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11.12.2025 à 14:52

La fabrique d’un boycott : comment Israël a perdu le charbon colombien

Maxy Guedes · Andreas Malm

Jusqu’en 2024, plus de 60 % du charbon consommé en Israël provenait de Colombie. Un scandale pour les activistes palestinien·nes, mais aussi pour les syndicats colombiens et pour le président de gauche, hostile aux fossiles. Enquête haletante au cœur d’une campagne contre la relation toxique entre l'industrie minière colombienne et le militarisme israélien.

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Temps de lecture : 27 minutes

Cet article est la version française et enrichie de « The Making of a Coal Boycott. Inside the campaign to break the toxic relationship between Colombian mining and Israeli militarism », une enquête parue dans la revue Jewish Currents en octobre 2025. La traduction a été réalisée par la co-autrice.

Le 1er novembre 2023, trois semaines après le début de la guerre israélienne contre Gaza, cinq jours après l’entrée des chars dans la bande de Gaza, le lendemain de l’ensevelissement de plus de 150 Palestinien·nes sous un immeuble d’habitation à Nuseirat – dont environ la moitié étaient des enfants, beaucoup jouant au football à proximité de la maison au moment des bombardements –, un acteur fait son entrée en scène depuis l’autre côté de l’Atlantique : Sintracarbón, le syndicat des mineurs de charbon colombiens. Dans un communiqué, Sintracarbón qualifie les événements de « génocide » et appelle le gouvernement colombien à « suspendre les exportations de charbon vers Israël »1.

« Nous sommes conscients que notre travail actuel est cause de souffrance, de douleur et de mort pour nos frères et sœurs en Palestine, nous confie quelques mois plus tard Juan Carlos Solano, mineur de charbon et membre de Sintracarbón. Nous avons vu comment Israël utilise l’énergie que nous produisons pour fabriquer toute cette technologie de pointe et ces logiciels, tous ces instruments de guerre. Nous avons dit aux entreprises que nous ne voulons pas que notre travail ait cet effet dans une autre partie du monde. C’est pourquoi nous signons ces documents pour protester contre la guerre d’extermination. »

Plus proche du bain de sang, Leyla, une militante palestinienne, est galvanisée par cet appel. Originaire de Gaza mais vivant à Amman en Jordanie, Leyla, qui a souhaité conserver l’anonymat, travaille pour Disrupt Power, un collectif de recherche militant palestinien en quête de moyens pour enrayer la machine de mort. Pour elle, le charbon est la cible idéale : « Le charbon importé en Israël est directement injecté dans son réseau électrique unifié. Il alimente les colonies de Cisjordanie, l’intelligence artificielle utilisée pour bombarder Gaza, les usines d’armement, les bases : tout fonctionne à l’électricité », nous explique-t-elle lors d’un entretien en juin 2025. En collectant des données, Leyla et ses collègues découvrent que plus de 60 % de ce charbon provient de Colombie. Après avoir identifié les navires qui transportent le charbon et les ports où ils accostent, ils transmettent leurs recherches à l’Institut Palestinien de Diplomatie Publique (PIPD), une ONG basée à Ramallah.

Au printemps 2024, Amira, une militante du PIPD qui a également requis l’anonymat, quitte la Cisjordanie avec une mission : convaincre le gouvernement colombien de ne pas exporter son charbon vers Israël.

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Le décret 1047, préambule à l’arrêt des exportations de charbon colombien vers Israël

Lorsque la Grande-Bretagne occupa la Palestine à partir de 1917, elle apporta avec elle une économie fonctionnant aux combustibles fossiles. Principale source d’électricité, le charbon joua un rôle crucial dans l’accélération de la colonisation de la région. Au début du XXe siècle, les colonies juives bénéficièrent d’un accès privilégié au réseau électrique palestinien nouvellement établi2. À la fin du mandat britannique, en 1948, le Yishouv – les Juifs présents en Palestine mandataire avant la création de l’État d’Israël, majoritairement des colons récemment établis – représentait un tiers de la population, mais consommait 90 % de l’électricité. Jusqu’au début du XXIe siècle, le charbon importé demeura la principale source d’électricité produite et distribuée sur les territoires conquis en 1948 et en 1967.

