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29.09.2025 à 14:42

Comme la paille au vent : l'Europe aux pieds d'argile

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Texte intégral (1990 mots)

« Tu regardais : une pierre se détacha, sans que main d'homme y soit pour rien, et elle frappa la statue, ses pieds de fer et d'argile, et les réduisit en morceaux. Alors furent pulvérisés ensemble le fer, l'argile, le bronze, l'argent et l'or ; ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. Quant à la pierre qui avait frappé la statue, elle devint une grande montagne qui emplit toute la terre. »
(Daniel 2, 34-35, TOB)

Le rêve de Nabuchodonosor

La deuxième année de son règne, Nabuchodonosor eut un songe qui lui ôta le sommeil. Babylone était alors la puissance du monde, une cité entourée de murailles, de temples, de richesses et d'invincibilité. Sur le trône siégeait le plus redouté des rois, craint dans tout le Moyen-Orient. Il avait écrasé Jérusalem, conduit son peuple en exil et bâti un empire qu'il croyait éternel. Mais même le plus puissant des souverains portait l'inquiétude dans son cœur.

Une nuit, il fut terrassé par une image venue de l'intérieur. Dans sa crainte, il fit quelque chose d'inhabituel : il refusa de raconter son rêve à ses sages. Il exigea qu'ils devinent à la fois ce qu'il avait vu et qu'ils en donnent le sens. Non par caprice, mais parce qu'il savait combien il est facile aux hommes du pouvoir de vêtir la vérité de flatteries. Il demanda l'impossible – une preuve de véritable clairvoyance. Mais magiciens, devins et astrologues se révélèrent impuissants. Finalement, ils avouèrent : « Il n'est point d'homme sur la terre qui puisse accomplir cela. Seuls les dieux le peuvent, et ils n'habitent pas parmi les hommes. »

Alors le roi s'emporta, furieux, et ordonna que tous les sages de Babylone fussent mis à mort. Si personne ne pouvait lui donner la réponse, tous devaient périr. Un décret fut promulgué : l'ensemble de l'intelligentsia babylonienne devait être exterminée.

Au milieu du chaos se tient Daniel : jeune et sans statut, étranger juif fait prisonnier de guerre – un lettré parmi les exilés, formé au service de l'empire, mais privé de patrie, de temple et de sécurité. Pourtant, il est le sage en exil qui conserve la vérité et trouve un sens lorsque tout s'effondre. Son cœur n'est pas attaché à la puissance de Babylone, car il sait que la connaissance sans vérité e”st vide ; sa force est le silence, son humilité une paix qui repose en quelque chose de plus grand que lui-même.

Lorsqu'il apprend que la sentence est tombée, il se retire, réunit ses trois amis, et se tourne vers l'intérieur, dans la prière. Et durant la nuit, survient la révélation : ce qui demeurait caché aux savants.

« Toi, ô roi, tu regardais : une grande statue ! Cette statue, immense et d'un éclat extraordinaire, se dressait devant toi, et son aspect était terrible. La tête de la statue était d'or pur, sa poitrine et ses bras d'argent, son ventre et ses cuisses de bronze, ses jambes de fer, ses pieds en partie de fer et en partie d'argile. Tu regardais, lorsqu'une pierre se détacha, sans que main d'homme y soit pour rien ; elle frappa la statue, ses pieds de fer et d'argile, et les réduisit en morceaux. Alors furent pulvérisés ensemble le fer, l'argile, le bronze, l'argent et l'or ; ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. Quant à la pierre qui avait frappé la statue, elle devint une grande montagne qui emplit toute la terre. »
(Daniel 2, 31-35, TOB)

L'Europe, une Babylone sans Daniel

Dans le songe de Nabuchodonosor, nous voyons un colosse qui paraît invincible : or, argent, bronze, fer – mais avec des pieds d'argile. Il semble puissant, mais il repose sur un fondement fragile. Ainsi en est-il de l'Europe aujourd'hui. Nos institutions et nos économies sont impressionnantes, mais en dessous se trouvent la fragmentation, la vulnérabilité, un manque de force unificatrice.

Or, le rôle de Daniel est précisément de montrer au-delà des récits du pouvoir. Il apporte une histoire qui n'est pas taillée par les outils anciens, une pierre « non taillée par la main de l'homme » – quelque chose qui donne but et sens lorsque tout le reste se révèle poussière au vent.

Un grand récit (grand narrative) est une histoire cohérente qui donne une direction : d'où venons-nous ? Où allons-nous ? Quel est notre but commun ? Le christianisme répondait par le salut, le marxisme par la libération de l'oppression de classe, le nationalisme par le peuple et la patrie. Ces récits mobilisaient parce qu'ils donnaient à la fois une identité et un but.

Aujourd'hui, l'Europe se tient comme le colosse de Nabuchodonosor : une statue splendide, mais aux pieds d'argile. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les experts ou les chiffres – mais un récit qui nous porte, qui nous rassemble, et qui montre que nous sommes plus que l'homo economicus, plus que l'homme du confort, plus que de simples consommateurs.

Le malaise dans le capitalisme libéral : Fragments sans mythe, liberté sans horizon

Dans le capitalisme libéral, il n'existe plus de grand récit qui nous relie. À la place, nous recevons de petits récits : Le récit du consommateur : « Tu es libre de choisir ce que tu veux acheter. Ta vie est la somme des choix du marché. » Le récit de l'auto-optimisation : « Travaille sur toi-même, deviens plus sain, plus heureux, plus efficace. » Le récit de la carrière : « Construis ton CV, grimpe dans la hiérarchie, accumule statut et salaire. » Le récit des loisirs : « Voyage, découvre, profite, accumule des souvenirs. »

Ces récits offrent une satisfaction immédiate, mais aucune histoire. Le résultat est la fragmentation et l'errance : nous partageons le marché, mais pas un destin.

Voilà le malaise du capitalisme libéral : nous avons la sécurité et la liberté, mais aucun horizon. Et politiquement, c'est dangereux. Quand la gauche n'offre que des ajustements mineurs – un peu plus d'impôts, un peu plus de protection sociale – elle apparaît aussi anémique que le centre. La droite populiste, en revanche, propose un grand récit : « nous allons restaurer la nation », « nous allons reprendre le contrôle ». Elle donne du sens, non parce que les gens partagent forcément ses valeurs, mais parce qu'ils aspirent à une histoire dans laquelle vivre.

La double mort de la gauche

Ainsi, la gauche a subi une double mort : d'abord comme communisme totalitaire à l'Est ; puis à nouveau comme social-démocratie modérée à l'Ouest, progressivement absorbée par le centre et par les partis conservateurs qui reprirent eux-mêmes certains éléments de l'État-providence, de la tolérance et des thèmes de gauche. Ce qu'il en reste, c'est une politique édulcorée, privée de sa force propre.

Autrefois, la politique était structurée par un axe clair – gauche contre droite, social-démocratie contre conservatisme. Aujourd'hui, cet axe s'est dissous. Nous faisons face à un nouveau conflit : d'un côté un centre technocratique qui administre sans vision ; de l'autre des forces populistes qui monopolisent la passion et le récit.

Le sommeil troublé de l'Europe

Nabuchodonosor dort mal. L'inquiétude du roi se change en fureur, car aucun de ses sages ne peut lui donner ce qu'il désire vraiment : un récit qui rassemble tout, qui donne un sens au chaos. Les magiciens et les astrologues livrent des données, des tableaux, des calculs – mais tout cela n'est qu'un langage vide lorsque le sens manque. Ainsi en est-il de l'Europe aujourd'hui. Nous avons nos technocrates, nos experts, nos administrateurs post-politiques. Ils livrent des faits et des prévisions, ajustent les budgets, conçoivent des coalitions de plus en plus complexes. Mais ils ne peuvent apaiser l'inquiétude plus profonde. Car ce qui manque, ce ne sont pas des chiffres ou des solutions techniques, mais un récit qui pointe au-delà du marché et de l'administration.

Or, dans ce vide, c'est la droite qui a capté le récit – non pas comme un projet pour une Europe plus forte, mais comme un axe dangereux et anti-européen. Poutine soutient Le Pen en France, Salvini en Italie, le séparatisme en Catalogne, et il a applaudi le Brexit. Ces forces se drapent dans le langage de la « nation » et de la « liberté », mais leur résultat donne à l'Europe des pieds d'argile.

Le dernier homme

Le résultat, ce sont des pieds d'argile. L'économie peut sembler solide, mais les coalitions sont fragiles, les guerres culturelles de plus en plus toxiques, et les identités fragmentées. Nous obtenons la sécurité et la prospérité, mais le prix en est le vide. Freud l'appelait le malaise dans la civilisation : un système qui nous donne tout ce dont nous avons besoin, mais rien pour lequel vivre. Nietzsche voyait la même chose dans son image du « dernier homme » : des êtres confortables mais vides, sans passion ni vision, qui clignent de l'œil et disent : « Nous avons inventé le bonheur. » Le pain et les jeux n'ont jamais été aussi vrais : de l'extérieur, il peut sembler que les gens se contentent d'un salaire et de Netflix, et au-delà, d'aucune vision.

« Tu es libre tant que tu consommes. » Telle fut la nouvelle illusion, construite par des économistes comme Hayek et Friedman, diffusée par les médias et la publicité, consolidée par la dissolution académique des grands récits. Dans l'ombre de la guerre froide et après la chute de l'Union soviétique, le capitalisme s'imposa comme la dernière et unique vision de l'histoire. L'anthropologie classique – zoon politikon, l'être communautaire doté de dignité et de sens – fut déclarée obsolète, voire dangereuse, car elle pouvait nourrir une résistance collective. Nous fûmes ainsi réduits à l'homo economicus : des petits animaux du confort, maniables et prévisibles. La brutalité fut totale : le récit collectif qui nous portait nous fut retiré, et nous restâmes avec un mensonge fragmenté – la liberté réduite à la consommation, l'homme réduit au « dernier homme » de Nietzsche. Au milieu de la sécurité, beaucoup doivent périr… mais sans main humaine, il sera brisé.

Comme la pierre contre le colosse

Mais vous, vides et glacés, gardiens du colosse – vous sans récit, sans rêves. Vous vous êtes trompés. Nous sommes la pierre qu'aucune main humaine n'a taillée. La pierre qui renverse le colosse et s'élève en montagne lorsqu'il tombe. Comme le songe de Daniel dans la nuit : ce que vous avez méprisé, tenu pour insignifiant et faible, grandira en montagne et balaiera la splendeur de l'empire comme la paille au vent.

« Ils devinrent comme la balle qui s'échappe d'une aire en été : le vent les emporta et l'on n'en trouva plus trace. »
(Daniel 2, 35, TOB)/

Sara Tetzchner

29.09.2025 à 12:48

Entretien avec un médecin urgentiste français de retour de Gaza

dev

« Leurs résistances, c'est de continuer de vivre »

- 29 septembre / , ,
Texte intégral (5778 mots)

Alors que le gouvernement israélien continue d'interdire l'accès des journalistes étrangers à la bande de Gaza et qu'il cible les rares journalistes locaux encore sur place, nos confrères de La Grappe ont rencontré et se sont entretenus avec un médecin urgentiste français volontaire afin qu'il raconte ce qu'il y a vu et vécu à l'occasion des quatre missions qu'il a effectué là-bas.

