17.04.2025 à 23:16
Émilien Bernard
Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis. Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont (…)
- CQFD n°237 (janvier 2025) / Aldo Seignourel, Aïe TechMois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis.
Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont pas changé : bouh, c'est bientôt la fin du monde. En cause, l'intelligence artificielle qui serait sur le point d'atteindre un point de non-retour, où la machine asservirait l'homme. Or ceux-là mêmes qui crient à la catastrophe sont aux manettes, techno-prophètes d'un monde où ils donnent le ton par écrans interposés. C'est ce que nous rappelle un fort convaincant bouquin intitulé Les Prophètes de l'IA – pourquoi la Silicon Valley nous vend l'apocalypse (Lux, 2024), signé Thomas Prévost. « L'industrie de la tech toute entière bascule dans un discours techno-religieux », assène-t-il. On ne vend plus le futur mais la fin des temps. »
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Rien de neuf sous le soleil de plomb ? Pas faux. « Ce n'est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », grinçait déjà Jacques Ellul dans Les Nouveaux Possédés (1973). Ce qui est frappant, par contre, c'est la vitesse avec laquelle quelques magnats frappadingues se sont érigés en demi-dieux, dispensant d'un côté la damnation (« on va tous crever ») de l'autre la rédemption (« on va vous sauver »).
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Au premier rang, bien sûr, Elon fucking Musk, devenu récemment, youpi youpi, l'homme le plus riche de l'histoire de l'humanité, avec plus de 400 milliards au portefeuille. Sa solution perso à la fin du monde, grosso modo ? Devenir un Avenger, conquérir Mars et être immortel. Un gamin, quoi. Le hic ? Il est prêt à tout pour ça, d'où l'alliance avec Trump. Sous la plume de Thibaut Prévost : il fait partie de cette caste d'« hommes enfants » qui en grandissant ont « fini par enfiler des masques de Dark Vador ». Autre exemple, Jeff Bezos, boss stéroïdé d'Amazon qui rêve de « colonies récréatives » spatiales ou s'égayeraient « mille Mozart et mille Einstein, ce qui ferait une civilisation extraordinaire. » Ravagé. Un dernier pour la route ? Peter Thiel, boss de Palantir Technologies et réac' ultra-puissant dans ce microcosme de tarés. Selon Prévost, il lui arrive d'« expliquer à des journalistes qu'il aspire à l'immortalité des elfes de la Terre du Milieu ». Comme le dit Naomi Klein dans Le Double (Actes Sud, 2024), consacré à l'imaginaire conspirationniste : « Tout cela serait ridicule si ce n'était pas si sérieux. » Car dans cette IApocalypse qu'ils invoquent, ne pas s'y tromper, l'arche du salut est réservée à leurs semblables, les puissants mômes alpha. Vivement qu'ils crament sur Mars.
17.04.2025 à 23:08
Constance Vilanova
Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations claquées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire fait un pas de côté. Elle plonge dans le petit écran anglais, où un programme de téléréalité met en scène des racistes jouant aux réfugié·es. « Ce que je ferais, c'est installer des mines et faire sauter tout bateau qui s'approche à moins de 50 mètres, sans exception. » Du haut des falaises de (…)
- CQFD n°239 (mars 2025) / Céleste Maurel, Capture d'écranLes bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations claquées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire fait un pas de côté. Elle plonge dans le petit écran anglais, où un programme de téléréalité met en scène des racistes jouant aux réfugié·es.
« Ce que je ferais, c'est installer des mines et faire sauter tout bateau qui s'approche à moins de 50 mètres, sans exception. » Du haut des falaises de Douvres, face à la Manche, un Britannique se pavane, du haut de son racisme décomplexé. Il fait partie du casting de la nouvelle téléréalité diffusée depuis début février sur Channel 4, « Go Back to Where You Came From » (« Retourne d'où tu viens »). Sur TikTok et Instagram, jackpot : les images de ce programme nauséabond déferlent.
