11.04.2025 à 00:06
Vallée d'Aspe : enterrer les vieilles rancunes ?
Dans les Pyrénées béarnaises, les habitant·es de la vallée d'Aspe s'écharpent depuis une trentaine d'années autour d'enjeux écolos. Mais depuis peu, une autre menace rôde : dans ce coin encore un peu épargné par le tourisme, les citadin·es sont de plus en plus nombreux·ses à rafler les maisons disponibles, faisant flamber les prix de l'immobilier. Reportage. « Ici, tu ressens toute la puissance de la terre. C'est vraiment un bon endroit pour se vider la tête », rêvasse Aimée, cuisinier et (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Philémon Collafarina, Le dossierTexte intégral (1834 mots)

Dans les Pyrénées béarnaises, les habitant·es de la vallée d'Aspe s'écharpent depuis une trentaine d'années autour d'enjeux écolos. Mais depuis peu, une autre menace rôde : dans ce coin encore un peu épargné par le tourisme, les citadin·es sont de plus en plus nombreux·ses à rafler les maisons disponibles, faisant flamber les prix de l'immobilier. Reportage.
« Ici, tu ressens toute la puissance de la terre. C'est vraiment un bon endroit pour se vider la tête », rêvasse Aimée, cuisinier et fils de militante écologiste, en pointant du doigt par la fenêtre, l'orage sur les hauteurs montagneuses. La vallée d'Aspe (Pyrénées-Atlantiques) est un territoire béarnais longeant le gave d'Aspe jusqu'en Espagne. Ses voisines, Ossau et Barétous, sont larges, peuplées et touristiques, équipées de stations de ski. Aspe est une vallée étroite, aux paysages vierges et escarpés. Avec ses terres principalement exploitées par des berger·es et leurs brebis, elle paraît hors du temps. « C'est plus nature, plus sauvage » décrit Sylvain, jeune technicien du spectacle.
Relativement préservée, la vallée a pourtant été secouée dans les années 1990 par un projet autoroutier d'envergure. Les militant·es écolos venu·es s'installer dans ces années-là et les locaux implantés de longue date sont, depuis, divisés. Au risque d'oublier la menace de gentrification qui arrive peu à peu des grandes villes ? Peut-être pas.
Dans les années 1990, le projet du tunnel du Somport prévoit de creuser un passage de plus de 8 kilomètres à travers la montagne afin de favoriser le commerce avec l'Espagne, désengorger les routes et dynamiser la région. La construction devant avoir lieu sur le dernier territoire des ours bruns des Pyrénées, elle provoque la colère des écologistes. Appelés « peluts » ou « poilus » par les locaux, en référence à leurs cheveux longs, ces militant·es s'installent dans la vallée et s'activent contre le tunnel à coup de manifs, pétitions et même sabotages. Lise, fille de l'un d'entre eux, résume : « Je discutais avec un monsieur qui vivait vers Paris, il a entendu parler de la vallée d'Aspe. À une époque, c'était l'endroit où il fallait aller… Woodstock quoi ! Et moi, je suis née ici. »
Le conflit qui oppose les écolos et les habitant·es historiques ruisselle sur les générations suivantes
Animés par la culture hippie et le retour à la terre, les peluts arrivent en nombre. Entre eux et les locaux, plutôt favorables au projet et souvent anti-ours, ça frite. En 2003, le tunnel est finalement construit et même si les militant·es écolos ont réussi à négocier le fait que la route qui mène à l'Espagne contourne la plupart des villages, les promesses politiques ne sont pas tenues. « Le tunnel ne résout en rien la précarité des habitants » regrette le maire actuel d'Accous, petite commune de la vallée.
La question de la sauvegarde de l'ours, quant à elle, s'est étendue partout en France. De quoi mettre en rage les berger·es qui s'organisent et manifestent contre des décisions qu'ils jugent éloignées de leur réalité, « parisiennes ». En 2004, Cannelle, dernière ourse des Pyrénées, est tuée. En 2018, alors que deux ourses slovènes sont réintroduites de manière très discrète, les anti-ours mènent des battues pour les chasser.
