15.12.2025 à 17:04
Bons baisers de Gießen
Allemagne : 50 000 personnes bloquent le congrès de fondation de l'organisation de jeunesse du parti AfD
[Cinétract]
Lire plus (346 mots)
Samedi 29 novembre s'est tenu un très grand rassemblement en Allemagne, à Gießen près de Francfort, contre la (re)fondation de l'organisation de jeunesse du parti AfD, et dans lequel certaines et certains ont cru voir la plus grande action de blocage antifasciste de la république fédérale.
On a parlé de 50000 personnes, dont 15000 sur des points de blocages, de 6000 policiers, de nombreux coups de matraques et de plusieurs dizaines de manifestants transportés à l'hôpital. On a également compté deux heures et demi de retard lors du lancement du congrès, et ce dans une salle à moitie vide. Une défaite honorable ou une victoire en demi-teinte, c'est selon. Quoiqu'il en soit, la mobilisation a suscité énormément d'attention et produit quantité de discours sur des objets habituellement ignorés voire méprisés par la presse traditionnelle.
Un periph entièrement paralysé par une vingtaine de points de blocages, un palais des congrès assiégé toute la journée par des cortèges aussi mobiles que garnis, des lignes policières parfois mises à mal en dépit de la présence de canons a eaux et... de chiens !
On retiendra aussi l'usage généralisé du gilet jaune qui m'a donné, sept ans plus tard, dans un autre pays et dans une autre langue, l'impression de revivre une certaine séquence politique dont le souvenir, depuis, n'a jamais cessé de m'habiter.
Pour ma part, j'étais sur place caméra en main pour le collectif filmique Kompost modern que je cofonde avec des copaines allemandes, on en a fait ce ciné-tract.
15.12.2025 à 16:50
Considérations intempestives (gramsci-pasoliniennes) sur ParcourSup
Le monde dont il vient, le monde qu'il apprête, et ses vaillants ministres
Christophe Mileschi
Texte intégral (5257 mots)
Avant même la mise en place de Parcoursup nous avions anticipé, ce qui n'était pas très difficile, ce que cela impliquerait de contrôle et de calibrage des subjectivité étudiantes (Tout comprendre sur Parcoursup. Très tôt, nous avions proposé un rapprochement paradigmatique entre la police prédictive et l'algorithme de tri des élèves (La vie, le destin, l'algorithme). Plus récemment, nous avions proposé un retour d'expérience sous la forme d'un conseil de désorientation. Ce que nous n'avions pas vu venir, c'est ce que Christophe Mileschi, professeur à l'université de Nanterre raconte ici : une présidence qui fait appel à la police en uniforme pour secourir la police algorithmique.
Considérations intempestives (gramsci-pasoliniennes) sur ParcourSup, le monde dont il vient, le monde qu'il apprête, et ses vaillants ministres
Il ne faut jamais identifier la cause des valeurs spirituelles avec celle d'un État.
Ignazio Silone, Sur la dignité de l'intelligence et l'indignité des intellectuels
Si je hais les indifférents, c'est aussi que leur pleurnicherie d'éternels innocents m'indispose. Je demande à chacun d'entre eux de rendre compte de la façon dont il a accompli la tâche que la vie lui a assignée et lui assigne quotidiennement, de ce qu'il a fait et surtout n'a pas fait. Et je sens que je peux être inexorable, que je n'aie pas à gâcher ma pitié, à partager mes larmes avec eux.
Antonio Gramsci, Je hais les indifférents
ParcourSup [1] est une régression sociale – une parmi tant d'autres en ces temps de reflux : il n'y a pas si longtemps encore (moins de vingt ans), toute bachelière, indépendamment de ses résultats scolaires antérieurs, de la nature de son bac, de son parcours personnel, de son âge, de sa provenance géographique, de sa classe sociale, de ses motivations, pouvait s'inscrire en première année dans la filière de son choix, dans l'université de son choix, dans la ville de son choix. Cette possibilité est désormais barrée pour beaucoup et entravée pour le plus grand nombre : outre que plus d'un quart des jeunes désireuxses d'entrer à l'université restent dehors, sans aucune possibilité d'inscription, celleux qui trouvent une place la trouvent souvent ailleurs que dans la filière qu'iels auraient voulu de préférence intégrer. C'est un droit acquis jusque-là qui est compromis pour la plupart, et retiré à des dizaines de milliers de jeunes gens (plus de 320 000 en 2025) : le droit aux études.