Bonjour, merci de témoigner pour nous. Tout d'abord, est-ce que tu peux te présenter brièvement ?
Bonjour, je suis médecin urgentiste depuis longtemps. J'ai 75 ans. J'ai commencé mes études à l'École de Santé des Armées à Lyon, parce que j'étais fasciné à l'époque (rires) par les nageurs de combat. J'étais spécialisé dans la médecine subaquatique, donc j'ai accompagné des gens comme ça pour suivre leur santé, pour les sortir quand il y avait besoin, les foutre en caisson hyperbare, enfin bref, faire un travail technique. Très vite, j'ai compris que ce n'était pas exactement ma tasse de thé. Ensuite, j'ai effectué toute une carrière de médecin. J'ai rencontré les Palestiniens, en 82, 83, dans un camp palestinien à Beyrouth qui était le camp de Tel al-Zaatar. On parle plus souvent de Sabra et Chatila, mais Tel al-Zaatar et la Quarantaine, c'étaient aussi des camps. Pour le premier, il regroupait des Palestiniens, pour le second, des chrétiens libanais. Dans les deux cas, ils se sont fait zigouiller de la même manière. Moi à cette époque-là, j'ai rencontré un médecin canadien, qui est devenu, plus tard, responsable des opérations pour la Croix-Rouge Internationale. C'était un jeune chirurgien à l'époque, qui m'a appris beaucoup de choses et on a travaillé dans les camps quelques semaines. C'est là où j'ai découvert, concrètement, sur le terrain en tout cas, les Palestiniens. Voilà, donc, c'est resté quelque chose de permanent, d'important dans ma vie. J'ai eu de nombreux contacts avec beaucoup d'entre eux. J'étais abonné à la Revue d'Études Palestiniennes, qui n'existe plus. Cette revue trimestrielle qui paraissait en France, était passionnante et riche d'interviews, riche de documents, riche de beaucoup de choses. Daniel Bensaïd en était le directeur avec une quinzaine d'auteurs à chaque numéro. Cela doit se trouver peut-être encore dans les librairies d'occasion. Je suis médecin urgentiste. Urgentiste, ça veut dire « bon à tout faire », surtout aujourd'hui... Mais enfin, c'est une autre histoire et un autre débat. J'ai pris ma retraite. Je suis arrivé à Bordeaux et puis en fait, j'ai retravaillé un an avec le COVID, parce qu'ils m'ont appelé pour travailler. Comme un con, j'ai dit oui. Je partais déjà depuis longtemps sur des missions hors de mes temps de travail. Je continue à le faire. Je vais sur les bateaux en Méditerranée avec des ONG comme Sea-Watch et Open Arms. J'y vais quand je peux, quand je suis dispo, je tiens l'infirmerie et puis voilà. Bon ça, c'est une chose. Il y a eu l'épisode ukrainien aussi en 2022 où je suis parti faire un petit tour là-bas, avec un médecin ukrainien, qui m'avait appelé en me disant « je pars, tu viens ? » On se connaissait, on est partis comme ça, à une dizaine, à nos frais, sans ONG, sans rien, en se démerdant, en payant de notre poche. Enfin bref, on est restés un mois et demi, on est rentrés. Et puis, quand le conflit du 7 octobre a démarré, Israël s'est comporté d'une manière très très dure dès le début. Direct, la question s'est posée de savoir si on avait accès ou pas, si on pouvait partir ou pas, si les ONG étaient acceptées ou non, et elles ne l'étaient pas. Elles ne sont toujours pas acceptées sauf au compte-gouttes, on va dire. Là, récemment, vous avez dû voir, ils ont largué 20 tonnes de bouffe, enfin ça n'a aucun sens. Ce ne sont pas 20 tonnes qu'il faut, ce sont 20 000. Je n'ai pas les chiffres, mais c'est totalement insuffisant. Ils laissent rentrer quelques camions. Moi, j'ai fait 4 séjours là-bas, très courts à chaque fois. Le plus long a duré un mois et le plus court a duré 15 jours parce qu'on nous a foutu dehors et parce que c'est épuisant, totalement épuisant, physiquement et mentalement, je dirais. Pour rentrer, il faut des recommandations, il faut des autorisations, il y a un tout un chemin à suivre, ça prend du temps. Ça prend de la relation, sur place même des fois, ça prend du fric parce qu'on rentre par Rafah qui est la porte Sud de Gaza avec l'Egypte. Les militaires sur place sont comme tous les militaires du monde, c'est-à-dire qu'il y a les ordres et après, il y a les arrangements possibles, quelques fois à nos risques et périls, je dirais, car une fois qu'on est rentré, personne ne s'occupera de nous. Donc, voilà, j'y suis allé à 4 reprises avec une équipe à chaque fois d'environ entre 10 et 15 personnes, soit des infirmières, infirmiers tous bénévoles, tous volontaires. Non, pas tous bénévoles, certains étaient payés, enfin peu importe, en tous cas tous volontaires. Des orthopédistes, des réanimateurs, des médecins généralistes, des urgentistes, ce genre de métiers. On ne va pas chercher les ophtalmos quoi, ça, c'est pour plus tard (rires). Voilà alors le travail sur place...
Avant de parler du travail sur place, est-ce que tu peux revenir un peu sur le protocole en place, une fois que tu rentres en territoire palestinien ?
Alors, une fois que tu rentres en territoire palestinien, il faut signaler ta présence aux militaires qui sont sur place, ta position GPS. On a des téléphones satellitaires, on est en contact avec eux, tous les jours, tout le temps ; eux, ils appellent, nous, on appelle, surtout si on se déplace...
Militaires israéliens ?
Bah, il n'y a qu'eux, bien sûr. On est invité, à chaque fois, à travailler avec un hôpital. À Rafah, c'est l'hôpital Nasser qui est à Khan Younès, qui est un petit peu au-dessus, à quelques kilomètres. Aujourd'hui, il n'est plus tellement opérationnel. On y travaille encore, mais il ne reste pas grand-chose. Il y a encore quelques salles qui fonctionnent, mais... enfin, on y reviendra peut-être après. Donc on va travailler dans un cadre hospitalier dégradé, on va dire, entourés de militaires, avec une escorte militaire aussi très souvent, à la fois pour qu'ils contrôlent nos déplacements et pour nous protéger aussi, que le ciel nous tombe pas sur la tête. Voilà en gros. Nos équipes sont occidentales. Aussitôt, sur place, on travaille avec les équipes locales, des ONG qui sont tenues par des Palestiniens, parce que lorsque l'on parle de MSF à Gaza aujourd'hui, ce sont les Palestiniens. Idem pour les correspondants de presse, dont on a parlé récemment parce qu'ils crèvent la dalle, ce sont des correspondants Palestiniens, ce n'est pas gens qui viennent de Reuters où je ne sais où... Enfin, à chaque fois, on fait avec eux et c'est bien. On a ce qu'on appelle un « fixeur » aussi, c'est-à-dire quelqu'un qui nous emmène là où on doit aller, qui nous dit là, c'est bon, là ce n'est pas bon, etc., qui connaît par cœur le terrain et qui a un réseau de relations suffisant pour nous permettre de bouger sans s'exposer trop.
Par exemple, vous dormez où et comment ?
Les deux premiers séjours, on dormait dans des locaux qui avaient été préservés, donc on pouvait dormir à peu près correctement, enfin bon, ce n'était pas un gros souci. Le dernier séjour, on a dormi sous tente, comme presque tout le monde, près de la mer, donc sur des structures mobiles légères. Idem pour l'hôpital, on se trimballe avec du matériel sous tente, donc c'est très sommaire. Pour ce qui est de dormir, on s'en fout, pour ce qui est de travailler, c'est ennuyeux.
Justement, est-ce que tu peux raconter un peu plus vos conditions d'intervention et de travail ?
Les conditions d'interventions sont très variables selon le nombre. Quand on a quelques patients, quelques personnes, quelques blessés qui arrivent, on peut relativement bien les prendre en charge avec ce qu'on a, on se démerde, ça va assez bien. Le problème, c'est quand on en reçoit trente en une demi-heure, là, on a un énorme problème, c'est-à-dire qu'on n'est pas équipés. À Paris, dans les urgences, s'il y a trente blessés d'un coup, c'est arrivé lors des attentats en 2015, on a réparti dans les hôpitaux, il y a un système de SAMU et tout ce qu'il faut pour prendre en charge les gens. Là, il n'y a pas ça, il faut les prendre nous-mêmes, on est une équipe d'une dizaine pour trente patients. Même en y mettant la meilleure volonté du monde, on n'y arrive pas, donc on fait le « tri », c'est-à-dire, on « privilégie » en quelque sorte, ceux qui ont la meilleure chance de survivre. Tous n'ont pas la « même chance », entre guillemets. C'est prendre ceux pour lesquels on pense qu'on va régler leurs problèmes, enfin régler leurs problèmes, leur survie provisoire, on va dire, quand ils sont blessés gravement hein. Quand c'est une foulure, un petit doigt, on a rien à foutre. On prend que les blessés lourds, donc des gens qui ont des hémorragies internes, des gens qu'ont des fractures lourdes, ouvertes, enfin des tas de choses de ce type-là. Et ça, c'est un peu compliqué, parce qu'on n'est pas du tout équipés pour travailler comme ça. Donc ça veut dire que dans l'hôpital Nasser par exemple, aujourd'hui encore, il faut imaginer qu'il y a encore des gens par terre sur les tables, sous les tables, que ça pue, qu'il y a de la merde partout, qu'il y a du sang partout, c'est difficile à décrire et à imaginer, mais, que les familles qui viennent voir leurs proches hurlent en permanence souvent, parce qu'elles ont peur, parce qu'elles sont effrayées. Et nous, on est là-dedans, à essayer de faire ce qu'on peut, de faire au mieux. Donc, ça veut dire des opérations qui sont des fois lourdes et dans des conditions d'hygiène qui ne correspondent pas aux protocoles habituels, ça, c'est évident. Mais ça marche quand même, enfin ça marche, oui, si on peut dire. Les conditions sont actuellement très très dégradées. Il y a quelques endroits où y a des blocs d'urgence en tente qui ne sont pas trop mal équipés, mais avec des réserves de produits pour une semaine, pas plus. Ce n'est pas renouvelé. S'il n'y a rien qui rentre, faut stopper quoi, faut arrêter. Parce que des opérations sans morphine, c'est compliqué. Donc tout est comme ça. Tout est vraiment très dégradé. Le problème aussi pour ces choses-là, c'est qu'on n'est pas seuls. Il y a les soldats israéliens souvent qui ne sont pas très loin. Ils ne sont pas toujours hostiles, mais ils ne sont pas toujours très arrangeants. Ce qui veut dire qu'ils interviennent n'importe quand, n'importe comment, sans prévenir.
Dans les hôpitaux ?
Bien sûr, ils chopent des mecs, ils font n'importe quoi. Depuis le début, l'hôpital comme lieu sacralisé, ça n'existe pas, enfin ça n'existe plus. Les hôpitaux, les lieux de culte, tout ça. Cela a été aussi au début, et même maintenant encore, des lieux ciblés parce qu'ils ont prétendu que c'étaient des lieux dans lesquels se réfugiaient des gens du Hamas. Bon, personnellement des gens du Hamas, j'ai dû en croiser, je n'en sais rien, parce qu'ils ne mettent pas « Hamas » dessus. Et puis pour ce qui est des tunnels ou des réserves sous les hôpitaux, moi personnellement, je n'ai rien vu. Alors on ne m'a pas invité à aller voir s'il y en avait hein, mais je n'ai réellement rien vu. Parce qu'on ne me fera pas croire que s'il y en avait, ça ne se verrait pas un minimum quoi. Par contre j'ai vu des hordes de soldats israéliens rentrer, qui foutaient un bordel total dans l'hôpital, cassaient tout, rentraient n'importe où pour mettre le bordel et repartir, pour chercher des mecs et ne pas en trouver ou en trouver. Sans compter les combats rapprochés tout près de l'hôpital. Quand on dit tout près, c'est la rue d'en face hein. Où ça tire plein pot. Alors, ces moments-là sont difficiles, parce qu'il faut se planquer quoi, faut attendre que ça passe.
Je me permets de t'interrompre, parce que nous, dans ce qu'on voit depuis ici, on a l'impression qu'il n'y a qu'une offensive d'Israël, qu'il n'y a pas de combats. Et quand on dit combats, c'est bien qu'il y a deux camps qui réellement s'affrontent ?
On est bien d'accord, merci, parce que s'il n'y avait pas de combat, Israël depuis longtemps aurait envahit Gaza totalement, maîtriserait Gaza. Or, les combattants du Hamas se battent toujours et recrutent toujours. Ils ont eu des pertes énormes, je pense, que je ne sais pas chiffrer, mais ils continuent de se battre, oui bien sûr. Ça veut dire qu'ils ont une logistique, qu'ils ont un équipement, qu'ils ont des hommes, qu'ils ont de quoi bouffer, qu'ils ont de quoi se planquer, qu'ils ont des munitions. Donc on raconte beaucoup de choses, mais la réalité elle est là, il y a toujours des batailles. Et des batailles terribles, c'est-à-dire qu'ils ne se battent pas avec un lance-pierre. Ce sont des rocket anti-chars, des missiles, des trucs relativement sophistiqués pour une armée qui est donnée comme très en deçà de ce qu'est l'armée israélienne. Les bombardements aussi continuent. Alors les bombardements, c'est très ambivalent. Normalement, les Israéliens disent prévenir. Ce qui est vrai. Souvent, ils préviennent. Sauf que les gens n'ont pas forcément le temps ni l'endroit pour aller se planquer. Après ils disent qu'à tel endroit – ils donnent les coordonnées – et faut se tirer quoi. Ce qui fait que les populations déménagent depuis deux ans, je ne sais pas, dix fois. Donc les conditions sur place sont vraiment difficiles. On ne se lave pas. On mange peu. On dort par petites séquences. Moi, j'ai adopté le système des marins. C'est-à-dire que je dors vingt minutes, puis je travaille. Quand je peux plus j'arrête. Je dors vingt minutes. Et 24h/24h quoi. Donc je tiens quinze jours/trois semaines, après je peux plus. Bon, voilà, c'est des conditions quand même particulières. Les Palestiniens du personnel médical, il en reste encore. Au tout début, il y en a qui se barraient dès qu'ils pouvaient. Aujourd'hui pour se barrer de Gaza, c'est possible, faut juste sortir dix, quinze mille euros. Alors, il n'y en a pas beaucoup qui ont ces sous, surtout aujourd'hui, au bout de 21 mois de guerre. Il y a eu quelques évacuations médicales, mais très très peu. C'est un chaos vraiment énorme.
Tu parlais du personnel médical. Est-ce que tu peux parler un peu plus de l'état d'esprit des Gazaouis ?
Les Gazaouis, moi, de ce que je vois, ce sont des gens très résignés, qui n'ont plus un poil d'espoir sur quoi que ce soit, et qui en même temps s'accrochent à leur pays, à leur terre, à leur endroit. C'est chez eux, ils veulent y rester. La plupart veulent rester. Enfin le peu avec lequel j'ai pu discuter. Parce que moi, je ne parle pas un mot d'arabe. Je parle un peu anglais et on a un traducteur, enfin, on se démerde et on arrive à discuter. Beaucoup veulent rester, reconstruire, et sont prêts à reconstruire d'ailleurs. Enfin, il faut s'imaginer quand même que tous les Gazaouis connaissent quelqu'un qui a perdu quelqu'un. Si on considère qu'il y a eu 100 000 morts et 500 000 blessés sur 2 300 000 – ce sont à peu près les chiffres qu'on peut donner, je crois – c'est énorme comme proportion. Moi, je n'ai jamais connu ça ailleurs quoi. Imaginez ça en France, ce serait vingt millions de Français qui seraient zigouillés. C'est affolant. Tous sont très marqués, très choqués. Ce sont des gens qui ont tous subi des traumatismes lourds qu'il faudrait ou qu'il faudra traiter. Ce que nous, on ne fait pas. Alors il y a des psycho gazaouis, il y en a. Mais pour l'instant l'urgence, c'est de bouffer, donc c'est compliqué. Mais ils ont une force assez incroyable.