Le conflit qui oppose les écolos et les habitant·es historiques ruisselle sur les générations suivantes. Paul, dont le père bosse pour le parc national, raconte : « J'ai eu des problèmes à l'école parce que mon père était identifié pro-ours. » Vivant côte à côte, enfants de « néos » et ruraux « pur jus » ne s'entendent pas. Le conflit glisse de l'ours vers d'autres enjeux écologiques comme l'écobuage, une pratique qui consiste à brûler des pans de montagne pour enlever les mauvaises herbes et la « nettoyer ». Lise explique : « C'est pas surveillé donc ça dérape. Ça te brûle toute une montagne et les animaux qui vont avec ! Y'a que le fric qui motive ces bergers-là de toute façon. » Et Paul de renchérir : « Ça serait bien qu'ils arrêtent leurs putains d'écobuages. C'est un truc qui pollue en plus. » Les critiques s'abattent également sur les comportements des locaux. Les rugbymen, par exemple : « Ils sont pas très futés, font de la provoc, et des conneries. Souvent, les conflits, ça vient d'eux ! » balance Sylvain.
En réaction, les agriculteur·ices et les berger·es se politisent contre l'écologie et ont du mal à supporter l'apologie du « naturel » des néoruraux. Pour Nicolas, agriculteur, « si tu veux pas d'écobuages, c'est que tu es de la gauche caviar... » « Ces gens arrivent de l'extérieur et considèrent que la nature est un sanctuaire. » Les néoruraux sont vus comme des moralistes, étranger·es, et « opportunistes » de la montagne. Iban, jeune agriculteur, résume : « Ils n'y connaissent rien. Ils sont passionnés par la montagne, mais ne savent pas comment on y travaille. » Jean, jeune berger, ajoute : « Nous, on vit de ça ! » Les conflits sur les styles de vie et les opinions politiques s'entremêlent jusqu'à créer des clans séparés, comme le raconte Iban : « Dans les fêtes de village, tu vois qu'il y a d'un côté les familles de paysans et les rugbymen. En général, ils sont plus anti-ours et pour les écobuages. Et de l'autre côté les écolos, les gens qui ne sont pas trop rugby et qui sont plutôt anti-écobuages et pro-ours. »
« Ça serait bien que ça ne bouge pas trop ici, que ça reste tranquille, espère Sylvain. Mais on le voit, il y a de plus en plus de touristes et de nouveaux habitants dans la vallée. » Car pendant que les « néos » et les « pur jus » s'écharpent, un autre danger pointe le bout de son nez : l'attractivité du territoire. En vallée d'Aspe, les logements sont mis sur un marché hors de portée des locaux. Depuis les années 2000, l'installation de nouveaux et nouvelles habitant·es, bien doté·es en capital économique, fait craindre aux jeunes Aspois une dégradation de leurs conditions de vie. « Ils raflent tout pour des maisons secondaires », s'insurge Aimée. En effet, de plus en plus de citadin·es (Bordelais·es et Parisien·nes) achètent des maisons de vacances, tandis que de nombreux propriétaires du coin font de leurs maisons des gîtes ou des locations en Airbnb.
Une analyse de l'immobilier en vallée d'Aspe, commandée par les mairies du coin et parue en novembre 2022, le confirme : « La crise sanitaire liée au Covid 19 a eu pour effet direct l'accroissement des ventes sur la vallée au profit d'un immobilier à vocation touristique et saisonnière. » Une accélération qui s'ajoute au fait que la majorité des maisons traditionnelles, au centre des villages, ne sont déjà plus habitées que l'été, leurs héritier·es étant entre-temps parti·es en ville. « Eux, c'est compliqué de leur dire “vous êtes pas légitimes” » commente Daniel, saisonnier, qui complète le tableau : « Ici à Lescun, c'est grave mort à l'année. Ils sont 100 habitants, alors que l'été, tu peux multiplier par 10. »
« Si l'écologie est un sujet de division, la lutte des classes pourrait devenir un enjeu commun »
D'après un audit commandé par le Syndicat intercommunal à vocation multiple et réalisé par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), sur toute la vallée, 42,6 % des logements ne sont pas occupés de toute l'année. À Lescun, cela concerne 70 % du bâti. Lise, qui y habite, témoigne : « On a beaucoup de gens riches qui achètent des maisons depuis le confinement. Des citadins qui débarquent à la montagne et se plaignent parce qu'il y a des cacas de chèvre devant chez eux. Certains sont là une fois tous les cinq ans. Ils bloquent les maisons. C'est devenu hors de prix. Et puis même si t'as l'argent, tu ne peux pas acheter parce que tout est pris. » Ainsi, pour trouver un logement abordable, les travailleurs et travailleuses du territoire doivent parfois aller habiter à plus d'une heure de route.