Mais à l’aube du nouveau millénaire, du gaz fut découvert dans les eaux de la Palestine historique, et Israël intensifia rapidement son extraction afin d’alimenter ses centrales électriques avec cette ressource. Ce fut un succès mitigé3 : à la veille du génocide à Gaza, entre un cinquième et un quart de l’électricité du pays provenait encore de la combustion du charbon extrait en grande partie de terres violemment dépeuplées en Colombie4. En 2023, les entreprises fossiles colombiennes ont expédié pour près de 447 millions de dollars de charbon vers Israël, ce qui représente environ 5 % des exportations de charbon de la Colombie et près de la moitié des importations de cette énergie fossile pour Israël.

À la veille du génocide à Gaza, entre un cinquième et un quart de l’électricité israélienne provenait de la combustion du charbon, extrait en grande partie de terres violemment dépeuplées en Colombie.

C’est avec cette réalité en tête qu’Amira se rend à Bogota début 2024, espérant convaincre la Colombie de mettre fin à une collaboration qui a ravagé de nombreuses vies des deux côtés de l’Atlantique. Elle veut s’adresser à un gouvernement colombien qui, pour la première fois de son histoire, est composé de forces de gauche. En 2022, Gustavo Petro, ancien membre du Mouvement du 19 avril (M-19), organisation de guérilla d’extrême gauche, a été élu président de la Colombie. Il a été soutenu par une multitude de mouvements sociaux, dont Sintracarbón, les groupes indigènes et les organisations environnementales. Petro avait fait campagne avec le slogan « la politique de vie » et avec un programme de refonte de l’économie colombienne, prévoyant notamment – et c’est là le plus audacieux – de la sevrer des énergies fossiles. Après sa victoire, le gouvernement a rapidement lancé le programme de transition le plus radical jamais mis en œuvre dans un pays producteur d’énergies fossiles : interdiction totale de toute nouvelle infrastructure liée aux énergies fossiles5. Aucun contrat ne serait délivré pour l’ouverture d’une mine de charbon, le forage de pétrole ou la prospection de gaz. Alors que la COP30 de 2025 a abouti à un accord qui ne fait aucunement mention des énergies fossiles, la Colombie fait ainsi figure d’exception mondiale.

Lire aussi | Il faut détruire les infrastructures des énergies fossiles・Andreas Malm (2023)

L’une des architectes de ce programme est Susana Muhamad, première ministre de l’Environnement de Petro jusqu’au début de l’année 2025. Lorsque nous la rencontrons en avril 2025, elle nous confie se préparer à mener sa propre campagne présidentielle. Figure emblématique de la justice climatique et de la protection de la biodiversité en Colombie, elle est également palestinienne, petite-fille d’un immigrant ayant fui la conscription dans l’armée britannique en 1925.

Susana Muhamad a renoué avec la Palestine lors d’un voyage en Cisjordanie en 2009. « Mon grand-père n’est jamais retourné en Palestine, mais il est resté en contact au fil des ans par courrier, notamment avec sa femme et les deux enfants qu’il avait laissés derrière lui. J’avais des dizaines de cousins éparpillés autour de Ramallah qui savaient que j’existais. Ils n’arrêtaient pas de me demander : ‘Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ?’ Ces liens familiaux transcendent le temps et l’espace », nous raconte-t-elle.

Manifestation et concert de soutien à la Palestine devant le palais présidentiel de Bogotá en 2024. Wikimedia.

