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07.06.2025 à 00:05

Collectif Wu-Ming : la littérature contre les fantasmes de complot

Émilien Bernard

Wu Ming est un collectif de quelques auteurs italiens (3 à 5 selon les périodes) situés à gauche toute de l'échiquier politique. Via leurs ouvrages collectifs ou individuels, ils tentent de répondre à la prolifération des « fantasmes de complot ». On a rencontré l'un d'entre eux, Wu Ming 2, à l'occasion de son récent passage à Marseille. « Ils ont tous les yeux pointés vers le ciel. Ici-bas, c'est trop dégueulasse. » Martin Zanka, ufophile, Ovni 78, 2024 « Les théories du complot sont (…)

- CQFD n°242 (juin 2025) /
Texte intégral (3991 mots)

Wu Ming est un collectif de quelques auteurs italiens (3 à 5 selon les périodes) situés à gauche toute de l'échiquier politique. Via leurs ouvrages collectifs ou individuels, ils tentent de répondre à la prolifération des « fantasmes de complot ». On a rencontré l'un d'entre eux, Wu Ming 2, à l'occasion de son récent passage à Marseille.

« Ils ont tous les yeux pointés vers le ciel. Ici-bas, c'est trop dégueulasse. »

Martin Zanka, ufophile, Ovni 78, 2024

« Les théories du complot sont les ratés à l'allumage d'un instinct politique sain et légitime : la suspicion. »

Marcus Gilroy-Ware, cité dans Le Double, Naomi Klein, 2024

Tout a commencé en 1994. Une bande de joyeux drilles bolognais bien à gauche décident de créer une créature collective oscillant entre activisme, art et littérature : Luther Blisset. Cette signature pouvait être adoptée par quiconque désirait faire de l'agit-prop gauchiste, notamment des canulars médiatiques. Elle s'est autodétruite en 1999, laissant place à un collectif de cinq auteurs, Wu Ming (qui veut dire à la fois « anonyme » et « cinq » en chinois), lesquels ont signé de nombreux ouvrages, parfois ensemble, parfois en solo (sous les noms de Wu Ming 1, Wu Ming 2, etc.). Avec la même volonté que Luther Blisset : reprendre pied en matière de guerre culturelle, ne pas laisser le champ des imaginaires à l'extrême droite.

Pléthore de citoyens certifient avoir été enlevés pour une balade galactique perturbante

Le dernier ouvrage collectif de Wu Ming, Ovni 781, est un roman qui se déroule en Italie courant 1978, moment où les carottes semblent cuites pour les lendemains qui chantent. Alors que le pétillant et complexe « mai rampant » agitait la péninsule depuis 1968, l'enlèvement et l'assassinat en mai 1978 d'Aldo Moro2 par les Brigades rouges marquent la fin d'une ère politiquement combative où tout semblait possible, avec embrasement des rues. Wu Ming 2, alias Giovanni, à l'occasion d'une rencontre à la chouette librairie marseillaise L'Hydre à Mille Têtes, caractérise cette phase de reflusso [reflux]. Soit : « La vague du changement social qui s'arrête et se reconcentre sur la sphère privée. »

Le ciel comme consolation

Si cette chape de désillusion généralisée galope en arrière-fond d'Ovni 78, son cœur narratif se consacre à une passion émergente : les objets volants non identifiés. Les principaux personnages du roman sont en effet tous concernés par l'obsession de l'ufologie3 qui, cette année-là, touche l'Italie tout entière. Et pas qu'un peu, souligne Wu Ming 2 : « En 1978, il y a plus de 2 000 témoignages de visions d'ovnis, un record mondial. » Pléthore de citoyens certifient avoir été enlevés pour une balade galactique perturbante. Ou bien simplement avoir aperçu des astronefs bizarres aux lumières incroyables.

La période du confinement Covid a vu les fantasmes de complot exploser

Alors que le pays se déchire politiquement, les yeux se lèvent vers le ciel. Comme le formule l'un des personnages du roman, c'est « une distraction dans une période noire pleine de sombres pensées ». D'où la multiplication de « rencontres » avec des visiteurs de l'espace, abordées de diverses manières. Les ufologues évoqués dans le récit sont ainsi de trempes différentes. Wu Ming 2 les divise en trois catégories principales : • Les paranoïaques. Ceux-là pensent que l'État sait tout et que se trament de sombres machinations dans le ciel italien. Ils plongent tête la première dans le terrier de la conspiration multiforme. • Les scientifiques. Pour chaque signalement d'ovni, ils dressent une analyse poussée des circonstances de la vision, découvrent bien souvent qu'il s'agit d'un ballon météo ou d'un délire éthylique. • Les « ufophiles » : pour eux, les ovnis sont intéressants car non identifiés, merveilleux, en marge. Leur soif d'imaginaire les conduit à rêver cet ailleurs surgi sans crier gare. « Ils les aiment parce qu'ils ne sont pas identifiables », sourit Wu Ming 2, qui, on le sent bien, a un faible pour eux. Ces trois catégories sont évidemment poreuses, aux frontières malléables. Mais elles dessinent une cartographie qui rebat les cartes de la vision du complotisme comme uniforme et monomaniaque. Non, cette soif d'imaginaire n'est pas forcément une maladie politique. Encore faut-il ne pas la laisser aux mains exclusives des manieurs de passions tristes, aka l'extrême droite. C'était vrai hier, ça l'est toujours aujourd'hui.

