24.07.2025 à 12:08
La “reprise” (ou la “répétition”) chez Kierkegaard, c’est quoi ?
Le penseur danois Søren Kierkegaard (1813-1855) a fait de la reprise l’un des maîtres-mots de sa pensée. Mais qu’est-ce qui distingue la répétition du Même de la reprise, qui fait accéder à un nouveau stade de l’existence ? Le professeur de philosophie Vincent Giraud nous explique le sens biographique et existentiel de cette notion.
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Pourquoi répéter ?
Qu’il soit ludique ou ennuyeux, l’acte de répéter s’établit toujours sous l’autorité du Même. Il s’agit de re-faire ce qui fut accompli. Méthodique et conscient, l’acte de répéter peut néanmoins avoir ses vertus ! Ainsi l’apprenti ouvrier répète-t-il à l’infini un geste, en l’améliorant, sans que doive s’y insinuer le moindre changement, la moindre improvisation, la plus légère originalité, afin d’atteindre à la parfaite maîtrise. Tout en lui veut la réplique de ce qui fut, ou la visée de ce qui doit idéalement être, et que l’on répète alors d’avance. Ainsi d’une troupe de théâtre répétant autant que nécessaire avant d’atteindre la perfection de l’ultime « répétition générale » à venir ; ainsi de l’athlète à l’entraînement, ainsi du musicien insatisfait de l’accord espéré, attendu, à toute force et selon tout effort voulu. De tous ces exemples, il émerge un nouveau visage de la répétition, non pas duplication du passé, mais ambitieuse anticipation de l’avenir. Il faut s’en aviser : tournée vers le passé qu’elle reproduit à l’infini, la répétition tue. Tournée vers l’avenir, sous les formes de la reprise, elle met en contact avec le possible.
“La répétition est duplication du passé, la reprise est ambitieuse anticipation de l’avenir”
Si la répétition peut tuer, la reprise, elle, a le pouvoir de vivifier. Parce qu’elle prolonge, sur un autre plan d’existence, ce à quoi la répétition ne fait que s’asservir, prisonnière qu’elle est du terrain qui l’a vue naître et sur lequel elle prétend prospérer. Le mot danois qu’utilise Kierkegaard, « Gjentagelse », longtemps traduit en français par « répétition », se rend en réalité beaucoup mieux par le terme « reprise ».
Du Même au pas pareil
Un détour par le contexte biographique permet de mieux comprendre cette distinction essentielle. Le jeune Søren Kierkegaard a rencontré à Copenhague une jeune fille admirable et charmante, nommée Régine. Ils se plaisent, se côtoient, demande est faite de la part de Søren le 8 septembre 1840, demande reçue et acceptée dès le lendemain ; fiançailles officielles – le mariage n’est pas loin. Et voici que, coup de théâtre : à peine un an plus tard, le 11 août 1841, Kierkegaard renvoie son anneau de fiançailles à sa promise, ce qui équivaut à une rupture brutale et sans appel. Il ne veut pas se répéter…
Pour Kierkegaard, ce qui fut une fois vécu de plus haut et de plus vivant ne peut, paradoxalement, trouver lieu et place sur le sol qui l’a vu naître et éclore. Toute répétition est vaine parce qu’elle est inféodée au Même : « Mon amour-passion ne saurait s’exprimer dans le mariage, s’y épanouir. Si je l’épouse, je la brise », dit l’amoureux transi à son confident. Ou encore : « Du reste, je fais tout ce qui se trouve en ma puissance pour apprendre à devenir un époux. Me voici, me mutilant moi-même : j’éloigne tout l’incommensurable pour devenir commensurable. » La répétition est impossible. Pour reprendre fidèlement, il faut reprendre autrement Il s’agit de changer de terrain, quel qu’en soit le coût. Briser, mutiler, se diminuer et amoindrir — voilà tout ce à quoi la reprise oppose son audacieux et périlleux pari, qui est de croissance, de fidélité et d’épanouissement.
