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12.05.2025 à 12:22
Guide d'une personne ordinaire dans le monde de Trump
sur les sources théoriques fondamentales du trumpisme
- 12 mai / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Texte intégral (12064 mots)

En 2006, l'écrivaine et activiste indienne Arundhati Roy publiait An Ordinary Person's Guide to Empire, pour décortiquer et dénoncer ce qu'était réellement la politique de George W. Bush. Un tel « guide d'une personne ordinaire » fait défaut aujourd'hui pour comprendre les racines de la politique de Donald Trump. Nous ne disposons, pour le moment, que d'explications partielles, qui ignorent le plus souvent les sources théoriques fondamentales de la pensée-Trump. Or, ces sources sont documentées, connues et accessibles. Mettons-nous au travail, car il est urgent de mesurer les dangers que nous courons : en finir avec toute forme de démocratie, pas seulement la délégation de pouvoir lors des élections, mais aussi un système de santé efficace, de l'instruction publique, de la culture, des bibliothèques et des médiathèques, des théâtres et des transports publics, bref : tout ce dont nous avons réellement besoin. En attendant un véritable travail de fond sur le futur proche made in Trump, ce « guide »-ci n'est pas de la même ampleur que celui d'Arundhati Roy, mais il ne demande qu'à être complété !
Le flou comme stratégie politique
Il est difficile de comprendre la « pensée-Trump » parce qu'elle est… floue. Il est impossible d'avoir un avis définitif sur un président qui affirme vouloir restaurer la puissance américaine par le biais de taxations aux taux parfois stratosphériques (200 % sur les vins français) et qui se ravise quelques jours plus tard. Ou encore qui attaque frontalement le principal fleuron de l'intellocratie états-unienne, Harvard, qui forme la plupart des dirigeants des plus importantes entreprises américaines et globales… dont, a priori, il aura besoin pour « Make America Great Again » !
Ces volte-face supposées ont été théorisées par l'un des principaux inspirateurs de Trump, Curtis Yarvin [1]. Il s'agit, par une « stratégie du choc » psychosociale, d'anéantir, au moins pour un moment, la réflexion et les réactions potentielles des adversaires, non seulement parce que les décisions prises semblent – ou sont – irrationnelles, mais aussi parce qu'elles sont contradictoires entre elles, ou entre le jour J et J + 2. La cascade de décrets présidentiels [2] depuis le 20 janvier 2025 a certes pour but d'asseoir le pouvoir de Trump, mais aussi et surtout de produire un effet de sidération tel que beaucoup d'entre nous devenons incapables de démêler les fils de sa stratégie. Le flou s'impose comme un atout politique majeur.
L'équipe Trump utilise sans limite et simultanément plusieurs registres : politique, économie et finances « pures » (qui, de fait, ne le sont plus puisque le discours de Trump ne peut être analysé à l'aune de ses trois aspects uniquement, qui sont toujours mêlés à des considérations relevant d'autres domaines) ; psychopathologie (rendre « les gens » « dingues » et faire glisser l'analyse de sa politique vers le domaine psycho ou sociopathologique [3], au détriment de la stratégie de domination, politique et militaire) ; théâtre de boulevard (ses prestations scéniques d'ex-star de téléréalité) ; science de la manipulation (Propaganda [4] doit être l'un de ses livres de chevet). Sa stratégie du choc ne se limite donc pas aux domaines économique et militaire, comme cela a pu être le cas lors des années 1970-1980 avec la stratégie du choc mise en œuvre par la CIA et les dictateurs que l'agence contrôlait en Amérique du Sud [5]. Trump et son équipe y ajoutent bien d'autres épices, qui rendent le plat fort complexe et l'analyse précise tout à fait hasardeuse.
Cependant, lorsque des actes suivent les déclarations du président, nous constatons l'extrémisme de ses orientations politiques et leur brutalité concrète, par exemple lors de la suppression de l'US-AID, l'Agence fédérale américaine d'aide aux pays du Sud. La note envoyée au personnel de l'Agence afin de vider leurs bureaux était rédigée en des termes humiliants, leur accordant quinze minutes, pas une de plus, pour effacer toute trace de leur activité durant des années [6]. Certes, l'US-AID a souvent été un moyen de camoufler, par le biais d'une aide humanitaire, une politique impérialiste, en fournissant par exemple de la nourriture venue des États-Unis, alors que les pays « aidés » pouvaient la produire eux-mêmes. Dans certains cas pourtant, il est indéniable que l'US-AID a participé au soutien à des populations démunies, et la manière dont ces fonctionnaires ont été renvoyés en dit long sur la volonté de la nouvelle équipe au pouvoir d'utiliser une violence symbolique et réelle du moment qu'elle estime que cela sert ses intérêts. Dans le même ordre d'idées, le 30 avril, aucun représentant républicain ne vote contre l'expulsion d'enfants immigrés mais résidents légaux américains atteints de cancer [7]…
Début mai, l'équipe Trump annonce son intention (ou l'a déjà réalisé ?) de fusionner les fichiers informatiques sur la population américaine, et se dote ainsi d'un outil « numérique-totalitaire » de premier ordre, au-delà de ce que Edward Snowden a dénoncé en 2013. Là encore, le processus d'imposition de sa politique par Trump n'est pas anodin : il révèle en soi une politique de caractère dictatorial et fondamentalement anti-démocratique [8].
Quant au langage tenu aux Palestiniens de Gaza par Trump sur son réseau Truth Social, il annonce une violence sans limite. Le président des États-Unis leur a promis l'« enfer » si les Gazaouis ne libéraient pas les otages – entretenant bien entendu à dessein la confusion entre le Hamas et la population de Gaza [9]…
Le but : en finir avec la démocratie
Une fois l'effet de sidération dissipé, à nous de nous atteler à comprendre le fond de cette politique. Gageons que le flou de la pensée-Trump ne disparaîtra pas et persistera durant les premiers mois de son mandat, ou même durant la totalité de son passage au pouvoir. Car ses sources d'inspiration sont à l'évidence multiples et, si elles convergent vers un but absolu – en finir avec la démocratie –, les voies que Trump et son équipe suivent pour y parvenir sont parfois contradictoires. Leur ajustement sera laborieux, ou ne se fera pas tant que ces voies antidémocratiques resteront à peu près compatibles entre elles.
Nous ne sommes plus, en 2025, dans la situation de 1981-1993 avec Ronald Reagan et George Bush, dont les mandats ont été largement inspirés par la Fondation Heritage. Ce think tank très conservateur avait publié, lors de la campagne pour la première élection de Ronald Reagan, un ouvrage volumineux, Mandate for Leadership [10] (« Mandat pour le leadership »), qui traçait rien moins qu'un programme « prêt à l'emploi » pour l'administration nouvellement élue. Après avoir œuvré à l'élection de Ronald Reagan (1981-1989) puis celle de George Bush (1989-1993), la Fondation Heritage a pris part à la mise en pratique de leur politique, à tel point que, selon le Washington Post, Mandate for leadership était devenu « une sorte de manuel pour la nouvelle administration [11] ».
Trump et son équipe ne puisent pas à une seule source, sans doute parce que les théoriciens anti-démocrates explorent de nombreuses pistes pour en finir avec la démocratie [12]. Car il n'est pas si simple d'en finir avec le système actuel, même s'il est à l'évidence très loin d'une démocratie absolue. La démocratie par représentation telle que nous la connaissons est tellement imparfaite que nous aussi souhaitons passer à autre chose. Certains d'entre nous parleront d'utopie, ou d'anarchie. D'ailleurs, si la pensée-Trump attire tant de nos « camarades », c'est d'abord parce qu'elle attaque un système que nous critiquons nous aussi. Mais les motifs pour lesquels Trump est un adversaire résolu de la démocratie et les fins qu'ils visent n'ont strictement rien à voir avec l'émancipation, l'humanisme, la fin de la domination/soumission, ni même avec l'avenir de cette planète. Ce n'est pas sans raison que, dès son arrivée au pouvoir, Trump a dénoncé l'accord sur le climat, pour ne prendre que ce seul exemple du caractère fascistoïde et anti-écologique du nouveau pouvoir outre-Atlantique.
Quant au principe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », nous ne pouvons que nous étonner de son retour en force : ce qui compte, en politique, n'est pas tant de savoir qui est ennemi de qui [13], que d'analyser pourquoi et dans quelle perspective. Toute action politique qui se préoccupe d'alliances de circonstance ne peut que tomber dans l'errance de l'opportunisme et favoriser les plus puissants du moment. Aujourd'hui, Trump et les partisans d'un système renforcé de domination et de soumission sont les plus forts, au point qu'il s'attaquent à un système qui perdure depuis deux siècles et quelque dans plusieurs pays du monde. Ne leur servons surtout pas de supplétifs !
De plus, le dynamisme théorique, si l'on peut dire, des inspirateurs de Trump et leur acharnement à penser la mort de la démocratie sont grandement facilités par les soutiens financiers très importants dont ils bénéficient, ce qui leur permet de passer du temps à étudier le fonctionnement de Singapour, de Hong Kong ou de Dubaï afin d'en tirer des idées antidémocratiques structurées – donc parfois difficiles à combattre alors que leur fond de commerce est toujours le même : la fin de la démocratie.
Le rôle particulier de la star Trump
Leurs idées et leurs utopies antidémocratiques s'appuient le plus souvent sur des conceptions tellement éloignées du terrain qu'elles semblent peu crédibles. La force de Trump et le danger qu'il représente repose d'abord sur sa capacité, en tant qu'acteur de son propre rôle, de mettre à exécution des décisions qui auraient dû nous sembler incompatibles avec nos souhaits les plus profonds, mais qui, d'un coup, apparaissent comme aussi crédibles que le reste du système, voire plus crédibles que le néolibéralisme en voie d'effondrement accéléré [14].
« Acteur de son propre rôle » car Trump incarne un personnage, une sorte de rebelle réactionnaire, proche du peuple des machistes suprémacistes racistes qui ont voté pour lui, mais c'est bien un rôle qu'il joue là. Car si Trump est à coup sûr une star de la télévision, un masculiniste homophobe xénophobe et suprémaciste, etc., il est avant tout un multimilliardaire qui compte bien continuer à amasser des milliards de dollars à titre personnel. Trump est un président richissime, capitaliste, impérialiste, aux idées fascistoïdes, qui incarne paradoxalement un rebelle « issu du peuple ».
« Mettre à exécution des décisions qui auraient dû nous sembler incompatibles avec nos souhaits » est le fond théorique de la stratégie du choc politique, psychologique et sociale, qui déconcerte celles et ceux qui s'intéressent encore à l'avenir. Cette mise à exécution quotidienne de décisions politiques qu'on aurait crues impossibles n'était incompatible qu'avec les idées fausses que certain.e.s d'entre nous se faisaient de la démocratie. Si l'on croit que la démocratie est l'aboutissement logique de siècles et même de millénaires de vie politique, alors on est forcément très déçu et même effrayé par la pensée-Trump au pouvoir. Mais ce système est, de par ses nombreuses contradictions (politiques, écologiques, économiques et financières, sociale y compris sur les terrains de la santé et de l'éducation, culturelles…) au bord de l'effondrement, du moins si l'on en juge par le peu d'enthousiasme que soulèvent la défense de la démocratie ou celle du système productiviste.
Tout se passe comme s'il était quasiment acté que ce système démocratique et néolibéral vit ses dernières années… sans alternative émancipatrice à l'horizon. La pensée-Trump participe à cet hypothétique effondrement prochain, mais pour proposer une politique que nous tâchons de dénoncer ici car elle ne constitue, pas davantage que le système précédent, une voie vers l'émancipation pour laquelle nous luttons.
