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25.11.2024 à 15:08
Marseille en plan
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« Se berner soi-même ou seulement ses administré.es »
- 25 novembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Texte intégral (3498 mots)
Laisser en plan signifie quitter quelqu'un
e alors qu'on devrait rester à ses côtés, ou quitter une activité dont on devrait pourtant s'occuper. La Cour des comptes vient de publier un rapport sur le dispositif Marseille en Grand qui jette une lumière crue sur ce qui parait à première vue être une incompétence mais qui s'inscrit pourtant dans un système d'abandons et d'oppressions.Les enfants de la famille Gaudin souffraient de nombreux manques. Mal nourris et mal logés, ils avaient plusieurs rêves. Un rêve de vacances où ils pourraient enfin admirer la tour Eiffel, puis un rêve quant à leur futur métier d'ingénieur. Face au constat de l'incapacité de leur père à satisfaire leurs besoins ainsi que leurs droits les plus basiques, deux oncles vinrent, tels des sauveurs, apporter leur secours. Ces deux bienfaiteurs, qu'on appellera Emmanuel et Benoit, ont ainsi offert à leurs neveux une journée à Paris où ils purent goûter des mets délicieux et visiter le quartier de la Défense. Ils les inscrivirent également en lycée professionnel parce qu'il était urgent « qu'ils s'offrent de l'autonomie et de la liberté grâce au travail ». Ah, oui : ils ont également repeint les murs moisis de leur chambre.
Lorsque les enfants exprimèrent leur déception (la tour Eiffel sera visitée par de futurs ingénieurs qu'ils ne seront pas) les oncles pourfendirent leur ingratitude face à « plus de 5000 euros mis sur la table ».
Voilà à quoi ressemble globalement le plan Marseille en Grand, au sujet duquel la Cour de comptes vient de publier un rapport. Dans ce rapport et dans tout ce qu'on sait sur ce plan, on retrouve tous les éléments de l'anecdote introductive, et bien plus que ça.
Marseille en Grand est un plan annoncé par M. Emmanuel Macron le 2 septembre 2021 dans un discours fleuve prononcé au palais du Pharo. Ce plan a été présenté comme un dispositif complexe qui devait non seulement répondre à une « situation d'urgences sécuritaire, sanitaire et sociale », mais aussi saisir cette occasion pour aller bien plus loin et engager des réformes sur le plus long terme.
Les constats que faisait M. Macron sont identiques à ceux de la Cour des comptes et rejoignent tous ceux que les habitant.es et usager.es des services publics marseillais font depuis de trop nombreuses années. L'état des écoles publiques est indigne, le réseau des transports est très insuffisant, la qualité des services sanitaires se dégrade sans cesse, les logements sont non seulement insuffisants mais aussi dans un état très dégradé etc.
Tout ceci était connu depuis très longtemps mais les réponses qu'on y apportait étaient la plupart du temps uniquement sécuritaires. Et les seules augmentations successives du nombre des policiers n'ont évidemment jamais réussi à régler les problèmes, qu'ils soient marseillais ou pas. Mais, comme le rappelle la Cour des comptes, d'autres réponses d'ampleur avaient déjà été annoncées, notamment en 2013. Le Premier ministre d'alors, Jean-Marc Ayrault, avait annoncé le 8 novembre 2013 un plan à « plus de 3 milliards d'euros » pour Marseille. Un budget faramineux qui était censé se pencher sur la rénovation des quartiers défavorisés et sur l'amélioration du réseau des transports, déjà. Mais ces annonces n'ont depuis fait l'objet d'absolument « aucune évaluation ». Qu'à cela ne tienne, certains projets qui y figuraient seront réintégrés dans le plan Marseille en Grand. Voilà une filiation qui n'augure rien de bon.
La lecture du rapport de la Cour des comptes peut donner l'impression d'une grande incompétence mais ce n'est pas là que se trouve l'essentiel. Essayons de nous pencher sur ce que nous dit ce plan Marseille en Grand sur la gouvernance de notre société en général.
Comme tout dispositif banalement néolibéral, Marseille en Grand est un plan tombé du ciel. Ou plutôt de l'imagination des experts qui sont censés régir, grâce à leur savoir, notre société et nos vies. Il se pourrait même qu'il s'agisse ici de l'expert en chef, à savoir celui qui occupe la fonction du Président de la République. La Cour des comptes pointe un manque de préparation flagrant : « le plan Marseille en Grand n'a été précédé d'aucune étude d'ensemble. Il ne repose donc pas sur un diagnostic préalable global […] Le plan Marseille en Grand n'a pas fait l'objet d'une concertation préalable à son annonce. Outre l'apport qu'aurait pu représenter une telle concertation en termes d'identification des besoins de la population et de solutions à mettre en œuvre, l'association de la société civile constitue un facteur d'adhésion à une politique publique ».
Plutôt qu'un « oubli » ou une « incompétence », il faut voir cette absence de concertation comme révélatrice du rapport ordinairement paternaliste qu'entretiennent les gouvernants avec leurs administré.es dans notre société. Le néolibéralisme comme gouvernance des experts se doit parfois de donner l'illusion de démocratie et donne ainsi la parole aux « citoyen.nes ». Mais à force de rendre cette parole purement décorative, c'est le sens même du concept « démocratie » qui se trouve érodé. Rien que ces dernières années nous avons eu un bon nombre de « concertations » qui ont toutes abouti au même résultat, c'est-à-dire à rien. Le « Grand débat national », les cahiers de doléances, les diverses conventions citoyennes… tant de dispositifs pour accueillir la parole pour mieux l'ignorer. De plus, même ce qui constitue le socle minimal de la démocratie, c'est-à-dire le vote, tend à être ignoré lui aussi. Alors, voir que le plan Marseille en Grand n'a pas été précédé d'une concertation, on peut voir cela comme un signe d'honnêteté et de gain de temps.
La concertation n'est pas la seule absente pointée par le rapport de la Cour des comptes. D'autres manques y sont soulignés :
Pas de contractualisation d'actions, de calendrier prévisionnel global donc pas de vision ni de suivi global du plan : « Le contenu du plan ne s'appuie sur aucun autre document que la transcription du discours du président de la République[...] les objectifs du plan ne sont pas explicités et ne peuvent qu'être déduits de la nature des mesures proposées. Ils font dès lors l'objet d'interprétations diverses voire concurrentes de la part des acteurs, qui ne s'entendent pas sur la gouvernance adéquate. »
Pas de coordination entre les différents volets du plan qui sont pourtant souvent interdépendants (l'ouverture ou la taille d'une école peut dépendre de l'offre de transports ; le volet de l'aide à la création d'entreprises aurait pu être orienté de telle manière à bénéficier des retombées d'un autre volet du plan, par exemple celui de la rénovation des écoles ou logements…).
Pas d'évaluation de satisfaction des besoins. Il n'y a même pas de suivi de dépenses globales : seules les dépenses engagées par l'Etat sont centralisées dans un tableur à la préfecture, et parfois de façon très grossière : « L'outil de suivi financier à la disposition de l'État apparaît sous-dimensionné au regard de l'enjeu que représente le pilotage d'un plan de plusieurs milliards d'euros. En premier lieu, il retrace les seuls crédits de l'État. Les dépenses des collectivités territoriales, qu'elles agissent en qualité de maître d'ouvrage ou de cofinanceur, ne sont pas indiquées. Ainsi, il n'existe pas de consolidation budgétaire du plan Marseille en Grand et le montant total des engagements des administrations publiques n'est pas connu. »
D'après la Cour, le plan se « présente donc davantage comme un catalogue de mesures, dont l'utilité n'est pas contestée, que comme une politique globale ». Certaines mesures dudit catalogue ne correspondant même pas aux objectifs affichés (notamment dans le volet transports où on n'a fait que financer des projets préexistants, sans cohérence globale, et dont certains ne répondent aucunement à l'objectif affiché de désenclavement des quartiers nord ni à celui de décongestion routière).
Tous ces manques compromettent clairement l'atteinte des objectifs affichés : « En l'état de sa mise en œuvre, le plan Marseille en Grand présente des insuffisances intrinsèques et organisationnelles de nature à compromettre la pleine satisfaction des besoins qu'il vise en priorité. »
Alors, après avoir lu et constaté tous ces dysfonctionnements majeurs dont fourmille ce plan, on se dit que carence rime avec incompétence. Mais alors, que d'incompétences dans cette ville depuis des dizaines d'années ?! Incompétence des équipes municipales successives ? Incompétence des responsables métropolitains ? Incompétence gouvernementale et étatique enfin puisque les plans précédents sont tombés à l'eau et celui-ci semble plus que mal fichu ? Et des incompétences souvent bien sélectives car la plus grande part de carences se concentre dans les quartiers les plus pauvres. Alors, tout comme un chat, même masqué, doit être appelé un chat, une telle systématicité en politique reste au mieux et inconsciemment du mépris de classe, mais plus certainement et de façon volontaire une politique discriminatoire.
Puisque si peu de soin est accordé à la réussite effective quant aux objectifs affichés, nous devons réexaminer l'utilité réelle de ce plan du point de vue de ses concepteurs.
Ce plan est venu éteindre un incendie qui couvait dans une ville martyre. Il y a eu le 5 novembre 2018, la rue d'Aubagne, des décennies de gestion paternaliste et il était devenu impossible de ne rien faire. Mais ce rapport de la Cour des comptes, en révélant l'indigence du plan, révèle également le cynisme avec lequel on traite la précarité et les classes populaires. Ceux qui sortiront gagnants de ce processus, ce sont les gagnants éternels : les détenteurs du capital ainsi que leurs représentants, à savoir les classes dominantes.
Ce plan Marseille en Grand est un plan purement néolibéral car il en contient tous les marqueurs :
Une conception dans les hautes sphères, sans aucune consultation des populations locales, comme déjà évoqué plus haut.
Un investissement massif de l'argent public dont la majeure partie finira dans les caisses de grandes entreprises privées (du BTP mais pas uniquement), le tout donc sans garantie quant à la satisfaction des besoins des premiers concernés.