C’est donc à Susana Muhamad qu’Amira, l’activiste du PIPD, choisit de rendre visite. Lorsqu’elles se rencontrent autour d’un café à Bogotá, la militante expose sa mission à la ministre. Susana Muhamad est horrifiée d’apprendre le rôle crucial que joue le charbon colombien dans le génocide en cours : «  J’ai dit : « Il faut absolument que le président Petro soit au courant » – et j’ai ouvert la voie aux mouvements sociaux palestiniens pour qu’ils transmettent directement leur message au président. » Petro, qui a toujours affiché sa solidarité avec les Palestiniens, est aisément convaincu6. En juin 2024, le président annonce que la Colombie cessera ses ventes de charbon à Israël7. En août, il publie sur Twitter une brève explication : « Le charbon colombien sert à fabriquer des bombes pour tuer des enfants palestiniens »8, accompagnée de la copie d’un décret : le décret 1047, qui inscrit l’interdiction d’exportation vers Israël dans la loi9. Citant le cas du génocide sud-africain, il souligne que la Constitution colombienne « garantit le droit à la propriété privée » mais qu’« en cas de conflit entre des droits, les intérêts privés doivent céder le pas aux préoccupations publiques et sociales ».

Outre-Atlantique, la décision de Petro de se désengager concrètement du génocide commis par Israël fait des vagues. Il s’agit de la plus grande victoire à ce jour pour la campagne en faveur d’un embargo énergétique contre Israël, voire pour le mouvement de boycott dans son ensemble. Le Front populaire de libération de la Palestine et le Hamas saluent cette initiative10, publiant des communiqués élogieux à l’égard du président colombien. Pour la gauche du monde entier, les actions de Petro offrent un aperçu d’une véritable solidarité internationaliste avec la Palestine11. Enfin, un modèle à suivre ! Comme l’écrit la militante des droits humains Rula Jamal dans Jacobin : « La Colombie étant le premier exportateur de charbon vers Israël, cette décision n’est pas seulement une victoire symbolique, mais elle démontre l’impact considérable qu’un embargo énergétique plus large pourrait avoir pour mettre fin au génocide israélien à Gaza. »12

Outre-Atlantique, la décision de Petro de se désengager concrètement du génocide commis par Israël fait des vagues. Il s’agit de la plus grande victoire à ce jour pour la campagne en faveur d’un embargo énergétique contre Israël, voire pour le mouvement de boycott dans son ensemble.

En réaction à l’annonce de l’embargo, la Compagnie israélienne d’électricité, principal fournisseur d’électricité du pays, déclare être en négociations avec des « fournisseurs alternatifs » d’énergie afin d’« élargir sa marge de manœuvre ». Il n’empêche que l’asphyxie des approvisionnements colombiens menace de laisser Israël à bout de souffle en matière d’énergie.

Plus tard, il s’avéra pourtant que l’extraction minière alimentant Israël ne s’interrompit pas si rapidement. Même après l’interdiction de Petro, des navires continuèrent de quitter les ports colombiens à destination des territoires occupés, les compagnies d’extraction de charbon trouvant le moyen de contourner la loi. Le décret 1047 n’a donc pas fait cesser les exportations, mais il marqua le préambule de leur arrêt.

L’enclave charbonnière de Colombie

Avril 2025, région de Cesar au nord de la Colombie. En traversant le « couloir minier » colombien, nous nous heurtons à des murs camouflant les immenses cratères. D’imposants remparts de pierre et de scories ont été construits par les compagnies fossiles pour dissimuler ces terres désolées. Un glissement de terrain inopiné a creusé un point de vue surplombant la fosse, nous permettant d’admirer le paysage : une cuvette s’enfonçant à des centaines de mètres sous terre, des terrasses noires serpentant sur les flancs de la mine pour le passage des camions. Rien ne peut pousser, rien ne peut vivre sur cette terre. Pour reprendre les mots de l’universitaire et militant colombien Felipe Corral Montoya, qui nous accompagnait lors de ce voyage : « C’est un désert mort ».