La technologie et le cybermonde à venir
Les inspirateurs de la pensée-Trump partagent tous la haine de la démocratie et de l'État-providence, mais leurs visions divergent parfois sur quelques points moins essentiels. Cependant, ils se retrouvent sur un axe concret, qui réalise leur unité stratégique : l'avènement d'un cybermonde. L'arrivée de Musk au pouvoir n'est pas anecdotique puisqu'il possède plusieurs des sociétés phares du « Nouvel Âge Digital », comme l'appellent Eric Schmidt et Jared Cohen [15], ou de « l'Âge de l'Information », selon les termes de James Dale Davidson et lord William Rees-Mogg [16], les auteurs de The Sovereign Individual, ouvrage préfacé par Peter Thiel, l'un des deux ou trois plus proches conseillers de Trump. Pour les uns comme pour les autres, le monde digital présente une caractérisque déterminante : il permet de s'« émanciper » du monde physique, à commencer par les États-nations et leurs lois bien trop contraignantes à leurs yeux. « Au prochain millénaire [le xxie siècle], avec une part de plus en plus importante des transactions financières se déroulant dans le cyberespace, les individus auront le choix des juridictions où ils s'inscriront. Cela créera une compétition intense pour les tarifs des services gouvernementaux (les taxes qu'ils imposent) sur une base non monopolistique. C'est révolutionnaire [17] », selon Davidson et Rees-Mogg. Il s'agit de choisir l'espace « digital » auquel nous accepterons, individus souverains que nous serons, de nous affilier. Pour eux, il s'agit d'un « royaume non pas imaginaire, mais réel [18] ».
Schmidt et Cohen s'attaquent eux aussi au rôle des États [19], avec l'argument étrange et pourtant central dans leur ouvrage selon lequel la « révolution » et le « terrorisme » pourraient bien avoir raison des États actuels et qu'il faudra donc en venir à un « combat », qu'il faudra gagner, pour la « reconstruction ». Il faut donc créer un monde digital sûr pour les opérations financières et commerciales, et prendre le contrôle de ce cybermonde. Or, ce ne seront pas les États qui devront diriger cet outil de contrôle que constitue l'internet, mais des sociétés privées. Google est bien entendu en première ligne dans cet ordre de bataille du millénaire : « De sérieuses questions subsistent pour des États responsables. Le potentiel de mauvais emploi de ce pouvoir [digital] est terriblement élevé, pour ne rien dire des dangers introduits par l'erreur humaine, les mauvaises données et la simple curiosité. Un système d'information totalement intégré, comportant toutes sortes de données, avec un logiciel interprétant et prévoyant le comportement, et avec des humains qui le contrôlent est peut-être tout simplement trop puissant pour quiconque voudrait le manœuvrer de façon responsable [20]. » La question est amenée d'une manière très habile : ce sont aux « États responsables » que se pose la question du contrôle du web, donc de l'information, donc de la forme de démocratie qui subsisterait (ou pas) sur le web, et pas à Google ; c'est néanmoins l'entreprise qui a la réponse ! Car les États responsables peuvent, eux, abuser de leur pouvoir, ne serait-ce que du fait d'« erreurs humaines », de « mauvaises données », ou même de la « simple curiosité » d'un fonctionnaire très zélé… L'argument est navrant, mais il fonctionne : nous comprenons que les fonctionnaires sont « en trop », et Trump a commencé à les éliminer.
Tous les inspirateurs de Trump insistent sur l'efficacité du cybermonde, et ils en sont déjà, si l'on peut dire, à chipoter sur des « détails » : qui contrôlera les outils de contrôle ? Les déclarations de l'équipe Trump sur le fichage massif des Américains et le procès intenté à Google en avril 2025 [21] laissent penser qu'une bataille pour le contrôle de l'outil de contrôle ( ! ) est en cours, et sera féroce. Musk l'emportera-t-il ? Ou Google ? Ou un troisième larron ? Quoi qu'il en soit, la nécessité de rendre le monde « efficient » tel que nous annonce l'équipe Trump passe par le web et, donc, par son contrôle absolu. S'échapper du monde physique est déjà une réalité, et la lutte est désormais engagée dans ce cybermonde. Elle ne fait pas de morts comme les guerres terrestres, se réjouissent les auteurs de The Sovereign Individual, mais est-ce pour autant que la « cyberguerre » actuelle n'a pas de traduction « sur terre » ? Bien sûr que oui, répondent Davidson et Rees-Mogg : nous allons connaître une croissance du chômage exponentielle et une concentration de la richesse encore plus forte, tandis que les emplois intéressants se réduiront comme peau de chagrin, la masse de la population n'étant de toute façon constituée, selon eux, que de « losers [22] ». Une vision de l'avenir parfaitement intolérable.
Vers l'État « minimal » ?
Même s'il n'est jamais cité, c'est un économiste de Harvard, Robert Nozick, qui semble le théoricien du système le plus proche de ce que Trump met en place depuis son accession au pouvoir : aller vers l'État « minimal », car réduit à ses forces de répression. En effet, Trump et Musk, à travers notamment le Department Of Government Efficiency, le DOGE [23], visent à abaisser le plus possible le nombre de fonctionnaires fédéraux, sauf dans les domaines militaire (armée, CIA…) et policier (FBI et autres « forces de l'ordre », y compris milices privées…). C'est exactement le système que préconise Nozick dans son ouvrage phare, Anarchie, État et utopie [24]. « Mon point de départ, écrit Nozick, étant une défense vigoureuse des droits de l'individu, je prends au sérieux l'idée anarchiste que voici : en gardant le monopole de l'usage de la force et en protégeant tous les ressortissants qui peuplent son territoire, l'État empiète nécessairement sur les droits de l'individu et, à ce titre, il est intrinsèquement immoral [25]. » Nozick met donc en avant un point de vue moral qui respecte l'individu pour aboutir à un État réduit à sa plus simple expression : la répression. L'individu est au centre, avec pour seul garde-fou ce qu'il faut de maintien de l'ordre pour l'empêcher de violer les droits de quiconque. N'est-ce pas ce qui apparaît comme le plus juste résumé des premiers mois de la présidence Trump ?
Nous ne naviguons plus dans les sphères politiques et économiques du xixe siècle, que ce soit avec le libéralisme d'Adam Smith et sa continuation néolibérale, ou avec le marxisme, ou encore l'anarchisme, même si le terme d'« anarcho-capitalisme » entretient le confusion, alors que l'anarchisme n'a rien à voir avec ces théories qui reposent toutes, d'une manière ou d'une autre, sur un système de domination et d'aliénation [26].
Nous voguons désormais au cœur de mix théoriques parfois étranges [27], mais qui « fonctionnent » politiquement parce qu'ils vont forcément apparaître comme séduisants à une part des « déçus de l'État-providence ». Ces déçus sont le principal terreau électoral et, au-delà, populaire, des trumpistes. Ainsi, Davidson et Rees-Mogg écrivent, dans The Sovereign Individual : « Le nouvel individu souverain agira comme les dieux du mythe dans le même environnement physique que le citoyen ordinaire, mais dans un domaine politique distinct. Disposant de ressources beaucoup plus importantes et hors de portée de toute forme de contrainte, l'individu souverain redessinera les gouvernements et reconfigurera les économies au cours du nouveau millénaire. Les implications de ce changement sont pratiquement inimaginables [28]. » Ce qui, en langage clair et ordinaire, signifie que les États et même les nations vont disparaître au profit d'un cybermonde marqué par la technologie de l'internet, lequel permettra à chacun d'entre nous de « choisir » le mode de gouvernement auquel il voudra s'affilier. Le citoyen deviendra un consommateur d'une politique précise, un peu comme si nous allions au supermarché des systèmes de pouvoir et qu'au rayon « Gouvernement », nous ayons le choix entre plusieurs modèles, comme aujourd'hui, à l'Âge Industriel, nous pouvons choisir notre yaourt au rayon « Produits laitiers »… Ainsi, « … les citoyens dénationalisés ne seront plus des citoyens tels que nous les connaissons aujourd'hui [avant l'an 2000], mais des consommateurs [29] ».
Contre la modération et le compromis
L'extrémisme de leurs théories est ouvertement revendiqué par certains d'entre eux, comme Yarvin, pour qui « la modération n'est pas une idéologie. Ce n'est pas une opinion. Ce n'est pas une pensée. C'est une absence de pensée [30] ». Cet extrémisme jusque dans le vocabulaire est une part de la stratégie de déstabilisation et de décrédibilisation des idéologies traditionnelles, notamment du progressisme et du conservatisme, deux familles très larges et unanimement haïes par les inspirateurs de la pensée-Trump. Notons que c'est bien parce que Trump est parvenu à faire croire qu'il n'était pas du tout conservateur qu'il a gagné de larges couches populaires américaines à sa cause. Pourtant, selon des critères politiques standard, la politique de Trump sera rangée du côté réactionnaire et conservateur, mais pour l'électeur moyen, dont le jugement compte seul en l'occurrence, cette politique est surtout en rupture, tant avec le conservatisme qu'avec le progressisme [31].
Yarvin a aussi l'habileté d'employer un langage adapté à la violence que subissent ou estiment subir les couches populaires trumpistes, lesquelles veulent prendre leur revanche contre, pêle-mêle, les Chicanos, les Noirs, les homosexuels, les personnes trans ou l'establishment. Yarvin déclare par exemple : « … si vous aviez une armée, une armée avec le personnel et l'énergie nécessaires pour parcourir le département d'histoire de Harvard, et tous les autres départements de sciences humaines, et tous les autres départements de sciences humaines dans toutes les universités américaines, et éradiquer le virus de l'esprit communiste progressiste, comme autant d'anticorps, c'est formidable. Ce serait comme du maccarthysme turbo. Ce serait le maccarthysme sous stéroïdes. Imaginez la grandeur de l'Amérique si McCarthy ne s'en prenait pas seulement aux communistes, mais aussi aux libéraux. La Californie serait entièrement composée de surfeuses mariées à des agents de change [32]. »
Ce lexique, violent et à la limite de la vulgarité, fait écho à des haines tenaces contre Harvard et l'intellocratie, et trouve une prolongation concrète dans la pensée-Trump et, désormais, dans la politique intérieure états-unienne. Mais la brutalité concrète est masquée par une pensée totalement capitaliste, à l'aspect parfaitement logique et qui connaît un développement idéologique majeur avec la pensée-Trump : la nécessité d'accroître les rendements – du capital comme du travail – est en effet d'une logique imparable en système capitaliste. Avec l'apparition de l'« efficiency gouvernementale », la nécessité de la croissance de la rentabilité tous azimuts acquiert une importance cruciale et devient un levier du pouvoir trumpien, au même titre que l'industrie ou l'armée.
Ce qu'est l'« efficiency »
Avant même que Trump arrive au pouvoir, sa réforme la plus médiatisée, outre-Atlantique comme en Europe, a été l'apparition d'un « ministère de l'efficiency gouvernementale », le DOGE, confié à Elon Musk. Les médias le présentent comme l'homme le plus riche du monde, mais là n'est pas l'essentiel pour comprendre son rôle dans la galaxie trumpienne. Avant tout, Musk est un technophile extrémiste, un ultra qui veut conquérir Mars (Space X) et relier la machine à l'humain (Neuralink). Cette « efficience » qu'il met en œuvre est purement technologique et repose sur un projet politique d'asservissement de l'humain à la machine, à laquelle seront confiées nos (anciennes) capacités de décision. À ce niveau, il y a communion parfaite entre les idées des théoriciens de « l'individu souverain » et celles de Musk ou de Yarvin – mais pas de Nozick, ni même de Google qui vise un contrôle absolu des impulsions humaines par le biais de ses algorithmes et de diverses procédures de suggestions de réponses, alors que Musk est adepte d'une sorte de dérive techniciste quasi « psychédélique [33] ».
