07.06.2025 à 00:04
L'équipe de CQFD
Plus d'un an et demi après le début de l'assaut israélien sur la bande de Gaza, devenue un cimetière à ciel ouvert sur fond de génocide, ô surprise, quelques personnalités ont timidement ouvert leur bouche pour dire que c'est pas très très gentil ce que Netanyahou il fait en Palestine. Après de longs mois de silence, l'influente rabbin Delphine Horvilleur a ainsi sorti en mai dernier un texte : « Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Le dessinateur star Joann Sfar (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Édito, ColloghanPlus d'un an et demi après le début de l'assaut israélien sur la bande de Gaza, devenue un cimetière à ciel ouvert sur fond de génocide, ô surprise, quelques personnalités ont timidement ouvert leur bouche pour dire que c'est pas très très gentil ce que Netanyahou il fait en Palestine. Après de longs mois de silence, l'influente rabbin Delphine Horvilleur a ainsi sorti en mai dernier un texte : « Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Le dessinateur star Joann Sfar lui a emboîté le pas, prenant la parole publiquement : « Nous devons être nombreux à prendre la parole contre la fuite en avant à laquelle nous assistons. » Quant à la journaliste Anne Sinclair, elle s'est soudainement piquée d'expliquer cet assourdissant silence des nombreuses figures issues de la communauté juive en déclarant : « Nous nous sommes tus, car l'antisémitisme qui gagne du terrain [...] nous a contraints à faire bloc. » Comme si de nombreux·ses Juives et Juifs ne s'étaient pas indigné·es depuis un an et demi devant le massacre des Palestiniens par l'armée israélienne... Ceci dit, le revirement est plutôt appréciable. Mais on a envie de dire : vous étiez où pendant tout ce temps ?
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Alors que le génocidaire Netanyahou vient de lâcher tranquillou bilou « ‘Free Palestine' est la version contemporaine de ‘Heil Hitler' », alors que chaque jour des dizaines de victimes s'ajoutent à un bilan terrifiant, alors que l'ONU estime que « 100 % de la population » est « menacée de famine », il est effectivement plus que temps d'agir. Plutôt que d'écrire des tribunes grandiloquentes sur un plus-que-tardif repentir, certain·es, présent·es dès le départ pour dénoncer le génocide, passent à l'action, avec les moyens du bord. Ainsi en va-t-il de la Coalition pour la flottille de la liberté, qui vient d'affréter un petit voilier bourré de vivres à destination de la bande de Gaza. À son bord, notamment, l'eurodéputé France insoumise Rima Hassan et l'activiste écologiste Greta Thunberg. Dérisoire ? Nan : mieux que rien. Dangereux pour les personnes impliquées ? C'est certain. Alors voilà : pour celles et ceux qui cherchent des boussoles en ces temps de barbarie occidentale, c'est plutôt vers elleux qu'il faut se tourner. Ou bien vers les militant·es de 38 pays, essentiellement venu·es du Maghreb, qui organisent une marche mondiale de l'Égypte vers la frontière gazaouie entre le 12 et le 20 juin, pour faire pression et attirer les yeux du monde sur le martyre des Palestiniens. Bravo à elles et eux. Et honte à qui continuera de fermer les yeux. Free Palestine !
07.06.2025 à 00:03
Livia Stahl
Le procès de l'islamologue François Burgat, accusé d'« apologie du terrorisme », s'est tenu le 24 avril à Aix-en-Provence. Cette énième intimidation judiciaire des soutiens pro-Palestine s'est heureusement soldée par une relaxe. Mais elle marque une étape supplémentaire dans la répression d'État. Reportage. Ambiance tendue devant le palais de justice d'Aix-en-Provence. « Stop ! Personne ne rentre : trouble à l'ordre public ! » Dix flics, dépêchés là exprès pour la tenue du procès de (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Alex LessLe procès de l'islamologue François Burgat, accusé d'« apologie du terrorisme », s'est tenu le 24 avril à Aix-en-Provence. Cette énième intimidation judiciaire des soutiens pro-Palestine s'est heureusement soldée par une relaxe. Mais elle marque une étape supplémentaire dans la répression d'État. Reportage.
Ambiance tendue devant le palais de justice d'Aix-en-Provence. « Stop ! Personne ne rentre : trouble à l'ordre public ! » Dix flics, dépêchés là exprès pour la tenue du procès de François Burgat, accusé d'« apologie d'actes de terrorisme », font barrage devant les portes. Face à eux, le « trouble » : 20 pélots venus assister au procès, dont trois, au loin, qui peinent à tenir à bout de bras une banderole contre l'islamophobie. « On va à toutes les audiences pour apologie du terrorisme, pour le soutien, mais aussi parce que c'est utilisé pour tout et n'importe quoi aujourd'hui », nous confient trois meufs en foulard, passablement blasées. Et les procès ne manquent pas, surtout depuis les attentats de Charlie hebdo. Mais après le 7 octobre, l'État a lâché carrément la bride, et chargé ses opposants politiques : convocations au poste pour Mathilde Panot et Rima Hassan de la France insoumise (et procès à venir pour cette dernière), un an de prison avec sursis pour le secrétaire général de la CGT du Nord Jean-Paul Delescaut… Et le 18 juin prochain, deux militants de Révolution permanente, dont Anasse Kazib, devront expliquer en quoi un tweet qui dénonce le soutien occidental à Israël, c'est pas du frérisme mais le B.A.-BA de l'humanité.