Le concept ? Six citoyen·nes britanniques – dont la moitié pue la xénophobie – sont envoyé·es en Somalie et en Syrie. Leur mission ? Regagner le Royaume-Uni en empruntant les mêmes routes que celles foulées par les réfugié·es. Le résultat ? Des épisodes ultra-scriptés, où les remarques racistes fusent depuis des 4x4 blindés dans lesquels les candidats débarquent.
L'idée serait de transformer la survie de millions de déplacé·es en un divertissement « pédagogique », afin de toucher un public peu réceptif aux questions migratoires
Dans les rues dévastées de Raqqa, Chloe affiche une moue renfrognée : « Ils devraient rester ici pour nettoyer. » En second plan, des gamin·es fouillent dans les poubelles. Parallèlement, l'autre équipe de clowns partie en Somalie observe, comme dans un safari, les habitant·es de Mogadiscio. Jess est en panique. Nathan, lui, parle d'« un trou à rat ».
Un des producteurs s'explique dans The Guardian : l'émission serait destinée à « informer en toute discrétion » via un programme à la fois « divertissant » et apte à « aborder des problématiques complexes ». L'idée serait de transformer la survie de millions de déplacé·es en un divertissement « pédagogique », afin de toucher un public peu réceptif aux questions migratoires – parce que, paraît-il, les classes populaires sont « forcément racistes ». Vous le sentez le mépris de classe ?
La téléréalité, c'est un art que je maîtrise (plus cette info vous fait marrer, plus vous gagnez des points en snobisme), et non, ce registre audiovisuel n'est pas plébiscité par le prolétariat, bien au contraire. J'en suis la preuve vivante (je m'appelle Constance). Channel 4 déploie ici des arguments aussi creux que son émission tout en capitalisant sur une crise humanitaire monstrueuse. Rappelons que la même chaîne a diffusé en 2019 « The British Tribe Next Door » (« La tribu britannique d'à côté ») dans laquelle une famille anglaise est installée, dans une réplique parfaite de leur maison pavillonnaire, au sein d'une communauté tribale en Namibie.
Fiona Murphy, professeure spécialisée dans les migrations à l'université de Dublin, analyse pour The Conversation : « À la fin, les participants reviennent d'où ils viennent. Vers la sécurité, le confort, des maisons épargnées par la guerre ou l'exil. Ou, comme l'a dit l'un d'eux, vers le pub. Mais pour ceux qui cherchent refuge, le voyage se prolonge – à travers les camps frontaliers, les centres de détention, les portes d'entrée, le froid glacial et la bureaucratie du système d'asile – pendant que le monde regarde, puis éteint la télévision. » Alors… À quand un Fort Boyard pour personnes exilées ?
17.04.2025 à 23:00
Constance Vilanova
Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire nous emmène aux USA, où la vie de campus, réservée aux plus riches, devient de plus en plus élitiste grâce à TikTok et Instagram. Ado, j'ai eu l'honneur de recevoir de mon père un sésame précieux : un accès à MTV. La chaîne payante m'ouvrait une fenêtre sur la culture ricaine, aussi capitaliste que (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Céleste Maurel, Capture d'écranLes bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire nous emmène aux USA, où la vie de campus, réservée aux plus riches, devient de plus en plus élitiste grâce à TikTok et Instagram.
Ado, j'ai eu l'honneur de recevoir de mon père un sésame précieux : un accès à MTV. La chaîne payante m'ouvrait une fenêtre sur la culture ricaine, aussi capitaliste que kitsch. L'émission culte ? « Mon Incroyable Anniversaire » : pour leur seize ans, des ados voyaient leurs parents claquer des centaines de milliers de dollars pour une fête de dingo, avec concert privé de rap RnB et 4x4 rose bonbon personnalisé.
Aujourd'hui, plus besoin de MTV pour que les riches mettent en scène sous caméras chaque étape de leur vie : les réseaux sociaux prennent le relai. Au pays de Donald, gender reveals (fumigènes rose ou bleu pour révéler le sexe d'un fœtus), baby showers calibrées à la couleur du glaçage des cupcakes, enterrements de vie de jeune fille sponsorisés par Shein… Et depuis quelque temps : la bed party.