Certaines de celleux à qui aucune inscription à l'université n'est proposée pourront étudier tout de même, mais non plus en vertu d'un droit, au sens où on l'entend en principe : en se soumettant à l'obligation de payer. Les recalées de ParcourSup peuvent se tourner vers l'université privée, s'iels en ont les moyens financiers, ou s'iels ont les moyens de contracter un emprunt. On pourrait presque arrêter ici la réflexion : aux yeux de quiconque est attachée à l'idée de l'enseignement public, ce premier point suffit à disqualifier ParcourSup, en tant que machine à rabattre des étudiantes vers l'enseignement marchand, à mettre en concurrence déloyale le public et le privé, à affaiblir/appauvrir le premier pour consolider/enrichir le second.
La première explication/justification de ParcourSup est, d'ailleurs, économique : la population étudiante potentielle s'est considérablement accrue au cours de ces dernières décennies, avec l'augmentation du nombre de bachelières [2] et la pénurie de travail (une pénurie dont on peut très raisonnablement penser qu'elle est au moins partiellement construite à dessein), qui conduit les jeunes gens à se tourner vers les études plutôt que de pointer au chômage à 18 ans, sans horizon aucun, avec pour tout viatique un baccalauréat sans valeur sur ce qu'on appelle le marché de l'emploi. Pour recevoir toustes les étudiantes potentielles à l'université, il aurait fallu augmenter en proportion les capacités d'accueil et donc les moyens dévolus à l'enseignement supérieur public : créations de postes d'enseignantes et d'enseignantes-chercheures, de personnels administratifs, extension des locaux, etc. C'est le choix politique inverse qui a été fait : suppression de postes, fermetures de formations, et, par voie de conséquence, instauration à l'entrée de l'université d'un numerus clausus qui ne dit pas son nom. Ce n'est plus le nombre d'étudiantes qui règle l'attribution des moyens nécessaires pour les accueillir : ce sont les moyens fixés par avance (à la baisse d'année en année) qui déterminent le nombre d'étudiantes qu'on pourra accepter.
La deuxième justification de ParcourSup est rarement avouée comme telle, mais elle hante les esprits et émerge, plus ou moins explicitement, dans les discussions des diverses commissions universitaires autour du recrutement (comme on l'entend dire désormais) des étudiantes : un nombre sans doute non négligeable d'enseignantes considèrent – ou voudraient se persuader – que sélectionner/éliminer a priori des étudiantes potentielles n'est pas si grave, et même présente un avantage : car tout le monde n'est pas « fait pour les études », et celleux qui sont écartées en amont, si on les accueillait à l'université, échoueraient à coup sûr en aval, parce qu'iels n'ont pas « le niveau ». Il y a là une grave méprise, pédagogique, sociale et même épistémologique, qui relève d'un impensé : strictement rien ne prouve que les étudiantes recalées auraient moins bien réussi que celleux qui ont été admises à l'université ; en tout cas, le « niveau » des étudiantes ne s'est pas soudainement élevé grâce à ParcourSup ; on sait d'autre part que cette plate-forme de sélection, en grande partie algorithmique, est loin d'être équitable, transparente, et même toujours compréhensible – y compris pour celles et ceux qui l'ont paramétrée – dans ses critères de classement des candidatures ; il est établi que les populations les plus défavorisées dans la course à l'échalote ParcourSup appartiennent majoritairement à des classes sociales déjà défavorisées par ailleurs [3] ; enfin, il n'est pas si facile de définir un lien direct de causalité rationnelle entre les résultats scolaires au lycée et au bac et la réussite dans les études supérieures : bien des enseignantes pourraient en témoigner, en commençant par décrire leur propre parcours d'anciens élèves pas forcément modèles.
