09.04.2025 à 09:45
Péter Krekó : “Il est difficile de définir clairement un seuil, un moment où commence l'autocratie et où la démocratie s'arrête”
Contrairement à la dictature, la tyrannie ne naît pas forcément d’un coup de force. Elle s’insinuerait plutôt dans des structures démocratiques, comme l'affirment dans notre nouveau numéro des penseurs de Hong Kong, de Géorgie ou d’Argentine. L’économiste et politologue hongrois Péter Krekó décrypte ici la manière dont le gouvernement de Viktor Orbán a pris le contrôle des esprits.
avril 202508.04.2025 à 18:00
Des visages défigurent l’admiration
« La semaine dernière, Netflix a achevé d’enterrer mon adolescence. Pas avec la série du même nom qui est sur toutes les lèvres, mais avec un documentaire en trois épisodes consacré à l’ancien chanteur de Noir Désir Bertrand Cantat, coupable du meurtre de Marie Trintignant en 2003. Non pas que je doutais de l’horreur du crime commis et de la légèreté avec laquelle il avait été condamné, sans parler de l’indécence de ses tentatives de retour. Mais je ne soupçonnais pas à quel point sa personnalité toxique de pervers narcissique, d’une possessivité maladive envers les femmes, avait bénéficié du soutien de tout le groupe, ainsi que d’une bonne partie de l’industrie musicale.
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“Pour les écorchés, serre-moi encore / Étouffe-moi si tu peux, toi qui sais où / Après une subtile esquisse / On a enfoncé les vis / Nous, les écorchés vifs / On en a, des sévices” : à 13 ans, ces paroles me touchaient comme elles peuvent résonner chez une ado mal dans sa peau, qui a l’impression que l’horizon de sa petite ville de province est un mur infranchissable et que personne ne comprend rien à rien. J’ai essoré des cassettes entières que j’écoutais alors sur un Walkman Sony décoré d’autocollants, m’endormant presque tous les soirs avec la voix de Cantat et des guitares saturées – aujourd’hui encore, je suis capable de réciter par cœur la quasi-intégralité des paroles de leur catalogue. Entre Nirvana, un portrait de Rimbaud et la jeune fille qui tend une fleur à l’arme d’un policier de Marc Riboud – oui, j’étais à ce point une caricature –, il y avait bien sûr une affiche du groupe. En ce début des années 2000, je me sentais moyennement concernée par l’esthétique “piercing au nombril sous crop top et cheveux torturés au Babyliss”. Le mantra de Daria, “sick sad world”, me paraissait plus juste.
Aussi, ce jour de fin août 2003, lorsque la radio annonça qu’un “drame” s’était produit à Vilnius entre le chanteur et la comédienne Marie Trintignant, un sacré bout de mon petit monde s’est écroulé. Sans que je parvienne à bien identifier pourquoi, la rhétorique du “crime passionnel” me collait déjà un peu la nausée, et malgré toute mon admiration pour l’œuvre de Cantat et du groupe, je me sentais définitivement trahie – comme quoi, même à 15 ans, on est capable de comprendre qu’on ne tue pas par amour et que le talent ou le soi-disant statut de “poète maudit” ne justifie pas tout. Depuis, il m’est bien évidemment arrivé de réécouter leurs albums, plus par nostalgie qu’autre chose, toujours avec une pointe de culpabilité. Je me racontais que Noir Désir était une œuvre collective, et non pas le travail d’un seul homme. Mais depuis les révélations d’une forme de complicité dans le silence de tous les membres du groupe – le documentaire parle d’omerta, comme si Cantat avait le statut d’un parrain de la mafia –, être désinvolte et n’avoir l’air de rien relève de l’impossible.
Ce qui est étrange, c’est ce sentiment de deuil et de trahison vécu à plusieurs reprises, qui me paraît encore emporter une partie de moi-même, alors que mon adolescence s’éloigne à grands pas – et qu’il faudrait me payer très cher pour y revenir, merci bien. La faute à mon sentiment d’admiration ? Sans doute. Il n’y a rien de rationnel dans l’admiration qui, comme nous le rappelions dans un ancien numéro de Philosophie magazine (“Avons-nous besoin d’admirer ?”, février 2020), rompt notre rapport instrumental au monde pour créer une brèche, une exception. Comme l’écrit Descartes dans Les Passions de l’âme (1649), l’admiration est “une subite surprise de l’âme qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires”. Ce qui est intéressant avec cette définition, c’est qu’elle en dit davantage de l’admirateur que de l’objet admiré. Au fond, les qualités de l’objet (ou de la personne) admiré importent peu. Ce qui compte, c’est la faculté (sans doute un rien désespérée face à la laideur du monde) de pouvoir extraire certains êtres de la routine et de l’ordre morne des choses. Qu’ils finissent par chuter de leur piédestal, c’est leur problème. Et s’ils pouvaient éviter d’en faire une chanson, on leur en serait reconnaissant. »
avril 202508.04.2025 à 15:00
Quand Peter Thiel bluffait les philosophes
Ce matin sur les ondes de France Culture, le philosophe Pierre Manent, interrogé sur la mutation de la démocratie dans le monde depuis le retour de Donald Trump, est revenu sur la rencontre que nous avions organisée à Philosophie magazine, il y a dix ans, entre lui et le magnat de la Silicon Valley Peter Thiel. Car quand un transhumaniste de la tech qui s’avère passionné de philosophie discute avec un penseur français de la démocratie… qu’il lit et apprécie depuis longtemps, le dialogue est pour le moins surprenant. Et d’une profondeur insoupçonnée.