« Il ne suffit pas de condamner les poseurs de bombes. Il faut déconstruire la machine qui les fabrique »
Le cas de Burgat est pourtant emblématique. Ici, l'État ne s'en prend pas à un simple militant : il épure ses troupes. Aujourd'hui à la retraite, l'ancien directeur de recherche au CNRS reste un islamologue reconnu, y compris par le pouvoir : en 2018, il lui propose même la Légion d'honneur ! Mais voilà : Burgat s'avère un peu trop pro-Palestine à son goût. Au premier rang, coincés entre des journalistes du Point, du Monde et de La Provence, on regarde attentivement se mettre en place les éléments d'un procès politique.
François Burgat est une pointure. Estimé par ses pairs pour son important travail de terrain, il l'est aussi dans les courants décoloniaux : régulièrement, il pointe la responsabilité de l'impérialisme occidental dans la radicalisation de courants islamiques. Du reste, c'est pas tout à fait un camarade. En 2017, il va jusqu'à crier au complot lorsque trois plaintes pour viol accusent son ami Tariq Ramadan. En chair et en os, il a la tête de son CV : un prof de fac hautain qui n'a plus rien à prouver à personne. À grandes enjambées, il arrive à la barre comme s'il entrait dans sa salle de classe, et toise la présidente : « C'est bien la première fois que j'assiste à une audience en tant qu'accusé ! D'habitude, c'est en tant qu'expert… » Puis, sans répondre à aucune de ses questions, il se lance dans un interminable cours magistral : « Il ne suffit pas de condamner les poseurs de bombes. Il faut déconstruire la machine qui les fabrique. C'est un tout petit peu plus complexe voyez-vous. Et c'est mon travail de chercheur. » Dans la salle, une jubilation palpable s'installe tandis que des keffiehs apparaissent, mêlés de robes de magistrats venus assister au spectacle.
« Je n'ai fait qu'historiciser les attaques du 7-Octobre pour les situer dans la trajectoire du conflit israélo-arabe, sans quoi on ne peut pas les comprendre »
La présidente le coupe et rappelle les faits. Trois tweets. Le premier relaie un communiqué du Hamas qui conteste les crimes sexuels dont l'accuse le New York Times après le 7-Octobre 2023. Dans le deuxième, Burgat affirme qu'il a « infiniment plus de respect et de considération pour les dirigeants du Hamas que pour ceux de l'État d'Israël », et cite un extrait de son ouvrage Comprendre l'islam politique (La Découverte, 2016). Le troisième tweet a été publié un an plus tard, lors de la condamnation pour « association de malfaiteurs » de Brahim Chnina et d'Abdelhakim Sefrioui dans l'affaire Samuel Paty, alors qu'ils ne se connaissaient pas. Provoc', Burgat balance que si c'est ainsi, « nous sommes tous des “terroristes” ». Pour le parquet et les trois parties civiles, la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra), Avocats sans frontières (ASF France) et l'Organisation juive européenne (OJE), l'infraction tombe sous le sens. Ils apostrophent la présidente, goguenards : « Vous avez là un boulevard pour condamner ! »
Pendant quatre heures d'interrogatoire, les avocats de la défense cherchent à faire dire à Burgat qu'il est un fervent soutien du Hamas : tant de ses dirigeants, qui d'ailleurs l'appellent « frère »1, que de sa branche militaire coupable des attaques. Burgat n'entre pas dans leur jeu, et parle de ce qu'il sait : « la violence “islamique” ne vient pas de l'islam »2, elle est une réaction à l'oppression de l'Occident sur les populations arabes et musulmanes, en France comme à Gaza. Taquin, il rappelle : « Charles de Gaulle en 1967 disait lui-même à propos de l'État d'Israël qu'en occupant des territoires, il devait opprimer, réprimer, expulser. Qu'il y ferait naître une résistance, qu'il devrait alors qualifier de “terroriste”. Je n'ai pas dit autre chose que cela. Je n'ai fait qu'historiciser les attaques du 7-Octobre pour les situer dans la trajectoire du conflit israélo-arabe, sans quoi on ne peut pas les comprendre, et si on ne peut pas comprendre, on ne peut pas réagir efficacement contre ces mécanismes qui font ensuite les poseurs de bombes. »
Elle accuse l'universitaire de ne pas prendre la mesure de son statut, capable d'« influencer des esprits plus faibles, moins bien construits »
Murmures approbateurs dans la salle. L'avocate de l'OJE décide de s'en servir. Elle rappelle pêle-mêle Charlie hebdo, l'Hyper cacher, Mohamed Merah, qui a notamment tué sa petite cousine. Elle s'alarme d'un antisémitisme galopant, qui encourage certains à « venger le sang des enfants palestiniens ». Elle accuse l'universitaire de ne pas prendre la mesure de son statut, capable d'« influencer des esprits plus faibles, moins bien construits ». Elle se tourne vers le public, dont elle déplore la prétendue jeunesse. Elle en est sûre : personne, ici, n'a réellement lu les livres de Burgat, mais tous ont entendu sa rhétorique aujourd'hui : « C'est cela, madame la présidente, planter des graines dans les esprits ! » Un frisson de haine parcourt l'assistance.
