14.11.2024 à 23:30
En Martinique : « On demande du pain et on nous donne du plomb »
Gaëlle Desnos
Depuis deux mois, les Martiniquais·es sont mobilisé·es contre la vie chère. Emmené·es par le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), iels exigent la réduction des prix sur l'ensemble des produits alimentaires. Entretien avec une militante impliquée dans le mouvement. Voilà une quinzaine d'années que l'histoire des outre-mer français s'émaille de grands mouvements sociaux. Depuis le 1er septembre dernier, c'est la Martinique qui relance (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024) / Aurélien Godin, Le dossierTexte intégral (3657 mots)
Depuis deux mois, les Martiniquais·es sont mobilisé·es contre la vie chère. Emmené·es par le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), iels exigent la réduction des prix sur l'ensemble des produits alimentaires. Entretien avec une militante impliquée dans le mouvement.
Voilà une quinzaine d'années que l'histoire des outre-mer français s'émaille de grands mouvements sociaux1. Depuis le 1er septembre dernier, c'est la Martinique qui relance l'offensive contre la vie chère, vieille problématique des territoires ultramarins, où la grande pauvreté touche 5 à 15 fois plus que la France hexagonale. Dans le giron des manifestant·es ? Les grands groupes, détenus par quelques descendant·es de colons, qui contrôlent le marché, margent grassement sur le dos de la population et refusent d'être transparents sur la façon dont leurs prix sont fixés. Sur une île avec peu d'industries et où l'immense majorité de ce qui est consommé est importée, ils font la loi. À cela, les Antillais·es ont donné un nom : la « pwofitasyon », ou l'exploitation outrancière opérée par ces monopoles économiques et financiers.
« Nous voulons un alignement des prix sur ceux de la France hexagonale de tout l'alimentaire »
À l'initiative de la mobilisation actuelle en Martinique : le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), un collectif récent qui prône une pluralité des causes (environnementales, judiciaires, sociales, culturelles). Ses membres sont sur le pont nuit et jour pour participer aux négociations avec les autorités locales, tout en coordonnant et soutenant les actions de barrages routiers, de blocages de ronds-points et de désobéissance civile dans les supermarchés. Le 26 septembre, alors que le mouvement prend de l'ampleur, il est rejoint par la CGT Martinique. Réponse de Paris : « On va rétablir l'ordre » martèle Bruno Retailleau, tandis que Michel Barnier prévoit d'amputer 250 millions d'euros de dotations annuelles sur le budget des outre-mer dans son projet de loi de finances 2025. Puis le 16 octobre dernier, le préfet de Martinique Jean-Christophe Bouvier décide de signer un accord avec les distributeurs au nez et à la barbe des Martiniquais·es. Le jugeant insuffisant, le RPPRAC quitte la table des négociations.
La mobilisation continue. Entretien avec Gwladys Roger du RPPRAC.
***
Le mouvement social contre la vie chère en Martinique a débuté le 1er septembre dernier. Comment s'est-il décidé ?
« La décision a été prise suite à une réunion d'une dizaine d'organisations syndicales, associatives et politiques, autour d'enjeux touchant la Martinique, sans que soit abordée la vie chère. Partant de là, nous avons décidé de prendre nous-même ce sujet à bras le corps. En Martinique, le problème de la vie chère est bien connu, et malgré le grand mouvement social de 2009 sur ce sujet [voir encadré], il persiste et s'intensifie. En janvier dernier, on a lancé notre premier direct sur les réseaux sociaux en faisant des comparaisons de prix. On a réalisé que les écarts étaient considérables avec la France hexagonale [voir encadré]. La situation devient difficile pour tous les corps de métiers, y compris ceux “aux 40 %”2 comme les fonctionnaires. Face à cette situation, nous avons décidé d'enquêter et de “provoquer” une solution.
Le 1er juillet, nous avons adressé un courrier d'injonction par recommandé à la grande distribution et au préfet de la Martinique. On leur donnait jusqu'au 1er septembre pour organiser l'alignement des prix des produits alimentaires martiniquais sur ceux de l'Hexagone. Ce n'est que le 30 août que la grande distribution a finalement réagi. Dans son courrier, elle parle de contraintes “structurelles” pour justifier ses prix, et évoque une vague réduction de 20 % sur une sélection de produits, sous condition de la suppression de l'octroi de mer3. Nous n'avons pas été convaincus. »
Vous évoquez le mouvement de 2009 ; depuis cette mobilisation rien n'a changé selon vous ?
« En 2009, les prix étaient déjà irrespirables pour la population, mais depuis ils ont continué de grimper ! D'après nos comparaisons, de très nombreux produits sont vendus à des taux bien supérieurs aux 40 % admis par la grande distribution et évoqués partout dans les médias. Les salaires du privé, les retraites et les minimas sociaux, eux, n'ont connu aucune augmentation.
« Il serait temps que la grande distribution fasse preuve de moins de voracité »
On nous parle des mesures déjà mises en place, comme le “bouclier qualité-prix” sur une centaine de produits. Mais les hypermarchés ont plus de 40 000 références dans leurs rayons ! Qui peut sincèrement se contenter d'une centaine de produits ? Sommes-nous des mendiants ? On nous parle aussi de diversification alimentaire... Soit. Mais le Posei4, un programme européen censé aider l'agriculture locale dans les régions insulaires, bénéficie encore majoritairement à la banane. D'ailleurs, ce produit local se vend plus cher en Martinique qu'en France hexagonale, où il est pourtant importé ! Quant à la hausse de 200 euros sur les bas salaires, la mesure était conditionnée à un dépôt de dossier, étape que beaucoup n'ont pas franchie. Pour ceux qui l'ont fait, ça les a surtout rendus imposables alors qu'ils ne l'étaient pas avant. »
Prix choc
En 2022, l'Insee estimait l'écart de prix entre la Martinique et la France hexagonale à 14 % en moyenne, et plus de 40 % pour l'alimentaire. Mais depuis le début de la mobilisation, des images de prix bien plus élevés circulent sur les réseaux sociaux. « Si je veux m'acheter un paquet de gâteau, c'est le prix d'un grec ! » ironise un internaute sur X, montrant un paquet de dix Délichoc à 7,07 euros.
