ?
R.-H. Berger
Et encore, pour armer ce volume réduit sans dégarnir les forces de présence déjà en place ailleurs sur le front Est, il faudrait des efforts considérables 9. Pourtant, même s’il ne devait s’agir que d’une tripwire force, reposant sur l’effet dissuasif d’une entrée en guerre par les pays occidentaux, il faudrait, pour qu’elle soit efficace, avoir la capacité de mobiliser réellement des forces pour réagir à une rupture du cessez-le-feu.
Chacun de ces scénarios, pris isolément, mettrait les forces armées des pays concernés face à des défis inédits qu’elles ne sont pas taillées pour relever — sans parler d’une survenue simultanée de plusieurs de ces menaces…
Il existe donc la réelle possibilité d’une humiliation militaro-stratégique majeure des Européens à la face du monde : après notre nouveau « moment Munich » il y a quelques semaines, un nouveau « moment Tsushima » du XXIe siècle.
Comme au siècle dernier, un tel éclatement au grand jour des rapports de force réels engendrerait des répercussions profondes sur la scène internationale, conduisant de nombreux autres pays à saisir l’occasion pour régler leurs comptes à nos dépens. Dans une certaine mesure, cette dynamique est déjà en cours avec des opérations de « fait accompli » militaire, exécutées ou prévues par des pays désinhibés par le retrait occidental (reprise du Haut Karabakh, intervention érythréenne au Tigré, menaces contre le Guyana, etc.).
Après la sidération initiale, si les Européens — comme les Ukrainiens — tiennent le choc, ils réagiront par l’improvisation et l’adaptation. Mais leur dissuasion et leur position sur la scène internationale s’en trouveront grandement diminuées. De plus, comme en Ukraine, des pertes significatives et des destructions importantes risqueraient d’être encaissées avant le rebond. Pertes qui pourraient bien ne jamais être récupérées.
Le sursaut avant la rupture
Bien que formulée dans des termes moins alarmistes, la plupart des gouvernements européens semblent avoir pris conscience de la gravité de la situation.
Des mesures budgétaires inédites sont en train d’être prises et l’industrie de défense se mobilise. Or bien qu’il faille tout faire pour s’en approcher, il semble de plus en plus clair qu’une remontée en puissance sur les modèles anciens paraît peu réaliste.
En effet, l’état de la base industrielle européenne ne permettrait pas à l’heure actuelle de produire en masse des matériels militaires dans des délais raisonnables 10. Même si ces équipements étaient produits, en conservant les modèles d’armées actuels, il faudrait alors recruter et former les soldats professionnels pour les utiliser, et surtout les officiers pour les commander.
Enfin, il faudrait reconstituer les grandes formations militaires et leur laisser le temps de reprendre une préparation cohérente à tous les niveaux afin qu’elles puissent gagner en expérience 11. En somme, il faudrait reproduire un modèle du XXe siècle mais sans remettre en place les prérequis sociétaux qui le sous-tendaient, le tout dans un contexte budgétaire et politique particulièrement compliqué, et sous pression temporelle intense.
Il existe la possibilité réelle d’une humiliation militaro-stratégique majeure des Européens à la face du monde.
R.-H. Berger
Or on se trompe de problème en ne traitant la question que sous l’angle financier et capacitaire. L’objectif à atteindre n’est pas d’avoir des armées marginalement plus volumineuses mais toujours aussi incapables d’agir. Ce qu’il faut, c’est reconstruire un outil militaire opérationnel pour le XXIe siècle. Des armées bien moins dotées — surtout si on les compare à la somme des armées européennes — arrivent à produire des effets tangibles sur le terrain. Des pays de taille relativement petite (Finlande, Israël) parviennent ainsi à mettre sur pied des armées de temps de guerre plus nombreuses que bien des forces européennes, pour des budgets de défense relativement limités 12. D’autres, comme les forces armées azéries, parviennent à intégrer des technologies de pointe pour former un système de combat cohérent et efficace, dont bien des armées européennes seraient incapables avec des moyens significativement moins importants 13.
L’un des aspects majeurs qui rendent possibles ces performances est une large mobilisation de réservistes en temps de guerre et une coopération étroite entre les forces et la société civile au sens large.
Une telle implication de la population dans les affaires militaires facilite non seulement le recrutement et l’entraînement des réservistes en temps de paix, mais elle favorise aussi la circulation de compétences et de technologies entre les mondes civil et militaire, permettant de lutter contre la tendance naturelle des institutions militaires à l’insularisme et à la bureaucratie. Aussi est-il probablement nécessaire de revoir et d’adapter les schémas de ressources humaines des armées européennes pour générer plus de masse de bataille à moindre coût. De fait, le modèle d’armée de métier strict, tel qu’il est pratiqué dans de nombreux pays européens, n’a pas fait la preuve de son efficacité. En l’état, les armées n’attirent pas assez de soldats, et surtout pas les bons profils pour permettre de réelles synergies entre les institutions et le monde civil 14.
Un autre démultiplicateur de forces qui permet d’obtenir des résultats disproportionnés par rapport à l’investissement requis est l’intégration résolue des technologies de rupture et leur exploitation à leur plein potentiel.
Quoi qu’on pense de leur politique, les techno-entrepreneurs de défense de la Silicon Valley ont raison quand ils appellent à une révolution du processus de développement et d’acquisition du ministère américain de la Défense 15. Si cette réforme est nécessaire aux États-Unis, elle l’est encore plus en Europe, qui n’a ni le temps, ni les moyens de se constituer des forces conventionnelles suffisantes en suivant les anciens paradigmes.
Dans le choix des technologies, la clef est d’adopter une approche pragmatique, centrée sur la menace à affronter et les missions à exécuter : partir du bas, de ce qui marche sur le terrain, pour reconstruire le système d’ensemble, et non l’inverse.
Il est indispensable que les forces armées européennes entreprennent une révolution culturelle profonde dans leur façon de penser et d’exercer leur mission de défense.
R.-H. Berger
L’évolution des forces armées ukrainiennes depuis 2022 est le parfait exemple de cette dynamique : qu’il s’agisse des logiciels de command and control, construits à partir des retours vidéo des drones d’observation assemblés en petites cellules acquisition-feu 16, ou de la dronisation tous azimuts dans les trois domaines, qui est en train d’être formalisée en doctrine d’ensemble 17, l’innovation se fait de façon inductive. L’opportunité technologique précède et définit le besoin capacitaire et la structure organisationnelle. Or pour que cette adaptation évolutive soit possible, il est essentiel que les forces armées arrivent à se libérer de leur tendance naturelle à l’immobilisme et à la rigidité organisationnelle pour rester flexibles et ouvertes à l’absorption de nouvelles connaissances 18.
Pour s’attaquer au cœur du problème, il est enfin indispensable que les forces armées européennes entreprennent une révolution culturelle profonde dans leur façon de penser et d’exercer leur mission de défense. Il faut rompre avec les habitudes longuement établies et les réflexes rassurants, et se poser en interne les bonnes questions — en termes de matériels et de moyens mais aussi en termes doctrinaux et organisationnels. L’objectif recherché à tous les niveaux doit être de générer des capacités de combat efficaces et adaptées aux besoins, sans se laisser retarder par les contraintes institutionnelles auto-imposées et jamais questionnées.