Mine Drummond, La Loma, Cesar. Photo Maxy Guedes.

Autrefois, racontent les habitants, cette région était baignée de bleu et de vert et l’on s’adonnait aux activités de pêche, de culture et d’élevage. Mais tout a basculé avec l’arrivée des multinationales minières. La plus grande entreprise de la région est Drummond, dont le siège social se trouve à Birmingham, en Alabama. Elle gère la ville de La Loma comme un mini-État virtuel, devenu le prototype de la ville minière : un seul grand employeur, un réseau de maisons à un étage pour les travailleurs et leurs familles. L’entreprise s’est implantée à Cesar en 1993 et a aussitôt entrepris de défricher les terres par la force13. Nombre d’habitant·es ont été contraints de vendre leurs terres : « On les a pratiquement forcés à les céder », explique une habitante de La Loma, sous couvert d’anonymat. Beaucoup se sont ensuite retrouvés dans l’impossibilité de revenir, leurs champs ayant été réduits en cendres14. Une prise de terres brutale qui s’est traduite par « la mort d’innocents, des viols, des déplacements de population. Dieu seul sait combien de paysans gisent ensevelis ici », poursuit l’habitante. « Le charbon qui sort de cette terre est taché de sang », conclut-elle.

Plus au nord, les habitant·es de la région de La Guajira ont subi le même sort15. Ici, les Wayuu — un peuple autochtone qui a survécu à la colonisation espagnole grâce à une combinaison de chance, d’adaptation, de diplomatie et de guérilla — ont subi de plein fouet la terreur16. Dans les années 1990, ce peuple a fait face à des expulsions massives et à une vague d’atrocités commises par les paramilitaires. Cela jusqu’à ce que la région puisse se vanter de posséder la plus grande mine à ciel ouvert d’Amérique latine, propriété du négociant en matières premières anglo-suisse Glencore.

« Dieu seul sait combien de paysans gisent encore enterrés ici… Le charbon qui sort de cette terre est taché de sang. »

Une habitante du village de La Loma, dans la région charbonnière de la Colombie

L’arrivée des géants miniers dans les années 1990 a coïncidé avec une intensification du conflit armé qui ravageait la Colombie depuis plusieurs décennies, opposant paramilitaires d’extrême droite et guérillas d’extrême gauche. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et l’Armée de libération nationale (ALN) sont nées des révoltes paysannes contre la concentration des terres entre les mains de grands propriétaires terriens. Ces groupes s’en prirent alors aux infrastructures de l’industrie charbonnière, faisant sauter des trains de charbon, kidnappant des cadres et des ingénieurs. En réponse, Drummond créa sa propre force paramilitaire sous l’égide de la milice d’extrême droite existante, les Autodefensas Unidas de Colombia (AUC)17. La compagnie basée en Alabama engagea des centaines d’hommes armés, leur fournissant des terrains d’entraînement et se coordonnant avec eux pour sécuriser le périmètre de ses mines de charbon. On installa des points de contrôle le long de la voie ferrée convoyant le charbon depuis les mines jusqu’au au port. Les gardes privés qui y étaient affectés pouvaient tirer sur toute personne jugée « suspecte ». Les paramilitaires qualifiaient alors leur mission de « nettoyage social », une stratégie visant à pousser la population à fuir par les menaces et les meurtres.

Gigantesques pneus pour les véhicules des mines, La Loma. Photo Maxy Guedes.

C’est ainsi que s’est constituée l’enclave charbonnière en Colombie18. Après avoir forcé à l’exode quelque 300 000 personnes, dont plusieurs milliers ont péri, Glencore et Drummond se sont emparé de l’extrême nord du pays. Les habitants expulsés furent empêchés de revenir : leurs champs avaient été transformés en terrils de charbon.