L'étude de 2022 donne des solutions pour remobiliser les logements vides. Il s'agit notamment d'aider ou d'obliger les rénovations, ou de racheter des maisons vides. Aimée, lui, aimerait qu'il y ait « une priorité donnée aux gens du coin pour acheter les maisons ». Les habitant·es, en réaction à la pression toujours plus forte qui s'exerce sur eux, passent à la pratique : ils empêchent les nouveaux arrivants d'accéder aux logements par le bouche-à-oreille. Paul explique : « Les agriculteurs sont assez fermés. Mais si un jour je fais une demande pour qu'un de mes enfants ait un terrain ici, il va l'avoir. Par contre, pour un Bordelais ça peut être plus compliqué… Ou plus cher ! »
La vallée se gentrifie, au détriment de toutes les classes populaires, ce qui pousse désormais ses habitant·es, qu'ils soient « néos » ou « pur jus », à penser des alliances contre la bourgeoisie citadine qui s'approprie les villages. Si l'écologie est un sujet de division de ce territoire rural, la lutte des classes pourrait devenir un enjeu commun, et créer des solidarités.
11.04.2025 à 00:03
En Inde, les musulmans ont peur pendant le Ramadan
Dans le média anglophone Middle East Eye, Nabiya Khan signe un article rapportant la montée de la violence sur la population musulmane en Inde, particulièrement au moment du Ramadan. Morceaux choisis et traduits. « Le Ramadan est censé être une période de paix pour les musulmans à travers le monde, mais en Inde, la “plus grande démocratie du monde”, les choses sont bien différentes. L'appel à la prière résonne à côté des cris des foules haineuses, du bruit des bulldozers et des cortèges (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Yann Forget / Wikimedia Commons, Morceaux volésTexte intégral (768 mots)
Dans le média anglophone Middle East Eye, Nabiya Khan signe un article rapportant la montée de la violence sur la population musulmane en Inde, particulièrement au moment du Ramadan. Morceaux choisis et traduits.

« Le Ramadan est censé être une période de paix pour les musulmans à travers le monde, mais en Inde, la “plus grande démocratie du monde”, les choses sont bien différentes. L'appel à la prière résonne à côté des cris des foules haineuses, du bruit des bulldozers et des cortèges funéraires. Quelque part, un musulman est arrêté, battu ou tué. Un portail de mosquée est enfoncé. Une maison est rasée. Quelque part encore, on fera état de musulmans forcés à scander des slogans nationalistes hindous ; on relèvera qu'un politicien du Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir a eu des mots insultants envers les musulmans ou on annoncera une attaque contre un rassemblement autour d'un repas de rupture du jeûne.
[…] Il fut un temps où ces incidents étaient choquants – ils provoquaient l'indignation, des débats, ou au moins une réaction de la part de l'État et de la société civile. Aujourd'hui, ils passent quasiment inaperçus. La violence est devenue si habituelle, si attendue, qu'elle fait désormais partie du quotidien. Une réalité incontournable accompagnée d'un avertissement clair : restez discrets, invisibles ou soyez punis.
Cette année, le Ramadan a coïncidé avec la fête hindoue de Holi. Et dans plusieurs villes, des groupes nationalistes hindous ont utilisé les processions de Holi comme prétexte pour harceler des musulmans. Ce schéma est récurrent : ce qui commence comme une “célébration” se transforme rapidement en violence organisée. [...] À Nagpur, dans le Maharashtra, la demande des nationalistes hindous de démolir la tombe d'un souverain moghol [de confession musulmane, Ndlr] a déclenché des violences faisant des dizaines de blessés, y compris parmi la police. Finalement, plus de 50 personnes ont été inculpées, toutes musulmanes – une sanction déguisée en décision démocratique. Ceux qui ont incité à la violence n'ont subi aucune conséquence. Voilà comment cela fonctionne désormais : lorsque la violence éclate, ce sont les victimes qui sont criminalisées.
