17.04.2025 à 08:00
nfoiry
Avec Playlist, qui vient d'être republié aux Éditions MF, le musicologue Estaban Buch livre une enquête pétillante et érudite sur les liens unissant la musique et la sexualité, du Don Giovanni de Mozart au Je t’aime moi non plus de Gainsbourg. Cet essai a fait vibrer Martin Legros, qui vous le présente dans notre nouveau numéro.
avril 202516.04.2025 à 18:00
nfoiry
« Alors que j’étais, ces derniers jours, à la campagne, je suis repassé, chemin faisant, à un endroit que j’aime beaucoup, quoiqu’il ne paie pas de mine : au pied des vignes installées sur le petit côté d’un ru, une trouée perce une mince haie forestière. Là, un pylône trône – relais d’un courant électrique, qui, venu d’on ne sait où, dévale la pente, franchit la ravine et s’enfuit à travers les champs de l’autre côté.
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Je l’ai d’abord détesté, ce lieu sans allure qu’aujourd’hui j’affectionne. Je me rappelle quand le bois a été rasé pour planter les ceps. Je me rappelle quand le bras de forêt, en contrebas, a été sectionné. J’étais enfant, et j’étais triste, mortifié de ce spectacle de dévastation : les troncs abattus, la terre dénudée, les camions vrombissants.
Peu à peu, pourtant, les choses ont changé. Les vignes ont grandi. Les herbes folles ont repris leur droit, sous la ligne à haute tension. J’en suis venu à apprécier ce pilier incongru. Les câbles suspendus qui filent à travers la modeste combe emportent le regard vers un ailleurs. L’œil se dilate. Peut-être voit-on mieux la forêt, désormais : frontière végétale impénétrable, la voilà qui devient un élément d’un paysage composé, nivelé, contrasté, hétérogène et bigarré, où les ordres de choses s’entrelacent. “Le paysage dont on s’émerveille (équilibré, varié, harmonieux, incomparable) a supposé l’intervention des hommes et des générations : celles-ci ont tracé des chemins, élevé des haies et des murailles, défriché et émondé les arbres, assagi les végétations”, écrit le philosophe François Dagognet dans son Éloge de l’objet (1989). Le pylône est un proche, un “portail” – pulôn, en grec – qui ouvre et rassemble un monde, tissant le présent et l’absent, les sillons, les talus, les routes et les villages invisibles que la fée électricité illumine au-delà de l’horizon.
Peut-être aurais-je préféré, il y a quelques années, que ce pylône se fonde davantage dans la nature, afin qu’on ne le remarque pas. C’est une tendance, dans le milieu des infrastructures électriques, comme l’évoque déjà Dagognet : les poteaux ne peuvent être réduits au rang de “simples ‘porteurs’”, ils doivent “se glisser dans l’ensemble”, “s’harmoniser au paysage”. L’ingénieur est soumis à “l’obligation de les couler dans les lignes d’un milieu qu’ils ne doivent pas systématiquement ignorer ou blesser”. Poussé par cette exigence d’“ajustement au milieu”, il est “tenté de […] transformer [les pylônes] ‘en fûts arborescents’”, d’inventer des modèles architecturaux qui simulent “une sorte de sapin d’acier ou de fer” : “On les dispose comme une pépinière ou un semis […]. On ne cesse rejouer de l’assimilation entre les arbres et eux.” Si, pour Dagognet, “la simple fonctionnalité de l’accrochage des conduits” est dommageable et conduit à la mutilation aveugle de la nature, la volonté de cacher l’artifice humain ne vaut beaucoup mieux : insinuant “les poteaux métalliques dans les lignes naturelles”, on “ne vise […] qu’à tromper”, à dissimuler toujours davantage. Dagognet parle d’un “affadissement de la dissimulation” qui “implique trop la nature à respecter” et “plie entièrement ‘l’objet’ à des considérations extérieures”, comme s’il n’était qu’une “fabrication inessentielle qui doit s’effacer et, à la limite, disparaître”.