« Efficience » et non simple « efficacité », car il ne s'agit pas uniquement d'atteindre un résultat du type « améliorer l'efficacité des services de l'État fédéral » (ou de ce qu'il en restera !), mais plutôt de donner une nouvelle force idéologique au capitalisme. Le but du capitalisme ne doit pas être seulement la production/consommation de biens et de services, ou l'exploitation des ressources et des travailleurs ; le système cherche à rompre avec l'Âge Industriel précédent afin de faire éclore un nouveau monde, un nouvel « Âge », d'après Yarvin et les auteurs de The Sovereign Individual ou de The New Digital Age. Ce monde sera marqué par l'efficience plutôt que la puissance, et sera guidé par cette recherche d'un résultat facilité par la technologie plutôt que par les humains. Seuls les humains parfaitement adaptés au cybermonde et au maniement des écrans, des ordinateurs et des réseaux seront les « élus » du nouvel Âge. Ils représenteraient 5 % de l'humanité selon Davidson et Rees-Mogg : « Au sommet de la société, un petit groupe, peut-être 5 %, composé de travailleurs d'un haut niveau d'éducation et de propriétaires capitalistes, sera l'équivalent, à l'Âge de l'Information, de l'aristocratie terrienne des temps féodaux [34]. » Cette faible proportion de personnes avantagées par la politique de Trump explique à elle seule pourquoi il peut augmenter les taxes douanières qui vont créer des difficultés pour les Américains les plus pauvres : il ne s'en soucie tout simplement pas. Ce qu'il vise, c'est « libérer » les personnes efficientes des carcans que leur imposait l'État fédéral en tant qu'État-providence.
Cette montée de l'efficience à tous les niveaux est censée compensée la perte de puissance qui n'était due, selon Trump, qu'au nombre trop élevé de fonctionnaires et de personnes sans qualification qui gâchent le travail des 5 % d'entrepreneurs et de travailleurs efficients. Moins de puissance, davantage d'efficience ! Peu importe le sort des fonctionnaires renvoyés dans leurs foyers, du moment que l'efficience de celles et ceux qui travaillent à l'édification du nouveau monde est maximale selon les réalités technologiques du moment.
Bien sûr, il faudra augmenter sans cesse la part de ces conquêtes technologiques et consentir à l'invasion du monde humai, trop humain, par les machines, les écrans, les smartphones, le cloud et les réseaux virtuels ; tous les idéologues de la pensée-Trump convergent sur ce point. Cela va de la capacité offerte par l'« intelligence » artificielle de mener une conversation en chinois sans connaître le moindre mot de cette langue (traduite simultanément à l'oral par des outils technologiques) à la « cyberchirurgie » (des robots remplaçant les chirurgiens humains), des distractions multiples et sans cesse nouvelles proposées sur le web (pour distraire les humains ramenés au rang de serviteurs des robots producteurs) aux nouveaux produits de la cyberfinance, que l'on peut imaginer à l'infini… Il s'agit de penser une nouvelle idéologie « construite par des geeks pour d'autres geeks [35] », d'après Yarvin.
L'efficience se veut également un mode de protection contre les déviants. Rendre les systèmes inattaquables : tel est le premier palier de l'efficience. Puis empêcher les opposants de nuire en les annihilant purement et simplement. Selon Yarvin, la « monarchie technologique » est la solution [36]. Ce qui est visé est donc l'abandon total de l'« ancien régime », celui de la production industrielle, pour « l'Âge de l'Information » ou du « capitalisme de surveillance », dirait Shoshana Zuboff [37], dans lequel chacun étant surveillé et surveillant ses collègues et ses voisins, l'efficience sera le maître mot. Tout devra être pensé en fonction du résultat visé, et ne pas nuire à la collectivité… que chacun se sera choisie.
Là est la pirouette extraordinaire de ces théories « cyber » : c'est grâce au cybermonde, donc au monde virtuel détaché des contraintes terrestres, que chacun pourra être efficient à tout moment, puisqu'ayant fait le libre choix du « type de société », du type de gouvernance, auquel il se sera affilié, comme un consommateur pour une voiture ou un soda, puisque les citoyens dénationalisés seront devenus entre-temps des consommateurs.
Pourtant, l'idée de nation persiste très largement chez Trump, ne serait-ce qu'à travers le slogan qui figure sur l'ouverture du site de la Maison blanche : « America is back ». Nous pouvons supposer qu'il se livre actuellement une lutte entre les diverses théories qui forment le substrat de la pensée-Trump sur ce qu'il faudrait conserver de l'État et, surtout, de la nation. Le modèle de Singapour n'est pas le même que celui des gated communities, par exemple, lesquelles « mitent » un État en créant des zones échappant au droit national et dont les habitants définissent leurs propres droits et devoirs. Et Trump a sans doute conscience qu'il ne peut pas afficher ouvertement qu'il mène une politique pour un clan, les 5 %, et pas pour tous les Américains.
La peur comme moteur politique
La pensée-Trump, dans tous ses avatars, repose largement sur une forme de peur sociale : peur des exclus du nouveau monde qui pourraient pénétrer dans les gated communities (ces quartiers résidentiels sont fort heureusement surveillés et défendus par des milices privées et armées !), peur des gens qui peuvent saboter le web pour les dirigeants de Google, peur des ouvriers qui exploitent les capitalistes ( ! ) pour Davidson et Rees-Mogg [38].
L'État-providence nous avait assurés que nous n'allions plus mourir de faim [39] ; au Nouvel Âge digital, ce qui compte est que nous soyons toujours reliés à l'internet – donc à notre capacité à travailler, nous « informer », parler, discuter, faire des rencontres [40]… Les services secrets de pays étrangers ou les anarchistes comme ceux des Anonymous dans les années 2000 ne veulent que saboter les efforts des dirigeants [41]… Il faut donc agir contre ces subversifs. Enfin, exit les migrants, boucs émissaires pratiques puisque, s'ils parvenaient jusqu'à nous dans le monde physique, ce ne pourrait être que pour voler, violer et tuer…
La fréquentation des écrits théoriques et la lecture des textes publiés par Trump sur le site de la Maison blanche ou sur son propre réseau social, Truth Social, laisse apparaître le caractère coupé du réel de la pensée-Trump. Si les élucubrations théoriques de tous ces auteurs – qui sont parfois des chefs d'entreprises, comme Eric Schmidt et Jared Cohen, Elon Musk ou Mark Zuckerberg, lui aussi soutien indéfectible de Trump – peuvent sembler un moment crédibles (et effrayantes !), leur réalisation ne résiste pas à l'analyse. Il y a toujours un élément qui ne tient pas, à commencer par cette simple question : que feront-ils de tous ces individus, travailleurs ou pas, qui ne participeront pas à ce cybermonde « efficient », soit parce qu'ils en auront été exclus, soit parce qu'ils ne voudront pas le vivre ? Seront-ils éliminés, comme le souhaitent certains de ces « néofascistes » d'un nouveau type [42] ? Ou pourront-ils continuer à vivre du moment qu'ils ne troublent ni le cybermonde virtuel, ni les gated communities bien réelles et concrètes et ancrées dans le sol dans lesquelles ces adeptes du nouvel âge du capitalisme se seront réfugiés ?
La politique de Trump à l'égard de la population de Gaza illustre le type d'ultimatum qu'il nous lance – non seulement aux Palestiniens mais aussi à l'ensemble de celles et de ceux qui n'obtempéreraient pas à ses visions d'ordre et de cauchemar : « Si vous ne voulez pas de mon ordre du monde, foutez le camp ! J'ai le pouvoir de vous faire décamper… » C'est le sens profond du message aux Groenlandais : soit ils acceptent d'être achetés par les États-Unis, soit Trump ne répond de rien en ce qui concerne leur avenir… puisque le Groenland est désormais jugé comme une pièce stratégique dans l'échiquier politique nord-américain du fait de la richesse de son sous-sol. Ce type de menace a cependant fait basculer l'élection au Canada fin avril… dans le sens opposé à celui que souhaitait Trump !
Vers la guerre ?
Alors que, dans de nombreux domaines de la politique, la pensée-Trump est suffisamment floue pour bercer d'illusions des foules qui s'informent via les réseaux sociaux ou les ouï-dire, il en est un dans lequel le crash à venir est évident : le ralentissement de l'économie mondiale. Les prévisions du premier organisme mondial de notation financière, Standard & Poors, sont, depuis le mois de mars, alarmistes [43]. La logique est incontestable : consacrer de plus en plus d'argent à l'armement, comme le demande Trump, aboutira très rapidement à un ralentissement de l'économie capitaliste. D'ailleurs, l'un des historiens de l'économie les plus influents de la pensée-Trump, Frederic C. Lane (1900-1984), affirme dans son article « Economic Consequences of Organized Violence [44] » que le facteur qui favorise le mieux les performances d'une économie en période de croissance « est la réduction de la proportion des ressources consacrées à l'armée et à la police ».
Paradoxalement, Trump agit dans l'autre direction. Il tente d'imposer aux États de doubler la part de leurs budgets allouée à l'armée : de 2,3 % du PIB mondial à 5 %. Or, ces dépenses sont strictement improductives. Plus exactement, elles ne sont bénéfiques que pour les employés de ces industries, qui ne sont que quelques milliers en France par exemple. Quoi qu'il en soit, les marchandises produites, des armes, n'ont rien à voir avec les autres productions du capitalisme. L'armement n'induit pas d'effets positifs – pour le capitalisme – dans d'autres domaines, comme par exemple un hôpital public de qualité qui soignera plus vite et mieux les travailleurs blessés ou malades qui pourront rejoindre leur poste, ou un réseau ferroviaire efficace et régulier, qui facilitera le transport des marchandises, des travailleurs et des touristes qui vont dépenser leur argent dans les lieux de villégiatures, etc. Les armes, elles, ne font que détruire lorsqu'on s'en sert et deviennent obsolètes très vite si on ne s'en sert pas, car les progrès technologiques en matière d'armement sont extrêmement rapides. Les armes sont donc, comme le pensait Lane, un gouffre économique, qui n'est nécessaire que pour les États qui veulent posséder le monopole de la violence légale sur leur propre sol. Une aberration économique, en réalité, aux conséquences dévastatrices, comme nous le savons.
Ce ralentissement attendu de l'économie mondiale en 2025 et 2026 entraînera une augmentation importante voire énorme du nombre de chômeurs dans le monde entier, et notamment aux États-Unis et dans les pays qui accroîtront considérablement leurs dépenses en armements, comme veut le faire la France. Ces pays se trouveront dans une situation de moins en moins « gérable » : un nombre de chômeurs accru d'un côté (avec l'idée qu'ils ne doivent être indemnisés que le moins possible puisqu'il faut consacrer de l'argent aux armements), donc une baisse de la consommation, donc une contestation sociale à laquelle il sera de plus en plus difficile de mettre un terme, à moins d'aller vers la guerre. Ce sera d'autant plus logique que, précisément, les États auront destiné de plus en plus de fonds à l'achat d'armements. Autant s'en servir, se diront certains…
Une autre composante de la pensée-Trump apparaît ici : son suprémacisme états-unien le conduit à ne pas adopter les « conseils » que lui procurent des organismes typiques du capitalisme néolibéral, comme Standard & Poors. À l'inverse, il s'engage dans une diplomatie qui ressemble davantage à celle des Compagnies des Indes, hollandaise, anglaise et française, à l'âge classique, ou à la politique de la canonière des puissances coloniales en Chine au xixe siècle [45], qu'aux souhaits des théoriciens du cybermonde ubiquitaire. Ce qui augure de luttes internes dans les cercles dirigeants, lesquelles vont entraîner des secousses sociales, politiques et économiques dans le monde réel qui est le nôtre !