La poursuite de la soumission des services publics aux logiques concurrentielles et financières qui régissent la sphère des entreprises privées. Sur ce point, la situation de l'AP-HM (Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille) est paradigmatique. La situation financière de l'établissement étant très difficile, la Cour des comptes précise que « outre le fait que les mesures du plan ne permettent pas de restaurer les marges de manœuvre financières de l'établissement, la persistance de ses difficultés financières structurelles est de nature à faire peser des risques sur la réalisation du volet investissement du plan Marseille en Grand pour les hôpitaux de Marseille. » Ainsi, l'argent public peut aider à régler des problèmes financiers (la dette) mais on se refuse de sortir de la logique financière elle-même qui coule l'hôpital public et la qualité de ses prestations au moins depuis l'instauration du principe de la tarification à l'acte et l'introduction des logiques du marché dans le service public hospitalier. Si on se rappelle que ces logiques marchandes y ont été introduites par souci d'efficacité et pour améliorer le service, on se surprend à rire jaune.
Enfin, c'est à l'école qu'on fait subir la plus grande « expérimentation » néolibérale. Tout en venant donc prévenir des drames imminents, au vu de l'état scandaleux du bâti scolaire, la plan Marseille en Grand a rajouté aux urgentes et indispensables rénovations des écoles une prolétarisation sous forme d'autonomisation. Le principe est simple : dans les « écoles innovantes » participant à l'expérimentation, il s'agira de supprimer les règles statutaires qui protègent les personnels. Le/la directeur.ice d'école devra pouvoir choisir les enseignant.es avec lesquel.les iel va travailler.
Actuellement, les mutations des enseignant.es se font en fonction de leurs vœux et d'un barème objectif constitué de plusieurs éléments (ancienneté de service, ancienneté sur le poste occupé etc.) Faire voler tout cela en éclats et le remplacer par des critères tout sauf objectifs et transparents, c'est créer de l'insécurité et de la précarité pour les personnels enseignants. Si on y ajoute l'obstination du ministère à imposer des méthodes qu'il juge efficaces, des réformes rétrogrades et un abandon des élèves issus des classes populaires, cette précarisation prend alors des airs de prolétarisation, réduisant les enseignant.es en agents obéissants appliquant des méthodes ministérielles expertes. Savoir qu'il n'y a plus de statut ou de barème objectif qui protège d'une mutation forcée rend les gens beaucoup plus dociles et prêts à abandonner ce qui fait le cœur même de leur métier : l'expertise pédagogique.
Enfin, le rapport de la Cour des comptes précise que le seul avantage réel de ces écoles innovantes, à savoir le financement des dispositifs pédagogiques, ne comporte aucune garantie de pérennisation. Vu les tendances restrictives du budget, il se peut que de tout ceci ne subsiste finalement que ce qui représente le cœur du projet néolibéral pour l'école : la soumission de ses personnels aux règles du marché de travail, donc aux injonctions de l'employeur de plus en plus strictes et précises et donc la prolétarisation au bout du compte. Cette prolétarisation doublée d'une transformation des directeur.ices d'écoles en hiérarchie intermédiaire n'est pas uniquement le fruit de ce plan mais découle d'une stratégie mûrie à travers la loi Rilhac ou le Grenelle de l'éducation.
Cette introduction des lois du marché de travail au sein de l'école publique va de pair avec la subordination de l'institution scolaire elle-même aux besoins du capital, c'est-à-dire des entreprises privées. Cela ne peut être le sujet de ce billet, mais nous devons mentionner que toutes les réformes convergent vers la réduction du rôle de l'école publique à la fabrication d'une main d'œuvre pas chère et docile. Que ce soit la réduction de contenus enseignés en école primaire aux « fondamentaux » et à des techniques efficaces, le « Choc des savoirs » avec le tri social des élèves dès le collège ou encore la réforme indigente des lycées professionnels abandonnant les élèves de ceux-ci aux désirs des entrepreneurs, toutes ces évolutions convergent vers ce qu'on nommait plus haut une politique discriminatoire à propos des carences constatées à Marseille. Bref, il s'agit d'une politique de classe assumée.
De plus, la particularité de Marseille du point de vue historique et sociologique à travers son lien avec les populations issues des colonies n'est pas étrangère ni à la politique paternaliste de l'ère Gaudin ni non plus à sa désignation comme lieu de l'expérimentation. Quant au choix de l'école et de ses personnels comme objets de la prolétarisation à venir, il n'est pas sans lien avec la proportion qu'y occupe une autre catégorie dominée, à savoir les femmes.
La question se pose maintenant sur l'attitude que nous devons adopter face à tout cela.
Certains ont choisi de collaborer et de nier les aspects plus que gênants du plan. Ainsi, le maire de Marseille, Benoit Payan, a déclaré dès le 30 octobre 2021 dans une interview au journal La Marseillaise que le recrutement des enseignant.es par les directeur.ices « ne se fera pas » et que cette idée était « oubliée ». Ainsi, le voilà dans le beau rôle de celui qui a obtenu des moyens importants pour sortir les écoles d'une situation indigne et qui a fait reculer le président et le ministère sur ce sujet de prolétarisation des enseignant.es. Sauf que…
Sauf que le réel ne sort pas de la tête de M. Payan mais est le résultat d'un rapport de forces. Ainsi, les affectations dans les écoles innovantes ne se font plus sur la base d'un barème objectif et transparent mais sur un entretien avec un jury composé du/de la directeur.ice ainsi que de son supérieur hiérarchique, l'Inspecteur de circonscription. Pourtant, en homme « de gauche » M. Payan aurait pu se douter du caractère rétrograde du plan présenté par M. Macron. Il aurait pu saisir certains indices dans le discours présidentiel du palais du Pharo.
Mais lorsque le président lui dit « vous avez un problème avec vos personnels municipaux et vous avez trop de grèves », il ne fait qu'appuyer là où M. Payan avait déjà mis son doigt. En effet, quelques mois plus tôt, alors que la situation des écoles marseillaises était ce qu'elle était, la priorité du maire fraîchement arrivé avait été de délibérer et de limiter le droit de grève des agents municipaux. Alors un président qui dans son discours évoque « trop de grèves », « l'absentéisme », des agents « qui ne sont jamais là », d'autres qui « viennent juste prélever leur dîme », non seulement cela éclaire l'actualité et nous rappelle que ce qui se trame en ce moment avec la proposition de porter à 3 le nombre de jours de carence des fonctionnaires est inscrit dans une idéologie instillée dans les esprits depuis de trop longues années, mais cela peut aussi éclairer la position des gens qui se prétendent opposés à M. Macron mais qui dans les faits ne s'en différencient guère que par le style ou la couleur de la veste.
Donc, lorsque M. Payan avait clamé que le recrutement des enseignant.es par les directeur.ices était « une idée oubliée », la réalité lui a donné tort. On aurait pu penser qu'il s'agissait justement là d'une tentative d'installation d'un rapport de forces où le maire tentait de faire pencher la balance du côté de la protection du statut des enseignant.es. Mais lorsqu'on lit, trois ans plus tard dans le même journal La Marseillaise (dont la qualité ne peut être remise en cause par l'indigence des interviewés), M. Ganozzi (adjoint au maire de Marseille en charge du Plan écoles) déclarer : « Emmanuel Macron liait le projet d'écoles innovantes au fait que le directeur choisirait ses enseignants. […] Ça a été abandonné et tant mieux. » On voit là qu'il s'agit d'une simple négation ou d'un travestissement de la réalité.
Voilà, face à cette stratégie qu'on peut qualifier au choix de celle de l'autruche ou de mystification, selon qu'on imagine si l'équipe municipale tente de se berner soi-même ou seulement ses administré.es, il en est une autre. L'autre stratégie, la seule conséquente politiquement face à ce plan, à ce rapport et à cette politique de classe, c'est de se dresser en face de façon lucide et de lever les draps que les uns et les autres ne cessent de jeter tant sur le réel que sur leurs véritables desseins. La solidarité avec les dominé.es, les opprimé.es et les abandonné.es passe par là. Le temps des compromis n'est plus.
Jadran Svrdlin
25.11.2024 à 15:03
Le Hirak, boussole de la vérité historique sur l'Algérie
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À propos d'un article paru dans lundimatin
Serge Quadruppani
Texte intégral (2396 mots)
En général, celles et ceux qui écrivent dans Lundimatin s'intéressent à ce que « le peuple veut », surtout quand « le peuple veut la chute du régime ». Le slogan des insurrections arabes restera l'emblème de la décennie ouverte à Sidi Bouzid en décembre 2010 et close en 2021 par le grand renfermement mondial sous couvert de Covid. De cette décennie d'agitation et de soulèvements qui, partis de l'aire arabo-musulmane, se sont étendus en plusieurs vagues à toute la planète – des États-Unis à l'Espagne, du Chili à Hong Kong en passant par la Turquie du parc Gezy à la France des Gilets jaunes et des grandes manifs contre les lois de destruction des droits sociaux –, de ce moment de craquement dans la gouvernance mondiale, subsiste une conviction solidement ancrée dans la pratique comme dans la théorie. La conviction – récemment ravivée par de nouveaux soulèvements, de l'Iran au Bangladesh – qu'il existe une conflictualité fondamentale entre les gouvernements de la planète et leurs « peuples », cette fraction majoritaire de la population principalement constituée par l'alliance des classes subalternes et d'une fraction de la bourgeoisie intellectuelle. C'est avec cette boussole, « le peuple veut la chute du régime », qu'il s'agit de penser, quand on veut s'opposer au cours catastrophique du monde.
Or, il semble que dans la très légitime volonté d'offensive contre un éditorialiste réactionnaire du Point (pardon pour le pléonasme) récemment goncourisé, cette boussole ait été perdue ici-même. Dans cet article de Yassid ben Hounet, il est en effet prétendu que Houris, le roman de Kamel Daoud [1], repose sur une fausse rumeur répandue en Algérie et surtout diffusée en France par « quelques journalistes passe-plats, naïfs, ethnocentrés, arrogants et/ou qui dédaignent l'Algérie ». Cette rumeur porte sur l'histoire de la « décennie noire » : ces années 90, durant lesquelles l'État algérien et les maquis islamistes se sont affrontés, principalement aux dépens de la population civile (150 000 morts). Ceux qui, comme moi, prennent au sérieux la prétendue « rumeur », soutiennent que le Groupe Islamique Armé était infiltré par le DRS, le Département du Renseignement et de la Sécurité (qui a remplacé la Sécurité militaire de Boumediene, et qui est devenu en 2016 Département de Surveillance et de Sécurité). Il s'agissait pour le principal Service secret algérien d'utiliser ces maquis pour affaiblir ceux du Front islamique de salut, de punir par une série de massacres les zones rurales qui soutenaient les maquis du FIS et de faire pression sur la France. Selon ben Hounet, « aucune recherche sérieuse ne corrobore cette thèse ». Or, ce qu'il prétend être « une grande fake news », « un grand récit complotiste », est en réalité une description de la réalité très largement documentée.