La Colombie est ainsi un cas paradigmatique d’échange écologiquement inégal, ses ressources naturelles étant constamment extraites pour alimenter le marché mondial19. La conquête de ces deux entreprises a consolidé ce schéma. La part du minerai exporté vers d’autres pays oscille entre 90 % et 97 %. L’anthracite, un charbon solide à faible teneur en soufre, est très demandé par les centrales électriques, des Pays-Bas à Israël20. « L’homme blanc mange du charbon », a déclaré une femme Wayuu à la chercheuse Aviva Chomsky : « Ni nous ni nos animaux ne mangeons de charbon, ce n’est pas notre mode de vie. »21

Situé à deux pas de Santa Marta, la première ville construite par les colons espagnols en Colombie, le « port Drummond (Puerto Drummond) » est une voie ferrée qui longe le rivage et se prolonge au-dessus de l’eau, soutenue par d’épais piliers en ciment22. De loin, la structure ressemble à une paille d’acier aspirant les matières premières de la Colombie. De près, c’est un monument noirci par la suie, symbole de l’inertie. Quelques bateaux de pêche s’approchent prudemment de l’installation, surveillée par des agents de sécurité privés.

Pêcheurs devant le port Drummond, Santa Marta. Photo Maxy Guedes.

Depuis le port, nous remontons la voie ferrée, le long de la côte de La Guajira. Elle traverse le territoire d’une communauté Wayuu. Sur cette terre aride et poussiéreuse, la population vit de l’élevage et de la pêche. Maria Dolores en est l’autorité matriarcale traditionnelle. Elle déplore la pollution du réservoir d’eau par les particules de charbon projetées depuis les trains. À cela s’ajoute le changement climatique. « Aujourd’hui, le soleil est beaucoup plus chaud qu’avant », constate-t-elle. Son fils Luis Carlos ajoute : « Quand la pluie arrive, nous sommes heureux, car nous pouvons semer, les fleurs éclosent et nos animaux ont de l’eau à boire. Mais aujourd’hui, les pluies sont faibles et rares. Le désert nous encercle. »

Maria Dolores, autorité matriarcale traditionnelle d’une communauté Wayuu, La Guajira. Photo Maxy Guedes.

En empruntant les routes sinueuses qui mènent aux montagnes de la Sierra Nevada, nous rencontrons une autre communauté autochtone : celle du peuple Kankuamo, dans la ville de La Mina. Les Kankuamo ont survécu aux génocides perpétrés par les conquistadors en se réfugiant dans les hauteurs. Près d’un demi-siècle plus tard, la guerre civile et le charbon les ont rattrapés. Des centaines de Kankuamo ont été assassiné·es, des familles entières déplacées, plusieurs sites sacrés de la communauté ont été perdus au profit de l’expansion des mines. La poussière de charbon a contaminé l’eau et la terre. « Lorsque nous avons commencé à revendiquer la possession ancestrale de ces territoires, le conflit armé s’est intensifié et les demandes de titres miniers se sont multipliées dans la région. Ils voulaient nous déplacer pour mener à bien leurs mégaprojets, car les montagnes sont riches en or et en charbon. Le peuple Kankuamo a été menacé d’extermination », nous raconte Daniel Maestre Villazón, tout en frottant régulièrement le « poporo » traditionnel, une calebasse évidée contenant de la poudre de coquillages broyés.

Daniel Maestre Villazón avec son ‘poporo’, communauté Kankuamo de La Mina. Photo Maxy Guedes.

Les Kankuamo ont réagi en affirmant leur identité et en rappelant leurs droits. « Nous sommes actuellement en train de retrouver la culture et les traditions que nous avions abandonnées », explique Maestre Villazón. Les Kankuamo entretiennent une relation spirituelle avec la « nature sacrée », constamment menacée par l’extractivisme et désormais aussi par le changement climatique. « Le climat est devenu instable. Pendant de longues périodes, il ne pleut presque pas, puis il y a des cyclones beaucoup plus violents qu’avant. Même ici, dans les montagnes, le climat n’est plus ce qu’il était. » Il montre du doigt un sommet montagneux : « Avant, il était recouvert de neige. »

Glencore et Drummond figurent toutes deux sur la liste du Guardian des 100 entreprises qui ont le plus contribué à embraser la planète sous l’effet des énergies fossiles23.