Pendant Holi, des vidéos ont montré des foules jetant des poudres colorées sur des mosquées et scandant des slogans anti-musulmans. À Aligarh, les autorités ont recouvert de bâches des mosquées, un message clair à la communauté pour qu'elle se fasse discrète. La même scène s'est reproduite ailleurs dans l'Uttar Pradesh, comme si l'existence des lieux musulmans dans l'espace public était une invitation à la violence.
[…] L'État ne refuse pas seulement de tenir responsables les foules hindoues nationalistes ; il punit activement ceux qui osent dénoncer. Les musulmans souffrent ainsi deux fois : d'abord victimes des foules, ensuite des forces de l'ordre, des tribunaux et du gouvernement. Lorsqu'une personne de la communauté est lynchée, sa famille est ciblée par la police. Lorsqu'une musulmane ose parler, elle est harcelée, exposée publiquement, menacée de viol.
[...] Mais nous n'oublions pas. Nous ne disparaissons pas, peu importe leurs désirs. Nous ne demandons pas la permission d'exister, nous n'attendons pas qu'on nous accorde la justice. Nous sommes là, nous jeûnons, nous prions, nous vivons. Et cela en soi est déjà un acte de résistance. »
L'article original a été publié par « Middle East Eye »
11.04.2025 à 00:02
Sous-traitance, maltraitance
Depuis sept mois, des ouvriers sous-traitants de chez Audi à Forest (Bruxelles) ont établi un campement devant l'entrée de l'usine automobile. Face aux licenciements de masse, au non-respect des procédures et au silence médiatique, ils occupent le terrain, entretiennent le feu et ne lâchent rien. Entre le canal et le chemin de fer, l'usine Audi est immense, deux kilomètres, longée d'une route au trafic incessant. À quelques mètres de l'auvent qui arbore le sigle de la marque, un barnum (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Irène BeausejourTexte intégral (1662 mots)
Depuis sept mois, des ouvriers sous-traitants de chez Audi à Forest (Bruxelles) ont établi un campement devant l'entrée de l'usine automobile. Face aux licenciements de masse, au non-respect des procédures et au silence médiatique, ils occupent le terrain, entretiennent le feu et ne lâchent rien.
Entre le canal et le chemin de fer, l'usine Audi est immense, deux kilomètres, longée d'une route au trafic incessant. À quelques mètres de l'auvent qui arbore le sigle de la marque, un barnum vert fluo obstrue l'entrée, un feu de palettes brûle haut et des banderoles écrites à la main appellent à la solidarité avec les ouvrier·es de sous-traitance. Aujourd'hui, le vent souffle dans le bon sens. La fumée noire monte jusqu'aux fenêtres des bureaux de la direction, et ça tombe bien car le patron nommé pour mener la liquidation, Thomas Bogus, observe la scène depuis sa tour. En bas, une petite dizaine d'ouvrier·es continue à lutter avec les moyens du bord.
À l'été 2024, l'usine d'assemblage automobile Audi Forest a annoncé sa fermeture et le licenciement collectif de tou·tes les travailleur·euses. Du jour au lendemain, 4 000 personnes – employé·es, ouvrier·es, sous-traitante·s et intérimaires – ont été mises au chômage « pour raison économique ». Mais la procédure légale qui encadre le licenciement collectif et qui impose quelques mesures de protection a été activée seulement pour les salarié·es internes, laissant pour compte 1 000 travailleur·euses. Ainsi traités de « dommages collatéraux », des sous-traitants ont installé ce campement pour rendre visible l'injustice et discréditer la marque.