Fruit d’années de réorganisation sans cohérence, les organigrammes et les budgets présentent des ressources en personnel et en financement qui ne génèrent pas de capacité réelle et peuvent donc être mobilisés pour libérer des marges de manœuvre. Contrats d’équipement de complaisance, unités aux capacités désuètes ou échantillonnaires, surcharge réglementaire, bureaucratique et administrative : les cibles de destruction créatrice sont nombreuses si on a le courage de les identifier comme telles. En les réévaluant selon les contraintes du champ de bataille moderne qu’elles vont devoir affronter, les armées peuvent augmenter leur capacité opérationnelle à dépenses et effectifs constants. Cependant, il faudra pour cela que les responsables se risquent à sacrifier quelques vaches sacrées à tous les niveaux hiérarchiques et dans toutes les branches.
La voie semble donc clairement tracée : investissement dans l’augmentation quantitative matérielle et humaine, certes, mais surtout mobilisation de la société civile, intégration volontariste des technologies de rupture et libération des tabous entravant la réflexion sur ce qui est possible en matière militaires.
Pour lancer ces transformations, il est d’abord indispensable qu’il y ait une volonté politique partagée par la population et que les armées elles-mêmes soient ouvertes au changement.
Sur ces deux points, malheureusement, les premiers signaux ne sont pas rassurants.
Malgré leur vocabulaire martial et leurs visées mobilisatrices, les prises de parole des chefs d’États européens font apparaître une grande réticence à l’idée de mener un combat actif pour défendre leurs intérêts 19. Le sentiment d’urgence ne s’est pas encore traduit par une volonté résolue de passer à l’action. De même, dans les armées, l’ambiance dans la plupart des pays semble plutôt à la captation des augmentations budgétaires pour « faire comme avant ». Là aussi, le cas de la France est symptomatique : l’analyse officielle des bouleversements en cours est qu’ils ne remettent pas en cause les orientations déjà engagées par les armées. Pas de game changers donc… 20 La disposition à remettre en cause les modèles existants semble souvent bien limitée. Pourtant il y a si peu à perdre et tout à gagner, tant le changement, s’il ne se fait pas de gré, se fera de force au prix de pertes amères.
L’article Notes pour une armée nouvelle est apparu en premier sur Le Grand Continent.
11.03.2025 à 20:00
Proposition de cessez-le-feu immédiat en Ukraine : le texte intégral de la déclaration commune avec les États-Unis
À la suite de la rencontre qui a eu lieu aujourd’hui, mardi 11 mars, à Djeddah entre une délégation américaine et ukrainienne, les États-Unis et l’Ukraine se sont mis d’accord sur une proposition de cessez-le-feu de 30 jours qui sera soumise à la Russie par Washington.
L’assistance sécuritaire ainsi que le partage de renseignements — « mis en pause » la semaine dernière par les États-Unis pour faire pression sur l’Ukraine — doivent également reprendre « immédiatement ».
Il s’agit d’une étape très importante vers un arrêt des combats en Ukraine.
La Russie, qui la semaine dernière s’est dite prête à discuter d’une trêve uniquement à ses conditions, se retrouve confrontée à un choix : accepter la proposition et mettre en pause voire mettre fin à ses ambitions impérialistes en Ukraine, ou refuser la proposition américano-ukrainienne et ainsi perdre sa crédibilité auprès de la Maison Blanche comme étant supposément le seul acteur cherchant véritablement la paix — un discours porté par le Kremlin depuis plus de trois ans, et repris par Donald Trump depuis son retour au pouvoir.
À la question de savoir si la Russie était prête à accepter la proposition de cessez-le-feu, Rubio a déclaré, à la sortie de la réunion, que si elle refusait, « alors nous saurons malheureusement quel est l’obstacle à la paix ».
Vendredi dernier, Donald Trump avait déclaré qu’il trouvait « plus difficile de traiter avec l’Ukraine », tenue par le président américain pour principal responsable du déclenchement de l’invasion de février 2022.
Aujourd’hui à Djeddah, en Arabie saoudite, grâce à la généreuse hospitalité du prince héritier Mohammed ben Salmane, les États-Unis et l’Ukraine ont franchi des étapes importantes vers le rétablissement d’une paix durable pour l’Ukraine.
Les représentants des deux nations ont salué le courage du peuple ukrainien dans la défense de son pays et ont convenu qu’il était temps d’entamer un processus en vue d’une paix durable.
L’Ukraine était représentée à Djeddah par le puissant directeur de cabinet de Volodymyr Zelensky, Andrey Yermak, le ministre des Affaires étrangères Andreï Sibiga et le ministre de la Défense Rustem Umerov.
La délégation américaine a quant à elle été scindée en deux par rapport à celle ayant pris part à la rencontre du 18 février avec les négociateurs russes. Keith Kellogg, initialement nommé envoyé spécial de Trump pour l’Ukraine et la Russie, avait été mis à l’écart des négociations avec la partie russe, supposément en raison de son approche jugée à Moscou trop favorable aux Ukrainiens. Il n’était toutefois pas présent non plus aujourd’hui à Djeddah.
Steve Witkoff, qui semble être le négociateur américain choisi par Trump pour mener les discussions en lieu et place du secrétaire d’État Marco Rubio, était lui aussi absent. Choisi pour mener à la fois les négociations sur le cessez-le-feu et la libération des otages à Gaza et sur la fin de la guerre en Ukraine, Witkoff devrait rencontrer à la place le président émirati Mohammed ben Zayed Al Nahyane, avant une réunion à Moscou avec Poutine qui pourrait avoir lieu dès jeudi 13 mars.
La délégation ukrainienne a réitéré la profonde gratitude du peuple ukrainien envers le président Trump, le Congrès américain et le peuple des États-Unis pour avoir permis des avancées significatives vers la paix.
C’est le supposé « manque de gratitude » de Zelensky envers l’assistance fournie par les États-Unis qui avait servi de prétexte à J.D. Vance et Donald Trump pour tenter d’humilier le président ukrainien dans le bureau ovale le 28 février, en face de dizaines de journalistes. Zelensky a depuis exprimé publiquement qu’il « regrettait » cet échange, et aurait envoyé une « lettre d’excuse » à Donald Trump, selon Steve Witkoff.
L’Ukraine a exprimé sa volonté d’accepter la proposition américaine de mettre en place un cessez-le-feu immédiat et provisoire de 30 jours, qui pourrait être prolongé d’un commun accord entre les parties et qui reste conditionné à son acceptation et sa mise en œuvre simultanée par la Fédération de Russie. Les États-Unis informeront la Russie que la réciprocité russe est essentielle pour parvenir à la paix.
La « proposition américaine » de cessez-le-feu semble différente de celle élaborée quelques jours plus tôt par la France et le Royaume-Uni, qui avait été publiquement partagée par le président ukrainien la semaine dernière. Contrairement à cette dernière, qui prévoyait un cessez-le-feu « en mer et dans les airs », la proposition qui a fait l’objet d’un accord aujourd’hui à Djeddah ne précise pas, dans sa forme actuelle, les contours du cessez-le-feu qui devrait être soumis à la Russie.
Les États-Unis lèveront immédiatement la suspension du partage de renseignements et reprendront leur assistance sécuritaire à l’Ukraine.
Les États-Unis avaient annoncé il y a une semaine, le 3 mars, suspendre — au moins temporairement — les livraisons d’armes et de munitions à l’Ukraine.