Tu as parlé du fait que le Hamas continuait à avoir des armes. Je me demandais quelles étaient les résistances du peuple palestinien, dans un sens large : tout ce qui leur permet de résister, ralentir l'offensive, contrer les plans israéliens, même au niveau de la partie civile ?
Militairement, quand Israël se met à pousser fort, il n'y a aucune chance. Parce que devant des chars ou l'aviation qui pilonne, il n'y a aucun moyen de résister. Il faut se planquer, il faut se tirer. Mais ce qu'il faut comprendre aussi, c'est que les Gazaouis sont dans une zone fermée depuis 11 ans ou 12 ans. On ne rentre pas, on ne sort pas, ou très très difficilement, en dehors des ONG. Donc ils sont habitués, si on peut dire, à survivre avec très très peu et à considérer qu'Israël est totalement l'agresseur. Je ne vois aucun moyen de faire une paix avec un peuple gazaouis qui a été agressé de manière terrible, même si le Hamas le 7 octobre a fait un acte terroriste, en tous cas un acte de guerre puissant et très surprenant qui a choqué les Israéliens, mais ça n'a rien à voir. Ce qu'ils subissent en Israël n'a rien à voir avec ce que subissent les gens à Gaza. Entre eux, ils sont très très solidaires. Quand ils ont un problème quelconque, c'est la collectivité qui le traite, pas un individu, jamais. Aussi bien dans les deuils qu'ils subissent, parce qu'il y en a encore tous les jours. Ils continuent quand même à faire des cérémonies de deuil. Ce qui, en temps de guerre, est quand même très compliqué. De trouver les ressources pour une cérémonie minimale pour honorer tel autre ou tel autre, ça suppose quand même pas mal de ressources, mentales, j'entends. Ils s'aident aussi assez bien pour la bouffe. Bon il y a des dérapages, bien sûr, que la presse évidemment relaie en se focalisant uniquement dessus. Quand les distributions alimentaires ont été faites par la pseudo ONG américaine, les morts qu'il y a, à chaque fois, ce ne sont pas le fait de Palestiniens qui se taperaient dessus, il y a des échauffourées parfois, mais ce sont les Israéliens qui tirent dans le tas. Parce qu'ils se laissent déborder, parce qu'ils ne savent pas organiser ça, ils ne sont pas assez nombreux, pour plein de raisons. Les ONG le savent très bien et hurlent depuis le début. Ça, pour être solidaires, ils le sont tous. Les ruines, pour l'instant, ils ne peuvent rien en faire, ils n'ont pas les moyens. Tout est détruit ou presque. Par contre, effectivement, c'est une chose intéressante, ils continuent à faire des enfants. Alors ça, il y a le hasard peut être aussi, bien sûr, mais il y a des femmes qui accouchent encore aujourd'hui à Gaza. C'est un grand mystère quand même, enfin, ça pourrait l'être vu d'ici parce que... Voilà, ce sont des conditions… Comme les femmes accouchaient ici chez nous il y a un siècle et demi quoi, dans les champs et puis elles travaillent dès le lendemain… Bah, c'est pareil. Quand on les voit nous, on essaie de les aider quoi, mais elles partent dès le lendemain, il n'y a pas de place, on ne peut pas les garder. Il y a de la mortalité infantile évidemment et il y a des mères qui meurent en accouchant aussi, bien sûr. Ce qu'on oublie par chez nous, parce que chez nous, l'accouchement est devenu une chose banale, et c'est tant mieux, enfin banale dans le sens « survie ». (Bien que l'on est le pays d'Europe avec le plus mauvais chiffre de mortalité infantile. C'est stupéfiant, mais c'est comme ça, c'est un indice que l'hôpital n'est pas tout à fait au niveau. Mais bon. C'est quand même très très peu.) Alors en situation de guerre évidemment… Et surtout, en ce moment… La bouffe, les biberons, le lait maternisé tout ça… il n'y en a pas, ou alors très peu, très très peu. Comme les mères elles même sont très mal nourries, le lait maternel est très pauvre et insuffisant pour faire grandir les nourrissons. Elles les allaitent, mais avec quoi, avec un lait qui est nul quoi. Donc, pour te répondre, des résistances, je ne sais pas. Leurs résistances, c'est de continuer de vivre hein, avec toutes les difficultés.
Quand tu dis qu'ils sont résignés, si tu as réussi à cerner ça, du coup qu'est-ce qu'ils pensent de la communauté internationale, des pays arabes, de l'Occident, même de la Palestine, c'est quoi leur rapport au reste du monde ?
Ils ont des contacts avec leurs cousins de Cisjordanie, c'est évident. La Cisjordanie qui est en train de s'effondrer totalement, parce que les Israéliens aussi pilonnent d'une manière ou d'une autre. Pas directement, enfin des fois, mais ils foutent des implantations partout... Quand on voit la carte de la Cisjordanie... Un État palestinien là-dedans, je ne sais pas bien, il faudrait raser toutes les colonies, je ne sais pas combien il y en a, mais c'est monstrueux. Et ça les Gazaouis le savent. Donc ils n'ont pas d'espoir de faire un État palestinien rapidement. C'est pour cela que la reconnaissance éventuelle de la France, dont on fait grand cas, c'est intéressant pour les instances de l'ONU, mais sur le terrain, rien, que dalle. Et je pense que les Palestiniens ont compris que les pays arabes se foutaient de leur gueule depuis le début, je veux dire, ils n'ont pas bougé d'un poil. Et même si récemment il y a eu quelques parachutages de bouffe par je ne sais plus qui... Les Émirats Arabes Unis, je sais plus qui encore, c'est symbolique. Les pays arabes : la Jordanie ne bouge pas, l'Egypte, c'est un régime absolu, ils ont 1 million de Palestiniens chez eux, l'Iran, c'est pareil. Ils n'en veulent pas un de plus. Parce que ça serait le rêve d'Israël ça, que tous les Palestiniens quittent Gaza, et aillent s'installer aux Émirats ou en Egypte. Et ils savent ça les Gazaouis. Je ne crois pas qu'ils aient beaucoup d'illusions. À part l'utopie, celle des militants, l'objectif à atteindre. L'utopie, c'est loin, mais c'est ça. Mais ils sont quand même très désespérés parce qu'ils vivent le deuil très très souvent. Je ne sais pas si je vous en ai parlé, parce que moi ça m'a beaucoup touché. Il y avait deux médecins à Gaza qui avaient 10 gosses. La femme était pédiatre et lui médecin généraliste. La femme était à l'hôpital et lui retournait voir les gosses. Et ils se sont fait bombarder. Le mari, grièvement blessé, est mort quelques jours après, et 9 enfants sont morts d'un coup. Il n'en reste qu'un seul. Et ça, c'est très courant. Alors toutes les familles n'ont pas 10 enfants, mais ils ont quand même souvent des familles nombreuses. Les 9 enfants, je les ai vus arriver en ambulance. Mais j'ai vu des morceaux d'enfants arriver, je n'ai pas vu des enfants arriver. Il y en avait 6 en morceaux, brûlés, enfin bref. Et ça, ils vivent ça tout le temps. Parce que les bombardements, ça casse tout, donc si vous êtes dessous on ne vous retrouve pas. Il y a comme ça des gens qui sont encore sous les ruines, qu'on retrouvera peut-être un jour, qui sont des disparus. Et ceux qui sont tapés, ben, c'est des écrasements. Donc un membre écrasé trop longtemps, il faut couper parce qu'il y a un risque de gangrène. C'est très dur.
Durant ta carrière, tu es allé à différents endroits où il y avait des conflits. Sans parler de comparaison, j'ai l'impression que tu n'as pas forcément connu des situations similaires à celle-ci. Je pense à la famine qui est organisée et généralisée en ce moment à Gaza.
Effectivement, c'est très simple, là il y a des enfants qui pèsent 10-12 kilos alors qu'ils ont 14 ou 15 ans. Ils se sont développés normalement pendant des années et là, ils perdent du poids jour après jour. On a des images qui correspondent exactement aux images des livres d'histoire sur Dachau et les camps de concentration. On ne peut pas s'empêcher de penser à ce raccourci qui est ignoble entre des Israéliens qui viennent tous de familles qui ont été exécutées par les nazis, même si là, il s'agit de la deuxième ou troisième génération, c'est l'histoire commune de ceux qui viennent d'Israël quand même, et donc de penser que les militaires et le gouvernement d'Israël organisent une famine, c'est ignoble. Là, on se trouve vraiment avec des enfants qui sont très fins, ils ne mangent rien de rien, ils ont peut-être un repas par jour, il leur faudrait 1000 ou 2000 calories, ils en ont 200… Il suffirait que les camions rentrent avec la bouffe.
C'est ce que tu disais tout à l'heure, il y a 7 000 camions pleins qui attendent un peu partout pour rentrer.
Oui et il a aussi eu le bateau avec Greta, qui était symbolique, mais qui apportait de l'aide humanitaire aussi. Parait-il qu'ils ont ouvert légèrement un couloir d'aide, mais c'est largement insuffisant. Vraiment la famine, c'est terrible. C'est une arme de guerre ignoble, interdite par les conventions internationales et Israël s'assoit dessus depuis belle lurette. C'est ce qui me frappe réellement. Qu'un État décrit comme démocratique, moderne, dont on dit que c'est un État qui a des intérêts culturels, des chercheurs, qui pourraient être respectables, perd complètement pied en balayant toutes les lois internationales et pas seulement. Cet État se sent tout-puissant comme si c'était Dieu finalement. Nétanyahou l'invoque en permanence dans ses discours avec des morceaux de la Bible bien choisis qui l'arrangent. J'ai entendu récemment que des militaires israéliens se suicidaient. Des jeunes, car ils sont très jeunes, ils ont 25, 28 ans. Il y aurait eu une centaine de suicides. Les gens rentrent tellement choqués ou traumatisés de ce qu'ils ont fait ou de ce qu'ils ont vu faire, qu'ils se tuent. Et ça, clairement, c'est un signe de plus que ça ne va pas du tout. Une armée dont les gens se suicident, c'est que le niveau d'horreur est absolu.
On parlait des conventions internationales. Au vu de ton parcours, j'imagine que tu pensais que la communauté internationale allait trouver des solutions, résoudre des problèmes ? Et globalement, on voit depuis des années que les grandes puissances ne respectent pas leurs engagements qu'elles ont pourtant écrits et signés. Qu'est-ce que cela t'inspire en tant qu'humanitaire ?
À titre personnel, ça m'inspire que c'est un échec de toute ma vie. Et c'est pour cela que je continue d'y retourner. Parce qu'à 75 ans, je devrais rentrer chez moi. C'est ce que me disent mes filles, mes proches et tout le monde, mais moi, je considère que je dois continuer. Maintenant, ça m'inspire aussi que c'est le bordel, mais complètement. Depuis bien longtemps, la situation nous échappe. La notion de progrès a été abandonnée depuis un moment, on s'est aussi planté sur le climat, qui va nous faire du mal à nous, mais à nos descendants encore plus. Et donc, des générations entières dont je fais partie, nous nous sommes trompés. En 1968, j'avais 18 ans et on avait des utopies pour reprendre le terme, alors qu'aujourd'hui, c'est plutôt la dystopie qui domine. On croyait en beaucoup de choses qui étaient probablement inatteignables, mais on y croyait et cela faisait un chemin à suivre pour essayer d'avancer. Je fais mon quart d'heure vieux con, mais tant pis. À l'époque, on a travaillé et on a cru que sur le plan social, on allait pouvoir développer un tas de choses et il y en a eu quand même un peu. Depuis, tout a été bouffé. Je parle de la situation actuelle avec mes amis de l'époque, investis chacun dans des luttes à leur manière et nous sommes assez effondrés, il faut le dire. Parce qu'on voit bien que ça a pris le chemin inverse de ce qu'on espérait, même s'il y a ici et là des choses intéressantes, notamment avec des jeunes gens qui font des super choses de manières plus décentralisées et sans grandes organisations. Je pense que c'est là-dessus qu'il faut s'appuyer pour aller chercher de nouvelles choses.
Qu'est-ce que tu penses des mobilisations sur le territoire français de type manifestations, dénonciations, actions, etc. Est-ce que ça te donne de l'espoir ?
Oui bien sûr ! Mais que cela soit pour la Palestine ou pour les retraites ou autres. Pendant les GJ, j'ai passé du temps avec eux. Pour toutes ces mobilisations, cela montre que malgré le fait que des gens ne soient pas d'accord, on peut se compter un peu quand même et qu'on n'est pas seul. Il y a des groupes, des gens qui font des choses et c'est bien, mais sur le plan du changement réel, c'est plus compliqué. Macron, on a beau lui dire qu'on ne veut pas, il s'en fout. Il comprend très bien, mais il a choisi de s'en foutre. Lui et d'autres, bien sûr.
Et sur la mobilisation pour la Palestine en particulier ?
Eh bien, je trouve que c'est très faible. Il n'y a malheureusement pas grand-chose, quelques manifs. À Bordeaux, je sais qu'il y a le Comité Action Palestine qui fait des manifs tous les samedis, mais on est très peu à y aller, moi-même, je n'y vais plus. On doit être 30, 40, 50 dans la rue, c'est vraiment peu. C'est dur de pousser l'opinion à se mobiliser, mais globalement, les gens n'en ont rien à foutre. Ça marche un peu avec des gros titres de journaux avec des photos bien dégueulasses, parce que je ne suis pas sûr que cela soit une bonne chose d'utiliser ce genre de photos, mais bref. Ça choque un peu, alors les gens s'y intéressent. Dans les années 1970, avec la guerre du Vietnam, il y avait des mouvements populaires états-uniens et européens qui étaient énormes. Ça n'était pas la seule raison pour laquelle cette guerre s'est arrêtée, mais ça a bien poussé pour. Quand on regarde aussi le traitement qui est fait aux migrants, mais c'est ahurissant. On entend des choses horribles. Donc le contexte n'est pas très favorable.
Est-ce que tu crois que tu vas y retourner, et si oui, dans quel cadre ?
En septembre, oui bien sûr. Il faut que je retrouve une ONG, ça dépendra de la situation, des autorisations, je n'en sais rien franchement. Le seul truc, c'est de pouvoir partir avec une équipe, suffisamment de matériel. Parce que quand on part, évidemment, ce n'est pas les mains dans les poches. Donc pour l'instant, ça, je ne sais pas, j'essaie de ne pas y penser, mais c'est très compliqué. Voilà ce que je peux vous dire.
Comment tu te prépares mentalement et physiquement avant de partir ?
Me préparer spécifiquement, avec un régime particulier de bouffe, de sommeil, d'exercice physique, pas du tout. Mentalement, j'ai ma psy hein, évidemment, que je vois régulièrement.
Cette psy, elle comprend ce que vous faites et ce que vous vivez ?
Bah, elle pleure beaucoup ! Elle m'aide un peu à supporter certaines choses bien sûr. Elle est spécialisée dans les traumas, etc. Ça, elle ne connaissait pas, mais maintenant elle connaît (rires). Il faut vraiment quelqu'un pour déverser un certain nombre de choses, et ne pas le déverser dans la famille par exemple. J'essaie d'éviter que mes proches soient trop impactés par moi-même quand je ne suis pas en forme ou des choses comme ça. Mentalement, je me prépare, mais je sais ce que ça me coûte d'y aller, il y a eu d'autres interventions avant. Avant, je partais pratiquement chaque année un mois sans solde pour faire des choses comme ça sur différents terrains et c'est marquant à chaque fois, bien sûr.
Tu veux dire un dernier mot avant qu'on ne stoppe l'enregistrement ?
Bah … J'aimerai qu'on se revoie quand ça s'arrêtera.
Merci beaucoup.
Merci à vous.