À la mi-septembre, le développeur martiniquais Robeen Siméon a mis en ligne Kipri, un comparateur de prix qui entend offrir des informations fiables et concrètes sur les prix et leur évolution en Martinique par rapport à ceux de la France hexagonale. Collectées directement sur les sites en ligne des enseignes, les données proviennent du Leclerc de Lamentin en Martinique et des Leclerc de Toulouse et Montpellier pour l'Hexagone. Illustration : 500 grammes de coquillettes Barilla valent 1,04 euro en Hexagone contre à 2,15 euros en Martinique, le pack d'eau Volvic est à 3,17 euros contre 7,30 euros. Et le PQ ? Six rouleaux de la marque Mimosa se dealent à 2,85 euros en Hexagone contre 5,98 euros en Martinique.
40 % vous avez dit ? Ça dépend pour quels produits, on dirait !
Quelles sont les actions qui ont été initiées depuis le 1er septembre ?
« Nous avons essayé d'éviter les traditionnelles marches devant la préfecture et sur les routes qui ne nous ont jusqu'ici rien apporté de concret. À la place, nous avons opté pour des actions de désobéissance civile non violentes, telles que les opérations “caddie vide” dans les hypermarchés. Cela consiste à remplir des caddies, examiner le montant à la caisse, puis à faire retirer les articles un à un jusqu'à repartir les mains vides. On a commencé par des produits secs, puis on est passé aux produits surgelés. Cela engendre des pertes légales aux supermarchés, obligés de jeter les produits une fois la chaîne du froid interrompue. Ces opérations ont été répétées jusqu'à la fermeture des magasins, trop impactés dans leur chiffre d'affaires. »
En Martinique, quand on parle de la vie chère, les distributeurs répondent : taxes, transports, intermédiaires… Que pensez-vous de ces arguments ?
« En effet, la différence de prix serait due aux coûts et à la complexité des chaînes de transport, étant donné que notre territoire importe la majorité de ses biens, y compris alimentaires. On nous dit que nous devons nous approvisionner via la France, justifiant cela par un “c'est ainsi”. La grande distribution prétend réaliser des marges de seulement 1 à 2 %, ce qui nous semble peu crédible au vu des écarts de prix. De petits calculs pas très savants révèlent de très grandes disparités. Nous nous interrogeons : si ce n'est pas aux distributeurs, alors à qui profite le crime ? Qui sont ces fameux intermédiaires ? [voir encadré] Nous continuons de mener notre enquête pour identifier les responsables. Nous espérons que chacun fera un effort pour permettre aux Martiniquais de retrouver le droit de se nourrir correctement et de vivre dignement. »
Le 16 octobre dernier, le préfet a annoncé qu'un accord avait été signé avec les distributeurs. Vous avez refusé de signer, pourquoi ?
« Un point de blocage persiste. L'accord vise une réduction de 20 % en moyenne sur 54 familles de produits, soit seulement 6 000 produits. Nous, nous voulions un alignement des prix sur ceux de la France hexagonale pour tout l'alimentaire. La grande distribution argue que c'est compliqué. Je veux bien l'admettre. Mais nous avons fini par faire des concessions en proposant un différentiel de 15 % au maximum. Nous avons également demandé des garanties et des contraintes, pour que cela soit mis en place. C'était la grande lacune des négociations suite aux mobilisations de 2009, et nous ne voulons pas répéter cette erreur. Au vu de la situation en Martinique, avec des émeutes, des dégradations, des vols, un aéroport qui a été occupé et vandalisé par des Martiniquais à bout, il serait temps que la grande distribution fasse preuve de moins de voracité. À ce stade, le ministre des Outre-mer doit se déplacer, sinon la situation risque de rester bloquée. »
Le mouvement s'étend-il aux autres DROM-COM5 ?
« Oui, nous avons des représentants en Guadeloupe et à la Réunion. Ils nous ont soutenus dès le début. On fait tous face au même problème, avec un dénominateur commun : les mêmes groupes de grande distribution [voir encadré]. Partant de là, une fois la solution trouvée chez nous, nous pourrons l'appliquer aux autres territoires, à condition qu'ils l'acceptent. Nous avons décidé, en accord avec nos valeurs, que nous n'accepterons pas de solution qui ne concerne que nous. Notre but est de remporter une victoire qui bénéficiera à tous. »
15 ans que ça dure
En 2008-2009 un vaste mouvement de contestation embrase les départements français d'outre-mer. C'est la Guyane qui allume la mèche le 24 novembre 2008, après plusieurs jours de tension contre l'augmentation des prix du carburant. En janvier 2009, la Guadeloupe lui emboîte le pas, suivie de près par l'île sœur, la Martinique, où une marée humaine défile dans les rues de Fort-de-France le 5 février en scandant « Matinik lévé » (Martinique debout). Le collectif Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) composé de syndicats, partis politiques et associations guadeloupéennes et le Collectif du 5 février (K5F) martiniquais sont à la manœuvre dans cette mobilisation qui prend de l'ampleur. Leur leitmotiv : la lutte contre la vie chère. Au-delà, le LKP et le K5F mettent aussi en cause les discriminations, les entorses au Code du travail et les rapports sociaux hérités de la période coloniale.