Peu après, Washington annonçait la suspension de l’assistance militaire indirecte : partage de renseignement et d’informations notamment. Conséquence directe de ces nouvelles directives, l’entreprise Maxar, qui fournit des images satellites (utilisées pour des objectifs militaires mais également pour la protection des civils), notifiait ses utilisateurs ukrainiens qu’ils n’étaient plus autorisés à utiliser ses services.
Il est probable que la suspension, d’une durée de quelques jours, du renseignement militaire américain ait contribué à l’effondrement d’une partie du front ukrainien dans l’oblast de Koursk au cours des derniers jours.
Les délégations ont également discuté de l’importance des efforts de secours humanitaire dans le cadre du processus de paix, en particulier durant le cessez-le-feu mentionné, incluant l’échange de prisonniers de guerre, la libération des détenus civils et le retour des enfants ukrainiens transférés de force.
Les deux délégations ont convenu de désigner leurs équipes de négociation et d’entamer immédiatement des pourparlers en vue d’une paix durable garantissant la sécurité à long terme de l’Ukraine. Les États-Unis se sont engagés à discuter de ces propositions spécifiques avec des représentants de la Russie. La délégation ukrainienne a réaffirmé que les partenaires européens devront être impliqués dans le processus de paix.
Alors que la rencontre avait lieu à Djeddah entre l’Ukraine et les États-Unis, la France et le Royaume-Uni réunissaient à Paris les chefs d’état-major et responsables militaires de 36 pays pour discuter du soutien à l’Ukraine et du rôle que peut jouer l’Europe dans la résolution du conflit puis la garantie d’un cessez-le-feu. Les États-Unis étaient le seul pays membre de l’OTAN qui était absent de la réunion.
Enfin, les présidents des deux pays ont convenu de conclure, dès que possible, un accord global pour le développement des ressources critiques stratégiques de l’Ukraine, afin de croître son économie, de compenser le coût de l’aide américaine et de garantir la prospérité et la sécurité de l’Ukraine sur le long terme.
L’article Proposition de cessez-le-feu immédiat en Ukraine : le texte intégral de la déclaration commune avec les États-Unis est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (1340 mots)
À la suite de la rencontre qui a eu lieu aujourd’hui, mardi 11 mars, à Djeddah entre une délégation américaine et ukrainienne, les États-Unis et l’Ukraine se sont mis d’accord sur une proposition de cessez-le-feu de 30 jours qui sera soumise à la Russie par Washington.
L’assistance sécuritaire ainsi que le partage de renseignements — « mis en pause » la semaine dernière par les États-Unis pour faire pression sur l’Ukraine — doivent également reprendre « immédiatement ».
Il s’agit d’une étape très importante vers un arrêt des combats en Ukraine.
La Russie, qui la semaine dernière s’est dite prête à discuter d’une trêve uniquement à ses conditions, se retrouve confrontée à un choix : accepter la proposition et mettre en pause voire mettre fin à ses ambitions impérialistes en Ukraine, ou refuser la proposition américano-ukrainienne et ainsi perdre sa crédibilité auprès de la Maison Blanche comme étant supposément le seul acteur cherchant véritablement la paix — un discours porté par le Kremlin depuis plus de trois ans, et repris par Donald Trump depuis son retour au pouvoir.
À la question de savoir si la Russie était prête à accepter la proposition de cessez-le-feu, Rubio a déclaré, à la sortie de la réunion, que si elle refusait, « alors nous saurons malheureusement quel est l’obstacle à la paix ».
Vendredi dernier, Donald Trump avait déclaré qu’il trouvait « plus difficile de traiter avec l’Ukraine », tenue par le président américain pour principal responsable du déclenchement de l’invasion de février 2022.
Aujourd’hui à Djeddah, en Arabie saoudite, grâce à la généreuse hospitalité du prince héritier Mohammed ben Salmane, les États-Unis et l’Ukraine ont franchi des étapes importantes vers le rétablissement d’une paix durable pour l’Ukraine.
Les représentants des deux nations ont salué le courage du peuple ukrainien dans la défense de son pays et ont convenu qu’il était temps d’entamer un processus en vue d’une paix durable.
L’Ukraine était représentée à Djeddah par le puissant directeur de cabinet de Volodymyr Zelensky, Andrey Yermak, le ministre des Affaires étrangères Andreï Sibiga et le ministre de la Défense Rustem Umerov.
La délégation américaine a quant à elle été scindée en deux par rapport à celle ayant pris part à la rencontre du 18 février avec les négociateurs russes. Keith Kellogg, initialement nommé envoyé spécial de Trump pour l’Ukraine et la Russie, avait été mis à l’écart des négociations avec la partie russe, supposément en raison de son approche jugée à Moscou trop favorable aux Ukrainiens. Il n’était toutefois pas présent non plus aujourd’hui à Djeddah.
Steve Witkoff, qui semble être le négociateur américain choisi par Trump pour mener les discussions en lieu et place du secrétaire d’État Marco Rubio, était lui aussi absent. Choisi pour mener à la fois les négociations sur le cessez-le-feu et la libération des otages à Gaza et sur la fin de la guerre en Ukraine, Witkoff devrait rencontrer à la place le président émirati Mohammed ben Zayed Al Nahyane, avant une réunion à Moscou avec Poutine qui pourrait avoir lieu dès jeudi 13 mars.
La délégation ukrainienne a réitéré la profonde gratitude du peuple ukrainien envers le président Trump, le Congrès américain et le peuple des États-Unis pour avoir permis des avancées significatives vers la paix.
C’est le supposé « manque de gratitude » de Zelensky envers l’assistance fournie par les États-Unis qui avait servi de prétexte à J.D. Vance et Donald Trump pour tenter d’humilier le président ukrainien dans le bureau ovale le 28 février, en face de dizaines de journalistes. Zelensky a depuis exprimé publiquement qu’il « regrettait » cet échange, et aurait envoyé une « lettre d’excuse » à Donald Trump, selon Steve Witkoff.
L’Ukraine a exprimé sa volonté d’accepter la proposition américaine de mettre en place un cessez-le-feu immédiat et provisoire de 30 jours, qui pourrait être prolongé d’un commun accord entre les parties et qui reste conditionné à son acceptation et sa mise en œuvre simultanée par la Fédération de Russie. Les États-Unis informeront la Russie que la réciprocité russe est essentielle pour parvenir à la paix.
La « proposition américaine » de cessez-le-feu semble différente de celle élaborée quelques jours plus tôt par la France et le Royaume-Uni, qui avait été publiquement partagée par le président ukrainien la semaine dernière. Contrairement à cette dernière, qui prévoyait un cessez-le-feu « en mer et dans les airs », la proposition qui a fait l’objet d’un accord aujourd’hui à Djeddah ne précise pas, dans sa forme actuelle, les contours du cessez-le-feu qui devrait être soumis à la Russie.
Les États-Unis lèveront immédiatement la suspension du partage de renseignements et reprendront leur assistance sécuritaire à l’Ukraine.
Les États-Unis avaient annoncé il y a une semaine, le 3 mars, suspendre — au moins temporairement — les livraisons d’armes et de munitions à l’Ukraine.
Peu après, Washington annonçait la suspension de l’assistance militaire indirecte : partage de renseignement et d’informations notamment. Conséquence directe de ces nouvelles directives, l’entreprise Maxar, qui fournit des images satellites (utilisées pour des objectifs militaires mais également pour la protection des civils), notifiait ses utilisateurs ukrainiens qu’ils n’étaient plus autorisés à utiliser ses services.