Le concept ? Célébrer son admission à l'université en décorant son lit avec les couleurs de sa future fac, des ballons, des sacs, des sweats, des goodies… Et sur TikTok, toutes les vidéos se ressemblent : caméra frontale sur l'ado qui mime la surprise, cris de joie, plan fixe sur le lit.
Aux États-Unis, la fac peut coûter jusqu'à 100 000 dollars. La bed party creuse la fracture.
Selon le New York Times, certaines agences événementielles facturent ces bed parties à partir de 1 000 dollars, déco non comprise. Une tradition née pendant la pandémie, où l'interaction sociale se vivait par écran interposé… mais devenue, depuis, un nouveau totem de validation sociale. Le tout dans une surenchère consumériste, les décors, en plastique, jetés après la fête viennent d'Amazon.
Aux États-Unis, la fac peut coûter jusqu'à 100 000 dollars. La bed party creuse la fracture. Ce nouveau rituel 2.0 permet d'afficher sur les réseaux son succès académique, mais aussi son statut social et donc sa richesse.
Et ce n'est pas la seule mise en scène coûteuse qui pèse sur les étudiantes pour exister sur les campus. Depuis 2021 sur TikTok, des millions d'Américain·es suivent comme une téléréalité les « rush », cette gigantesque course aux sororités. C'est un marathon de plusieurs jours où les candidates enchaînent entretiens et défis. Officiellement, ces clubs aux noms en lettres grecques – Alpha Phi, Zeta Tau Alpha – favorisent l'entraide… Officieusement, ils coûtent une blinde et s'adressent aux jeunes femmes, riches et blanches qui doivent par ailleurs se faire l'effigie d'une certaine moralité, avec interdiction de poser sur des photos avec de l'alcool et des mecs. Il faut compter jusqu'à 10 000 dollars le semestre versés directement à la sororité. Sans parler des tenues à acheter pour chaque phase du rush : une robe blanche pour la journée d'ouverture, des talons couleur chair, une pochette qui va avec. Tout est codé, tout est posté. La sélection se fait à l'œil, au sourire et au statut.
Les réseaux sociaux n'ont pas créé ces inégalités, mais ils leur ont offert un ring. Des universités américaines ne se contentent plus de vendre des diplômes, elles vendent un lifestyle à six chiffres.
17.04.2025 à 23:00
Thelma Susbielle
La journaliste et dessinatrice Ana Pich signe un ouvrage coup de poing sur l'un des outils répressifs les plus opaques et brutaux de la République : la garde à vue. Dans ce « petit guide pratique », elle ne se contente pas de dénoncer, elle prépare et arme celles et ceux qui pourraient s'y retrouver broyé·es. « La cellule de garde à vue c'est l'horreur ! C'est pour te briser psychologiquement ! Comme le mitard ! » Dans ce huis clos où la police fait la loi, mieux vaut connaître ses droits. (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Bouquin, Ana PichLa journaliste et dessinatrice Ana Pich signe un ouvrage coup de poing sur l'un des outils répressifs les plus opaques et brutaux de la République : la garde à vue. Dans ce « petit guide pratique », elle ne se contente pas de dénoncer, elle prépare et arme celles et ceux qui pourraient s'y retrouver broyé·es.
« La cellule de garde à vue c'est l'horreur ! C'est pour te briser psychologiquement ! Comme le mitard ! » Dans ce huis clos où la police fait la loi, mieux vaut connaître ses droits. C'est tout l'objet du nouveau livre d'Ana Pich, Garde à vue1 (éditions Massot, 2025), qui s'attaque à l'un des rouages les plus impitoyables du système répressif français : la garde à vue. Un « petit guide pratique » qui ne se contente pas d'informer, mais cherche à organiser la résistance.