“Kierkegaard distingue trois stades de l’existence : le stade éthique, esthétique et religieux”
Et si de la passion pouvait se maintenir, vivifiante et lucide, au-delà de ce que le mariage aurait dû promettre et tenir ? Et s’il fallait tout perdre pour que tout fût, autrement et ailleurs, redonné ? Kierkegaard distingue trois stades de l’existence : le stade esthétique du séducteur qui jouit des plaisirs de la vie, le stade éthique de l’homme qui s’engage et se tient dans la fidélité à ses engagements, et le stade religieux où l’individu s’arrache à lui-même et à sa communauté pour faire le saut de la foi et découvrir sa vérité.
Reprendre pour changer
Voilà ce que signifie « reprendre » : changer radicalement de sphère d’existence, effectuer le saut qui vous transporte, non sans mal, culpabilité ni sacrifice, mais avec un indicible et comminatoire élan, à un stade supérieur où pourra s’épanouir la promesse que le stade antérieur (ici, celui de la vie conjugale), ne pouvait pas, ne savait pas tenir. C’est l’impossible répétition et ses promesses intenables qui imposèrent la reprise dans toute son urgence, exigeant de porter ailleurs tout l’acquis et tout l’avenir de l’amour, sur ce que Kierkegaard ne put concevoir autrement que comme un autre plan d’existence, dont la vie bourgeoise et aimante à lui offerte ne semblait pas pouvoir contenir l’intensité et l’étendue.
“C’est l’impossible répétition et ses promesses intenables qui imposèrent la reprise dans toute son urgence”
Ce à quoi nous invite finalement l’auteur de La Reprise (1843), c’est à un véritable saut qu’il convient de qualifier d’existentiel. Passage d’un état d’existence à l’autre, dont les cordonnées et les enjeux ne sont pas identiques, et même adverses. Car que faire, enfin, de cet amour réel, sincère ? Pourquoi s’y soustraire avec éclat ? Par la conscience de l’inadéquation absolue du simple et bon mariage bourgeois, béni socialement par l’église luthérienne danoise, avec ce qui fut vécu, senti, entrevu, anticipé de plus haut : « incommensurable ». Comment reprendre, c’est-à-dire aussi retrouver et poursuivre, là où tout s’accomplit ? De quel bien suis-je capable ? Comment ne pas laisser perdre, maintenir, chérir, ce qui pour moi vaut le plus au monde ? Ainsi, chaque stade kierkegaardien d’existence suscite, pour qui a le sens d’en éprouver les limites, l’exigence de ce qui l’excède, et en impose le franchissement.

24.07.2025 à 09:50
“Hannah Arendt. Comprendre, résister, espérer”, le nouveau hors-série de “Philosophie magazine”, est en kiosque !
La banalité du mal, le totalitarisme, la faillite des démocraties, la crise migratoire, l’automatisation dangereuse, la tyrannie du travail... Hannah Arendt (1906-1975) refusait d’être étiquetée philosophe (et encore moins prophète !) mais il n’empêche qu’un demi-siècle après sa mort, la pertinence de ses analyses continue de nous épater. Sa grande leçon, explique le philosophe américain Roger Berkowitz, est de nous dire : « Nous ne perdrons que si nous renonçons à nous lever pour défendre, dans l’action en commun, nos valeurs. » Et, aussi d’avertir que se contenter de « réchauffer de vieilles vérités », c’est aller droit dans le mur.
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Au sommaire de ce hors-série…
➤ La Chine est-elle totalitaire ? Pour Moritz Rudolf, « aujourd’hui, la Chine est une tyrannie ordinaire. Mais certains éléments laissent présager un avenir totalitaire ».
➤ Quoi de banal dans le mal ? À propos du procès de Mazan, Camille Froidevaux-Metterie analyse si le concept de banalité du mal peut s’appliquer, ou non, aux accusés.
➤ L’IA empêche-t-elle de penser ? Arendt a questionné les conséquences de ce qui ne s’appelait pas encore l’IA. Le commentaire et l’analyse de Payman Tajalli.