L'ovni et le virus

L'inflation effrénée de ces rencontres du troisième type est, selon Wu Ming 2 et ses camarades, la résultante d'un trop plein de surveillance. Dès le premier jour de l'enlèvement d'Aldo Moro, le 16 mars 1978, l'Italie est ainsi plongée dans la paranoïa étatique, avec lois spéciales et état d'urgence permanent. Une atmosphère qui confine les cerveaux et malaxe les imaginaires pendant et après les 55 jours de détention du président de la Démocratie chrétienne : « C'étaient des journées de délire, de légendes urbaines et de mythomanie contagieuse, alimentées par une information monothématique et par la paranoïa d'État », pose Ovni 78. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la période du confinement Covid, qui a vu les fantasmes de complot exploser. « Nous avons lancé l'écriture du roman en 2020 pendant la période du confinement, confirme Wu Ming 2, et il y a bien sûr des traits d'union entre le climat posé par l'urgence terroriste de 1978 et l'urgence sanitaire, il y a cinq ans. Pas seulement concernant cette exigence d'identification par des papiers dès que l'on sort dans la rue, mais aussi à un niveau social. Dans les deux cas, on devait toujours choisir un camp, par exemple sur la question des vaccins. Et la gauche en général a été incapable de se montrer critique du pouvoir, car il y avait la peur d'ouvrir la porte à “ces gens-là”, les complotistes qui croient des choses dangereuses. »

« Les fascistes n'ont pas peur des monstres ; au contraire, ils les ont invités à leur table »

Pour les personnes engagées dans un cheminement conspi, cette porte close est un encouragement à continuer les recherches, la preuve que le système tout entier est dans le complot. Et pour l'extrême droite : une aubaine. « Le gouvernement fasciste au pouvoir en Italie est sorti tout droit de la période Covid, estime Wu Ming 2. Fratelli ­d'Italia était alors loin des cercles du pouvoir, et ses troupes ont exprimé des critiques que la soi-disant gauche ne portait pas, par peur de se compromettre avec les monstres. Or, les fascistes n'ont pas peur des monstres ; au contraire, ils les ont invités à leur table. »

Les ragondins de la discorde

Dans la galaxie Wu Ming, un auteur s'est particulièrement intéressé aux fantasmes de complot. Roberto, Wu Ming 1, a ainsi rédigé un livre fondamental pour qui s'intéresse aux graines néfastes semées par la rencontre entre théories conspis et diffusion accélérée par les réseaux sociaux : Q comme qomplot – comment les fantasmes de complot défendent le système4. Essai fleuve, qui revient notamment sur les racines antisémites (toujours vivaces) du complotisme, le livre s'interroge aussi sur la déferlante Qanon aux États-Unis, ce mouvement d'extrême droite qui slalome entre théories sur les élites démocrates pédophiles voire pédocannibales (le fameux « pizzagate »5), rejet du système et de la bureaucratie dans son ensemble (le « marais ») et paradoxale vision de Trump en sauveur de l'humanité. Wu Ming 1 y démontre également à quel point le debunkage ou fact-checking des fantasmes de complot n'est en rien un outil efficace pour enrayer la marée. Si cette méthode de contre-argumentaire est lancée sans réflexion plus globale sur les causes de la ­cata-conspi, elle s'insère dans le manichéisme eux contre nous et les positions se crispent d'autant plus.

Le debunkage ou fact-checking des fantasmes de complot n'est en rien un outil efficace pour enrayer la marée

Wu Ming 1 a récemment prolongé Q comme qomplot d'un texte revigorant, intitulé Quelque chose de grave se passe dans le ciel6. Il y aborde les théories fumeuses ayant fleuri en Italie après les fortes pluies qui ont dévasté une partie de l'Émilie-Romagne en mai 2023. En gros : un bimoteur survolant la région de manière erratique aurait volontairement déréglé le climat. Mais le terreau pour en arriver à ces conclusions délirantes a été posé par les responsables locaux, qui se sont enferrés dans le déni de leurs responsabilités, notamment concernant la surartificialisation des terres ayant favorisé les inondations. Pour le maire de Ravenne, ville qui « détient le record régional de consommation du sol [avec] un total de plus de 7 000 hectares de sol artificialisé », les responsables de la catastrophe étaient plutôt… les ragondins. Oui, ceux qu'on appelle aussi les « myocastors » auraient creusé trop de trous dans les berges. Original. Quant au dérèglement climatique ou à la coupe sauvage des forêts riveraines, personne de haut placé pour les pointer du doigt : « Les narrations détournantes sont venues du haut vers le bas », estime l'écrivain italien. Wu Ming 1 rappelle aussi un point important : les fantasmes de complot s'appuient généralement sur un « noyau de vérité ». Dans le cas des inondations en Émilie-Romagne, il y a notamment la technique d'« ensemencement des nuages » que l'armée américaine a tenté de mettre en place dès 1946, pour des résultats peu probants. Les bidasses ricains l'ont ainsi mobilisé contre les combattants communistes au Vietnam, dès le début des années 1960 : « L'US Air Force a dispersé à plus de 2 200 reprises de l'iodure d'argent dans les nuages dans l'espoir de prolonger la saison des moussons et ainsi saboter les efforts de guerre des forces nord-vietnamiennes. » Révélée par les Pentagon Papers dans les années 1970, l'info fait scandale. Et explique en partie la popularité des théories portant sur les chemtrails, ces traînées d'avion dans le ciel qui seraient le signe d'une intoxication chimique décidée en haut lieu. Dernier point, et non des moindres, que rappelle Wu Ming 2 lors de sa présentation : « Les narrations tramant les fantasmes de complot ont une vraie beauté – la beauté de ce qui est terrible, qui t'étonne ». Dit autrement par Wu Ming 1 dans son texte sur les inondations de 2023 : « Toute description de sombres complots secrets est belle en tant que “début” du terrible, quelque chose qui nous terrorise, mais que nous pouvons encore contempler ; et aucune stratégie ne pourra empêcher la capture, le détournement et le gaspillage d'énergie par les fantasmes de complot si elle ne tient pas compte de ces deux aspects : leurs noyaux de vérité et leur terrible beauté. »