Les sous-traitants parlent d'une délocalisation au Mexique
L'un d'eux, Amir, explique : « Jusqu'en 2017, on travaillait pour une filiale d'Audi, on était la même famille. Après ils nous ont séparés en petites sous-traitances. Ils nous disaient qu'on était des partenaires alors qu'on avait 30 % de salaire en moins. » Mais ça, c'était tant qu'il y avait du travail. Dès que la chaîne de production a été mise à l'arrêt, il n'a plus été question pour les sous-traitant·es d'être considéré·es comme des « partenaires ». Amir continue : « Ils nous ont dit qu'on n'avait pas le même numéro TVA, qu'on n'était pas les mêmes sociétés, qu'Audi vend un produit et nous de la logistique, que ça n'a rien à voir. » Mais celles et ceux qui racontent ont passé plus de quinze ans à travailler là. Yassine reprend : « On a fermé les yeux sur les inégalités et ils veulent même pas te donner la reconnaissance. Tout ce dont tu t'es accommodé on n'en a rien à foutre. Moi c'est ce qui m'écœure le plus. J'ai la rage. »
En 2018 pourtant, l'État belge chouchoutait Audi pour l'encourager à rester sur le site de la commune de Forest (entre réductions fiscales et prises en charge de formations ou de matériel, environ 148 millions d'euros). L'usine a même été rénovée pour fabriquer une voiture tout électrique de luxe, la bien nommée « E-tron » (sic). Ce n'est pas la première fois que le groupe Volkswagen, dont fait partie Audi, menace de partir pour alléger ses coûts de production, en particulier ceux liés à la main-d'œuvre. À ce jour, aucune déclaration concernant une reprise ou reconversion du site n'a été confirmée, mais les ouvrier·es de sous-traitance parlent d'une délocalisation au Mexique. Iels ont tagué un peu partout sur le sol « Mexicoooo » avec les quatre « O » enchâssés du logo d'Audi. Selon Amir, « Audi délocalise pour faire plus de bénéfices. C'est tout ».
Ce qu'il se passe ici est emblématique de cette tendance qui impacte toute l'industrie automobile de l'Union européenne (UE). Ce secteur, qui représente treize millions d'emplois et 7 % du PIB de l'UE, subit une transition éclair, en partie liée au règlement européen du 19 avril 2023, qui interdit la vente de véhicules thermiques neufs d'ici 2035. Face à ces changements, les industries, dont l'objectif reste la croissance de leurs bénéfices, réorganisent leur production. La perspective de les voir quitter l'UE pour aller s'implanter dans des États plus propices à leur développement offre un argument massue aux politiques néolibérales : sauver l'économie et l'emploi.
Le site de l'usine à Forest pourrait lui-même être reconverti pour fabriquer… des armes
À coup d'« incitation fiscale » et de « simplification administrative », les États jouent à qui fera la plus grosse réduction d'impôt, et mettent en concurrence les travailleur·euses (à qui acceptera les pires conditions). Spoiler : ces mesures n'empêchent pas les industries de s'envoler vers d'autres horizons et de fermer leurs sites en Europe. Par contre, cela participe à détricoter les systèmes de protection du travail : banalisation des contrats précaires, licenciements accélérés, âge de retraite reculé, représentativité syndicale limitée, encadrement du droit de grève.
Pour toujours plus de « flexibilité ». D'ailleurs, le site de l'usine à Forest pourrait lui-même être reconverti pour fabriquer… des armes. « À condition toutefois que le monde politique et les banques fassent preuve d'une certaine flexibilité éthique », suggère même sans ciller l'expert de l'organisation patronale Agoria.