➤ Arendt à Gaza. Peut-on imaginer ce que dirait la philosophe de la situation israélo-palestinienne aujourd’hui ? Certainement pas, répond Martine Leibovici. Elle nous explique pourquoi.
➤ « Le droit d’avoir des droits ». Grande lectrice d’Arendt, Marie-Claire Caloz-Tschopp le rappelle : « Face aux urgences planétaires, aux déplacements de population, aux réfugiés climatiques, nous sommes invités à reprendre ce qu’elle dit sur le droit d’avoir des droits. »
➤ Mars ou crève. Selon Michel Eltchaninoff, Elon Musk incarne la version contemporaine de l’impérialisme à la façon de Cecil Rhodes, dont Hannah Arendt aimait rappeler l’incantation : « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes. »
➤ L’Amour du monde peut-il suaver le monde ? Pour Catherine Coquio, « peu de penseurs ont poussé à ce degré d’intensité l’idée de responsabilité humaine du monde, liée à sa fragilité. »
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24.07.2025 à 08:00
Airfryer, de la frite dans les idées ? La chronique d’Anne-Sophie Moreau
C’est le nouvel appareil star de l’électroménager, qui promet de frire nos aliments sans matière grasse. Mais, ce faisant, ne signe-t-il pas la victoire de la forme sur la substance ? Réponse d’Anne-Sophie Moreau dans sa chronique « Nouvelles vagues » parue dans notre tout nouveau numéro, à retrouver également chez votre marchand de journaux.

23.07.2025 à 17:00
Pétition contre la loi Duplomb : retour sur le sens d’un acte citoyen
Alors que la pétition contre la loi Duplomb a dépassé le seuil symbolique des 1 million de signatures, et devrait certainement atteindre les 2 millions, la question se pose plus que jamais du sens et du poids politique que peut acquérir ce geste citoyen. Octave Larmagnac-Matheron revient sur la portée, ambivalente, et la place discrète mais remuante des pétitions dans l’histoire longue de France.
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Qu’est-ce qu’une pétition ? En son sens minimal, la pétition est définie par Daniel Hochedez comme un « acte par lequel une personne s’adresse aux pouvoirs publics pour formuler une plainte ou une suggestion ». Mais tout au long de l’histoire, ce geste est habité par une tension, tiraillé entre la « plainte ou la doléance » et « la prière ou la supplique » (Marcel Richard, Le Droit de pétition, 1932), entre la requête privée et la requête d’intérêt général (Marie de Cazals, « Les (r)évolutions du droit de pétition », 2005), entre la réclamation face à la violation d’un droit et la participation citoyenne à la vie publique, entre la démarche individuelle et la démarche collective (Yann-Arzel Durelle-Marc, « Le droit de pétition. Le paradoxe d’une prérogative du citoyen en régime représentatif », 2022).
“Le droit de pétition présuppose une démocratie représentative ; il appartient au simple citoyen, et il porte sur un objet d’intérêt général”
Pour Durelle-Marc, la pétition se range dans la catégorie très large de l’« adresse au pouvoir, c’est-à-dire qu’au sein d’une société politique, un ou plusieurs individus font connaître à un ou plusieurs autres, investis d’une autorité et/ou d’une puissance quelconque, une demande ou proposition (la nuance est, à ce point, sans importance) ; il appartient ensuite aux destinataires d’y répondre, fût-ce par le silence ». Cependant, dans la mesure où « l’adresse aux pouvoirs, si naturelle, si immédiate et vitale à la cité politique, est un phénomène inhérent, constaté de tous temps et en tous lieux », cette caractérisation paraît insuffisante pour définir la pétition. Le droit de pétition, en son sens moderne, est pour Durelle-Marc une demande caractérisée par trois aspects : « 1) Il présuppose le cadre d’une démocratie représentative ; 2) Il appartient au simple citoyen, en tant que membre du souverain ; 3) Il porte sur un objet d’intérêt général. »
D’où vient la pétition ?