Après 44 jours de grève générale en Guadeloupe, 38 en Martinique et un blocage quasi total des Antilles françaises (écoles, magasins, stations-service, hôtels, banques et commerces divers sont restés fermés pendant des semaines), un protocole d'accord est signé. Celui-ci prévoit notamment l'instauration d'une augmentation de 200 euros des bas salaires et un encadrement des prix sur certains produits de première nécessité.
Quinze ans après, l'accord n'est qu'à demi respecté : certains patrons n'ont pas augmenté leurs salariés, quant aux prix, ils continuent de grimper.
La mobilisation subit une répression féroce, notamment avec l'arrivée de la CRS8, une unité de police spécialisée dans la lutte contre les violences urbaines, aussi déployée à Mayotte lors de l'opération « Wuambushu ». Comment le vivez-vous ?
« Dès le début de la mobilisation, la situation a rapidement dégénéré avec des échanges de tirs, impliquant à la fois des civils et la police. Un jeune homme a été gravement blessé et hospitalisé avec deux balles dans le ventre. S'il commence à se stabiliser, sa vie reste encore en danger. Nous supposons que les tirs à balles réelles ont provoqué un certain tumulte au sein de la police. C'est à partir de là qu'est intervenue la CRS8, une compagnie formée en 2021 par Gérald Darmanin.
« Nous subissons une répression d'une intensité que nous n'avions pas connue depuis les années 1960 »
Voilà ce qui nous arrive : on demande du pain et on nous donne du plomb ! Nous subissons une répression d'une intensité que nous n'avions pas connue depuis les années 1960, époque à laquelle un décret avait banni ce type de brigade de notre territoire suite au décès de trois personnes. Mais aujourd'hui ça recommence, et des gens frôlent la mort ! Rodrigue Petitot, président du RPPRAC, a été blessé à la main alors qu'il tentait de fuir les CRS. Au Carbet, des personnes âgées et des pêcheurs qui manifestaient pacifiquement ont été agressés par des CRS, avec un maire impuissant à maintenir le calme. Face à la violence, même nos élus semblent démunis, car le pouvoir est bel et bien entre les mains du préfet. »
Après la signature de l'accord, et face à une crispation de la rue, comment voyez-vous la suite ?
« La colère ne redescendra pas. Le mouvement gagne la Guyane et la Guadeloupe. Il faut donc que chacun accepte de contribuer à l'effort commun. Nous avons spécifiquement demandé des mesures concernant le coût des produits alimentaires, car il est inacceptable et malhonnête de négliger cet aspect fondamental de la vie. Mais en réalité, tout est plus cher ici : les abonnements téléphoniques, le matériel de bricolage, les vêtements, les voitures, les téléphones, les ordinateurs. Et après on nous dit que nous sommes des “Français comme les autres” ?
« Face à la violence, même nos élus semblent démunis »
Il est grand temps que cela cesse. Nous maintiendrons la pression jusqu'à ce que notre cause prévale. Aujourd'hui, des syndicats et certains politiciens, malgré nos divergences politiques, sont fermement résolus à résoudre cette injustice. Il n'y a pas d'autre solution pour que la violence cesse. »
Empire béké
En Martinique, une poignée de grands groupes jouissent d'une position quasi monopolistique sur l'économie locale. Leurs dirigeants, souvent des békés (descendants des premiers colons esclavagistes), ne représentent que 1 % de la population. Ils chapeautent néanmoins une grande part du réseau de distribution de l'île, souvent dans l'alimentaire ou l'automobile, détiennent 52 % des terres agricoles et 20 % de la richesse de l'île. Parmi eux, l'incontournable Bernard Hayot. Sacré « empereur de la grande distribution » par une presse aux petits soins, Bernard se taille la part du lion depuis 1960. Avec le confortable héritage que lui a laissé sa famille, des colons enrichis grâce au commerce de l'or blanc (le sucre) et aux sordides compensations de l'État après l'abolition de l'esclavage en 1848, il fonde le Groupe Bernard Hayot (GBH). Depuis, du rhum au BTP en passant par l'automobile et l'alimentaire, Bernard a tout vu, tout emmagasiné, tout vendu et surtout, tout acheté.
L'aventure dans la grande distrib' démarre pour lui en 1981 avec l'acquisition d'un Monoprix martiniquais (passé sous pavillon Carrefour depuis). Dès lors, GBH n'a cessé d'étendre ses tentacules : aujourd'hui, il possède 11 hypermarchés Carrefour dans les territoires d'outre-mer français et en République dominicaine, et contrôle près de 60 % du marché en Kanaky avec plusieurs enseignes. Car en plus des supermarchés, Bernard a diversifié ses activités en acquérant des Décathlon, M. Bricolage, Gamm vert, etc. Il est désormais présent dans les Antilles, en Guyane, à la Réunion, en Kanaky, mais aussi dans l'Hexagone, au Maroc, à Trinité-et-Tobago, en République dominicaine et même à Cuba ! Avec ça, le chiffre d'affaires de son groupe s'élevait à 3 milliards d'euros en 2021, et sa fortune personnelle à 300 millions d'euros.