Rappel historique
Tout l'argumentaire de l'article litigieux repose sur un sol particulièrement mouvant : l'assimilation, sous le nom générique d'« Algérie », du gouvernement et du peuple algérien. Comme si c'était tout un. Mais si tel était le cas, pourquoi ces émeutes récurrentes depuis les années 1980 (Kabylie - 1980 ; Oran et Saïda - 1982 ; Oran - 1984 ; Casbah d'Alger - 1985 ; Constantine et Sétif -1986) ? Pourquoi les émeutes de 1988, si atrocement réprimées (plus de 500 morts, une grande créativité dans les tortures infligées aux émeutiers interpellés) ? Et, la parenthèse de la décennie noire refermée, pourquoi le Hirak (voir ici et ici) ? En réalité, dès que le peuple algérien se manifeste, il n'hésite pas à faire exactement ce que ben Hounet reproche aux « intellectuels décadents » français : jeter « l'opprobre sur les actions des services de sécurité de l'État algérien (police, gendarmerie, armée) ».
Quand ben Hounet prétend que durant la décennie noire « l'Algérie a dû faire face, seule, au terrorisme des groupes islamiques armés », cette prétendue solitude dans la lutte contre l'islamisme mérite un petit rappel historique. Après l'indépendance de l'Algérie et l'illusion lyrique des premières années, où l'on parlait d'autogestion dans les usines [2], le coup d'État de Boumediene a cadenassé le pouvoir politique autour d'une caste militaire prédatrice qui, trop occupée à se remplir les poches, n'a jamais développé un pays à fortes potentialités économiques en se contentant d'acheter la paix sociale grâce à la rente du pétrole. C'est la crise de cette dernière, entraînant l'appauvrissement général de la population (hormis la caste militaire) et de sa jeunesse en particulier, qui explique les émeutes des années 1980.
Après le soulèvement de 1988, un processus de démocratisation est lancé et les premières élections libres se déroulent en janvier 1991, à la suite de quoi il apparaît clairement que « le peuple veut la chute du régime » - fut-ce en portant au pouvoir un parti réactionnaire. Le Front islamique du salut avait été, dans un premier temps encouragé en sous-main par un pouvoir soucieux avant tout d'affaiblir les oppositions démocratiques – comme cela s'était passé dans l'Égypte d'Anouar el-Sadate bienveillante envers les islamistes et comme il adviendra en Palestine avec la politique israélienne favorisant le Hamas. Fort de son implantation locale et des services sociaux qu'il assumait à la place d'un État défaillant, le FIS frôle la majorité absolue au premier tour des élections. Sur quoi, le président Chadli démissionne et l'armée prend le pouvoir : il n'y aura jamais de deuxième tour. Le paradoxe est que ce coup d'État, qui s'oppose directement au fonctionnement du suffrage universel, est accueilli par le soulagement diversement dissimulé des démocraties occidentales. Ni la France ni l'Europe n'auraient aimé avoir un régime islamiste à leurs portes. Cependant, le gouvernement français, bien renseigné sur le fait que son homologue algérien s'est lancé dans une guerre sans merci contre une bonne partie de sa population, est partagé sur l'idée d'afficher son soutien à la politique de ceux qu'on a surnommé les « éradicateurs », à savoir les généraux partisans d'en finir avec l'islamisme à force de massacres. Le Monde diplomatique, peu soupçonnable de sympathies néocolonialistes, dans un article de 2005 écrit par deux spécialistes du Maghreb, résume bien la situation au début de la décennie noire :
« Fin 1993, le commandement militaire algérien, engagé depuis près de deux ans dans une guerre sans merci contre l'opposition islamiste, cherche à faire basculer la France en sa faveur. À Paris, au ministère de l'Intérieur, M. Charles Pasqua et son conseiller Jean-Charles Marchiani soutiennent fidèlement sa politique “éradicatrice”, contrairement à l'Élysée et au Quai d'Orsay – où François Mitterrand et M. Alain Juppé souhaitent une attitude moins répressive. Pour mettre Paris au pas et neutraliser les opposants algériens réfugiés en France, les chefs du DRS et M. Jean-Charles Marchiani prennent l'opinion en otage en organisant, fin octobre 1993, le “vrai-faux” enlèvement des époux Thévenot et d'Alain Freissier, fonctionnaires français en poste à Alger. M. Édouard Balladur finit par autoriser M. Pasqua à déclencher l'opération “Chrysanthème”, la plus importante rafle d'opposants algériens en France depuis le 17 octobre 1961. Satisfaits, les services algériens montent une opération “bidon” afin d'accréditer l'idée qu'ils sont parvenus à libérer les otages français des griffes de leurs “ravisseurs islamistes”. »
« Fin 1994, le DRS franchit un pas supplémentaire dans la “guerre contre-insurrectionnelle” en favorisant l'arrivée, à la tête du sanguinaire Groupe islamique armé (GIA), d'un “émir” qu'il contrôle, M. Djamel Zitouni. D'octobre 1994 à juillet 1996, celui-ci et son groupe vont revendiquer des actions sanglantes : détournement d'un Airbus d'Air France en décembre 1994, attentats dans le RER parisien en 1995, enlèvement et assassinat des moines de Tibhirine en 1996, massacres de civils… Tout cela sert, de facto, les objectifs des généraux éradicateurs : discréditer les islamistes, confirmer le soutien de Paris et torpiller toute perspective de compromis politique en Algérie. »
Une thèse très étayée
De l'utilisation des attentats du GIA en France (juillet-octobre 1995) pour empêcher celle-ci de soutenir le processus des pourparlers de paix avec le FIS lancés par les principaux partis algériens sous l'égide de la communauté de Sant'Egidio jusqu'à l'infiltration du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (2003) dont un chef, ancien garde du corps d'un des principaux généraux « éradicateurs » s'est retrouvé promu chef d'Al Qaeda au Sahara, (avant d'être ultérieurement remplacé par un ancien contrebandier lui aussi manipulé), le double jeu des services algériens avec l'islamisme est trop documenté pour qu'on puisse le présenter comme une fake news. Critiquer un éditorialiste réactionnaire et islamophobe et sa vedettarisation par tout ce que la France compte de traqueurs de wokistes, d'obsédés de l'islamo-gauchisme et de laïcards islamophobes est une bonne chose. En profiter pour refiler le récit mensonger produit par une kleptocratie régnant sur l'Algérie depuis 50 ans, c'est d'autant plus douteux que l'auteur s'appuie principalement sur le témoignage d'un Mohamed Sifaoui, dont le c.v. de faux témoin professionnel, proche des Services algériens, est long comme le bras. Et jeter au passage le soupçon sur l'engagement pour l'émancipation des peuples du regretté François Gèze, militant depuis sa jeunesse du Cedetim, c'est vil [3]. Comme dans la guerre des mémoires engagée entre une France qui refuse de reconnaître le crime contre l'humanité que fut la colonisation et un pouvoir clanique qui instrumentalise les horreurs coloniales pour se légitimer ad vitam aeternam, certains critiques du néo-colonialisme nous somment de choisir entre d'un côté le narratif de Daoud et de la France réac, qui comporte pourtant, dans son flot islamophobe, un élément vrai : l'implication des Services algériens dans les crimes de la décennie noire, et de l'autre côté, le récit des dits services niant leur implication tout en avançant une vérité : le caractère effectivement répugnant et criminel de l'islamisme. Mais dans les deux cas, comme disaient les situationnistes, le vrai est un moment du faux. Le Hirak et les mouvements qui l'ont précédé, nous indiquent au contraire la voie à suivre : ni avec les uns ni avec les autres.
La vérité historique travaille aussi pour la chute du régime, en Algérie comme ailleurs.
Serge Quadruppani
[1] Que je n'ai pas lu, ce qui n'a aucune importance puisqu'il ne s'agit pas de juger l'œuvre littéraire du personnage.
[2] Sur cette période, on peut lire par exemple, du « Pied rouge » François Cerutti, D'Alger à Mai 68 : mes années de révolution (Éditions Spartacus, deuxième édition, 2018).
[3] Pour qui veut s'informer sur les raisons de l'ire de ben Hounet :
https://www.editionsladecouverte.fr/qui_a_tue_a_bentalha_-9782707172761
https://www.liberation.fr/planete/2000/10/25/le-j-accuse-de-nesroulah-yous_341893/
25.11.2024 à 15:00
La critique démunie
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Le résultat des élections américaines ou la nécessité d'aller au-delà des idées convenues
[Temps critiques]
Texte intégral (4041 mots)
Les analyses des résultats des élections américaines, quand elles sont en provenance de l'extrême gauche [1], ne sont pas très originales et rejoignent d'ailleurs parfois les interprétations avancées par des journalistes ou politologues indépendants : pas de programme clair chez les démocrates, discours ultra urbain en direction des classes moyennes supérieures, abandon des couches populaires et mépris de classe, adresse aux « communautés » comme si elles étaient homogènes, l'approche erronée de la place de femmes, qui prend tout simplement le contrepied de leur image traditionnelle avec en plus une erreur d'appréciation sur l'importance des « droits reproductifs » dans la campagne électorale, etc. Ces analyses ne sont pas fausses pour autant, mais ce n'est pas là, la question ou le problème.
En effet, on est relativement nombreux et dans nombre de pays, à avoir fait la remarque critique d'un abandon de la question sociale au profit de questions sociétales, de la part des pouvoirs en place, mais aussi de la gauche et pas seulement de la gauche dite de gouvernement, puisque l'extrême-gauche a introduit le genre, la race, la préférence sexuelle comme politique, la mise en avant des minorités à la place de la majorité, la lutte contre les discriminations à la place de la lutte contre les inégalités, dans les problématiques actuelles.
Mais parmi les commentateurs d'extrême-gauche, il y en a un bon nombre là aussi qui posent cela en termes de choix stratégique et politique comme s'il y avait juste à bien cibler les sujets et les électeurs (c'est, par exemple, la stratégie de Rufin). Un choix franchement électoraliste, parce que cela reviendrait à un échange standard de la même stratégie en direction du « peuple » qu'il s'agirait seulement de toucher. Or, il ne s'agit plus de « conscientiser » des masses incultes pour les « éclairer » à l'énergie renouvelable et propre de la postmodernité. Ou alors, d'un point de vue plus radical, comme s'il suffisait juste d'une décision politique individuelle à prendre, qui serait de faire le bon choix théorique, avec une perspective révolutionnaire alternative en paquet cadeau (du type, « Moi je choisis la question sociale, et toi ? »). Or, rien de tout cela. Nous ne sommes plus dans le contexte social et politique des années 1960 de l'imagination au pouvoir. Aujourd'hui, nous sommes passés aux imaginaires mis en concurrence où « la notion d'intersectionnalité est moins faite pour annoncer le rassemblement des dominés, que pour cartographier les tendances qui ne cessent de l'ajourner [2] ».