Reprendre la main, reprendre la plume

Avant Wu Ming, il y avait donc Luther Blisset, qui s'est notamment spécialisé dans les canulars médiatiques. Wu Ming 2 explique qu'à l'époque il s'agissait de proposer une suite au « ne hais pas le média, deviens le média » propagé par les plateformes de diffusion des idées de gauche radicale telles qu'Indymédia. À savoir : « Quand les médias te mentent, tu peux contre-attaquer avec des contre-narrations séduisantes mais mensongères, avant de tout révéler au public. »

« Être plus intelligent n'est pas notre objectif. Ce qu'on veut, c'est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum »

Le canular le plus célèbre a été fabriqué par des adeptes de Luther Blisset dans le Latium, à partir de 1995. Le cœur de l'affaire : des supposés cas de satanisme impliquant messes noires gratinées et chasseurs de sorcières, sur la base de témoignages inventés. Une aubaine pour les médias locaux et nationaux qui ont relayé en grande pompe sans s'embarrasser de vérifications, avant que le collectif ne révèle la vérité et la tartufferie des médias avides d'histoires sanglantes. Leur objectif ? Opérer une « contre-information homéopathique ». Dont Wu Ming 1 décrivait ainsi le soubassement dans un entretien pour CQFD en 20217 : « À l'époque de Luther Blissett, nous sommes devenus les héros d'une histoire qui, une fois racontée, s'avérait beaucoup plus intéressante et plus attrayante que le fantasme de complot […] “Les gars ont berné les médias pendant un an avec une histoire inventée de secte satanique […]” Ça, c'est une putain d'histoire ! Et non seulement nous l'avons racontée, mais nous avons expliqué l'arrière-plan de chaque scène, et offert au public tous les outils nécessaires pour comprendre comment nous avions agi. Réenchantement et pensée critique, ensemble. » La période des canulars a ensuite laissé place à une autre forme d'intervention publique, elle aussi centrée sur ce doublon réenchantement/pensée critique : la création de fictions écrites. Wu Ming 2 explique que le passage à l'écriture s'est fait naturellement : « On racontait déjà des histoires, donc on a fini par se dire qu'on pouvait le faire aussi d'une façon littéraire, démythifier la figure de l'auteur. » Lors de la présentation, il explique que l'écriture collective et les réunions pour évaluer le travail de chacun sont la meilleure arme pour « vaincre les stéréotypes », ajoutant que la parodie est leur ennemie : « C'est un signe de faiblesse, qui consiste à dire “moi je suis plus intelligent que ça”. Or être plus intelligent n'est pas notre objectif. Ce qu'on veut, c'est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum. » En des temps rudes pour les imaginaires généreux, Wu Ming 2 refuse de céder au pessimisme. Oui, les narrations du capital en bande organisée et de l'extrême droite (notamment ce fantasme de complot meurtrier qu'est la théorie du grand remplacement) ont le vent en poupe, mais eux arrivent quand même à « réunir des communautés » : « Il y a encore beaucoup de lieux où l'on peut se retrouver, discuter, échanger des histoires, s'organiser, construire une réponse ». Selon lui, il faut que se multiplient et s'agrègent les voix discordantes refusant les récits faisandés servant le pouvoir. Ce que rappelait Wu Ming 1 dans son entretien à CQFD : « Ce travail ne peut plus être le rôle d'une pseudo-avant-garde, d'un petit groupe de “spécialistes” de la communication. Nous devons réfléchir à un imaginaire collectif et à une intelligence diffuse, ainsi que nous les avons vus à l'œuvre dans les grandes révoltes des dernières années : dans les soulèvements mondiaux de 2011, le mouvement contre la loi Travail en 2016, les Gilets jaunes en 2018, la longue défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes […] dans le mouvement NO TAV dans le val de Suse… Seuls des mouvements nouveaux […] peuvent prévenir les dérives individuelles puis tribales vers le complotisme. En s'appuyant sur les luttes anticapitalistes et sur les liens de solidarité pour combler l'espace laissé vacant par l'affaiblissement de la gauche, des syndicats et des bases politiques des mouvements, et que les fantasmes de complots occupent très facilement. » Vaste chantier. On s'y met ?

Émilien Bernard

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Naomi Klein et son double conspi

Figure de l'extrême gauche ricaine, connue pour ses essais uppercut contre le capitalisme vampire, Naomi Klein a découvert qu'on la confondait fréquemment avec Naomi Wolf, devenue une personnalité dominante de l'alt-right américaine, tendance antivax/anti-taxes. En réaction, elle a rédigé Le Double8 sur ce « monde miroir » des réseaux que laboure sa fausse jumelle, la traquant « alors qu'elle s'enfonçait de plus en plus profondément dans le terrier de la conspiration ». Soit un marigot politique habité par des créatures célébrant cette ère de la post-vérité où « le cours des mots et des idées s'est effondré », krach. Dernier avatar, l'ogre Trump, triomphant dans ce monde inversé, « trop ridicule pour être pris au sérieux et trop sérieux pour être tourné en ridicule ». Face à cette chute vertigineuse, Naomi Klein rappelle une évidence : « Le complotisme […] est non seulement un signe de confusion et d'impuissance, mais aussi un outil de division et de distraction qui profite aux élites. »

« Je ne contracte pas ! »