Cette précarisation de l'emploi impacte aussi les formes de mobilisation collective. Pour Isma « c'était joué d'avance. La restructuration a commencé quand on nous a divisés. Quand les gens ne sont pas unis comment tu veux lutter ?1 ». En effet, la hiérarchisation des statuts entre « internes » et ouvrier·es de sous-traitance, joue contre elles et eux. Celles et ceux qui ont encore quelque chose à perdre hésitent à soutenir les plus défavorisé·es. En plus des divisions salariales et contractuelles, les ouvrier·es de sous-traitance sont en majorité issu·es de l'immigration, principalement marocaine. La discrimination qui était à l'œuvre à l'intérieur de l'usine est d'autant plus apparente maintenant que la résistance s'organise au-dehors : il n'y a pas un Blanc. De plus, la création de plusieurs petites sociétés de logistique limite leur accès à la représentation syndicale. « Si t'as 600 personnes t'as droit à quinze délégués, si t'as 100 personnes c'est cinq délégués. Mais avec quinze travailleurs par-là, cinq par-ci, c'est terminé. »
Les trois syndicats majoritaires ont « oublié » les sous-traitant·es, et la trahison est amère
Les trois syndicats majoritaires en Belgique, où le taux d'adhésion est élevé (50 % contre 10 % en France), ont fait front commun à la table des négociations d'Audi. Seulement, eux aussi ont « oublié » les sous-traitant·es, et la trahison est amère. Roland, un des seuls internes à avoir été présents sur le campement raconte : « Le but des syndicats était de ne pas rassembler. Ils voulaient pas avoir une grosse mobilisation. » Et les syndicats ne sont pas les seuls à avoir participé à casser le mouvement. La commune de Forest, nouvellement élue avec un front de gauche, Parti des travailleurs (PTB) compris, a coupé l'électricité et mis des amendes à leurs voitures stationnées sur le trottoir. Les institutions s'y sont mises aussi, comme l'Office national de l'emploi (Onem) qui bloque le versement des allocations de chômage suite à une « erreur » de code de la part de l'employeur.
En Belgique, c'est la première fois qu'un licenciement de cette ampleur ne provoque pas l'indignation généralisée. Pour Amir : « Audi vient de prouver qu'elle peut partir en donnant des cacahuètes aux gens. Elle veut me donner 4 500 euros net pour 18 ans, c'est pas possible ! Les syndicats, l'État, les patrons, c'est une masterclass pour eux. On est juste les premiers d'une longue série. »
En attendant, les ouvrier·es de sous-traitance maltraité·es de Audi sont toujours là, et invitent à passer les soutenir. C'est au numéro 201 du boulevard de la Deuxième Armée britannique, où le feu crépite. Yassine a le mot de la fin : « On fait le travail humain, c'est un signal qu'on veut lancer. Le minimum si tu me frappes, le minimum c'est au moins je crie. Voilà pourquoi on est là. »
1 Pour un résumé des actions menées, lire « Audi Forest, il reste 15 jours de lutte, “ce sont des vies qui sont en jeu” », Bruxelles dévie (10/01/25).
11.04.2025 à 00:01
Vendez-nous !
Côté abonnements, ça se maintient – et c'est ce qui sauve CQFD. Mais les ventes en kiosque, ça devient la Bérézina, la fuite à Varennes et le Titanic réunis. Alors, si vous pouvez aider à la diffusion du journal... Alors, bon, vous nous connaissez, on n'a jamais été trop obnubilés par les chiffres, gagne-petit que nous sommes. On sait bien qu'on ne tutoiera jamais les sommets et que nos positionnements nous condamnent à une éternité de ventes en marge. Il n'empêche : cela fait désormais (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Ça brûle !, Étienne SavoyeLire plus (462 mots)
Côté abonnements, ça se maintient – et c'est ce qui sauve CQFD. Mais les ventes en kiosque, ça devient la Bérézina, la fuite à Varennes et le Titanic réunis. Alors, si vous pouvez aider à la diffusion du journal...
Alors, bon, vous nous connaissez, on n'a jamais été trop obnubilés par les chiffres, gagne-petit que nous sommes. On sait bien qu'on ne tutoiera jamais les sommets et que nos positionnements nous condamnent à une éternité de ventes en marge. Il n'empêche : cela fait désormais quelques années que nous constatons avec un certain désarroi le déclin inexorable de nos ventes en kiosques. Pour les abonnements, ça se maintient (ce qui nous sauve), mais sacrebleu, les ventes directes, ça devient la Bérézina, la fuite à Varennes et le Titanic réunis.
Il y a des raisons logiques (la disparition progressive de ces navires amiraux de la vie sociale et médiatique qu'étaient les kiosques de France et de Navarre, oh Lord), et d'autres plus nébuleuses. Mais une chose est sûre : il y a peu de chances que ça s'inverse. Voilà pourquoi on se permet de vous livrer encore une fois la seule chose capable de maintenir ce canard en vie, si vous y tenez : aider à sa diffusion.