Instrumentalisation de l'antisémitisme, déni colonial et mépris de classe, cette audience nous laisse un goût amer. Un mois plus tard pourtant, surprise : François Burgat est relaxé. Une victoire dont il ne faudrait pas se réjouir trop vite. Deux jours après le délibéré, l'imam de la mosquée des Bleuets à Marseille, Smaïn Bendjilali, est condamné « parce qu'[il] a retweeté en tant qu'imam », un statut qui lui octroierait une influence particulière. Six mois de prison avec sursis, cinq ans de privation des droits civiques et 2 000 euros d'amende. « Aujourd'hui, soutenir la cause palestinienne ça veut dire soutenir le Hamas et être antisémite », regrette-t-il auprès de Révolution permanente. Une répression qui touche quelques figures médiatiques, mais aussi des centaines d'anonymes tous les ans (voir encadré). Ce même mois, l'Assemblée nationale adopte une proposition de loi « relative à la lutte contre l'antisémitisme dans l'enseignement supérieur », histoire de fournir une base légale aux dizaines d'interdictions de conférence sur la Palestine qui s'accumulent depuis trois ans. Et le collectif Urgence Palestine est toujours en instance de dissolution. Burgat, quant à lui, vit sa meilleure vie. Depuis la relaxe, il tweete sans complexe, dont l'article du Gorafi qui titre « Par sécurité, Bruno Retailleau propose d'arrêter tous les musulmans qui ont des frères ». Si on ne peut plus rien dire, peut-être peut-on encore rire ?
L'« apologie d'actes de terrorisme », comme l'incitation à la haine, l'injure ou la diffamation, est créée en 1992 pour limiter la liberté d'expression, très protégée en droit. Elle est donc difficilement mobilisable. Mais la loi antiterroriste du 13 novembre 2014 la déplace dans le Code pénal pour la catégoriser comme « acte de terrorisme » à part entière. Aujourd'hui, le droit français considère donc qu'une simple opinion « est susceptible de troubler l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Pour avoir pris position publiquement, on peut donc aller en prison. L'apologie du terrorisme is the new procédure-bâillons. Mais cette consécration pénale permet aussi de faire sauter les garde-fous qui encadraient son utilisation. Entre 1994 et l'adoption de la loi en 2014, on dénombrait 14 condamnations, tandis que pour la seule année 2015, marquée par Charlie hebdo, on en compte 332. Fulgurant.
06.06.2025 à 12:20
Thelma Susbielle
À rebours des œuvres dystopiques, il arrive que quelques récits utopiques travaillent à réenchanter notre futur. L'autrice-chercheuse Héloïse Brézillon signe, avec son premier livre T3M, l'un d'entre eux. Un recueil hybride aux éditions du commun. Imaginez que dans quelques dizaines d'années, une technologie permette de guérir notre santé mentale. Elle cartographierait le cerveau pour explorer son passé et reconfigurer les routes dans notre matière grise. En 2039, voilà ce que promet T3M, (…)
- CQFD n°238 (février 2025)À rebours des œuvres dystopiques, il arrive que quelques récits utopiques travaillent à réenchanter notre futur. L'autrice-chercheuse Héloïse Brézillon signe, avec son premier livre T3M, l'un d'entre eux. Un recueil hybride aux éditions du commun.
Imaginez que dans quelques dizaines d'années, une technologie permette de guérir notre santé mentale. Elle cartographierait le cerveau pour explorer son passé et reconfigurer les routes dans notre matière grise. En 2039, voilà ce que promet T3M, « traumatic memory mapping model » [modèle de cartographie de la mémoire traumatique] ; une IA qui sait spatialiser la mémoire. « elle tire des traits, elle mesure des choses dans la tête, elle dessine des pointillés rouges, elle trouve les routes qui rendent triste et elle crée des déviations », écrit la poétesse Héloïse Brézillon. Dans T3M, éditions du commun, octobre 2024), la narratrice se soumet à cette invention, « une révolution » selon celles et ceux qui l'ont utilisée. Grâce à cette technologie, « le monde aussi, ça va mieux ». À son tour, elle est prête « je ferme les yeux – à la recherche de l'odeur de terre humide des troglodytes. les feuilles de tilleul en toupie. les plantes et le miel dans la tasse. ça y est. je vais abolir ma tristesse. »
Guérir les traumas, ceux qu'on a vécus, ceux qu'on nous a légués. Plus qu'une thérapie personnelle, c'est un care global que propose l'autrice à travers son invention littéraire. Mais ce n'est pas n'importe quoi que sa création propose de soigner. Héloïse Brézillon s'attaque aux violences sexuelles perpétrées sur les enfants. Et plus largement aux traumas causés par la domination masculine à l'intérieur des foyers. Alors les « cortégraphes » explorent le passé de la narratrice : « on va pouvoir creuser plus profond, comprendre mes strates, faire le travail géologique. après les maisons métropoles, les terres sans nom sous la croûte. les roches blanches de la mémoire, la cristallinité et le quartz diaphane. elles disent, on n'oublie pas, on enfouit. je pense : la tristesse a la forme d'une grotte et l'odeur du vide. » Les lieux, les sensations. Un paysage intérieur se dessine devant nos yeux, avec ses « trous », ses manques. Et l'héritage familial qui se dessine dessous.
La proposition est osée : mêler de la poésie à de la science-fiction, le tout sous un angle féministe. Chacun des six chapitres débute en prose avant de fleurir en vers. Une narration échelonnée, qui laisse place aux poèmes, qui plongent les lecteur·ices dans une réalité sensorielle passée, saisissante de vérité. Tantôt un lieu, tantôt le goût ou l'ouïe. Celle qui se définit autant comme chercheuse que comme autrice explore ses souvenirs en s'attachant à quelques détails, éclairant peu à peu son histoire. La forme versifiée trouve là tout son sens : la mémoire faillible ne trouve sa justesse que dans l'émergence de certains stimulis et non dans une retranscription exhaustive. Une invention de génie en termes de narratologie.