La vidéo a fait des millions de vues. On y voit un arrogant couple français dans la quarantaine refusant de se prêter à un contrôle de police routier, répétant comme des perroquets « Je n'appartiens plus à l'entreprise République française présidence, je ne contracte pas », avant que les pandores ne perdent patience et les embarquent au poste. Anecdotique ? Pas tant. La mouvance conspi dont ils font partie, les Citoyens souverains, ne cesse de gagner du terrain, posant que l'État français est une entreprise dont on peut se dissocier en rompant le contrat. Et pose une question : ces personnes délirantes en défiance profonde envers l'État sont-elles si éloignées de nos plates-bandes anar ou libertaires ? Un rapprochement est-il possible, alors même que ces conspis se revendiquent plutôt d'extrême droite, tendance Philippot de chambre ? Une question posée dans la postface de la version française du texte de Wu Ming 1, Quelque chose de grave se passe dans le ciel, rédigée par ses anonymes traducteurs : « À quel point les désirs de sécession traversent-ils la société ? À quel point produisent-ils des narrations détournantes et des obstacles qui capturent des devenirs ingouvernables ? […] Que disent-ils […] de l'absence de mythe révolutionnaire capable de fédérer tel que l'ont été auparavant le communisme ou l'anarchisme ? Que disent-ils du besoin d'émerveillement et comment produire ces enchantements critiques susceptibles non seulement d'offrir des narrations qui soient plus belles mais aussi de fournir les instruments pour les comprendre ? » De bonnes questions, auxquelles on contracte avec vigueur.

Cet article a été publié sur papier sous le titre original : « Une autre conspiration est possible ».


1 Publié chez Libertalia en 2024, traduction de Serge Quadruppani.

2 Président de la Démocratie chrétienne, qui avait participé au rapprochement avec le Parti communiste italien pour un « compromis historique » de gouvernement, qui ensuite vola en éclats.

3 Discipline consistant à recenser et analyser les phénomènes se rapportant à l'observation d'objets volants non identifiés (ovnis).

4 Traduction Anne Echenoz et Serge Quadruppani (Lux, 2022).

5 Théorie ayant explosé sur les réseaux sociaux en 2016, selon laquelle le sous-sol d'une pizzeria new-yorkaise abritait des réunions d'élites démocrates dévorant des enfants kidnappés, en vue d'atteindre l'immortalité. Elle est apparentée à de multiples autres théories en vogue évoquant des « enfants-taupes » enfermés par les élites sous le territoire américain en vue de leur consommation, miam.

6 Trouvable facilement en ligne. En VO : « Perché dobbiamo prendere sul serio le fantasie di complotto sul clima ».

7 « Le complotisme est toujours la traduction d'un malaise réel », CQFD n° 202 (octobre 2021).

8 Actes Sud, 2024.

07.06.2025 à 00:04

Palestine : des boussoles dans la nuit

L'équipe de CQFD

Plus d'un an et demi après le début de l'assaut israélien sur la bande de Gaza, devenue un cimetière à ciel ouvert sur fond de génocide, ô surprise, quelques personnalités ont timidement ouvert leur bouche pour dire que c'est pas très très gentil ce que Netanyahou il fait en Palestine. Après de longs mois de silence, l'influente rabbin Delphine Horvilleur a ainsi sorti en mai dernier un texte : « Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Le dessinateur star Joann Sfar (…)

- CQFD n°242 (juin 2025) / ,
Texte intégral (530 mots)

Plus d'un an et demi après le début de l'assaut israélien sur la bande de Gaza, devenue un cimetière à ciel ouvert sur fond de génocide, ô surprise, quelques personnalités ont timidement ouvert leur bouche pour dire que c'est pas très très gentil ce que Netanyahou il fait en Palestine. Après de longs mois de silence, l'influente rabbin Delphine Horvilleur a ainsi sorti en mai dernier un texte : « Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Le dessinateur star Joann Sfar lui a emboîté le pas, prenant la parole publiquement : « Nous devons être nombreux à prendre la parole contre la fuite en avant à laquelle nous assistons. » Quant à la journaliste Anne Sinclair, elle s'est soudainement piquée d'expliquer cet assourdissant silence des nombreuses figures issues de la communauté juive en déclarant : « Nous nous sommes tus, car l'antisémitisme qui gagne du terrain [...] nous a contraints à faire bloc. » Comme si de nombreux·ses Juives et Juifs ne s'étaient pas indigné·es depuis un an et demi devant le massacre des Palestiniens par l'armée israélienne... Ceci dit, le revirement est plutôt appréciable. Mais on a envie de dire : vous étiez où pendant tout ce temps ?

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Alors que le génocidaire Netanyahou vient de lâcher tranquillou bilou « ‘Free Palestine' est la version contemporaine de ‘Heil Hitler' », alors que chaque jour des dizaines de victimes s'ajoutent à un bilan terrifiant, alors que l'ONU estime que « 100 % de la population » est « menacée de famine », il est effectivement plus que temps d'agir. Plutôt que d'écrire des tribunes grandiloquentes sur un plus-que-tardif repentir, certain·es, présent·es dès le départ pour dénoncer le génocide, passent à l'action, avec les moyens du bord. Ainsi en va-t-il de la Coalition pour la flottille de la liberté, qui vient d'affréter un petit voilier bourré de vivres à destination de la bande de Gaza. À son bord, notamment, l'eurodéputé France insoumise Rima Hassan et l'activiste écologiste Greta Thunberg. Dérisoire ? Nan : mieux que rien. Dangereux pour les personnes impliquées ? C'est certain. Alors voilà : pour celles et ceux qui cherchent des boussoles en ces temps de barbarie occidentale, c'est plutôt vers elleux qu'il faut se tourner. Ou bien vers les militant·es de 38 pays, essentiellement venu·es du Maghreb, qui organisent une marche mondiale de l'Égypte vers la frontière gazaouie entre le 12 et le 20 juin, pour faire pression et attirer les yeux du monde sur le martyre des Palestiniens. Bravo à elles et eux. Et honte à qui continuera de fermer les yeux. Free Palestine !