Bien que celleux qui sont prêtes à la défendre ne soient sans doute pas toustes prêtes pour autant à admettre pleinement ses pires implications, cette deuxième justification de ParcourSup est en prise directe avec – pour mieux dire : s'enracine dans – une conception de l'Université (avec une majuscule cette fois), de la Société, et même de l'Humanité qu'on peut qualifier d'exécrable, en tout cas au regard des valeurs fondatrices de la république, laquelle proclame (encore) l'égalité des droits et des chances. On s'indignerait (encore), du moins en France, d'un système scolaire qui prétendrait identifier, et orienter en conséquence, dès l'âge de 5 ans, ou de 8 ans, ou même de 12 ans, les enfants « capables » de poursuivre des études. Est-on donc prêt à l'accepter dès lors que le public visé a 18 ans, comme si, à cet âge-là, les jeux étaient faits une fois pour toutes ? Un être humain de 18 ans est-il définitivement accompli ? Doit-on déjà le décréter fini, dans deux au moins des divers sens de ce terme : achevé et foutu ? Même un esprit conservateur de bonne foi, s'il n'est pas héréditariste, admettra que non, et devra peut-être aller jusqu'à reconnaître que l'être humain a ceci de particulier qu'il peut, à tout moment de son existence, apprendre, évoluer, progresser, grandir. A fortiori lorsqu'il entre à peine dans l'âge adulte. Le tour de force de ParcourSup, c'est de figer ce qui est par nature mobile et vivant, d'essentialiser l'interruption des études en la faisant passer non pour ce qu'elle est (une procédure d'exclusion économico-idéologique), mais pour la conséquence du « mérite » personnel des candidates ; le tour de prestidigitation de ParcourSup, c'est d'inscrire dans la personne recalée les raisons essentielles de son destin, pour la convaincre que ce n'est pas le système qui produit son échec, mais que c'est elle qui n'est « pas faite pour les études ». En somme, une confirmation et justification par avance, par algorithme interposé, de la place que les recalées occuperont adultes dans la hiérarchie sociale, elle-même posée comme un a priori n'ayant plus lieu d'être interrogé.
Que la communauté universitaire, qui avait en son temps vivement protesté contre ParcourSup (2018), en ait si vite pris son parti, s'y soit (au mieux) résignée, en tout cas adaptée, quand elle n'y voit pas un système somme toute utile et (donc) juste, voilà qui dit quelque chose des temps que nous vivons, où les causes et les enjeux systémiques s'effacent, pour laisser la place à des explications formulées en termes purement individuels. ParcourSup est l'objectivation du postulat néo-libéral (capitaliste, disait-on aussi naguère) selon lequel l'individu est seul responsable de son destin. On le sait bien : pour trouver un emploi, il suffit à l'individu volontaire de traverser la route.
Il fut un temps pas si ancien où l'université, l'éducation en général, était, au moins en partie, au service de l'idée que chacune mérite sa chance et doit pouvoir la tenter à égalité avec toustes les autres. De ce point de vue, l'éducation a été un temps, au moins en partie, au moins idéalement, la tentative parfois couronnée de succès d'apporter un correctif à l'injustice de la société (« l'ascenseur social »). Un idéal qu'on peut qualifier de républicain sous-tendait cette conception, qui faisait de l'université un lieu ouvert sur le monde et ouvert à la société, et susceptible de les améliorer un peu. Sommes-nous prêtes à renoncer à cela pour embrasser à pleine bouche, sans même nous en rendre clairement compte, une idéologie qui, si nous la considérions attentivement en bonnes républicaines – ou simplement en universitaires honnêtes, ce que nous sommes très majoritairement par ailleurs, dans nos enseignements et dans nos recherches –, devrait nous répugner ?