Avec des dessins percutants et des témoignages édifiants, l'autrice met en lumière une réalité crue : l'enfermement arbitraire, la violence physique et psychologique, les conditions de détention souvent dégueulasses (insalubrité, promiscuité, privations en tout genre). Le tout dans un cadre où la police cumule les rôles de flic, juge et bourreau. Car c'est bien là le problème : la garde à vue est un territoire d'exception où la séparation des pouvoirs s'évapore, où la pression pour extorquer des aveux devient une mécanique bien huilée. Comme le rappelle l'avocat pénaliste Raphaël Kempf : « Si la garde à vue n'est pas de la torture, elle en partage les objectifs : la production forcée d'un discours sur soi et sur des tiers. »
Les mots frappent, mais le dessin d'Ana Pich cogne encore plus fort. Réalisées en monochrome à l'encre noire, ses illustrations ne caricaturent ni les personnes ni les conditions de détention : elles les arrachent à l'oubli. Avec un trait dynamique et acéré, elle croque l'immonde réalité qui se cache derrière les portes des commissariats. Des visages épuisés, des postures brisées, des cellules crasseuses où le temps se dilue dans l'odeur de pisse en compagnie des puces de lit.
Comment garder le cap face à la pression ? Que dire (ou ne pas dire) ?
Derrière les chiffres – 336 718 gardes à vue en 2001, 900 000 en 2009, une augmentation de plus de 167 % en moins de dix ans – se cachent des visages, et une évidence : tous ne subissent pas la même violence. Racisé·es, précaires, sans diplôme, sans réseau, les plus vulnérables sont les premier·es à déguster. Les témoignages collectés par Ana Pich en audience ou auprès d'ancien·nes gardé·es à vue en disent long sur la brutalité sociale à l'œuvre. Et les réformes successives ne font que maquiller un système qui broie toujours plus. La dernière en date, entrée en vigueur en juillet 2024, impose la présence d'un·e avocat·e dès le début des auditions, sauf si la personne y renonce explicitement. Un progrès en trompe-l'œil : encore faut-il connaître ses droits et avoir les moyens de les faire respecter.
Pédagogique et accessible, ce guide propose des conseils concrets, rappelle ce que la loi impose (et que la police oublie souvent d'appliquer), et fournit des clés pour survivre à cette épreuve. Comment garder le cap face à la pression ? Que dire (ou ne pas dire) ? Comment s'organiser collectivement pour se protéger ? Ana Pich fournit le parfait petit manuel d'autodéfense juridique et politique, nécessaire en ces temps où la répression n'a jamais été aussi banalisée.
1 Sous-titré : « Petit guide pratique pour celles et ceux qui luttent pour leurs droits »
17.04.2025 à 00:02
Loïc
Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? « Monsieur, ça va être la troisième guerre mondiale ou pas ? Je comprends plus. » Ça va faire la troisième fois qu'on me pose la question aujourd'hui. Il faut dire qu'en ce début (…)
- CQFD n°240 (avril 2025)Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
« Monsieur, ça va être la troisième guerre mondiale ou pas ? Je comprends plus. » Ça va faire la troisième fois qu'on me pose la question aujourd'hui. Il faut dire qu'en ce début de mois d'avril le contexte géopolitique est pesant. Instinctivement, les élèves mobilisent leur connaissance : « Vous avez vu les drones russes en Méditerranée. Ça sent pas bon, c'est comme l'escalade avant la Première Guerre mondiale » s'inquiète l'un d'eux. Et font des parallèles qui résonnent avec leur propre situation : « On va mourir monsieur ! Moi je suis grand, je cours vite et je suis noir ! Ils vont me mettre devant en mode tirailleur ! »
On voudrait presque parler d'autre chose, mais difficile quand le programme de 1re porte sur la violence des guerres du XXe siècle : les gueules cassées, les civils meurtris, la bombe atomique, les génocides arméniens, juifs, tsiganes... Difficile aussi de mettre cette réalité historique sous leurs yeux quand certains la découvrent pour la première fois : « C'est quoi le problème de l'humanité en fait ? Toutes ces guerres, ces massacres, et aujourd'hui ça continue ! » On parle de la Seconde Guerre mondiale, de l'entrée de la France et de l'Angleterre en guerre après l'annexion de la Pologne par Hitler. Et les parallèles continuent : « Macron, il va faire comme les Français à la Deuxième Guerre mondiale, et après on va se faire envahir ! »
Les yeux des élèves se mettent à pétiller devant les images d'archives de résistants qui engagent leur vie pour détruire le régime nazi.