Dans ces zones sacrifiées résultant de la mainmise sur les ressources naturelles, une litanie de malheurs s’est abattue24 : effondrement de l’agriculture ; pénuries d’eau dues au détournement de dizaines de rivières par les mines25 ; pollution atmosphérique attaquant les poumons, les yeux et d’autres organes ; maisons fissurées par les explosions souterraines ; animaux et humains tués par les trains de charbon. Lorsque la contamination atteint des niveaux intolérables, les communautés déjà déplacées doivent être à nouveau « réinstallées ». Ces dépossessions alimentent l’extrême pauvreté dans le pays le plus inégalitaire du continent.

Lieu sacré de la communauté Kankuamo de La Mina. Photo Maxy Guedes.

L’implication d’Israël dans le conflit armé en Colombie

Israël est profondément impliqué dans cette histoire d’extraction destructrice. Tout au long du conflit armé colombien, des acteurs israéliens ont contribué à ouvrir la voie à Drummond et Glencore, en assistant et en équipant les forces militaires de droite. Une histoire d’implications sordides largement documentées, et encore vive dans les mémoires en Colombie26. Comme le soulignait le syndicat Sintracarbón dans son premier appel en novembre 2023, le charbon envoyé aujourd’hui dans les centrales de la machine génocidaire est « lié au rôle d’Israël dans la formation de groupes militaires et paramilitaires impliqués dans le conflit armé qu’a subi notre pays ». D’autres pays qu’Israël ont certes acheté davantage de charbon à la Colombie. Mais aucun n’a laissé une empreinte aussi déterminante sur le développement sanglant de cette industrie.

D’autres pays qu’Israël ont certes acheté davantage de charbon à la Colombie, mais aucun n’a laissé une empreinte aussi déterminante sur le développement sanglant de cette industrie.

Il est un nom que les souvenirs de cette période évoquent inévitablement. C’est celui de Carlos Castaño, le fondateur de l’AUC, les « forces d’Autodéfense Unies de Colombie » – une milice d’extrême droite. Au début des années 1980, ce jeune Colombien anticommuniste s’installe en Israël pour deux ans. Il suit des cours dans des écoles militaires ainsi qu’à l’Université hébraïque. Dans son autobiographie, il décrit cette expérience en termes élogieux : « Je n’ai pas seulement appris l’entraînement militaire en Israël. C’est là que j’ai acquis la conviction qu’il était possible de vaincre les guérilleros en Colombie. J’ai commencé à comprendre comment un peuple pouvait se défendre contre le monde entier. (…) De fait, j’ai repris des Israéliens l’idée d’autodéfense [par la large diffusion] d’armes ; chaque citoyen de ce pays est un soldat en puissance. »27

À son retour chez lui, Castaño entre dans l’armée et gravit les échelons des paramilitaires. En 1997, il les unifie sous le commandement de l’AUC, dont l’une des branches s’est spécialisée dans le défrichage des terres pour Drummond. En 2001, ses membres assassinent trois dirigeants syndicaux28 à la demande du PDG de l’entreprise29. Glencore en profite également. En 1997, des hommes armés font irruption dans le village de Santa Fe en clamant : « Nous sommes de l’AUC et Carlos Castaño est notre commandant. Nous allons rester ici pour procéder à un nettoyage social. »28 Après l’exécution sommaire d’un garçon de 13 ans, les habitants prennent la fuite. Leurs biens sont déclarés « abandonnés » et vendus aux enchères. Une grande partie des terres finissent par être intégrées à la concession de Glencore. À l’échelle nationale, ce sont les AUC qui commettent la majeure partie des massacres et des déplacements massifs pendant la guerre.