Il est probable que la suspension, d’une durée de quelques jours, du renseignement militaire américain ait contribué à l’effondrement d’une partie du front ukrainien dans l’oblast de Koursk au cours des derniers jours.
Les délégations ont également discuté de l’importance des efforts de secours humanitaire dans le cadre du processus de paix, en particulier durant le cessez-le-feu mentionné, incluant l’échange de prisonniers de guerre, la libération des détenus civils et le retour des enfants ukrainiens transférés de force.
Les deux délégations ont convenu de désigner leurs équipes de négociation et d’entamer immédiatement des pourparlers en vue d’une paix durable garantissant la sécurité à long terme de l’Ukraine. Les États-Unis se sont engagés à discuter de ces propositions spécifiques avec des représentants de la Russie. La délégation ukrainienne a réaffirmé que les partenaires européens devront être impliqués dans le processus de paix.
Alors que la rencontre avait lieu à Djeddah entre l’Ukraine et les États-Unis, la France et le Royaume-Uni réunissaient à Paris les chefs d’état-major et responsables militaires de 36 pays pour discuter du soutien à l’Ukraine et du rôle que peut jouer l’Europe dans la résolution du conflit puis la garantie d’un cessez-le-feu. Les États-Unis étaient le seul pays membre de l’OTAN qui était absent de la réunion.
Enfin, les présidents des deux pays ont convenu de conclure, dès que possible, un accord global pour le développement des ressources critiques stratégiques de l’Ukraine, afin de croître son économie, de compenser le coût de l’aide américaine et de garantir la prospérité et la sécurité de l’Ukraine sur le long terme.
L’article Proposition de cessez-le-feu immédiat en Ukraine : le texte intégral de la déclaration commune avec les États-Unis est apparu en premier sur Le Grand Continent.
11.03.2025 à 14:42
Comment Trump soude l’Ukraine : 10 points sur les opinions politiques pendant les négociations
Points clefs
- L’Ukraine n’a jamais été aussi unie depuis que Trump et Poutine veulent lui imposer un regime change.
- Selon les données de l’Institut international de sociologie de Kiev, Zelensky dispose d’un soutien aux alentours de 57 %.
- Malgré les pressions des États-Unis, les Ukrainiens — y compris les opposants de Zelensky — sont globalement d’accord pour ne pas tenir d’élections avant la fin de la guerre.
- En Russie, l’opinion reste divisée et en partie insaisissable mais un regain de nationalisme semble accompagner la phase actuelle.
Les déclarations de Donald Trump à propos de Volodymyr Zelensky se suivent et se radicalisent. Après l’avoir dépeint comme un politicien « incompétent », qui aurait eu trois ans pour mettre un terme à une guerre qu’il n’aurait jamais dû « commencer » [sic], le président des États-Unis a qualifié son homologue ukrainien de « dictateur sans élections », de comédien médiocre qui aurait fait tout son possible pour entraîner les États-Unis dans une guerre qui ne pouvait être gagnée, et risque désormais de se retrouver à la tête d’un pays entièrement ravagé.
Contrairement aux allégations de Trump, c’est bien le Parlement ukrainien, la Verkhovna Rada, qui, jusqu’à nouvel ordre et conformément à la constitution du pays, a décidé de reporter les élections législatives et présidentielles tant que durera la loi martiale, elle-même reconduite par voie parlementaire tous les 90 jours. Il y a deux semaines encore, Zelensky s’est dit prêt à démissionner immédiatement si cela assurait à son pays l’adhésion à l’OTAN, et il y a peu de raisons de ne pas le croire. La présidence de Volodymyr Zelensky n’est pas sans soulever un certain nombre de questions politiques — du bien-fondé des privatisations et atteintes au droit du travail jusqu’à l’éviction de concurrents potentiels, comme le commandant en chef des forces armées Valerij Zaloujny — qui tempèrent les pulsions d’héroïsation.
Plusieurs analystes de la fondation Carnegie et du centre Re-Russia ont commenté les réactions, du côté des deux principaux belligérants, à l’altercation entre Trump et Zelensky. Ils soulignent d’un côté la consolidation du bloc politique formé autour du président ukrainien et, côté russe, la montée du nationalisme — sur fond d’une indifférence croissante au conflit.
Au total, depuis qu’il s’est saisi de la question de la fin de la guerre, Trump semble plus qu’autre chose souder les Ukrainiens.
1 — L’Ukraine fait bloc
Il y a dix ou quinze ans, si un président ukrainien avait été expulsé de la Maison-Blanche dans une atmosphère de scandale diplomatique, cela aurait assurément signé la fin de sa carrière.
Les médias contrôlés par les oligarques et les chefs des groupes d’opposition auraient profité de cette occasion pour le tailler en pièces et tâcher de prendre aussitôt sa place. Or c’est plutôt l’inverse qui s’est produit.
La guerre a transformé ce paysage politique hautement concurrentiel. Dans une situation d’incertitude généralisée, nombre de cadres politiques préfèrent rallier temporairement l’opinion autour du pouvoir en place. Plus encore, si la classe politique et l’opinion publique ont fait bloc autour de Zelensky, c’est que les vociférations de Donald Trump ont été vécues comme une atteinte à la souveraineté du pays — la seule raison pour laquelle il est encore possible, pour la population ukrainienne, de tolérer des morts par dizaines et dizaines de milliers.
Aussi les voix qui se sont élevées pour critiquer chez Zelensky un égocentrisme disproportionné ou une mise en péril des intérêts nationaux — ce qui n’est toujours pas une manière de valider les déclarations de Donald Trump — sont-elles restées très marginales.
2 — Les régions ukrainiennes en soutien de Zelensky
Outre les déclarations des principaux dirigeants européens, le président ukrainien a reçu une série de déclarations de soutien des autorités locales ou régionales du pays, qui ressemblent davantage aux manifestations sincères d’une communauté d’opinion qu’à une mise en scène, par le pouvoir central, d’une unité politique qui serait en réalité fragile.
Le gouverneur de l’administration civile et militaire de Kharkiv, Oleg Synehubov, a ainsi publié sur Telegram le message suivant :
Aujourd’hui, nous devons tous être forts et unis dans la lutte pour la liberté, l’indépendance et l’avenir de l’Ukraine.
Nous soutenons nos Forces armées et, chacune et chacun à son poste, nous continuons à œuvrer en direction de la Victoire et d’une paix juste.
Aux côtés du leader de notre pays, le président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour renforcer notre défense et nous opposer à l’ennemi qui a envahi notre terre de façon criminelle. Ce n’est que dans l’unité que nous obtiendrons la victoire !
On relève sur le même réseau de nombreuses déclarations analogues, notamment signées par Ihor Terekhov, maire de Kharkiv, Ivan Federov, gouverneur de l’oblast de Zaporižžja, et Vadym Filaškin, gouverneur de l’oblast de Donetsk.
La tenue d’élections présidentielles en Ukraine constitue désormais l’un des éléments de la politique étrangère états-unienne. Pour Washington, elles auraient vocation à remplacer l’actuel président.
Guillaume Lancereau
3 — Zelensky et l’opposition : un consensus sur le report des élections
Au sein de l’opposition politique au parti du président ukrainien, rares sont les représentants à avoir émis une parole critique à son égard après son altercation avec Donald Trump.