Racket organisé
Bernard Hayot a plein de copains. Avec la famille Parfait, du groupe éponyme, la famille Fabre, du Groupe CréO, ou encore la famille Huyghues-Despointes, du Groupe Safo, il se partage presque 60 % de la grande distribution en Martinique. Et la bande est organisée. Dans un document récupéré par l'ancien député Johnny Hajjar auprès du groupe CréO, on découvre que le distributeur achemine sa marchandise sur l'île via quatorze intermédiaires. En Hexagone, seul trois intermédiaires en moyenne suffisent pour que les produits venus de l'étranger arrivent sur le territoire. Or si tous facturent chaque étape de traitement de la marchandise, réalisant chaque fois une petite marge, derrière certains des intermédiaires de CréO se cachent des entreprises appartenant… à CréO et ses copains ! Rusés renards.
1 En 2008-2009 en Guyane et dans les Antilles, en 2010-2011 à la Réunion, en 2016 à Mayotte, 2017 en Guyane, en 2018 pendant les Gilets jaunes, en 2021 sur la question des vaccins et de la vie chère en Guadeloupe et en Martinique.
2 Les fonctionnaires mutés en outre-mer bénéficient d'une « sur-rémunération » de 40 % en Martinique, Guadeloupe, Guyane et à Mayotte.
3 L'octroi de mer est une taxe douanière abolie en France hexagonale en 1791, remise puis retirée plusieurs fois, avant d'être définitivement supprimée en 1943. Elle est toujours en vigueur dans les départements d'outre-mer. La Cour des comptes a récemment calculé que son impact sur les prix martiniquais était de l'ordre de 5 à 10 %.
4 Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité. En 2021, sur les 121,8 millions, la filière banane captait à elle seule plus des 3/4 de l'enveloppe avec un montant de 95,4 millions d'euros.
5 On ne parle plus des DOM-TOM (départements d'outre-mer et territoires d'outre-mer) mais des départements et régions d'outre-mer (DROM) et collectivités d'outre-mer (COM).
6 Dans la version papier du n°235 de CQFD, cet article a été publié avec comme surtitre « La Martinique embrase les Antilles ». Le titre était simplement « "On demande du pain et on nous donne du plomb" »
14.11.2024 à 23:30
Face à la LGV, un freinage d'urgence
Marius Jouanny
Du 11 au 13 octobre, à l'initiative des Soulèvements de la Terre et de LGV non merci, 1 500 personnes se sont rassemblées en Gironde, pour exiger l'annulation du projet de ligne ferroviaire à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse-Dax. Reportage. « On la surnomme “l'autoroute ferroviaire sur pilotis”, avec ses 28 kilomètres de viaducs, tunnels et ponts », résume Sarah des Soulèvements de la Terre lors d'une réunion d'information sur le projet de ligne à grande vitesse (LGV) (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024) / ÉliasTexte intégral (1741 mots)
Du 11 au 13 octobre, à l'initiative des Soulèvements de la Terre et de LGV non merci, 1 500 personnes se sont rassemblées en Gironde, pour exiger l'annulation du projet de ligne ferroviaire à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse-Dax. Reportage.
« On la surnomme “l'autoroute ferroviaire sur pilotis”, avec ses 28 kilomètres de viaducs, tunnels et ponts », résume Sarah des Soulèvements de la Terre lors d'une réunion d'information sur le projet de ligne à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse-Dax, le 1er octobre à Angoulême. En amont du week-end de mobilisation prévu du 11 au 13 octobre, LGV non merci, réunissant une vingtaine de groupes locaux, et les Soulèvements de la Terre ont redoublé d'efforts pour alerter sur l'impact de ce qu'ils considèrent être un énième grand projet inutile. Artificialisation des terres, potentielle disparition d'espèces, budget colossal, petites lignes abandonnées… Dans les tuyaux depuis une trentaine d'années, la LGV reste pourtant un projet moins médiatisé que d'autres, tels que celui de l'A69 ou des mégabassines. Promu par la SNCF comme une solution de « mobilité plus durable », il bénéficie de l'image verte du transport ferroviaire. Selon les militant·es, la LGV s'annonce au contraire comme « un gigantesque carnage », tant sur le plan environnemental que sur le plan social.
Initiée en 1991 par l'État, la LGV Bordeaux-Toulouse-Dax prévoit de s'étaler sur environ 200 kilomètres. Une fois opérationnelle – la livraison est prévue pour 2030 –, la ligne devrait permettre de parcourir la distance entre Bordeaux et Toulouse en 1h15 sans halte et en 1h20 avec un arrêt à Agen, contre 2h22 actuellement. Un gain de temps que les promoteurs du projet ne manquent pas de souligner. À la réunion d'information des Soulèvements de la Terre et de LGV non merci, Sarah explique : « La LGV bénéficie aux entreprises du BTP comme Egis et Ginger CEBTP, et participe à la gentrification de Bordeaux, Toulouse et Agen. Des médias libéraux tels que Capital conseillent déjà d'y effectuer de juteuses opérations immobilières ! » Dans les médias locaux, la socialiste et présidente de la région Occitanie Carole Delga en frétille d'avance : le projet serait « la meilleure alternative décarbonée pour relier nos territoires, entreprises et universités ».
« Les travaux s'attaqueraient à huit zones Natura 2 000 habitées par près de 200 espèces protégées ! »
LGV non merci et les Soulèvements de la Terre ne l'entendent pas de cette oreille. Ils rappellent que la construction prévoit d'artificialiser 4 800 hectares, dont près de 3 000 de forêts et 1 200 de terres agricoles. « Les travaux s'attaqueraient à huit zones Natura 2000 habitées par près de 200 espèces protégées ! », explique Sarah. Budget total pour une telle boucherie ? 14 milliards d'euros, « qui devraient monter facile à 18 milliards avec l'inflation ». Une coquette somme que l'État compte financer à 40 %, tout en espérant que l'Union européenne contribue à hauteur de 20 %. Pour cela la LGV doit aller jusqu'en Espagne, mais la mobilisation dans le Pays basque a été telle que le projet est aujourd'hui suspendu. Enfin, les 40 % restants sont pour la pomme des 25 collectivités sur le tracé de la LGV.