29.09.2025 à 12:30

Comment devenir fasciste

dev

La thérapie de conversion de Mark Fortier
[lundisoir]

- 29 septembre / , , ,
Texte intégral (4669 mots)

On glose beaucoup, y compris dans lundimatin, sur la « fascisation » en cours de nombreux régimes considérés jusque là comme des démocraties libérales. Tropisme français, on commence toujours par penser les mutations sociales à partir des évolutions du pouvoir ; accaparés et obsédés que nous sommes par les institutions. Dans ce revigorant Devenir fasciste, une thérapie de conversion Mark Fortier explore ce que cela implique de devenir soi-même fasciste. Quels rapports au monde, aux autres et à la pensée sont requis pour accéder à cette forme bien particulière de la petitesse éthique.

À voir lundi 29 septembre à partir de 20h :

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Voir les lundisoir précédents :

Pouvoir et puissance, ou pourquoi refuser de parvenir - Sébastien Charbonnier

10 septembre : un débrief avec Ritchy Thibault et Cultures en lutte

Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat

De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis

Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall

Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)

De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein

Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre

Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert

Pour une politique sauvage - Jean Tible

Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse

Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique

Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin

oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

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Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

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Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

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Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

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« Je suis libre... dans le périmètre qu'on m'assigne »
Rencontre avec Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 14 ans

Ouvrir grandes les vannes de la psychiatrie ! Une conversation avec Martine Deyres, réalisatrice de Les Heures heureuses

La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi

Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth

Katchakine x lundisoir

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Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

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La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen

La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur

Déserter la justice

Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier

La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost

Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari

L'étrange et folle aventure de nos objets quotidiens avec Jeanne Guien, Gil Bartholeyns et Manuel Charpy

Puissance du féminisme, histoires et transmissions

Fondation Luma : l'art qui cache la forêt

De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l'épuisement quotidien,
un entretien avec Romain Huët

L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff

Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français

Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane

Que faire de la police, avec Serge Quadruppani, Iréné, Pierre Douillard-Lefèvre et des membres du Collectif Matsuda

La révolution cousue main, une rencontre avec Sabrina Calvo à propos de couture, de SF, de disneyland et de son dernier et fabuleux roman Melmoth furieux

LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.

Pandémie, société de contrôle et complotisme, une discussion avec Valérie Gérard, Gil Bartholeyns, Olivier Cheval et Arthur Messaud de La Quadrature du Net

Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli

Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.

29.09.2025 à 11:47

Les êtres humains sont-ils des machines comme les autres ?

dev

Quand les sciences sociales font le service marketing de l'IA
Nicolas Bonanni

- 29 septembre / , ,
Texte intégral (13158 mots)

Cher Franck Cochoy, bonjour.
La revue en ligne AOC a publié en juin 2025 votre tribune intitulée « Pour l'antiluddisme. Du bon accueil de l'IA parmi les humains » [1]. Dans celle-ci, vous défendez l'idée selon laquelle le refus d'attribuer aux IA une intelligence de même nature que celle des êtres humains relèverait d'une forme d'anthropocentrisme. Vous en déduisez que le rejet des IA, le « luddisme », serait à mettre sur le même plan que d'autres discriminations, comme le racisme, le sexisme ou le spécisme. Les luddites, ceux qui critiquent l'IA, seraient comparables à ceux qui professent des idées racistes, sexistes ou hostiles à la notion d'intelligence animale. Au nom de l'émancipation, il faudrait donc rejeter radicalement le luddisme et accueillir les IA « parmi les humains » — il ne reste plus qu'à définir les termes et les modalités de cet accueil. Voilà ce que vous racontez.

Face à des idées absurdes, on est souvent tenté de détourner la tête, de pouffer ou de proférer quelques vagues imprécations, bref : de ne pas les prendre au sérieux. Pourtant, on sait l'importance de la production culturelle dans l'acceptation (ou le refus) des nouvelles formes économiques ou technologiques. Pour faire accepter le technocapitalisme, une petite louche de sciences sociales et de « philosophie », et ça va mieux. Je ne vous connaissais pas, Franck Cochoy ; j'ai appris que vous étiez spécialiste de sociologie économique et du marketing à l'université de Toulouse. Je ne connaissais pas non plus le site où vous avez publié votre tribune ; renseignements pris ce sont des journalistes de France Culture qui animent la revue. Elle doit avoir une bonne caisse de résonance. Mais bon, RAS, finalement. Un article pour l'IA dans une revue lambda, pas de quoi fouetter un chat. C'est juste la petite musique, le bruit de fond : l'espace médiatique se remplit progressivement d'articles qui viennent normaliser l'IA et diffamer ceux qui s'y opposent : vieux jeu, apeurés par le changement, réacs, cryptofascistes, comparables aux racistes… J'avoue, pour moi ça a été l'article de trop. C'est tombé sur vous, désolé. Je me suis résigné à prendre au sérieux vos propositions et à tâcher de les réfuter, parce que contrairement à vous je n'ai pas envie de vivre dans un monde peuplé de robots humanoïdes. Je laisse ça à la SF, c'est un de ses fonds de commerce [2]. Moi j'ai envie de vivre dans un monde débarrassé de l'exploitation, de l'aliénation et de la domination. Traduction concrète : un monde d'où on aurait banni le racisme et le sexisme, mais aussi le capitalisme et donc ses outils technologiques directement issus de l'exploitation généralisée.

D'où cette lettre que je vous écris aujourd'hui. J'ai traîné un peu, et puis ensuite ça m'a pris un peu de temps pour l'écrire. Mais le point central, cher Franck Cochoy, c'est que je voudrais interroger avec vous la notion d'intelligence qui est au cœur du débat, même si ça rejoint sans doute ce que vous appelez dans votre article une « quête crispée d'une définition de l'intelligence ». C'est bien la question : peut-on décemment qualifier d'« intelligentes » des machines de calcul, même extrêmement performantes ? Pour ma part, j'estime que les considérer comme telles réduit l'intelligence au calcul. Or, c'est autour d'une telle réduction que le capitalisme libéral a construit sa conception de l'être humain — excluant au passage les animaux et repoussant aux marges de l'humanité les peuples n'ayant pas la même obsession calculatrice. Souscrire à une telle définition de l'intelligence revient donc à jouer un bien mauvais tour aux idéaux d'émancipation, ces derniers étant incompatibles avec le schéma de l'homo œconomicus. Une véritable émancipation nécessite une définition de l'intelligence qui ne tombe pas dans ces travers instrumentaux. J'évoquerai enfin le rôle des chercheurs et des intellectuels dans la production d'idéologies de légitimation des bouleversements sociaux engendrés le capitalisme avancé. Jeter l'opprobre sur les critiques du déferlement technologique ne revient-il pas à servir d'« idiot utile » aux libertariens réactionnaires de la Silicon Valley ?

1. L'intelligence, une notion nécessairement ambiguë

Votre article, mon cher, présente le travers de simplifier à l'extrême la notion d'intelligence, quitte à lui faire perdre sa substance même. Ce travers vous amène par la suite à une série de propositions politico-sociales aberrantes. En effet, la légèreté sémantique avec laquelle la notion est traitée dans votre article est redoutable, surtout au vu des enjeux ontologiques (il s'agit tout de même de décider si oui ou non les machines se placent sur le même plan que les humains) et politiques (ceux qui critiquent l'IA doivent-ils être traités comme des racistes ?).

Vous n'ignorez pas que le débat sur l'intelligence s'inscrit dans une longue discussion dans l'histoire de la pensée, rendue plus acérée ces dernières décennies par l'accroissement des capacités de calcul mécaniques dues à l'informatique. Il est donc nécessaire de s'intéresser aux termes canoniques de cette discussion. Je ne connais pas les débats dans les pensées non occidentales, asiatiques, africaines ou autres, je n'en parlerai donc pas ici, me contentant du cadre occidental. Historiquement, intellegentia est le terme employé par Cicéron pour traduire le grec noêsis : l'acte de comprendre. C'est en ce sens que le mot entre dans la langue française en 1175 pour désigner la « faculté de comprendre ». Aujourd'hui encore, le mot renvoie essentiellement selon Le Robert [3] à un ensemble de fonctions concernant la connaissance ou l'action éclairée par la spéculation préalable, à la faculté de connaître, de comprendre le monde, aux fonctions mentales ayant pour but la connaissance conceptuelle et rationnelle, et enfin à l'aptitude à produire des actions efficaces, et à s'adapter à un milieu ou une situation.

Distinguons les différents usages du mot. Au niveau de la connaissance d'abord, deux usages se superposent : l'intelligence comme contenu de connaissance et l'intelligence en tant que capacité de compréhension. D'un côté, une somme de données, une compilation de savoirs ; de l'autre la faculté d'exercer ses sens, sa logique, son intuition et son entendement. La seconde, qualitative, mélange d'instinct et de calcul, étant tributaire de la première, strictement quantitative, pour s'exercer correctement. Dans le sens commun, cette opposition s'exprime dans le cas bien connu de personnes dites « intelligentes » alors qu'elles sont surtout cultivées ou savantes : l'intelligence est la faculté de comprendre, elle ne se réduit pas à une somme de connaissances car elle est surtout la capacité à produire un sens.

Mais, au-delà de la compréhension, l'intelligence comporte aussi une dimension liée à l'action, à la rencontre avec le monde et à la capacité à produire des effets. Descartes affirme ainsi que « ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien » [4]. Pour Bergson, « originellement, nous ne pensons que pour agir. C'est dans le moule de l'action que notre intelligence a été coulée. » Le philosophe va plus loin encore : pour lui, l'intelligence a pour fonction d'« entrer en contact avec la réalité et même de la vivre ». Depuis le XVIe siècle, le mot signifie s'entendre au sens « se mettre d'accord », ce qui a donné l'idée de collusion, complicité, connivence. On trouve donc sur ce plan de l'action encore deux usages distincts qui s'entremêlent : la capacité à opérer des actions efficaces et productives, un guide d'action opérationnel, mais aussi la capacité à s'adapter à son milieu, à établir avec lui une relation, autrement dit la faculté d'élaborer une éthique relationnelle. On parle ainsi parfois d'« intelligence relationnelle ».

Pour résumer, ce sont au moins quatre sens différents qui se mêlent : la connaissance comme contenu, comme somme d'informations ; la compréhension, comme faculté à articuler des éléments et à produire du sens ; la capacité à permettre des actions efficaces, à découvrir des solutions aux difficultés rencontrées ; l'aptitude à s'adapter à un milieu, une manière éthique d'interagir avec le monde. Pour chaque domaine (la connaissance d'une part, l'action de l'autre), l'un des sens renvoie à un sens quantitatif et instrumental, quand l'autre a des connotations qualitatives, éthiques, relationnelles.

Il est évidemment ardu de strictement dénouer ce réseau de sens largement entremêlés. Le terme porte en outre en lui de nombreux paradoxes, le moindre n'étant pas que si la notion s'oppose parfois à celle d'« instinct », elle en est en partie indissociable (l'intelligence est liée à l'intuition). Il faudrait encore préciser les relations entretenues par l'intelligence avec des notions voisines comme la raison, la rationalité, la pensée, le logos ou l'intellect. La notion d'intelligence est donc complexe, ambiguë et plurielle, et cette ambiguïté fait partie intégrante de son histoire et de sa définition.