Dagognet, lui, donne sa préférence à une architecture qui, sans être simplement fonctionnelle, assumerait la “violence des trajectoires techniques” et le contraste qu’elle introduit dans le paysage : “des aménagements plus radicaux, […] qui barrent, accentuent ou attaquent même les géométries spontanées.” Le philosophe dénonce ceux qui déplorent que la ligne à haute tension souille “la montagne”, ceux qui entendent “défendre les vallées contre la lèpre des échafaudages et des bâtis”, “protéger ‘les sites’” en refusant toute immixtion technique. Le mélange de nature et d’artifice n’est pas sans grâce : il y a une “‘beauté’ des enchevêtrements de réseaux, [des] immenses fouillis de pilotis et de câbles”. L’imposition de lignes tranchant sur les courbes naturelles introduit une tension dramatique qui n’est pas sans effet sur le spectateur : “Les ‘dispositifs de soutien des lignes’ rivalisent avec les montagnes qu’ils gravissent, avec les vallées qu’ils relient ou les vastes étendues qu’ils sillonnent et même lacèrent. […] La superposition des deux systèmes – le rustique et l’électrique – [suscite] un contraste saisissant et pathétique.”
Un autre philosophe des techniques le dit également. En 1958, dans Du mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon écrit : “Les techniques, après avoir mobilisé et détaché du monde les figures schématiques […] retournent vers le monde pour s’allier à lui par la coïncidence du ciment et du roc, du câble et de la vallée, du pylône et de la colline. […] Ce n’est pas seulement la ligne de pylônes qui est belle, c’est le couplage de la ligne, des rochers et de la vallée, c’est la tension et la flexion des câbles : là réside une opération muette, silencieuse, et toujours continuée de la technicité qui s’applique au monde. […] Une ligne de pylônes supportant des câbles qui enjambent une vallée est belle, alors que les pylônes, vus sur les camions qui les apportent, ou les câbles, sur les grands rouleaux qui servent à les transporter, sont neutres.”
Là où régnait la continuité homogène du végétal, l’installation introduit une rupture et suscite un lieu, un site, qui, loin de nous arracher à la terre, nous permet peut-être de mieux la voir. “Telle ligne de pylônes, telle chaîne de relais constitue le harnais de la nature.” »
avril 202516.04.2025 à 17:00
nfoiry
Fanon, le magnifique film biographique de Jean-Claude Barny (actuellement en salles), consacré au psychiatre et philosophe anticolonial Frantz Fanon, engagé dans la guerre d’indépendance algérienne, pose une question redoutable : la violence est-elle légitime ? S’il répond par la positive dans son œuvre, le penseur ne l’exerce pas dans sa vie personnelle. Explorons ce paradoxe.
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Fanon, le film de Jean-Claude Barny consacré au destin algérien du psychiatre et philosophe anticolonial Frantz Fanon, rencontre un remarquable succès public en dépit d’une distribution restreinte en salles. Au cœur de ce film biographique magnifiquement interprété par Alexandre Bouyer, une énigme : alors que l’auteur des Damnés de la terre (1961) justifiait sans nuances la violence révolutionnaire, l’homme Fanon, le psychiatre, le mari, le militant ou le père, ne semble avoir eu de cesse de la neutraliser. Une tension non résolue qui est l’un des grands mérites de ce long métrage.
Un combat impassible
C’est la scène d’ouverture du film : Frantz Fanon, qui vient d’être nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie, se présente avec sa femme Josie et ses bagages, après une traversée en voiture des paysages ensoleillés et rocailleux de la campagne algéroise, à sa résidence de fonction, une magnifique demeure coloniale en chaux. Sur le perron, l’intendant qui les accueille s’adresse à Josie sans un regard pour le porteur de valise : « Je suppose que le docteur Fanon arrivera plus tard ? » lui demande-t-il, signalant aux nouveaux venus qu’il n’est pensable pour personne, ici, qu’un « nègre », comme les colons les appellent, soit docteur, en charge de la santé mentale de la ville, qui plus est marié à une Blanche. Impassible, alors que Josie fulmine, Fanon ne bronche pas et s’empresse de découvrir les lieux protégés où il s’apprête à vivre, écrire, faire famille… et bientôt s’engager dans la guerre pour l’indépendance…
“J’emmerde [le colon]. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu’il n’aura bientôt d’autres issues que la fuite”Frantz Fanon
Dans Les Damnés de la terre, Fanon n’écrivait-il pas à propos de la « révélation essentielle », que produit le combat contre le racisme colonial : « Si ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu’il n’aura bientôt d’autres issues que la fuite. »
Cette humiliation initiale – et la réaction en forme d’évitement de Fanon – donne le ton de l’intrigue du film. Concentré sur les années 1953-1956, il revient sur ce moment décisif où, tout en réformant l’hôpital de Blida et en prenant conscience de la dimension politique de la psychiatrie – à la fois espace d’oppression et outil de résistance –, Fanon découvre la profondeur de la domination coloniale et se met à écrire l’une de ses œuvres majeures, Les Damnés de la terre – qu’il dicte au jour le jour à sa femme. Il s’engage aussi de plus en plus étroitement aux côtés des insurgés, cachant des militants du Front de libération nationale (FLN) dans son hôpital et participant à des réunions et des journaux clandestins, avant d’être exfiltré en Tunisie. C’est là qu’il abandonnera la nationalité française et s’engagera dans les instances du futur État algérien, tout en étant témoin des purges et assassinats internes au FLN, comme celui de son ami Abane Ramdane.