Ivanna Klympuš-Cincadze, du principal parti d’opposition (Solidarité Européenne), connue pour s’être régulièrement élevée contre la centralisation du pouvoir entre les mains de Zelensky, a cette fois-ci qualifié d’« inacceptables » les déclarations du président des États-Unis — tout en appelant Zelensky à profiter de ce climat pour enterrer la hache de guerre avec l’opposition et former une coalition d’unité nationale avec l’ensemble des partis.
Fait plus notable encore, Petro Porochenko, ancien président ukrainien et président du parti Solidarité Européenne, a publiquement soutenu Zelensky au sortir de l’affrontement avec Donald Trump.
De même, Ioulia Tymochenko, ancienne première ministre du pays, à la tête du parti d’opposition Bat’kivščyna (« Patrie »), a publié ce message de soutien :
Volodymyr Zelensky est le président de l’Ukraine. Il est légitime tant qu’aucune autre personne n’a été élue. Seuls les Ukrainiens ont le droit de décider à quel moment et dans quelles conditions ils changent de représentants. Or ces conditions n’existent pas aujourd’hui.
Les élections en temps de guerre sont à la fois impossibles et immorales, car nos militaires ne pourront pas y participer. Or sans leur participation, les élections ne seront jamais légitimes. Il sera par ailleurs difficile de considérer les résultats comme honnêtes, car le peuple ne peut pas, en période de guerre, exercer son contrôle sur le déroulement des élections. Enfin, il serait suicidaire d’ouvrir, en pleine guerre, une campagne électorale qui diviserait le pays en différents camps politiques. Plus que jamais, ce dont nous avons besoin, c’est d’unité et de résilience.
Personne parmi nous ne permettra la tenue de telles élections avant la fin de la guerre. Cela peut déplaire à nos ennemis, voire à certains de nos alliés, mais c’est ainsi.
4 — Quelle pourrait être l’issue d’élections en Ukraine ?
La question soulevée par Ioulia Tymochenko est bel et bien un enjeu central.
Le président et le parlement ukrainiens vont dans le sens de l’opinion publique en suspendant les élections : selon les données disponibles, 63 % des Ukrainiens interrogés continuent de s’opposer à la tenue d’élections, tant législatives que présidentielles, avant l’instauration d’une paix durable.
Pourtant, le vice-président des États-Unis J. D. Vance a clairement laissé entendre qu’il était absurde de prétendre mener une guerre « pour la démocratie » aux côtés d’un pays dans lequel tout processus électoral est suspendu. Il faut en conclure que la tenue d’élections présidentielles en Ukraine constitue désormais l’un des éléments de la politique étrangère états-unienne et que, pour Washington, elles auraient vocation à remplacer l’actuel président.
Or Volodymyr Zelensky dispose d’un soutien politique de la population bien supérieur aux 4 % d’opinions favorables qu’évoquait Donald Trump. Le président ukrainien l’a d’ailleurs rappelé lui-même : selon les données de l’Institut international de sociologie de Kiev, son soutien se trouverait plutôt aux alentours de 57 %. À ses yeux, le fait que Donald Trump puisse avancer un chiffre aussi aberrant est un effet direct des opérations souterraines de désinformation russe.
Zelensky avait donc des raisons d’affirmer, comme il l’a fait en début de semaine : « il ne sera pas simple de me remplacer, parce qu’il ne suffit pas pour cela d’organiser des élections. Il faudrait aussi m’interdire d’y participer, et c’est déjà quelque chose de plus difficile ».
63 % des Ukrainiens continuent de s’opposer à la tenue d’élections, tant législatives que présidentielles, avant l’instauration d’une paix durable.
Guillaume Lancereau
5 — Un paysage politique structuré pour l’instant sans alternative à Zelensky
De fait, l’autre facteur qui joue en faveur de Volodymyr Zelensky tient aux difficultés que soulèvent les appels à le remplacer.
Si l’équipe de Donald Trump ne dissimule pas son exaspération face à l’intransigeance du président ukrainien, elle ne dispose pour l’heure d’aucun candidat de substitution. Petro Porochenko n’a pas la faveur du Parti républicain et Ioulia Tymochenko, en dépit de tous ses efforts pour se rapprocher de la nouvelle administration états-unienne, est perçue comme une figure du passé (elle a été nommée Première ministre par Viktor Iouchtchenko à la suite de la « révolution orange » de 2004), sans réels appuis à Washington. Quant aux autres figures politiques ukrainiennes, elles sont largement méconnues hors du pays.
Plus largement, le projet de résolution du conflit qu’envisage la Maison-Blanche présente tous les aspects d’une reddition pure et simple : dans ce cadre, on voit mal quel responsable politique ukrainien aurait envie d’en endosser la responsabilité. Le contexte s’y prête d’autant moins que, face au président états-unien, plusieurs responsables européens, à commencer par Emmanuel Macron, se sont opposés au principe d’une « paix qui soit une capitulation ».
Malgré l’épuisement général que génère cette longue guerre, la population n’est pas prête à accepter qu’un dirigeant signe une paix sans garanties qui réduirait du même coup à néant les sacrifices consentis au cours des trois années passées.
Le Kremlin, pour sa part, n’a pas non plus de favori en Ukraine. Vladimir Poutine et son entourage nourrissent une profonde hostilité vis-à-vis de Zelensky et rêvent de l’évincer du pouvoir, sans disposer pour autant d’un candidat idéal. Les anciennes composantes du camp pro-russe en Ukraine ont été démantelées à la faveur de la guerre — voire même depuis 2014 — sans compter qu’aucune nouvelle figure politique ne risque d’émerger en période de loi martiale.
6 — Côté russe : inertie et indifférence
Les sondages d’opinion accumulés depuis trois ans de guerre montrent que ni la mobilisation, ni le coup manqué de Prigojine, ni l’invasion des forces ukrainiennes sur le territoire russe, ni les informations relatives aux considérables pertes humaines sur le front ukrainien — rien de tout cela n’a modifié en profondeur l’opinion. On mesure bien des pics de nervosité, mais sans que ceux-ci transforment l’atmosphère générale, mêlant répression idéologique, obscurantisme militariste, insatisfaction à l’égard de la guerre, fossé croissant avec le monde occidental, patriotisme, peur de la défaite et dépolitisation.
Les derniers événements, qui ressemblent fort à un tournant historique par le rapprochement annoncé entre la Russie et les États-Unis, semblent laisser de marbre la population russe, tout comme les annonces — qui ne lui parviennent peut-être pas — des exactions auxquelles leurs supérieurs soumettent certains soldats russes — ainsi de cette centaine de combattants blessés, marchant avec des béquilles ou une canne, qui se sont soulevés dans la région de Ekaterinburg, refusant de retourner au front avant d’avoir été véritablement soignés, et qui ont finalement été envoyés de force dans l’oblast de Lougansk après s’être vu confisquer leurs téléphones.
On comprend, dans ces conditions, que le pouvoir puisse se permettre toutes les contradictions idéologiques imaginables, annonçant un jour lutter contre « l’Occident collectif » et l’OTAN pour mieux se rapprocher des États-Unis le lendemain, face à l’Ukraine et à l’Europe.
La population ukrainienne n’est pas prête à accepter qu’un dirigeant signe une paix sans garanties.
Guillaume Lancereau
7 — La fin de la guerre à l’horizon
L’un des principaux changements enregistrés dans les sondages porte sur la proximité de la fin du conflit. Selon l’institut Levada, 43 % des Russes sondés estiment désormais que la guerre ne durera désormais pas plus d’un an — 34 % seulement le pensaient en janvier dernier.