Or, votre article opère une réduction de la notion, qui vient attenter à sa substance même. D'un côté, vous assimilez l'intelligence aux « capacités cognitives », c'est-à-dire à la capacité de notre cerveau à être en lien avec son environnement (la perception, la concentration, l'acquisition de compétences, le raisonnement, l'adaptation, les interactions sociales…), une sorte de définition large. D'un autre, la seule définition claire figurant dans l'article est empruntée à la spécialiste des neurosciences Anil Seth, et désigne « la capacité à atteindre des objectifs dans un large éventail d'environnements ». On ne se laissera pas abuser par l'emploi du mot « environnement », souvent à connotation écologique : il s'agit ici d'intégrer des paramètres extérieurs dans le but d'obtenir un résultat efficace et non de s'adapter à un milieu de vie, de le comprendre. Agencer efficacement des moyens à des fins, et non élaborer un art de vivre, une éthique. On le voit, cette définition réfère au troisième sens de la typologie élaborée précédemment et, comme on l'a signalé, elle est intimement liée au premier sens, l'aspect de calcul et de « traitement de données ».

Ayant évacué l'intelligence comme entendement, production de sens, guide éthique et relationnel, c'est une définition informationnelle, computationnelle et opérationnelle de la notion qui se dessine, au détriment des autres sens du mot. Cela tombe bien : c'est cette définition qui prévaut dans le cas de l'intelligence artificielle. C'est d'ailleurs uniquement si l'on accepte cette définition à l'exclusion de toute autre que l'on peut parler d'intelligence à propos de machines de calcul génératives. En effet, un être intelligent est un être ayant la capacité de connaître et comprendre. Évidemment, les ordinateurs ne « comprennent » pas : ils calculent. S'ils obtiennent des résultats probants, efficaces, c'est en rapprochant des séries de données, par des effets de corrélation et non de causalité. Ils arrivent à fournir des réponses à la question « Comment ? », jamais à la question « Pourquoi ? ». Qualifier d'intelligents des calculateurs électroniques (même extrêmement performants) réduit l'intelligence au calcul, ce dernier n'étant pourtant que l'une des composantes de l'intelligence.

Pour IBM, « l'intelligence artificielle est une technologie qui permet aux ordinateurs et aux machines de simuler l'apprentissage, la compréhension, la résolution de problèmes, la prise de décision, la créativité et l'autonomie de l'être humain. » [5] C'est entendu : les IA sont des simulateurs d'intelligence, des « intelligences factices » (même si vous en doutez dans votre article), des supercalculateurs dont la puissance est telle qu'elle permet d'obtenir des résultats opérationnels que l'esprit humain ne peut obtenir. Dès 1950, dans un article sur « les machines de calcul et l'intelligence » que vous connaissez, le mathématicien Allan Turing espérait « que les machines finiront par concurrencer les hommes dans tous les domaines purement intellectuels. » [6] Apparemment, son pari est en cours d'accomplissement : depuis quelques décennies, cette puissance permet de résoudre des calculs scientifiques, de remporter d'excellents résultats aux jeux de stratégie aux règles strictes comme le jeu d'échecs, qui peuvent être réduits à une somme de calculs. Si on a longtemps douté que le développement des ordinateurs permette à la machine de battre l'humain, ce point est désormais réglé depuis la fin des années 1990, avec les premières victoires de Deep Blue contre le champion du monde Garry Kasparov. Oui, les ordinateurs détiennent ou sont en voie de détenir une puissance de calcul supérieure à l'esprit humain.

Turing, tout génie des maths qu'il était, réduisait « tous les domaines purement intellectuels » au monde des mathématiques. Or, la nouveauté introduite par les IA depuis deux ans tient à ce que les résultats opérationnels de la puissance de calcul sont en train de déborder des jeux aux règles strictes, pour envahir le terrain conversationnel, la création de contenus culturels (images, textes, vidéos…) et le travail de synthétisation de documents complexes, voire les relations sociales (agents conversationnels, IA affectives…) ; c'est à dire tous les domaines intellectuels ou, comme vous le dites, « la quasi-totalité des interactions possibles ». Ce qui paraissait hier encore relever du domaine réservé de l'intelligence humaine a été placé en concurrence avec les calculateurs électroniques. En outre, ces résultats sont voués, si on ne se décide pas à interrompre les recherches, à s'améliorer encore. De la même façon que les IA d'aujourd'hui obtiennent des résultats qu'on n'imaginait pas hier, celles de demain investiront sans doute des domaines qu'on estime aujourd'hui comme strictement humains. La surpuissance des calculateurs permet de simuler l'apparence de comportements humains complexes. Mais une bonne simulation est-elle comparable à un évènement réellement vécu ?

Dans ce cadre, vous avez raison de mentionner le test de Turing, cette expérience de pensée imaginée par Turing dans son article. Le test consiste à mettre un humain en confrontation verbale à l'aveugle avec un ordinateur et un autre humain. « Si la personne qui engage les conversations n'est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs est un ordinateur, on peut considérer que le logiciel de l'ordinateur a passé avec succès le test » [7]. Comme le rappelle un observateur, « quiconque s'est amusé à questionner le nouveau logiciel Chat GPT est forcé d'admettre que non seulement l'expérience de Turing ne relève plus de l'imaginaire, mais de la réalité bien concrète, mais qu'en plus, l'IA semble déjà avoir passé le test haut la main » [8]. La prédiction de Turing est en cours de réalisation. Ce qui est en jeu ici n'est donc pas de savoir si l'on peut techniquement élever encore, et jusqu'où, les capacités de calcul informatique. La question est celle de la définition de l'intelligence. D'excellents résultats en calcul permettent-ils de devenir intelligent ? En aucun cas. Car, de la même façon qu'il faut distinguer l'intelligence de l'accumulation de savoirs, il faut se garder de la confondre avec la puissance de calcul. Cette dernière peut certes faire illusion, mais ne peut nullement répondre à la définition plurielle de l'intelligence donnée plus haut. En particulier, la compréhension (la production de sens) et l'élaboration d'une éthique relationnelle me semblent inaccessibles aux machines de calcul génératif, celles-ci se bornant par nature à accumuler et traiter des données et à permettre des actions efficaces et opérationnelles. Pour le dire plus simplement, et comme j'ai tâché de l'expliquer dans un autre article [9] : les machines ne sont pas intelligentes et l'« intelligence » prêtée aux IA n'est pas de même nature que l'intelligence humaine. Même IBM le sait, quand vous faites semblant de l'ignorer.

2. Réduire l'être humain au calcul

Si, avec l'IA, une définition purement calculatoire et instrumentale de l'intelligence peut s'imposer, c'est parce que cette réduction est déjà à l'œuvre dans la conception libérale de l'être humain ; rien d'étonnant à ce que vous l'adoptiez, M. Cochoy, puisque vous êtes un sociologue de l'économie qui s'intéresse aux nouvelles technologies. Or, les progrès de l'informatique ne font que réaliser, amplifier et radicaliser des tendances qui étaient déjà présentes dans le libéralisme.

Dès 1651, Thomas Hobbes affirme dans le Léviathan que « la raison n'est que le calcul (c'est-à-dire l'addition et la soustraction des conséquences des dénominations générales dont nous avons convenu pour noter et signifier nos pensées) » [10]. L'être humain est alors interprété à travers ses comportements calculateurs, considéré comme un homo œconomicus qui, si on le laisse à l'état de nature, vit dans un état de « guerre de chacun contre chacun », car « la nature dissocie les humains » (Hobbes, encore [11]). Par la suite, si Helvétius et Mandeville vont considérer que l'amour de soi est la seule motivation de l'être humain, par nature égoïste, d'autres philosophes libéraux (Hume, Mill…) promouvront une vision de l'intérêt plus global, pensé à l'échelle sociale. Mais il s'agira toujours, dans une perspective utilitariste amorale, de peser avantages et inconvénients, d'additionner et de soustraire comme dans une machine à calculer. Ce double postulat — réduisant la raison au calcul et considérant les individus comme des agents rationnels cherchant à maximiser leurs gains et à réduire leurs pertes — forme la base de la science économique, depuis Adam Smith et sa « main invisible » du Marché, jusqu'aux néo-libéraux en passant par la théorie des jeux. Bien sûr, nombre de chercheurs en sciences sociales — et même d'économistes non libéraux — ont contesté une vision réductrice de l'être humain basée sur l'intérêt et le calcul. Nous sommes évidemment mus par d'autres forces que l'intérêt rationnel. L'influence des sentiments, de l'inconscient ou des déterminations sociales a ainsi été mise en avant ; le néo-libéralisme lui-même, quoiqu'héritier du libéralisme classique, a intégré à sa théorie l'irrationalité de bon nombre de comportements humains, tout en conservant paradoxalement le cadre général de l'intérêt individuel. Dans tous les cas, c'est bien la vision libérale de l'être humain réduisant l'intelligence à une collecte et un traitement de données — au calcul — qui a triomphé. Le premier sens de compréhension, entendement, se fait progressivement remplacer.

Ça va plus loin que ça. À cette vision réductrice et mécaniste de l'intelligence comme calcul correspond une représentation des êtres vivants comme machine et du cosmos comme machine géante. Ce système de pensée n'est pas propre au libéralisme. Il émerge aux XVIIe et XVIIIe siècles, quand des esprits libres professent contre l'absolutisme religieux des doctrines empiristes, matérialistes et mécanistes. À cette époque, fleurissent dans toute l'Europe des automates au réalisme bluffant : le « joueur de flûte » de Vaucanson, qui jouait douze morceaux différents, le « canard » du même Vaucanson, imitant tous les mouvements de l'animal « jusqu'à l'ingestion et la digestion complète des aliments » [12]… Cet engouement occidental pour les automates réactualise le thème millénaire des êtres artificiels (servantes d'or d'Héphaïstos, statues de Dédale, Ars magna de Lulle, Golem juif…) et inspire les philosophes. Du précurseur Descartes [13] à La Mettrie [14], en passant par Hume ou Hélvetius [15], l'être humain est considéré comme une machine sensorielle dotée de raison, au service de ses intérêts. Plus que l'humain, c'est l'ensemble des êtres vivants qui sont comparés à des machines très perfectionnées. Ainsi David Hume déclare : « La ressemblance de l'univers avec une machine faite de la main des hommes est si palpable, si naturelle, et justifiée par un si grand nombre d'exemples d'ordre et de dessein dans la nature qu'elle doit frapper immédiatement les esprits dégagés de préjugés et obtenir une approbation universelle » [16] — la métaphore du monde comme horloge mécanique géante actionnée par un « Grand Architecte » remontant à Nicolas Oresme au XIVe siècle [17]. Précurseurs du libéralisme, mais aussi du socialisme et des principales tendances de la Modernité, ces philosophes vont notablement contribuer à la rationalisation des arts, des sciences et des métiers (comme l'énonce le sous-titre de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert), et favoriser à terme la naissance de la technoscience. Jacques Luzi rappelle que « la technoscience dérive de la croyance occidentale en un Dieu-horloger ayant conçu et fabriqué un monde-machine qui, fait à son image, est pourvu de la capacité de percer tous les secrets mathématiques du « grand livre de la nature » (Galilée) » [18].

La comparaison de l'organisme, de l'esprit ou du cosmos avec des machines perfectionnées aurait pu rester ce qu'elle était à l'origine : une comparaison, un modèle, une métaphore pouvant permettre de faire des découvertes. Mais la question a pris une autre ampleur, avec la Révolution industrielle qui a imposé au début du XIXe siècle le règne des machines dans la production. Libéralisme et technoscience : ce sont deux forces différentes, quoiqu'entretenant une certaine parenté, qui se percutent à ce moment-là. D'un côté, l'idéologie libérale, avec ses mots d'ordre de « responsabilité individuelle », de « liberté » et de « propriété », qui voit la société comme un agrégat d'agents économiques rationnels et calculateurs cherchant à satisfaire efficacement leurs intérêts égoïstes. De l'autre, la technoscience, une infrastructure matérielle fondée sur les machines et la pensée abstraite, également au service d'une « efficacité » sans considérations éthiques. La rencontre de cette idéologie et de cette force matérielle va progressivement imposer dans les faits la réification des êtres vivants : on va traiter l'être humain, tous les animaux et l'ensemble du vivant comme de simples choses animées, des automates.

Deux cents ans plus tard, avec entretemps le coup d'accélérateur donné par l'informatique au milieu du XXe siècle, vous pouvez mesurer le triomphe de ce mariage de raison entre le libéralisme et la technoscience. La productivité, la production, la consommation ont augmenté dans des proportions inimaginables, le secteur économique a pris une place prédominante : les activités dites « économiques » se sont désencastrées du reste de la vie sociale pour devenir un secteur de plus en plus autonome, une fin en soi [19]. Triomphe, ou naufrage : à l'exploitation démesurée des ressources naturelles et des travailleurs répond l'isolement des consommateurs dans des réalités virtuelles et des bulles sociales.

La question centrale autour de la thématique de l'intelligence, quand elle est abordée par le rapport aux machines, est donc moins de savoir ce qui arrive aux machines quand on les compare aux humains, que ce qui arrive aux humains quand on les compare aux machines. Dans le test de Turing (comme dans l'expérience de Milgram), l'objet de l'expérience n'est pas celui que l'on croit. On pense tester une IA pour déterminer si elle est ou non intelligente ; mais on oublie de se demander ce que cette expérience fait aux humains. La réponse n'est pas brillante. En adoptant une définition computationnelle de l'intelligence, ce ne sont pas les machines qui se trouvent augmentées jusqu'au statut d'humains : ce sont les humains qui se trouvent dévalorisés jusqu'au statut de machines. Depuis le test de Turing et le développement de la cybernétique (Norbert Wiener, John Von Neumann…), les promoteurs de l'intelligence artificielle veulent réduire la vie à un ensemble d'informations et la pensée à une somme de calculs. Avec l'IA, un nouveau cap est franchi : c'est quotidiennement que nous comparons nos facultés cognitives aux machines et que, selon vous, « les spécificités supposées de l'intelligence humaine résistent assez mal aux assauts concurrentiels de l'IA ». J'avoue, Franck Cochoy, que j'ai un peu plaint vos proches quand j'ai lu sous votre plume que la seule chose qui importe dans le cadre d'une interaction, c'est d'être « capable de simuler des états émotionnels ». C'est donc que, selon vous, rien n'existe par soi-même, il n'y a que des apparences et les relations sont basées sur du vide. Entre une simulation et une véritable émotion, si les apparences sont sauves, pour vous c'est pareil. Le monde est un théâtre où des êtres vides jouent chacun leur rôle — et si le rôle doit être repris par une machine qui imite bien, eh bien c'est équivalent. La vie avec vous doit être assez fun, mais un peu creuse.