Avec T3M, Héloïse Brézillon entend faire valoir les pouvoirs transformateurs des récits fictionnels, et œuvre pour la destruction des systèmes de domination. On espère qu'elle aura lieu au plus vite.
18.05.2025 à 00:15
Robin Bouctot
Derrière les grilles des Centres de rétention administrative (CRA), maillons immondes de la machine à expulser, de plus en plus d'ex-détenus sont conduits sans sommation d'une prison à une autre. Condamnés à quitter le territoire français le jour de leur libération, ils voient le piège des politiques migratoires françaises se refermer sur eux. Le 14 mars dernier devait être le jour de retrouvailles et de liberté pour Djibril, 29 ans. Après deux ans de prison, c'est un certain vertige mais (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / Lilhiou BelliniDerrière les grilles des Centres de rétention administrative (CRA), maillons immondes de la machine à expulser, de plus en plus d'ex-détenus sont conduits sans sommation d'une prison à une autre. Condamnés à quitter le territoire français le jour de leur libération, ils voient le piège des politiques migratoires françaises se refermer sur eux.
Le 14 mars dernier devait être le jour de retrouvailles et de liberté pour Djibril, 29 ans. Après deux ans de prison, c'est un certain vertige mais aussi une immense impatience qu'il ressent : sa compagne et leur fille de six mois, qu'ils ont eu au cours de la détention, l'attendent à la sortie. À part au téléphone et en visio, il n'a jamais vu son enfant : la permission le jour de la naissance lui avait été refusée. « Je voulais la rencontrer dehors. La prison, ce n'est pas un endroit pour un bébé, c'est plein d'ondes négatives. » Ce matin-là, à 9 heures, Djibril se dit « prêt ». Il est conduit au greffe pour les formalités de levée d'écrou. « Là, trois policiers me disent que mon titre de séjour n'est plus à jour, que je suis sous Obligation de quitter le territoire français [OQTF] et Interdiction de territoire français [ITF], et qu'ils vont m'emmener au Centre de rétention administrative [CRA] de Rennes. » En prison, personne ne l'a prévenu : « Ils ne m'ont laissé aucune chance de faire les démarches. C'est délirant... On dirait que le préfet de Loire-Atlantique veut juste me gâcher la vie. »
« Les gens deviennent fous ici, on les traite comme de la merde, on les casse »
Dehors, sa compagne s'impatiente. « J'attendais, j'attendais… Il devait être là depuis une heure ! J'ai fini par aller voir à l'accueil. Là, une dame me rit au nez et me dit : “vous pouvez attendre longtemps : il ne sortira pas, il part avec la police” », rejoue-t-elle quinze jours plus tard devant les grilles du CRA. « C'est pas légal de faire ça non ? Ils sont censés recevoir le courrier pour prévenir qu'ils ont une OQTF. C'est vraiment dégueulasse. J'étais sûre qu'il allait être libre. On devait partir direct voir sa famille à Paris. Franchement... La justice française est mal faite. » Finalement, elle raconte qu'il a rencontré sa fille au parloir : « Il voulait trop la voir. C'était émouvant, il était pas loin de pleurer. Maintenant je fais la route plusieurs fois par semaine parce qu'on sait qu'il peut être renvoyé à tout moment au Sénégal. » Ce pays, Djibril l'a pourtant quitté quand il avait cinq ans ; aujourd'hui, il n'a plus « personne là-bas ». Depuis l'une des deux pièces blanches prévues pour les visites au sein de l'établissement carcéral, Djibril est dépité. « En prison je pouvais cuisiner, travailler, avoir des soins, ici il n'y a rien, vraiment rien. La nourriture est immonde, on a deux toilettes pour treize personnes, des gens hurlent, j'arrive pas à dormir avant 4 ou 5 heures du matin... C'est pire que la prison ! Les gens deviennent fous ici, on les traite comme de la merde, on les casse. Le moral c'est dur : je sais pas, peut-être que demain on m'embarque. On te dit rien, ça peut arriver n'importe quand. » Au final, malgré les démarches et l'aide juridique de la Cimade, la Police aux frontières (PAF) a débarqué le 1er avril, avant le lever du jour, l'a menotté aux mains et aux pieds, et l'a mis dans un fourgon direction l'aéroport de Paris Charles-de-Gaulle.