Étymologiquement, la petitio signifie d’abord demande, plainte. Ces adresses au pouvoir politique sont anciennes. Au Ve siècle, Dioscore d’Aphrodité livre ainsi « requête et supplique de vos très pitoyables serviteurs, les misérables petits propriétaires et habitants du très misérable village d’Aphrodité ». La pétition peut se faire au nom d’un groupe (une corporation par exemple), mais elle est souvent une demande individuelle. Ses mécaniques se développent au cours du Moyen Âge. C’est notamment le cas en Angleterre, où les pétitionnaires adressent leurs doléances au roi pour obtenir la réparation d’un tort. Les demandes sont essentiellement d’ordre privé : exemptions fiscales, aides, demandes de grâce, etc. En 1689, la Charte des droits établit explicitement le « droit des sujets de présenter des pétitions au roi », et consacre que « tout emprisonnement et poursuite à raison de ces pétitionnements sont illégaux ». La pétition gagne, selon Durelle-Marc, un « caractère politique ». Marie de Cazals parle, elle, de l’émergence de la « pétition à caractère public, […] dans laquelle une participation plus ou moins directe à la prise de décision peut être envisagée ». Dans une Angleterre qui découvre la monarchie parlementaire, la pétition est un « moyen d’action de l’opinion publique sur le Parlement » qui permet « au peuple anglais [...] d’exprimer son opinion sur la plupart des grandes questions du moment ».
“Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut en aucun cas être interdit, suspendu ni limité”
Rien de tel dans la France d’Ancien Régime. Les cahiers de doléances remplissent certes, en un sens, le rôle de la pétition outre-Manche. Mais ces cahiers ne sont pas des adresses spontanées au pouvoir politique : le pouvoir royal est à l’initiative de la procédure. En un sens, l’épisode récent des Gilets jaunes rejouait cette histoire séculaire : c’est la pétition pour « une baisse des prix du carburant à la pompe » lancée par la militante Priscillia Ludosky qui avait catalysé le mouvement, et c’est par le Grand Débat national et les cahiers de doléances que le pouvoir politique y répondit. Sarah Durieux considère, dans le collectif Réveiller la démocratie (2022), que « l’objectif à peine masqué » était de « faire rentrer cette énergie citoyenne “dans les clous” du projet gouvernemental. Celle-ci a été savamment organisée autour de thèmes définis, avec des questions qui, censées guider les citoyennes et les citoyens dans leur réflexion, ont été critiquées car elles les influençaient sur les changements à opérer sur le plan social et environnemental ». Durieux poursuit : « La consultation citoyenne est devenue un nouvel outil pour repousser certaines décisions politiques quand le consensus populaire, scientifique et politique est parfois là depuis bien longtemps. »
La Révolution française et le droit de pétition
La pétition s’installe tardivement dans l’histoire politique française. Les choses changent avec la Révolution. La première pétition française est émise le 8 décembre 1788, à l’approche des états généraux : la « Pétition des citoyens domiciliés à Paris » de Joseph-Ignace Guillotin, adressée au roi. On y lit : « Appliquons ces principes. La loi, l’usage, la raison devraient présider à la formation des états généraux. » L’enjeu, on le voit, n’est pas simplement une affaire privée : il s’agit de donner son avis sur l’organisation d’une procédure politique. Le droit de pétition, qui concerne non seulement l’intérêt privé mais la « chose commune », sera, innovation politique, consacré par la France révolutionnaire. Comme le résume Marie de Cazals :
“Le droit de pétition est perçu comme un correctif au système représentatif et au suffrage restreint. Les représentants de la nation ont une indépendance qui les éloigne des citoyens reléguant ceux-ci au rôle unique d’électeur. […] Dès lors, la pétition est une voie offerte aux citoyens pour qu’ils puissent s’exprimer sans pour autant mettre à mal l’esprit de la souveraineté nationale. Elle fut également présentée comme un moyen pour tout individu de participer aux décisions du pouvoir malgré le suffrage censitaire et donc d’apporter une réponse satisfaisante à cette injustice”
Marie de Cazals, « Les (r)évolutions du droit de pétition », 2005