Israël a fourni près de 40 % des armes utilisées par l’armée pour combattre les guérilleros en Colombie.

L’implication d’Israël dans le conflit armé dépasse largement le cas de Carlos Castaño. Au milieu des années 1980, des rebelles des FARC, alliés à des syndicalistes et des intellectuels de gauche, fondent un parti politique appelé Unión Patriótica (Unité patriotique). L’État colombien réagit en anéantissant physiquement le parti, tuant plus de 6 000 de ses membres – cadres, maires, candidats à la présidentielle – en l’espace de vingt ans. L’opération à l’origine de ces meurtres est en partie conçue par Rafael Eitan, agent du Mossad et ancien conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre Yitzhak Rabin. Par ailleurs, l’AUC elle-même a bénéficié d’un entraînement intensif dispensé par Yair Klein30, un autre vétéran et mercenaire israélien qui a également prêté ses services aux escadrons de la mort du cartel de Medellín, l’organisation criminelle de narcotrafic fondée par Pablo Escobar31. (En 2001, le gouvernement colombien a demandé son extradition d’Israël, en vain32.) Israël a également fourni près de 40 % des armes utilisées par l’armée pour combattre les guérilleros26 : le drone Hermes, testé pour la première fois sur les champs de bataille de Gaza33, était particulièrement apprécié en Colombie34, tout comme le Galil, un fusil automatique de fabrication israélienne.

Ancienne résidence de Pablo Escobar, juste à côté du port Drummond à Santa Marta. Photo Maxy Guedes.

À l’opposé du spectre politique, on trouve l’image quasiment en miroir de ces intrications : une partie de la gauche colombienne a créé des liens avec la résistance armée palestinienne. Dans les années 1970, le groupe de guérilla M-19 a envoyé ses combattants s’entraîner dans les camps de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). « Durant notre lutte armée, mes camarades sont allés au Sahara s’entraîner avec l’OLP. C’est là qu’est né notre amour pour la Palestine », nous a confié le président colombien Gustavo Petro, lui-même ancien membre du M-19, qui ne regrette pas ce passé35. En 1981, le M-19 a manifesté sa solidarité avec l’OLP en attaquant l’ambassade d’Israël à Bogota36. Après le massacre de Sabra et Chatila en 1982, le groupe a attaqué l’ambassade une seconde fois.

La position de Gustavo Petro est en tout point opposée à celle de ses prédécesseurs, issus de la droite.

En avril 2025, nous avons retrouvé Petro dans le palais présidentiel, en face de la Cour suprême. C’est cette même cour qui fut prise d’assaut par les commandos du M-19 voilà 40 ans, lors de leur action la plus spectaculaire en 1985, au cours de laquelle 300 personnes avaient été prises en otage, dont des juges. Dans le raid de l’armée qui a suivi, près de 100 personnes sont mortes. Un mois plus tôt, Gustavo Petro avait été arrêté, condamné pour possession d’armes, emprisonné et soumis à la torture. Aujourd’hui, il a aménagé son bureau de président comme le foyer confortable d’un militant de gauche, rempli de livres marxistes. Sur un meuble trône une colombe coiffée d’un keffieh.

La position de Petro est en tout point opposée à celle de ses prédécesseurs, issus de la droite. En 2013, le président Juan Manuel Santos s’était rendu à Jérusalem pour serrer la main de Netanyahu et signer un accord de libre-échange entre les deux pays. Dans le journal Haaretz, il s’est dit « très fier » que la Colombie soit qualifiée d’« Israël de l’Amérique latine »37. Évoquant l’utilisation d’équipements militaires israéliens, Santos – qui avait été ministre de la Défense au plus fort de la guerre menée par l’État contre les guérillas marxistes – affirmait aux dirigeants israéliens : « Grâce à votre technologie et à nos ressources, nous pouvons créer une synergie considérable. » Son successeur, Ivan Duque, a repris le flambeau. En novembre 2021, Duque a visité à son tour Israël, où il a assisté à un exercice naval, fait l’éloge de l’accord de libre-échange, inauguré le premier « bureau du commerce et de l’innovation » colombien hors du pays, et s’est entretenu avec des responsables israéliens au sujet des menaces supposées du Hezbollah à la frontière vénézuélienne38.