Si les raisons de la défaite des démocrates sont souvent bien ciblées par la critique, ce sont les raisons de la victoire des républicains et surtout de Trump qui sont occultées. L'impression d'absence de pilote dans l'avion, d'être livrés à la machine bureaucratique (États-Unis) ou technocratique (UE) par des politiciens sans envergure, qui seraient incapables de répondre aux besoins essentiels de la population, représente aujourd'hui une constante dans « l'opinion »… et un crève-cœur pour les « degauche ». Or, ces besoins essentiels, dans la société capitalisée, que cela nous plaise ou non, sont plus focalisés sur l'idée de liberté, d'accession individuelle au confort et au bonheur que sur celle d'égalité. Il n'y a donc rien de très étonnant que, dans sa pointe avancée, les libertés d'expression (via les réseaux sociaux et les organes privés de l'information) et d'entreprendre (le mimétisme pour le tous winners plutôt que le souci vis-à-vis de loosers à qui on réservera le care) soient perçues comme absolues, l'égalité et les solidarités considérées comme relatives [3]. L'appel de Trump, lui-même entrepreneur milliardaire, à Musk comme conseiller du gouvernement est un signe fort de cette tendance, quand la France en reste encore au pantouflage du public vers le privé pour son personnel politique et à des appels du pied macronistes à des renforts issus de la « société civile » (cf. critique infra) pour renouveler le cheptel politicien. À un degré moindre, les phénomènes Tapie et surtout Berlusconi étaient annonciateurs d'un nouveau type d'autocrate ne correspondant absolument pas aux vieilles figures de chefs fascistes aujourd'hui discrédités.
Quand l'absence de direction se fait sentir et qu'aucune perspective de prise en charge alternative et dans la lutte collective ne se dégage, il n'est donc pas illogique que la question du chef se pose et ce, dans les termes d'une surenchère autoritaire autour d'une ambition de pouvoir personnel contournant les règles des régimes démocratiques traditionnels, a fortiori dans des pays à régime mixte, présidentiel comme aux États-Unis ou semi-présidentiel comme en France. Cette politique autoritaire s'avérant d'autant plus efficace, au moins au niveau de sa propagande informationnelle plus qu'idéologique, qu'elle taillera dans la masse en cherchant à établir des lignes de séparation entre amis et ennemis (y compris sous la forme nationaux/migrants-étrangers) et proposera une politique d'état d'exception (Carl Schmitt). Le paradoxe résidant dans le fait que ce sont ceux qui revendiquent l'union autour du peuple redéfini et retrouvé qui se proposent d'exclure pour reformer l'unité, alors que ceux qui disent défendre l'inclusion pour l'unité sombrent dans les particularismes, y compris radicaux, avec leurs batailles internes picrocholines. Ce méli-mélo, plus grand monde ne cherche à le démêler si on excepte les politologues et autres experts en tout genre. Alors, cela n'a plus grand sens de chercher à délimiter les critères de vérité entre d'un côté des politiciens traditionnels parlant la langue de bois et pratiquant la polémique à fleuret moucheté (ou la fuyant par peur d'incompétence comme Harris) et de l'autre les nouveaux spécialistes de l'esbroufe et de la grande gueule, via la diffusion de fake news sur des réseaux sociaux et des radio-télés à réalité virtuelle. Comme le dit à peu près Kamel Daoud, sur un tout autre sujet (le conflit israélo-palestinien depuis le 7 octobre) : dans certaines situations, le mieux est d'invoquer « le droit au silence », quand la raison ne peut pas être dépliée dans le raisonnable (Discours devant les étudiants de l'IEP, le 19 octobre 2024, in Libération, le 20 octobre 2024).
Ouvrons ici une parenthèse sur la notion d'opinion publique.
Jusqu'au XVIIIe siècle, l'opinion publique était celle qui méritait d'être rendue publique (par exemple, celle qu'exprimaient Montesquieu, Rousseau, Voltaire, en somme, les Lumières). C'était donc une parole en provenance des élites éclairées. Puis la notion d'opinion publique s'est démocratisée au sein de la société civile bourgeoise, un processus facilité par le développement de la presse, de la radio, puis de la télévision. Même si cette opinion publique était façonnée en partie par les médias, il n'y en a pas moins eu une autonomisation relative de cette opinion par rapport à un pouvoir politique conduit, en régime démocratique, à resserrer au possible l'écart entre politique à mener, état de la loi et état de l'opinion (cf. par exemple, la question de la peine de mort ou celle sur l'avortement ou sur le divorce en Italie). L'opinion publique, et donc sa connaissance par le pouvoir, formait un ensemble (cf. l'utilisation massive des sondages à partir des années 1980 en Europe), le premier servant d'intermédiation au second afin d'atteindre un « peuple » dont on ne parlait plus autrement qu'au travers de la figure du citoyen-électeur. [Il faudrait revenir sur les analyses de Bourdieu sur l'opinion publique, mais nous n'allons pas alourdir ce texte d'autant que Bourdieu est le seul ancien d'approche holiste ou globaliste à l'origine (cf. sa critique du sujet et sa thèse de la reproduction sociale) à ne pas avoir été repêché par les thèses postmodernes).]
Avec la « révolution du capital », il n'y a plus de « société civile » ; les anciennes médiations que formaient la famille, l'école, l'église, l'armée, les classes, mais aussi les institutions publiques ne jouent plus leur ancien rôle de l'époque bourgeoise. C'est pourtant cette référence des médias et éventuellement des pouvoirs en place à la société civile qui est venue supplanter celle à l'opinion publique dont on ne perçoit plus guère d'écho aujourd'hui. Elle correspond à un discours performatif qui veut recréer des intermédiations là où il y a surtout aujourd'hui de l'immédiateté ; d'où, à mon avis, la montée en puissance de ce que les différentes fractions du pouvoir appellent le « populisme », c'est-à-dire, la prise en compte de la nouvelle situation de confrontation directe et sans filtre (cf. la vulgarité des deux langages utilisés de part et d'autre pendant le mouvement des GJ) entre pouvoir et peuple. Prise en compte au niveau des forces politiques nouvelles (cf. RN et LFI pour la France, mouvement Cinque stelle en Italie, Alliance pour la raison et la justice de Sahra Wagenknecht en Allemagne, partis écologistes partout) ; prise en compte aussi à la base par un mouvement comme celui des Gilets jaunes avec son refus de toute représentation et son attaque au cœur de l'État, et au niveau idéologique par les orwelliens de service qui en appellent au « bon sens ». Il est vrai qu'ils ont des excuses puisque les mêmes à gauche qui proclament que la vérité est relative reprochent à la droite de répandre des fake news. Dans tous les cas, la tendance est à l'illibéralisme du côté du pouvoir politique et à la critique des élites de la part de ceux qui se perçoivent comme dominés ou exclus d'un « système » qui, paradoxalement, ne s'est jamais autant affirmé « inclusif ». Mais alors qu'en Europe et en France, les partis d'extrême-droite cherchent à se rallier le peuple « réel », aux États-Unis Trump et les nouvelles élites conservatrices cherchent à liquider « l'État profond » de l'élite précédente, c'est-à-dire l'élite bureaucratique et financière avec sa kyrielle d'experts, certes diplômés, mais jugés déconnectés de la réalité. Face à cette accusation d'illégitimité par rapport aux anciennes élites portée par le vote Trump, le procès déjà programmé que vont intenter les démocrates et la gauche européenne sur l'incompétence crasse de leurs remplaçants (plusieurs de ceux qui sont pressentis pour les postes les plus influents faisant l'objet de controverses politiques, voire d'enquêtes judiciaires) risque d'être un flop.
Dans la révolution du capital, l'État sous sa forme nation est en crise. Il se redéploie sous sa forme réseau et, dans ce redéploiement, c'est la notion même d'opinion publique qui n'a plus de sens. Par exemple, il était encore possible de la sonder au moment de la prise de position sur la peine de mort à l'arrivée de la gauche française au pouvoir, puisque la finalité d'une loi dans la modernité était soit d'anticiper l'évolution de l'opinion en la précipitant, soit de la ratifier avec le moins de retard possible. Mais dans tous les cas, en cherchant à s'appuyer sur un sentiment majoritaire. Cela devient difficile voire impossible aujourd'hui que les identités multiples et les particularismes s'invitent dans le débat public sur les « sujets de société » en tant que forces politiques visibles et organisées (LGBT+) et non plus comme associations affinitaires (Arcadie), agissant aussi bien au sein des réseaux de pouvoir, dans les coulisses parlementaires et sur les plateaux-télé, qu'au travers des réseaux sociaux. L'opinion publique était encore, malgré le vague de la terminologie, une tentative de se référer à la totalité, mais dans un cadre, celui de l'individualisme, ne permettant qu'une approximation de la « vérité » du moment. Il n'en est plus de même quand c'est l'émiettement qui tend à prédominer, que les droits prolifèrent, voire s'opposent entre eux.
Ce sens de totalité, l'opinion publique ne l'a sans doute jamais eu aux États-Unis du fait du fort fédéralisme interne, mais en Europe, cela a pu coller à la forme nation et son pouvoir centralisé. Comme la nature a horreur du vide, la dynamique actuelle a créé de nouveaux intermédiaires, mais sur des bases plus ou moins identitaires/ communautaires, à travers les réseaux sociaux. Certains de ses réseaux représentent la voie et la voix des sans-voix et plus généralement ceux qui étaient invisibles ou invisibilisés et le sont restés (ça brasse très large puisque les réseaux militants en font partie, comme les sans-papiers) ou qui le sont devenus (les ouvriers) ; d'autres représentent ceux qui sont devenus ou qu'on a rendus visibles parce qu'ils représentent maintenant un facteur dynamique du capitalisme, par exemple par leur travail dans les nouvelles technologies, par une présence qui tend à lever certains des anciens tabous de la société bourgeoise de façon à ce que les anciennes dominations et humiliations laissent place aux nouvelles fiertés (place des femmes, tentative de sauvetage de la famille par l'inclusion de nouvelles formes). Ce tintamarre produit par la nouvelle guerre idéologique pour l'hégémonie culturelle à la Gramsci n'a plus rien à voir avec l'ancienne bataille pour « se gagner » l'opinion publique sur la base d'un programme global ; les milliards de donations à Kamala Harris n'y ont rien changé. La totalité est devenue le faux et il ne s'agit plus de la saisir à travers ses évolutions, mais d'enregistrer et décrire des faits significatifs (« stylisés », disent les experts).