Sur le lieu de la mobilisation, une propriété privée de Lerm-et-Musset, en Gironde, les opposant·es au projet insistent sur son caractère antidémocratique. « Ici, on est entouré de communes qui se sont prononcées contre », tance Agnès, membre locale de LGV non merci. En effet, lors des différentes enquêtes publiques et environnementales, le projet a reçu plus de 90 % d'avis défavorables. « Mais l'État l'a quand même relancé en 2021 après sa mise en sommeil ! » Les critiques portent également sur l'« impôt LGV », qui vient gonfler pour 40 ans la taxe foncière des propriétaires vivant dans les 2 340 communes à moins d'une heure d'une future gare TGV. Ils participeraient ainsi aux 40 % de financement du projet dévolu aux collectivités. Comme l'indiquent des dizaines de pancartes à l'entrée de plusieurs d'entre elles, certain·es propriétaires refusent de payer. « Tout ça pour que des Parisiens puissent venir plus rapidement à Toulouse ! » grince Agnès. La LGV réduirait en effet d'une heure le trajet en train actuel entre Paris et Toulouse.
Lors des différentes enquêtes publiques et environnementales, le projet a reçu plus de 90 % d'avis défavorables
D'autres pointent le caractère antisocial du projet, dans le contexte d'une détérioration du service public ferroviaire sur les petites lignes. Dans les années 1930, la France comptait jusqu'à 70 000 kilomètres de lignes. Aujourd'hui, il en reste moins de 30 000 kilomètres, dont environ 9 000 de petites lignes. « Nombre de lycéen·es et étudiant·es nous ont rejoint car ils et elles constatent la dégradation du train dans leurs trajets quotidiens : TER bondés, supprimés ou en retard, explique Richard, un autre militant local. Ces problèmes ne seront pas résolus par la LGV, conçue pour les habitant·es des métropoles ! » Dans la région, des usager·es excédé·es se sont même organisé·es en groupes sur les réseaux sociaux, distribuent des tracts aux passager·es ou ne présentent plus leurs titres de transport en signe de protestation. Pour rappel, seuls 5 % des voyages en train dans l'Hexagone se font en TGV, et 48 % de leurs usager·es sont des cadres et professions intellectuelles.
« Les LGV sont aux petites lignes ferroviaires ce que les autoroutes sont aux départementales », résume Matthieu, adhérent du collectif Angoulim. Le militant peste contre le prix élevé des billets de TGV, aussi dissuasifs qu'un péage autoroutier, et se bat pour la réouverture des lignes TER, dont celle qui fait Angoulême-Limoges. « Abandonnée depuis six ans, la ligne nécessite une rénovation totale. Angoulim a saisi la Cour des comptes pour “abandon d'infrastructure publique”. Pour temporiser, la SNCF a annoncé une vague réouverture d'ici la fin de la décennie. » Pour le militant, ce double standard favorise les LGV au détriment des petites lignes, jugées moins rentables : c'est « incompatible avec un service public des transports digne de ce nom ! »
Le samedi, vers quatre heures du matin, un hélicoptère survole sirène hurlante les tentes du campement à basse altitude en les braquant d'une lumière blanche. En réponse, des feux d'artifice sont envoyés, ce qui entraînera une plainte de la police et des articles à charge dans la presse. En dehors de cela, et d'une voiture de police chahutée, les « mini-jeux » organisés dans l'après-midi se déroulent sans véritable heurt avec les forces de l'ordre. Dans une quinzaine de communes, plusieurs convois posent des panneaux anti-LGV. Un cortège carnavalesque prend le TER pour rejoindre Bordeaux et déployer fanfare et banderoles à la gare Saint-Jean, laquelle est bientôt envahie par un défilé de vélos. Les sièges régionaux de Lafarge, Artelia, Ineo, Iris Conseil ou Segat, qui collaborent avec l'État pour organiser les expropriations sur le tracé de la ligne, sont couverts de graffitis. Des actions symboliques censées mettre en garde les porteurs du projet. « Les Soulèvements de la Terre devraient demander des cachets d'intermittents du spectacle », ironise un manifestant. Le dimanche, des prises de parole sont organisées. Les écureuil·les de l'écluse Saint-Jory, qui empêchent depuis le 30 août une coupe d'arbre au départ de la LGV à Toulouse appellent à tenir « jusqu'au 8 novembre, date à laquelle ils ne seront plus autorisés à couper avant l'année prochaine ».
« Tout ça pour que des Parisiens puissent venir plus rapidement à Toulouse ! »
À la fin du week-end, un constat interroge : si l'événement a permis l'occupation de plusieurs lieux et la coordination de nombreux groupes, le nombre de manifestant·es reste plus faible que lors des derniers rassemblements portés par les Soulèvements de la Terre. « Sans les jeunes venu·es de Bordeaux, on peut espérer mobiliser 300 personnes max pour nos actions ponctuelles, explique Jacques Pons, membre de LGV non merci. Nous ne sommes pas très nombreux sur le territoire, et plutôt vieillissants. » D'autres militant·es regrettent l'absence des élu·es locaux opposé·es au projet : « Ils se sentent résigné·es et impuissant·es à l'empêcher, ou sont rebuté·es par la présence des Soulèvements de la Terre, qualifiés d“écoterroristes” par le gouvernement et la presse ! » souffle-t-on.