La bande-annonce du film Fanon, de Jean-Claude Barny, actuellement au cinéma.
Le film se termine sur l’enterrement clandestin de Fanon à la frontière algérienne, en 1961. Il meurt à 36 ans, victime d’une leucémie foudroyante, sans avoir vu son rêve d’indépendance réalisé. Une part du destin de Fanon s’est donc bien jouée au cours de ces trois années. Mais en préservant la tension entre la vie et l’œuvre, et, au sein de cette vie, entre l’attitude existentielle de Fanon, axée sur le contournement de la violence, et l’adhésion à une guerre d’indépendance de plus en plus virulente, le film laisse ouvertes les questions que ce destin continue de soulever.
Les années Blida, ou l’utopie psychiatrique
En 1953, au moment où il débarque en Algérie, Fanon, même s’il n’a encore que 28 ans, a déjà une vie derrière lui. Né en 1925 à Fort-de-France, en Martinique, dans une famille nombreuse de la bourgeoisie aisée, il s’engage, en 1943, à 18 ans dans les Forces françaises libres rejoignant le bataillon de volontaires antillais de la 2e division blindée en Afrique du Nord – en Algérie déjà – , avant de participer à la bataille d’Alsace et d’être décoré de la Croix de guerre. Engagé contre le nazisme, il fait l’expérience au sein de l’armée française d’un racisme débridé qui a donné un goût amer à son engagement. Bénéficiant d’une bourse après un bac en Martinique – et engagé politiquement auprès de son professeur de lycée, Aimé Césaire –, Fanon étudie la médecine… tout en suivant des cours de psychologie et de philosophie, auprès de Maurice Merleau-Ponty, à Lyon. Après une thèse en psychiatrie, il fait un stage en 1952-1953 auprès de François Tosquelles, émigré antifranquiste et inventeur de la « psychothérapie institutionnelle », qui dénonce la dimension carcérale et les relations hiérarchiques de l’hôpital en cherchant à donner au malade les capacités de participer activement à sa propre guérison.
“Fanon libère les malades de Blida enchaînés, victimes d’une psychiatrie dévoyée, devenue le bras armé de l’oppression coloniale et du racisme”
C’est fort de cette expérience que Fanon arrive à Blida, en 1953. Sa prise de fonction, que le film donne à voir comme si le spectateur était « embarqué » à ses côtés, frappe les esprits, faisant courir le nom de Fanon dans toute la ville. Sidéré de découvrir que les malades sont enchaînés, pieds et poings liés, dans des cellules obscures et insalubres, le jeune médecin se saisit des clés qu’un gardien – un colon blanc comme la majorité des membres de l’administration coloniale – a jetées à ses pieds, en refusant d’obtempérer à sa décision de les délivrer. Sans le revendiquer, Fanon reproduit le geste mythique de l’aliéniste Philippe Pinel, qui sous la Révolution, en 1793, libéra les fous de leurs chaînes à l’hôpital Bicêtre. Fanon, lui, libère les malades de Blida, victimes d’une psychiatrie dévoyée, devenue le bras armé de l’oppression coloniale et du racisme.
Avec la participation de soignants algériens qu’il recrute lui-même mais aussi de son élève, Jacques Azoulay, issu de la communauté juive laïque d’Alger, Fanon invite les malades à sortir de la torpeur dans laquelle ils sont maintenus, au nom de leur supposée arriération mentale et culturelle. Les éminents psychiatres de l’école d’Alger, comme le professeur Antoine Porot, ne soutiennent-ils pas, pour expliquer la paresse et l’impulsivité « quasi animale » de l’« indigène nord-africain », qu’il est « privé de ce cortex » qui fait le propre de l’homme ?