Cher Franck, j'ai bien compris que lorsque vous avez écrit votre article, vous n'avez pas eu peur d'énoncer des âneries. Vous plaidez donc « pour un accueil ouvert, mais prudent des machines intelligentes en démocratie », vous voulez « réfléchir à la façon de vivre avec les nouvelles machines intelligentes ». Le titre de l'article, quant à lui, suggère même d'accueillir les IA « parmi les humains ». Vous cultivez sciemment l'ambiguïté : s'agit-il de les inscrire au sein de la communauté humaine, ou bien de leur faire une place à côté de nous ? La leçon — ou plutôt le postulat — du test de Turing, c'est qu'il n'y a pas d'humanité en soi, seulement des manifestations d'humanité. Si une machine arrive à produire toutes les manifestations attendues d'intelligence humaine, au nom de quoi devrions-nous lui dénier le statut d'humain ? L'absurdité d'une telle question pointe les limites de votre « anti-solipsisme cognitif » : les machines ne sont pas des êtres humains et les êtres humains ne sont pas des machines [20]. Il s'agit de deux catégories différentes, deux ontologies si l'on veut. Chacune est exclusive de l'autre : elles sont différentes par nature car elles n'ont pas les mêmes propriétés constitutives ni le même statut. Les êtres vivants — dont font partie les humains — naissent. Issus du hasard, ce sont des personnes, qui possèdent une dignité. Les artefacts — outils, machines, IA… — sont fabriqués : ce sont des choses, issues d'une volonté auxquelles on peut attribuer un prix et trouver des équivalents. Pour reprendre la terminologie de Kant, les uns sont des fins en soi, les autres des moyens [21].

Encore faut-il ajouter que ce débat n'a pas lieu dans les cieux éthérés des Idées, mais dans le monde réel de 2025. Vous vous y connaissez en économie, Franck Cochoy, vous faites des livres sur les innovations technologiques au service de l'économie [22] ; vous savez que le budget R&D dans le domaine de l'IA est prévu pour atteindre 475 milliards de dollars (en hausse de 42 % par rapport à 2024. C'est l'équivalent du PIB du pays le plus riche d'Afrique, le Nigeria) [23]. Les artefacts sont des créations humaines, certes, mais surtout l'expression de la volonté d'individus particuliers, ou d'entreprises particulières, ou de classes sociales particulières. Ce n'est pas « l'humanité » qui développe l'IA, mais bien certaines entreprises et certains centres de recherches publics. Faut-il vous rappeler que l'IA est une technologie au service des intérêts du Grand Capital et des intérêts des États. Elle n'est évidemment pas neutre, même si tout article de presse sur le sujet prétend faire preuve de neutralité en affirmant que l'IA n'est ni-bonne-ni-mauvaise-tout-dépend-de-ce-qu-on-en-fait-et-il-faut-des-usages-prudents, etc., on connaît la chanson. Elle est à la fois un enjeu économique majeur et une arme au service des dominants. On est même en droit de prendre le mot « arme » au sens propre, quand on connaît l'intérêt des militaires pour le domaine [24]. Par manque de temps, je laisse de côté tout le sujet du transhumanisme, qui constitue pourtant un autre aspect important des avancées technologiques…

Résumons : au nom d'intérêts particuliers, les dominants développent une technologie issue d'une vision mécaniste du monde, qui va encourager encore la domination du monde par la Tech américaine et les États impérialistes. En contrepartie, nous aurons la possibilité de faire écrire nos dissertations par ChatGPT et de trouver du réconfort affectif auprès d'une IA émotionnelle comme Affectiva [25]. Que font les intellectuels comme vous ? Ils appellent à donner un statut juridique aux armes du grand capital, à les accueillir sur un pied d'égalité avec celles et ceux des humains qui n'ont plus que leur souris pour cliquer [26]. Vous êtes sérieux Franck ? Vous avez réfléchi deux secondes à qui sortira perdant ?

Je sais que vous n'aimez pas la métaphysique. Mais tout de même, prenons un peu de recul sur cette drôle de créature qu'est l'être humain. Faite de chair, de sang, de fantasmes, de rire, de calcul et d'intérêt, liée aux autres tant par des sentiments que par des idées, dépendante de son milieu tant pour son alimentation que pour sa vie affective, prise tantôt de délires de toute-puissance et d'autres fois d'une peur tragique de la mort, férue de poésie comme de vidéos pornographiques trash ; vous conviendrez qu'il est difficile de cerner facilement cette créature et de donner une définition simple de son intelligence. C'est un lieu commun de dire qu'on peut attendre de lui le pire comme le meilleur, mais il est bien connu qu'on trouve surtout ce qu'on cherche : en en appelant aux bas instincts (peur, égoïsme, ressentiment), on ne rencontrera pas le même être que si on vient trouver en lui le philosophe, l'altruiste ou l'artiste. C'est en cela que la réduction opérée par le libéralisme est contestable. Descriptive et prescriptive, elle oriente l'être humain sur un chemin périlleux. On peut en dire de même de la vision réductionniste qui nous présente comme des machines perfectionnées. Chacun son idéal, et celui-ci n'est pas le mien.

Au demeurant, réduire l'humain à une machine perfectionnée pose un problème : avec le perfectionnement des machines, ce qui était hier une machine perfectionnée peut vite être dépassé, et devenir une machine désuète. C'est ce qui s'est passé dans le cas de Kasparov. Autrement dit : si vous acceptez de vous placer sur le même plan que les ordinateurs, même en position de supériorité, vous ouvrez la possibilité d'être demain l'inférieur des machines. C'est ce qu'avait saisi dès 1942 le philosophe Günther Anders en analysant les sentiments qui traversent l'être humain qui se compare aux machines fruits de sa création et qui se rend compte que celles-ci travaillent mieux que lui : plus vite, plus précisément avec des productions plus régulières. La machine travaille plus vite, mais il faut aider la machine à travailler. Nous devenons les assistants des machines, ceux qui leur fournissent du carburant, qui les nettoient, qui les réparent, qui appuient si nécessaire sur des boutons… Nous croyions avoir fabriqué des instruments, et nous devenons en fait les instruments des instruments. L'être humain, confronté à ses créations, constate sa propre faiblesse face aux machines. Le sentiment majoritaire pouvait être qualifié, dit le philosophe, de « honte prométhéenne ». Il entend par là « la honte qui s'empare de l'homme devant l'humiliante qualité des choses qu'il a lui-même fabriquées » [27]. L'être humain éprouve la vanité de ses efforts, dans un monde en outre soumis à la menace d'une guerre mondiale et du feu nucléaire : c'est le règne de ce qu'Anders appelle « l'obsolescence de l'homme ».

3. De quelle intelligence l'émancipation a-t-elle besoin ?

Bon, je pense que vous comprenez un peu maintenant pourquoi je ne vous ai pas répondu dans la minute. Pour vous écrire, j'ai dû potasser un peu. Mais j'étais bien motivé, parce qu'il y a un vrai enjeu à ne pas vous laisser raconter des bêtises qui débouchent sur des erreurs stratégiques et des calomnies politiques de bas étage. En effet, en adoptant une définition calculatoire et instrumentale de l'intelligence et de la raison tout en prétendant vous placer dans la continuité des luttes féministes, antiracistes ou pour la reconnaissance de l'intelligence animale, vous trahissez l'émancipation que vous prétendez défendre.

Mettre en parallèle l'émergence de l'IA avec les luttes des femmes et des peuples colonisés semble une blague de bien mauvais goût quand on a connaissance de quelques éléments de contexte. Ainsi, un récent rapport de l'Organisation internationale du travail nous apprend que dans les emplois susceptibles d'être automatisés par l'arrivée de l'IA dans les entreprises, les femmes sont en première ligne. À l'échelle mondiale, les postes occupés par des femmes sont trois fois plus menacés que ceux des hommes [28]. Quant au racisme, on rit jaune quand on connaît le coût social et environnemental des nouvelles technologies en Afrique, dans le Grand Nord canadien, en Asie du Sud-Est ou en Amérique du Sud pour l'extraction des matières premières nécessaires à la production des outils numériques. Pour extraire ces « minerais de sang » [29], les droits des peuples premiers sont foulés aux pieds, les milices mettent la RDC à feu et à sang. Le mode de vie numérique repose sur une exploitation intensive des ressources naturelles, et se fait au bénéfice principal des grandes puissances impérialistes [30]. Il semble aujourd'hui difficile de défendre l'idée selon laquelle le capitalisme ou la technoscience seraient des formes sociales émancipatrices au service des minorités. Rassurez-moi, M. Cochoy : ce n'est quand même pas ce que vous essayez de faire croire ?

Une simple carte du monde rend visibles quels pays ont profité de la mondialisation capitaliste : c'est le Nord global qui a accru son hégémonie sur le reste du monde. Le triomphe de la rationalité instrumentale a certes permis des résultats impressionnants, en termes d'augmentation de la productivité. Mais cette recherche étant totalement déconnectée de tout impératif éthique, la productivité est maximale dans tous les domaines, y compris celui de la destruction. Alors, peut-on décemment qualifier d'« intelligente » une société ayant produit la capacité de détruire plusieurs dizaines de fois la Terre grâce à son arsenal nucléaire ? Peut-on décemment qualifier d'« intelligente » une société qui détruit la biodiversité dans des proportions inédites depuis des millions d'années ? Une société incapable de ralentir ou de stopper un réchauffement climatique aux causes majoritairement anthropiques qui menace d'atteindre 4 degrés d'ici la fin du siècle ? De quelle intelligence sommes-nous capables, alors que nous détruisons les autres êtres vivants dans des proportions inédites ? C'est curieux, car dans votre article vous semblez très conscient de ces derniers points, mais vous n'en tirez pas la conclusion qui s'impose, et vous déclarez votre amour aux pires produits du système que vous semblez dénoncer par ailleurs.

Celles et ceux qui se battent pour l'égalité entre les hommes et les femmes ou contre le racisme savent que ce n'est pas en s'appuyant sur la mentalité de calcul et de l'instrumentalisation que leurs combats pourront trouver une issue positive. Il n'y a pas d'émancipation des « minorités » au sein du technocapitalisme. « Femmes dirigeantes d'entreprises », « diversité » ou « inclusion » dans l'entreprise, astronautes de toutes les nationalités à la conquête de Mars : c'est toujours le même système intrinsèquement instrumental et dominateur qui cherche à se renouveler.

En réalité, l'émancipation desdites « minorités » (dont il reste à prouver qu'elles soient minoritaires) passe par l'émancipation de tous. Si les luttes féministes ou antiracistes spécifiques sont bien sûr nécessaires, l'enjeu repose sur une articulation des combats qui ne vienne pas oblitérer l'émancipation de l'ensemble des êtres vivants. Autrement dit, lutter pour l'émancipation devrait signifier défendre une autre vision de l'intelligence, des relations entre les êtres, une autre ontologie, incompatible avec le schéma de l'homo œconomicus et de la « guerre de chacun contre chacun ». Ce que bon nombre de personnes en lutte au quotidien essayent de mettre en œuvre, c'est l'inverse de ce que vous faites quand vous revendiquez un statut d'être intelligent pour les calculateurs électroniques. Mais enfin, vous avez vous-même écrit quelque part que l'homo œconomicus ne méritait pas tant d'acrimonie [31]

Breaking news : l'intelligence humaine – et cela vaut aussi pour l'intelligence animale – repose nécessairement sur une forme de sensibilité. Par sensibilité, j'entends qu'elle est issue des sens et intimement liée à eux, et que les sens ne peuvent se réduire à des données informatiques collectées et transmises à un centre de traitement (contrairement au cas de la machine, qui établit son seul rapport au monde par ce prisme). Désolé pour les informaticiens que vous aimez tant et qui « ont fait le pari qu'il était possible d'extirper [l'intelligence] de notre corps et de la réagencer/déplacer ailleurs », mais nous ne sommes pas que de simples réceptacles à sensations ou à données. Nous interagissons avec le monde et cette relation à double sens est constitutive de notre intelligence, l'intelligence ne se réduisant pas au traitement de données, mais incluant aussi la production de sens et de compréhension en lien avec ce que nous percevons et ce que nous produisons. Il faut donc bien comprendre cela : notre corps ne fait pas que recueillir et transmettre des données à notre cerveau. Croire cela, ce serait reproduire le vieux dualisme qui nous imagine avant tout comme des âmes, conjoncturellement incarnées dans des corps — ces derniers n'étant jamais qu'un vulgaire substrat biologique [32]. Tout ça, c'est la grande leçon de l'école philosophique de la phénoménologie, autour de Merleau-Ponty. Enfin, plutôt, ce que j'en ai compris au fil de mes lectures ; je ne prétends pas que vos collègues profs de philo agrégés expliqueraient ça de la même manière.