Comment réagir ?
La réaction la plus courante face aux mesures prises par Trump depuis janvier 2025 est de ne pas chercher à comprendre, pour éviter de reconnaître que l'on s'est trompé sur le caractère populaire de ce milliardaire aux cheveux caroténisés. Combien parmi nos « camarades » pensaient que Trump allait arrêter toutes les guerres une fois au pouvoir ? Il devait également abolir la censure afin que nous puissions nous exprimer en toute liberté… mais s'il supprime le déjà maigre pouvoir des fact checkers, c'est pour faciliter la propagande de l'extrême et de l'ultra droites sur les réseaux sociaux [46] ! Trump fait retirer des bibliothèques publiques des centaines de titres ; il ampute les universités américaines de milliards de dollars de dotations fédérales ; il publie une liste de mots interdits ayant trait à la DEI : « diversité, équité et inclusion » – le premier mot de cette liste est « abortion », « avortement [47] »…
Une autre réaction consiste à éviter de penser l'avenir : ne surtout pas accepter que la démocratie soit morte – c'est pourtant une évidence si nous considérons la démocratie comme devant aller beaucoup plus loin que la simple délégation de pouvoir lors des élections, même si celles-ci sont tenues régulièrement. De même, la réalité de la folle croissance des budgets militaires mondiaux, + 9,4 % entre 2023 et 2024 [48], devrait nous alerter sur la possibilité réelle d'une guerre prochaine, que les « démocraties » seront incapables d'empêcher puisque voilà bien longtemps que ces régimes n'expriment plus ce qu'est la volonté réelle des citoyens…
Ce « choc Trump » produit également un renouveau dans l'invention et la propagation de théories « subversives » s'appuyant sur des élucubrations pseudo-théoriques subtiles et extrémistes telle que celle qui consiste à dire qu'en attaquant les médias traditionnels, Trump nous libère de leur emprise et que cela nous ouvre la voie pour diffuser nos propres idées, alors que nos moyens de diffusion d'idées émancipatrices et subversives sont, hélas, sans commune mesure avec les appareils adverses (en termes de grands journaux, de chaînes de télévision, de maisons d'édition, de réseaux sociaux…).
Enfin, certains estiment que le trumpisme ne relève que du complot, que le conspirationnisme est la véritable politique de notre temps et Trump le simple avatar d'une antique manière de mener le monde : en cachette ! Pourtant, comme nous le démontrons ici, les sources idéologiques de la pensée-Trump sont parfaitement accessibles et documentées sur le web ; cette simple constatation suffit pour exclure l'idée de quelque complot que ce soit. Tout est documenté ; tout se joue cartes sur table. Nous avons montré ici quelques-uns des conflits qui se déroulent dans le cercle dirigeant états-unien, à travers les errements de la pensée-Trump et l'application, désormais nécessaire puisque leur héraut est le locataire de la Maison blanche, de théories très abstraites à la réalité concrète et quotidienne du pouvoir.
Jusqu'à présent, nous n'avons pas pris la peine de mesurer la puissance idéologique et politique concrète que des moyens financiers extravagants donnent à des individus ultrariches, de Trump et Buffett à Musk, de Schmidt à la famille Rees-Mogg ou à Zuckerberg. Grâce aux finances dont ils disposent, Musk, Trump, Bezos, ou encore les fondateurs de Google, Brin et Page, ont la capacité d'appliquer des théories aussi fumeuses que celles de Yarvin ou d'autres inspirateurs de l'équipe Trump.
Ce rouleau compresseur est peut-être d'une puissance formidable, mais il n'est pas invincible. Comme l'écrit le New York Times : « Imaginez que vous soyez l'employé d'une institution, d'une agence gouvernementale ou d'un cabinet d'avocats qui n'a pas survécu aux décisions de l'administration Trump. Vous n'êtes pas content et devez décider quoi faire. Démissionner en signe de protestation ou par acquis de conscience ? Rester en poste, tête baissée, avec peut-être un emprunt à rembourser ? Ou rester, avec l'intention de lutter de l'intérieur [49] ? » Ce sont là, exposées brièvement, certaines de solutions qu'il nous reste…
Quelles que soient nos décisions personnelles pour notre propre avenir, nous savons désormais que la pensée-Trump et les orientations actuelles du président des États-Unis reposent sur des visions du monde et du cybermonde tellement détachées du réel qu'elles impliquent de laisser en chemin une part croissante de l'humanité. Dont… nous, sans guère de doute – et nous ne voulons pas de leur monde ! Si leur scénario d'apocalypse [50] reste certes plausible, il implique cependant des décisions « complémentaires » pour que le cœur de leur projet, son axe principal, vive. Les théoriciens de la pensée-Trump ne sont que de purs théoriciens, et même si certains d'entre eux traduisent leurs visions stratégiques dans les entreprises qu'ils dirigent, la tâche assignée à Trump est d'une autre ampleur. Il ne s'agit plus de mener une entreprise globale dans le cybermonde et de la détacher de toute entrave terrestre – ce qu'Amazon, Uber et Facebook ont réussi dans leurs propres domaines, et que Google était en passe d'accomplir dans le sien avant les nouveaux rebondissements liés à son procès. De même, Tesla et Space X, malgré tous leurs atouts, n'ont peut-être pas gagné leurs paris… Il s'agit de se détacher des liens simplement terrestres tout en… restant humains, trop humains.
En dernière analyse, ni Musk ni Trump ne sont des cybernanthropes, et nous pouvons être certains qu'ils ne le deviendront pas. Seules restent alors l'oppression et la violence dont ils ont besoin pour croire encore en leurs délires de mégalomanes fascistes. À nous de les expliciter, de les dénoncer, et de faire valoir nos utopies comme seules solutions pour un avenir non oppressif, libre et émancipé. Loin de tous les fascismes, et où le soleil, au lieu d'être vert, réchauffera juste ce qu'il faut cette planète…
Élisée Personne
groupe.huko at autistici.org
7 mai 2025
[1] Voir notamment, sur le web et publiés sous le pseudonyme de Mencius Moldbug : A Formalist Manifesto (2007), How Dawkins Got Pwned (2007) avec le chapitre « L'Âge du démocide », Patchwork. A Political System for the 21st Century (2008), A Gentle Introduction to Unqualified Reservations (2009) et Technology, communism and the Brown Scare (2013). L'ensemble de ces textes et d'autres sont accessibles via l'ancien site de Yarvin : www.unqualified-reservations.org/> . Voir également : www.aiu.edu/blog/the-new-monarchy-t...> .
[2] Voir le site whitehouse.gov, qui en donne le détail. Sur ce site, après la page d'accueil, si l'on clique sur « Executive Actions », on arrive directement sur « Presidential Actions ». Ce glissement sémantique, de l'« exécutif » au « présidentiel », n'est pas innocent. Aux États-Unis, si le pouvoir du Président est très important (y compris grâce à son droit de veto), il est pourtant partagé avec le gouvernement. Dans le « système trumpien », tout se passe comme si les ministres (secretaries) n'étaient que des bras du président, qui est le seul à penser et à prendre des décisions. D'où ce glissemement : « exécutif ⇔ présidentiel ».
[3] Ce ne serait pas sa politique qui serait « folle » mais l'individu Trump lui-même…
[4] Propaganda. Comment manipuler l'opinion en démocratie, Edward Louis Bernays, Zones, 2007 (texte de 1928).
[5] Voir Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2013.
[6] En voici des extraits : « Ce mercredi, jeudi et vendredi SEULEMENT – du 12 au 14 mars 2025 –, le personnel de l'US-AID pourra venir récupérer ses effets personnels à la date et à l'heure indiquées. [...] Tous les membres du personnel et leurs biens seront soumis à un contrôle par magnétomètre et par machine à rayons X. Les membres du personnel seront ensuite escortés jusqu'à leur espace de travail, où ils pourront récupérer leurs effets personnels. Les membres du personnel disposeront de 15 minutes pour effectuer cette opération et devront l'avoir terminée dans le créneau horaire qui leur est accordé [...]. Le personnel DOIT apporter ses propres boîtes, sacs, ruban adhésif et/ou autres contenants pour retirer ses effets personnels ; ces articles ne seront pas fournis. » Les capitales et le gras sont du site de l'US-AID : www.usaid.gov> ; .
[7] Voir reddit.com/r/50501/comments/1kd6k40...> .
[8] Voir par exemple theconversation.com/doges-ai-survei...> ou encore www.americanprogress.org/article/do...> et les nombreux développements en la matière…
[9] Le 5 mars, Trump postait sur Truth Social : « Shalom Hamas, ce qui signifie bonjour et au revoir – vous pouvez choisir. Libérez tous les otages maintenant, pas plus tard, et rendez immédiatement tous les cadavres des personnes que vous avez assassinées, sinon c'est fini pour vous. Je m'adresse également à la population de Gaza : un bel avenir vous attend, mais pas si vous retenez des otages. Si vous le faites, vous êtes morts. Prenez une décision intelligente. Libérez les otages maintenant, ou il y aura de l'ENFER À PAYER PLUS TARD. » (C'est nous qui traduisons.) Le style est lamentable ; les capitales sont de Trump. Douze jours plus tard, la menace est mise à exécution : plus de 400 personnes ont été assassinées par les frappes aériennes de l'armée israélienne à Gaza. Voir https://truthsocial.com/> .
[10] Pour notre part, nous avons pu lire intégralement Mandate for Leadership III. Policy Strategies for the 1990s, éd. Charles L. Heatherly et Burton Yale Pines, The Heritage Foundation, 1989, un ouvrage de 927 pages, qui traçait la politique qu'allait effectivement suivre George Bush (1989-1993).
[11] Voir sur le site web du Washington Post, washingtonpost.com/archive/politics...> , ou encore washingtonpost.com/us-policy/2022/0...> , ainsi que Mandate for Leadership III. Policy Strategies for the 1990s, 1989, 927 p., ou l'article de Clément Sénéchal dans Cités, n° 3-4, 2011, disponible sur cairn.info/revue-cites-2011-3-page-...> (sites consultés le 29 avril 2025).
[12] Lire au sujet de ces différentes théories : Le Capitalisme de l'apocalypse ou le rêve d'un monde sans démocratie, Quinn Slobodian, Le Seuil, 2025.
[13] Cette manière de « faire de la politique » a été théorisée par Carl Schmitt, l'un des principaux idéologues du nazisme, dont les idées, ce n'est pas un hasard, opèrent un retour en force et sont l'une des sources des inspirateurs de Trump. Les ouvrages de Schmitt sont pour beaucoup disponibles, et on peut les lire avec des pincettes, en ayant toujours à l'esprit les politiques auxquelles ils ont servi et servent encore.
[14] Car il est devenu difficile de soutenir que le système capitaliste, sous sa forme néolibérale a encore un avenir. Soit c'est tout le capitalisme qui s'effondrera, soit c'est la forme néolibérale qui disparaît. La seconde option semble en cours de réalisation, et Trump y participe… pour conserver le capitalisme en tant que tel !
[15] Eric Schmidt, Jared Cohen, The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business (« Le Nouvel Âge digital. Refaçonner le futur des peuples, des nations et des affaires »), New York, Knopf, 2013.