Le cours s'enchaîne sur le régime de Pétain et un débat s'amorce autour de la devise mortifère « Travail, Famille, Patrie ». L'un des élèves, convaincu de son bien-fondé – « Je trouve ça bien Monsieur, c'est une devise de bonhomme ! » –, est médusé quand je lui explique que ledit régime désignait comme ennemis de la patrie les juifs et les étrangers. Un autre élève réagit alors : « Moi perso, je préfère “Liberté, Égalité, Fraternité”, c'est plus tranquille », mais un camarade lui rétorque : « Ouais, mais c'est fini ça ! On est de retour dans “Travail, Famille, Patrie” là ! »
Le cours enchaîne sur des références historiques plus réjouissantes : la belle et glorieuse Résistance. Les yeux des élèves se mettent à pétiller devant les images d'archives de résistants qui engagent leur vie pour détruire le régime nazi. Ils sont juifs, arméniens, étrangers… Ils sont toutes celles et ceux contre qui les puissants s'attaquent toujours quand les crises pointent le bout de leur nez. Deux élèves se lèvent spontanément, la main sur le cœur en signe de respect, me disent-ils. « C'est tarpin des bons, eux, monsieur ! » lance l'un d'entre eux. Je savoure : il faut croire que les résistants d'hier continuent toujours d'inspirer la révolte de celles et ceux qu'on méprise aujourd'hui...
En fin de cours, les élèves m'interrogent : « Et vous Monsieur, vous allez y aller à la guerre ? » Alors que je leur fais comprendre que j'ai d'autres projets que d'aller mourir dans une guerre impérialiste, l'un d'eux rétorque : « Pareil Monsieur ! Venez on se taille ensemble ! » Beau projet, on les monte quand nos réseaux d'évasions ?
15.04.2025 à 16:08
Étienne Jallot
Dans les campagnes, certain·es se débrouillent loin des radars. Bricoleur·es hors pair et modestes économes, qui privilégient bien souvent l'entraide à l'emploi, ce sont ces « invisibles » des classes populaires rurales qu'a rencontré·es la sociologue Fanny Hugues. Modes de vie exemplaires ou signe de temps difficiles ? On entend parfois, (et souvent de la bouche de classes supérieures urbaines) que les “beaufs” consomment mal et trop, qu'ils gaspillent et passent leur dimanche à MacDo. (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Simon Ecary, Le dossierDans les campagnes, certain·es se débrouillent loin des radars. Bricoleur·es hors pair et modestes économes, qui privilégient bien souvent l'entraide à l'emploi, ce sont ces « invisibles » des classes populaires rurales qu'a rencontré·es la sociologue Fanny Hugues. Modes de vie exemplaires ou signe de temps difficiles ?
On entend parfois, (et souvent de la bouche de classes supérieures urbaines) que les “beaufs” consomment mal et trop, qu'ils gaspillent et passent leur dimanche à MacDo. Pourtant, c'est une tout autre image des pratiques que donne à voir la sociologue Fanny Hugues. Lors de ses travaux, elle a passé plusieurs années à observer les modes de vie de ménages populaires en campagne. Entre « débrouille » au quotidien et économie de tous les jours, la vie en zone rurale, quand on a peu d'argent, est bien souvent moins motivée par la surconsommation que par la nécessité de « faire avec peu ». Source d'inspiration ou signe de paupérisation ? Entretien.
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Dans tes travaux, tu dis qu'il persiste un mode de vie basé sur la débrouille au quotidien dans les campagnes françaises. Une entraide faite d'interconnaissance, qui cherche à mettre à distance l'économie de marché. Comment cela s'incarne-t-il ?