Mais revenons à notre premier paragraphe. Si nous sommes hors de la bataille pour l'hégémonie culturelle qui se mène actuellement, c'est que nous avons perdu la guerre de classes et même plus largement dans ce qui transparaissait aussi comme une lutte au-delà des classes (dans le 68 français et le 77 italien comme tension vers la communauté humaine), et les théories marxistes encore audibles au sens d'entendables à l'époque, bien que déjà critiquées par Cardan (Castoriadis) dans le no 35 de la revue via son « Bilan » (conseillisme d'une part, opéraïsme de l'autre), ne le sont plus (voir par exemple le devenu de l'opéraïsme chez Lazzaratto, Negri et Virno). Résultat, « Le désert de la critique » comme l'écrit Renaud Garcia dans son ouvrage éponyme. La défaite n'ayant pratiquement été reconnue que par ceux qui sont partis cultiver leur jardin, la plupart de ceux qui restent sur la brèche ne le font que parce qu'ils sont façonnés par un habitus de mélange de révolte, de lutte et d'effort, étant entendu qu'ils n'ont candidaté à aucun poste de pouvoir leur donnant accès à une « position » valorisante ou qu'ils s'en sont vu fermer les portes pour des raisons politiques ou de contexte (après la révolution du capital, les fractions au pouvoir n'ont même plus besoin des sociologues comme c'était le cas dans les années 1960) ; ou bien, pour la plupart, d'autant que ce n'est pas incompatible avec la première proposition, parce que ce sont des croyants, au sens religieux du terme. Pour eux, il suffirait de retrouver la question sociale finalement dans les termes que la sociologie n'emploie même plus ou alors avec des pincettes comme Castel (Les métamorphoses de la question sociale) pour ressusciter la « Question sociale » au sens politique qui était le sien entre 1848 et 1936. [Nous avons déjà abordé ce point dans la brochure « Les chemins de traverse de la question sociale » en insistant sur ce qu'a produit le décentrage de la société capitalisée, par rapport à la question du travail et en conséquence, sur la perte d'importance objective des luttes sur le lieu de travail, la valeur sans le travail (vivant), etc.]
Si on revient au cas spécifique des États-Unis, on peut aussi se demander ce que veut dire « question sociale » quand l'ouvrier américain se pense depuis presque un siècle comme membre à part entière de la classe moyenne et qu'aujourd'hui, en l'absence de véritable politique de revenus, là-bas comme en Europe de l'Ouest d'ailleurs, ce n'est pas une conscience de classe qui s'exprime, mais un ressenti de déclassement et son lot de ressentiment d'un côté ou alors de l'autre, une révolte contre le racialisme de la police, qui prend une forme émeutière comme dans les manifestations à la suite de la mort de George Floyd. Mais qui, en l'état, semble produire plus de peur de la part du pouvoir et chez les « possédants » que de débouchés et perspectives pour mettre à bas l'ordre établi. Dépassant la question américaine, on peut quand même se poser la question : quels seraient les antagonismes porteurs d'une « question sociale », à la fois « dans et contre » la société capitalisée ? On n'en est même plus à se poser la question du nouveau sujet, comme à l'époque du Marcuse de la fin des années 1960 ou de la nouvelle composition de classes dans l'évolution de l'opéraïsme. Par ailleurs, est-ce bien sérieux de le rechercher dans la figure du sans-papiers, forme radicalisée de l'ancien travailleur immigré, ou dans l'ancienne classe ouvrière en espérant que la crise capitaliste empire, afin qu'elle retrouve son essence révolutionnaire ou la conscience de ses intérêts ? D'autant que, aujourd'hui, le messianisme a changé de camp. Que cela ait été une erreur du jeune Marx de le concevoir à l'origine comme force révolutionnaire importe peu, quand cette voie est reprise et prospère aujourd'hui à travers l'idéologie et les pratiques de big tech sous la forme libertarienne. Ce nouveau discours du capital se moque de contradictions (alliance de forces de globalisation et de cosmopolitisme avec le protectionnisme, l'isolationnisme [4] et l'exclusion des étrangers) qui s'avèrent sans danger à court terme parce que non antagoniques. Cette hybridation des intérêts publics et privés est symptomatique du fonctionnement de l'hyper-capitalisme (le niveau I de la domination du capital).
Le désarroi est tel que même dans une situation comme celle du mouvement des GJ, la plupart des « degauche » et même de l'extrême-gauche ne le reconnurent pas comme intéressant et a fortiori aujourd'hui les mêmes, qui ne l'ont pas reconnu à l'époque, vont être confortés dans leur position d'alors, parce que bien sûr que beaucoup de GJ ont dû voter RN ou sont partisans de Trump, mais qu'est-ce que ça prouve ? C'est toute la différence entre un événement et un mouvement qui interagissent d'une part et un résultat électoral d'autre part qui va donner lieu à des exégèses sur le vote par âge, sexe, couleur de peau, milieu social.
Le « dans » est déjà problématique du fait de l'inessentialisation de la force de travail et de la caducité d'une armée industrielle de réserve interne vue la division internationale du travail, mais de quoi peut être fait le « contre » ? De n'importe qui et n'importe quoi effectivement quand d'un côté, Trump est perçu et élu comme représentant « antisystème » ; et quand de l'autre, on n'a que le « choix » entre des politiques identitaires qui ne font qu'imposer une nouvelle morale en phase avec la société capitalisée et un anticapitalisme sans principes pour certains, puisqu'il confine jusqu'à certaines fractions de l'extrême droite, superficiel pour d'autres qui ne critiquent que la financiarisation du capital et le néo-libéralisme.
Temps critiques, le 23 novembre 2024
[1] Cet article était à l'origine une lettre de réponse au groupe « soubis » qui avait fait circuler le texte : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/un-revers-cinglant-pour-une-bonne-lecon-de-realisme-sociologique/74¬36735
[2] – Michel Fréher, Producteurs et parasites : l'imaginaire si désirable du RN (La Découverte, 2024), cité dans « Cinq ouvrages pour penser le risque de l'extrême droite », Libération, le 21 novembre 2024.
[3] – Des observateurs relèvent le rôle de la hausse de l'inflation imputée à Biden dans la victoire de Trump. Or, cette hausse et en partie due aux efforts de solidarité et de redistribution pendant la crise sanitaire, puis de relance par la demande. Le soutien à la syndicalisation et à la hausse du salaire minimum est allé dans le même sens, mais n'a pas empêché les incohérences de l'administration Biden, par exemple par rapport à la tentative de grève des cheminots pour la sécurité en 2022, où elle a réussi à bloquer toute grève. Or, quelques semaines plus tard, en février 2023, un train de 2,8 kilomètres de long bourré de produits chimiques déraillait et s'enflammait, provoquant un désastre environnemental majeur en Ohio et en Pennsylvanie. Dans les jours suivants, un sénateur de l'Ohio a dénoncé l'impéritie des autorités fédérales et promettait de ne pas oublier la classe laborieuse des Appalaches. Son nom : J. D. Vance, futur vice-président élu de Donald Trump (Le Monde, le 21 octobre 2024).
[4] – Contre les apôtres de l'anti-impérialisme ciblant en priorité les États-Unis, on peut renvoyer au discours de Trump aux Nations Unies en 2019 où il a déclaré : « Le futur n'appartient pas aux mondialistes. Le futur appartient aux patriotes. Le futur appartient aux nations souveraines et indépendantes, qui protègent leurs citoyens et respectent leurs voisins et honorent les différences qui rendent chaque pays spécial et unique. » Ce discours rompt complètement avec le tropisme raciste de Trump parlant précédemment de « pays de merde » et de « trous à rats » à leur encontre. Il s'inscrit plus concrètement dans la concurrence que se livrent les États-Unis, la Chine et la Russie sur le continent africain et plus globalement dans leurs rapports avec le « Sud global ».
25.11.2024 à 14:58
Massacres racistes : d'une convergence franco-allemande
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À propos de Chasselay et autres massacres d'Éva Doumbia et Le Massacre de Thiaroye d'Armelle Mabon
- 25 novembre / Avec une grosse photo en haut, Terreur, Histoire, Note de lecture, 2Texte intégral (7174 mots)
Éva Doumbia, Chasselay et autres massacres, suivi de Le Camp Philip Morris, Oratorio aux soldats méconnus
Deux histoires de soldats méconnus. Non pas inconnus : méconnus. Méconnus parce que connus seulement par leur couleur de peau – noire. Deux histoires écrites pour le théâtre : la première a été créée au Théâtre du Nord (à Tourcoing) du 8 au 11 octobre derniers et sera présentée de nouveau au théâtre Le Volcan, scène nationale du Havre, les 22 et 23 janvier 2025 – et probablement ailleurs plus tard (c'est en tout cas ce que je suppose et espère) ; Le Camp Philip Morris sera créé en 2025, le calendrier de tournée est à venir, nous dit la fiche du service de com d'Actes Sud. En attendant, on peut les lire dans la collection Papiers de la même maison. Quand je dis on peut, je dis peu… Vraiment, je les recommande vivement.
La première histoire est celle de cent quatre-vingt-huit tirailleurs sénégalais « morts pour la patrie » à Chasselay, village du Lyonnais, le 19 juin 1940. Je vous vois tiquer : le 19 juin ? Pourtant, comme le précise l'autrice – qui se met en scène en tant que telle en prologue de la pièce – le maréchal Pétain, devenu chef du gouvernement le 16 juin à la faveur de l'« étrange défaite », avait dès le lendemain « prononcé cette phrase : “C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat.” » L'autrice poursuit ainsi :
Le lendemain, de Londres, le général de Gaulle appelait à poursuivre la lutte.
Ce même 18 juin, le maire de Lyon a obtenu du maréchal Pétain que la ville soit déclarée ouverte.
Les troupes françaises chargées de la protéger devaient se replier sans combattre.
Le 19 juin après-midi, les Allemands ont pénétré dans Lyon.