07.06.2025 à 00:03

François Burgat : un procès politique

Livia Stahl

Le procès de l'islamologue François Burgat, accusé d'« apologie du terrorisme », s'est tenu le 24 avril à Aix-en-Provence. Cette énième intimidation judiciaire des soutiens pro-Palestine s'est heureusement soldée par une relaxe. Mais elle marque une étape supplémentaire dans la répression d'État. Reportage. Ambiance tendue devant le palais de justice d'Aix-en-Provence. « Stop ! Personne ne rentre : trouble à l'ordre public ! » Dix flics, dépêchés là exprès pour la tenue du procès de (…)

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Texte intégral (1863 mots)

Le procès de l'islamologue François Burgat, accusé d'« apologie du terrorisme », s'est tenu le 24 avril à Aix-en-Provence. Cette énième intimidation judiciaire des soutiens pro-Palestine s'est heureusement soldée par une relaxe. Mais elle marque une étape supplémentaire dans la répression d'État. Reportage.

Ambiance tendue devant le palais de justice d'Aix-en-Provence. « Stop ! Personne ne rentre : trouble à l'ordre public ! » Dix flics, dépêchés là exprès pour la tenue du procès de François Burgat, accusé d'« apologie d'actes de terrorisme », font barrage devant les portes. Face à eux, le « trouble » : 20 pélots venus assister au procès, dont trois, au loin, qui peinent à tenir à bout de bras une banderole contre l'islamophobie. « On va à toutes les audiences pour apologie du terrorisme, pour le soutien, mais aussi parce que c'est utilisé pour tout et n'importe quoi aujourd'hui », nous confient trois meufs en foulard, passablement blasées. Et les procès ne manquent pas, surtout depuis les attentats de Charlie hebdo. Mais après le 7 octobre, l'État a lâché carrément la bride, et chargé ses opposants politiques : convocations au poste pour Mathilde Panot et Rima Hassan de la France insoumise (et procès à venir pour cette dernière), un an de prison avec sursis pour le secrétaire général de la CGT du Nord Jean-Paul Delescaut… Et le 18 juin prochain, deux militants de Révolution permanente, dont Anasse Kazib, devront expliquer en quoi un tweet qui dénonce le soutien occidental à Israël, c'est pas du frérisme mais le B.A.-BA de l'humanité.

« Il ne suffit pas de condamner les poseurs de bombes. Il faut déconstruire la machine qui les fabrique »

Le cas de Burgat est pourtant emblématique. Ici, l'État ne s'en prend pas à un simple militant : il épure ses troupes. Aujourd'hui à la retraite, l'ancien directeur de recherche au CNRS reste un islamologue reconnu, y compris par le pouvoir : en 2018, il lui propose même la Légion d'honneur ! Mais voilà : Burgat s'avère un peu trop pro-Palestine à son goût. Au premier rang, coincés entre des journalistes du Point, du Monde et de La Provence, on regarde attentivement se mettre en place les éléments d'un procès politique.

Tweet terrorism

François Burgat est une pointure. Estimé par ses pairs pour son important travail de terrain, il l'est aussi dans les courants décoloniaux : régulièrement, il pointe la responsabilité de l'impérialisme occidental dans la radicalisation de courants islamiques. Du reste, c'est pas tout à fait un camarade. En 2017, il va jusqu'à crier au complot lorsque trois plaintes pour viol accusent son ami Tariq Ramadan. En chair et en os, il a la tête de son CV : un prof de fac hautain qui n'a plus rien à prouver à personne. À grandes enjambées, il arrive à la barre comme s'il entrait dans sa salle de classe, et toise la présidente : « C'est bien la première fois que j'assiste à une audience en tant qu'accusé ! D'habitude, c'est en tant qu'expert… » Puis, sans répondre à aucune de ses questions, il se lance dans un interminable cours magistral : « Il ne suffit pas de condamner les poseurs de bombes. Il faut déconstruire la machine qui les fabrique. C'est un tout petit peu plus complexe voyez-vous. Et c'est mon travail de chercheur. » Dans la salle, une jubilation palpable s'installe tandis que des keffiehs apparaissent, mêlés de robes de magistrats venus assister au spectacle.

« Je n'ai fait qu'historiciser les attaques du 7-Octobre pour les situer dans la trajectoire du conflit israélo-arabe, sans quoi on ne peut pas les comprendre »

La présidente le coupe et rappelle les faits. Trois tweets. Le premier relaie un communiqué du Hamas qui conteste les crimes sexuels dont l'accuse le New York Times après le 7-Octobre 2023. Dans le deuxième, Burgat affirme qu'il a « infiniment plus de respect et de considération pour les dirigeants du Hamas que pour ceux de l'État d'Israël », et cite un extrait de son ouvrage Comprendre l'islam politique (La Découverte, 2016). Le troisième tweet a été publié un an plus tard, lors de la condamnation pour « association de malfaiteurs » de Brahim Chnina et d'Abdelhakim Sefrioui dans l'affaire Samuel Paty, alors qu'ils ne se connaissaient pas. Provoc', Burgat balance que si c'est ainsi, « nous sommes tous des “terroristes” ». Pour le parquet et les trois parties civiles, la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra), Avocats sans frontières (ASF France) et l'Organisation juive européenne (OJE), l'infraction tombe sous le sens. Ils apostrophent la présidente, goguenards : « Vous avez là un boulevard pour condamner ! »

Vous condamnez les violences ?