« Depuis quelques années, beaucoup de personnes arrivent au CRA après leur levée d'écrou », confirme une salariée de la Cimade qui intervient au centre de rétention de Hendaye, à la frontière espagnole. « Ils ne sont quasiment jamais informés avant le jour de leur libération. Ils s'attendent à sortir et en fait ils sont amenés ici. Le niveau d'absence de considération à l'égard des personnes est ultraviolent. » Dans son dernier rapport sur les CRA, daté de 2023, la Cimade – qui intervient dans quelques centres du territoire et plaide pour leur fermeture – comptabilisait 4 246 placements en rétention administrative à la sortie de prison, soit 26,6 % des cas. Cette sévérité à l'encontre des personnes sans titre de séjour valide serait justifiée par la menace que celles-ci feraient peser sur l'ordre public. L'argumentaire, sorte de fourre-tout juridique et éminemment politique, est répété à tort et à travers par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, surfant sur quelques faits divers sordides1. Un « non-sens » pour Marine le Bourhis, avocate à Rennes et membre du Groupe de défense des étrangers. La salariée de la Cimade à Hendaye résume : « Cette notion [de menace à l'ordre public] n'est pas définie et est utilisée de façon très, très large. Il suffit d'avoir fait une garde à vue une fois dans sa vie suite à un contrôle d'identité ou une infraction au Code de la route. À la moindre erreur ou au moindre échec que tout un chacun pourrait commettre, c'est foutu ! »
« À la moindre erreur ou au moindre échec que tout un chacun pourrait commettre, c'est foutu ! »
Mohamed, joint par téléphone le 31 mars dernier, est soudeur de métier. Sans papiers, il a longtemps galéré entre les petits boulots de peinture et dans le bâtiment avant de tomber pour une affaire de stups. Après « 5 mois et 22 jours » passés dans la prison de Tulle en Corrèze, il s'attendait à sortir. Mais aussitôt libéré, on l'enferme de nouveau au CRA de Rennes. « Ils m'ont ramené ici car ils m'ont dit que j'avais une interdiction définitive de territoire, mais j'ai pas compris, j'ai pas fait un truc grave ! Ils m'ont pas vraiment expliqué pourquoi j'étais envoyé si loin, mais je crois que c'est parce que les autres CRA sont pleins. Ils disent qu'ils vont me garder jusqu'à ce que la Tunisie donne son accord pour me renvoyer au bled. » Comme Djibril, le temps qui passe et l'inactivité lui pèsent : « Depuis que je suis enfermé au CRA, je me transforme. Chaque jour, je suis différent. Il n'y a rien à faire, on est couché toute la journée. Au moins, en prison, je pouvais faire du sport ! » Et les échos de ceux à qui on a trouvé un vol pour les renvoyer au pays le font angoisser : « L'autre fois, ils sont venus à 2 heures du matin pour un Algérien qui est en France depuis 20 ans. Il avait toute sa vie ici : sa femme, ses enfants... Et puis il y a des gens ici qui sont en danger dans leur pays, ils ne peuvent pas rentrer ! »
« J'étais libre, j'avais purgé ma peine, mais la PAF m'attendait à la sortie. »
La voix paniquée, Régis parle à toute allure. Il sort tout juste du tribunal administratif où le recours contre son OQTF a été rejeté. « J'ai fait mes études en France, j'ai ma famille, ma compagne, ma fille, mon logement, toute ma vie. Je n'ai aucune attache en Côte d'Ivoire, je suis un étranger là-bas, ça n'a pas de sens de me renvoyer ! Mais maintenant, ils peuvent venir me chercher à tout moment. Si l'ambassade ivoirienne répond, demain, après-demain, lundi, c'est foutu : ils m'emmènent dans l'avion... » Libéré le 7 mars dernier « pour bonne conduite » après quatre mois de détention pour une malheureuse histoire de bagarre « et de légitime défense », Régis était convaincu de pouvoir enfin rentrer chez lui. « J'étais libre, j'avais purgé ma peine, mais la PAF m'attendait à la sortie. Ils m'ont dit que c'était trop tard pour faire recours à mon OQTF. Sauf qu'on ne me l'a jamais notifiée ! J'aurai eu tout le temps de faire les démarches en prison ! » Depuis son entrée au CRA, Régis s'inquiète : il a des pertes de mémoire et trouve que son visage se transforme. Porté par la colère de l'injustice, le jeune homme se sent « pris au piège », encore plus depuis qu'il a compris que les coups de sang des retenus contre les agents de la PAF pouvaient mener à des sanctions. Pire, le jeune homme a appris qu'un refus d'embarquer dans le vol charter pouvait être considéré comme une obstruction à une mesure d'éloignement. Un ultime acte de résistance condamnable par... de la prison.
1 En septembre 2024, après le meurtre de la jeune Philippine par un ressortissant marocain placé sous OQTF, Bruno Retailleau avait appelé à « faire évoluer notre arsenal juridique ». De son côté, en mars dernier, Gérald Darmanin exhortait les procureurs et les directeurs de prisons à ce que tout « soit fait pour l'éloignement systématique des étrangers sortant de prison et pour les détenus pouvant terminer leur peine dans leur pays d'origine ».
18.05.2025 à 00:12
Eliott Dognon
Le 15 avril dernier, 80 étudiant·es serbes sont arrivé·es à Strasbourg à vélo pour alerter l'Europe sur la situation politique du pays et les multiples violations des droits humains par le régime d'Aleksandar Vučić. Mais face au mutisme des institutions européennes, ne faudrait-il pas pousser la lutte des classes pour enfin changer de système ? Accompagné·es de nombreux soutiens, 80 étudiant·es se sont lancé·es sur leurs bicyclettes depuis Novi Sad, deuxième ville de Serbie, le 3 avril (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / GarteLe 15 avril dernier, 80 étudiant·es serbes sont arrivé·es à Strasbourg à vélo pour alerter l'Europe sur la situation politique du pays et les multiples violations des droits humains par le régime d'Aleksandar Vučić. Mais face au mutisme des institutions européennes, ne faudrait-il pas pousser la lutte des classes pour enfin changer de système ?