On observe un fossé croissant entre les partisans des négociations de paix et les personnes en faveur d’une prolongation du conflit (respectivement 59 % contre 31 % en février 2025, contre un rapport 50-40 % un an plus tôt), l’une des principales motivations citées étant les pertes humaines.
L’un des problèmes est que l’on ignore ce que la population perçoit de la situation sur les différents fronts — au-delà des cercueils qu’elle peut voir aléatoirement défiler dans les villages. On ne sait pas, par exemple, si les fortes pertes qu’enregistrent à l’heure actuelle les forces armées russes envoyées pour surprendre l’occupant ukrainien du côté de Soudja, dans la région de Koursk, parviennent à la connaissance de la population.
Les trois quarts des Russes interrogés sont convaincus que les hostilités se termineront sur une victoire russe, un chiffre stable depuis janvier 2023. Ainsi s’explique, du même coup, l’essentiel du soutien de la population à la guerre : les Russes y sont favorables tant qu’ils la gagnent ou s’imaginent qu’ils vont assurément la gagner.
8 — La paix, à quelles conditions ?
Aujourd’hui, le tiers des répondants estiment que, pour parvenir à un accord de paix, la Russie devra faire certaines concessions à l’Ukraine, soit 10 points de pourcentage de plus que dans les précédents sondages conduits entre février 2023 et septembre 2024.
Pour autant, les trois quarts des Russes interrogés considèrent toujours comme inadmissible une restitution des Républiques populaires de Donetsk ou Lougansk ou des oblasts de Kherson et Zaporižžja en échange de la paix. De même, 80 % estiment que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est inacceptable. La seule solution envisageable semble être le déploiement de forces de maintien de la paix le long de la ligne de contact, auquel s’opposent seulement 39 % des sondés.
Quoi qu’il en soit, dans tous les cas évoqués, les résultats des sondages varient selon l’origine des propositions potentielles : dès lors que l’une de ces propositions est présentée par les sondeurs comme une décision de Vladimir Poutine, elle obtient immédiatement une adhésion démultipliée.
Les Russes sont favorables à la guerre tant qu’ils la gagnent ou s’imaginent qu’ils vont assurément la gagner.
Guillaume Lancereau
9 — Un regain du nationalisme
Malgré cette lassitude vis-à-vis du conflit, qui n’est donc pas encore un réel désir d’y mettre fin, on constate une cristallisation croissante du militarisme et du nationalisme. Pour la première fois depuis le début des années 2000, un sondage de Levada effectué au mois de janvier a révélé que la moitié des Russes interrogés (51 %) préféraient que la Russie soit avant tout « une grande puissance, crainte et respectée » plutôt qu’un pays au niveau de vie élevé, mais moins puissant militairement. Pendant vingt ans, de sondage en sondage, les partisans de l’option « niveau de vie » avaient toujours été 1,5 fois plus nombreux que ceux de l’option « grande puissance ».
Dans le même ordre d’idées, 55 % des personnes interrogées affirment que l’élément le plus important du point de vue de l’État russe est la puissance militaire, contre 45 % mettant la priorité sur la puissance économique — par comparaison, le même questionnaire adressé à la population des États-Unis a produit les résultats strictement inverses, avec 73 % en faveur du pouvoir économique.
10 — Une opinion russe toujours insaisissable
Peut-on véritablement connaître l’état de l’opinion publique russe ? Plusieurs articles parus dans ces pages ont souligné les difficultés que rencontrent les pratiques ordinaires d’enquête dans un contexte autoritaire et répressif qui favorise le silence et la falsification des préférences. L’institut Russian Field a posé directement la question « Avez-vous peur de participer à des sondages » et observé que les Russes du « parti de la paix » répondaient trois fois plus souvent « oui » que ceux du « parti de la guerre ».
La seule attitude rationnelle est sans doute celle qui consiste à se prémunir contre toute idée reçue d’un exceptionnalisme russe — tendance répandue parmi ceux qui croient au fantasme ethno-nationaliste, surtout lorsqu’il s’agit de la Russie.
Les Russes ne sont ni un ensemble de 140 millions de va-t-en-guerre chauffés à blanc par la rhétorique nationaliste du pouvoir central et le souvenir de la Grande Guerre patriotique ; ils ne sont pas non plus une majorité silencieuse, prête à se soulever à la moindre opportunité politique pour renverser le nouveau tsar ; ils sont, comme le seraient peut-être les Européens à leur place, avant tout indifférents, mais suffisamment patriotes pour soutenir la guerre tant qu’ils ne la perdent pas.
L’article Comment Trump soude l’Ukraine : 10 points sur les opinions politiques pendant les négociations est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (3373 mots)
Points clefs
- L’Ukraine n’a jamais été aussi unie depuis que Trump et Poutine veulent lui imposer un regime change.
- Selon les données de l’Institut international de sociologie de Kiev, Zelensky dispose d’un soutien aux alentours de 57 %.
- Malgré les pressions des États-Unis, les Ukrainiens — y compris les opposants de Zelensky — sont globalement d’accord pour ne pas tenir d’élections avant la fin de la guerre.
- En Russie, l’opinion reste divisée et en partie insaisissable mais un regain de nationalisme semble accompagner la phase actuelle.
Les déclarations de Donald Trump à propos de Volodymyr Zelensky se suivent et se radicalisent. Après l’avoir dépeint comme un politicien « incompétent », qui aurait eu trois ans pour mettre un terme à une guerre qu’il n’aurait jamais dû « commencer » [sic], le président des États-Unis a qualifié son homologue ukrainien de « dictateur sans élections », de comédien médiocre qui aurait fait tout son possible pour entraîner les États-Unis dans une guerre qui ne pouvait être gagnée, et risque désormais de se retrouver à la tête d’un pays entièrement ravagé.
Contrairement aux allégations de Trump, c’est bien le Parlement ukrainien, la Verkhovna Rada, qui, jusqu’à nouvel ordre et conformément à la constitution du pays, a décidé de reporter les élections législatives et présidentielles tant que durera la loi martiale, elle-même reconduite par voie parlementaire tous les 90 jours. Il y a deux semaines encore, Zelensky s’est dit prêt à démissionner immédiatement si cela assurait à son pays l’adhésion à l’OTAN, et il y a peu de raisons de ne pas le croire. La présidence de Volodymyr Zelensky n’est pas sans soulever un certain nombre de questions politiques — du bien-fondé des privatisations et atteintes au droit du travail jusqu’à l’éviction de concurrents potentiels, comme le commandant en chef des forces armées Valerij Zaloujny — qui tempèrent les pulsions d’héroïsation.
Plusieurs analystes de la fondation Carnegie et du centre Re-Russia ont commenté les réactions, du côté des deux principaux belligérants, à l’altercation entre Trump et Zelensky. Ils soulignent d’un côté la consolidation du bloc politique formé autour du président ukrainien et, côté russe, la montée du nationalisme — sur fond d’une indifférence croissante au conflit.
Au total, depuis qu’il s’est saisi de la question de la fin de la guerre, Trump semble plus qu’autre chose souder les Ukrainiens.
1 — L’Ukraine fait bloc
Il y a dix ou quinze ans, si un président ukrainien avait été expulsé de la Maison-Blanche dans une atmosphère de scandale diplomatique, cela aurait assurément signé la fin de sa carrière.
Les médias contrôlés par les oligarques et les chefs des groupes d’opposition auraient profité de cette occasion pour le tailler en pièces et tâcher de prendre aussitôt sa place. Or c’est plutôt l’inverse qui s’est produit.