Le droit de pétition est tout particulièrement utile aux citoyens non actifs, dépourvus du droit de vote en raison du suffrage censitaire. Tous les révolutionnaires ne s’entendent pas sur l’ouverture de ce droit aux citoyens non actifs. Isaac Le Chapelier par exemple, qui considère que la pétition est « une espèce d’initiative de la loi par laquelle le citoyen prend part au gouvernement de la société », juge qu’il doit être réservé aux citoyens actifs, puisqu’il s’agit de prendre part aux décisions politiques. Le décret du 14 décembre 1789 précise, dans cette veine, que « les citoyens actifs ont le droit de se réunir [...] pour rédiger des adresses et des pétitions soit au corps municipal, soit aux administrations des départements et des districts, soit au corps législatif, soit au roi ». Mais la loi de mai 1791 affirmera que le « droit de pétition appartient à tout individu ». À propos de cette loi, Robespierre s’exclame : « Plus un homme est faible et malheureux, plus il a le droit de pétition […] C’est le droit imprescriptible de tout être intelligent et sensible. » Le principe est repris dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 : « Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut en aucun cas être interdit, suspendu ni limité. »
Désamour démocratique
L’engouement pour le droit de pétition déclinera pourtant rapidement. Avec l’émergence du suffrage universel, la pétition devient moins indispensable : elle n’est plus l’instrument par excellence des citoyens non actifs. De plus en plus, le droit de pétition apparaît moins comme une manière pour les citoyens de faire entendre leur voix que comme un outil bien utile à l’équilibrage des pouvoirs. Sous la Restauration, « les parlementaires purent avoir connaissance des abus de l’exécutif en discutant des pétitions qui leur étaient adressées. Les pétitions vont servir de moyen de contrôle ». Du côté de la société civile, les citoyens tendent de plus en plus à préférer d’autres « moyens d’expression collectifs autres tels que les syndicats, les partis politiques ou encore les associations ». Ce désamour est-il lié à l’inefficacité de la pétition, qui n’est évidemment pas contraignante pour le pouvoir politique auquel elle est adressée ?
“La perte de sens de la pétition est ancienne, et elle est suivie de désamour”
Pour De Cazals, le problème tient plutôt au fait que le droit de pétition a été « vidé de son contenu politique » – la « participation des citoyens à la sphère publique » – et réorienté vers le « recours individuel » et la « défense des intérêts privés ». En 1820, le ministre Étienne-Denis Pasquier lance ainsi : « Tant qu’une pétition n’est que l’expression d’une doléance, d’un déni de justice, d’une infraction aux lois, elle est sacrée à nos yeux. [...] Ce n’est qu’un intérêt privé, mais sa plainte a l’accent de la vérité. » La portée proprement politique du droit de pétition, levier d’une inédite « démocratisation », suscite rapidement des méfiances, dès lors qu’il « fut utilisé non pas individuellement mais collectivement ». La pétition apparaît comme un « danger » : « La crainte d’une pression possible sur le corps législatif entraîna un encadrement plus strict de ce droit. Les pétitions collectives vont être interdites de même que l’autorisation de les apporter à la barre des Assemblées. »
Peu à peu, la pétition est de plus en plus marginalisée. Les lois constitutionnelles de 1875 ne lui confèrent plus le statut de droit constitutionnel. La perte de sens de la pétition est ancienne, et elle est suivie de désamour. « Le nombre de pétitions adressées à la Chambre des députés de 1815 à 1830 était de 1336 par an », et « ce nombre restant stable - autour de 1370 - jusqu’en 1835 » (rapport sénatorial de 2017), avant de décliner. La tendance s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. « L’Assemblée nationale n’a reçu au cours de la XIIIe législature (2007-2012) que 34 pétitions. » Bref, la pétition connaît une éclipse. Le droit de pétition est de plus en plus considéré comme « obsolète, périmé, ou encore désuet », juge De Cazals, qui cite un texte de 1900 de Jules Perrier : alors que le droit de pétition devait « être l’arme qui défendrait toutes les libertés, ce n’est plus guère qu’un hochet, un de ces droits que nous sommes très fiers de posséder mais que nous n’exerçons pas parce que nous savons qu’il est frappé d’impuissance ».