Connaissez Matthew B. Crawford ? Ce philosophe étasunien se livre depuis une vingtaine d'années à un travail associant phénoménologie, sciences cognitives, éloge du travail manuel et critique de l'idéologie libérale [33]. J'aime beaucoup son travail. Selon lui, nous baignons dans « une culture qui associe le progrès de la liberté et de la dignité humaine à l'abstraction toujours plus grande des contingences matérielles ». Comme j'ai déjà tâché de l'expliquer ailleurs [34], cette position d'extériorité au monde — de supériorité en fait — trouve ses racines modernes chez Descartes, qui professait un dualisme corps/esprit, chacun étant réputé indépendant. Ce dualisme est profondément ancré dans notre culture moderne : le sujet cartésien est semblable à un « cerveau baignant dans une cuve » [35], recevant passivement des stimuli extérieurs et les interprétant selon ses représentations. En réalité, rappelle Crawford, nos facultés rationnelles sont intimement liées à une compétence émotionnelle et corporelle et « le caractère incarné (embodied) de notre existence et le type de mobilité qui l'accompagne […] ne sont pas de simples auxiliaires de la perception, mais sont constitutives de la façon même dont nous percevons. Comme l'explique [le chercheur Alva Noë] : « la perception est une forme d'action. Elle n'est pas quelque chose qui nous arrive ou qui se produit en nous. Elle est quelque chose que nous faisons. » [36]. Par nature, nous éprouvons « [notre] incomplétude et, par conséquent [notre] besoin de l'autre » [37]. Il est donc illusoire de vouloir séparer corps et esprit. C'est ainsi : nous sommes notre corps, et nous vieillirons avec lui — et nous mourrons avec lui.

Construire une conception de l'intelligence alternative aux représentations mécanistes, cela peut aussi passer par étudier les agencements à l'œuvre dans d'autres sociétés. De nombreux peuples ont ainsi développé une intelligence de leur milieu dont nous serions bienvenus de nous inspirer : peuples d'Amazonie ou d'Asie du Sud-Est par exemple. Certains de ces peuples sont animistes : ils confèrent à tous les êtres vivants — et parfois même aux rivières ou aux montagnes — des esprits, des âmes. Ça peut paraître étrange, et en premier lieu à moi qui suis athée et matérialiste. Il faut cependant constater que, en pratique, ces autres cosmologies ont été incapables d'inventer les élevages concentrationnaires de poulets ou la bombe atomique. Ce n'est pas un défaut, et cela doit même être mis à leur crédit : cela traduit un rapport à leur milieu moins dominateur et moins destructeur, plus modeste peut-être. En effet, même si des mécanismes de violence existent largement dans la plupart de ces peuples, ils ont su ne pas se doter des moyens qui permettraient le déchaînement de la violence à une échelle industrielle.

La modestie, l'humilité, la capacité à s'autolimiter, à s'empêcher, la conscience et l'acceptation de notre tragique condition mortelle, voilà ce qu'il faudrait développer. Sous les auspices du technocapitalisme, l'espèce humaine a achevé de conquérir le Globe. Cette volonté de puissance, je pense qu'elle fait partie des forces qui ont toujours traversé l'humanité — les philosophes l'appellent l'hubris. Mais ce n'est que depuis tout au plus deux cents ans que nous nous sommes dotés des moyens de vraiment asservir le monde, de déchaîner notre hubris. Cette dynamique va en s'accélérant, jusqu'à ce que, probablement, on rencontre un mur. Évidemment, la solution la plus logique, la plus intelligente, consisterait à s'arrêter avant le mur. À ralentir, et à adopter un comportement moins destructeur, à sortir même de la logique de la destruction et de la domination. Mais on comprend bien les problèmes qui se posent ici : prendre cette proposition au sérieux, cesser de considérer le monde comme une « ressource » et les êtres vivants comme des outils, cela nécessiterait de démanteler la majeure partie — si ce n'est la totalité — de l'appareil de production mis en place depuis la Révolution industrielle. D'en finir avec la division internationale du travail qui s'est imposée à nous, avec la « main invisible du marché » et avec le mode de vie occidental qui, on le sait, nécessiterait si l'on voulait le généraliser à l'ensemble des êtres humains, des ressources naturelles équivalant à plusieurs planètes Terre. Il ne suffira pas de remettre en cause notre rapport au monde : il va falloir poser des actes forts. Notre mode de vie n'est pas durable, notre représentation du monde non plus, pas plus que notre définition instrumentale de l'intelligence.

Le technosolutionnisme a vécu. Les femmes ou les victimes de racisme ne trouveront aucune consolation dans le développement de l'IA ou du transhumanisme. Ce n'est pas en allant plus loin dans la technologie qu'on va résoudre les problèmes d'égalité sociale. Au contraire, nous avons passé un tel seuil dans ce développement technologique que tout progrès est avant tout un progrès de la domination, qui profite en premier lieu aux dominants. En réalité, aujourd'hui, le luddisme, le rejet des machines et du rapport social qu'elles impliquent n'est pas contradictoire avec l'émancipation. Au contraire, c'est l'un des préalables à la mise en place de toute société égalitaire. L'égalité n'aura pas lieu dans le vide, dans le cyberspace ou dans le paradis après la mort. Elle aura lieu sur Terre, entre humains qui auront décidé de se débarrasser de la logique de la domination.

4. Les animaux partent en croisade avec Franck Cochoy

J'ai parlé de modestie. En effet, parfois — souvent même — s'empêcher c'est faire œuvre d'intelligence. Cela vous évoque-t-il la fameuse phrase d'Albert Camus « Un homme, ça s'empêche » [38] ? C'est l'occasion de soulever un point intéressant qui transparaît dans votre article : le rapport entre humanité et intelligence. Il faut en effet se demander si cette dernière est réservée à l'humanité ? Beaucoup de personnes entretiennent cette croyance. Mais s'il y a bien un point sur lequel je rejoins vos thèses, c'est que l'intelligence n'est pas l'apanage exclusif de l'espèce humaine. C'est une caractéristique qu'on peut sans nul doute étendre aux animaux, ou du moins à bon nombre d'entre eux. On peut discuter de savoir si tous les êtres vivants sont intelligents. On peut également discuter de savoir dans quelle mesure une espèce mettant en place un arsenal nucléaire aux capacités de destruction qui dépassent l'entendement peut être dite intelligente. Par contre, nul doute ne subsiste quant à savoir si les grands singes — chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outans — ont une intelligence comparable à la nôtre, une capacité à utiliser des outils, la possibilité de manier des symboles, et même une culture et une morale [39]. Vous mentionnez aussi les dauphins, les perroquets, les cétacés… Nous sommes d'accord, ne confondons donc pas intelligence et humanité.

Notre accord sur le sujet va plus loin : bien souvent, même celles et ceux qui acceptent l'idée que les animaux disposeraient d'une forme d'intelligence se sentent obligés de rappeler que l'être humain dispose d'une intelligence supérieure. Mais à quelle définition de l'intelligence une telle croyance se rapporte-t-elle ? Une fois de plus, à l'intelligence entendue comme calcul, agencement de moyens à des fins, efficacité, productivité. Pour citer la définition de l'intelligence que vous proposez dans votre article, « la capacité à atteindre des objectifs dans un large éventail d'environnements ». C'est vrai : l'être humain est capable d'habiter n'importe où sur la planète grâce à ses techniques, ses outils, ses vêtements, ses chauffages d'appoint et ses climatiseurs. On sait même aller sous l'eau et parfois sur la Lune. Les bonobos et les chimpanzés en sont, eux, bien incapables. Tout comme ils sont, je le rappelle, incapable de fabriquer des armes de destruction massive. Ils ne savent pas que le Groenland, l'Antarctique ou les fonds marins existent ; ils n'ont pas non plus l'idée de les coloniser et de piller toutes leurs ressources fossiles. En un sens, leur comportement vis à vis de leur environnement est plus éthique que celui de l'être humain.

Sans doute les animaux ont beaucoup plus de difficultés que nous à produire de l'information et à la traiter. Sur le plan du calcul, tout comme sur le plan de l'efficacité, ce n'est pas à eux qu'on va s'adresser pour résoudre des équations du deuxième degré ou construire le viaduc de Millau. Pas plus que pour produire du sens, imaginer des histoires, des mythes, manier des symboles. Ce dernier point me semble une propriété intrinsèquement humaine, ce que le philosophe Cornelius Castoriadis appelle la faculté d'imagination [40]. En un sens, c'est vrai, cela nous met à part. Nous sommes des animaux, mais des animaux un peu spéciaux : des mammifères dotés d'imagination. Par contre je ne crois pas que nous disposions d'une intelligence supérieure. C'est au nom d'une telle croyance orgueilleuse que notre espèce s'est permis d'asservir toutes les autres, d'inventer des techniques inhumaines comme l'élevage industriel ou la pêche au chalut. Et, oui, j'ai employé le mot « inhumain » à dessein : personne d'autre que l'être humain ne fait des choses inhumaines ! C'est quand même paradoxal. Nous avons conscience du bien et du mal, nous avons inventé le mal radical, et nous sommes capables de dire que ce dernier est inhumain. Alors, bon, se dire supérieurs aux autres espèces, je ne sais pas.

En cela, Franck Cochoy, je vous rejoins sur le fait qu'il faut attribuer une intelligence aux animaux. Mais, un peu de jugeote : si vous pensez que les animaux sont intelligents, alors que tout montre qu'ils ne sont pas très forts en maths ou en construction aéronautique, ne serait-ce pas un critère à intégrer à votre définition de l'intelligence, et qui viendrait finalement contredire votre idylle naissante avec les supercalculateurs électroniques ? Les animaux n'ont rien à gagner à votre définition computationnelle et opérationnelle de l'intelligence. Sur ce plan-là, ils sont perdants, car leur avantage se trouve davantage dans leur adaptation au milieu, autrement dit dans la modestie dont nous sommes incapables de faire preuve. Franchement, embarquer les animaux dans votre croisade pour l'IA me semble un peu trop anthropocentré.

Conclusion : Le rôle des sciences sociales

On arrive au bout, Franck. Je ne voudrais pas trop vous accabler, mais avant de vous laisser je dois vous dire un dernier mot. Après vous avoir parlé des animaux, c'est sur les universitaires qu'il faut finir. Comme ce que j'ai à vous dire n'est pas très gentil, je vais me permettre de passer au tutoiement, ce sera plus sympa. Voilà : tu connais le contexte économique. Derrière le développement de l'IA, il y a d'énormes enjeux d'argent et de pouvoir. La technologie vient bouleverser des monopoles acquis, permet l'émergence de nouveaux acteurs. Elle envahit de nombreux domaines d'activité qui s'estimaient il y a peu intouchables. En dehors de quelques auteurs de science-fiction, qui aurait imaginé il y a quelques années que 30 % des adolescents américains qui utilisent l'IA trouvent que les interactions virtuelles sont autant voire plus satisfaisantes que les interactions avec leurs amis ? Et du côté des applications militaires, l'enjeu de l'IA est évidemment crucial.

Tu sais donc bien, Franck, que les géants de la Tech aussi bien que les États ont besoin, selon leurs propres intérêts, de développer l'IA. Et comme une modification des structures de production et de consommation doit toujours s'enrober d'un discours d'accompagnement, la publicité, le marketing, les producteurs d'images, de mots et d'idéologies sont courtisés. Hé, ça tombe bien, c'est exactement toi : sociologue du marketing, anthropologue du marché. Quel hasard ! Il y a un boulot pour toi et tes semblables : il faut expliquer aux consommateurs à quel point l'IA est nécessaire, utile, plaisante, naturelle ou conviviale. On doit vanter ses intérêts, au besoin en mentionnant quelques inconvénients, mais en se plaçant toujours d'un point de vue « constructif ». Ne pas rejeter l'IA « en soi », bien sûr, mais juste « s'interroger » sur certains de ses usages. Comme tu le disais dans un de tes bouquins à propos d'une application pour smartphone à des fins de marketing, il faut « cerner les potentialités du dispositif » et « évaluer les modalités et les chances d'insertion [du dispositif] dans son marché » [41]. Bref : accompagner le développement de la technologie avec un discours universitaire de bon aloi.

À ce titre, ton article est exemplaire, car il y est question d'un basculement ontologique : tu cherches à placer les humains et les machines sur le même plan, en affirmant que tous deux partageraient une même nature d'êtres intelligents et que la question de l'ontologie ne se poserait même plus. On peut légitimement se demander si le rôle des intellectuels et des chercheurs est bien de fournir des idéologies d'accompagnement aux technologies issues du capitalisme avancé. D'autant plus en se parant de vertus morales, et en rejetant ceux qui combattent les nouvelles technologies dans le camp du Mal et de la réaction.

La Silicon Valley a besoin de nous fourguer ses innovations. Elle a également besoin d'« idiots utiles », dans le même sens que le Parti communiste cherchait à s'entourer d'intellectuels non communistes, sociaux-démocrates ou libéraux, pacifistes sincères, dans le but de favoriser les intérêts impérialistes de l'Union soviétique. Il me semble qu'ici, les sciences sociales sont entraînées dans une croisade qui sert des intérêts bassement matériels et mercantiles : : le camelotage de l'IA.