« Tout d'abord, j'ai observé ce mode de vie dans des campagnes françaises variées : l'Est sarthois, le Sud mosellan, le centre finistérien, la plaine ariégeoise, la Haute-Vienne et le Tarn. Les personnes qui pratiquaient la débrouille étaient plutôt agé·es, entre 35 et 80 ans, retraité·es modestes, paysan·nes, petit·es intermédiaires ou ouvrier·es précaires, avec un faible revenu, souvent en dessous du seuil de pauvreté. Ces personnes ont appris depuis l'enfance à bricoler, réparer, faire durer, peu dépenser d'argent et ont conservé ces pratiques tout au long de leur vie. Par contrainte économique, car elles sont souvent précaires, mais aussi par dispositions morales. Elles n'aspirent pas à s'enrichir et préfèrent une forme d'ascétisme économique : “On ne gaspille pas, on ne dépense pas outre mesure.” Ce mode de vie est rendu possible par la présence d'un réseau d'interconnaissance et d'entraide, plus ou moins étendu, sur lequel on peut compter.
« Elles sont fières de savoir se débrouiller par elles-mêmes et de s'extraire au maximum de la marchandisation »
Le collectif Rosa Bonheur1 a observé ce que l'on pourrait assimiler à des formes de “débrouilles urbaines” dans les quartiers populaires, mais celles-ci se déclinent aussi dans les campagnes ! D'autant que l'ancrage rural a sa spécificité et ses avantages : l'accès la propriété est bien plus facile pour les classes populaires. L'espace domestique devient alors l'endroit où va se déployer la débrouille. C'est là qu'on stocke, qu'on fait ses comptes, qu'on transforme, qu'on invite, qu'on bricole, qu'on fabrique, qu'on maintient... Dans les campagnes, on va aussi plus facilement avoir accès à un terrain pour cultiver un potager, ou à une forêt pour récupérer du bois de chauffe. Bien sûr, les formes de débrouille vont différer en fonction des espaces ruraux. Il existe des réseaux d'entraide plus ou moins denses, des accès aux matériaux plus ou moins limités, mais ces modes de vie sont tous fondés sur une forme d'économie de subsistance que les personnes investissent positivement. Elles sont fières de savoir se débrouiller par elles-mêmes et de s'extraire au maximum de la marchandisation : je les appelle les “modestes économes”. »
Ces pratiques leur permettent-elles de mettre le travail rémunéré à distance ?
« En partie. Les modestes économes font des petits boulots indépendants, sont salarié·es à temps partiel, ou bossent par intermittence, en alternant avec du chômage. Plus généralement, le travail de subsistance est prioritaire au travail rémunéré. On va donc chercher à limiter les dépenses au maximum pour ne pas avoir à bosser. Le travail de subsistance permet aussi d'être plus indépendant·es vis-à-vis des institutions administratives, comme la CAF ou France Travail, même si certain·es bénéficient du RSA et de l'AAH. Iels sont aussi à distance des instances locatives du fait de leur statut de propriétaires, ce qui élargit leur marge d'autonomie. Mais il ne faut pas trop idéaliser ces modes de vie : ce sont des autonomies sous contrainte. Les possibilités d'ascension sociale sont limitées et la dépendance à l'État social existe tout de même. Même s'iels savent slalomer entre les contraintes, le risque est grand de tomber dans la galère, c'est-à-dire une très grande précarité, là où l'équilibre entre travail rémunéré et de subsistance est rompu... »
« Pour la plupart des modestes économes, les réseaux d'entraide sont considérés comme plus fiables que l'État social »
Justement les attaques récentes contre les aides sociales, et plus généralement la fin progressive de l'État social, ne mettent-elles pas ces modes de vie en danger ?