Dévoiler les contradictions de l’institution
Déconstruisant le racisme qui imprègne le discours psychiatrique, Fanon s’emploie surtout à faire de l’hôpital un espace où le corps autant que l’esprit des malades est stimulé – à travers la pratique du sport, de l’art ou la réappropriation des traditions, en incitant les patients à construire une mosquée dans l’hôpital. Mais il bute vite sur les limites de ces réformes. Car l’institution n’est pas une île, et, en dépit des efforts répétés pour l’en préserver, elle absorbe et parfois reconduit l’oppression quand elle ne gère pas les effets psychiques de la pratique de plus en plus répandue de la torture par l’armée.
Après tout, si la psychiatrie a pour tâche de « rendre homogène » le malade à un milieu social donné, comme le dit Fanon, dans une société coloniale, quelle est sa fonction ? Rendre les esprits torturés des colonisés… « homogènes » au milieu colonial ? Ou soutenir leur résistance à ce milieu, avant qu’ils ne soient complètement broyés ? On comprend qu’au moment où l’Algérie française bascule dans la répression contre l’insurrection d’une partie grandissante de la population, la psychiatrie et son institution, l’asile, se soit retrouvé au carrefour de cette contradiction.
“Faisant du soin un idéal politique autant que thérapeutique, Fanon parvient à faire plier la force militaire”
Soupçonné d’abriter des « terroristes » ayant participé à des attentats, Fanon se voit d’ailleurs contraint d’accueillir le sergent Rolland qui a pourtant commis de terribles exactions contre les insurgés (torture, assassinat, viols…). Sous couvert d’un effondrement psychique qui l’aurait conduit à être violent avec sa femme, ce dernier est dépêché par l’armée pour enquêter sur les soupçons grandissants relatifs à l’engagement de Fanon et de ses équipes au service de la révolte. Mais même face à celui qui incarne le paroxysme de la violence coloniale – et le provoque en le poursuivant jusque chez lui de ses injures racistes –, Fanon ne bascule jamais dans la confrontation ouverte. Il fait de son impassibilité une arme de résistance, un écran de protection et de projection sur lequel toutes les agressions viennent buter, allant jusqu’à se retourner contre ceux qui les émettent. Faisant du soin un idéal politique autant que thérapeutique, il parvient à faire plier la force militaire, incarnée par le sergent Rolland : au terme de son séjour d’observateur plus que de patient à l’hôpital, le sous-officier refusera d’exécuter l’ordre pris par ses supérieurs d’arrêter toute l’équipe soignante… et de fermer l’hôpital.
Interroger la juste violence des “Damnés de la terre”
Tout au long du film, on voit Fanon dicter à sa femme le texte des Damnés de la terre, qui ne sera publié qu’après sa mort, avec une préface de Jean-Paul Sartre. On a d’ailleurs reproché à ce dernier d’en avoir fait une apologie de la violence anticoloniale, écrivant ainsi : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et son opprimé : restent un homme mort et un homme libre. »
Plus subtil que Sartre, Fanon n’en justifie pas moins la violence sous toutes ses formes, celle des insurgés en armes contre les militaires, mais aussi celle, indiscriminée, des attentats contre les civils – comme cette jeune femme qui venge son père assassiné par l’armée française en posant une bombe, avec l’aide de Fanon…
Or cette justification théorique est d’autant plus troublante qu’elle tranche avec l’attitude de l’homme Fanon, tout au long de la période où il écrit ce texte… Cet écart est-il le signe de la duplicité de Fanon qui se serait caché derrière la figure altière et pacifique de son personnage public ? Ou le signe de la distance de l’homme d’action avec le philosophe ? Rien, dans le film, ne permet de trancher, mais la question est sans cesse relancée, à mesure que la violence et les humiliations se succèdent.
Pour le Fanon des Damnés de la terre, la décolonisation est le processus par lequel les colonisés abattent la domination et l’exploitation coloniale en retournant la violence qu’ils subissent, et ce retournement a une vertu « transfiguratrice ». Elle rend au colonisé son humanité, elle en fait un « homme nouveau ». « Le colonisé est préparé de tout temps à la violence, écrit Fanon. Dès sa naissance, il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue. » Ou encore : « La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin. ».
“Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées”Frantz Fanon
Fanon va jusqu’à faire du recours à la violence un outil d’unification politique, comme si tout le corps social déchiré de la société algérienne trouvait le moyen de fusionner par la grâce d’un recours partagé et assumé à la violence :
« Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation future est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c’est-à-dire qu’elle le jette dans une seule direction, à sens unique. »
Alors même qu’il a montré comment la violence coloniale distille son venin jusque dans le plus intime des rêves des indigènes, qui s’imaginent en gibier pourchassé par le chasseur ou désireux de devenir eux-mêmes chasseur de colons, Fanon fait de la violence des colonisés en révolte une thérapeutique individuelle : « Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. »
Une stratégie désarmante
À suivre la vie de Fanon telle que la raconte Jean-Claude Barny, le philosophe-psychiatre semble avoir tout fait dans sa vie professionnelle et familiale pour ne pas succomber au piège de la violence. Au moment où la répression de la France redouble suite aux premières révoltes et attentats, il aurait même pensé à quitter l’Algérie pour ne pas exposer son fils et sa femme à ce climat. Et le film nous convainc que, pour lui-même en tout cas, il avait trouvé le moyen de se « désintoxiquer » de la violence et de ses ravages. Humilié, injurié, empêché d’agir, jamais Fanon ne lève la main… et cette stratégie désarme ses adversaires qui sont obligés de s’incliner devant son intégrité. Cela ne l’a pas empêché de s’engager pleinement dans le combat pour l’indépendance, de suivre le FLN dans toutes ses actions et de théoriser la lutte violente.
S’agit-il du même homme ? Dans les dernières pages des Damnés de la terre, consacrée à la production de la violence et de la criminalité par le système colonial, Fanon écrit ceci, qui relance toute la question :
« Que les combattants algériens aient discuté ce problème, qu’ils n’aient pas craint de remettre en cause les croyances installées en eux par le colonialisme, qu’ils aient compris que chacun était l’écran de l’autre et qu’en réalité chacun se suicidait en se jetant sur l’autre devait avoir une importance primordiale dans la conscience révolutionnaire. Encore une fois, l’objectif du colonisé qui se bat est de provoquer la fin de la domination. Mais il doit également veiller à la liquidation de toutes les non-vérités fichées dans son corps par l’oppression. »
Cet appel à se débarrasser de toutes les non-vérités fichées dans le corps par l’oppression est peut-être l’enseignement le plus précieux de Fanon… par-delà ses propres contradictions.
avril 202516.04.2025 à 12:00
nfoiry
Nous autres humains sommes comme les porcs-épics, affirme le philosophe pessimiste Arthur Schopenhauer. Comme nous souffrons tout seuls, nous nous rapprochons de nos semblables. Mais là, ça pique ! Et nous ne les supportons plus. Comment trouver la juste distance ?
avril 202516.04.2025 à 08:00
nfoiry
Contrairement à la dictature, la tyrannie ne naît pas forcément d’un coup de force. Elle s’insinuerait plutôt dans des structures démocratiques, comme l'affirment dans notre nouveau numéro des penseurs de Hongrie, de Géorgie ou d’Argentine. L’activiste hongkongais réfugié politique à Londres Nathan Law témoigne ici de son combat pour les libertés publiques et contre l’autoritarisme.
avril 202515.04.2025 à 17:00
nfoiry
« “J’ai un grand besoin de spiritualité, en ce moment.” En discutant de la troisième saison de The White Lotus avec une amie, autour d’un verre de bergerac, je me suis rendu compte qu’elle parlait un langage que je ne comprenais pas. J’ai beau lire de la philo, écouter de l’ASMR et penser à la mort à peu près tous les jours, je ne me définis pas comme quelqu’un de spirituel. Je dirais même que je me situe plutôt aux antipodes. Serais-je vide intérieurement ?