Dans les années 1930, la France comptait jusqu'à 70 000 kilomètres de lignes. Aujourd'hui, il en reste moins de 30 000
Pour l'instant, seuls des travaux d'aménagement à Bordeaux et Toulouse ont commencé. En lieu et place de la LGV, les opposant·es mettent en avant des propositions alternatives de rénovation des lignes existantes. S'appuyant sur les documents des promoteurs du projet eux-mêmes, ils estiment qu'elles coûteraient 4,5 milliards d'euros, n'impacteraient pas plus de 650 hectares, et permettraient de diminuer de 27 minutes le temps de trajet actuel. Et d'ajouter : « Gagner une demi-heure [supplémentaire] sur l'autel de la destruction des forêts, de terres agricoles et de milliards investis par les finances publiques, est-ce justifié ? »
14.11.2024 à 23:30
Tijuana : tisser un lieu, tisser des liens
Pauline Laplace
En 2018, l'enclave Caracol, lieu autogéré d'entraide mutuelle, s'est transformée en un point d'accueil pour les migrants qui arrivaient en nombre d'Amérique centrale. Visite d'un lieu incarnant les vives solidarités qu'on trouve dans une ville surtout connue pour sa violence : Tijuana. Depuis des années, pour se protéger mutuellement des violences rencontrées durant le voyage, en particulier de celles des cartels, les personnes fuyant les pays d'Amérique centrale s'organisent en groupes. (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024)Texte intégral (1800 mots)
En 2018, l'enclave Caracol, lieu autogéré d'entraide mutuelle, s'est transformée en un point d'accueil pour les migrants qui arrivaient en nombre d'Amérique centrale. Visite d'un lieu incarnant les vives solidarités qu'on trouve dans une ville surtout connue pour sa violence : Tijuana.
Depuis des années, pour se protéger mutuellement des violences rencontrées durant le voyage, en particulier de celles des cartels, les personnes fuyant les pays d'Amérique centrale s'organisent en groupes. Ceux-ci atteignent parfois une centaine de personnes et sont composés principalement de familles. En 2018, ce phénomène prend une ampleur inattendue : entre 8 000 et 10 000 personnes se lancent sur la route vers les États-Unis. Mi-novembre, la « caravane » arrive à Tijuana.
« À part quelques tentes distribuées à droite à gauche, l'État ne faisait rien. Les gens qui arrivaient ici ne savaient ni quoi faire ni où aller. Ce sont les organisations civiles, comme la nôtre, qui se sont organisées », raconte Nakari, membre de Comida No Bombas, une cantine collective qui distribue quotidiennement des repas gratuits. Sociologue de formation et cuisinière depuis qu'elle est en âge de travailler, celle-ci s'acharne à préparer des plats « avec amour et sincérité ». « On mange la même chose que ceux qu'on aide, contrairement à la plupart des cantines de l'Église », précise-t-elle alors qu'on échange près des fourneaux, abrités par un espace autogéré : El enclave Caracol (L'enclave de l'escargot).
« On mange la même chose que ceux qu'on aide, contrairement à la plupart des cantines de l'Église »
Ce petit immeuble de trois étages est situé à quinze minutes à pied des postes frontières, entre la calle Révolution où déambulent les gringos le week-end et la Zona norte où l'on trouve des bordels ouverts nuit et jour, dans lesquels travaillent des prostituées de tous âges (même mineures), de tous genres (les personnes trans sont reléguées aux espaces les plus malfamés) et à tout prix. « On croise des clients pauvres comme riches ici », raconte Sarai, qui nous fait visiter sa ville, en mettant en garde contre la police qui arrête régulièrement les passants, touristes ou locaux, pour les dépouiller. Elle énumère les assassinats qui ont eu lieu ces dernières semaines, certainement dus à des conflits entre cartels. « La situation est très tendue parce qu'on est à un moment où le gouvernement est en transition depuis l'élection de Claudia Sheinbaum1. Ça fait plusieurs semaines que l'armée patrouille quotidiennement », précise-t-elle alors qu'on croise une voiture chargée de bidasses armées jusqu'aux dents. « Welcome to Tijuana », rit-elle avant de retourner vers Caracol où elle habite depuis plusieurs années.
« On choisit qui on laisse entrer : ici, pas de police, pas de presse, pas de caméras »
La devanture du lieu, couverte de fresques et ornée de plantes, annonce un havre de paix. Tout comme le comptoir du café ouvert sur la rue. C'est en tout cas un haut lieu de solidarité. En 2018, c'est de là que s'est organisée la solidarité avec les personnes de la « caravane ». Pendant une année, le deuxième étage a été transformé en infirmerie et le troisième en auberge temporaire.
Six ans après ce moment d'effervescence, en étoile autour de Caracol, on trouve aujourd'hui plusieurs « auberges » prenant en compte les besoins spécifiques des personnes (LGBT, familles, mères isolées, hommes seuls), mais aussi des lieux dédiés au soutien juridique ainsi qu'un espace pour se doucher et laver ses vêtements. Juste devant, les membres de Comida No Bombas servent quotidiennement une centaine de repas aux personnes à la rue. Quant à l'infirmerie temporaire, elle s'est transformée en une véritable clinique, où médecins et psychologues reçoivent leurs patients gratuitement. On y découvre même un vaste espace maternité, offrant aux femmes migrantes la possibilité d'un accompagnement en douceur.