[16] Publié par Touchstone Books, première édition en 1997, nouvelle édition en 2020 préfacée par Peter Thiel, conseiller de la garde rapprochée de Trump.
[17] The Sovereign Individual, p. 195.
[18] Idem, p. 197. En réalité, selon Davidson et Rees Mogg, seuls 5 % des « individus souverains » sont concernés. Les autres ne sont pas assez qualifiés pour participer au cybermonde. Nous revenons plus bas sur leur vision archi-inégalitaire, revendiquée, de la société.
[19] Voir Philippe Godard, Le Pouvoir selon Google, éditions du Monde libertaire, 2024.
[20] The New Digital Age, p. 176.
[21] Voir par exemple https://basta.media/amendes-et-pour...> ou www.frandroid.com/marques/google/26...> .
[22] Voir « The End of Egalitarian Economics : The Revolution in Earnings in a World Without Jobs » (« La fin de l'économie égalitaire : La révolution des revenus dans un monde sans emplois »), p. 225-257 de The Sovereign Individual, et theguardian.com/books/2018/nov/09/m...> .
[23] Voir Élisée Personne : À propos du futur DOGE lundi.am/A-propos-du-futur-DOGE-min...> .
[24] Publié par les Presses Universitaires de France.
[25] Anarchie, État et utopie., p. 11.
[26] Voir Le Monde libertaire, mai 2025, n° 1872, le dossier « Ni Dieu ni maître », et p. 26-27, « Insurrection et tension vers l'utopie ! »
[27] Yarvin revendique une fascination pour la science-fiction, et Neuromancien, le roman de William Gibson qui a fondé le cyberpunk et qui est un chef-d'œuvre de paranoïa politique, est aussi un livre de chevet de beaucoup de ces auteurs.
[28] Page 20 : « The new Sovereign Individual will operate like the gods of myth in the same physical environment as the ordinary, subject citizen, but in a separate realm politically. Commanding vastly greater resources and beyond the reach of many forms of compulsion, the Sovereign Individual will redesign governments and reconfigure economies in the new millenium. The full implication of this change are all but unimaginable. » (C'est nous qui traduisons, l'ouvrage étant non traduit en français).
[29] The Sovereign Individual, p. 28.
[30] Dans son Formalist Manifesto de 2007.
[31] Pour affiner cette idée, il sera utile de lire Le Monde confisqué, d'Arnaud Orain, Flammarion, 2025. Parmi les idées très stimulantes qu'expose cet ouvrage, on remarquera que la comparaison de la politique de Trump avec celle de la Compagnie hollandaise des Indes du xviie siècle est saisissante : importance cruciale de la construction navale ; brutalité sans limite par rapport aux « nouveaux territoires » (par exemple avec l'annonce de sa volonté d'acheter le Groenland et d'annexer le Canada) ; protection militaire des convois maritimes commerciaux, qui deviennent eux-mêmes des armes de guerre (désormais, des porte-conteneurs sont armés !), etc.
[32] Voir graymirror.substack.com/p/harvard-t...> . Ce texte date du 16 avril 2025… au moment où Trump vise à déstabiliser et décrédibiliser Harvard.
[33] Musk reconnaît utiliser des drogues, et notamment de la kétanine et d'autres psychotropes, pour stimuler sa pensée : «
How the American Right Learned to Love Psychedelics », New York Times, 28 avril 2025.
[34] The Sovereign Individual, p. 227. Les auteurs se réfèrent au Moyen Âge, et estiment que l'inégalité au xxie siècle n'aura jamais été aussi forte que depuis le… xiie siècle.
[35] A Formalist Manifesto, p. 5.
[36] Voir https://www.aiu.edu/blog/the-new-mo...> , un entretien du 31 janvier 2025.
[37] Voir L'Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
[38] Voir leur chapitre « The Megapolitics of the Information Age. The Triumph of Efficiency over Power », p. 153 et suivantes. Cette idée de l'exploitation des capitalistes par leurs employés est reprise tout au long de la seconde partie de leur ouvrage.
[39] … mais d'ennui, diraient les situationnistes et notamment Raoul Vaneigem !
[40] Décidément, le premier volet de Matrix était visionnaire !
[41] Telle est en effet l'une des thèses développées dans The New Digital Age.
[42] C'est ce qu'annonçait le « gourou » du mouvement italien Cinque Stelle, Gianroberto Casaleggio (1954-2016). À bien des égards, le Cinque Stelle annonçait certaines des illuminations stratégiques et stratosphériques du cybermonde de la pensée-Trump.
[43] Voir www.spglobal.com/market-intelligenc...> .
[44] « Conséquences économiques de la violence organisée » - ce dernier mot étant à interpréter comme « violence d'État ». Article paru dans le Journal of Economic History, vol. 18, n° 4, 1958.
[45] Voir Le Monde confisqué, d'Arnaud Orain, déjà cité, qui accrédite cette thèse de manière magistrale.
[46] Voir Résister !, Salomé Saqué, Payot, 2025, et Pop fascisme. Comment l'extrême droite a gagné la bataille culturelle en ligne, Pierre Plottu, Maxime Macé, Divergences, 2024.
[47] Voir la liste complète sur pen.org/banned-words-list/> .
[48] Voir le SIPRI,
[49] Web édition du vendredi 2 mai 2025.
[50] Pour reprendre le titre de Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l'apocalypse, déjà cité.
12.05.2025 à 11:47
Le temps des assassins des assassins
Lire plus (243 mots)

Walter Benjamin dit quelque part que le salut viendra des enfants. Mais si les enfants sont affamés, assassinés ?
Alors chaque enfance affamée, tuée, reviendra hanter ce monde pour le briser. Toutes désordonnées, elles accompliront quelque chose de grand, d'innocentant pour l'air, en se vengeant de la mort aux apparences de vie : l'humanité.
Qu'il vienne, qu'il vienne, le temps des assassins des assassins.
Cela commença sous les cris des enfants, cela finira plein de leurs rires.
Et ce seront Déluge et Cataracte, qui verront Israël tomber : du ciel à la terre. Quoique plus lent que l'éclair. Et toute la théologie enterrée, rendue au sol ! Et toutes les prophéties par cette dernière. Car seul qui tombe se fend. Et seul s'ouvre à la fugue qui se fend.
— Diable ! Qui l'eût cru, que la grâce : c'était la chute ?
Atelier Oncléo
12.05.2025 à 11:45
Qu'est-ce qu'un film colonial ?
À propos de L'imaginaire colonial au cinéma d'Alain Brossat
Alain Naze
Texte intégral (3118 mots)

Le nouveau livre d'Alain Brossat vise à faire émerger un genre cinématographique inédit, celui du « film colonial ». La spécificité de ce genre tient d'abord au fait qu'il emprunte à de multiples autres genres, déjà cartographiés, comme le film noir, le western, le film d'aventures, etc., ou, plutôt, qu'il a existé jusqu'ici de façon seulement masquée, non nommée. C'est donc à un travail de décryptage auquel nous invite l'auteur, en mettant en place un ensemble d'indices, de constantes, de critères permettant d'identifier ce genre cinématographique derrière les étiquetages classiques.
Pour ce faire, l'auteur s'appuie sur une riche filmographie, qui, nécessairement non exhaustive, invite chacun à prolonger ce travail, consistant à affiner son regard, et à détecter la présence du genre propre au film colonial, à travers des productions diversement étiquetées. Il s'agirait de détecter, dans ces films, la présence de « la Colonie », sous des aspects divers, mais présentant des traits caractéristiques bien précis. Si ce genre cinématographique est resté jusqu'ici non apparent, c'est que la colonie se trouvait comme naturalisée, du fait de nos habitudes de perception et de l'insuffisance de nos problématisations – l'émergence de la pensée décoloniale a rendu possible une modification du regard, un étonnement face à ce qui, jusqu'ici, semblait non problématique, ou plutôt hors de toute saisie systématique. C'est que le film colonial, s'il peut présenter des traits caricaturaux (sur lesquels, généralement, on ne s'attarde guère, les jugeant comme témoignant pour des temps révolus), peut aussi se détecter à travers des productions beaucoup plus subtiles, jusque dans des films aux intentions nettement anticolonialistes. C'est aussi en cela que ce livre est précieux, en fournissant tout un appareillage conceptuel permettant non seulement d'identifier les traits caractérisant des films relevant franchement du genre colonial, mais aussi d'identifier certaines survivances d'éléments propres au genre colonial, dans des films qui, semblant rompre avec ce genre, en conservent pourtant certaines caractéristiques.
L'analyse des films les plus grossièrement caractéristiques du genre colonial constitue un passage obligé dans le travail effectué par ce livre, car elle permet de mettre en évidence des tendances lourdes propres à ce genre, ce qui permettra, dans la suite de l'ouvrage, de cerner les survivances, parfois difficilement perceptibles a priori, dans des productions cinématographiques plus ambiguës quant à leurs emprunts à ce genre. Autrement dit, les films coloniaux produits entre 1930 et 1960 nous semblent si éloignés de notre sensibilité actuelle que nous tendons à leur attribuer une « valeur archivistique et documentaire », éprouvant « leur radicale incorrection normative » (p.18). Mais, précisément, concernant ces productions, nous tendons à en éluder l'étrangeté, les considérant comme ringardes et kitsch, alors que, comme le souligne l'auteur, « chacun de ces films devrait être, pour nous, une piqûre de rappel, tant est intacte leur puissance remémorative, indissociable de la criminelle candeur avec laquelle ils donnent corps à l'idéologie coloniale et perpétuent les formes et les images qui s'associent à celle-ci » (p.19). Ainsi, c'est parce que ces productions datées seraient porteuses d'invariants du cinéma colonial qu'il s'agirait de les prendre au sérieux, de façon à saisir en quoi elles ne sont pas étrangères à notre temps, loin de seulement témoigner pour un passé révolu.
Le premier critère du film colonial sera donc d'être généralement un film d'aventures, situé dans un cadre exotique : exotisme du paysage, d'abord, empreint à la fois de « merveilleux » et d'une « inquiétante étrangeté » (p.27), univers prompt à embarquer le spectateur dans une forme de divertissement onirique. Or, Alain Brossat montre bien que ce rêve est moins innocent qu'on pourrait le croire : « ce rêve, c'est celui de la Colonie, avec majuscule, la colonie générique en général » (p.28). Autrement dit, la colonie inscrite dans ces paysages n'est pas la colonie des historiens, mais plutôt une forme de colonie-substance, circulant au sein d'environnements assez arbitraires, mais s'inscrivant pourtant presque toujours « dans un espace réel qui est celui de la colonisation occidentale » (p.28). La fluidité de la colonie peut se percevoir à travers le caractère interchangeable des lieux (un film situé en Indochine faisant l'objet d'un remake en Afrique équatoriale, par exemple), mais aussi de « l'indigène » (de type « générique » lui-même), puisqu'on n'hésitera pas, à l'occasion, à faire incarner un personnage japonais par un acteur coréen, par exemple, puisqu'il s'agit de mettre en scène le « type » asiatique. À cet égard, la Colonie ne sera pas peuplée à proprement parler d'êtres humains, mais bien plutôt d' « espèces », parfaitement distinctes : les Blancs et les indigènes, ou les autochtones. Les premiers se caractérisent par leur accoutrement (l'inévitable casque colonial notamment), mais surtout leur langue (phrases complètes à la grammaire correcte), ou encore par le fait d'être identifiés au moyen de caractéristiques personnelles, individuelles, marquées. À ce titre, ils seront les maîtres du récit (critère essentiel du film colonial), leurs aventures constituant la trame de l'intrigue. Les seconds, eux, relèveront bien davantage du décor, presque à titre de paysage : ils sont l'image de la nature, ou plutôt de la sauvagerie (faisant écho aux animaux sauvages), avec leur individualité quasiment gommée (un peu moins pour ceux qui sont au contact des Blancs, c'est-à-dire à leur service), leur expression dans des sabirs incompréhensibles, accompagnée de mimiques souvent grotesques. C'est donc bien une frontière entre « espèces vivantes qui ne se mélangent pas », selon une « grammaire des corps » (p.30) que dessine la Colonie.