Pendant quatre heures d'interrogatoire, les avocats de la défense cherchent à faire dire à Burgat qu'il est un fervent soutien du Hamas : tant de ses dirigeants, qui d'ailleurs l'appellent « frère »1, que de sa branche militaire coupable des attaques. Burgat n'entre pas dans leur jeu, et parle de ce qu'il sait : « la violence “islamique” ne vient pas de l'islam »2, elle est une réaction à l'oppression de l'Occident sur les populations arabes et musulmanes, en France comme à Gaza. Taquin, il rappelle : « Charles de Gaulle en 1967 disait lui-même à propos de l'État ­d'Israël qu'en occupant des territoires, il devait opprimer, réprimer, expulser. Qu'il y ferait naître une résistance, qu'il devrait alors qualifier de “terroriste”. Je n'ai pas dit autre chose que cela. Je n'ai fait qu'historiciser les attaques du 7-Octobre pour les situer dans la trajectoire du conflit israélo-arabe, sans quoi on ne peut pas les comprendre, et si on ne peut pas comprendre, on ne peut pas réagir efficacement contre ces mécanismes qui font ensuite les poseurs de bombes. »

Elle accuse l'universitaire de ne pas prendre la mesure de son statut, capable d'« influencer des esprits plus faibles, moins bien construits »

Murmures approbateurs dans la salle. L'avocate de l'OJE décide de s'en servir. Elle rappelle pêle-mêle Charlie hebdo, l'Hyper cacher, Mohamed Merah, qui a notamment tué sa petite cousine. Elle s'alarme d'un antisémitisme galopant, qui encourage certains à « venger le sang des enfants palestiniens ». Elle accuse l'universitaire de ne pas prendre la mesure de son statut, capable d'« influencer des esprits plus faibles, moins bien construits ». Elle se tourne vers le public, dont elle déplore la prétendue jeunesse. Elle en est sûre : personne, ici, n'a réellement lu les livres de Burgat, mais tous ont entendu sa rhétorique aujourd'hui : « C'est cela, madame la présidente, planter des graines dans les esprits ! » Un frisson de haine parcourt l'assistance.

Un arbre blanc qui cache la forêt

Instrumentalisation de l'antisémitisme, déni colonial et mépris de classe, cette audience nous laisse un goût amer. Un mois plus tard pourtant, surprise : François Burgat est relaxé. Une victoire dont il ne faudrait pas se réjouir trop vite. Deux jours après le délibéré, l'imam de la mosquée des Bleuets à Marseille, Smaïn Bendjilali, est condamné « parce qu'[il] a retweeté en tant qu'imam », un statut qui lui octroierait une influence particulière. Six mois de prison avec sursis, cinq ans de privation des droits civiques et 2 000 euros d'amende. « Aujourd'hui, soutenir la cause palestinienne ça veut dire soutenir le Hamas et être antisémite », regrette-t-il auprès de Révolution permanente. Une répression qui touche quelques figures médiatiques, mais aussi des centaines d'anonymes tous les ans (voir encadré). Ce même mois, l'Assemblée nationale adopte une proposition de loi « relative à la lutte contre l'antisémitisme dans l'enseignement supérieur », histoire de fournir une base légale aux dizaines d'interdictions de conférence sur la Palestine qui s'accumulent depuis trois ans. Et le collectif Urgence Palestine est toujours en instance de dissolution. Burgat, quant à lui, vit sa meilleure vie. Depuis la relaxe, il tweete sans complexe, dont l'article du Gorafi qui titre « Par sécurité, Bruno Retailleau propose d'arrêter tous les musulmans qui ont des frères ». Si on ne peut plus rien dire, peut-être peut-on encore rire ?

Livia Stahl

Une infraction bien pratique

L'« apologie d'actes de terrorisme », comme l'incitation à la haine, l'injure ou la diffamation, est créée en 1992 pour limiter la liberté d'expression, très protégée en droit. Elle est donc difficilement mobilisable. Mais la loi antiterroriste du 13 novembre 2014 la déplace dans le Code pénal pour la catégoriser comme « acte de terrorisme » à part entière. Aujourd'hui, le droit français considère donc qu'une simple opinion « est susceptible de troubler l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Pour avoir pris position publiquement, on peut donc aller en prison. L'apologie du terrorisme is the new procédure-bâillons. Mais cette consécration pénale permet aussi de faire sauter les garde-fous qui encadraient son utilisation. Entre 1994 et l'adoption de la loi en 2014, on dénombrait 14 condamnations, tandis que pour la seule année 2015, marquée par Charlie hebdo, on en compte 332. Fulgurant.


1 Voir « Bernard Rougier : “Islamistes et indigénistes conçoivent le musulman comme une victime” », L'Express (21/01/2021).

2 « François Burgat : “La violence dite islamique ne vient pas de l'islam” », Mediapart (01/11/2016).

06.06.2025 à 12:20

« Tu as un monde en toi »

Thelma Susbielle

À rebours des œuvres dystopiques, il arrive que quelques récits utopiques travaillent à réenchanter notre futur. L'autrice-chercheuse Héloïse Brézillon signe, avec son premier livre T3M, l'un d'entre eux. Un recueil hybride aux éditions du commun. Imaginez que dans quelques dizaines d'années, une technologie permette de guérir notre santé mentale. Elle cartographierait le cerveau pour explorer son passé et reconfigurer les routes dans notre matière grise. En 2039, voilà ce que promet T3M, (…)

- CQFD n°238 (février 2025)
Texte intégral (622 mots)

À rebours des œuvres dystopiques, il arrive que quelques récits utopiques travaillent à réenchanter notre futur. L'autrice-chercheuse Héloïse Brézillon signe, avec son premier livre T3M, l'un d'entre eux. Un recueil hybride aux éditions du commun.