Le fait est que les réactions que suscitent, chez les universitaires, celleux qui continuent de s'opposer à ParcourSup, et à son équivalent pour les candidats à l'entrée en Master (la plate-forme MonMaster, mise en place en 2023), sont généralement marquées au coin (au mieux) d'une compréhension sceptique et décourageante tant qu'elle ne se traduit ni actes ni en propositions d'actions (« votre cause est juste mais vous vous trompez de cible »), ou d'un jugement à la fois résigné et condescendant (« vos méthodes ne sont pas les bonnes »), parfois d'une franche hostilité (« vous êtes la cause première des pires dysfonctionnements, entre autres de la souffrance au travail des personnels »). On ne voit guère d'universitaires, en tout cas, s'unir aux mouvements des sansfac, ni même produire des textes pour les soutenir, signe qu'au fond nous sommes en train de nous faire une raison de la machine à broyer que sont les plates-formes de sélection/exclusion à l'entrée des études supérieures.
À l'université Paris Nanterre, face à la détermination des sans-fac et de leurs soutiens, la présidence a fini par leur concéder fin octobre l'entrevue qu'elle leur refusait depuis des mois, et par accepter de prendre en considération (peut-être) les quelques dossiers en souffrance (une poignée de dizaines). Mais avant cela, le 16 octobre 2025, en réponse à l'occupation pacifique et paisible du hall d'un bâtiment du campus et d'un amphithéâtre par des sans-fac et des étudiantes réclamant, précisément, un rendez-vous, la présidence avait requis l'intervention des forces de police. Un geste tabou il y a encore dix ans, qui aurait soulevé d'indignation contre la présidence une bonne part de la communauté universitaire, et qui n'a, cette fois, guère suscité que des protestations pour la forme ; des protestations parfois même tempérées de circonstances atténuantes pour la présidence (les « méthodes » du Collectif des sans-fac justifieraient tout de même un peu le recours à la répression policière, et tant pis si ce Collectif est soutenu entre autres par un syndicat ayant pignon sur rue, le premier syndicat étudiant de l'université Paris Nanterre et du pays ; et tant pis si ces « méthodes » sont des plus classiques, et même des plus modérées [4], dans la lutte syndicale), des grognements somme toute discrets, sans lendemain, sans conséquences.
Le courriel envoyé début novembre à tous les personnels par la présidence pour expliquer qu'elle allait (peut-être) examiner les dossiers des sans-fac mérite ici qu'on s'y arrête un instant. On y lit des phrases qui, dans le contexte de l'université d'hier, eussent paru, au choix des lecteurices, insensées, grotesques, scandaleuses. Voyons cela (je mets en italique certains termes éloquents, mais le passage souligné l'a été par l'autrice du courriel) :
« l'examen complémentaire des dossiers de recours déposés […] ne se déroulera qu'à la condition expresse d'être exempt de toute pression, intimidation, harcèlement, perturbation du bon fonctionnement de l'établissement, de qui que ce soit , par voie d'occupation ou tout autre moyen , notamment dans les conseils de composante ou les conseils centraux . Toute personne ou organisation soucieuse de donner une chance supplémentaire à des étudiants sans affectation doit accepter de se conformer à notre fonctionnement collectif […]. À la moindre perturbation portée à notre connaissance durant cette éventuelle procédure d'examen des derniers dossiers, celle-ci serait immédiatement interrompue et la communauté universitaire dûment informée des agissements à l'origine de cette interruption. »
Courriel de la présidente de l'université Paris Nanterre adressé aux personnels le 4 novembre 2025 [5]
Ainsi, confondant, dans un même mouvement rhétorique, d'un côté ce qui est appelé « intimidation » et « harcèlement » (comportements que toute lecteurice de bonne volonté se doit de réprouver dans l'absolu) et, de l'autre, « perturbation » (que la même lecteurice de bonne volonté pourrait comprendre et approuver dans certains cas), amalgamant indistinctement toustes les acteurices (« de qui que ce soit ») et toutes les formes (« ou tout autre moyen ») de la protestation sous l'étiquette de l'inacceptable, c'est noir sur blanc qu'une présidente d'université nous dit que les conseils, et notamment les conseils centraux, les trois conseils où des élus définissent en théorie les orientations générales de l'établissement, ne sont pas le lieu du débat, de la discussion, de la disputatio. Que, donc, ce ne sont pas des espaces politiques. Que rien ne doit venir y perturber le bon fonctionnement. Qu'il est expressément requis de se conformer. Que l'administration de la chose publique – dont relève, à l'évidence, la gestion d'une université non privée – doit être préservée des agissements de celleux qui voudraient qu'elle soit aussi une affaire véritablement collective, où les choix sont mis au débat. Circulez, plus de débat. Les choix sont faits ailleurs. L'université n'est plus que la chambre d'enregistrement d'une gouvernance qui s'impose comme la seule possible. On croirait lire une diatribe anti-syndicale du Medef ou une déclaration de politique générale de Margaret Thatcher. There is no alternative.
