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29.09.2025 à 07:00

Préparer les Européens à la défense du continent : une conversation avec le Commissaire Andrius Kubilius

Matheo Malik

Changer les mentalités.

Créer de la convergence.

Face à la menace russe, Ursula von der Leyen a confié à son commissaire à la Défense une tâche colossale : coordonner une Pax Europaea.

Nous le rencontrons.

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Texte intégral (4289 mots)

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Les incursions russes dans l’espace aérien polonais, estonien et roumain constituent-elles une provocation ou un test ? 

Les deux : avec la Russie, chaque provocation est une manière de tester notre détermination.

Lorsque vingt drones pénètrent l’espace aérien polonais, ce n’est pas une erreur.

Il s’agit clairement d’une provocation visant à mettre à l’épreuve la solidité de notre défense anti-drone sur le flanc Est.

En envoyant immédiatement des avions pour détruire ces appareils, l’OTAN a réagi rapidement et efficacement. Notre défense aérienne est préparée, robuste et capable de nous défendre contre les avions de combat ennemis et les missiles. 

Mais pour faire face aux incursions de drones, nous devons développer de nouvelles capacités. 

Les radars que nous utilisons pour détecter les missiles ne suffisent pas — les drones volent plus bas et d’autres types de technologie sont nécessaires pour les capter. Voilà d’ailleurs un domaine dans lequel nous avons beaucoup à apprendre de l’Ukraine. Kiev a développé de nouvelles technologies : radars, capteurs acoustiques, intercepteurs — et des mitrailleuses pour les abattre plus efficacement depuis le sol.

Nous savons qu’il nous reste des choses à faire dans ce domaine — et je m’y emploie.

En envoyant immédiatement des avions pour détruire les drones russes, l’OTAN a réagi rapidement et efficacement.

Andrius Kubilius

Envoyer des avions de chasse dans le ciel pour abattre des drones si peu coûteux est un gouffre financier évident : comment surmonter ce déséquilibre entre le coût de l’attaque adverse et celui de notre défense ?

Les avions de combat sont en effet destinés à d’autres missions.

C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de capacités spécifiques. Et c’est exactement ce que nous souhaitons mettre en place avec la proposition de bâtir un mur anti-drones le long des frontières des États membres avec la Russie en nous inspirant de l’exemple ukrainien.

Moscou doit comprendre clairement que nous réagirons efficacement pour défendre nos États membres et leurs espaces aériens. C’est une question de souveraineté — et c’est clair pour nous tous.

Le président Trump a laissé entendre que l’incursion en Pologne aurait pu relever d’une erreur — plutôt que d’une provocation. Êtes-vous certain que les États-Unis protégeront le territoire de l’OTAN contre toute agression ? 

Je pense sincèrement qu’ils participeront à la défense du territoire de l’OTAN et qu’ils joueront leur rôle dans nos plans collectifs.

La question aujourd’hui est donc la suivante : quel est notre plan de défense et comment réagissons-nous à l’agression ?

Et quelle est votre réponse ?

Il faut à mon sens travailler sur un nouveau mandat.

Car que signifie « agression » ? Auparavant, c’était assez clair : des chars avançaient sur votre territoire, des avions de combat croisaient dans votre ciel — c’était le début d’une invasion. Dans cette hypothèse, l’OTAN était appelée et l’article 5 était déclenché. 

Mais  que se passe-t-il si ce ne sont pas des chars qui fondent vers nous, mais cent ou deux cents drones ? Comment réagir à cela ? Est-ce que cela relève de l’article 5 ? Et, si tel est le cas, quel serait notre plan d’action ?

La nature de la guerre a fondamentalement changé. L’Ukraine en est la preuve. Ce théâtre fait coexister des éléments de guerre classique avec une nouvelle façon de se battre. C’est la raison pour laquelle nous devons nous pencher sur la défense classique, mais aussi sur de nouvelles capacités.

Nous devons être prêts sur terre, en mer, dans les airs — et même dans l’espace, qui est également un élément important de mon portefeuille de commissaire et un domaine dans lequel l’Europe s’est montrée bien plus compétitive que beaucoup ne le pensaient. Dans le spatial, nous travaillons désormais mieux ensemble et — je suis fier de le dire — nous pouvons rivaliser avec les systèmes Starlink. 

La nature de la guerre a fondamentalement changé.

Andrius Kubilius

Qu’est-ce qui constitue le seuil d’une agression de l’Europe en 2025 ?

C’est une question clef et dont je ne peux être le seul à décider de la réponse. Elle implique les différents États membres et l’OTAN.

En tant que commissaire à la défense, je le résume par une phrase simple : nous avons besoin d’un nouvel état d’esprit. 

Prenons un exemple concret. Si l’on applique l’ancienne doctrine, une attaque de roquettes serait considérée comme une agression. Pourtant, une attaque de drones peut être tout aussi meurtrière. Si votre territoire est attaqué par cent drones, vous allez forcément être touché, cela causera des dégâts et cela peut tuer. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il s’agit de drones plutôt que de missiles que c’est moins grave. Si nous laissons cela se reproduire sans rien faire, le Kremlin n’en sera que plus enhardi — et se contentera de dire que c’était une erreur.

Rien ne serait plus dangereux.

Ce n’est pas une manière traditionnelle de faire la guerre et nous voulons précisément éviter de nous retrouver dans cette zone grise. Il nous faut donc être prêts à faire face à tous les scénarios et — j’insiste — abandonner les anciennes méthodes. 

Les nouvelles méthodes que vous appelez de vos vœux pourraient devoir signifier composer avec un retrait des États-Unis. Indépendamment de l’administration Trump que devrait faire l’Europe pour s’assurer qu’elle peut se défendre selon ses propres termes et à ses conditions ? 

La présidente de la Commission a répété le mot clef d’indépendance et je ne peux qu’être d’accord.

Nous voulons bâtir une Pax Europaea.

Les États-Unis ont indiqué depuis longtemps déjà — et pas seulement depuis le retour de Trump — qu’ils allaient changer l’ordre de leurs priorités et qu’ils considéraient comme stratégiquement nécessaire de renforcer leur présence dans la région indo-pacifique en se focalisant sur la Chine. Par conséquent, ils nous signalent que nous devrions nous occuper de notre sécurité à un degré beaucoup plus élevé qu’auparavant. L’idée que Washington serait toujours présente ne tient plus. C’est une transformation que nous devons examiner de manière rationnelle et dépassionnée.

Nous avons besoin d’accords pragmatiques avec les Américains. 

Andrius Kubilius

Car cela ne signifie pas pour autant que nous nous dirigeons vers un divorce chaotique. L’un de mes principes en tant que commissaire à la défense est de ne jamais entrer en concurrence avec l’OTAN. Nous devons renforcer le pilier européen de l’OTAN mais nous ne devons pas être en concurrence. Nous devons lever des fonds, utiliser notre politique industrielle et les outils dont nous disposons aux côtés des États membres — mais cela ne devrait en aucun cas faire signe vers une scission chaotique à l’intérieur de l’Alliance.

Dire que l’Europe doit prendre en charge sa défense est simplement le reflet d’une nouvelle réalité. L’idée que nous pouvions nous reposer sur nos lauriers, profiter des dividendes de la paix et ne pas dépenser est révolue. 

Désormais, notre défense est de notre responsabilité. Je ne considère pas cela comme une déclaration dramatique mais comme la conclusion logique du contexte dans lequel nous nous trouvons.

Ajoutons aussi une chose : le résultat final du dernier sommet de l’OTAN n’a pas été seulement un engagement de la part des Européens. Les États-Unis ont également déclaré leur engagement envers la défense collective de l’OTAN. 

Vous dites vouloir composer sans divorce chaotique. Mais comment, précisément, éviter le chaos ?

Nous avons besoin d’accords pragmatiques avec les Américains. 

Remplacer toutes les capacités que les États-Unis fournissent actuellement prendra du temps. Nous devons donc développer notre industrie, augmenter la production tout en élaborant un plan d’action clair.

Dans certains cas — je pense par exemple aux capacités de longue portée telles que le HIMARS — notre industrie ne produit pas suffisamment ou pas assez rapidement. Si nous devons encore nous approvisionner auprès des États-Unis à court terme, nous devons développer notre propre industrie en parallèle. Pour moi, la priorité est de ne pas avoir de lacunes.

Vous avez mentionné une Pax Europaea — comment comprendre cette expression ?

Notre vision de la paix allie la force à la dissuasion. Mais elle s’accompagne d’idéaux démocratiques et d’une source d’inspiration. En tant qu’Européens, nous devons être suffisamment forts pour dissuader toute agression — tout en proposant également une vision de progrès et de démocratie. 

On entend parfois que Poutine aurait envahi l’Ukraine parce qu’il craignait l’expansion de l’OTAN ou qu’il pensait que Kiev pourrait un jour y adhérer. Personnellement, je n’en crois rien. Poutine ne se soucie que d’une seule chose : la survie de son régime. Or une Ukraine indépendante, démocratique et européenne représentait un danger évident pour la Russie en ce qu’elle aurait soulevé des questions nouvelles pour le peuple russe : pourquoi l’Ukraine est-elle en train de se développer ? Pourquoi l’Ukraine est-elle plus prospère et se porte-t-elle mieux que nous ? Ce sont les réponses à ces questions qui menacent directement le régime russe. 

En quel sens ?

Poutine est totalement terrifié par le succès démocratique de l’Ukraine.

Je n’adhère pas à la théorie selon laquelle Poutine aspire à devenir Pierre le Grand et que ce serait là sa principale motivation. Pour moi, il a surtout peur de l’effet miroir entre une Ukraine prospère et indépendante et la Russie.

C’est pourquoi la Pax Europaea doit combiner l’affirmation d’une force suffisamment dissuasive avec un projet démocratique ambitieux. L’élargissement de l’Union représente en ce sens une opportunité : non seulement en termes de sécurité — puisque l’Ukraine dispose désormais de l’armée la plus expérimentée au combat sur le sol européen — mais aussi en tant que projet démocratique commun. La Russie craint cela autant sur le plan politique que sur le plan militaire. Voilà nos deux objectifs. 

Toutes ces aspirations ont un coût : pour atteindre ces objectifs, l’Europe doit disposer des ressources financières nécessaires. Seriez-vous favorables à l’émission d’obligations de défense en euros ?

Ma réponse courte serait : je ne pense pas que cela soit nécessaire à ce stade. 

Et la réponse longue ?

Si vous examinez les engagements pris par les États membres, l’engagement de 5 % qui a été convenu dans le cadre de l’OTAN — dont 3,5 % seront consacrés au moins aux capacités de défense — et les instruments que nous avons présentés avec la Commission, je ne pense pas que le problème central soit le manque de ressources.