Ce type de discours n'est pas très surprenant. Cela fait des années que, sous l'influence du très renommé sociologue de l'innovation Bruno Latour, une part importante des chercheurs en sciences sociales a pour totem la notion d'« hybridité ». Le « Parlement des choses » prôné par Bruno Latour, tout en se plaçant sous les auspices de Gaïa et du « Vivant » cherchait à inclure dans une même communauté politique êtres vivants et objets inertes [42]. Humains, animaux, ordinateurs, routes, monuments, rivières : tous membres de la société ! La critique de l'« essentialisation » a bon dos, et permet de tout mélanger, en accompagnant le déferlement technologique [43]. Enfin, je ne t'apprends rien, puisque tu avoues toi-même être très influencé par la pensée latourienne [44] et que tu cites le sociologue dans ton article. Voilà pourquoi tu veux accueillir les IA parmi nous. Pour toi, la distinction machines/vivant n'a aucun sens. Tout juste précises-tu que l'accueil de ces « créatures » (je te cite) doit être « prudent » et « démocratique ». La belle affaire, Francky ! Tu as déjà entendu quelqu'un prôner un accueil imprudent et antidémocratique ? Non, vraiment, sous des atours de belles idées généreuses et écologiques, les disciples de Bruno Latour comme toi fournissent surtout du pain béni à la Silicon Valley qui rêve de voir ses IA et ses androïdes accéder au statut de citoyen.

Moi, de mon côté, je t'avoue qu'il me semble modestement que le rôle de ceux qui pensent est de produire du sens critique, plutôt que se poser en conseillers du prince et en stratèges de l'innovation. Le technocapitalisme détruit la planète dans des proportions affolantes et cherche à imposer ses innovations, son mode de vie et sa vision du monde. À nous de nous montrer, enfin, à la hauteur de notre humanité, et de refuser les progrès de la domination, l'IA en premier lieu.

Refuser l'IA, c'est facile et c'est amusant. C'est facile, parce que l'IA est vraiment un gadget, du moins dans les usages qui sont consentis aux sans pouvoirs, un truc dont on n'a pas besoin. Il est facile de s'en dispenser individuellement, que ce soit dans les études, au travail ou dans la vie quotidienne. Ce boycott quotidien est le premier pas. On peut aussi en dire du mal, affirmer haut et fort qu'on ne s'en sert pas, qu'on refuse cette logique, qu'on ne veut pas participer à la course folle à l'innovation. Rappeler que l'IA consomme des ressources naturelles exorbitantes. Et en allant un peu plus loin, on peut chercher à entraver la production, à faire acte de sabotage : empêcher les implantations des nouveaux data centers dédiés à l'IA, contester les agrandissements des usines de puces électroniques qui servent à fabriquer le « monde augmenté », s'opposer à la numérisation généralisée. Là bien sûr, c'est moins facile. Mais là où ça peut être amusant, c'est que l'IA avance à visage découvert. Elle fait sa promo dans de nombreux débats « citoyens », comme ces jours-ci ceux de la Fête de la science sur le thème « Intelligence(s) » [45] : autant d'occasions d'aller porter la contestation et de gâcher la fête. L'IA a même des promoteurs assumés, des gens qui font sa publicité, des sociologues serviles (tu vois de qui je parle ?). On peut les dénoncer publiquement, se moquer d'eux, montrer leurs contradictions, voire leur jeter des tomates ou des tartes à la crème les jours de grande forme. Faire preuve d'esprit critique, c'est sans doute plus ça que de chercher à accueillir les IA parmi les humains.

A bon entendeur, mon Francky !

Nicolas Bonanni

PS : à propos d'« intelligence collective », merci aux camarades pour les relectures !


[2] Isaas Asimov, Le cycle des robots (1956-1986) ; Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques (1968) ; Stanley Kubrick, 2001, L'Odyssée de l'espace (1968) ; Ridley Scott, Blade Runner (1982) ; Spike Jonze, Her (2013) ; les séries Real humans, Black Mirror, Westworld, etc.

[3] Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d'Alain Rey, 2005, auquel sont emprunté une partie des développements étymologiques de ces paragraphes.

[4] René Descartes, Discours de la méthode, 1637.

[6] Allan Turing, « Comuting Machine and Intelligence », Mind, vol. 59, n° 236, 1950.

[7] Wikipédia, « test de Turing »

[8] Philippe Setlakwe Blouin, Le devoir, décembre 2022.

[9] Nicolas Bonanni, L'écologie, révolutionnaire par nature, Le monde à l'envers 2025, en particulier l'annexe « La nature de l'écologie ».

[10] Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, pp. 110-111 de l'édition Folio.

[11] Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, pp. 224-225 de l'édition Folio.

[12] Philippe Breton, Une histoire de l'informatique, La découverte, 1987.

[13] René Descartes, Discours de la méthode, 1637.

[14] La Mettrie, L'homme-Machine, 1748.

[15] Helvétius, De l'homme, 1795.

[16] David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779 (cité par Bertrand Louart, Les êtres vivants ne sont pas des machines, La Lenteur, 2018).

[17] Jacques Luzi, Au rendez-vous des mortels, La lenteur, 2018.

[18] Jacques Luzi, Ce que l'intelligence artificielle ne peut pas faire, La lenteur, 2024.

[19] Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944.

[20] Bertrand Louart, Les êtres vivants ne sont pas des machines, op. cit.

[21] Si Kant attribuait cette qualité aux seuls humains, je propose de l'attribuer aux êtres vivants.

[22] Franck Cochoy, Sociologie d'un « curiositif », Le Bord de l'eau, 2011.

[26] Dans une optique de modernisation, l'expression vient de remplacer officiellement « n'avoir plus que les yeux pour pleurer ».

[27] Günther Anders, « Sur la honte prométhéenne » [1942], in L'Obsolescence de l'homme [1956], éditions de l'Encyclopédie des nuisances et éditions Ivréa, 2002.

[29] Christophe Boltanski, Minerais de sang. Les esclaves du monde moderne, Grasset, 2012

[30] Un exemple parmi d'autres : Fabien Lebrun, Barbarie numérique, L'échappée, 2024.

[31] Franck Cochoy (dir.), La captation des publics, Presses universitaires du Mirail, 2004.

[32] Voir Céline Lafontaine, L'empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004 et La société postmortelle. La mort, l'individu et le lien social à l'ère des technosciences, Seuil, 2008.

[33] Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La découverte, 2010 ; Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, La découverte, 2015.

[34] Nicolas Bonanni, Que défaire ? Pour retrouver des perspectives révolutionnaires, Le monde à l'envers, 2022.

[35] L'expression est de Hillary Putnam, citée par Matthew B. Crawford, Contact, op. cit.

[36] Matthew B. Crawford, Contact, op. cit.

[37] Matthew B. Crawford, Contact, op. cit.

[38] Albert Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994.

[39] Les travaux de nombreux éthologues sont à ce sujet éclairants. Voir la bande dessinée de vulgarisation d'Aurel Singes. Quel genre d'animaux sommes nous ?, Futuropolis, 2021.

[40] Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, 1975.

[41] Franck Cochoy, Sociologie d'un « curiositif », op. cit.

[42] Bruno Latour, « Esquisse d'un parlement des choses », Ecologie & politique n° 56, 2018. https://shs.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2018-1-page-47?lang=fr#s1n5

[43] À ce sujet, voir Nicolas Bonanni, L'écologie, révolutionnaire par nature, op. cit., en particulier l'annexe « La nature de l'écologie ».

[44] Franck Cochoy, Une histoire du management. Discipliner l'économie de marché, 1999.

29.09.2025 à 10:27

L'autel

dev
Texte intégral (1264 mots)

Je ne suis rien
et ma parole est passagère
comme moi,
entre des gens de passage,

c'est pourquoi,
je parle de toi.
Bassam Hajjar

Est-ce une démence absolue qui s'est accaparée du sionisme, poussant cette idéologie née au cœur des nationalismes européens qui émergèrent au dix-neuvième siècle, à coup de massacres et contre-massacres, et de « mythes fondateurs » montés de toutes pièces, avant même les deux terribles guerres dites mondiales, alors que les colonies européennes étaient à leur apogée, que trois continents étaient déjà définitivement « conquis », les différentes populations autochtones soit décimées, soit réduites à portion congrue ; est-ce donc une démence absolue qui pousse cette idéologie à croire dur comme fer à son propre délire mystico-mythique qu'elle a longtemps su utiliser, manipuler, et qui désormais la déborde de toutes parts, faisant fusion totale avec l'autre grand délire sioniste, celui qui l'avait précédé de peu, le sionisme chrétien issu du christianisme évangélique apparu d'abord en Grande-Bretagne avant de prospérer aux États-Unis, chacun entraînant l'autre au plus loin et au plus aliéné dans cette fuite en avant génocidaire ?

Est-ce cet appel du vide que plus rien ne peut combler dorénavant, pas même cette mer de sang, pas même ce tenace goût de cendres et de poussière, un appel du vide qui n'attendait que ce basculement au-delà de toute limite, à l'image de cette morbide promesse éternelle, ce sacrifice définitif de l'autre, des autres, tous ceux qui n'ont pas été choisis, ces êtres humains en trop ? L'autel n'est que cela après tout : offrandes aux pieds de Yahvé ou tout autre nom qu'on veut bien donner à ce dieu unique. Une infernale machine de mort qui n'en finit plus de s'autoalimenter, qui surtout n'en finit plus d'être alimentée, en continu et en toute impunité, au vu et au su de tous — qu'il y ait reconnaissance ou pas d'un dit État Palestinien, cette peau de chagrin, où règnerait un fantoche de plus.

Mais quand nous parlons d'Israël, de l'État hébreux, comme il aime tant se nommer, nous parlons après tout d'une population qui ne dépasse pas les sept millions, qui ne peut démesurément croître, et qui ne peut vraiment dominer — n'oublions pas ce qu'est l'essence-même du sionisme, toutes tendances confondues : une colonisation, et toute colonisation est d'abord et avant tout domination — qu'au-dessus, à coup d'avions de chasse, d'hélicoptères, de drones, de satellites et autres instruments de technologie mortelle de pointe, qui ne peut donc durablement occuper le terrain une fois envahi. Pas suffisamment de soldats, et nulle Alya ne suffirait. Le « Grand Israël » (dépassant largement la fameuse rivière) ne se peut, sinon dans un vaste délire mental, un terrifiant conte pour soi et pour les autres, à commencer par les indigènes condamnés à l'assujettissement ou à la disparition, encore une fois.

Est-ce donc cette impasse sanguinaire, génocidaire, suicidaire, ou le sionisme n'est-il aujourd'hui qu'une sorte d'avant-garde poussée du surcapitalisme, véritable bras armé et laboratoire sécuritaire à ciel ouvert d'un futur déjà présent ? Les différents lobbys et alliances actuelles de circonstance ne peuvent expliquer à eux seuls la sidérante complicité de plus d'un pays. Il est tout de même question d'intérêts financiers, économiques, qui sont pour le moins pharamineux. Et cette domination sans répit qu'exerce le capital — aujourd'hui dans sa variante largement entre extrême-droite et droite-centre-extrême (comme plus d'une fois depuis au moins la révolution industrielle) — ne sefait pas seulement aux dépends de toute population qui refuse d'être asservie, qui persiste en dépit de tout à l'autodétermination, y compris dans les ex-colonies, ou encore dans les territoires supposément libérés, décolonisés, constamment dépouillés de leurs ressources naturelles ; elle s'exerce tout autant, de manière encore plus pernicieuse à dire vrai, sur sa propre population, à domicile, utilisant bien évidemment les flux migratoires (faisant immanquablement comme si notre monde n'était pas le fruit de siècles de mouvements migratoires, et sans lesquels plus d'une infrastructure n'existerait pas, mais que diable !) pour dissimuler cette exploitation de plus en plus sophistiquée dans son exigence d'une servitude volontaire — sinon : matraques, Tazer, grenades défensives, gaz de toutes sortes, garde à vue, au strict minimum.

Ce capitalisme suprême, même quand il nous la joue national, patriotique et toute la mascarade qui vient avec, n'a strictement aucune frontière quand il est question de profit. Et, nous le savons : il est toujours d'abord et avant tout question d'intérêts et de profits avec ce Moloch. Bien entendu, ce surcapitalisme dans sa version impérialiste occidental continue et continuera de mépriser au plus profond les populations des dits tiers et quart-monde. Il n'empêche que pour ce suprémacisme de toujours, toute population, « ceux d'en bas » plus précisément, ne sont que subordonné, sujet, consommateur, chair à canon quand nécessaire, quelles que soient leurs origines, ou alors ce ne sont que du lumpen, des rebuts et rien d'autre, des bouches en trop. Les dominants et les dominés encore et encore, et la fumeuse classe moyenne bien coincée au milieu de cette terrible échelle. La finance est en somme la seule internationale (oui, ce mot) qui fonctionne. Non pas une union quand même ! Les requins se tolèrent tout au plus entre eux. À l'inverse de cette grande illusion de l'abolition des frontières, que plus d'un a pensé tenir enfin avec l'invention de l'internet et sa propagation, oubliant que nulle recherche scientifique, technologique, n'échappe à leurs insatiables appétits, qu'elle est souvent même parrainée par ces squales. Le virtuel, l'intelligence artificielle, n'ont pas fini de brouiller encore plus la géographie, nos esprits et les lisières, tout en les creusant encore plus. Et la finance internationale en joue et s'en joue à merveille. Le nerf de la guerre, plus que jamais.

Cette démence sans fin du sionisme ne se peut assurément sans l'inconditionnel apport de plus d'un autre État et tout ce que le surcapital dans toutes ses composantes déploie, engrange, broie, sans rémission aucune. Après tout, cet État colonial en expansion continue, ne produit pas le gros de sa machine de mort. Il est extrêmement dépendant des États complices que nous connaissons (y compris dans le monde arabe, comme on l'appelle), et plus particulièrement de la grande puissance impériale d'aujourd'hui, ces États-Unis bâtis sur des terres entièrement spoliées au bout d'une conquête qui a duré près de quatre siècles, loin de toute caméra, de tout réseau, de tout direct, du live.

Ghassan Salhab

10 / 10

 

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