Il ne s'agirait pourtant pas de penser que le film colonial se présente, frontalement, comme un plaidoyer pour la défense du suprémacisme blanc. C'est seulement que « ce motif y est établi au centre du tableau », constituant ainsi « la matrice du film colonial » (p.34). C'est là que se situe sans doute le nœud de la difficulté consistant à chercher à « sortir de cette configuration, de cette topographie à la fois mentale et pratique » (Ibid.). Difficulté à laquelle se confronteront les films post-coloniaux, ou même anticolonialistes, et qui indique bien que le film colonial déborde infiniment les intentions du réalisateur : « les méchants du film colonial deviennent éventuellement les bons du film post-colonial ou anticolonialiste, mais ce qui demeure invariant, c'est la description d'un monde divisé non pas simplement entre gens de statut social différent, riches et pauvres [là est toute la différence avec l'œuvre d'un cinéaste comme Satyajit Ray], mais bien entre maîtres et serviteurs (voire esclaves) et le fait que cette division est placée sous le signe de la race » (Ibid.). L'analyse, par l'auteur, du film Soldier Blue, de Ralph Nelson (1970) indique clairement cette difficulté, quand celle d'Élise ou la vraie vie, de Michel Drach (1970), à l'inverse, met en évidence des procédés cinématographiques et de narration permettant de dessiner des lignes de fuite hors de la topographie coloniale. Dans les limites de ce texte, on ne peut reproduire la richesse d'analyse de ces deux films, et l'on se contentera donc d'indiquer ici quelques caractéristiques qui font toute la différence. Dans le cas du film de Ralph Nelson, il est fréquemment présenté comme un western « révisionniste », déjà en ce qu'il vise à redresser un tort : là où l'ouverture du film se présente comme le massacre d'une colonne de l'armée par des Cheyennes, on comprend rapidement que cette action violente constitue plutôt une riposte au harcèlement dont les Cheyennes sont l'objet, depuis bien des années. Cette révélation provient des paroles d'une jeune fille, « jadis enlevée par les Indiens » : « Elle n'est pas seulement la narratrice à laquelle revient la charge de présenter un récit de l'histoire de la conquête de l'Ouest redressé, mettant en exergue le tort irréparable subi par les Indiens, elle est aussi la médiatrice culturelle qui tente de rendre le Blanc sensible à la façon dont l'Indien perçoit le préjudice qui lui est infligé par la Conquête et dont il y réagit » (P.96). Cet effort pour aboutir à une position prenant en compte une perspective autre échoue dans le cadre de la narration, le film s'achevant sur le massacre des habitants du village indien où la jeune fille a vécu. Mais c'est au-delà de l'intrigue que le film échoue en sa tentative révisionniste : « véhémence protestataire et pamphlétaire ne suffisent pas à opérer le franchissement du color divide séparant l'habitant “premier” du colon, l'Indien du Blanc » (p.97). En effet, et ce n'est certes pas là l'essentiel, « la narratrice est une blanche aux yeux clairs », et surtout, le casting du film invisibilise l'autre partie (« dans sa réalité sensible »), en ce que les rôles d'Indiens, à une exception près, sont confiés à des Mexicains, « le look “latino” se substituant à la condition indienne » (Ibid.). À tous ces éléments, qui font obstacle à la sortie de l'espace de la Colonie, il faudrait ajouter la « transfiguration ornementale du bain de sang », lorsque les Indiens sont massacrés : « le massacre devient un spectacle de grand guignol, avec cet étalage de mutilations, de corps ensanglantés, de manifestations de bestialité blanche » (p.98). Au bout du compte, avec toutes les meilleures intentions du monde, Soldier Blue apparaît comme « une mise en spectacle esthétisante de la mauvaise conscience historique états-unienne » (Ibid.).
Concernant Éloïse ou la vraie vie, il semble que, cette fois, la frontière du color divide soit franchie, à quelques réserves près. C'est en cela que les enseignements relatifs à ce film sont d'importance, indiquant des manières d'échapper à l'espace de la Colonie. D'abord, ce film tranche avec l'essentiel des fictions traitant de la guerre d'Algérie du point de vue de la « matrice narrative » (p.102) : on n'est plus dans le djebel, mais dans un atelier de montage des usines Renault, mais, surtout, un contre champ effectif y est présent, en ce que « l'Algérien n'est pas seulement l'Autre dont la condition et le combat attirent la sympathie, il est aussi lui-même point de vue, perspective, acteur de la narration » (p.103). Élise, amoureuse d'Arezki, n'écrase donc jamais le point de vue de l'Autre, mieux, elle montre bien que « le passage à l'Autre est possible, fût-il perpétuellement contrarié, infiniment périlleux, fragile, éphémère, réversible, même » (Ibid.). Même si ce film, comme l'indique l'auteur, n'est pas exempt de défauts (ce film demeure « un film “blanc” – ce qui se traduit notamment par le fait que l'altérité des principaux personnages algériens […] est rabotée – ils sont “blanchis”, parlent un français trop châtié, leurs gestes et leurs conduites composent des figures de prolétaires algériens travaillant en France dans les années 1960 recevables par le public français progressiste […]. Ils sont, grâce à leurs bonnes manières, rendus fréquentables pour ce public bien disposé (humaniste de gauche, anticolonialiste…) ») (p.103-104), mais l'essentiel réside sans doute dans le fait que coïncident ici personnages et acteurs – les acteurs sont « des Arabes, des Algériens et non pas des Européens darkfaced » (p.104).
Le livre d'Alain Brossat a aussi le mérite d'inscrire son propos sur le cinéma colonial dans un rapport de résonance, mieux, de continuité, avec les formes politiques de colonialisme et de néo-colonialisme. En témoigne l'alternance entre chapitres consacrés spécifiquement au cinéma (ce qui n'exclut évidemment pas une portée politique, de fait), notamment avec des analyses détaillées de certains films, et chapitres traitant de questions directement politiques et géopolitiques. D'une part, ce cinéma, en nous faisant demeurer, volens nolens, dans l'espace de la Colonie, revêt une dimension politique, mais, d'autre part, c'est l'idéologie politique elle-même qui ne se défait pas de son inconscient colonial. Congruence, de fait, des perspectives cinématographiques et proprement politiques : la guerre des espèces, ainsi, peut être mise en scène par l'intermédiaire de la matrice du film colonial, mais ce qui est ici indiqué, c'est que cet « inconscient blanc de la démocratie occidentale » est aussi ce qui a irrigué tous ces films coloniaux. On peut, à cet égard, indiquer ici un autre critère du film colonial, qui est l'inversion des torts infligés. Les 55 jours de Pékin, de Nicholas Ray illustre bien ce pli, en reconfigurant une révolte (la révolte des Boxers), occasionnée, notamment, par un refus des humiliations infligées par les Occidentaux à l'encontre des Chinois, et plus largement par un anti-impérialisme, en « émeutes sanglantes et aveugles, conduites par des sectaires sauvages animés par une haine primitive des Blancs qui ne leur veulent pourtant que du bien » (p.87). Dès lors, les Occidentaux (incarnés exemplairement en cette occurrence par Charlton Heston, Ava Gardner, David Niven) sont présentés comme menant une « action de résistance héroïque conduite par une poignée de Blancs, issus de toutes les nations représentatives de cette espèce distinguée » contre « des hordes de rebelles asiates furieux, xénophobes et fanatisé » (Ibid.). On retrouve ici ce schéma de retournement qui a été si souvent à l'œuvre dans les westerns, où les Indiens d'Amérique apparaissent le plus souvent comme horde sauvage, assoiffée de sang, cruelle, et menaçant d'extermination les Blancs, installés dans leur bon droit. Historiquement, ce sont bien évidemment les Indiens qui ont été exterminés, et c'est bien en cela que le suprémacisme blanc s'inscrit dans l'histoire des États-Unis, originairement – Naissance d'une nation en témoigne exemplairement dans le partage qui s'y joue entre espèces.
Mutatis mutandis, les événements sanglants du 7 octobre portent la trace d'un tel retournement. Généralement, cette action ultra-violente est présentée comme l'acte fondateur de la guerre actuelle menée par l'armée israélienne, et visant à se défendre (officiellement), et en fait à exterminer le peuple palestinien, en même temps qu'à le nier par déportation. Les « méchants » (« ils ne comprennent que la force »), c'est le Hamas, et rien n'aurait justifié une telle action extrême de leur part. On gomme ainsi toutes ces décennies d'occupation israélienne, d'humiliation et d'attrition du peuple palestinien. Quelque réserve qu'on puisse entretenir à l'égard de cette organisation qu'est le Hamas, comment ignorer que cette action violente du 7 octobre s'inscrit dans une histoire de négation du peuple palestinien ? Je dis cela parce que le livre d'Alain Brossat me semble ouvrir à ce type d'élargissement (il en est question, d'ailleurs, aussi, dans le livre) : c'est encore la Colonie qui triomphe en ces temps, habillée, selon les besoins de l'époque, en « seule démocratie du Proche-Orient ». On retrouve, dans cette actualité tragique, des traits du cinéma colonial : les combattants du Hamas deviennent des bêtes sanguinaires (assimilation des Palestiniens à des animaux par un ministre israélien), les victimes israéliennes ont un visage et un nom, les victimes palestiniennes sont invisibilisées et anonymes, et le maître du récit est blanc, les journalistes palestiniens éliminés par l'armée israélienne étant considérés comme des propagandistes palestiniens, bref, des militants pro-Hamas, n'ayant de journalistes que le nom. Et, comme dans le cinéma colonial, les Occidentaux (l'image d'Israël comme rempart de l'Occident en milieu hostile) n'agissent que pour le bien de l'humanité : rendre possible l'affranchissement des Palestiniens de la tutelle dictatoriale du Hamas, leur rendre possible l'accès à une existence démocratique. Sans entrer dans une comptabilité morbide, on remarquera la disproportion entre morts israéliens et palestiniens, qui n'est pas sans rappeler la disproportion entre Indiens tués dans certains westerns (tombant de cheval, sans identité individuelle) et Blancs tués (avec la caméra s'attardant sur cette fin de vie, quelques mots éventuellement échangés avec les proches).