Imaginez que dans quelques dizaines d'années, une technologie permette de guérir notre santé mentale. Elle cartographierait le cerveau pour explorer son passé et reconfigurer les routes dans notre matière grise. En 2039, voilà ce que promet T3M, « traumatic memory mapping model » [modèle de cartographie de la mémoire traumatique] ; une IA qui sait spatialiser la mémoire. « elle tire des traits, elle mesure des choses dans la tête, elle dessine des pointillés rouges, elle trouve les routes qui rendent triste et elle crée des déviations », écrit la poétesse Héloïse Brézillon. Dans T3M, éditions du commun, octobre 2024), la narratrice se soumet à cette invention, « une révolution » selon celles et ceux qui l'ont utilisée. Grâce à cette technologie, « le monde aussi, ça va mieux ». À son tour, elle est prête « je ferme les yeux – à la recherche de l'odeur de terre humide des troglodytes. les feuilles de tilleul en toupie. les plantes et le miel dans la tasse. ça y est. je vais abolir ma tristesse. »

Guérir les traumas, ceux qu'on a vécus, ceux qu'on nous a légués. Plus qu'une thérapie personnelle, c'est un care global que propose l'autrice à travers son invention littéraire. Mais ce n'est pas n'importe quoi que sa création propose de soigner. Héloïse Brézillon s'attaque aux violences sexuelles perpétrées sur les enfants. Et plus largement aux traumas causés par la domination masculine à l'intérieur des foyers. Alors les « cortégraphes » explorent le passé de la narratrice : « on va pouvoir creuser plus profond, comprendre mes strates, faire le travail géologique. après les maisons métropoles, les terres sans nom sous la croûte. les roches blanches de la mémoire, la cristallinité et le quartz diaphane. elles disent, on n'oublie pas, on enfouit. je pense : la tristesse a la forme d'une grotte et l'odeur du vide. » Les lieux, les sensations. Un paysage intérieur se dessine devant nos yeux, avec ses « trous », ses manques. Et l'héritage familial qui se dessine dessous.

La proposition est osée : mêler de la poésie à de la science-fiction, le tout sous un angle féministe. Chacun des six chapitres débute en prose avant de fleurir en vers. Une narration échelonnée, qui laisse place aux poèmes, qui plongent les lecteur·ices dans une réalité sensorielle passée, saisissante de vérité. Tantôt un lieu, tantôt le goût ou l'ouïe. Celle qui se définit autant comme chercheuse que comme autrice explore ses souvenirs en s'attachant à quelques détails, éclairant peu à peu son histoire. La forme versifiée trouve là tout son sens : la mémoire faillible ne trouve sa justesse que dans l'émergence de certains stimulis et non dans une retranscription exhaustive. Une invention de génie en termes de narratologie.

Avec T3M, Héloïse Brézillon entend faire valoir les pouvoirs transformateurs des récits fictionnels, et œuvre pour la destruction des systèmes de domination. On espère qu'elle aura lieu au plus vite.

Thelma Susbielle

18.05.2025 à 00:15

De la prison au CRA

Robin Bouctot

Derrière les grilles des Centres de rétention administrative (CRA), maillons immondes de la machine à expulser, de plus en plus d'ex-détenus sont conduits sans sommation d'une prison à une autre. Condamnés à quitter le territoire français le jour de leur libération, ils voient le piège des politiques migratoires françaises se refermer sur eux. Le 14 mars dernier devait être le jour de retrouvailles et de liberté pour Djibril, 29 ans. Après deux ans de prison, c'est un certain vertige mais (…)

- CQFD n°241 (mai 2025) /
Texte intégral (1750 mots)

Derrière les grilles des Centres de rétention administrative (CRA), maillons immondes de la machine à expulser, de plus en plus d'ex-détenus sont conduits sans sommation d'une prison à une autre. Condamnés à quitter le territoire français le jour de leur libération, ils voient le piège des politiques migratoires françaises se refermer sur eux.

Le 14 mars dernier devait être le jour de retrouvailles et de liberté pour Djibril, 29 ans. Après deux ans de prison, c'est un certain vertige mais aussi une immense impatience qu'il ressent : sa compagne et leur fille de six mois, qu'ils ont eu au cours de la détention, l'attendent à la sortie. À part au téléphone et en visio, il n'a jamais vu son enfant : la permission le jour de la naissance lui avait été refusée. « Je voulais la rencontrer dehors. La prison, ce n'est pas un endroit pour un bébé, c'est plein d'ondes négatives. » Ce matin-là, à 9 heures, Djibril se dit « prêt ». Il est conduit au greffe pour les formalités de levée d'écrou. « Là, trois policiers me disent que mon titre de séjour n'est plus à jour, que je suis sous Obligation de quitter le territoire français [OQTF] et Interdiction de territoire français [ITF], et qu'ils vont m'emmener au Centre de rétention administrative [CRA] de Rennes. » En prison, personne ne l'a prévenu : « Ils ne m'ont laissé aucune chance de faire les démarches. C'est délirant... On dirait que le préfet de Loire-Atlantique veut juste me gâcher la vie. »

« Les gens deviennent fous ici, on les traite comme de la merde, on les casse »

Dehors, sa compagne s'impatiente. « J'attendais, j'attendais… Il devait être là depuis une heure ! J'ai fini par aller voir à l'accueil. Là, une dame me rit au nez et me dit : “vous pouvez attendre longtemps : il ne sortira pas, il part avec la police” », rejoue-t-elle quinze jours plus tard devant les grilles du CRA. « C'est pas légal de faire ça non ? Ils sont censés recevoir le courrier pour prévenir qu'ils ont une OQTF. C'est vraiment dégueulasse. J'étais sûre qu'il allait être libre. On devait partir direct voir sa famille à Paris. Franchement... La justice française est mal faite. » Finalement, elle raconte qu'il a rencontré sa fille au parloir : « Il voulait trop la voir. C'était émouvant, il était pas loin de pleurer. Maintenant je fais la route plusieurs fois par semaine parce qu'on sait qu'il peut être renvoyé à tout moment au Sénégal. » Ce pays, Djibril l'a pourtant quitté quand il avait cinq ans ; aujourd'hui, il n'a plus « personne là-bas ». Depuis l'une des deux pièces blanches prévues pour les visites au sein de l'établissement carcéral, Djibril est dépité. « En prison je pouvais cuisiner, travailler, avoir des soins, ici il n'y a rien, vraiment rien. La nourriture est immonde, on a deux toilettes pour treize personnes, des gens hurlent, j'arrive pas à dormir avant 4 ou 5 heures du matin... C'est pire que la prison ! Les gens deviennent fous ici, on les traite comme de la merde, on les casse. Le moral c'est dur : je sais pas, peut-être que demain on m'embarque. On te dit rien, ça peut arriver n'importe quand. » Au final, malgré les démarches et l'aide juridique de la Cimade, la Police aux frontières (PAF) a débarqué le 1er avril, avant le lever du jour, l'a menotté aux mains et aux pieds, et l'a mis dans un fourgon direction l'aéroport de Paris Charles-de-Gaulle.