Accompagné·es de nombreux soutiens, 80 étudiant·es se sont lancé·es sur leurs bicyclettes depuis Novi Sad, deuxième ville de Serbie, le 3 avril dernier. C'est dans cette ville au nord de Belgrade que s'était effondré l'auvent de la gare le 1er novembre 2024, faisant seize morts, alors que celle-ci venait d'être rénovée deux ans et demi plus tôt par un consortium d'entreprises chinoises, hongroises et françaises. Dès lors, un mouvement inédit mené par les étudiant·es tente de mettre fin à un système basé sur la corruption. Avec ce voyage de 1 400 kilomètres à vélo jusqu'à Strasbourg, iels mettent en lumière leur mouvement en passant par plusieurs grandes villes européennes comme Budapest, Bratislava, Vienne ou Munich. À chaque étape, un comité d'accueil les attend avec tapis rouge et slogans anti-Vučić, tandis que plusieurs maires viennent à leur rencontre. La diaspora, présente en nombre dans l'Union européenne (UE), compte bien jouer son rôle : « Il y a aussi des raisons pour lesquelles on est tous expatriés ! Et notamment la corruption. Par exemple, si tu as la carte du parti au pouvoir, tu auras plus facilement un travail par rapport à quelqu'un qui ne l'a pas, même si tu es moins compétent. Donc ça nous tient à cœur de soutenir ce mouvement », raconte Sneža, membre du collectif 11.52 Marseille1. Le deuxième objectif des cyclistes est d'alerter l'UE en déposant des documents à la Cour européenne des droits de l'homme concernant les méthodes répressives du gouvernement d'Aleksandar Vučić2. Le 15 mars dernier, alors que 300 000 personnes manifestent à Belgrade, de nombreux témoignages rapportent l'utilisation d'un canon sonore de type militaire par les forces de l'ordre pour effrayer et disperser la foule pacifique.
Encore plus radicaux que Vučić, ces ethnonationalistes rêvent d'une Grande Serbie
Tandis que les étudiant·es arrivent le 15 avril à Strasbourg, certain·es ont entamé une marche de Novi Sad jusqu'à Bruxelles. Pourtant, la démarche interroge. Qu'espérer de cette UE silencieuse face aux revendications actuelles en Serbie ? En toile de fond, un duel idéologique plus ancien commence à se rejouer : d'un côté, un récit autoritaire ethnonationaliste nourri par le mythe de la « Grande Serbie »3 ; de l'autre, une vision libérale aspirant à un rapprochement avec l'UE. Et au centre, la jeunesse serbe bien décidée à ne pas se laisser manipuler. Pour la sociologue Saša Savanović, la seule issue souhaitable, c'est la lutte des classes ou rien !4
Dans un article publié le 1er avril pour le média de gauche Mašina, elle interroge ce schéma idéologique binaire qui imprègne la Serbie depuis la fin de la Yougoslavie. Ces deux idéologies représentent « les deux faces d'une même pièce de monnaie capitaliste ». La première face s'observe dans les manifestations, où la vision ethnonationaliste est brandie par ses défenseur·ses sur des étendards avec drapeau serbe sur fond de topographie du Kosovo, accompagné du message Nema predaje [Pas de reddition]. Façon de revendiquer l'autorité serbe sur son voisin indépendant depuis 20085. Encore plus radicaux que Vučić, ces mouvements rêvent d'une Grande Serbie. Mais s'ils remportent la bataille idéologique, « la Serbie n'aura d'autre choix que de s'aligner sur une autre puissance impériale à laquelle elle offrira tout ce qu'elle a – personnes, terres, ressources. Dans ce scénario, seules les élites compradores, politiques et économiques, peuvent tirer leur épingle du jeu », explique Saša Savanović.
Les étudiant·es mettent leur propre agenda à l'ordre du jour, qui dépasse largement la binarité idéologique entre nationalisme et libéralisme
De l'autre côté de la pièce, le 15 avril à Strasbourg, les étudiant·es interpellent Emmanuel Macron en ces termes : « Monsieur le Président, vous avez souvent souligné l'importance des valeurs européennes, vous avez aujourd'hui l'occasion de montrer que ces valeurs sont universelles », rapporte le Courrier des Balkans6. Sur le parvis de la mairie de Marseille, Sneža est venue afficher son soutien aux étudiant·es. Pour elle, « le respect du rôle de chaque institution est une des choses auxquelles le mouvement tient beaucoup ». Dans ce pays candidat à l'UE depuis 2012, certain·es veulent encore croire que cette institution répondra à leur demande de justice, malgré ses valeurs universalistes douteuses. Mais cette position ne fait pas l'unanimité. Dans notre numéro de mars dernier, le chercheur Filip Balunović expliquait que l'intégration européenne était « devenue une expression vide, dépourvue de sens concret pour le citoyen serbe moyen ». Selon lui, les Serbes sont désenchanté·es par l'inaction européenne face au régime autoritaire d'Aleksandar Vučić qui garantit à plusieurs pays membres de juteux marchés : « La France, par exemple, a le contrôle de l'aéroport de Belgrade, tandis que l'Allemagne attend l'accès au lithium serbe pour sa transition énergétique. »7 Pire ! Le locataire de l'Élysée a ostensiblement provoqué les étudiant·es serbes en recevant Aleksandar Vučić le 9 avril. Selon Saša Savanović, la jeunesse serbe a déjà compris que le « réalisme capitaliste »8 et sa forme politique néolibérale sont responsables de la destruction économique, sociale et écologique mondiale : « Au lieu de choisir de périr dans une guerre nucléaire ou d'être brûlée par le soleil, la jeunesse choisit au moins de se battre pour la possibilité d'un avenir différent ».
La seule issue souhaitable, c'est la lutte des classes ou rien !