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En 2014, Peter Thiel n’avait pas encore pris fait et cause pour Trump et Vance, mais il se montrait déjà soucieux de rompre le consensus sur le progrès, la relation entre démocratie et capitalisme et l’idée d’égalité, sur la base de sa lecture passionnée de Leo Strauss et de René Girard.
« Nous avons parlé pour Philosophie magazine, a rappelé Manent à la radio, de cet homme augmenté que Peter Thiel cherche à promouvoir, et de cette utopie totalitaire où des hommes d’élite créeraient une île artificielle où ils s’accorderaient une vie indéfinie, grâce à la maîtrise de la mort. » Opposant son conservatisme et sa croyance dans l’idée de nature humaine, Pierre Manent continue de voir dans le transhumanisme une dangereuse illusion. « Je pense que nous sommes des êtres mortels… et qu’il y a quelque chose qui ne change pas dans notre condition, c’est le fait que nous sommes des animaux politiques destinés à nous gouverner nous-mêmes. »
Nous vous proposons de redécouvrir cet échange étonnant entre un philosophe conservateur attaché à la nature humaine… et un transhumaniste prêt à toutes les aventures politiques.
avril 202508.04.2025 à 11:11
Œil pour œil, douane pour douane !
Et si, avec le chaos mondial généré par les droits de douane édictés par Donald Trump, nous étions en train de faire l’expérience à l’échelle globale de ce que la théorie des jeux appelle le « dilemme du prisonnier » et le « jeu de la poule mouillée » ? C’est l’éclairante hypothèse intellectuelle que nous propose notre consœur du magazine Philonomist Apolline Guillot. Au-delà du jeu de stratégie intellectuelle, le détour permet d’y voir plus clair sur les attitudes que l’Europe peut adopter en guise de réponse.
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Vous aimez les échecs ? Si non, tant pis pour vous. Une semaine après la spectaculaire annonce des droits de douane imposés systématiquement par les États-Unis au reste du monde, nous voilà peut-être tous plongés, bien malgré nous, dans une expérience grandeur nature de théorie des jeux. Cette discipline, qui vise à modéliser des situations où les choix d’un individu dépendent de ceux des autres, a vu le jour en 1944 sous la plume du mathématicien John von Neumann et de l’économiste Oskar Morgenstern. Et dans le cas d’une guerre commerciale, on est en plein dedans. Puisque l’Europe n’a pas encore décidé de sa riposte, examinons nos options.
L’exemple le plus célèbre de la théorie des jeux est sans doute le « dilemme du prisonnier » : deux complices arrêtés séparément peuvent soit garder le silence (coopérer), soit dénoncer l’autre (trahir). Si tout le monde se tait, la peine encourue est très légère. Si tout le monde se dénonce, la peine encourue est assez lourde. Si l’un reste silencieux tandis que son complice le trahit, le traître s’en tire avec une peine légère et sa victime avec une peine maximale. Il est donc toujours risqué de coopérer : on peut se faire doubler facilement ! Sauf quand le dilemme s’étire dans le temps – c’est ce que montre Robert Axelrod, chercheur en théorie des jeux et en sciences sociales, dans son livre The Evolution of Cooperation (« L’Évolution de la coopération », 1984). Il s’intéresse à une version prolongée du célèbre dilemme, le dilemme du prisonnier « itératif » : le jeu est joué de manière répétée entre les mêmes participants. L’offensive de Trump, la semaine dernière, s’inscrit dans ce genre de dispositifs, puisqu’elle ne fait qu’ajouter un épisode à une longue histoire du commerce multilatéral.
La répétition change fondamentalement la logique du jeu : les joueurs peuvent tenir compte du passé, se souvenir des choix précédents de leur partenaire et adapter leur comportement en retour. Ainsi, la coopération peut-elle émerger et se maintenir entre des individus rationnels, même dans un environnement où la tentation de trahir reste forte. Le meilleur moyen est-il de coopérer coûte que coûte, sans répondre aux attaques ? Pas forcément. C’est cette tactique de la coopération radicale, sans condition, qui a été adoptée par la Suisse, alliée de longue date de Washington et sixième investisseur étranger aux États-Unis, qui s’est vu imposer des droits de douane de 32%. Réponse ? Rien. Cette version 2.0 du sermon sur la Montagne (« Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre ») est, selon Axelrod, une stratégie sous-optimale.