On ne s'étonne plus qu'une présidente capable d'écrire devant toustes ses administrées de telles choses ait appelé la police contre une occupation étudiante pacifique et paisible [6], qu'elle ait recours à la répression d'État pour régler un différend politique portant, de surcroît, sur un sujet de société d'une importance majeure, le droit aux études [7].
On voit ici que l'emprise de la pensée policière, l'accoutumance au recours au bâton contre les contestataires de l'ordre du monde, a largement progressé dans les (in)consciences, et qu'elle fait tache d'huile jusque dans notre maison commune, par le sommet de la gouvernance des universités : qui pourtant devraient être, qui ont été, qui sont encore ici et là le lieu où penser critiquement le monde sans le conforter dans ses errances, ni le subir de plein fouet [8].
Mais nous, universitaires de base ou assumant des responsabilités collectives, sommes de plus en plus nombreuxses à accepter de le subir a-critiquement de plein fouet, dans sa violence grandissante ; dès lors, celleux qui, comme les sans-fac et leurs soutiens, nous rappellent, par leurs protestations, à notre servitude honteuse mais volontaire, – qui nous mettent le nez dedans –, doivent être désignées comme coupables de tous les maux : de la souffrance au travail des personnels les moins favorisés (argument qui masque la souffrance que ressentent les gouvernants à se voir accusés d'être les complices d'un système inique) ; de l'empêchement d'accomplir nos missions de service public (comme si les plates-formes de sélection/exclusion n'étaient pas des machines autrement plus destructrices du bien commun que le doux grabuge de quelques sans-fac) ; d'une atteinte majeure à la démocratie (comme si la « démocratie » n'était pas, de longtemps, au service d'intérêts privés autrement concrets, puissants et menaçants).
Les sans-fac et leurs soutiens sont comme l'incarnation de notre mauvaise conscience, et c'est pour cette raison que nous les vouons aux gémonies (au pire) ou que (au mieux) nous nous découvrons incapables de soutenir leur juste et digne combat, qui devrait être aussi le nôtre. Mais qu'iels se taisent ! Qu'iels rentrent dans le rang où nous avons accepté de faire corps, qu'iels cessent de nous renvoyer à notre propre démission. Que nous puissions paisiblement collaborer avec un système exécrable, en feignant que nous ne faisons qu'accomplir légitimement, généreusement, dans le désintéressement, nos tâches et nos missions.
Les temps sont inquiétants. On observe une tendance générale à ce que l'on peut appeler une fascisation [9] des pouvoirs. Bien sûr, la personne qui joue actuellement le rôle de présidente de l'université Paris Nanterre n'est pas une fasciste, quel que soit le sens que l'on veuille donner à ce terme générique ; on peut être tout à fait certain qu'elle n'a jamais été tentée, ni de près ni de loin, par le vote d'extrême droite, qu'elle l'a même en horreur ; et on en dirait autant de chacune des membres de son équipe. Lavons-les ici une fois pour toutes, en tant que personnes, de tout soupçon à cet égard.