« Ici, je lutte pour ma vie en même temps que pour celle des autres. »
Et Caracol aujourd'hui ? « La cuisine fonctionne toujours, relève Nakari. On a aussi un ordinateur, un point wifi et des toilettes à disposition pour tout le monde. On est un lieu de passage, alors on oriente les gens vers les espaces qui se sont créés. » Si la plupart de ces espaces nés à Caracol ont un statut d'associations indépendantes de l'État, elles touchent des fonds, ont un cahier des charges et un fonctionnement plus ou moins horizontal suivant les structures. « Nous on est pauvre, dit Andrea, autre membre de la cuisine, en riant. Mais on suit une ligne à laquelle on croit. On choisit qui on laisse entrer. Ici, pas de police, pas de presse, pas de caméras ». « Et surtout, pas d'hommes hétéros », renchérit Nakari. La réalité est bien plus nuancée, en témoigne notre présence : deux journalistes hétéros, munis de stylos et caméra au poing. Mais nos deux hôtes nous font clairement comprendre d'un ton rieur qu'on est tolérés parce qu'elles nous ont choisis. « Avant, Caracol était plus punk, mais aussi très hétéro. Ces dernières années, le lieu est identifié comme un espace LGTB, c'est ce qui a fait que j'y suis restée. Ici, je lutte pour ma vie en même temps que pour celle des autres. »
Pour Sarai, il est clair que la lutte contre le patriarcat va de pair avec celle contre le capitalisme et la fermeture des frontières. Originaire de l'État du Sonora, elle était encore un nourrisson quand elle est arrivée à Tijuana. Comme la plupart des habitants ici, c'est une immigrée de l'intérieur. Depuis le toit-terrasse de Caracol, surplombant la ville, elle commente la violence qui habite ses rues, mais aussi son sens de l'hospitalité. En tant que lesbienne, elle sait qu'elle a plus de possibilités de travailler et d'être acceptée ici qu'ailleurs au Mexique. La quarantaine, cheveux violets flottants au vent, notre hôte s'est mariée à 20 ans en robe blanche et de façon très tradi, avant de faire un virage en épingle et de se sauver d'une relation violente. Du haut de sa tour safe, elle nous lance un dicton : « Quien toma el agua de la presa de Tijuana se queda »(celui qui s'abreuve à la source de Tijuana n'en repart pas).
Celui qui s'abreuve à la source de Tijuana ne repart pas
Et malheureusement, si le dicton est peu connu, Tijuana est, selon les dires de beaucoup, en proie à une gentrification éclair. « Ici, tu travailles à l'usine, 8 à 12 heures par jour avec un jour de repos toutes les 3 semaines. Le salaire minimum est de 2 700 pesos par semaine. Les loyers les moins chers sont de 5 000 pesos, quasiment deux semaines de travail », souffle Natalia, qui revient de la distribution des repas et récure la gazinière avec Sandra qui complète : « Des gens viennent des États-Unis et s'installent ici parce que c'est moins cher. Ils ne paient pas d'impôts, gagnent un bon salaire en faisant du télétravail et ne cherchent en aucun cas à s'adapter. Ça peut paraître symbolique, mais ils ne parlent pas un mot d'espagnol, alors qu'ils forcent ceux qui émigrent à parler leur langue. » Dans la cuisine, les filles sont bien remontées. Elles décrivent dans le détail l'exploitation des femmes de ménage, nounous et autres femmes traitées comme des domestiques, venues des coins pauvres du Mexique et sous-payées par les gringos. « Ce que je pense des Étatsuniens ? Ils sont insipides et n'ont pas de culture, grince Sandra. Ils vont ailleurs pour s'approprier celle des autres. Pour moi, c'est une tentative de colonisation. Il y a des gens, dans le centre, qui ont vécu là toute leur vie et qui doivent se déplacer en périphérie. » Et de conclure : « Ils parlent de nous comme des envahisseurs, mais ici, ce sont eux les envahisseurs ! »
1 Élue largement le 1er octobre 2024, à la tête de la coalition de gauche « Continuons de faire l'histoire » (déjà au pouvoir depuis 2018), elle est la première femme présidente du Mexique.
2 Dans le n°235 de CQFD, publié sur papier en octobre 2024, le surtitre de cet article est « Au commencement était Caracol ».
14.11.2024 à 23:30
Trump Tower : le dernier bal
Pauline Laplace
Trottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. En direct des States, visite de la new-yorkaise Trump Tower quatre semaines avant les élections. Minuscule au pied des 58 étages de la Trump Tower, affublée d'un justaucorps à paillettes et d'ailes d'anges en plastoc, un petit bout de femme danse. Ou plutôt : elle tangue d'un pied sur l'autre, le regard perdu. La cinquantaine et originaire de la République dominicaine, Ana voue (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024) / Dans mon salonTexte intégral (692 mots)
Trottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. En direct des States, visite de la new-yorkaise Trump Tower quatre semaines avant les élections.
Minuscule au pied des 58 étages de la Trump Tower, affublée d'un justaucorps à paillettes et d'ailes d'anges en plastoc, un petit bout de femme danse. Ou plutôt : elle tangue d'un pied sur l'autre, le regard perdu. La cinquantaine et originaire de la République dominicaine, Ana voue un culte au candidat républicain « qui ne recule devant rien ».
Fin des années 1970, Trump investit comme un bourrin dans l'immobilier à Manhattan et fait construire ce gratte-ciel pour abriter sa résidence principale : un penthouse estimé à 100 millions de dollars. S'il n'y vit plus depuis sa première victoire aux présidentielles, sa compagnie, The Trump Organization, gérée par ses fils et condamnée plusieurs fois pour fraude, a toujours son siège au 26e étage. Accès interdit. Les péquenots comme moi ont le droit de pénétrer dans l'édifice, mais sont condamnés à voir les portes des ascenseurs se fermer devant leurs gueules. Pas de cieux pour les gueux.