Mais les responsables militaires français décidèrent de poursuivre le combat.
Pour l'honneur.
Le 19 juin vers 9h30, le régiment Grossdeutschland, unité d'élite de la Wehrmacht, s'est présenté au premier barrage devant le couvent de Montluzin, proche du village de Chasselay.
À l'avant-poste, un officier allemand a agité un drapeau blanc.
Les ordres ayant été donnés aux soldats français de continuer à se défendre, il a été abattu par un adjudant français.
Les réactions des militaires allemands furent immédiates et sanglantes.
Un massacre en rouge et en noir.
Le lendemain, ce massacre a continué au château du Plantin, sur les hauteurs du village.
Les villageois de Chasselay n'ont pas tous été évacués.
À 15h30, ce 20 juin 1940, le capitaine a demandé à l'officiel allemand : « Qu'allez-vous faire de mes noirs ? »
Ce qu'ils en ont fait ?
Un temps.
Les soldats allemands ont séparé les soldats français blancs des soldats d'Afrique noirs. Les soldats noirs regroupés, déshabillés, bras levés. Il leur a été ordonné de marcher en colonne sur un chemin entre Chasselay et le village voisin, Les Chères.
Sur la route des Chères se trouvait le lieu-dit Vide-Sac.
C'est un terrain vague je crois.
Les tirailleurs dits sénégalais y furent dispersés.
Les soldats allemands leur ont intimé l'ordre de courir.
Puis ils les ont mitraillés.
Comme on chasse le gibier.
Avec leurs tanks, ils ont roulés sur les corps décédés. Avec leurs tanks, ils ont roulé sur les vivants [1].
Plus loin, Éva Doumbia raconte sa visite au « tata » de Chasselay, où sont enterrés les corps. Ou ce qu'il en restait, après le traitement que leur avaient fait subir les Allemands avec leurs chars. Ils étaient 188, « tirailleurs sénégalais » qui n'étaient pas tous sénégalais – tous noirs, ça oui. L'autrice énumère leurs noms – tels qu'inscrits sur les tombes, souvent mal orthographiés, déformés par les registres de l'armée française. Sa visite de la nécropole date de 2021. Alors, elle a « vu en pensée la poussière rouge importée du Sahel jusqu'au tata de Chasselay. [Elle a] vu en pensée les visages-fétiches qui protègent ces esprits éloignés de leurs terres d'origine » :
50 soldats noirs et inconnus.
56 corps identifiés.
50 corps inconnus
90 restes importés.
Que nous venons de nommer.
Nommer c'est ré-appeler. Nommer pour ré-incarner.
Mais nommer laisse un goût d'inachevé. Car je ne sais pas qui ont été ceux que nous venons de nommer.
Et comme elle l'a dit auparavant, elle ne veut « pas faire beauté de la souffrance de ces hommes noirs sacrifiés. [Elle ne veut] pas poétiser l'atroce mort qui leur fut donnée, en réalité. »
Alors elle a écrit une pièce, ou elle imagine « leurs caractères et des situations les mettant en scène ». Et comme il n'est pas question de montrer le massacre – dont la seule évocation montre assez l'obscénité – elle noue une intrigue toute simple et très réussie (à mon avis) qui se déroule juste à côté – comme pour apercevoir certaines étoiles il faut regarder juste à côté, sinon on ne les voit pas. Juste à côté, il y a le village dont quelques habitants entrent en scène, en particulier un paysan et sa sœur. En deux jours vont se nouer quelques relations – envers et contre le paysan tout d'abord, raciste et qui prétend régenter sa sœur et la marier comme il l'entend. Car, comme cela se voit encore mieux dans la pièce suivante, une forte critique de genre est présente dans les écrits de Doumbia. Il y a aussi des questions de filiations, de fratries et de sororités, de métissage. De quoi finalement en apprendre beaucoup sur le racisme et la façon dont l'histoire (n')est (pas) racontée.
Ici, je me sens un peu démuni pour vous dire la beauté de ces textes, une beauté qui ne réside pas dans une « manière » particulière, mais dans la capacité d'Éva Doumbia à nous faire partager son imaginaire – tel son prologue qui nous entraîne petit à petit sur les lieux et au temps de l'action, et nous y sommes déjà avec elle, quand elle marque un temps. Puis :
En vérité, nous ne pouvons pas savoir précisément ce qui s'est passé cette nuit-là, cette nuit d'avant le début du massacre . ces jours de 1940 appartiennent à un passé lointain.
Un temps.
Je cligne les paupières et le paysage a disparu.
Je suis le présent.
Nous sommes le présent.
Si moi qui suis au présent, moi qui suis présente, je parviens à écrire, à imaginer la vie de ces hommes et de ces femmes, de ces villageois, celle des habitants de Chasselay, celle des soldats venus de terres africaines et de villages sahéliens, si mon imagination arrive à créer, ici et maintenant, ces moments-là, alors peut-être que je pourrais comprendre.
Ce qui n'a pas été raconté n'est pas su. Et puisqu'on ne l'a pas su, cela ne peut même pas être oublié.
J'inscris au présent ce qui peut-être aura été. La vie d'avant qui irriguait ces corps dont je sais seulement qu'ils furent éparpillés et ensanglantés.
C'est le plus important, je crois.
C'est ce que je crois aussi, après avoir lu ces deux pièces. Je vous conseille d'en faire autant.
Intermède d'automne
Dans son édition du dimanche 6 octobre 2024, La Provence (le journal) consacrait une page entière à l'« Automne 1944 » qui vit s'opérer « le “blanchiment” des libérateurs de la Provence » (la région). « [Les soldats de l'armée dite “d'Afrique”] représentaient la moitié des troupes ayant débarqué en Provence en août 1944 », explique au journal « l'universitaire Emmanuel Blanchard ». Et de poursuivre :
Au fur et à mesure de son avancée, l'Armée d'Afrique fut toutefois « blanchie » : de Gaulle privilégiant l'intégration des résistants, il choisit, face à la pénurie de moyens, de désarmer des bataillons de tirailleurs afin d'équiper ces nouveaux combattants.
C'est ce que l'on a appelé « l'amalgame », soit l'incorporation des combattants « irréguliers » de la Résistance dans les troupes « régulières ». L'opération dégageait de forts relents nauséabonds. Écoutez, par exemple, comment la défendait le général de Lattre de Tassigny :
Rien ne pourra être fait dans l'avenir, la France nouvelle ne pourra pas se sculpter sans avoir dans sa propre matière cette glaise faite de toutes les douleurs, de cette instinct de conservation de la race française.
En quoi, sans vouloir offenser la mémoire de ce général, on ne voit guère la différence idéologique avec le discours pétainiste. Mais il est vrai que de Lattre n'était pas le seul à être imprégné de l'idéologie raciste dominante dans ce qui était encore, on le rappelle, un empire colonial – le parti communiste lui-même n'avait-il pas nommé l'une des organisations de « rassemblement » dont il avait le secret du doux nom de Front national ?
Là où l'article de La Provence dérape, c'est en procédant à un second amalgame : entre les troupes de couleur démobilisées afin de donner leur armement aux soldats (blancs) « régularisés » et les combattants africains qui avaient été faits prisonniers au cours de la guerre et enfermés par les Allemands dans ce qu'ils appelaient des Frontstalags (des « camps sur le front »). Lisez plutôt :
[…] dès octobre [1944] des Sénégalais qui ont libéré Marseille ou se sont illustrés à Toulon sont rassemblés dans des casernes, en Bretagne (Morlaix) et dans le Var (Hyères). Sont notamment concernés 15 000 tirailleurs de la 9e division d'infanterie coloniale et de la 1re DMI [2]. Privés de leurs uniformes alors que le froid se fait de plus en plus vif, ils ne touchent qu'une partie de leur solde, ce qui provoque leur colère. [Attention, l'amalgame arrive.] Avec eux, les autorités placent d'autres anciens combattants africains : faits prisonniers, ils ont été obligés de travailler durant quatre ans pour les Allemands [A] [3]. En novembre, il est décidé de les renvoyer à Dakar. Ceux du Var embarquent à Marseille, où la population les fête [B].
« Ils sont quelques 1 300 à rentrer au pays et à rejoindre le camp militaire de Thiaroye, deux semaines plus tard », raconte Cheikh Faty Faye, historien à l'université de Dakar. « Là, ils finissent par se révolter contre le retard du paiement de leurs arriérés de soldes. » [C] Le 28 novembre 1944, ils séquestrent pendant plusieurs heures un haut responsable militaire français. La réaction des responsables du camp, des officiers longtemps proches de Vichy, est terrible : irrités par les comportements « arrogants » et « inadmissibles » de ceux qui sont désormais des prisonniers, ils font ouvrir le feu le 1er décembre. [D]
En peu de lignes, Fred Guilledoux, qui signe l'article, nous assène un certain nombre de contre-vérités. Peut-on lui en vouloir ? Probablement pas. Ou plutôt si. Je n'en sais trop rien. Faut-il accuser les conditions de travail dans la presse (pas le temps, consultation de dossiers de presse mal renseignés, vérités « officielles » qui arrangent tout le monde) ou un manque de curiosité ? Ou tout ça à la fois [4] ? Quoi qu'il en soit, revenons sur ces erreurs à la lumière de ce que nous apprend le second livre traité dans cette note de lecture.
Armelle Mabon, Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d'un mensonge d'État. Préface de Boubacar Boris Diop, éd. le passager clandestin, 2024.
Voici tout d'abord un petit résumé des faits, tels que les présente Armelle Mabon.
Après la défaite de juin 1940, les combattants « indigènes » faits prisonniers par les Allemands sont, pour le plus grand nombre, internés non en Allemagne, mais en France, dans des Frontstalags. Ils sont estimés à près de 70 000 en 1941. Les Allemands ne veulent pas les garder sur leur sol, effrayés par la perspective d'une « contamination raciale » et d'importation de maladies tropicales, alors que le souvenir de la « honte noire », l'occupation de la Rhénanie en 1919, reste gravé dans les esprits comme une blessure nationale [5]. Ces quatre années de détention sur le sol français (1940-1944) donnent un aspect singulier à la captivité de ces hommes du fait de la mise en place d'un « monde colonial » au sein même de l'Hexagone : le travail forcé, encore d'actualité dans les colonies, est en effet étendu en métropole. Dans de nombreux Arbeitskommandos, les sentinelles allemandes ont été remplacées, à partir de janvier 1943, par des officiers et des fonctionnaires civils français. Cette collaboration d'État est vécue par les prisonniers de guerre « indigènes » comme une trahison. […]
Rappelons-nous l'article de La Provence, note [A] : « […] ils ont été obligés de travailler durant quatre ans pour les Allemands » – sous la surveillance de collabos français, aurait-il fallu ajouter.