Cependant, nous sommes toustes, plus ou moins, non seulement des personnes, mais aussi des fonctions sociales et historiques – des fonctions social-historiques (Castoriadis) ; et d'autant plus, sans doute, que nous recouvrons une plus haute responsabilité publique. De ce point de vue, en tant que fonctions social-historiques, la présidente de l'université Paris Nanterre et les membres de son équipe – puisqu'iels lui ont maintenu leur solidarité après la réquisition des forces de police – sont des agents objectifs (bien que personnellement innocents, si l'on veut et si l'on ose la nuance) d'une fascisation du pouvoir de la bureaucratie universitaire : sous couvert de se vouloir et de se dire purement gestionnaire, purement dédiée au bon fonctionnement de l'établissement, c'est-à-dire au respect de contraintes imposées par un prétendu réalisme économique (l'autre nom d'une orientation politique guidée par la finance), ou par le renoncement pur et simple et conscient à un autre monde que celui gouverné par la puissance de l'argent, la bureaucratie universitaire devient une nouvelle forme de dictature, avec la violence qui va avec contre celleux qui tentent encore de la discuter et de la contrecarrer. En tant que fonctions social-historiques, ces gouvernants de la chose publique qu'est l'université sont donc aussi des agents particuliers de la fascisation générale du monde.
Déplaisante est la chose, et déplaisante qui la souligne. On préférerait que le messager se taise lui aussi, pour ne pas devoir penser à cela – bien que penser soit notre métier. Elle mérite pourtant d'être considérée, dans sa simple crudité : tandis que partout en Europe les droites extrêmes avancent vers le pouvoir, qu'elles le détiennent déjà ici et là – fût-ce, pour lors, partiellement et sous déguisement, comme en France –, la présidence de l'université Paris Nanterre, en tant que fonction social-historique, ne trouve meilleure manière de répondre à celleux qui tentent encore de lutter contre ParcourSup que de leur envoyer les flics. Dans le silence glaçant, parfois réjoui, plus souvent gêné ou honteux, mais en tout cas glaçant, de la communauté que nous sommes.
Christophe Mileschi
Professeur des universités poète écrivain traducteur
Adhérent de SUD éducation – Université Paris Nanterre
[1] C'est le nom de la plate-forme de sélection à l'entrée de l'université : les « candidats » à une inscription peuvent émettre 10 vœux, et sont ensuite classés, en position éligible ou pas.
[2] On est passé d'environ 20 % de titulaires du baccalauréat par classe d'âge en 1970 à plus de 80 % aujourd'hui.
[3] Par exemple : les titulaires d'un baccalauréat professionnel, qui avant ParcourSup pouvaient s'inscrire aussi bien que les titulaires d'un baccalauréat général à l'université, ont vu leurs chances d'obtenir une place à la fac s'effondrer.
[4] Deux méthodes, parmi celles adoptées par le collectif des sans-fac de Nanterre, sont jugées particulièrement inadmissibles, désignées comme des « moyens de pression intolérables » (je cite un courriel de la présidente) : l'occupation de bâtiment (en l'espèce, du hall du bâtiment administratif) et la prise à partie des membres de l'équipe présidentielle. Pour peu que l'on ait ne serait-ce qu'une vague idée de ce que combattre pour ses droits a voulu dire dans l'histoire des luttes politiques, civiques et syndicales, on admettra que ces deux « méthodes » sont bien tempérées. Quant aux membres de l'équipe présidentielle, outrées qu'on les « harcèle », qu'on les « intimide », et qui voudraient, parce qu'iels se déclarent sincèrement opposées à ParcourSup en leur for intérieur, qu'on les laissent paisiblement le mettre en œuvre, rappelons que strictement rien ne les oblige à se faire les représentantes/exécutantes du système imposé d'en haut, si véritablement iels le réprouvent : s'iels démissionnaient, ou s'iels acceptaient de saboter autant qu'iels peuvent ParcourSup de l'intérieur, iels ne perdraient ni leur poste ni leur salaire.
[5] Quelques jours, plus tard, la Présidence de l'université Paris Nanterre faisait machine arrière, annonçant qu'aucun dossier ne serait réexaminé. Mais le mail du 4 novembre, rétrospectivement inutile et trompeur aux fins de la recherche de solutions pour les sans-fac, n'aura pas été envoyé en vain : une étape de plus dans l'entraînement des esprits à l'obéissance.