C'est un peu comme Lourdes avec la Vierge, mais nappé de vieux rock en fond sonore.
À l'origine, l'endroit devait accueillir des boutiques « super-luxe ». Mais, hormis Gucci, on n'y trouve que des magasins de goodies à l'effigie du gros rougeaud (casquettes, gourdes, chaussettes, jeux de cartes, fringues pour enfant et autres conneries). C'est un peu comme Lourdes avec la Vierge, mais nappé de vieux rock en fond sonore. On peut aussi bouffer du Trump au Trump Pizza, cramer du Trump au Trump Grill ou boire une tasse de Trump au Trump Café. Ici, une famille white trash s'extasie devant une photo de Donald qui serre la paluche à Kim Jong-Un. Là, une ado choisit un ourson Trump en peluche pour l'offrir à son daron.
Je m'enfuis en prenant l'escalator et me cogne à une sorte de plumeau : ce sont les ailes d'Ana. Dans un tourbillon de paroles, elle me raconte ses embrouilles de famille tout en me montrant le site qu'elle a créé pour aider le « futur président » dans sa campagne. Ana a bossé ici comme femme de ménage, mais s'est « libérée du travail », dit-elle, pour faire ce qui lui plaît : danser. Chose qu'elle fait bénévolement et sans qu'on ne lui ait rien demandé : Ana, ça se voit, elle a pété les plombs.
Malgré tous les totems à la gloire de Donald, c'est d'elle que surgit, à mes yeux, toute une symbolique. Ancienne employée venue hanter son lieu de travail en serpillière essorée, immigrée en adoration devant son ex-boss raciste, Ana agite ses ailes en faveur du démon. À quatre semaines des élections, elle incarne à la perfection le règne de la confusion : la vie pétée des anges.
Et la voilà qui danse à nouveau, dans le sous-sol cette fois, le regard de plus en plus bas, les gestes de plus en plus las. « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution », disait Emma Goldman, féministe et libertaire qui agitait les foules sur le sol américain au début du XXe siècle. Aujourd'hui, on peut se poser la question autrement : sans révolution, est-ce qu'on aura encore envie de danser ?
14.11.2024 à 23:30
Chef, oui chef
Robin Bouctot
Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis décortique l'histoire hallucinée d'un groupe de maoïstes et de leur mystérieux leader, et signe un ouvrage fascinant à l'adresse des militants d'aujourd'hui. En 1971, Paul, jeune militant maoïste, est vidé de ses espoirs révolutionnaires nés avec la ferveur de 1968. Établi dans une petite usine de machines à écrire, il s'abîme le corps et la tête en rêvant d'un (…)
- CQFD n°235 (novembre 2024) / Maïda Chavak, BouquinTexte intégral (672 mots)
Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis décortique l'histoire hallucinée d'un groupe de maoïstes et de leur mystérieux leader, et signe un ouvrage fascinant à l'adresse des militants d'aujourd'hui.
En 1971, Paul, jeune militant maoïste, est vidé de ses espoirs révolutionnaires nés avec la ferveur de 1968. Établi dans une petite usine de machines à écrire, il s'abîme le corps et la tête en rêvant d'un Grand Soir de plus en plus vaporeux. Un soir de réunion avec quelques camarades, « une sorte de messie » apparaît : le très charismatique Fernando, réfugié espagnol antifranquiste de retour de Chine. Paul se sent tout de suite embarqué par sa proposition de mise en pratique ici et maintenant de la révolution prolétarienne.
Envoûtés et conquis, une quinzaine d'hommes et femmes rejoignent aussi ce qu'ils ne tarderont pas à nommer « l'Organisation », constituée telle une avant-garde révolutionnaire prête à tous les sacrifices pour la cause. Suivant les directives du « camarade F », à la rhétorique imbattable et à l'aura immense, les militants font table rase de leur passé. Ils entrent pour de bon à l'usine et rejettent violemment tout ce qu'ils jugent être des réflexes petits-bourgeois. Petit à petit, le groupe s'isole pour s'installer dans « le Bâtiment », un ancien couvent à Clichy qu'il occupe sur le modèle de la commune populaire chinoise de Tatchai. Entre ses murs et hors du monde, le cauchemar va durer des années.
Jusqu'où peut-on aller pour la cause ? Comment s'efface l'esprit critique ?
Violences de genre, emprise et manipulation, participation volontaire à un totalitarisme, soumission… Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis, déjà autrice de plusieurs ouvrages sur les trajectoires de ceux qui ont vécu les événements de 68, plonge dans cette histoire délirante et y décortique les ressorts de la domination charismatique. Pris dans une série d'engrenages orchestrés par leur chef, les membres de l'organisation collectivisent les enfants, s'écharpent sur leurs coupes de cheveux trop bourgeoises ou projettent l'assassinat d'un des leurs.
S'appuyant sur les carnets de notes terrifiants tirés des archives de l'Organisation et sur les témoignages des rescapés, elle livre un polar tenu par des questions aux mille échos : jusqu'où peut-on aller pour la cause, comment s'efface l'esprit critique, etc. Et fait marquant : elle n'omet pas pour autant la part de lumière et d'enthousiasme qui sous-tendait toute cette expérience. « Encharismée » par la personnalité de Fernando et fragilisée par sa longue enquête, la chercheuse a bataillé pour l'écrire, tenue par l'idée de « libérer la parole dans les milieux militants » et l'importance d'interroger « notre commune vulnérabilité face au pouvoir charismatique […] pour regarder ce problème en face et éviter que nos rêves ne se terminent fatalement dans le cimetière des utopies ».