La Pax Europaea doit combiner l’affirmation d’une force suffisamment dissuasive avec un projet démocratique ambitieux.

Andrius Kubilius

Certes, la plupart des contributions proviendront des États membres, mais si vous faites le calcul, nous devrions atteindre une moyenne de 3 % de dépenses de défense entre 2028 et 2035. Ces 3 % représentent 600 milliards d’euros supplémentaires par an. Sur une période de sept ans, cela représente 4 200 milliards d’euros. On pourrait faire valoir qu’une partie de ce financement ne servira pas uniquement à acheter des armes, mais la majeure partie sera consacrée aux capacités matérielles de défense. 

Il s’agit d’un montant substantiel.

Le problème que je vois est double : nous avons tout d’abord besoin d’une image claire pour comprendre quelle est la demande globale — car elle doit être cohérente — et nous devons savoir s’il sera possible d’avancer une partie de ce financement. 

Car on parle à terme d’un total de 4 000 milliards d’euros — mais c’est surtout avant 2030 que nous en avons besoin. 

Pour vous, l’important n’est donc pas tant de disposer de ressources supplémentaires que de mobiliser les capitaux plus rapidement ? 

Je fais confiance aux États membres lorsqu’ils affirment qu’ils dépenseront et tiendront leurs promesses. Tout le monde comprend désormais que la sécurité est absolument essentielle.  

La question n’est pas le financement de la défense européenne mais l’ingénierie financière pour rendre disponibles ces sommes rapidement. 

En général, nous savons trouver des solutions créatives. La vraie question est donc : saurons-nous trouver la manière d’anticiper ces sommes ? C’est le sujet central selon moi — beaucoup plus que celui de l’émission de nouvelles obligations.

Comment garantir que les futures dépenses militaires seront cohérentes et qu’elles favoriseront l’interopérabilité ?

Notre industrie est très fragmentée.

Mario Draghi l’a souligné dans son rapport. Il est clair que les États membres effectueront la majeure partie des achats et nous ne cherchons pas à les remplacer. Mais il doit y avoir une cohérence. Nous devons encourager les achats et les développements communs afin de surmonter cette fragmentation. Nous avons déjà mis en place certains instruments, tels que SAFE, ASAP et EDIP — mais nous pouvons et devons faire davantage. 

Nous devons aussi être honnêtes : ce n’est pas toujours facile car il y a toujours un instinct national. Sur le plan politique, la défense est encore principalement considérée comme une question intérieure et nos armées fonctionnent de cette manière. Cette mentalité doit changer.

Nous ne voulons pas remplacer les États membres, et nous comprenons qu’il existe un certain niveau de confidentialité au sein de l’OTAN pour des raisons valables, mais je pense sincèrement que la Commission peut jouer un rôle utile pour l’achat, la standardisation et en général le suivi de la dimension commune. Notre problème a souvent été non pas tant le manque de financement que le manque de cohérence dans les achats.

Nous devons utiliser notre puissance financière et notre politique industrielle pour inciter les États membres.

La question n’est pas le financement de la défense européenne mais l’ingénierie financière pour rendre disponibles ces sommes rapidement.

Andrius Kubilius

Êtes-vous d’accord avec la proposition du commissaire Stéphane Séjourné d’un nouveau traité européen consacré à la défense ? 

En ce qui concerne les propos du commissaire Séjourné, nous nous occupons déjà de ce que j’aime appeler la « défense matérielle » : la production, le développement, l’approvisionnement, les chars, l’artillerie, les drones.

Mais je vois un gros problème en ce qui concerne la préparation institutionnelle de la défense. 

On parle d’une menace russe prête à nous mettre à l’épreuve d’ici 2030 : la question qui se pose va au-delà du matériel — c’est celle d’une nouvelle architecture de défense. Ma tâche consiste en partie à planifier une Union de la défense. J’ai toujours clairement indiqué qu’elle devrait inclure l’Ukraine, car ce pays fait ses preuves au combat et s’intègre déjà, de facto, dans notre industrie.

Il serait avantageux pour nous d’intégrer les Ukrainiens, mais aussi des pays comme la Grande-Bretagne. Cela constituerait une bonne base et pourrait ouvrir la voie à de nouveaux instruments pour développer un plan industriel européen de défense, conformément à ce que dit le commissaire Séjourné. 

C’est donc, oui, une possibilité. 

Les pays tiers comme le Royaume-Uni devraient-ils pouvoir participer aux programmes européens sur un pied d’égalité ?

Des négociations sont en cours, non seulement avec le Royaume-Uni, mais aussi avec le Canada, concernant l’accès qu’ils auront aux prêts SAFE et les conditions de cet accès.

Lorsqu’on parle de programmes européens toutefois, cela va au-delà du financement. Pour moi, il y a plusieurs objectifs. Il s’agit certes de l’industrie de la défense, mais aussi d’efforts conjoints de formation et de capacités d’agir en cohérence — et c’est déjà le cas de facto au sein de la Coalition des volontaires, qui est un véritable effort conjoint.

Il faut accélérer notre intégration.

Une autre question est clef : la liberté d’utiliser comme nous l’entendons les armes que nous achetons avec l’argent des contribuables et qui sont acquises en dehors de l’Union européenne.

Un nouveau traité européen consacré à la défense est une possibilité

Andrius Kubilius

Vous faites référence au kill switch, l’idée que les États-Unis conserveraient une forme de contrôle sur les armes qu’ils vendent à des pays tiers. 

Oui. Et je leur ai dit directement. 

Je leur ai parlé des problèmes posés par la réglementation ITAR — l’ensemble de normes qui régit les exportations d’équipements de défense américains. Lorsque les Américains affirment que nous créons des problèmes aux entreprises américaines qui entrent sur le marché européen, je réponds que leur réglementation nous crée encore plus de problèmes.

Si nous dépensons notre argent — et ce sont bien les États membres qui effectueront la plupart des achats —, nous devrions pouvoir utiliser ces armes de la manière qui nous semble la plus appropriée. Si l’on suit cette logique, il est raisonnable de dire que l’autorité de conception devrait rester en Europe. Et c’est ainsi que de nombreuses entreprises européennes présentent leurs produits aux gouvernements européens.

Cela explique-t-il la récente annonce danoise de 10 milliards d’euros de commande pour des contrats entièrement réalisés en Europe ? 

Je pense que c’est une combinaison de plusieurs facteurs. 

Il y a la question de l’autorité en matière de conception — qui vous donne la possibilité d’utiliser les armes comme vous le souhaitez — mais parallèlement, certains messages provenant des États-Unis ont pu accélérer ce processus.

Elbridge Colby, le sous-secrétaire du Département de la Guerre, déclare publiquement que les priorités des États-Unis sont en train de changer, que certaines capacités resteront américaines et que les futurs achats auprès de pays tiers pourraient être limités. Il l’a dit clairement : les stocks doivent rester aux États-Unis.

L’annonce danoise est la conséquence de cela : nous savons que nous devons nous organiser différemment.

Mon rôle n’est pas de décider si les États membres devraient instaurer le service militaire obligatoire — mais cela serait sans doute très utile.

Andrius Kubilius

Même lorsqu’une préférence européenne claire est exprimée, il existe des divergences entre les États membres quant à la forme que devrait prendre cette préférence — on pense en ce moment aux tensions franco-allemandes sur le SCAF. Comment créer de la convergence ?

Cette question n’est pas nouvelle.

Lorsque la Communauté européenne du charbon et de l’acier a été créée, on a tenté de mettre en place une Communauté européenne de défense qui impliquait même la création d’une armée européenne. Cette initiative n’a pas été ratifiée en France à l’époque. Et l’idée a été abandonnée. Cela explique d’ailleurs en grande partie la fragmentation que nous observons aujourd’hui. Mais si nous voulons créer une véritable union européenne de défense, pleinement intégrée, il faudra une réelle volonté politique pour y parvenir. 

Si la Corée du Sud produit plus que nous tous réunis, c’est bien que quelque chose ne fonctionne pas.

Vous pensez donc qu’on verra à l’avenir davantage de fusions et de co-entreprises en Europe ?

Je le pense. 

Nous n’imposons pas la consolidation, elle se fait de manière organique. Il en va de même pour les co-entreprises. Nous ne dictons pas non plus aux États membres ce qu’ils doivent acheter, mais le rapprochement des acteurs du secteur montre qu’il existe de fait une volonté d’en faire plus ensemble. C’est toujours une question d’échelle et de rentabilité. 

Alors que la Chine, la Russie et les États-Unis se sont totalement réapproprié ce terme, l’Europe est encore très mal à l’aise avec l’idée de guerre — on préfère parler de conflits et de menaces ; de préparation et de sécurité. Montrer sa disposition à livrer bataille commence-t-il par rendre le service militaire obligatoire ?

Mon rôle n’est pas de décider si les États membres devraient instaurer le service militaire obligatoire — mais cela serait sans doute très utile.

Un phénomène social très intéressant se produit d’ailleurs dans les pays où il l’est.

Si la Corée du Sud produit plus que nous tous réunis, c’est bien que quelque chose ne fonctionne pas.

Andrius Kubilius

Si l’on prend l’exemple de la Finlande, le nombre de personnes qui se disent prêtes à défendre — voire à mourir pour — leur pays, est beaucoup plus élevé qu’ailleurs. Ce n’est pas forcément la seule raison — il y a aussi l’histoire, l’expérience et la perception de la menace.

L’Union européenne a été conçue comme un projet de paix, mais le contexte qui nous entoure a changé. C’est une réalité : nous avons besoin d’un nouvel état d’esprit. 

Quelles seraient les traductions concrètes de cette nouvelle mentalité ? 

Nous prenons les bonnes mesures pour mettre en place le nouveau récit dont nous avons besoin.

Ce n’est pas pour rien que nous avons désormais un commissaire à la défense, que nos dirigeants ont fait de la défense une priorité absolue et que nous concevons et déployons toute une série de nouveaux outils dans ce sens. 

Nos services de renseignement s’expriment plus ouvertement sur la menace russe : c’est une bonne chose. Il reste encore beaucoup à faire pour expliquer aux Européens — je parle ici des citoyens — à quel point nous devons nous préparer à cette menace.

Quand je repense à l’année écoulée, je trouve nos avancées plutôt encourageantes.

Mais nous devons désormais accélérer la cadence pour augmenter notre production et mobiliser des capitaux efficaces. 

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28.09.2025 à 18:43

Gagner la guerre d’Ukraine pour éviter la guerre d’Europe

Matheo Malik

Demain matin s’ouvre le Forum de sécurité de Varsovie, en partenariat avec la revue.