C'est peut-être dans les pages consacrées à « l'inconscient blanc de la démocratie occidentale » que le lien entre les dimensions cinématographique et politique, historique, se détecte de la manière la plus nette. Je voudrais en particulier évoquer cette notion d'« Universel boiteux » (p.141) dont parle l'auteur, à propos des révolutions américaine et française. En effet, ces révolutions s'autorisent d'une « présomption d'universalité », comme si elles s'adressaient à « l'humanité générique » (Ibid.), quand cet universel abstrait fonctionne en fait comme un trompe-l'œil : « Le genre humain ou bien l'Homme sans déterminations particulières au nom desquels les acteurs majeurs de ces révolutions parlent et agissent a bel et bien une couleur et leur intrinsèque blancheur est bel et bien leur impensé » (Ibid.). À cet égard, c'est la révolution haïtienne qui est en mesure de dessiner « une ligne de fuite hors de la captation de la figure de l'Universel associée à celle de l'Homme générique par un particulier – le Blanc européen ou d'origine européenne » (p.142). Là, enfin, l'esclave noir se trouvait en capacité d'exposer « sa pleine humanité et sa condition de majorité » (Ibid.), or, comme le montre Alain Brossat, la révolution haïtienne n'était pas prévue par « le Grand Narrateur blanc de la modernité politique » (Ibid.), raison pour laquelle le peuple haïtien a été continûment « puni pour avoir osé renverser le pouvoir blanc, vaincu les armées blanches, privé l'Europe des richesses extraites de la grande île » (p.143). C'est bien là qu'apparaît en toute évidence la question du narrateur, du point de vue selon lequel l'histoire est racontée. Une histoire des vaincus ne se gagne qu'à la condition de renverser les formes majeures du récit, c'est-à-dire qu'à la condition d'imposer un contre champ consistant – du cinéma au politique, la conséquence est bonne.
Alain Naze
12.05.2025 à 11:35
Indéfendables ?
À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Alessandro Stella
Texte intégral (3029 mots)

Le mois dernier, une vague d'actions ciblait le système carcéral français. A chaque fois, le sigle DDPF pour Défense des Droits des Prisonniers Français était retrouvé sur les lieux. En parallèle, un canal Telegram revendiquait cette campagne et en explicitait les revendications, soit le respect des droits des prisonniers décrits comme systématiquement bafoués. L'historien Alessandro Stella revient sur cette « affaire » pour la recontextualiser à la fois dans le moment politique présent mais aussi plus généralement dans l'histoire du « narcotrafic » et de la politique pénale qui prétend le réprimer aux quatre coins du globe depuis les années 1960. Le chercheur souligne par ailleurs le peu de soutien reçu par les prisonniers alors que pendant des décennies, la question carcérale était reconnue comme une pierre angulaire de l'ordre établi.
Les faits
Au cours du mois d'avril 2025, la presse locale relayée par la presse nationale rapportait une série d'épisodes d'incendies de voitures de gardiens de prisons, d'attaques contre leurs domiciles, de coups de feux tirés sur des portes de prisons. D'Agen à Lyon, de Toulouse à Toulon, de Grenoble à Lille, de Nanterre à Luynes, aux quatre coins de la France des groupes d'individus s'étaient attaqués non seulement à des prisons mais aussi à des agents de la Pénitentiaire, en poste ou en formation. Sur les lieux des attaques, les assaillants avaient tagué un sigle, DDPF, pour Défense des Droits des Prisonniers Français. Un sigle repris par un compte Telegram, rapidement fermé par les autorités, dans lequel on dénonçait les violences quotidiennes exercées par les surveillants sur les prisonniers. « Ce canal est un mouvement dédié à dénoncer les atteintes à nos droits fondamentaux auxquels le ministre Gérald Darmanin compte porter atteinte ». « Contactez-nous par message privé pour rejoindre le mouvement DDPF. Rejoignez le mouvement » [1].
Les interprétations
Après avoir envisagé des actions de l'ultragauche ou des ingérences étrangères (des services secrets russes ou algériens), policiers et procureurs ont conclu que l'hypothèse la plus vraisemblable était la piste du narcotrafic. Ainsi, par une opération à l'échelle nationale, le 28 avril, la police interpellait 30 personnes, parmi lesquelles 21 étaient mises en examen le 2 mai, dont 7 qui étaient déjà détenus. Résumant les conclusions des enquêteurs, Le Monde daté du 4 mai titrait : « Derrière les attaques de prisons, l'ombre de la DZ Mafia et du narcotrafic ». Le journal français de référence reprenait donc les conclusions et les éléments de langage des ministères de l'Intérieur et de la Justice : Mafia, groupes criminels organisés. Tout en relevant que parmi les 21 suspects déférés à la Justice, dont deux femmes et deux mineurs, « pour beaucoup, ils présentent des profils d'exécutants, des petites mains du trafic de drogue ». Aussi, les interpelés vivaient dans la région où ils avaient commis leurs attaques. Le chef présumé du réseau, commanditaire et organisateur des attentats à partir de sa cellule de prison d'Avignon, serait un certain Imran A., âgé de 23 ans.
La vague d'attaques contre les prisons et les agents pénitentiaires auraient donc été commandité par des chefs de la Mafia, des barons de la drogue emprisonnés, et exécutées par des hommes de main, des sicaires, parfois recrutés sur les réseaux sociaux contre la promesse de quelques centaines d'euros. Une stratégie mafieuse visant à intimider l'administration pénitentiaire alors que le Ministère de la Justice s'apprête à mettre en place des prisons spéciales, ultra-sécurisées, destinées à regrouper les narcotrafiquants les plus dangereux.
Les interprétations des policiers, des juges et des journalistes mainstream sont convergentes. Comme pour la Mafia italienne, les Cartels colombiens ou mexicains, aussi en France l'économie souterraine des psychotropes interdits serait contrôlée et dirigée par des chefs, une coupole centralisée, un deus ex machina qui du haut de son organisation pyramidale tire les fils de toutes ses ramifications criminelles.
Narcotrafic
Le terme est parfaitement galvaudé. Il renvoie à un imaginaire peuplé de Pablo Escobar ou d'el Chapo Guzman et popularisé par les séries Netflix sur les narco. Des grands criminels qui se la coulent douce dans des villas tropicales ou dans des lofts à Dubaï. Beaucoup de cinéma, en effet. Si l'économie des drogues illégales ne diffère guère de l'économie capitaliste légale, la réalité de la production, du commerce et de la consommation des dites drogues est beaucoup plus complexe [2]. Si les gros exportateurs et importateurs sont évidemment des millionnaires (avec un capital risque élevé …) et si la vente en demi-gros permet à un certain nombre de personnes d'en vivre aisément, pour la masse des producteurs, transformateurs, livreurs et distributeurs au détail ce n'est qu'un gagne-pain. Un travail souvent pénible et toujours risqué. Les études de sociologues et anthropologues ont bien montré que la masse de paysans cultivant le cannabis au Maroc, la coca en Colombie ou le pavot en Afghanistan, sont des travailleurs agricoles pauvres, ne produisant ces plantes prohibées qu'en vertu d'un meilleur rapport comparé à d'autres cultures possibles dans leurs régions. Quant aux milliers et milliers de personnes qui assurent au jour le jour toutes les tâches du commerce au détail, on pourrait parler d'ouvriers tâcherons. Il y a ceux qui s'occupent du transport, du conditionnement, de la garde de la marchandise. Puis ceux qui, du matin au soir, du lundi au dimanche, par beau temps ou sous la pluie, tiennent un point de deal, et ceux qui font des livraisons à domicile. Outre les contraintes climatiques à tenir le mur de l'immeuble à longueur de journée, tous ces travailleurs du petit commerce de proximité de produits illégaux sont quotidiennement exposés à la répression. Tous les points fixes et durables de deal sont rapidement repérés par la police, qui y effectue des descentes régulières. Ils subissent au quotidien des fouilles, des brimades, des humiliations, parfois des garde-à-vue et finissent par être arrêtés et emprisonnés.
Il faudrait redimensionner le narcotrafic, trop souvent présenté comme un marché colossal aux profits gigantesques. Comparons le comparable. Les services de l'Etat font l'estimation que le chiffre d'affaires annuel des drogues illégales en France serait de l'ordre de 3 milliards d'euros. Soit autant que la Coca Cola, drogue légale et plus préjudiciable pour la santé que certaines drogues illégales. Autant que la Française des jeux, autre drogue légale redoutable pour la santé, aussi financière, des pauvres gens qui s'adonnent au rêve du gain. Un chiffre d'affaires bien inférieur à celui du tabac (20 milliards) et surtout du vin (90 milliards). Autrement dit, à la fin d'une journée de travail il y a beaucoup plus d'argent dans la caisse d'un bar-tabac-pmu que dans les poches des tenanciers d'un « four » de cité.
Cependant, la comparaison la plus pertinente serait avec le chiffre d'affaires des grandes entreprises pharmaceutiques, qui produisent et commercialisent les drogues légales. Le cas le plus emblématique est certainement celui de l'entreprise américaine Purdue Pharma, propriété de la famille Sackler. Au sommet de son ascension, en 2017, elle avait atteint un chiffre d'affaires annuel de 35 milliards de dollars. Engrangés notamment grâce à la vente d'opioïdes, dont l'OxiContin, en principe destiné aux malades de cancer en phase terminale. Sa forte promotion marketing a fait exploser les prescriptions médicales pour toute sorte de douleurs, provoquant aux USA, entre 1999 et 2022, quelques 700.000 morts par overdose. Poursuivie par des milliers de plaintes au pénal, en janvier 2025 la famille Sackler a conclu un accord avec le tribunal pour le versement de 7,4 milliards de dollars d'indemnisations aux familles des victimes.
Guerre aux narcos ou guerre aux negros ?
Jusqu'aux années 1960, la consommation et le commerce du cannabis, de la coca, de l'opium et autres plantes psychotropes, faisaient partie des cultures locales, traditionnelles, coutumières, ancestrales. Comme pour le vin et l'alcool en Occident, cannabis, coca, opium, champignons psilocybes, peyotl, ayahuasca, betel, iboga, quât, amanite muscaire etc., étaient considérés comme des « aidants » dans la vie, comme des « chasseurs de soucis » (Freud), comme des médecines du corps et de son âme. Malgré la conscience des possibles dangers de la consommation de psychotropes, aux quatre coins du monde les populations s'étaient adaptées, avaient appris à vivre avec les drogues. La prohibition des drogues de l'Autre avait commencé par un édit de la Sainte Inquisition de Mexico en 1621, interdisant le peyotl et autres « plantes magiques ». Elle avait fait l'objet de décrets impériaux en Chine aux XVIIIe-XIXe siècle contre l'opium, sans grandes conséquences. Après lesdites « guerres de l'opium » (1839-1856), opposant les puissances occidentales à la Chine pour le contrôle du marché oriental, les Etats-Unis et la Chine lancèrent, au cheval de la première guerre mondiale, les lois de prohibition du commerce illégale de l'alcool (aux USA) et de l'opium (en Chine). Une prohibition du seul commerce considéré illégal, bien entendu, car aussi bien de l'alcool que de l'opium on en avait besoin dans les pharmacies.
En fait, jusqu'aux années 1970, à part les guerres commerciales, la prohibition de la consommation et des consommateurs ne faisait pas partie des priorités répressives des Etats. Les consommateurs problématiques se voyaient regardés avec une certaine bienveillance, parfois assistés par des associations charitables ou par des amis et parents. C'est à partir de la loi promulguée par le président américain Richard Nixon, le 31 décembre 1970, suivi aussitôt par les autres Nations occidentales, que la grande répression s'abat non seulement sur les commerçants mais aussi sur les consommateurs de « drogue ».
Pourquoi ? En déclarant « la drogue » comme le principal ennemi de la Nation et déclenchant la guerre aux trafiquants et aux consommateurs, le gouvernement américain déclarait la guerre à la fois aux minorités raciales (Noirs et Hispaniques) et à la génération hippie. Les uns et les autres considérés dangereux par l'esprit WASP, suprémaciste, viriliste. Avec toutes les conséquences effroyables de cette guerre. Depuis 50 ans, la « guerre à la drogue » a provoqué des centaines de milliers de morts de par le monde, en Amérique latine en particulier, dans des affrontements entre policiers, militaires, trafiquants et bandes rivales, sans compter les innocents tués au passage. Plus, beaucoup plus que les morts par overdose d'héroïne ou d'autres drogues illicites. Sans pour autant mettre fin au commerce ni tarir la demande, car, au contraire, la consommation de psychotropes illicites a explosé dans les dernières décennies.