« C'est difficile à dire. Indépendamment de l'actualité économique et politique, il n'est pas sûr que les modes de transmission de la débrouille existent autant qu'il y a 30 ou 40 ans. La moitié des 44 personnes que j'ai rencontrées n'ont pas d'enfant, et quand elles en ont, ceux-ci aspirent souvent à d'autres modes de vie que celui de leurs parents et à une certaine ascension sociale. Parfois, la subsistance est mise en danger, car les ressources manquent comme le bois, et les modestes économes doivent alors passer par le marché. La fin de l'État social peut évidemment fragiliser ces modes de vie, mais il existe des stratégies de résistance et d'adaptation quand le refus de consommer est puissamment installé. D'autant que personne ne semble uniquement compter sur l'État, pour s'en sortir : pour la plupart des modestes économes rencontré·es, les réseaux d'entraide sont considérés comme plus fiables que l'État social... »
Est-ce que femmes et hommes pratiquent la débrouille équitablement ?
« Pas vraiment. Alors que dans l'enfance l'apprentissage des savoir-faire techniques est équitablement réparti entre filles et garçons, il se divise avec le passage à l'âge adulte. Les hommes suivent davantage des formations en BTP et prennent en charge les chantiers de rénovation des maisons des un·es et des autres, ou la coupe du bois. Ils se forment progressivement ensemble par la pratique. Les femmes vont donc moins faire, moins apprendre et deviennent pour certaines dépendantes des hommes.
« Contrairement aux débrouilles masculines qui participent à la réputation des hommes, les pratiques des femmes sont peu valorisées et invisibilisées »
Pourtant, ce sont elles qui tiennent la campagne à bien des égards. Elles sont centrales dans l'espace domestique, familial ou associatif2. Mais contrairement aux débrouilles masculines qui participent à la réputation des hommes, les pratiques des femmes sont peu valorisées et invisibilisées. Cependant, j'ai rencontré certaines femmes, souvent célibataires, qui remettent en cause ces normes de genre. Elles vont bricoler ou faire de la mécanique parce que les garagistes tentent souvent plus facilement de les “arnaquer”, par exemple. Elles vont investir des espaces hors du foyer comme le potager, qui est traditionnellement un espace masculin dans le monde ouvrier. »
« Les modestes économes sont économes avant d'être écolos »
Est-ce que les personnes qui se débrouillent politisent leurs pratiques, comme des modes de vie plus soutenables face à la crise écologique ?
« Les modestes économes sont économes avant d'être écolos. Contrairement aux personnes vivant sur des lieux collectifs, souvent diplômées du supérieur et qui politisent leur mode de vie comme exemplaire et radical, les personnes que j'ai enquêtées sont avant tout débrouillard·es par nécessité économique. Parmi elles et eux, certain·es vont tout de même politiser ces pratiques, être critiques du capitalisme et de l'exploitation, mais aussi des dégâts environnementaux de certaines entreprises polluantes comme les voitures électriques, ou du recyclage et de l'envoi de déchets dans d'autres pays... »
Si leurs modes de subsistance sont inspirants par de nombreux aspects, comment rapprocher les aspirations des écolos à la sobriété avec celles des modestes économes ?
« Déjà, il est important de reconnaître que ces personnes et leurs pratiques de subsistance existent. Il faudrait que les nouveaux et nouvelles habitant·es des communes rurales attractives, souvent doté·es économiquement et/ou culturellement, adoptent une posture modeste, prennent conscience de leurs privilèges sociaux. Il s'agirait d'éviter le “salut, c'est mort chez toi, je viens redynamiser !”, alors que leur installation peut produire une forme de gentrification rurale. Il ne faut pas non plus tomber dans la moralisation des pratiques des classes populaires : l'utilisation de vieilles voitures diesel pour ne citer qu'un exemple. Ensuite, on s'intéresse à leurs pratiques et on apprend leurs techniques de bricolage, de potager... C'est peut-être le préalable à la création de liens d'entraide entre ces deux mondes sociaux. Il faudrait également stopper la répression politique de ces modes de vie. Les 15 heures de travail désormais obligatoires pour bénéficier du RSA les mettent en danger. Pour vivre autrement, il faut du temps. Arrachons-le. »