Malgré l'absence d'un discours idéologique clair, les étudiant·es et les travailleur·ses mobilisé·es renvoient déjà dos à dos ces deux positions idéologiques. Iels s'organisent sous forme de plénums, en dehors du cadre institutionnel, avec la volonté de changer « la manière dont la société est gouvernée, pour des institutions qui sont construites à partir de la base » ajoute la sociologue. Sans chef·fe, toutes les décisions sont prises collectivement. Des groupes de travail ont été formés et les rôles tournent pour éviter toute manipulation ou prise de pouvoir informelle. Chaque temps de parole est minutieusement comptabilisé et limité à une minute par personne. Façon de montrer au reste de l'Europe que la démocratie n'est pas seulement un objectif à atteindre, mais bien une pratique. En court-circuitant ainsi les pratiques de pouvoir des institutions dominantes, les étudiant·es et leurs soutiens imposent leur propre agenda et celui-ci dépasse largement la binarité idéologique entre nationalisme et libéralisme. Cette lutte « valorise profondément la vie (et pas seulement la vie humaine), prône la non-violence, l'unité et le souci du bien commun. La lutte étudiante est antifasciste, car elle se préoccupe du bien-être des autres. Elle est anticoloniale et anti-impériale, parce qu'elle rejette la logique de la suprématie (blanche), et elle est sans aucun doute une lutte de classe parce qu'elle n'accepte pas le caractère “naturel” de l'appropriation et de l'exploitation », écrit Saša Savanović. Alors évidemment, il reste beaucoup de travail à accomplir, mais l'espoir demeure : « C'est vraiment petit à petit qu'on progresse dans cette lutte et il faut persister ! » termine Minja, membre de 11.52 Marseille.
1 Collectif de soutien au mouvement étudiant serbe. 11 heures 52 étant l'heure à laquelle l'auvent de la gare de Novi Sad s'est effondré le 1er novembre dernier.
2 La Serbie ayant ratifié la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), elle peut théoriquement être condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme.
3 Idée nationaliste développée au XIXe siècle selon laquelle le territoire de la Serbie devrait englober tous les territoires peuplés par des Serbes.
4 « With the largest protest in Serbia behind us, what do we mean by changing the system ? », Mašina (01/04/2025).
5 Le Kosovo a déclaré son indépendance unilatéralement et est aujourd'hui reconnu par plus de 90 pays membres de l'ONU. Le Kosovo reste une des obsessions nationalistes bien ancrées dans la société serbe.
6 « Serbie : après leur épopée à vélo, les étudiants interpellent les institutions européennes », Le Courrier des Balkans (17/04/2025).
7 Lire « Une “tentative semi -révolutionnaire” : en Serbie, jusqu'où iront les étudiants » CQFD, n° 239 (mars 2025).
8 Idée selon laquelle il n'existe aucune alternative viable au capitalisme.
18.05.2025 à 00:08
Zoé Picard
En s'appuyant sur son immersion au sein des Jeunesses identitaires, le sociologue Samuel Bouron dévoile dans son nouvel ouvrage, Politiser la haine, les ressorts idéologiques et médiatiques de ce mouvement. Entretien. En 2010, le sociologue Samuel Bouron infiltre durant un an les Jeunesses identitaires, l'un des ancêtres de l'organisation Génération identitaire, dissoute par le gouvernement en 2021. Entre camps d'été, footings matinaux et coups de com', il découvre les bases idéologiques (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / Baptiste AlchourrounEn s'appuyant sur son immersion au sein des Jeunesses identitaires, le sociologue Samuel Bouron dévoile dans son nouvel ouvrage, Politiser la haine, les ressorts idéologiques et médiatiques de ce mouvement. Entretien.
En 2010, le sociologue Samuel Bouron infiltre durant un an les Jeunesses identitaires, l'un des ancêtres de l'organisation Génération identitaire, dissoute par le gouvernement en 2021. Entre camps d'été, footings matinaux et coups de com', il découvre les bases idéologiques sur lesquelles se regroupent les militants de cette mouvance et les alliances qu'ils tissent avec d'autres tendances d'extrême droite. On a échangé avec le chercheur, à partir de son essai Politiser la haine, la bataille culturelle de l'extrême droite identitaire (La Dispute, 2025), sur les actuelles recompositions stratégiques au sein de ce mouvement.
Peux-tu donner une définition de la mouvance identitaire ? En quoi ses conceptions se démarquent-elles des autres tendances d'extrême droite et de celles du Rassemblement national (RN) ?
« Ce courant se différencie du RN et, plus largement, des mouvances souverainistes et nationalistes, en plaçant l'identité au centre. Cette notion revêt un caractère essentialiste. Selon ses membres, le processus d'assimilation est impossible pour celles et ceux qui ne sont pas “Français de souche”. Contrairement au fascisme traditionnel et au nazisme, les identitaires ne procèdent pas à une hiérarchisation de morphotypes raciaux ; mais ils justifient la nécessité d'une épuration par l'incompatibilité entre certaines racines culturelles. Par ailleurs, alors que le RN défend une souveraineté exclusivement nationale, avec un programme qui prônait la sortie de l'Europe, les identitaires défendent une Europe blanche et indo-européenne et forment des alliances à échelle continentale.
« Pour “assainir” leur corps et leur esprit, les identitaires s'engagent donc dans un processus “d'enracinement” »
Autrefois, les différents groupuscules d'extrême droite étaient plus morcelés, mais à partir des années 2012-2013, lors des premières mobilisations de la Manif pour Tous, ils ont commencé à se considérer comme des alliés face aux musulmans, aux “wokes”, aux personnes LGBT... À cette période, les identitaires, qui disposent de locaux et de bars militants, et forment la mouvance la plus importante, renforcent leur réseau. Ces lieux deviennent alors un passage presque obligatoire pour les jeunes militants qui se politisent à l'extrême droite, y compris pour les élus du RN. »
Tu as infiltré les Jeunesses identitaires durant un an. Quel a été l'apport de ce travail de terrain, qui date maintenant d'il y a quinze ans, pour la rédaction de ton dernier ouvrage ?