Tout au long de son livre, il multiplie en effet les tournois de « dilemme du prisonnier », tous plus complexes les uns que les autres, et une seule stratégie s’avère tout le temps gagnante : la réciprocité, aussi appelée « coup pour coup » (« tit for tat »). Seule celle-ci est en mesure de favoriser la stabilité de comportements coopératifs sur le long terme. « Le succès de TIT FOR TAT est dû à sa bienveillance, sa réactivité, à son indulgence et à sa clarté » (« TIT FOR TAT’s robust success is due to being nice, provocable, forgiving, and clear »). Ne pas être le premier à faire défaut, mais être réactif et répondre aux provocations de manière systématique, puis ensuite si besoin pardonner les offenses, le tout en étant parfaitement lisible pour son adversaire.
Pas étonnant, dès lors, que certains gouvernements aient opté pour cette option. Les États-Unis imposent 34% aux importations chinoises ? La Chine fait de même. Ce n’est qu’une variante, rationalisée, d’une loi bien plus ancienne, qu’on trouvait déjà dans l’Ancien Testament, celle du Talion. « [...] Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. » L’idée est simple : éviter la spirale de la violence ou l’escalade des sanctions en gardant un principe de stricte proportionnalité des maux infligés. Un œil pour un œil, et ensuite on est quittes.
En adoptant le principe de symétrie exacte, la Chine espère peut-être rétablir l’équilibre. Est-ce à dire que l’Europe pourrait faire de même ? Pas sûr : il faut pouvoir se permettre d’aller jusqu’au bout de sa politique commerciale – par exemple, proposer des alternatives viables aux services numériques développés par les entreprises américaines. C’est le cas de la Chine, qui a depuis longtemps et à force de boycott américain, développé ses propres géants de la tech. Seul souci : cette loi du Talion à échelle commerciale n’est pas si équilibrée qu’elle le prétend, puisque les effets des politiques du commerce extérieur de la Chine et des États-Unis, dans le cas qui nous intéresse, ont des effets cumulatifs. L’adoption de sanctions symétriques, qui donne l’illusion d’une justice, a été prise comme prétexte d’un durcissement encore plus grand des politiques tarifaires américaines : lundi 7 avril, Donald Trump a menacé la Chine de lui imposer des droits de douane additionnels de 50% si les autorités de Pékin ne renoncent pas d’ici le lendemain aux surtaxes annoncées vendredi.
La menace est ici alliée à une certaine idée de l’honneur — « Ne soyez pas faibles ! Ne soyez pas stupides ! […] Soyez forts, courageux et patients, et la GRANDEUR sera au rendez-vous », a écrit le chef de l’État américain sur sa plateforme Truth Social peu avant l’ouverture de Wall Street, lundi 7 avril. Ce qui peut conduire à penser que nous ne sommes peut-être pas dans une situation de dilemme du prisonnier, jeu rationnel qui tolère les multiples itérations. Nous sommes peut-être en plein dans un « jeu de la poule mouillée » (« chicken game »), autre chouchou des mathématiciens. Vous savez, c’est par exemple une course de voitures où les participants foncent à toute allure l’un vers l’autre… et où le premier à freiner perd la face. Si aucun des conducteurs ne dévie ou ne freine en revanche, ils meurent tous les deux – et impossible de rejouer. En 1960, dans Stratégie du conflit, le pionnier américain de la théorie des jeux et lauréat du prix Nobel d’économie Thomas Schelling fait de ce jeu une matrice de toute confrontation politique. Et pour gagner au jeu de la poule mouillée, explique Schelling, il ne faut pas être plus malin. Il suffit d’arracher le volant et de le brandir : une fois que votre adversaire sait que vous n’avez plus contrôle de la voiture, il sera forcé de freiner. Celui qui parvient à convaincre qu’il ne changera pas de trajectoire, gagne — au risque de tout détruire.
Une chose est sûre : l’éventail des options est encore ouvert pour l’Europe, qui n’a toujours pas fini ses délibérations à l’heure où nous écrivons. Quoi qu’il en soit, elle doit tirer des leçons d’Axelrod dans sa réflexion : être réactive et claire dans sa détermination, mais sans volonté de vengeance. Et même au chicken game, elle peut encore l’emporter, à condition d’être consciente de sa puissance et surtout de rester unie – sans quoi, poule mouillée ou pas, Donald Trump aura gagné la partie.
avril 202508.04.2025 à 08:00
Avec Alice Alacoque, les ongles sortent leurs griffes
Au cœur de son salon parisien, Alice Alacoque peint et dessine sur des ongles, les parant de couleurs et de volumes extravagants. Retournant le stigmate du mauvais goût, elle élève ces « griffes » au rang de véritables bijoux pour redonner la parole à nos mains.
Dans la rubrique « Ce que sait la main » de notre nouveau numéro, Clara Degiovanni est allée à la rencontre de cette nail artist.
avril 2025