Pour sa présidente Katarzyna Pisarska, l’Union est face à un choix simple : si elle ne fait pas gagner l’Ukraine maintenant, elle accepte de livrer ses citoyens à une guerre directe contre la Russie de Poutine — dont les drones ont déjà commencé à envahir le ciel européen.

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Texte intégral (2689 mots)

Demain matin, à partir de 9 heures, s’ouvre en Pologne un rendez-vous européen clef : le Warsaw Security Forum. Avec plus de 2500 participants de haut niveau, la revue en est partenaire et nous serons présents pour mener des tables rondes et des entretiens de fond.

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L’Europe se trouve aujourd’hui à un point de bascule. D’un côté, une action décisive, une stratégie claire et un continent sûr. De l’autre l’hésitation, l’errance et le risque final d’affronter une Russie plus forte et plus téméraire dans des conditions bien pires.

La guerre en Ukraine est dans sa quatrième année.

Ce qui avait commencé comme une invasion à grande échelle s’est transformé en une guerre d’attrition épuisante. La résilience de l’Ukraine a été extraordinaire ; dans une situation qui lui était très défavorable, la résistance ukrainienne a arrêté la première charge de l’armée russe, repris des territoires et protégé sa capitale. 

Mais l’héroïsme seul ne suffit pas pour gagner une guerre. Il doit s’accompagner d’une stratégie et de ressources qui rendent la victoire inévitable — et non simplement possible.

L’Europe est loin, aujourd’hui, d’avoir réuni ces conditions. Elle refuse à juste titre de négocier avec le Kremlin, qui ne respecte pas la loi des traités ; elle est cependant toujours hésitante à prendre les mesures militaires nécessaires pour mettre fin à la guerre. Elle promet sa solidarité, mais dans une sorte de demi-mesure : des aides retardées, des livraisons d’armes au compte-gouttes et des débats qui s’éternisent pendant des mois, tandis que les soldats ukrainiens rationnent leurs munitions.

Le paradoxe est flagrant : l’Europe insiste sur le fait que la Russie ne doit pas gagner, mais elle n’arrive pas à définir clairement ce que serait une victoire ukrainienne  — ni ce qu’elle serait prête à faire ou à risquer pour la garantir.

Si l’Europe veut vraiment gagner cette guerre avant d’avoir à mener la prochaine, elle doit comprendre que l’aide militaire seule ne suffit pas.

Katarzyna Pisarska

Ce manque de clarté est coûteux, sur le champ de bataille comme ailleurs.

À Washington, l’hésitation européenne a fini par éroder sa crédibilité. Les votes aux Nations unies — en particulier ceux du Sud — dessinent  une nouvelle carte du monde. De plus en plus de pays s’abstiennent ou votent contre les résolutions condamnant l’agression russe, non parce que les arguments de la Russie sont convaincants — les revendications de « préoccupations légitimes concernant la sécurité » sonnent creux lorsqu’elles masquent une agression impériale — mais parce que le message de l’Europe est confus. Faute pour elle de proposer une manière de clore le conflit, la ligne morale entre l’agresseur et la victime devient pour d’autres plus facile à brouiller. Plus important encore, le temps ne joue pas en faveur de l’Europe.

Le Kremlin sait tourner les guerres longues à son avantage. Il échange de l’espace contre du temps. Il encaisse les sanctions, il les absorbe — jusqu’à ce que ses adversaires se lassent. De la retraite de Napoléon en 1812 à la normalisation post-Crimée en 2014, en passant par la longue épreuve de la Seconde Guerre mondiale, la stratégie de la Russie a toujours été de tenir dans le temps. C’est la même chose aujourd’hui. Cela importe au fond assez peu qu’elle ne remporte pas de succès militaire éclatant en Ukraine : elle ne perd pas non plus. Pour Moscou, un gel à son avantage est tout aussi précieux qu’une victoire sur le champ de bataille.

L’Ukraine est dans une autre temporalité. Chaque mois de guerre signifie plus d’infrastructures détruites, plus de citoyens déplacés, plus de tensions économiques et plus de soldats épuisés. L’économie du pays ne survit que grâce à l’aide extérieure ; sa population diminue. Le danger n’est pas que l’Ukraine s’effondre soudainement, mais que sa résilience faiblisse jusqu’à ce que les moyens ou la volonté de résister disparaissent.

L’Europe ne peut se permettre de laisser la guerre dériver vers une telle situation.

Plus elle attend, plus la facture sera élevée en termes d’argent, de capital politique et de vies humaines.

L’élargissement de l’Union comme moyen de victoire

Si l’Europe veut vraiment gagner cette guerre avant d’avoir à mener la prochaine, elle doit comprendre que l’aide militaire seule ne suffit pas.

L’Ukraine doit être ancrée de manière irréversible dans le projet européen — et le plus tôt possible. Car l’outil le plus puissant de l’Union n’a jamais été le char ou le missile mais la promesse de l’intégration : l’élargissement est le plus important des engagements stratégiques. Il indique aux amis comme aux ennemis que l’avenir du pays candidat est, sans aucun doute possible, de trouver sa place au sein de la famille européenne.

Il est aussi vital de garantir cela à l’Ukraine que de lui fournir de l’artillerie. 

Cette promesse détruit par un acte institutionnel le discours russe sur la « zone grise » : elle assure aux Ukrainiens que leurs sacrifices contribuent à construire quelque chose de durable ; elle dissuade aussi Moscou de parier sur l’épuisement de l’Europe.

Le processus d’élargissement de l’Union a été pensé pour des temps de paix. Les critères de Copenhague, élaborés en 1993, exigent du candidat des conditions de stabilité dans lesquelles il se conforme progressivement aux normes de l’Union.

L’Ukraine n’a pas ce luxe.

Elle mène ses réformes sous les bombes de Poutine, dans une guerre où elle lutte pour sa survie et celle de l’Europe. Exiger pour l’intégration du pays que celui-ci ne soit pas en guerre serait non seulement irréaliste mais aussi stratégiquement contre-productif. Cela reviendrait à accorder un droit de veto à la Russie : en maintenant ne serait-ce qu’une occupation minimale de cet immense territoire, Moscou pourrait bloquer indéfiniment l’adhésion de l’Ukraine.

Il existe des précédents en matière de flexibilité.

Chypre a rejoint l’Union en 2004 malgré un différend territorial non résolu. Ce qui importait alors était la décision politique : Chypre appartenait à l’Europe.

Il doit en être de même pour l’Ukraine.

L’adhésion devrait être adaptée aux temps de guerre et donner la priorité à un alignement institutionnel et sécuritaire de l’Ukraine en lui fournissant des garanties pour qu’aucun futur gouvernement de l’Union ne puisse choisir de renverser facilement le processus.

Accélérer l’adhésion de Kiev n’a rien d’un « geste symbolique » : ce processus porterait un coup direct aux objectifs de guerre de la Russie.

Poutine a envahi l’Ukraine pour tenter d’enrayer sa trajectoire européenne ; accélérer celle-ci serait la réponse stratégique la plus dévastatrice que nous pourrions lui asséner.

L’outil le plus puissant de l’Union n’a jamais été le char ou le missile mais la promesse de l’intégration : l’élargissement est le plus important des engagements stratégiques.

Katarzyna Pisarska

Perdre du temps en fait gagner à la Russie 

Certains affirment qu’intensifier le soutien maintenant serait trop coûteux ou risquerait de « provoquer » la Russie. 

Or faire traîner cet appui ne nous ferait pas économiser de ressources : au contraire, cela multiplierait nos besoins.

Si l’armée russe atteint ses objectifs — que ce soit par une conquête pure et simple ou en transformant l’Ukraine en une « zone grise » perpétuellement instable — les conséquences ne s’arrêteront pas au Dniepr. 

Aux portes de l’Europe se tiendrait alors une Russie gonflée de sa victoire, militairement renforcée, économiquement adaptée aux sanctions et suffisamment confiante pour tester la détermination de l’OTAN. Des pays comme la Moldavie et la Géorgie seront confrontés à un risque accru ; même les pays baltes, membres de l’Union, y seront exposés. L’Europe n’aura alors d’autre choix que de se réarmer à une vitesse vertigineuse, de déployer des forces le long d’une frontière beaucoup plus longue et de faire face à un conflit direct, le tout dans des conditions bien plus mauvaises qu’aujourd’hui.

Le choc migratoire provoqué par une défaite de l’Ukraine dépasserait de loin tout ce que l’Europe a connu ces dernières décennies.

Les marchés de l’énergie entreraient à nouveau en crise.

L’extrémisme politique sur le continent — déjà alimenté par les inquiétudes économiques et sécuritaires — s’en trouverait grandement renforcé.

Enfin, l’unité de l’Europe, fondement même de sa crédibilité mondiale, essuierait là un coup dont elle mettrait longtemps à se remettre.

Car toute la stratégie de la Russie repose sur le pari d’un morcellement de l’unité occidentale. Elle espère que les élections portent au pouvoir des dirigeants moins engagés, que l’usure économique affaiblisse notre détermination et que les Alliés veuillent normaliser les relations avec le Kremlin. Chaque mois d’hésitation renforce cette hypothèse.

Notre réponse doit prendre la forme de mesures tangibles et surtout irréversibles : en commençant par saisir les avoirs gelés de l’État russe — plus de 300 milliards de dollars dans les réserves de la banque centrale — pour financer la défense et la reconstruction de l’Ukraine. Une telle mesure non seulement saperait la stratégie de la Russie, mais modifierait également le discours politique national. Plutôt que de demander aux contribuables européens de supporter un lourd fardeau, les dirigeants pourraient démontrer que la Russie paie pour les dommages qu’elle a causés.

Chaque mois qui passe sans stratégie européenne cohérente est un mois où la Russie s’adapte, où le sang des Ukrainiens coule et où les coûts de la paix augmentent.

Katarzyna Pisarska

Ce moment est celui d’une génération.

Si l’Europe continue à hésiter et que l’Ukraine tombe, les jeunes Européens d’aujourd’hui vivront demain dans un continent moins sûr, moins respecté et plus dépendant des puissances extérieures.

Les belles paroles de l’Union sur les droits de l’homme et l’État de droit sonneront alors bien creux.

Le souvenir d’une Europe restée les bras croisés alors que son voisin démantelait une démocratie restera gravé dans les mémoires pendant des décennies — comme l’a pu l’être celui de ceux qui prônaient l’apaisement dans les années 1930.