“Le droit de pétition n’est plus guère qu’un hochet, un de ces droits que nous sommes très fiers de posséder mais que nous n’exerçons pas parce que nous savons qu’il est frappé d’impuissance”
C’est à cette même période qu’émerge cependant une forme nouvelle de pétition : le « manifeste », signé par différents intellectuels dans la presse. Le premier manifeste de ce genre, souligne Jean-François Sirinelli dans Intellectuels et Passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, est un manifeste des « écrivains, peintres, sculpteurs, architectes et amateurs passionnés de la beauté jusqu’ici intacte de Paris » édité en 1887. Le 14 janvier 1889 paraît dans L’Aurore un « manifeste des intellectuels » dreyfusards. D’autres manifestes sont publiés entre les deux guerres, et surtout après la Seconde Guerre mondiale : le « Manifeste des 121 » contre la guerre d’Algérie (signé par Sartre, Beauvoir, Blanchot, etc.) ou encore le « Manifeste des 343 » rédigé par Beauvoir pour la légalisation de l’avortement. C’est l’époque des « intellectuels engagés », qui parfois s’égarent – en témoigne la tribune-pétition du 26 janvier 1977 « défendant les relations sexuelles entre adultes et enfants » dans Le Monde, signée par Deleuze, Barthes, etc. La forme du manifeste relève d’une logique un peu différente des pétitions traditionnelles : l’objectif n’est pas seulement d’influence le pouvoir politique mais également l’opinion publique. Les textes ne sont en général pas adressés directement à une autorité (une assemblée, un ministère, le président). À l’opposé des nombreuses pétitions d’intérêts particuliers, ces textes collectifs s’engagent plus volontiers sur de grands enjeux collectifs, sur les terrains des valeurs et des principes – souvent dans la défense de tiers au nom de la justice. Reste qu’ils n’ont guère de débouchés institutionnalisés. Sous la Ve République, le droit de pétition « ne fait pas partie des droits que la Constitution reconnaît », souligne De Cazals.
Évolution récentes
Certaines inflexions récentes doivent cependant être relevées, qui s’efforcent de revitaliser le droit de pétition en lui donnant des débouchés « officiels », alors que les pétitions en ligne et leur liste ouverte de signataires se multiplient :
- Un droit de pétition est inscrit dans la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République de 2003. Il s’agit cependant d’un droit local, non national. L’article 72-1 affirme : « La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l’exercice du droit de pétition, demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de cette collectivité d’une question relevant de sa compétence. » Mais ce droit demeure limité, comme le note De Cazals : c’est un « droit mis entre les mains des électeurs mais entièrement maîtrisé par les élus locaux […] Le droit de pétition local ne contient aucune obligation de faire droit à cette demande ni de lui donner suite. […] Les électeurs ne pourront que demander, et non plus obtenir, une telle inscription. » D’autre part, « seuls les électeurs pourront en user, une personne déchue de ses droits civils et politiques ne pourra y recourir ».
- Depuis la loi constitutionnelle de 2008, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), troisième assemblée constituante de France qui assure une représentation socio-professionnelle nationale et remplit une fonction consultative, peut être saisi par voie de pétition. Le seuil des 500 000 signataires pour être pris en compte est ajouté par la loi organique 2010-704 du 28 juin 2010, puis abaissé à 150 000 signataires par la loi organique 2021-27 du 15 janvier 2021. Par ailleurs, depuis 2017, le CESE assure une veille des pétitions en ligne qui connaissent un succès croissant. Il labellise trois plateformes de pétitions numériques : Avaaz, Change.org et MesOpinions.com.
- Au niveau de l’Union européenne également, le droit de pétition est reconnu par l’article 227 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « Tout citoyen de l’Union, ainsi que toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un État membre, a le droit de présenter, à titre individuel ou en association avec d’autres citoyens ou personnes, une pétition au Parlement européen sur un sujet relevant des domaines d’activité de l’Union et qui le ou la concerne directement. » Les pétitions (sans seuil de pétitionnaires) sont examinées par la Commission des pétitions du Parlement européen – qui peut demander des explications à la Commission européenne, organiser des auditions publiques, ou transmettre la pétition à d’autres institutions compétentes.