« Je n'aurais pas pu construire les hypothèses décrites dans mon essai si je n'avais pas réalisé ces observations lors de cette immersion. J'ai notamment pu comprendre comment s'incarne leur pensée militante. Selon eux, le groupe racial et la nation forment un être vivant à épurer de ses éléments nocifs, qui contaminent la pureté du corps social, mais aussi biologique. Pour “assainir” leur corps et leur esprit, ils s'engagent donc dans un processus “d'enracinement”, qui consiste à se reconnecter à ce qu'ils conçoivent comme leur essence culturelle, fondamentalement blanche. Ils se perçoivent comme le dernier rempart face au “grand remplacement”. Ce “réenracinement” passe aussi par une “revirilisation”. Selon les identitaires, si la civilisation occidentale s'affaiblit face au “grand remplacement”, c'est aussi parce que les hommes se “féminiseraient”, comme l'affirmait une thèse issue du journaliste et théoricien d'extrême droite Guillaume Faye. Ils aspirent à une complémentarité entre les hommes et les femmes, ayant une essence différente, afin d'équilibrer la civilisation occidentale. Malgré leur dédiabolisation apparente, ces groupes sont encore structurés autour de la violence et de la virilité. Lors des camps d'été, la boxe est obligatoire et pratiquée quotidiennement. Le dernier jour, chaque militant se bat contre l'un de ses camarades. Ce tournoi fonctionne comme un rite de passage qui scelle définitivement l'arrivée dans le groupe. »
Comme tu le montres, la rhétorique masculiniste est une porte d'entrée vers l'extrême droite. Elle attire des jeunes, au départ peu politisés, mais sensibles à ces discours portés par des identitaires. Par exemple, Thaïs d'Escufon, l'ancienne porte-parole de Génération identitaire, utilise YouTube pour s'adresser à la communauté incel1. En 2021, dans le cadre d'un débat avec Alice Cordier, la dirigeante du collectif féministe identitaire Némésis, elle affirme défendre « la vision européenne d'une femme libre, mais qui a également une complémentarité avec l'homme européen et une place propre dans la famille ».
« La trajectoire de Thaïs d'Escufon est intéressante car elle n'a pas continué sa carrière en politique, comme l'ont par exemple fait Damien Rieux, membre de Reconquête, et Philippe Vardon, membre d'Identité-Liberté, mais elle a prolongé celle-ci sur les réseaux sociaux.
« Les fémonationalistes sont le vernis de modernité des discours identitaires »
Progressivement, elle s'est rapprochée des masculinistes en devenant “coach en séduction”, une activité qui représente une certaine manne économique et qui lui permet de déployer un discours raciste. Elle affirme notamment qu'elle n'entretiendra jamais de relation avec un homme non blanc. Le coaching en séduction n'est pas nouveau à l'extrême droite : en 1996 déjà, l'essayiste Alain Soral sortait Sociologie du dragueur, ouvrage dans lequel il prétend que les femmes ont une essence différente des hommes et qu'elles aiment être dominées et protégées. Pour multiplier les conquêtes, il faudrait rompre avec les idées féministes qui entrent insidieusement en nous, et assumer sa virilité profonde. L'idéologie fasciste rencontre ici celle du développement personnel : pour être heureux, il ne faut pas changer la société mais devenir la “meilleure version de soi-même”, un mantra que l'on retrouve souvent sur les réseaux sociaux. »
Thaïs d'Escufon s'adresse surtout aux hommes mais le mouvement identitaire, autrefois très masculin, tente aujourd'hui de toucher un public plus féminin en prônant un féminisme identitaire. C'est notamment le rôle du collectif Némésis, créé en 2019. Quel rôle jouent des collectifs comme celui-ci, dans les actuelles recompositions au sein de la mouvance identitaire ?
« Quand j'ai commencé à enquêter, les femmes étaient marginales sur le plan numérique et elles acceptaient très peu de tâches d'encadrement. Mais désormais, les identitaires tentent de s'imposer à un public plus large. Pendant la Manif pour Tous, des groupes exclusivement féminins ont émergé, comme les Antigones, nées en 2013 en opposition aux Femen, connues pour leurs protestations publiques avec la poitrine dénudée sur laquelle sont écrits des slogans. Plus tard, des jeunes femmes diplômées de l'enseignement supérieur créent le collectif Némésis. Ses militantes estiment aussi que les hommes et les femmes n'ont pas la même essence, mais défendent une égalité en droit. En effet, ces groupuscules sont contraints de s'adapter aux avancées féministes conquises par les luttes sociales de ces dernières années. Elles rejoignent les obsessions identitaires concernant les musulmans et les personnes non blanches qu'elles perçoivent elles aussi comme des ennemis. Le viol, par exemple, serait selon elles principalement commis par des étrangers. La professeure en sociologie Sarah Farris qualifie de “fémonationaliste” ce type de féminisme structuré par un cadrage nationaliste à des fins racistes. Ces militantes sont le vernis de modernité des discours identitaires. Aujourd'hui, on voit même de nombreux partis d'extrême droite européens dirigés par des femmes. Les fémonationalistes bénéficient d'un écho médiatique en trouvant des relais au sein des élites politiques : Bruno Retailleau a notamment affirmé récemment qu'il partageait le “combat” de Némésis. Néanmoins, le féminisme identitaire ne s'étend pas vraiment dans la population et la jeunesse. Les idées féministes gagnent plus de terrain que celles des identitaires ! »
1 La culture incel (involutary celibate) désigne celle des communautés en ligne d'hommes se définissant comme des célibataires involontaires. Ils cultivent la violence et le ressentiment envers les femmes qui seraient responsables de leur misère affective et sexuelle.