Troubles à l'ordre public

« Depuis quelques années, beaucoup de personnes arrivent au CRA après leur levée d'écrou », confirme une salariée de la Cimade qui intervient au centre de rétention de Hendaye, à la frontière espagnole. « Ils ne sont quasiment jamais informés avant le jour de leur libération. Ils s'attendent à sortir et en fait ils sont amenés ici. Le niveau d'absence de considération à l'égard des personnes est ultraviolent. » Dans son dernier rapport sur les CRA, daté de 2023, la Cimade – qui intervient dans quelques centres du territoire et plaide pour leur fermeture – comptabilisait 4 246 placements en rétention administrative à la sortie de prison, soit 26,6 % des cas. Cette sévérité à l'encontre des personnes sans titre de séjour valide serait justifiée par la menace que celles-ci feraient peser sur l'ordre public. L'argumentaire, sorte de fourre-tout juridique et éminemment politique, est répété à tort et à travers par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, surfant sur quelques faits divers sordides1. Un « non-sens » pour Marine le Bourhis, avocate à Rennes et membre du Groupe de défense des étrangers. La salariée de la Cimade à Hendaye résume : « Cette notion [de menace à l'ordre public] n'est pas définie et est utilisée de façon très, très large. Il suffit d'avoir fait une garde à vue une fois dans sa vie suite à un contrôle d'identité ou une infraction au Code de la route. À la moindre erreur ou au moindre échec que tout un chacun pourrait commettre, c'est foutu ! »

« À la moindre erreur ou au moindre échec que tout un chacun pourrait commettre, c'est foutu ! »

Mohamed, joint par téléphone le 31 mars dernier, est soudeur de métier. Sans papiers, il a longtemps galéré entre les petits boulots de peinture et dans le bâtiment avant de tomber pour une affaire de stups. Après « 5 mois et 22 jours » passés dans la prison de Tulle en Corrèze, il s'attendait à sortir. Mais aussitôt libéré, on l'enferme de nouveau au CRA de Rennes. « Ils m'ont ramené ici car ils m'ont dit que j'avais une interdiction définitive de territoire, mais j'ai pas compris, j'ai pas fait un truc grave ! Ils m'ont pas vraiment expliqué pourquoi j'étais envoyé si loin, mais je crois que c'est parce que les autres CRA sont pleins. Ils disent qu'ils vont me garder jusqu'à ce que la Tunisie donne son accord pour me renvoyer au bled. » Comme Djibril, le temps qui passe et l'inactivité lui pèsent : « Depuis que je suis enfermé au CRA, je me transforme. Chaque jour, je suis différent. Il n'y a rien à faire, on est couché toute la journée. Au moins, en prison, je pouvais faire du sport ! » Et les échos de ceux à qui on a trouvé un vol pour les renvoyer au pays le font angoisser : « L'autre fois, ils sont venus à 2 heures du matin pour un Algérien qui est en France depuis 20 ans. Il avait toute sa vie ici : sa femme, ses enfants... Et puis il y a des gens ici qui sont en danger dans leur pays, ils ne peuvent pas rentrer ! »

Enfermement sans fin
« J'étais libre, j'avais purgé ma peine, mais la PAF m'attendait à la sortie. »

La voix paniquée, Régis parle à toute allure. Il sort tout juste du tribunal administratif où le recours contre son OQTF a été rejeté. « J'ai fait mes études en France, j'ai ma famille, ma compagne, ma fille, mon logement, toute ma vie. Je n'ai aucune attache en Côte d'Ivoire, je suis un étranger là-bas, ça n'a pas de sens de me renvoyer ! Mais maintenant, ils peuvent venir me chercher à tout moment. Si l'ambassade ivoirienne répond, demain, après-demain, lundi, c'est foutu : ils m'emmènent dans l'avion... » Libéré le 7 mars dernier « pour bonne conduite » après quatre mois de détention pour une malheureuse histoire de bagarre « et de légitime défense », Régis était convaincu de pouvoir enfin rentrer chez lui. « J'étais libre, j'avais purgé ma peine, mais la PAF m'attendait à la sortie. Ils m'ont dit que c'était trop tard pour faire recours à mon OQTF. Sauf qu'on ne me l'a jamais notifiée ! J'aurai eu tout le temps de faire les démarches en prison ! » Depuis son entrée au CRA, Régis s'inquiète : il a des pertes de mémoire et trouve que son visage se transforme. Porté par la colère de l'injustice, le jeune homme se sent « pris au piège », encore plus depuis qu'il a compris que les coups de sang des retenus contre les agents de la PAF pouvaient mener à des sanctions. Pire, le jeune homme a appris qu'un refus d'embarquer dans le vol charter pouvait être considéré comme une obstruction à une mesure d'éloignement. Un ultime acte de résistance condamnable par... de la prison.

Robin Bouctot

1 En septembre 2024, après le meurtre de la jeune Philippine par un ressortissant marocain placé sous OQTF, Bruno Retailleau avait appelé à « faire évoluer notre arsenal juridique ». De son côté, en mars dernier, Gérald Darmanin exhortait les procureurs et les directeurs de prisons à ce que tout « soit fait pour l'éloignement systématique des étrangers sortant de prison et pour les détenus pouvant terminer leur peine dans leur pays d'origine ».

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