La guerre a transformé ce paysage politique hautement concurrentiel. Dans une situation d’incertitude généralisée, nombre de cadres politiques préfèrent rallier temporairement l’opinion autour du pouvoir en place. Plus encore, si la classe politique et l’opinion publique ont fait bloc autour de Zelensky, c’est que les vociférations de Donald Trump ont été vécues comme une atteinte à la souveraineté du pays — la seule raison pour laquelle il est encore possible, pour la population ukrainienne, de tolérer des morts par dizaines et dizaines de milliers.
Aussi les voix qui se sont élevées pour critiquer chez Zelensky un égocentrisme disproportionné ou une mise en péril des intérêts nationaux — ce qui n’est toujours pas une manière de valider les déclarations de Donald Trump — sont-elles restées très marginales.
2 — Les régions ukrainiennes en soutien de Zelensky
Outre les déclarations des principaux dirigeants européens, le président ukrainien a reçu une série de déclarations de soutien des autorités locales ou régionales du pays, qui ressemblent davantage aux manifestations sincères d’une communauté d’opinion qu’à une mise en scène, par le pouvoir central, d’une unité politique qui serait en réalité fragile.
Le gouverneur de l’administration civile et militaire de Kharkiv, Oleg Synehubov, a ainsi publié sur Telegram le message suivant :
Aujourd’hui, nous devons tous être forts et unis dans la lutte pour la liberté, l’indépendance et l’avenir de l’Ukraine.
Nous soutenons nos Forces armées et, chacune et chacun à son poste, nous continuons à œuvrer en direction de la Victoire et d’une paix juste.
Aux côtés du leader de notre pays, le président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour renforcer notre défense et nous opposer à l’ennemi qui a envahi notre terre de façon criminelle. Ce n’est que dans l’unité que nous obtiendrons la victoire !
On relève sur le même réseau de nombreuses déclarations analogues, notamment signées par Ihor Terekhov, maire de Kharkiv, Ivan Federov, gouverneur de l’oblast de Zaporižžja, et Vadym Filaškin, gouverneur de l’oblast de Donetsk.
La tenue d’élections présidentielles en Ukraine constitue désormais l’un des éléments de la politique étrangère états-unienne. Pour Washington, elles auraient vocation à remplacer l’actuel président.
Guillaume Lancereau
3 — Zelensky et l’opposition : un consensus sur le report des élections
Au sein de l’opposition politique au parti du président ukrainien, rares sont les représentants à avoir émis une parole critique à son égard après son altercation avec Donald Trump.
Ivanna Klympuš-Cincadze, du principal parti d’opposition (Solidarité Européenne), connue pour s’être régulièrement élevée contre la centralisation du pouvoir entre les mains de Zelensky, a cette fois-ci qualifié d’« inacceptables » les déclarations du président des États-Unis — tout en appelant Zelensky à profiter de ce climat pour enterrer la hache de guerre avec l’opposition et former une coalition d’unité nationale avec l’ensemble des partis.
Fait plus notable encore, Petro Porochenko, ancien président ukrainien et président du parti Solidarité Européenne, a publiquement soutenu Zelensky au sortir de l’affrontement avec Donald Trump.
De même, Ioulia Tymochenko, ancienne première ministre du pays, à la tête du parti d’opposition Bat’kivščyna (« Patrie »), a publié ce message de soutien :
Volodymyr Zelensky est le président de l’Ukraine. Il est légitime tant qu’aucune autre personne n’a été élue. Seuls les Ukrainiens ont le droit de décider à quel moment et dans quelles conditions ils changent de représentants. Or ces conditions n’existent pas aujourd’hui.
Les élections en temps de guerre sont à la fois impossibles et immorales, car nos militaires ne pourront pas y participer. Or sans leur participation, les élections ne seront jamais légitimes. Il sera par ailleurs difficile de considérer les résultats comme honnêtes, car le peuple ne peut pas, en période de guerre, exercer son contrôle sur le déroulement des élections. Enfin, il serait suicidaire d’ouvrir, en pleine guerre, une campagne électorale qui diviserait le pays en différents camps politiques. Plus que jamais, ce dont nous avons besoin, c’est d’unité et de résilience.
Personne parmi nous ne permettra la tenue de telles élections avant la fin de la guerre. Cela peut déplaire à nos ennemis, voire à certains de nos alliés, mais c’est ainsi.
4 — Quelle pourrait être l’issue d’élections en Ukraine ?
La question soulevée par Ioulia Tymochenko est bel et bien un enjeu central.
Le président et le parlement ukrainiens vont dans le sens de l’opinion publique en suspendant les élections : selon les données disponibles, 63 % des Ukrainiens interrogés continuent de s’opposer à la tenue d’élections, tant législatives que présidentielles, avant l’instauration d’une paix durable.
Pourtant, le vice-président des États-Unis J. D. Vance a clairement laissé entendre qu’il était absurde de prétendre mener une guerre « pour la démocratie » aux côtés d’un pays dans lequel tout processus électoral est suspendu. Il faut en conclure que la tenue d’élections présidentielles en Ukraine constitue désormais l’un des éléments de la politique étrangère états-unienne et que, pour Washington, elles auraient vocation à remplacer l’actuel président.
Or Volodymyr Zelensky dispose d’un soutien politique de la population bien supérieur aux 4 % d’opinions favorables qu’évoquait Donald Trump. Le président ukrainien l’a d’ailleurs rappelé lui-même : selon les données de l’Institut international de sociologie de Kiev, son soutien se trouverait plutôt aux alentours de 57 %. À ses yeux, le fait que Donald Trump puisse avancer un chiffre aussi aberrant est un effet direct des opérations souterraines de désinformation russe.
Zelensky avait donc des raisons d’affirmer, comme il l’a fait en début de semaine : « il ne sera pas simple de me remplacer, parce qu’il ne suffit pas pour cela d’organiser des élections. Il faudrait aussi m’interdire d’y participer, et c’est déjà quelque chose de plus difficile ».
63 % des Ukrainiens continuent de s’opposer à la tenue d’élections, tant législatives que présidentielles, avant l’instauration d’une paix durable.
Guillaume Lancereau
5 — Un paysage politique structuré pour l’instant sans alternative à Zelensky
De fait, l’autre facteur qui joue en faveur de Volodymyr Zelensky tient aux difficultés que soulèvent les appels à le remplacer.
Si l’équipe de Donald Trump ne dissimule pas son exaspération face à l’intransigeance du président ukrainien, elle ne dispose pour l’heure d’aucun candidat de substitution. Petro Porochenko n’a pas la faveur du Parti républicain et Ioulia Tymochenko, en dépit de tous ses efforts pour se rapprocher de la nouvelle administration états-unienne, est perçue comme une figure du passé (elle a été nommée Première ministre par Viktor Iouchtchenko à la suite de la « révolution orange » de 2004), sans réels appuis à Washington. Quant aux autres figures politiques ukrainiennes, elles sont largement méconnues hors du pays.
Plus largement, le projet de résolution du conflit qu’envisage la Maison-Blanche présente tous les aspects d’une reddition pure et simple : dans ce cadre, on voit mal quel responsable politique ukrainien aurait envie d’en endosser la responsabilité. Le contexte s’y prête d’autant moins que, face au président états-unien, plusieurs responsables européens, à commencer par Emmanuel Macron, se sont opposés au principe d’une « paix qui soit une capitulation ».