Si, en revanche, l’Europe aide l’Ukraine à gagner et accélère son adhésion, elle aura prouvé à elle-même et au monde entier qu’elle est plus qu’un bloc économique ; elle aura montré que lorsque ses valeurs sont remises en cause, elle est capable d’agir.

Elle aura jeté les bases d’une relation transatlantique plus forte et plus équilibrée, dans laquelle l’Europe n’est pas seulement un partenaire mineur, mais un acteur stratégique à part entière.

La guerre en Ukraine aura forcément, à la fin, un vainqueur.

La seule question est de savoir si l’Europe sera de ce côté ou si elle devra faire face aux conséquences de sa propre indécision.

Notre fenêtre de tir pour agir est en train de se refermer.

Chaque mois qui passe sans stratégie européenne cohérente est un mois où la Russie s’adapte, où le sang des Ukrainiens coule et où les coûts de la paix augmentent.

En aidant Kiev à gagner maintenant — militairement et économiquement — et en l’intégrant sans délai dans l’Union, l’Europe s’achèterait une victoire stratégique et épargnerait surtout un prix bien plus élevé : celui d’une guerre à mener contre la Russie sur son propre sol.

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23.09.2025 à 17:07

Après la reconnaissance de la Palestine, le futur de la Pax Netanyahou

Matheo Malik

Alors que l’État palestinien est désormais reconnu par 157 pays, les plans du gouvernement israélien pour imposer à la région une paix armée pourraient être bouleversés.

Asiem el Difraoui signe une pièce de doctrine pour cerner les limites de la géopolitique de Netanyahou.

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Texte intégral (3366 mots)

Une image virale a beaucoup circulé ces derniers mois, notamment après les frappes spectaculaires menées par les États-Unis contre le programme nucléaire iranien. On y voit George W. Bush et ses plus proches collaborateurs — Colin Powell, Dick Cheney, Condoleezza Rice, Donald Rumsfeld — prenant la pose au Bureau ovale.

Élégants, impeccables, le regard fixé vers la caméra.

Un commentaire accompagnait la photo : « Imaginez que vous remontiez dans les années 2000 et que vous disiez à ces gens que l’animateur de The Apprentice serait celui qui finirait par bombarder l’Iran. »

Cette image capture avec une ironie efficace un paradoxe profond.

Le spectacle mis en scène par Donald Trump depuis la Maison-Blanche nous sidère. Mais malgré toute leur puissance de feu, les États-Unis ne sont pas l’agent réel de la transformation en cours — il y en a un autre : le Premier ministre d’Israël.

Depuis le 7 octobre 2023, Benjamin Netanyahou met en œuvre le vieux mantra des néoconservateurs américains : la création d’un « Nouveau Moyen-Orient » — une ambition qui avait été affirmée pour la dernière fois par les États-Unis de George W. Bush.

C’est d’abord l’histoire d’un échec.

Les États-Unis ont en effet lamentablement raté leur occupation de l’Irak en 2003, contraire au droit international et construite sur des fondements idéologiques plus que sur une stratégie. L’Irak a sombré dans une guerre civile sanglante qui a causé des centaines de milliers de morts. Des mouvements djihadistes ont émergé, avec comme apogée de l’horreur la naissance de l’État islamique (Daech), qui a fini par établir un pseudo-califat en Irak et en Syrie, exportant sa terreur jusqu’en Europe par des attentats de masse, notamment à Paris et à Madrid.

Ce n’est qu’avec l’intervention d’une coalition internationale que Daech a pu être défait militairement, notamment après la chute de Mossoul.

Et ce n’est que deux décennies après le début de l’opération américaine Iraqi Freedom que l’Irak a commencé à se stabiliser et à disposer d’un gouvernement relativement représentatif.

Pour comprendre ce qui se déroule au Moyen-Orient aujourd’hui, il faut donc partir de là : vingt ans plus tard, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, est-il en train de réussir là où George W. Bush avait échoué — en imposant par la force sa vision d’un Nouveau Moyen-Orient ?

La «  double  » du magazine Vanity Fair consacrée à la Maison-Banche de George W. Bush et sa photo iconique.

Changement de régime : le Nouveau Moyen-Orient de Benjamin Netanyahou

Depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, Israël s’est engagé sur plusieurs fronts en accumulant les succès stratégiques.

Au Liban, sa victoire contre le Hezbollah, obtenue par la ruse et par la force, a déjà en quelque sorte contribué à une transformation de la gouvernance du pays.

La dislocation du « Parti de Dieu » et la décapitation de son leadership l’empêchent désormais de déterminer l’action gouvernementale, ou de contrôler réellement le sud du pays.

Un gouvernement de transition pragmatique, dirigé par le général Joseph Aoun — jouissant du respect de la majorité de la population — et Nawaf Salam, un Premier ministre considéré comme efficace, notamment en Occident, pourraient réussir à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire — y compris l’ancien fief du Hezbollah — et à sortir le Liban de sa crise économique chronique.

Le basculement de la Syrie n’a probablement été possible que parce que le Hezbollah et l’Iran — principaux soutiens de la dictature d’Assad — avaient été affaiblis au préalable par Israël. En marge de l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, le nouvel homme fort de Damas Ahmed al-Charaa s’est entretenu publiquement avec David Petraeus — l’un des architectes de la stratégie américaine de contre-insurrection au Moyen-Orient. Si elle n’était pas forcément du goût d’Israël, la mise en scène de cette rencontre entre un ancien chef djihadiste et le militaire qui a le plus combattu Al-Qaïda sur le terrain marque un tournant.

Enfin, en lançant l’opération Am Kalavi, le Premier ministre israélien avait pour la première fois clairement appelé au changement de régime à Téhéran. Malgré son succès tactique et la création d’un précédent avec l’opération américaine « Midnight Hammer » — qui montre qu’Israël est désormais capable de pousser les États-Unis à agir à sa demande — il n’est pas encore parvenu à cette étape ultime.

Avec la chute de l’ayatollah, toutes les menaces directes d’Israël seraient éliminées.

Au-delà des fantasmes : de la Pax Israeliana au Bellum Æternum 

Pourtant, une Pax Israeliana — pour reprendre l’expression du politologue libanais, diplomate et ministre Ghassan Salamé 1 — dans laquelle Israël stabiliserait la région selon sa volonté et l’expression de sa puissance, paraît de plus en plus lointaine.

Certes, Tel Aviv est aujourd’hui l’hégémon régional incontesté — sauf peut-être en Syrie, où la Turquie continue de faire contrepoids. L’Arabie saoudite et l’Égypte, jadis poids lourds régionaux, ne pèsent plus grand-chose, paralysés par la crainte de la puissance militaire israélienne et l’imprévisibilité de Donald Trump.

Mais malgré cette domination, nous sommes très loin d’un climat propice au règlement des conflits. 

Le spectre qui se dessine est plutôt celui d’un bellum aeternum — une guerre sans fin.

La menace de la réoccupation totale de Gaza et les actions très violentes de colons d’extrême droite en Cisjordanie marquent une ligne claire : dans son immédiat voisinage, le gouvernement israélien cherche à s’étendre.

La Syrie, que le gouvernement Netanyahou voudrait — comme autrefois le pouvoir colonial français — diviser en mini-États autonomes selon des lignes ethniques et confessionnelles, illustre cette vision. 

Le cas druze, où Israël se pose en protecteur de la minorité avec une présence militaire au Golan, un territoire déjà en partie occupé par Israël, en est un autre exemple.

Un effondrement du régime iranien pourrait libérer des forces centrifuges dangereuses. On oublie trop souvent que seuls 60 % de la population iranienne sont d’origine perse. Les minorités kurde, baloutche, arabe et azérie y sont nombreuses. Certaines, notamment les groupes kurdes et baloutches, sont déjà en conflit ouvert avec Téhéran.

À cela s’ajoute le danger d’un soulèvement interne violemment réprimé par les Gardiens de la révolution, qui pourrait précipiter le pays dans le chaos. Les ultraconservateurs au pouvoir pourraient alors chercher à déstabiliser l’Irak — où ils disposent encore de puissantes milices loyales — et n’auraient aucun intérêt à voir émerger une Syrie stable. 

Ils pourraient ainsi activement soutenir les adversaires du gouvernement fragile d’Ahmed Al-Charaa, qui peine déjà à contrôler le pays et sa mosaïque ethnique et religieuse.

Car les tensions restent vives : l’EI a commis en juin son premier attentat majeur dans une église de Damas, causant la mort de 22 personnes. D’autres menaces persistent, provenant par exemple de fractions radicalisées de la minorité chiite ou des Fulul — soutiens de l’ancien régime.

Une nouvelle descente dans le chaos syrien aurait des conséquences dramatiques pour toute la région — en particulier pour le Liban voisin, dont la stabilité reste extrêmement précaire.

Mais les États fragiles ne sont pas les seuls menacés.

Une fermeture du détroit d’Ormuz — déjà brandie comme menace par le Parlement iranien — pourrait mettre en grande difficulté un géant relativement discret : les Émirats arabes unis. Malgré ses vastes réserves financières, un conflit prolongé entravant l’exportation de pétrole et de gaz pourrait de fait exercer une pression considérable sur Abou Dabi, dans un contexte de croissance démographique rapide. Qui pourrait continuer d’investir aux Émirats si la guerre s’installe à ses portes ?

Les Accords d’Abraham, un temps célébrés comme un tournant diplomatique, apparaissent aujourd’hui comme un reliquat d’une époque révolue. 

En particulier après l’attaque israélienne contre la délégation de négociations du Hamas au Qatar. Très longtemps poussé par Israël à jouer le rôle d’intermédiaire, ce pays abrite la plus grande base militaire américaine au Moyen-Orient et le US Central Command pour la région. 

Cette attaque a envoyé une onde de choc dans les autres pays du Golfe — y compris ceux qui ont signé les Accords d’Abraham et qui craignent maintenant pour leur stabilité.

Pourtant, ces blocages ne sont donc pas de nature à arrêter Netanyahou — ni aux frontières d’Israël, ni au-delà.

Et c’est précisément là que se situe le principal risque.

De Napoléon à Netanyahou : le paradigme de la « guerre de trop »

Sous couvert d’anonymat, un haut diplomate européen spécialiste du Moyen-Orient pointe les écueils de cette paix par les armes  : « Netanyahou est un excellent tacticien, mais pas un stratège capable de penser à long terme au-delà de sa propre survie politique ». 

Que se passe-t-il après les victoires tactiques ?

Comme Napoléon, Netanyahou s’appuie sur la ressource politique ultime de tout dirigeant fragilisé en interne mais qui enchaîne les succès à l’extérieur : le charisme militaire.