[6] Un mois plus tard, le collectif de sans-fac et leurs soutiens occupaient à nouveau le hall d'un bâtiment du campus, en réponse à la rétractation de la présidence (voir note précédente). Après moins de 24 heures, les occupants étaient avertis qu'une intervention policière allait, encore une fois, avoir lieu. Elle a pu être évitée de justesse : ayant obtenu un nouveau rendez-vous avec la présidence, le collectif a libéré le bâtiment occupé. Mais la menace avait été lancée : autre étape.
[7] Ce serait presque cocasse : américaniste, la présidente de l'université Paris Nanterre est notamment spécialiste... des luttes des Noires pour les droits civiques aux USA. Il est de notoriété publique que les Afro-Américaines n'ont jamais pris aucune Dominante à partie, ni occupé aucun hall de bâtiment, se limitant à prier poliment le Pouvoir de faire preuve de grandeur d'âme.
[8] Il est vrai, George Steiner, parmi d'autres, nous a alertés : « Pour quelles raisons les traditions et les modèles de conduite humaniste ont-ils si mal endigué la sauvagerie politique ? Ont-ils en réalité constitué un frein, ou bien est-il plus sage de reconnaître dans la culture humaniste des appels pressants à l'autoritarisme et à la cruauté ? » (Dans le château de Barbe-Bleue, 1986).
[9] « La victoire du fascisme est le produit conjoint d'une radicalisation de pans entiers de la classe dominante, par peur que la situation politique leur échappe, et d'un enracinement social du mouvement, des idées et des affects fascistes. Contrairement à une représentation commune, bien faite pour absoudre les classes dominantes et les démocraties libérales de leurs responsabilités dans l'ascension des fascistes vers le pouvoir, les mouvements fascistes ne conquièrent pas le pouvoir politique comme une force armée s'empare d'une citadelle, par une action purement extérieure de prise (un assaut militaire). S'ils parviennent généralement à obtenir le pouvoir par voie légale, ce qui ne veut pas dire sans effusion de sang, c'est que cette conquête est préparée par toute une période historique que l'on peut désigner par l'expression de fascisation. » Ugo Palheta, « Fascisme. Fascisation. Antifascisme », Contretemps, 28 septembre 2020.
15.12.2025 à 16:33
L'envers nocturne
Marguerite Duras et le communisme sauvage
- 15 décembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 4Texte intégral (1051 mots)
Les excellentes éditions Abrüpt viennent de publier Quelque chose de rouge dans la nuit de Clément Willer. Il y est question du communisme hétérodoxe de Marguerite Duras, à partir de l'étude de certains de ses textes, du groupe de la rue Saint-Benoît, sur un communisme sauvage à surtout « ne pas construire ». Comme à leur habitude, le livre est accessible librement sur leur site mais aussi dans les bonnes librairies. Pour accompagner sa sortie, ils nous ont confié un petit film, L'envers nocturne ainsi que son script.
L'envers nocturne
Une nuit, c'était une nuit d'hiver, j'ai fait un rêve étrange. Je relisais un texte que j'étais en train d'écrire, sur le communisme de Duras, comme si j'étais éveillé et que la vie suivait son cours. Mais je n'étais pas chez moi, dans ma chambre ; j'étais dans une pièce quasiment vide, une chambre d'hôtel peut-être, sur les murs de laquelle défilaient seulement les ombres des nuages. Par la fenêtre, on n'apercevait pas grand-chose d'autre que ces nuages : cette pièce semblait se trouver à un étage élevé d'un grand immeuble, dans une ville inconnue.
Je me sentais bien, là, légèrement distrait par les ombres des nuages et en même temps parfaitement concentré. Quand soudain une phrase m'apparut. Elle ne se formait pas dans mon esprit, non, c'est plutôt comme si elle s'écrivait toute seule dans l'atmosphère d'un gris lumineux où baignait la pièce. Elle flotta un instant dans l'air, puis se dissipa. L'idée de la noter ne m'a pas traversé. Elle me paraissait évidente, impossible à oublier. Je posai mon stylo, levai la tête et regardai les nuages par la fenêtre. Il me semblait qu'ils défilaient à une vitesse inhabituelle, comme entraînés par un vent très fort.