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Nombre de mes proches ont des pratiques destinées à nourrir leur spiritualité. Yoga, méditation, jeûne, réunions de “cercles de femmes”, lithothérapie, lectures sur les pensées extrême-orientales, “constellations familiales”, astrologie, voire cérémonies planantes à l’ayahuasca pour les plus téméraires… À côté d’eux, mes quelques années de psychanalyse sont les seuls faits d’armes que je peux brandir pour dire : “Moi aussi, j’ai une vie intérieure trépidante !” J’ai bien essayé de méditer, il y a quelques années, mais cela m’a affreusement ennuyée. Le reste de ces activités estampillées “spiritualité” m’est pareillement tombé des mains, des yeux, du cerveau. Je n’ai pas de réticences a priori, je remarque juste que cela ne me parle pas. Je ne sais pas comment m’y prendre, j’ai l’impression de jouer un rôle qui ne me correspond pas.
Qu’est-ce que la spiritualité ? “C’est la vie de l’esprit”, résume André Comte-Sponville dans L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu (Albin Michel, 2006). Philosophe matérialiste, convaincu qu’il n’existe rien d’autre que la vie ici-bas, André Comte-Sponville est un fervent défenseur de l’athéisme – ce qui nous fait un point commun. Dans ce livre, il tente de trouver un espace où, bien qu’ayant tourné le dos au dieu monothéiste et aux dogmes chrétiens de son enfance, la vie de son esprit puisse se déployer. “Qu’est-ce qu’un esprit ? poursuit-il. ‘Une chose qui pense’, répondait Descartes, c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. J’ajouterai : qui aime, qui n’aime pas, qui contemple, qui se souvient, qui se moque ou plaisante.” La cartésienne que je suis ne peut qu’approuver.
Cependant, cette définition ne rejoint pas tout à fait l’idée de “spiritualité” telle qu’on l’entend aujourd’hui. André Comte-Sponville le sait et précise donc sa pensée. “Lorsqu’on parle de spiritualité, c’est le plus souvent pour désigner une partie somme toute restreinte de notre vie intérieure : celle qui a rapport avec l’absolu, l’infini ou l’éternité.” C’est là que l’on commence un peu à perdre Descartes. Autant l’auteur des Méditations métaphysiques attribue à l’esprit des qualités infinies (dont la volonté et l’immortalité), autant la notion d’absolu ou de grand “Tout” ne fait pas vraiment partie de son vocabulaire. “Nous sommes des êtres relatifs, ouverts sur l’absolu, insiste Comte-Sponville. Cette ouverture, c’est l’esprit même. La métaphysique consiste à la penser ; la spiritualité à l’expérimenter, à l’exercer, à la vivre. Être athée, ce n’est pas nier l’existence de l’absolu ; c’est nier que l’absolu soit Dieu.”
Pourquoi tenir autant à cette idée d’absolu ? Dérivée du latin absolutus qui signifie “achevé”, elle désigne ce qui a sa raison d’être en soi-même et n’a besoin de rien d’autre pour exister. Autant dire qu’elle qualifie, potentiellement, une chose tellement grande, inimaginable et puissante qu’elle risque d’échapper à la connaissance humaine. Descartes reconnaît l’existence de telles entités, comme l’univers, mais préfère parler de choses “indéfinies”. De son côté, André Comte-Sponville se réfère plus volontiers à une rhétorique mystique : “C’est dans le monde que le mystère est le plus grand. Mystère de quoi ? Mystère de l’être : mystère de tout !” Chez Descartes, il n’y a pas de mystère, tout au plus des énigmes scientifiques à résoudre. Rien n’est caché ni secret (par qui ou quoi le serait-ce, d’ailleurs ?). L’esprit humain tente d’illuminer le monde de sa lumière naturelle ; ce qui reste dans la pénombre n’a pas vocation à le rester éternellement.
Pour cette raison, les Méditations métaphysiques de Descartes sont un texte qui porte un drôle de nom. Descartes ne médite pas au sens où il tenterait d’entrer en contact avec une transcendance, une présence non divine ou une sorte d’écho souterrain du monde. Il ne cherche pas non plus à découvrir ce à quoi son Moi profond aspire. Descartes procède à une démonstration implacable, saturée de raison. Il part précisément en guerre contre le mystère. Pourtant, Descartes croit en Dieu… Est-il possible de chasser de son esprit et Dieu et le mystère ? Si j’en crois mon expérience, oui. Je conçois qu’elle puisse être jugée peu palpitante, mais c’est, il me semble, la meilleure manière de vivre pleinement son athéisme. »
avril 2025