Dans la démocratie israélienne, chaque nouvelle séquence de la série de victoires qui a culminé jusqu’à l’opération Am Kalavi a ainsi permis de repousser sine die la question du coût réel de la guerre.

Comme Napoléon, Netanyahou a pu instrumentaliser la menace extérieure pour consolider son autorité interne. Dans les deux cas, la force charismatique repose sur la conviction que le chef militaire incarne la survie même de la Nation.

Mais cette stratégie a un prix et crée une dépendance : s’appuyer sur le prestige militaire impose de devoir en faire constamment la démonstration.

Il existe un paradoxe napoléonien que pourrait être en train de reproduire Netanyahou : pour rester crédible, il faut s’enfermer dans une spirale.

Dans La Révolution, François Furet décrivait l’Empire de Napoléon comme un régime qui ne pouvait pas s’arrêter pour survivre.

La guerre de trop de Napoléon fut peut-être celle d’Espagne lancée en 1808. La campagne de Russie de 1812, épuisant ses ressources, viendrait amorcer un déclin dont la défaite de Leipzig en 1813 fut le symptôme et Waterloo l’aboutissement.

Au-delà des aspects militaires et logistiques, la logique de la conquête condamnait Napoléon à toujours plus de victoires militaires, sans capacité à stabiliser un équilibre — la chute serait arrivée tôt ou tard.

Netanyahou est confronté à ce dilemme : même s’il accumule les succès militaires, la disproportion entre d’une part l’entretien de la puissance charismatique et de l’autre le coût politique à refuser toute diplomatie pourrait créer un déséquilibre et faire craquer son positionnement — jusqu’à un point de rupture.

Benjamin Netanyahou avec sa femme Sara et son fils Yair, sur la plage de Césarée en Israël — entourés de gardes du corps.

La Palestine et le problème de Clausewitz

Dans ce contexte, la reconnaissance par le Royaume-Uni de l’État de Palestine le 21 septembre, suivie le même jour par le Canada, l’Australie et le Portugal, ainsi que par la France, la Belgique, le Luxembourg, Malte, Saint-Marin et l’Andorre hier, introduit un élément perturbateur. 

Dans la spirale de victoires vient se loger une tension entre interventionnisme armé et diplomatie.

Car même si certains États continueront de se ranger derrière Netanyahou, dont les attaques contre ses alliés occidentaux se font de plus en plus virulentes, la possibilité d’une position européenne plus unifiée est désormais bien réelle.

Malgré ses victoires militaires au Proche-Orient, cette dynamique pourrait contraindre Netanyahou à renouer avec la diplomatie — mais au risque de perdre le crédit militaire.

Le piège dans lequel pourrait être tombé Netanyahou est celui de voir la célèbre maxime de Clausewitz — « la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens » — rétroagir brutalement et à front renversé.

Après plusieurs mois de victoires, Benjamin Netanyahou pourrait être confronté à une nouvelle réalité : la politique et la diplomatie deviendraient pour lui la continuation de la guerre par d’autres moyens.

On peut lire comme un écho à cette matrice stratégique le discours prononcé à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies par Emmanuel Macron le 22 septembre : « la paix est beaucoup plus exigeante, beaucoup plus difficile que toutes les guerres. »

Les succès militaires sur le terrain ne suffisent pas à garantir la sécurité ou la légitimité internationale d’Israël.

À mesure que s’accumulent la pression diplomatique, les reconnaissances de l’État palestinien par des alliés clefs de l’Occident, et l’isolement croissant d’Israël sur la scène mondiale, la bataille se déplace. 

Elle ne se joue plus seulement avec des chars et des drones, mais aussi dans les chancelleries, les forums multilatéraux et l’opinion publique internationale.

Pour Netanyahou, le défi est désormais de savoir s’il saura transformer ses succès militaires en leviers diplomatiques ou s’il continuera une fuite en avant militaire qui risque de réduire encore son espace politique.

De nouveaux leviers après la reconnaissance de la Palestine par 157 États

La France et le Royaume-Uni, membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, doivent peser de tout leur poids — même en cas de veto américain — pour proposer des résolutions audacieuses favorisant la désescalade. 

Le plan de paix franco-saoudien en est un exemple, dont l’objectif est de forcer Netanyahou à négocier avec un interlocuteur légitime — l’Autorité palestinienne — aujourd’hui reconnu en tant qu’État par 157 pays.

Même si un tel veto reste probable, Donald Trump, président imprévisible, pas fondamentalement belliciste et désireux de recevoir le prix Nobel de la Paix en parachevant les Accords d’Abraham, pourrait être sensible à certains arguments, surtout économiques.

Doutant de l’efficacité de la protection américaine, les États du Golfe pourraient faire peser la menace d’un désinvestissement de leurs fonds souverains extrêmement riches, nuisant ainsi aux intérêts non seulement liés à Israël mais aussi aux États-Unis. Trump s’est montré très mécontent concernant l’attaque au Qatar et, proche des dirigeants saoudiens, il pourrait exercer une pression décisive sur Israël, une fois la menace nucléaire iranienne écartée à ses yeux. Désormais unique membre du Conseil de Sécurité à ne pas reconnaître l’État palestinien, les États-Unis disposent d’un levier de poids pour empêcher Israël de poursuivre ses initiatives militaires unilatérales.

En Israël, l’opinion publique pourrait quant à elle jouer un rôle clef.

Alors que l’extrême droite s’enferme dans une spirale de destruction totale à Gaza et de conquête en Cisjordanie, la prise de conscience qu’Israël est en train de perdre la guerre pour l’opinion publique mondiale pourrait provoquer un sursaut.

Car les pays des BRICS élargis ou du Sud global ne sont plus les seuls à ne pas accepter la politique de Netanyahou au Proche-Orient et la violence contre les Palestiniens. Ces préoccupations s’installent désormais durablement aussi dans de plus en plus de pays amis en Europe.

Partout dans le monde, une jeunesse très éduquée et révoltée par la politique du gouvernement Netanyahou se mobilise ; parmi elle existent certes des éléments antisémites mais, dans sa vaste majorité, elle est indignée par les crimes de guerre contre les Palestiniens et leur souffrance : parmi elle se trouvent les élites politiques de nombreux pays de demain.

Peut-être les Israéliens se rendront-ils compte qu’ils sont actuellement en train de compromettre sérieusement leur avenir sur la scène mondiale. Un tel réveil permettrait peut-être de vraiment stabiliser la région avant qu’un Bellum Aeternum ne s’installe définitivement — une guerre sans fin dont ils risqueraient eux aussi de devenir les victimes.

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14.09.2025 à 19:54

La très longue guerre d’Ukraine et la naissance d’une nation : conversation avec l’historien Yaroslav Hrytsak

Matheo Malik

« L'Ukraine est en train de quitter un monde dangereux : le monde russe. »

Comment la longue durée peut-elle aider à comprendre la guerre ?

Pour l’historien et intellectuel ukrainien Yaroslav Hrytsak, auteur de Ukraine. The Forging of a Nation, l’atrocité de l’agression de Poutine est en train d’opérer une transformation profonde : l’expérience de la violence et l’aspiration à la liberté façonnent un pays qui se construit par la résistance.

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Texte intégral (2865 mots)

Cet entretien, mené à Lviv au quatrième été de la guerre, clôt l’enquête au long cours de Fabrice Deprez sur la résistance ukrainienne « Portrait d’un pays déchiré — qui résiste ».

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Vous êtes historien. Vos travaux portent notamment sur la naissance de l’Ukraine en tant que nation. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation du pays ?

Vivre en Ukraine aujourd’hui, c’est être pris dans une montagne russe émotionnelle — en permanence.

Comme tout Ukrainien, je me sens tantôt déprimé, tantôt optimiste en fonction des circonstances.

Comme tout Ukrainien, je fais de mon mieux pour voir les choses du bon côté : ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie.

Mais en tant qu’historien, c’est peut-être plus facile pour moi que pour beaucoup de mes concitoyens. Mon métier me donne le sens de la longue durée. Vues sous cet angle, les choses sont, je pense, favorables à l’Ukraine.

Pourquoi ?

Avec cette guerre, l’Ukraine est en train de quitter un monde dangereux : le monde russe. 

Le fameux rousskiy mir dont parle Poutine à longueur de discours.

Je sais que beaucoup en Occident sont aveuglés par la beauté de la culture russe ; ce filtre les rend aveugles à l’autre face : une culture de violence, qui suit les Russes du berceau jusqu’au cercueil et qui domine ce monde

Or l’Ukraine vit dans ce monde, dans cet espace. 

Pour nous, la chance historique de rejoindre l’espace européen n’est pas importante simplement parce que l’Union possède un bien meilleur niveau de vie et une stabilité — c’est aussi parce qu’il s’agit d’une région du monde où la violence a été réduite à un niveau tolérable.

Ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie.

Yaroslav Hrytsak

Nous savons à quel point la vie dans ce continent a pu être sanglante, combien de guerres l’ont déchiré. Mais on peut aujourd’hui difficilement imaginer une guerre entre la France et l’Allemagne ou entre la France et la Grande-Bretagne. C’est la plus grande réussite de ce projet. Elle est souvent sous-estimée. Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec l’Ukraine : je vois cette guerre comme une ultime tentative, une tentative finale de la Russie pour garder l’Ukraine sous son emprise. Le moment que nous vivons est celui où l’Ukraine affirme qu’elle veut quitter cet espace.

Qu’est-ce qui vous frappe particulièrement dans cette guerre ?

En termes démographiques, les pertes de l’Ukraine dans cette guerre sont déjà comparables à celles de notre pays pendant la Deuxième Guerre mondiale. Par chance, la majorité de ceux qui ne sont plus en Ukraine sont toujours vivants. Mais toujours est-il qu’ils ne sont pas là. L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face.

Mais la guerre est aussi une période d’opportunités. Dans certains domaines, j’observe ainsi des transformations profondes.

Lesquelles, par exemple ?

Deux questions ont longtemps déchiré l’Ukraine : la langue et la question mémorielle.

Une partie de la population, notamment dans l’Est, avait une certaine sympathie — ou une empathie pourrait-on dire — pour la Russie, la culture russe. Cette réalité entraînait un débat important sur le statut de la culture et de la langue russes. Ce n’est plus le cas. C’est en partie dû au fait que nous avons perdu des territoires en Crimée et dans le Donbass, mais cela s’explique aussi par la réaction à l’agression de Poutine et notamment, de façon très concrète, à ses bombardements.

Prenez Odessa, une ville russophone. Aujourd’hui, cela nous semble évident, mais l’on n’aurait  jamais imaginé que la statue de Catherine la Grande pût être retirée alors même qu’elle est considérée comme la fondatrice de la ville. Cela s’est fait pourtant sans protestations.

Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de problèmes : la question linguistique est encore un sujet. Mais en temps de guerre, la question du statut de la langue russe n’est plus sur la table — personne n’ira en débattre.

Nous sommes à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, près de la Pologne. Comment la guerre est-elle ressentie ici ?

Le bâtiment où nous nous trouvons actuellement, sur le campus de l’Université catholique de Lviv, est un endroit particulièrement sûr.

Pourtant, si vous tournez votre regard dans le hall, tout près de l’entrée, la première chose que vous voyez est un tableau avec les noms des étudiants et des enseignants tués durant la guerre. Il y a plusieurs douzaines de lignes.

Il y a environ un an, l’une de mes étudiantes est morte avec sa mère et ses deux sœurs dans une frappe russe. Seul le père a survécu. Nous continuons à perdre des gens — et je ne parle pas seulement de ceux qui sont au front. Le sentiment constant de perte. Plus loin, en sortant de l’université, le cimetière s’agrandit constamment.

L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face.

Yaroslav Hrytsak

Dans le deuil, nous avons pris conscience de la beauté de ce pays. 

Je me rappelle d’une discussion avec un officier aujourd’hui dans l’armée mais qui avait commencé dans les manifestations sur la place Maïdan. Il est désormais stationné dans le nord du Donbass. Je lui demandais ce qu’il ferait lorsque la guerre serait enfin terminée. Il me dit qu’il emmènerait sa femme et ses deux enfants en vacances dans le Donbass — précisément là où il était posté — parce qu’il n’avait jamais pris conscience à quel point la région était belle.

Quelles sont les références historiques qui s’imposent à vous pour décrire cette guerre ? En Europe occidentale, en France, en Allemagne, on pense souvent à la Première Guerre mondiale… Est-ce aussi la comparaison qui vous vient immédiatement à l’esprit ?

Oui. La guerre d’agression de Poutine a commencé par une tentative de Blitzkrieg. Si ce terme date de la Deuxième, la Première Guerre mondiale avait aussi démarré par une tentative de guerre rapide qui s’est transformée en une longue guerre de quatre ans. Nous sommes aujourd’hui dans la quatrième année.

Il y a toutefois une importante nuance : notre guerre, ce sont les tranchées plus les drones. La technologie a changé mais n’a pas réussi à transformer ce conflit en guerre de mouvement : il n’y a pas de percée, la ligne de front bouge lentement — certaines personnes ont calculé qu’il faudrait 100 ans à l’armée russe pour atteindre Kyiv à rythme constant.

La deuxième différence c’est l’échelle : nous n’avons en Ukraine pas d’opérations de très grande ampleur et de batailles impliquant des centaines de milliers d’hommes.

Nous sommes dans une guerre d’attrition, avec une logique différente : la défaite n’est pas définie sur le champ de bataille mais par l’opinion publique. Et la victoire dépendra de la capacité de la société à supporter le fardeau de la guerre. On sait désormais que cette guerre ne s’arrêtera pas en raison d’une victoire militaire mais par l’effondrement d’un côté ou de l’autre. Ceux qui ne pourront en supporter le coût s’effondreront — et ce sera la fin. 

Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ?

Je suis optimiste : malgré les pertes, malgré les tensions, l’Ukraine ne s’effondre pas et pourrait encore tenir des mois, si ce n’est des années. Nous sommes dans une guerre très longue : une trêve est peut-être possible à court terme — mais pas la fin de la guerre. 

Comment expliquez-vous que la société ukrainienne parvienne à tenir aussi longtemps ?

Cela relève de quelque chose d’irrationnel qu’il est difficile de décrire. 

Essayons tout de même. 

Tout d’abord, les études historiques montrent que les sociétés qui ont une expérience de violence prolongée se montrent plus résilientes. L’Ukraine a cette expérience. Ce qu’elle a connu pendant une grande partie du XXe siècle l’aide, d’une certaine manière, à tenir. La survie est dans les mémoires de la majorité des Ukrainiens.

Mais la résistance de l’Ukraine repose aussi de manière très concrète sur une minorité de membres de la société civile issus de la classe moyenne urbaine. La première génération de ceux-là n’avait pas connu la violence ; la nouvelle génération la connaît : cette minorité décisive s’organise et se bat pour sa liberté.

Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ?

Yaroslav Hrytsak

Combien de temps pensez-vous que la société ukrainienne pourra encore tenir ?

Je suis très prudent à ce sujet. Je me renseigne auprès d’experts, je les écoute, et la plupart d’entre eux disent que l’Ukraine peut tenir au moins six mois, si ce n’est plus longtemps. Nous ne savons pas vraiment. Nos perspectives et nos horizons sont très limités… 

Mais mon instinct me dit autre chose : qu’il y a dans cette résistance quelque chose qui dépasse complètement notre compréhension. 

Je ne dis pas qu’un effondrement est impossible — il est toujours possible — mais il est impossible à prédire.

Même si notre destin dépend toujours beaucoup de nos alliés, nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement.

Ne pensez-vous pas que cela entretienne du même coup l’illusion d’une société ukrainienne surhumaine — capable de tenir éternellement ou presque ? Quelles sont les conséquences d’une telle représentation ?

C’est une idée fausse, et dangereuse. 

L’Ukraine n’est pas surhumaine, mais elle vous fait gagner du temps. Et la question est de savoir de combien de temps vous avez besoin pour vous transformer, changer radicalement vos méthodes, surmonter l’inertie d’une époque révolue.

Pensez-vous qu’une réconciliation entre l’Ukraine et la Russie soit un jour possible ?

La réconciliation franco-allemande fut la pierre angulaire de la construction de l’Union européenne. 

Cette idée avait émergé pendant la guerre mais le critère central était qu’elle se fasse après Hitler. C’était un point crucial pour pouvoir penser à l’avenir — on ne peut guère envisager le futur avec un voisin belliqueux qui se considère en guerre éternelle contre vous.

Nous devons donc penser à la réconciliation entre la Russie et l’Ukraine — mais cela doit se faire sans Poutine. Nous devrons travailler avec ceux qui viendront après lui tout en étant conscients qu’il n’y aura probablement pas d’opposition démocratique. Il y aura sans doute après lui quelqu’un venant de son cercle proche — comme il y a eu Khrouchtchev après Staline.

Je pense qu’il faudra aussi attendre l’émergence d’une population qui aura une expérience différente du processus de démocratisation et qui sera capable de poser des questions difficiles à ses parents — exactement comme dans l’Allemagne dénazifiée.

Deux conditions préalables, donc, pourraient ouvrir la voie d’une réconciliation : une Russie sans Poutine ; et une nouvelle génération de Russes.

Quelle est à votre avis la plus grande singularité de l’Ukraine en tant que nation ?

La principale différence entre la Russie et l’Ukraine ne réside pas dans la langue ou la religion — à cet égard, ces deux pays ne sont pas particulièrement similaires, mais pas particulièrement différents non plus.

La principale différence réside dans leurs conceptions de la liberté et dans leurs traditions politiques respectives.

L’historien britannique Timothy Garton Ash fait remarquer que, dans la langue ukrainienne, le mot Volya a deux sens, celui de « liberté » et celui de « volonté » — le désir de liberté. Il me semble que c’est un excellent condensé de l’esprit ukrainien : un pays attaché à sa liberté mais qui a aussi la volonté de sauvegarder cette liberté. C’est un sentiment très européen, très occidental — pour moi, l’idée de liberté est clairement un concept de la pensée politique occidentale. C’est ce qui fait à mon sens de l’Ukraine un pays véritablement européen.

Nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement.

Yaroslav Hrytsak

La liberté dont nous jouissons est le revers de la médaille de la violence. Fondamentalement, ce qui est en jeu, c’est le dirigeant et les limites posées à son pouvoir. Malheureusement, très souvent dans l’histoire russe, nous assistons à l’émergence d’un régime ou d’un dirigeant dont le pouvoir n’est ni limité ni contesté.

Qu’enseigne la longue durée sur ce point précis ?

L’Ukraine est souvent considérée comme étant à l’ombre de l’histoire et de la culture russes. D’un point de vue historique, c’est faux.

Le fait russe est relativement moderne en Ukraine et n’a jamais eu, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, d’impact sur l’ensemble du pays. 

Pendant la majeure partie de son histoire, l’Ukraine a été beaucoup plus liée à l’Occident — quel que soit le sens qu’on donne à ce terme bien imparfait — qu’à la Russie.

Je ne prendrai qu’un exemple parlant. Quelle était la principale différence entre les princes de la Rus’ de Kiev et les dirigeants moscovites ? La plupart des mariages des princes de la Rus’ de Kiev furent conclus avec l’Europe : la France, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suède, la Hongrie, la Pologne. Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie de la Rus’ de Kiev étaient donc très enracinées dans l’Europe de l’époque.

Or pour une série de raisons — mais essentiellement du fait de sa géographie — la Russie ne l’était pas, au moins jusqu’à Pierre le Grand. 

L’idée d’un dirigeant qui exercerait ses pouvoirs sans limites était tout à fait étrangère à l’Ukraine. Et cette mémoire historique a été largement codifiée dans la littérature du XIXe siècle. Lisez Shevchenko et les grands poètes ukrainiens : ils critiquent la Russie non pas à cause de la langue — mais parce que celle-ci a privé les Ukrainiens de leur liberté.

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27.08.2025 à 06:00

Parler contre Poutine : les voix de la résistance ukrainienne

Matheo Malik

« En fait, nous sommes pris en otages entre deux empires. »

Dans un pays sonné par la guerre et qui se bat pour sa liberté, les voix s’élèvent : Serhii à la radio, Oksana dans une revue intellectuelle, Anastasia dans une petite salle de théâtre ou Maria et quelques autres sur Facebook.

D'un été en Ukraine, pour prendre le pouls d'une société en guerre, Fabrice Deprez sélectionne des choses vues — et entendues.

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Texte intégral (6000 mots)

Le texte suivant est un simple extrait d’une émission de radio diffusée sur Suspilne, la télévision et radio publique ukrainienne. « Héros » donne la parole à des soldats ukrainiens, et cette émission en particulier fut diffusée au mois de juillet. Je l’écoutais en quittant Kharkiv, en route vers Izioum, ville occupée plusieurs mois par l’armée russe et qui porte encore les séquelles de cette période. Serhii Douplyak est colonel dans le service des garde-frontières — qui combat sur la ligne de front — et engagé depuis 2014.