En me réveillant, je suis allé à la fenêtre et, pour retrouver le fil de cette joie secrète, j'ai continué à regarder les nuages. Je prêtais aussi une attention flottante aux passants qui se rendaient au bureau ou ailleurs. Je continuais à me sentir étrangement léger, même si je n'arrivais pas à me remémorer la phrase apparue en rêve. Elle était devenue une rumeur lointaine, indéchiffrable. Seuls quelques mots me restaient intelligibles : quelque chose comme « traverser les ruines ».
Ce dont j'étais certain, c'était du mot « ruines », qui émettait encore sa faible lumière dans l'atmosphère brumeuse du matin, comme un néon au détour d'une rue sombre. Me répétant ce mot, je cherchais à comprendre ce qu'il pouvait signifier. Détachant mon regard de la fenêtre pour aller préparer un café, je comprenais, peu à peu, qu'il devait exister un lien entre l'idée qu'il faudrait parvenir à traverser les ruines qui s'accumulent, autour de nous, et l'idée qu'il faudrait parvenir à ne pas construire le communisme, comme dit quelque part Duras.
Si l'on cherche à construire le communisme, on risque de reproduire les logiques productivistes qui régissent le monde comme il est, et qui ont infiltré les moindres replis de nos âmes. Avant de commencer à faire quoi que ce soit, il faudrait nous défaire de ce paradigme positiviste qui nous hante : il faudrait consentir à la beauté du temps, de la fragilité, de l'impermanence. Alors nous pourrions peut-être réaliser quelque chose de cette communauté à venir, de cette communauté disparate qui habiterait l'envers nocturne du monde.
On ne peut pas tout éclairer de ce communisme sauvage ; ce qu'il a de plus précieux réside dans sa part d'ombre. On ne peut pas entièrement comprendre ce que serait une manière de ne pas agir qui correspondrait à une tout autre manière d'agir. Cette manière de faire tramée de négativité, il nous faut encore l'inventer. Il nous faut traverser le champ de ruines à quoi ressemble le monde dévasté par le capitalisme. Il nous faut trouver des failles dans son idéologie protéiforme, qui contamine toutes nos manières de faire, de penser, de lutter, d'aimer. Il nous faut reconnaître ces contradictions avec lesquelles on se débat, et il nous faut les considérer avec tendresse ; chaque ambiguïté qu'on découvre en soi est un signe que quelque chose est vivant, qu'un cœur bat, se débat. Il nous faut faire confiance à ce qui peut en surgir inexplicablement : une phrase, une musique, un amour, une grève.
Au fond, c'est la hiérarchie entre action et inaction qu'il faudrait renverser. Cheminer dans les ruines, ne pas construire le communisme, donner sa chance à un communisme de l'épars, il se pourrait que cela signifie avant tout, simplement : parler dans les cafés, se taire dans les cafés, regarder le visage d'une personne qu'on aime, regarder le visage d'une personne qu'on ne connaît pas, regarder les nuages. Il est possible que ce que nous avons d'absolument futur soit inextricablement lié à ce que nous avons de plus ancien. Il faudrait ne pas perdre de vue ces fragments d'une vie inconnue, vouée au mystère de ces choses dont on ne peut faire ni des marchandises ni des théories.
Ainsi peut se résumer le programme, l'absence de programme du communisme sauvage : errer, parler, écouter, regarder. Cette liste, comme toutes les listes, est lacunaire. Mais elle laisse entrevoir ce qui pourrait survenir dans la perte de l'ancien monde ; elle dessine une manière secrète de faire, de faire autrement, désactivant le paradigme positiviste qui règle la reproduction de la domination. Elle trace les contours d'une vie que, pour l'instant, nous ne pouvons définir que négativement : une vie non capitaliste, une vie non fasciste, une vie invisible.