Cela peut passer par plein de choses : le bouche-à-oreille compulsif ; l'abonnement à ta tante Gwendoline ; la vente de notre canard en manif ou au marché (suffit de nous envoyer un mail pour recevoir des exemplaires à diffuser) ; les petites phrases déçues à destination des kiosquiers, libraires ou bibliothèques (« Oh, vous n'avez pas CQFD ? Mais comment est-ce possible ? Absent, le meilleur journal du monde ? Vous me décevez ! ») ; la pub éhontée sur les réseaux asociaux ; ou bien la vente forcée au coin d'une rue à des notables terrifiés par vos piercings (« Z'en prenez dix où je vous chante L'Internationale en boucle »)…
Soyez créatifs, merde, osez, disruptez. Et c'est ainsi que nous pépierons encore longtemps dans l'hiver médiatique, piou piou invincible.
04.04.2025 à 02:03
Au sommaire du n°240 (en kiosque)
Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l'idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d'Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l'histoire (et l'héritage) (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Sommaire, Camille JacquelotTexte intégral (2223 mots)

Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l'idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d'Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l'histoire (et l'héritage) du féminisme yougoslave.
Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...
En couverture : « Qui veut la peau des ruraux ? » par Camille Jacquelot.
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Dossier « Qui veut la peau des ruraux ? »
– Qui veut la peau des ruraux ? – Depuis trop longtemps, les voix rurales sont confisquées par le bavardage de la classe bourgeoise ou altérées par les mégaphones de l'extrême droite. Dans ces dix pages de reportage, témoignage et interview, nous interrogeons celles et ceux qui s'attachent à analyser la ruralité de près plutôt qu'à la juger à coup de clichés.
– « La campagne est “parlée” depuis un prisme urbain et bourgeois » – Entre les blablas des bourgeois·es, des politiques et des médias, on a souvent du mal à comprendre la campagne et celles et ceux qui l'habitent. C'est quoi en vrai la ruralité ? On en a discuté avec Yaëlle Ansellem-Mainguy, Nicolas Renahy et Benoît Coquart, tous trois sociologues, qui l'analysent depuis un long moment.
– Vallée d'Aspe : enterrer les vieilles rancunes ? – Dans les Pyrénées béarnaises, les habitant·es de la vallée d'Aspe s'écharpent depuis une trentaine d'années autour d'enjeux écolos. Mais depuis peu, une autre menace rôde : dans ce coin encore un peu épargné par le tourisme, les citadin·es sont de plus en plus nombreux·ses à rafler les maisons disponibles, faisant flamber les prix de l'immobilier. Reportage.
– Débrouilles rurales : « Slalomer entre les contraintes » – Dans les campagnes, certain·es se débrouillent loin des radars. Bricoleur·es hors pair et modestes économes, qui privilégient bien souvent l'entraide à l'emploi, ce sont ces « invisibles » des classes populaires rurales qu'a rencontré·es la sociologue Fanny Hugues. Modes de vie exemplaires ou signe de temps difficiles ?
– Haro sur Castelnau – À Castelnau-le-Lez, ville voisine de Montpellier, la population et l'urbanisation ont explosé ces dernières années, poussées par un maire dopé aux constructions immobilières. Autour de Montpellier c'est 600 hectares qui sont menacés. Reportage en pays bétonné.
– Le syndrome du sauveur urbain – Dans les médias comme dans les politiques publiques, la campagne est souvent dépeinte comme un territoire en déclin, sauvé par des urbains en quête de sens. Ce récit invisibilise les initiatives locales et alimente un sentiment de dépossession.
– Irréductibles gauchos – Dans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles.
– Pas fachos les fâchés ? – Dans « Des électeurs ordinaires », le sociologue Félicien Faury a enquêté auprès d'une trentaine d'électeurs du Rassemblement national dans une commune de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur, bastion du mouvement lepéniste. Qu'est-ce qui motive ce vote ?
– La Conf' sauve l'honneur – Alors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ?
– Les butch sortent du cafoutch – La culture queer, on ne la découvre pas souvent à la campagne. Y grandir, c'est rester au placard. Y revenir, c'est souvent un pari : réussir à ne pas s'isoler, ni des siens, ni des voisins. Enquête en pays drômois.
– Rap des champs – Au fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais.