- Enfin, en janvier et en octobre 2020 à la suite des travaux parlementaires, le Sénat et l’Assemblée nationale se sont aussi dotés de plateformes de pétitions en ligne (petitions.senat.fr et petitions.assemblee-nationale.fr) Ces pétitions officielles peuvent être signées par toute personne inscrite dans le registre national d’identification des personnes physiques de l’Insee. À partir de 100 000 signatures, les pétitions sont mises en ligne sur le site de l’Assemblée nationale ou du Sénat, et une commission nomme un rapporteur, qui choisit soit de classer la pétition, soit de l’examiner et de faire un rapport. À partir de 500 000 signatures d’individus de 30 départements différents, les pétitions peuvent conduire à l’organisation d’un débat à l’Assemblée.
Revitaliser la démocratie ?
L’ensemble de ces mesures vont dans le sens d’une réintégration de la pétition dans la vie publique démocratique. Pour De Cazals, l’enrichissement et l’amélioration du droit de pétition peuvent en faire « une solution possible au désintérêt grandissant des citoyens pour la vie politique » dans les démocraties représentatives, où les citoyens « n’ont à leur disposition aucun moyen d’intervention direct pour influencer les décisions des organes politiques ». « Le droit de pétition pourrait ouvrir aux citoyens la voie vers une maîtrise retrouvée du monde politique. Il pourrait revitaliser la démocratie représentative, mais cela passe aussi par une refonte du droit de pétition, dès lors compris comme un élément d’une démocratie participative complémentaire. » Pour que les citoyens s’emparent de cet outil, encore faut-il qu’il ait des conséquences palpables. Le « manque de certitude quant à son aboutissement » et « l’absence de toute contrainte » sont des obstacles tout au long de l’histoire du droit de pétition, de même que la non-transparence quant à la manière dont il est pris en compte. « La recevabilité des pétitions pourrait être revue pour qu’elle soit plus efficace. »
Les évolutions récentes semblent aller plutôt dans le bon sens. Certains, pourtant, les regardent avec méfiance. Comme l’écrit Sarah Durieux, si les pétitions, portées par le numérique, sont devenues « centrales dans le champ politique » ces dernières années, comme moyen d’expression spontanée, « le pouvoir politique tente d’accaparer les outils d’auto-organisation populaire au lieu de se poser la question de comment intégrer l’expression existante dans ses travaux ». Les plateformes de l’Assemblée et du Sénat participent, aux yeux de Durieux, à cette logique de canalisation des mobilisations populaires. « Beaucoup de ces initiatives sont lancées en faisant fi du travail déjà réalisé et des revendications déjà formulées par des citoyennes et citoyens engagés, des associations, des syndicats, des entrepreneurs sociaux qui, depuis des années, imaginent des solutions pour l’avenir. » Pour la militante féministe, il faut plutôt s’efforcer de « développer non seulement une ingénierie pour prendre en compte la multiplicité des expressions citoyennes, mais aussi un véritable droit de pétition qui donnerait à ces initiatives ce dont elles manquent réellement : un débouché politique contraignant qui ne permettrait pas aux autorités d’ignorer les mobilisations massives ». Indéniablement, la pétition n’a pas dit son dernier mot.

23.07.2025 à 13:01
Michael Walzer : “Il ne faut jamais donner libre cours à la vengeance dans la guerre”
Alors que de plus en plus de témoignages et d’analyses font état de soldats israéliens ouvrant le feu, avec des armes lourdes, sur les civils palestiniens venant chercher de quoi se nourrir dans les rares postes de livraison alimentaire encore ouverts à Gaza, nous vous invitons à relire l’entretien que le philosophe américain Michael Walzer nous accordait, au lendemain du 7 octobre 2023. Il redoutait déjà que la vengeance ne conduise l’armée israélienne à un siège total et criminel de Gaza.