En octobre 1944, le général Ingold, directeur des troupes coloniales, demande au ministre des Prisonniers que les « indigènes » soient soumis à une stricte discipline, qu'ils ne puissent être démobilisés avant leur retour dans les colonies et qu'ils soient réunis, pendant leur séjour sur le sol métropolitain, dans des camps spéciaux appelés « centres de transit des troupes indigènes coloniales » (CTTIC) et séparés par « races ». Près de 8 000 tirailleurs dits « sénégalais [6] » sont ainsi encasernés dans des conditions sanitaires déplorables [et pas, ou trop peu payés].
Article de La Provence, note [B] : « En novembre, il est décidé de les renvoyer à Dakar. » J'ai souligné le les parce dans le contexte de l'article, on doit comprendre sous ce pronom à la fois les troupes démobilisées par l'« amalgame » (remplacées par des résistants) et d'anciens prisonniers. Or on ne parle ici que des prisonniers.
Les « indigènes » ne sont pas contents – on les comprend… La presse s'en fait l'écho. Il faut les « rapatrier » au plus vite et si possible empêcher le plus possible, une fois de retour en Afrique, qu'ils continuent à répandre leur mauvaise humeur, à Dakar en particulier, siège du gouvernorat de l'Afrique Occidentale française (AOF) [7]. L'idée est donc de les regrouper en camps militaires avant de les disperser dans leurs « cercles » d'origine. Pour réussir cette opération, on a prévu un moyen simple : en France, on leur promet qu'ils toucheront leurs arriérés de soldes une fois de retour en Afrique, et en Afrique, dans les camps de regroupement, on leur promettra la même chose, mais une fois qu'il seront rentrés « chacun chez soi » (et la colonie sera bien gardée).
Le ministre Pleven annonce le prochain embarquement de 2 000 anciens prisonniers tirailleurs sénégalais sur un navire britannique, le Circassia, devant appareiller au large de Morlaix, dans le Finistère, début novembre 1944. Mais 315 d'entre eux refusent de monter à bord tant que leur situation administrative ne sera pas réglée. Grâce à cet acte, ils ont échappé au pire.
Ce qui donne un total d'un peu moins de 1700 rapatriés. Or, dans le passage noté [C] de La Provence, il est question de 1 300 soldats seulement : c'est un des points de la version officielle de l'histoire qui a retenu l'attention d'Armelle Mabon. Car si les documents d'embarquement parlent bien de 1700 hommes, la narration officielle, après le massacre, en comptera seulement 1300 : les autres ont dû se volatiliser, si l'on en croit cette même narration, qui annonce « seulement » 35 morts à Thiaroye…
Le premier contingent d'ex-prisonniers de guerre originaires de l'Afrique Occidentale française arrive à Dakar le 21 novembre 1944, pour être démobilisé au camp de Thiaroye, à quelques kilomètres de là. C'est dans ce camp qu'a eu lieu le massacre.
Ici se place un mensonge propagé par l'armée, et donc l'État français, et malheureusement sinon repris, du moins toléré par les États africains « sous influence » de l'ancienne puissance coloniale, au premier chef le Sénégal, le lieu du crime, mais aussi les autres États dont étaient ressortissants les victimes de Thiaroye. Il est colporté – au moins en partie, par l'universitaire sénégalais – note [C] dans l'article de La Provence : il parle de « révolte ». Mais que signifie-t-il exactement par là ? Il est certain que les tirailleurs étaient révoltés – encore une fois, on le serait à moins. Mais Guilledoux enchaîne en disant que qu'« ils » [les révoltés, qui deviendront vite les « mutins » de la version officielle] ont séquestré un chef militaire français… Faux, dit Armelle Mabon. Il n'y a eu aucune chose de ce genre, aucune provocation des soldats démobilisés qui aurait pu faire croire à une mise en danger de leurs gardiens, puisqu'il faut bien les appeler ainsi. On ne saura probablement jamais ce qui s'est passé ce 1er décembre 1944 dans le camp de Thiaroye, comme on ne connaît toujours pas le nombre de victimes que cela provoqua. Mais si l'on doit se contenter d'approximations, alors il faut reconnaître que celles d'Armelle Mabon, qui travaille depuis déjà près de trente ans sur la question, examinant toutes les archives accessibles (dont certaines accessibles seulement après des procès intentés par l'historienne à l'administration française qui refusait de les ouvrir), rencontrant les quelques rares témoins directs, épluchant les minutes du procès qui fut intenté aux prétendus « mutins » après le massacre, alors il faut reconnaître, dis-je, que les approximations (au sens d'approches) d'Armelle Mabon sont, et de loin, les plus proches de la vérité. Et cette vérité est une fois de plus accablante pour l'armée française et l'Empire qu'elle s'imaginait « protéger ». Note [D] : « La réaction des responsables du camp, des officiers longtemps proches de Vichy, est terrible : irrités par les comportements “arrogants” et “inadmissibles” de ceux qui sont désormais des prisonniers, ils font ouvrir le feu le 1er décembre. » Passons sur l'« irritation » des officiers : on ne tire pas sur une foule parce qu'on est « irrité ». Il y faut des motifs plus puissants. Voici ce qu'en dit Armelle Mabon :
Tous les rapports circonstanciés font état des même causes pour expliquer l'état d'insubordination de ces combattants d'outre-mer, qualifiés de « désaxés [8] » après quatre longues années de captivité. La propagande nationaliste allemande dénonçant la colonisation est, aux yeux des officiers et de l'administration coloniale, une des causes de la mutinerie parce qu'à la base du dénigrement de l'Armée française et de ses cadres [9]. La mutinerie est présentée comme la « résistance des Noirs aux cadres européens sans prestige désormais [10] ». Aucun n'aurait participé à la Résistance [11], incapable d'en comprendre les enjeux du fait de leur « sens psychologique encore rudimentaire ». L'enquête menée par le général de Périer nous donne un aperçu de la mentalité ambiante dans les rangs de la hiérarchie militaire : « Au contact avec la civilisation européenne et avec le relâchement de la vie en campagne [militaire] l'évolution se fait à un rythme accéléré et le tirailleur, qui est en général un jeune noir de 22 à 25 ans, crédule et assimilant mal, se gâte facilement : mauvaise tenue, récriminations, usage du vin et de la femme blanche [12]. »
J'ai déjà parlé de la nécessité de préserver l'Empire, je n'y reviens pas. Dans le même passage noté [D], le journaliste de La Provence parle d'une « réaction » terrible des officiers vichystes – ce dernier on ne le contestera pas : on sait que les cadres des colonies ont mis un certain temps, c'est le moins que l'on puisse dire, à se rallier à la « France libre ». C'est le terme de « réaction » qui fâche : parce qu'il est faux, archifaux. Se basant sur son étude minutieuse, Amelle Mabon a reconstitué le massacre, montrant que non seulement il n'y a pas eu « réaction », comme l'a prétendu la version officielle, mais bien préméditation.
De nombreux rapports mentionnent que, le 28 novembre 1944, le général Dagnan s'est rendu à la caserne de Thiaroye accompagné du lieutenant-colonel Siméoni et du chef d'état-major Le Masle, alors que 500 ex-prisonniers de guerre ont refusé de partir pour Bamako tant qu'ils ne seraient pas payés. Selon le rapport Dagnan, un groupe de rapatriés a bloqué sa voiture. Le général dit leur avoir promis d'étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et des textes. Les tirailleurs ont alors dégagé la route. À ses yeux, le détachement est en état de rébellion et la persuasion ne peut suffire au rétablissement de la discipline. Il mentionne alors sa décision d'organiser une démonstration de force [13].
Informé oralement par le général Dagnan, le général commandant supérieur de Boisboissel a donné son accord pour une intervention le 1er décembre au matin à l'aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks [14], trois automitrailleuses, deux bataillons d'infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupe français [15].
Le matin du 1er décembre 1944, les rapatriés reçoivent ordre de se rassembler sur l'esplanade.
À ce point, la version officielle (de la hiérarchie militaire) parle d'insubordination, d'agression d'un des half-tracks par les tirailleurs, puis de tirs venus des baraquements. « Craignant d'être dépassé, le lieutenant-colonel Le Berre, qui commande le détachement d'intervention et de police, donne l'ordre de tirer aux armes automatiques à 9h30 après sommation. » Toujours selon la même version, la répression fait 35 morts et 35 blessés. Quarante-huit « meneurs » sont arrêtés et 34 finalement jugés (par un tribunal militaire composé des mêmes officiers qui ont conduit la répression) et condamnés jusqu'à 10 ans de prison. Ils seront amnistiés en 1946 et 1947, sauf trois, décédés en prison.
Ce bilan était déjà assez énorme. Il s'avérera plus tard, grâce, entre autres, aux travaux d'Armelle Mabon, qu'il se monte plutôt à 300 morts qu'à 35, sans parler des blessés… Il faut absolument lire Le Massacre de Thiaroye pour comprendre jusqu'où ont été la cruauté, puis, ensuite, la duplicité et le mensonge de l'armée française, qui produisent encore leurs effets aujourd'hui, comme nous avons pu le constater à travers les erreurs de l'article de La Provence. Pour découvrir aussi la longue et difficile lutte menée par l'historienne afin d'obtenir accès aux divers fonds d'archives où est encore ensevelie une part de la vérité. Une lutte qui rappelle celle, évoquée dans le livre, menée par Jean-Luc Einaudi afin de mettre au jour les rouages de l'opération commandée par Papon, préfet de police de la Seine et ancien collabo, et qui aboutit au massacre du 17 octobre 1961, quand la police parisienne noya des Algériens dans la Seine [16]… Une lutte pour la vérité qui n'est pas encore terminée – c'est ce que l'on risque de voir ce 1er décembre.