Serhii Douplyak

La motivation du soldat est [aujourd’hui] complètement différente. Quand les événements de 2014 se sont produits — la capture de territoires dans les régions de Louhansk et de Donetsk — pour beaucoup cela paraissait trop lointain. Ils pensaient : qu’ils restent là-bas, c’est loin. Nous, à Kyiv, à Khmelnytskyi, à Lviv, cela ne nous atteindra pas. Mais quand la menace est arrivée, quand elle était déjà près de Kyiv, près de Jytomyr, quand on creusait des tranchées près de Lviv, chacun a compris que ce n’était pas quelque chose de lointain, que cela pouvait arriver dès aujourd’hui. Alors, un peu, l’attitude des gens envers la guerre, envers la Russie et leurs actions a changé. (…)

Il est improbable que nous récupérions notre territoire seulement grâce à la bonne volonté des Russes et aux négociations. C’est pourquoi il faut se préparer et défendre notre terre, aider les gars qui, en ce moment, mènent des missions de combat, qui stoppent cette offensive. Nous devons tous comprendre que ces gars, qui sont maintenant en première ligne, ont eux aussi besoin de relève et qu’ils ont aussi besoin d’un peu de repos. (…)

On peut obtenir la victoire. Mais il nous faut la consolidation de toute notre société civile autour de cette victoire, la préparation à la résistance, la poursuite des combats. Même si certains ne sont pas des militaires, ils accomplissent eux aussi des tâches importantes ici, à l’arrière, mais chacun doit être capable, à tout moment, de se lever pour défendre [le pays]. Cela ne sera jamais de trop, car personne ne sait ce qui va arriver, ni si ce que nous vivons maintenant est le pire. Cela peut toujours être pire, même si, évidemment, on ne le souhaite pas. Mais nous devons être prêts, nous devons nous préparer. Soit nous défendons notre terre, soit nous restons un peuple sans terre, sans patrie. On peut fuir à l’étranger. Mais qui nous y attend ? Nos maisons, nos biens, on ne peut pas tout emporter là-bas. Tout le monde ne partira pas. Et si une partie de la population veut fuir à l’étranger, vivre toute sa vie comme réfugié, sans patrie, sans État, recommencer sa vie à zéro… 

Maria Koutnyakova

J’ai rencontré Maria Koutnyakova le 21 février 2022, quelques jours avant le début de l’invasion russe. Elle travaillait alors comme spécialiste en communications à 1991, un accélérateur de start-ups et espace de coworking installé au cœur de Marioupol. La discussion avait été brève, sidérante de banalité au regard de l’horreur que vivra Maria et le reste des habitants de Marioupol quelques jours plus tard. Aujourd’hui réfugiée en Lituanie, Maria a publié le texte suivant sur sa page Facebook le 18 mars dernier, trois ans exactement après les événements qu’elle y raconte. Elle avait alors 30 ans.

Le 18 mars 2022, nous étions dans le village de Melekine, non loin de Marioupol. La veille, nous y étions arrivés à pied et puis en voiture. À ce moment-là, des milliers d’habitants de Marioupol avaient déjà réussi à fuir la ville assiégée et bombardée par l’armée russe. Toutes les bases de loisirs, camps d’été, datchas et maisons villageoises étaient occupés.

Tout le monde se rendait à l’école et au conseil municipal. Il y avait des centaines de personnes à l’école : certains sortaient propres de leurs voitures, d’autres portaient des vestes brûlées et des vêtements sales. Les gens avec des enfants, des animaux, des valises. Surtout, il y avait du réseau ! Et aussi l’opportunité de recharger les téléphones. Cela semblait un miracle, car nous n’avions alors aucune nouvelle. Dans le vestibule, il y avait deux files, une pour brancher les téléphones et l’autre pour accéder à la cantine scolaire. À ce moment-là, nous n’avions pas bien mangé depuis le 10 mars, plus d’une semaine avec des rations froides et une eau limitée.

On nous a donné une assiette de ragoût, et aux robinets des toilettes, on pouvait remplir de l’eau froide. J’avais l’impression d’être au paradis. On pouvait même se laver les mains et le visage. Mais un bruit s’est fait entendre : il s’est avéré que la nourriture n’était pas distribuée à tout le monde, mais seulement à ceux qui payaient.

Un homme en civil est entré dans l’école, c’était un fonctionnaire local ou déjà un Russe. Il nous a tous ordonné de monter dans les bus pour Rostov [en Russie, ndlr], garés sur le parking. Immédiatement, nous avons compris pourquoi la directrice demandait aux gens de sortir. Certains ont couru directement vers les voitures, d’autres ont catégoriquement refusé, et certains se consultaient et hésitaient.

Nous (moi, ma mère, ma sœur et nos voisins) comprenions que nous ne pouvions pas aller à Rostov. Cela pouvait être un aller simple, mais où allions-nous dormir ? Dans la rue, dans le froid ? Alors nous avons commencé à téléphoner à tout le monde. J’ai ouvert la liste des contacts sur mon téléphone et j’ai commencé à appeler chacun par ordre alphabétique. Et j’ai réussi à contacter Tanya, qui nous a sauvés (je raconterai cela plus tard).

Pour une raison quelconque, je me suis bien rappelée cette directrice à la voix désagréable, qui se querellait à cause du ragoût et des meubles. Ça fait toujours mal quand cette insensibilité vient de nos propres gens. On attend tout des Russes, mais c’est cette pingrerie quotidienne qui touche au vif. Parfois, je me demande ce qu’il est advenu de cette école, si les meubles vont bien, comment va madame la directrice ? Mais je n’ai pas envie de penser trop à ce mal.

À l’école, nous avons rencontré un tas d’inconnus qui nous ont aidé. Une dame âgée a donné à ma sœur un mouchoir parce qu’elle avait le nez qui coulait. Une jeune fille inconnue a partagé un peu de savon liquide, et un homme nous a félicités pour être sortis de la ville en nous offrant une tablette de chocolat. Vous imaginez ce que valait cette tablette à ce moment-là ?

Nous avons aussi rencontré un garçon du théâtre, sa veste déchirée après un bombardement, qui avait un perroquet avec lui ! Sans cage, il était simplement posé sur l’épaule de ce garçon. « Quand ils nous ont frappés, la cage s’est renversée, et j’ai cru qu’elle était morte. Je l’ai appelé, et elle est sortie de nulle part pour se poser sur mon épaule. C’est comme ça que nous sommes venus ensemble ici ». 

Je la tenais dans mes mains pendant qu’il faisait la queue à la cantine.

Et même si cette école, ce vacarme effrayant de centaines de personnes perdues, les recherches, les appels et les cris rendent ces souvenirs très inconfortables, je me souviens surtout de ce perroquet dans mes mains — et de l’incroyable Tanya qui avait réussi à nous appeler et nous avait dit : « Masha, ne panique pas. Je vais tout organiser maintenant. » 2

Oksana Dovgopolova

Comment regarder son passé à la lumière de la guerre actuelle ? Cette question continue de traverser la société ukrainienne. Cet extrait d’une interview publiée dans la revue intellectuelle ukrainienne Ukraina Moderna résume particulièrement bien l’une de ces discussions qui entoure à Odessa la figure d’Alexandre Pouchkine. Oksana Dovgopolova est une chercheuse ukrainienne spécialiste des questions de mémoire. Elle répond ici à la question : « Quelles figures ou quels sujets historiques suscitent les plus grands débats ? »

Alexandre Pouchkine et Isaac Babel, ce sont autour de ces deux figures que se concentrent les débats les plus vifs. Le « Pouchkinopad » (la « chute des Pouchkines ») s’est bien sûr déroulé dans toute l’Ukraine depuis 2022 (il avait commencé plus tôt, mais c’est en 2022 qu’il a pris une ampleur massive). Odessa a besoin d’une réévaluation de la figure de Pouchkine, parce qu’en réalité, des arguments rationnels sont avancés des deux côtés. Le monument à Pouchkine à Odessa n’a pas été érigé par le pouvoir soviétique. C’est le cas, par exemple, du monument à Moukachevo, dont on ne sait pas très bien comment il s’est retrouvé là. Quand on voit Pouchkine à Moukachevo, on comprend que c’est un marquage clair de l’espace par le pouvoir soviétique.

Le monument de Pouchkine existe à Odessa depuis 1889, il avait été érigé avant la révolution des bolcheviks. Tout ce qui existait avant la révolution est considéré par la plupart des habitants d’Odessa comme plus naturel. Cette position était propre au public de la ville depuis l’époque soviétique : les habitants d’Odessa distinguaient et considéraient comme « normale » toute chose existant avant 1917. Ce paradigme continue de fonctionner. Dans cette optique, le monument à Pouchkine, érigé bien avant les bolcheviks, est perçu comme « bon ».

Il existe une légende selon laquelle les habitants de la ville ont eux-mêmes collecté de l’argent pour le monument, car les municipalités n’avaient pas fourni les ressources suffisantes. D’ailleurs, un des schémas récurrents de la mythologie urbaine d’Odessa est la conviction que la ville est faite par les gens, et non par les autorités. C’est pourquoi les gens défendent ce monument et disent qu’il est beau. D’ailleurs, il a été fabriqué à Odessa, et il existe de nombreuses histoires sur qui ont réalisé, par exemple, les fontaines et d’autres éléments du monument. Cela est étroitement lié à l’histoire de l’économie et de l’éducation à Odessa, c’est pourquoi les habitants protègent ces marqueurs de l’espace urbain.

D’un autre côté, la position de ceux qui disent qu’il est aujourd’hui impossible de conserver le monument à Pouchkine dans l’espace de n’importe quelle ville ukrainienne — peu importe comment il y est apparu — est tout à fait compréhensible, car il s’agit d’un marquage du pouvoir impérial soviétique et russe. Malheureusement, tout objet dans l’espace public continue d’être perçu exclusivement dans le contexte de la glorification d’un régime donné. L’idée qu’il soit possible de requalifier un objet n’existe pas — il n’y a pas d’exemples réussis. Et les gens ne parviennent pas à trouver une position commune parce que leurs points de vue diffèrent fondamentalement.

Maria Berlinska

En Ukraine, Maria Berlinska est une personnalité connue et clivante. Surnommée par les médias la « mère des drones » en raison du rôle qu’elle a joué depuis 2014 dans le déploiement de cette nouvelle arme au sein de l’armée, elle s’exprime depuis régulièrement pour critiquer ce qu’elle voit comme l’aveuglement de l’État, dans un discours marqué par l’amertume de quelqu’un qui pense avoir été trop longtemps ignoré. 