La « guerre à la drogue » a aussi provoqué depuis 50 ans l'explosion des condamnations des « trafiquants ». Parfois des condamnations à mort sans procès ni sommation, comme dans les Philippines de Duterte ou dans les favelas de Rio, ou des condamnations par un tribunal à la peine capitale, comme en Chine, en Iran, en Arabie Saoudite, aux USA et ailleurs [3]. Mais surtout des incarcérations massives, par millions, presque incalculables. De qui ? D'affreux criminels mafieux responsables de meurtre et d'atrocités, outre que de trafic de drogue ? Bien sûr, mais ce n'est qu'une petite minorité des condamnés à la prison. La grande majorité ne sont que des travailleurs à risque dans cette économie souterraine, délinquants peut-être, mais pas criminels. Condamnés à des peines lourdes, souvent très lourdes par rapport à leurs délits.
Quelle est le profil des condamnés pour trafic de drogue ? L'étude menée par Michelle Alexander sur la population carcérale aux Etats-Unis a conclu que la guerre à la drogue est une guerre raciale et une guerre sociale [4]. Sur les 31 millions de personnes emprisonnées aux Etats-Unis, des années 1980 à la première décennie des années 2000, les afro-américains et les hispaniques représentent la grande majorité des condamnés. Qu'en est-il France, où les condamnés pour trafic de drogue constituent environ 20% des prisonniers ? En dépit de statistiques ethniques disponibles (interdites en France), les origines géographiques des prisonniers sont parlantes. Dans leur grande majorité ils sont issus des cités de Sevran, Aulnay, Nanterre, Champigny, Bagneux, Créteil, pour l'Île de France. Pour Marseille, Grenoble, Toulouse, Lyon c'est la même chose, à savoir qu'ils proviennent de cités habitées fondamentalement par des Noirs et des Arabes.
Qui défend des indéfendables ?
A la lumière de ces plates évidences, certes en contraste avec tant de phantasmes sur le monstre moderne appelé narcotrafic, nous pouvons réexaminer le phénomène des attaques contre l'administration pénitentiaire. Il apparaît que ceux qui s'en prennent aux matons sont des copains solidaires des personnes incarcérées. Porteurs d'un message simple : nos amis en prison ne sont pas seuls, des gens à l'extérieur les soutiennent et essayent de les aider.
Alors, comment expliquer le silence des réseaux sociaux qui normalement prennent position contre les violences d'Etat ? Pourquoi ni les sites de l'ultragauche, ni les comités contre les violences policières, ni les avocats et associations qui défendent les droits des prisonniers (OIP, LDH) ne sont-ils pas intervenus ? Parce que les dealers seraient indéfendables ? Parce que le vin est bon (bu modérément …) et le cannabis, la cocaïne et l'héroïne seraient du poison ?
C'est que même les proches des victimes des violences policières et d'Etat n'osent pas questionner le préjugé des flics : « défavorablement connu par les services de police pour trafic de stupéfiants », ce qui justifie à leurs yeux la répression la plus brutale, jusqu'au meurtre. Parce que dealer est considéré comme honteux, indéfendable. A partir du principe inculqué dans la tête des gens que « la drogue c'est de la merde, les dealers des vendeurs de poisons, sans scrupules, qui empoisonnent la jeunesse ». Bref, des criminels, contre lesquels on donne carte blanche aux forces de police pour les arrêter, coûte que coûte.
Défendre les « drogués », les « dealers », surtout quand ils se révoltent et font face aux pouvoirs étatiques, paraît encore aujourd'hui un combat inconcevable, tant la stigmatisation et la criminalisation ont imposé une pensée dominante et non questionnable. Les gens solidaires qui ont essayé de lancer un mouvement de défense des droits de leurs amis ou semblables reclus dans les prisons, ont osé ce défi. Sous un logo qui en dit long = DDPF (Défense des Droits des Prisonniers Français). Comme un appel un peu naïf à l'état de droit, au respect des prisonniers, soulignant que ces prisonniers sont Français, non étrangers. Il faut comprendre le message : comme le Comité Adama et autres collectifs de défense contre les violences policières, ils demandent à être traités comme des citoyens français, à part entière. Pas comme des personnes discriminées, racisées, infériorisées, criminalisées. Une question d'abord de dignité, de respect, simplement.
Finalement, comment ne pas voir dans cette vague d'attaques contre les gardiens de prison des actions d'auto-défense, auto-organisées par des groupes locaux, en lien avec leurs amis emprisonnés. Des actions claires, exemplaires, reproductibles autour de toutes les prisons. Disons-le, des actions politiques. Avec l'intention, comme ils le disaient dans leur premier communiqué, de créer un mouvement pour la défense des prisonniers.
Alessandro Stella
[1] Rapporté par Le Monde, 04/05/2025, p. 10.
[2] Je me permets de renvoyer à l'ouvrage collectif issu de mon séminaire (2015-2021) à l'EHESS : Alessandro Stella et Anne Coppel dir., Vivre avec les drogues, Paris, L'Harmattan, 2021 (édition anglaise : Living with Drugs, London, ISTE, 2020).
[3] D'après l'association Ensemble contre la peine de mort, probablement la moitié des justiciés de par le monde sont condamnés pour trafic de drogue.
[4] Michelle Alexander, La couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux Etats-Unis, Paris, Syllepse, 2017 (première édition aux USA en 2010).
09.05.2025 à 09:43
Un tombeau pour le syrien fanatique
Autour la venue d'Ahmed al-Charaa à Paris
Collectif Abounaddara
Texte intégral (1217 mots)

Mercredi 7 mai, le président syrien par intérim Ahmed Al-Charaa a été reçu pour la première fois à l'Elysée. À cette occasion, le collectif de cinéastes syriens Abounaddara revient sur la figure du "syrien fanatique" incarnée par le squelette de Soliman al-Halabi (1777-1800), assassin du général Kleber conservé successivement dans plusieurs musées français. Son crâne a longtemps servi à l'université de médecine de Paris, où il était exposé aux étudiants « pour leur faire voir la bosse du crime et du fanatisme ».
La Syrie a pour ennemi son image. Elle apparaît à son corps défendant comme un rejeton dégénéré de la nation gréco-romaine dont elle a hérité du nom, et que l'on dit berceau de la civilisation. Elle a beau chercher à endosser un destin national propre en invoquant son passé arabo-musulman. Son existence paraît d'autant plus douteuse qu'elle ne cesse de défrayer la chronique pour des faits de fanatisme depuis son entrée dans le concert des nations modernes au sortir du Mandat français (1920-46).
Or l'ennemi est passé à l'offensive dans le sillage du changement de régime politique qui est survenu à Damas le 8 décembre 2024. Il cherche à tirer avantage du chaos en acculant la Syrie à son image de nation gangrénée par un fanatisme endémique. Et il argue pour cela de l'échec de l'ancien régime.
De fait, l'ancien régime a été fondé par une lignée de militaires à poigne qui ont pris le pouvoir au lendemain de l'indépendance en promettant de restaurer la grandeur de la Syrie. Pour ne parler que de Hafez al-Assad et son fils, Bachar, qui ont témoigné le plus de zèle en la matière, le premier s'est distingué après son putsch de 1970 en déclarant la guerre contre le fanatisme au nom du parti de la Résurrection (Baath, en arabe), tandis que le second a fait appel à plusieurs armées ou milices étrangères pour mener à bien la guerre déclarée par son père. Les Assad ont aussi mis en place un régime despotique de la pire espèce. Mais le despotisme a en l'occurrence été considéré comme un moindre mal, une sorte de remède de la dernière chance censé guérir la Syrie d'un plus grand mal.
Quant au nouveau régime, force est de constater qu'il est formé de barbus issus des rangs d'un islam jihadiste pour le moins sulfureux, et que son chef qui s'est proclamé président de la République fait l'objet de sanctions internationales pour des faits de terrorisme. Aussi et surtout, ce régime en était encore à ses premiers pas lorsqu'un massacre de grande échelle a été perpétré contre des Syriens issus de la minorité alaouite qui est vouée aux gémonies par ledit islam jihadiste.
Autant dire que le changement de régime offre un argument qui a force d'évidence aux yeux du monde. L'ennemi s'en prévaut pour soutenir que le fanatisme est endémique, étant donné que le despotisme n'a pas plus réussi à y remédier que le colonialisme qui s'y était essayé auparavant. La Syrie, quant à elle, se retrouve acculée et sommée de livrer une bataille qui engage sa survie même. Elle doit défaire son image afin d'endosser son destin national, faute de quoi la fin du despotisme pourrait bien annoncer sa propre fin.
La Syrie doit précisément défaire une image qui, confondue avec le corps d'un individu emblématique, la marque du sceau de l'infamie depuis bien avant son indépendance. Connu sous le nom de Soliman al-Halabi (1777-1800), cet individu n'était pas syrien à proprement parler. Originaire d'Alep, alors province ottomane, il a étudié à la mosquée-université du Caire avant de se lancer dans une carrière d'écrivain public. En 1800, il s'est fait connaître en assassinant le général Kléber, héros de la Grande Révolution et successeur de Bonaparte à la tête de l'Expédition d'Égypte et de Syrie (1798-1801). Il a ensuite été condamné à mort dans des circonstances barbares, et son cadavre expédié au Muséum national d'Histoire naturelle à Paris. Là, il a été exhibé en tant que spécimen de Syrien fanatique, d'abord au Jardin des plantes puis au musée de l'Homme, et cela jusqu'aux années 1980-90.
Or donc, le fanatique a été le premier Syrien identifié comme tel depuis la disparition de la Syrie gréco-romaine dont parle Hérodote et la Bible. Il a incarné une nation que l'Expédition des Bonaparte et Kléber promettaient de ressusciter après que les Lumières l'aient représentée sous les traits d'un berceau de la civilisation ruiné par le fanatisme. Après quoi, des scientifiques ont donné crédit à l'histoire du Syrien fanatique avant que les chancelleries européennes n'obtiennent la constitution d'une province ottomane sous le nom de Syrie, et cela au nom de la protection des Chrétiens d'Orient. L'empire ottoman ayant ensuite été défait, la France a obtenu la création d'une petite entité syrienne qu'elle se proposait de guérir du fanatisme, un projet dont devait finalement hériter les militaires de la lignée d'Assad. Pendant ce temps-là, la figure du Syrien n'en finissait pas d'enflammer l'imagination des honnêtes gens. Il faut dire qu'elle avait d'abord été mise en scène dans un film des frères Lumière sous les traits d'un barbu perfide qui poignarde dans le dos le général de la République.
Aujourd'hui, le cadavre du Syrien fanatique demeure dans le grand musée de la République. La Syrie, pour sa part, est toujours aux prises avec son image cautionnée par ledit cadavre, tandis que son nouveau chef est reçu par la France qui appelle à lutter contre le fanatisme.
De deux choses l'une, donc : soit on veut bien continuer à faire comme si de rien n'était en se racontant des histoires de barbus et de conflit de civilisations, soit on reconnaît une fois pour toutes que les barbus qui tuent ici comme ailleurs sont des criminels et non pas des fanatiques. Dans tous les cas, il ne semble pas judicieux de dénoncer le fanatisme et, en même temps, priver de sépulture un homme qu'on a érigé en spécimen de fanatique au mépris de la commune humanité.
Abounaddara, collectif de cinéastes syriens