Un début de reconnaissance par l'État français a bien eu lieu en 2014, lors de ce que l'historienne nomme la « mascarade » du 70e anniversaire :
Lors de son discours du 30 novembre 2014 au cimetière militaire de Thiaroye, si le président Hollande a reconnu que ces hommes n'avaient pas perçu leur dû, il a indiqué qu'ils s'étaient rassemblés d'eux-mêmes pour crier leur indignation. [On a vu que cette version était toujours reprise par des historiens, tel l'universitaire sénégalais cité par La Provence.] Non, ces hommes ont été rassemblés sur ordre devant les automitrailleuses pour être exécutés. Ils avaient osé réclamer les rappels de solde que l'administration ne voulait pas leur verser. Le discours du président Hollande a souvent été considéré comme une reconnaissance du massacre. Il n'en est rien. La seule avancée se situe dans l'aveu du non-versement des sommes dues. [Aveu qui sert toujours à “expliquer” la prétendue mutinerie et donc aussi la “réaction” des gardes-chiourmes galonnés…]
Et à ce propos des « reconnaissances » officielles et des commémorations de massacres, ajoutons qu'Armelle Mabon consacre également un chapitre de son livre à « une imposture mémorielle : l'opération des plaques du “Tata” de Chasselay ». Car l'État français, en 2019 (discours du président de la République) et 2020 (annonces de Geneviève Darrieussecq, secrétaire d'État auprès du ministre des Armées), n'a pas hésité à inventer de toutes pièces des recherches génétiques ayant soi-disant permis d'identifier vingt-cinq des combattants portés disparus à Chasselay – rappelez-vous, les Allemands les avaient consciencieusement écrasé avec leurs chars, rendant impossible l'identification des corps. On a donc inauguré en grande pompe une nouvelle plaque commémorative portant vingt-cinq noms de tirailleurs à Chasselay. Or il s'avère qu'il n'y eut pas plus de recherches génétiques que de beurre en broche… Pourquoi donc cette sollicitude envers les disparus, bien différente du mépris et de l'indifférence dans lesquels sont tenus les disparus de Thiaroye ? Armelle Arbon propose une explication qui semble plausible :
La grosse différence entre les deux drames ? Dans le cas du massacre de Chasselay, les coupables sont allemands et non français. […] Entre Chasselay et Thiaroye, nous sommes confrontés à un douloureux paradoxe avec d'un côté la volonté de nommer illégalement des disparus et, de l'autre, d'effacer illégalement ceux tués par l'armée française. Cette escroquerie mémorielle n'est pas due à une paresse ou un laisser-aller. Il s'agit bien d'un acte fondé sur une volonté de s'affranchir de toute morale politique.
Boubacar Boris Diop, grand écrivain sénégalais, connaît bien cette lutte pour la vérité sur le massacre de Thiaroye et celle qui la mène : « Notre première rencontre à Dakar en 1995, écrit-il, était déjà placée sous le signe de cette tragédie […] » C'est pourquoi il a donné une belle préface, une préface en colère, au livre de l'historienne. « Ce qui m'a toujours frappé au cours de nos conversations, dit-il, c'est à quel point les victimes de Thiaroye sont pour elles des êtres réels et non des numéros de matricule ou de simples noms dans des registres poussiéreux. » Ici résonnent encore une fois les paroles d'Éva Doumbia :
J'inscris au présent ce qui peut-être aura été. La vie d'avant qui irriguait ces corps dont je sais seulement qu'ils furent éparpillés et ensanglantés.
C'est le plus important, je crois.
Ce 25 novembre 2024, franz himmelbauer, pour Antiopées.
[1] Il s'agit d'un monologue destiné à être dit. J'en ai respecté la forme (les renvois à la ligne). La mention en italique est une didascalie.
[2] 1re division des forces françaises libres – DFL– devenue 1re division de marche d'infanterie, dissoute le 15 août 1945.
[3] Je reviens sur ces passages signalés d'une capitale entre crochets dans la recension qui suit.
[4] J'avoue que mon irritation provient aussi du fait que, lorsque j'ai lu ce papier, je n'avais qu'une vague idée de ce qu'avait été le massacre de Thiaroye. Aussi bien n'ai-je point sursauté en le lisant, et ma vague idée se serait transformée en idée fausse si je n'avais lu Armelle Mabon. À la décharge du journaliste, il faut noter que le livre dont je vais rendre compte ici est paru le 22 novembre seulement (en prévision du 80e anniversaire du massacre, le 1er décembre prochain), donc après le papier de Guilledoux daté du 6 octobre. À sa charge, il faut ajouter qu'Estelle Mabon avait déjà beaucoup publié sur le massacre et le mensonge d'État(s) qui s'en est suivi, sans parler d'autres auteurs et aussi de plusieurs films documentaires dont on trouve la liste dans sa bibliographie.
[5] Dans Chasselay et autres massacres, Éva Doumbia met en scène, entre autres personnages, Harald, né justement au cours de l'occupation de la Rhénanie d'un soldat français des troupes coloniales et d'une mère allemande. Son père est reparti avec l'armée française alors qu'Harald était encore enfant . Il raconte à son demi-frère, qu'il vient de retrouver parmi les soldats qui défendent Chasselay : « J'ai oublié, dit-il. Je me suis moi-même oublié, je veux dire, j'ai oublié ce que j'étais, je croyais que j'étais des leurs. Deutsch. L'école, les jeux, les amis. Nous poursuivions les enfants de la boutique d'à côté : “Tod den Juden, Tod für Juden !” Nous criions en riant. Et puis… (Il ne peut pas continuer, baisse la tête. Un long silence.) Ce qui est arrivé est arrivé. Cela ne vient pas en un jour. Cela ne nous rattrape pas, non, cela ne nous rattrape pas, parce que c'est là depuis toujours. On ne le voit pas, mais c'est bien là. Ça attend. Ce moment de la laideur nous attendait. Patiemment. Ça rampe, gronde, déborde, ça avale tout et recouvre la douceur du printemps, détruit l'amour, nos sourires enneigés. (Un temps.) Ce jour, comme à mon habitude, je suis allé à l'école. Et ma joie enfantine s'est brutalement cognée contre un mur. Il s'était édifié dans leurs regards bleus un mur qui avait toujours été là, mais que je n'avais pas remarqué. Fertig la piscine, fertig les jeux de ballon. Les mères blondes de mes amis blonds leur interdisaient subitement de me parler. Les enfants ne bravaient pas ces ordres, non, ils me crachaient au visage alors même que j'avais crié avec eux : “Tod den Juden, Tod für Juden !” Le maître de la classe a fermé sa porte. Sans me regarder il m'a dit : “Rends-nous tes livres.” Ce n'est pas à cause de la honte qu'il ne posait pas ses yeux sur mon visage. Il n'avait pas honte, j'étais sa honte. Il est soulagé de ne plus avoir à m'enseigner ce que ma peau ne mérite pas. Au début je me suis posté derrière les grilles pour les regarder dans la cour. J'ai vu Herr Lehrer brûler les livres que mes mains bâtardes avaient souillés. » Par la suite Harald subit une vasectomie – il est stérilisé, de force, afin de préserver la « pureté » de la race aryenne. Sa mère est licenciée de son travail. Il part. On le retrouve à Chasselay. Là-dessus, il faut ajouter que l'autre pièce publiée dans le même volume d'Éva Doumbia, Le Camp Philip Morris, est toute entière construite autour du racisme dont firent preuve certains Français (ici des Normands) à l'égard des soldats noirs américains débarqués en juin 1944. Comme on sait, le racisme n'était pas, et n'est toujours pas, l'apanage exclusif des dits « Boches ».
[6] [Note d'Armelle Mabon] Terme générique qui désigne l'ensemble des soldats africains [d'Afrique subsaharienne, autrement dit, « noirs », NdFH] qui se battent sous le drapeau français.
[7] L'AOF regroupait la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français (désormais le Mali), la Guinée, la Côte d'ivoire, le Togo, le Niger, la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et le Dahomey (aujourd'hui le Bénin). Il faut savoir que de Gaulle et les « élites » françaises (dont un certain François Mitterrand – cf. Thomas Deltombe, L'Afrique d'abord ! Quand Mitterrand voulait sauver l'Empire français, La Découverte, 2024) comptaient bien sur les possessions coloniales pour se « refaire », après avoir été admis du bout des lèvres dans le club des « vainqueurs » de la Seconde Guerre mondiale, aux côtés des États-Unis, du Royaume-Uni et de l'URSS… Pas question alors d'envisager une quelconque indépendance, ni quelque revendication que ce soit des indigènes à une pleine et entière citoyenneté.
[8] [Note d'Armelle Mabon] Lettre du ministre des colonies (signée Giacobbi) à Monsieur le président du Conseil de la défense nationale, 22 décembre 1944 (Archives nationales d'outre-mer – Anom, DAM 664).
[9] Ce qui n'est pas sans rappeler le thème du « sentiment antifrançais » entretenu par les Russes, entre autres, dans les pays du Sahel ces dernières années, et qui expliquerait les déboires de la Françafrique dans la région.
[10] [Note d'Armelle Mabon] Anom, 3Ecol/53/9, Paul Ladhuie, « État d'esprit des troupes noires consécutif à la guerre 39-45 », 1945-1946.
[11] Ce qui est faux. Armelle Mabon cite plusieurs cas de prisonniers s'étant évadés durant la guerre et ayant rejoint le maquis.
[12] [Note d'Armelle Mabon] Rapport inspecteur des troupes coloniales, 6 février 1945 (Anom, DAM 3). [NdFH : ajoutons à cela que le type (Périer), qui a une biographie dans Wikipédia, a une liste de décorations longue comme le bras et a terminé sa vie – il est décédé en 1968 – comme grand officier de la Légion d'honneur. Avec ça, bon camarade – de ses collègues blancs, bien entendu.
[13] [Note d'Armelle Mabon] Rapport Dagnan (Service historique de la Défense, SHD/T, 5H16). Les rapports des officiers se trouvent également aux Anom, DAM, 74.
[14] [Note d'Armelle Mabon] Les half-tracks sont des véhicules militaires blindés équipés de roues à l'avant et de chenilles à l'arrière.
[15] Ibid.
[16] Lire Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi, également publié par le passager clandestin, 2021.
25.11.2024 à 13:56
Perspectivisme
dev
Texte intégral (734 mots)
Si vous lisez lundimatin, aimez la bande dessinée et les tritons mais que vous ne connaissez toujours pas Alessandro Pignocchi alors nous ne pouvons plus rien pour vous. Ou alors vous renvoyer vers ces bonnes planches de son premier ouvrage sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes :La recomposition des mondes, l'entretien que nous avions fait avec lui et Philippe Descola autour d'Ethnographie des mondes à venir ou tout simplement vous inviter à lire cet extrait d'un livre à paraître dans quelques mois au Seuil.