Malgré l’épuisement général que génère cette longue guerre, la population n’est pas prête à accepter qu’un dirigeant signe une paix sans garanties qui réduirait du même coup à néant les sacrifices consentis au cours des trois années passées.
Le Kremlin, pour sa part, n’a pas non plus de favori en Ukraine. Vladimir Poutine et son entourage nourrissent une profonde hostilité vis-à-vis de Zelensky et rêvent de l’évincer du pouvoir, sans disposer pour autant d’un candidat idéal. Les anciennes composantes du camp pro-russe en Ukraine ont été démantelées à la faveur de la guerre — voire même depuis 2014 — sans compter qu’aucune nouvelle figure politique ne risque d’émerger en période de loi martiale.
6 — Côté russe : inertie et indifférence
Les sondages d’opinion accumulés depuis trois ans de guerre montrent que ni la mobilisation, ni le coup manqué de Prigojine, ni l’invasion des forces ukrainiennes sur le territoire russe, ni les informations relatives aux considérables pertes humaines sur le front ukrainien — rien de tout cela n’a modifié en profondeur l’opinion. On mesure bien des pics de nervosité, mais sans que ceux-ci transforment l’atmosphère générale, mêlant répression idéologique, obscurantisme militariste, insatisfaction à l’égard de la guerre, fossé croissant avec le monde occidental, patriotisme, peur de la défaite et dépolitisation.
Les derniers événements, qui ressemblent fort à un tournant historique par le rapprochement annoncé entre la Russie et les États-Unis, semblent laisser de marbre la population russe, tout comme les annonces — qui ne lui parviennent peut-être pas — des exactions auxquelles leurs supérieurs soumettent certains soldats russes — ainsi de cette centaine de combattants blessés, marchant avec des béquilles ou une canne, qui se sont soulevés dans la région de Ekaterinburg, refusant de retourner au front avant d’avoir été véritablement soignés, et qui ont finalement été envoyés de force dans l’oblast de Lougansk après s’être vu confisquer leurs téléphones.
On comprend, dans ces conditions, que le pouvoir puisse se permettre toutes les contradictions idéologiques imaginables, annonçant un jour lutter contre « l’Occident collectif » et l’OTAN pour mieux se rapprocher des États-Unis le lendemain, face à l’Ukraine et à l’Europe.
La population ukrainienne n’est pas prête à accepter qu’un dirigeant signe une paix sans garanties.
Guillaume Lancereau
7 — La fin de la guerre à l’horizon
L’un des principaux changements enregistrés dans les sondages porte sur la proximité de la fin du conflit. Selon l’institut Levada, 43 % des Russes sondés estiment désormais que la guerre ne durera désormais pas plus d’un an — 34 % seulement le pensaient en janvier dernier.
On observe un fossé croissant entre les partisans des négociations de paix et les personnes en faveur d’une prolongation du conflit (respectivement 59 % contre 31 % en février 2025, contre un rapport 50-40 % un an plus tôt), l’une des principales motivations citées étant les pertes humaines.
L’un des problèmes est que l’on ignore ce que la population perçoit de la situation sur les différents fronts — au-delà des cercueils qu’elle peut voir aléatoirement défiler dans les villages. On ne sait pas, par exemple, si les fortes pertes qu’enregistrent à l’heure actuelle les forces armées russes envoyées pour surprendre l’occupant ukrainien du côté de Soudja, dans la région de Koursk, parviennent à la connaissance de la population.
Les trois quarts des Russes interrogés sont convaincus que les hostilités se termineront sur une victoire russe, un chiffre stable depuis janvier 2023. Ainsi s’explique, du même coup, l’essentiel du soutien de la population à la guerre : les Russes y sont favorables tant qu’ils la gagnent ou s’imaginent qu’ils vont assurément la gagner.
8 — La paix, à quelles conditions ?
Aujourd’hui, le tiers des répondants estiment que, pour parvenir à un accord de paix, la Russie devra faire certaines concessions à l’Ukraine, soit 10 points de pourcentage de plus que dans les précédents sondages conduits entre février 2023 et septembre 2024.
Pour autant, les trois quarts des Russes interrogés considèrent toujours comme inadmissible une restitution des Républiques populaires de Donetsk ou Lougansk ou des oblasts de Kherson et Zaporižžja en échange de la paix. De même, 80 % estiment que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est inacceptable. La seule solution envisageable semble être le déploiement de forces de maintien de la paix le long de la ligne de contact, auquel s’opposent seulement 39 % des sondés.
Quoi qu’il en soit, dans tous les cas évoqués, les résultats des sondages varient selon l’origine des propositions potentielles : dès lors que l’une de ces propositions est présentée par les sondeurs comme une décision de Vladimir Poutine, elle obtient immédiatement une adhésion démultipliée.
Les Russes sont favorables à la guerre tant qu’ils la gagnent ou s’imaginent qu’ils vont assurément la gagner.
Guillaume Lancereau
9 — Un regain du nationalisme
Malgré cette lassitude vis-à-vis du conflit, qui n’est donc pas encore un réel désir d’y mettre fin, on constate une cristallisation croissante du militarisme et du nationalisme. Pour la première fois depuis le début des années 2000, un sondage de Levada effectué au mois de janvier a révélé que la moitié des Russes interrogés (51 %) préféraient que la Russie soit avant tout « une grande puissance, crainte et respectée » plutôt qu’un pays au niveau de vie élevé, mais moins puissant militairement. Pendant vingt ans, de sondage en sondage, les partisans de l’option « niveau de vie » avaient toujours été 1,5 fois plus nombreux que ceux de l’option « grande puissance ».
Dans le même ordre d’idées, 55 % des personnes interrogées affirment que l’élément le plus important du point de vue de l’État russe est la puissance militaire, contre 45 % mettant la priorité sur la puissance économique — par comparaison, le même questionnaire adressé à la population des États-Unis a produit les résultats strictement inverses, avec 73 % en faveur du pouvoir économique.
10 — Une opinion russe toujours insaisissable
Peut-on véritablement connaître l’état de l’opinion publique russe ? Plusieurs articles parus dans ces pages ont souligné les difficultés que rencontrent les pratiques ordinaires d’enquête dans un contexte autoritaire et répressif qui favorise le silence et la falsification des préférences. L’institut Russian Field a posé directement la question « Avez-vous peur de participer à des sondages » et observé que les Russes du « parti de la paix » répondaient trois fois plus souvent « oui » que ceux du « parti de la guerre ».
La seule attitude rationnelle est sans doute celle qui consiste à se prémunir contre toute idée reçue d’un exceptionnalisme russe — tendance répandue parmi ceux qui croient au fantasme ethno-nationaliste, surtout lorsqu’il s’agit de la Russie.
Les Russes ne sont ni un ensemble de 140 millions de va-t-en-guerre chauffés à blanc par la rhétorique nationaliste du pouvoir central et le souvenir de la Grande Guerre patriotique ; ils ne sont pas non plus une majorité silencieuse, prête à se soulever à la moindre opportunité politique pour renverser le nouveau tsar ; ils sont, comme le seraient peut-être les Européens à leur place, avant tout indifférents, mais suffisamment patriotes pour soutenir la guerre tant qu’ils ne la perdent pas.
L’article Comment Trump soude l’Ukraine : 10 points sur les opinions politiques pendant les négociations est apparu en premier sur Le Grand Continent.