Elle est une représentante marquante de cette société civilo-militaire qui s’est déployée en marge de l’État pour mieux soutenir l’armée. Ce texte, l’un de ceux qu’elle publie régulièrement sur sa page Facebook, a été posté au moment où débutait à la Maison-Blanche la dernière rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky.

Je ne me considère pas comme une experte en politique internationale. Mais la situation dans laquelle on tente de nous placer est manifestement sans issue. En substance, on nous propose une paix temporaire au prix de nos intérêts.

« Renoncez à votre territoire, remettez à la Russie les millions de personnes qui vivent dans les territoires occupés, et alors, peut-être, vous aurez un long répit. Mais ce n’est pas certain. » La paix vous est garantie par une parole qui, en réalité, comme l’a montré le mémorandum de Budapest, ne garantit rien.

Où est aujourd’hui Clinton, qui était alors le garant en tant que président des États-Unis ?

Eh bien voilà. Nous garantissons que nous ne garantissons rien. Mais les soldats américains ont tout de même déroulé le tapis rouge, ils se sont inclinés devant un dictateur maniaque. Le leader du monde libre a serré la main du dictateur.

Et ce leader veut vraiment se faire passer pour un artisan de la paix. Pour mettre fin à une guerre qui n’aurait même pas commencé sous son mandat ! (Nous passerons sous silence le fait qu’elle était déjà en cours lors de son premier mandat.) Alors, cédez vos intérêts. Sinon, vous risquez de vous retrouver sans l’aide américaine. Tout court. 

Je ne suis pas enthousiasmée par bon nombre des décisions de nos dirigeants militaires et politiques.

Mais en ce moment, je souhaite sincèrement qu’ils réussissent.

Je n’envie pas notre président en ce moment. À ce moment historique, je ne voudrais certainement pas être à sa place. En fait, nous sommes pris en otages entre deux empires. Il ne faut pas oublier non plus les intérêts de l’Union et de la Chine dans ce jeu.

J’espère que nous ne nous laisserons pas battre. J’espère que nous résisterons à ce coup.

P.S. Les prévisions sont un exercice périlleux, mais je suppose prudemment qu’ils tenteront de geler le conflit sur la ligne de front actuelle. En même temps, il n’est pas certain que cela suffise à Poutine. Il exigera également les territoires inclus dans la constitution russe. Pour nous, cela est bien sûr inacceptable. Poutine continuera donc à prolonger la guerre et rejettera la responsabilité de l’« intransigeance » sur l’Ukraine.

C’est une guerre d’usure, et qui craquera le premier ? Si la société se consolide suffisamment, nous avons une chance de résister. Et de voir la Russie s’effondrer. 3

18 août 2025

Diana Berg

Diana Berg est une célèbre activiste culturelle de Marioupol. En mars 2022, elle avait échappé au siège de sa ville. Trois ans plus tard, le 18 août, elle se trouvait avec plusieurs centaines d’autres personnes sur la place de l’Indépendance à Kyiv pour un hommage à David Chichkan, artiste anarchiste de 39 ans engagé volontaire dans l’armée ukrainienne tué au front cet été. La cérémonie s’est déroulée au milieu des drapeaux rouges et noir de l’anarchisme et arc-en-ciel de la cause LGBT. Elle a été suivie d’une brève altercation avec un néo-nazi russe engagé au sein de l’armée ukrainienne et qui a tenté d’arracher l’un des drapeaux LGBT. Diana Berg raconte ce moment surréaliste qui est aussi une mise en abyme de l’Ukraine en guerre.

Nous avons fait nos adieux à David Chichkan. Il y avait tout le monde : des anarchistes, des soldats, des artistes, des activistes, des politiciens, des créateurs de tous horizons, des antifascistes, des patriotes, des gens de gauche et de droite.

Alors que l’on quittait la place pour se rendre au cimetière de Baïkove, quelque chose d’incroyable s’est produit. 

Maksym Nakonechny et Viktor Pylypenko, qui tenaient des drapeaux arc-en-ciel, ont été attaqués par derrière par un groupe de militaires du RDK [Corps des volontaires russes, une unité de l’armée ukrainienne composée de volontaires russes, ndlr].

Ils n’étaient pas présents aux funérailles, ils passaient simplement par là et ont décidé de s’attaquer au drapeau LGBT.

Une bagarre a éclaté entre les militaires russes d’extrême droite du RDK et le vétéran gay, tandis que des anarchistes de gauche passaient par là et ont mis fin à la bagarre en aspergeant tout le monde de lacrymo.

Cela ne pouvait arriver que lors des funérailles de David Chichkan. Je pense que cela devait arriver, comme une métaphore de sa vie, de son combat et de son art.

Gloire éternelle au héros. 4

« Babyonki »

Ce texte est un court extrait de Babyonki, pièce de théâtre jouée cette année par la troupe de théâtre « Ocheret », basée à Kharkiv. La pièce a été écrite par Andriy Nesmyan, soldat et mari d’Anastasia, que j’évoque dans les deux récits de ce dossier. Babyonki est un dialogue de femmes plongées dans la guerre.

Assises devant le porche d’un immeuble, elles se racontent leur vie : les trajets à Kramatorsk pour aller voir un mari au front, l’expérience d’une infirmière au début de la guerre, la peur et la frustration des nouvelles intermittentes… et la mobilisation — cette tension que j’évoque dans le deuxième épisode de cette série, ici racontée avec une franchise presque impertinente.

*

Une voix dans l’obscurité : « Bon, mais doucement, les gens dorment. Hé, les gars, vous allez où ? »

La lumière rouge s’éteint. Poivrot 1 et Poivrot 2 sortent en courant de l’ombre. Ils tombent sur un uniforme et prennent peur.

Poivrot 1 : Bonsoir. C’est quoi ça ?

Sveta (prend la lampe de poche et éclaire leur visage par en dessous) : Mobilisation.

Les poivrots prennent peur.

Olia : Sveta, arrête, aie pitié des gars !

Poivrot 2 : Mais vous voyez bien qu’on boit, qui va nous prendre ? On est, comment dire, des moins que rien, infirmes.

Sveta : Ce n’est pas une question d’être apte ou pas. C’est une question d’assembler le col au revers.

Poivrot 1 : Quoi ?

Sveta : C’est simple. Pour un bon gars, l’armée est comme une mère, pour un mauvais, c’est comme une belle-mère.

Poivrot 1 : Laisse tomber, c’est…

Sveta : Ne me « c’est » pas. Pendant que l’ennemi étudie les cartes des batailles, nous, on modifie les paysages — à la main, en plus.

Poivrot 1 : Comment ça ?

Sveta : Ils te diront ça : si tu ne t’engages pas, on perd la guerre, et toi, ils vont t’embarquer dans une toute autre armée.

Poivrot 1 : Mobilise-toi toi-même, c’est de la manip.

Sveta : Ça fait deux ans que je trime, à ton tour, beau gosse.

Poivrot 2 : Quel beau gosse ? Regarde-le ! C’est juste un dev C++… (Poivrot 1 lui donne un coup de coude) enfin, un balayeur, ouais, un balayeur. Non, même pas — ils l’ont viré du service de nettoyage parce qu’il picolait trop.

Sveta : Et dis-moi, il a commencé à picoler à quel moment ? 2021, quand il soulevait ses 100 kilos au développé-couché, ou y a six mois, quand il essayait de draguer Katia avec sa Panamera pourrie ?

Poivrot 2 : Oh, Sveta…

Sveta : (se lève, s’approche d’eux) Bon, les garçons, arrêtez un peu… (Elle prend les Poivrots par les épaules et les place de façon que l’uniforme tombe bien sur eux. Puis elle pose les manches des vareuses sur leurs épaules.)

Poivrot 2 : Putain.

Poivrot 1 : Allez, merde.

Olia : Sveta, ça suffit de foutre ce cirque. On est tous du même quartier, non ? Pourquoi les gens ne pourraient pas s’asseoir avec nous ?

Les Poivrots s’asseyent près d’Olia.

Sveta : J’sais pas, moi… Quand je suis partie à la guerre…

Poivrot 2 : Quand t’es partie à la guerre, c’est mon service qui vous a payé un minibus pour les évacs.

Poivrot 1 : Chacun son front — voilà le mien.

Sveta : Propulsion arrière ?

Poivrot 1 : Le front ?

Sveta : Ton minibus. Il était à propulsion arrière. Et après, j’ai dû y remettre autant de thunes que toi.

Dacha : Ça suffit, Sveta. Olia a raison. On vient tous du même quartier, on était tous au même lycée. On peut pas discuter normalement ?

Sveta : Toi, t’es pas neutre, tu le sais bien.

Dacha : Oh, ça, c’était en terminale.

Poivrot 2 : En première, plutôt.

Dacha : Sérieux, tu t’en rappelles encore ?

Olia : Mais oui ! Vous étiez collés l’un à l’autre ! Jusqu’au bal de fin d’année !

Dacha : (rit) C’est vrai, ça.

Poivrot 2 : (à voix basse, à Dacha) Tu te rappelles quand on s’est fait choper en train de fumer dans les chiottes ?

Dacha : (rire étouffé) Ouais… Heureusement qu’on avait eu le temps de se rhabiller.
(Dacha et Poivrot 2 éclatent de rire.)

Katia : T’étais canon à l’école, toi ! Et ça, tu l’as trouvé où ?

Poivrot 2 : Chez mon père. On essaie de pas trop se faire voir, vous savez bien… Y a des mecs qu’on réquisitionne vite, par les temps qui courent. (il lance un regard vers Sveta)

Sveta : Allez, arrête… Tu vis dans un pays en guerre !

Poivrot 1 : Oh, pendant la Première et la Seconde, les frontières n’étaient pas vraiment fermées. Sauf en URSS. Et là-bas, elles l’étaient tout le temps.

Olia : C’est vrai, Sveta. Tout le monde n’est pas obligé d’aller au front.

Poivrot 2 : Moi, je vis ici, je paie mes impôts, et on me laisse en paix. C’est toujours comme ça que ça a marché. J’ai étudié, j’ai bossé, j’ai tout sacrifié, collé à mon écran des nuits entières… juste pour vivre tranquille, un jour. C’est trop demander ?

Katia : Franchement, je pense pareil. Chacun son chemin, pas besoin de négatif.

Poivrot 1 : On voulait s’engager, au début. Mais le premier jour, on nous a renvoyés. Après, tout s’est enchaîné… Et maintenant, vous savez très bien comme l’armée est pourrie, avec la corruption et tout. Ici, au moins, je sers à quelque chose : j’empêche l’économie de s’effondrer.

Poivrot 2 : Alors écoutez, on reprend cette discussion dans de meilleures conditions : on sort des trucs à boire, à manger, et on continue.

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