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Actualités d'ici & d'ailleurs
– Pour un « désarmement mondial synchronisé » – À l'heure où tout s'emballe à l'Est, où des alliances aussi maléfiques que le duo Donald Trump et Vladimir Poutine se nouent, et où nos dirigeants prônent le réarmement, on a voulu prendre le temps d'y réfléchir. Avec Gilbert Achcar, spécialiste en relations internationales et prof à l'Université de Londres, on a parlé des moyens de soutenir l'Ukraine tout en rejetant une guerre généralisée.
– En Belgique, l'info trace les limites – En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible.
– Audi voleur ! – Depuis sept mois, des ouvriers sous-traitants de chez Audi à Forest (Bruxelles) ont établi un campement devant l'entrée de l'usine automobile. Face aux licenciements de masse, au non-respect des procédures et au silence médiatique, ils occupent le terrain, entretiennent le feu et ne lâchent rien.
– Une civilisation mourante – Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait Néron et Caligula à Rome. Ils font irruption en tant qu'agents de forces qui les dépassent ; en l'occurrence, pas seulement un empire en berne, mais le déclin d'une civilisation industrielle basée sur les énergies fossiles.
– Féminisme : la mémoire yougoslave ou l'art de lutter – En Bosnie-Herzégovine, les organisations féministes entretiennent la mémoire de leurs aïeules yougoslaves : partisanes ayant participé à la libération du joug des nazis et artistes féministes avant‑gardistes. Elles espèrent réhabiliter un passé que l'État tente d'invisibiliser.
– Se défendre en féministe – Le 8 mars, on marche, on chante, on crie. On s'expose. Et parfois, ça part en vrille. Des automobilistes mabouls, des mains aux culs, des flics qui chargent, des groupes de fafs qui s'infiltrent, des supporters qui attaquent à coup de barres de fer… Il est temps de réfléchir à une question qui concerne le mouvement féministe depuis ses débuts : comment se défendre ?
Côté chroniques
– Lu dans... | En Inde, les musulmans ont peur pendant le Ramadan – Dans le média en ligne Middle East Eye, Nabiya Khan signe un article rapportant la montée de la violence sur la population musulmane en Inde, particulièrement au moment du Ramadan.
– Sur la Sellette : un box vide – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
– Échec scolaire | À l'école comme à la guerre – Loïc est prof d'histoire et de français contractuel dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses galères au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie où devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
– Capture d'écran | Admise en fac, sponso par Amazon – Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire fait un pas de côté. Bienvenue aux USA, où la vie de campus, réservée aux plus riches, devient de plus en plus élitiste grâce à TikTok et Instagram.
– Aïe Tech | Hargne anti-tech, mon amour – Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-cinquième épisode.
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Côté culture
– Antirépression : garde à vue, mode d'emploi – La journaliste et dessinatrice Ana Pich signe un ouvrage coup de poing sur l'un des outils répressifs les plus opaques et brutaux de la République : la garde à vue. Dans ce « petit guide pratique », elle ne se contente pas de dénoncer, elle prépare et arme celles et ceux qui pourraient s'y retrouver broyé·es.
– Bobines rouges – Vous manquez d'inspi pour le slogan de la prochaine manif ? Et si on vous disait qu'il existe une cinémathèque gratuite, en ligne, qui rassemble des centaines de films militants, amateurs et professionnels, depuis le premier Front populaire jusqu'à aujourd'hui… Tapez Ciné-Archives, choisissez un film et commencez à prendre des notes !
– Marseille l'arménienne – Dans La Maison de Tamam, Jean-Luc Sahagian convoque ses fantômes – des perdants jamais soumis – et ils sont étrangement vivaces. On découvre un coin secret, habité, déserté, convoité, où s'incarne une ville chargée d'histoires.
– La révolution est une course de fond – Jorge Valadas est l'un de ces aïeux radicaux qui inspirent immédiatement la sympathie quand on le rencontre. Ce militant d'origine portugaise a traversé bien des épisodes, soufflant sur les braises des espoirs révolutionnaires avec générosité. Il se raconte, pudiquement, dans le très beau livre Itinéraire du refus.
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Et aussi...
– L'édito – La vie en sinistrose ?
– Ça brûle ! – Vendez-nous !
– L'animal du mois – Vache, brebis trans-espèce
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