Gustavo Petro, avec sa colombe parée d’un keffieh dans son bureau du palais présidentiel. Photo Maxy Guedes.

Désormais, le camp de gauche pro-palestinien est au pouvoir en Colombie. Mais jamais Israël et la Palestine n’ont cessé de peser sur les luttes internes dans le pays.

Le sang qui a coulé en Colombie continue d’être associé à cette terre lointaine. « Ils sèment la mort et la destruction partout où ils passent », déclare une ancienne combattante des FARC, en pointant le lien entre les compagnies charbonnières, les États-Unis et Israël. La plupart des membres de cette guérilla se sont démobilisés depuis l’entrée en vigueur de l’accord de paix en 2016. Ils mettent désormais leur conscience marxiste au service de projets autres que la lutte armée, comme la transition énergétique. Lors d’un cours sur la transition énergétique équitable qui se tient dans une université populaire de Fonseca, à La Guajira et auquel nous assistons, un participant déclare : « Nous sommes du côté de ceux qui souffrent de la guerre. Nous sommes du peuple. Nous soutenons la décision de Petro d’arrêter d’exporter du charbon ».

Lire aussi | Face aux pénuries d’énergies fossiles・Charles-François Mathis (2022)

Un vice caché dans le décret ? Campagne de boycott, saison 2

En août et septembre 2024, juste après la signature du décret 1047, les exportations de charbon vers Israël ont chuté à zéro. En octobre de la même année, la compagnie Glencore a expédié un dernier navire, puis s’est tourné vers d’autres clients pour vendre le charbon extrait de La Guajira. Depuis ses mines et ses quais de chargement portuaires sud-africains le négociant en matières premières a continué de transporter le carburant vers Israël — et l’on ne peut exclure un détournement du charbon colombien depuis d’autres ports. Selon toute apparence, la société a cependant respecté l’interdiction, peut-être usée par la pression militante39 de longue date40. Mais la compagnie Drummond a agi différemment.

Face à la résistance des élites économiques et aux ressources limitées du nouveau gouvernement, les mouvements sociaux colombiens ont été mis à contribution pour surveiller le respect de l’embargo par les compagnies charbonnières41. À Bogota, l’Institut palestinien de diplomatie publique (PIPD) a chargé Helena Müllenbach Martínez, cofondatrice de la campagne internationale Resist Glencore, de veiller au respect de la loi. Avec des militants de Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) Colombie, elle a identifié 28 navires de Drummond se dirigeant directement vers Hadera et d’autres ports israéliens, entre octobre 2024 et avril 2025. Au total, un million de tonnes de charbon colombien auraient ainsi été injectées dans le réseau d’export vers Israël, soit environ les deux tiers de la quantité moyenne d’avant l’embargo. Près d’un an après le décret 1047, les navires de Drummond avaient donc fait en sorte que la Colombie reste le principal fournisseur de charbon de l’occupation. Alors que Glencore et Drummond se partageaient auparavant la chaîne d’approvisionnement à parts égales, cette dernière l’a monopolisée sans grande difficulté, tout en évitant d’attirer l’attention sur cette activité ou sur ses anciennes relations avec les paramilitaires.

Près d’un an après le décret 1047, les navires de Drummond avaient fait en sorte que la Colombie reste le principal fournisseur de charbon de l’occupation.

La compagnie fossile a non seulement profité de l’absence de contrôle gouvernemental, mais aussi d’une faille dans le décret lui-même. Selon l’article 3 du décret 1047, l’interdiction d’exporter ne s’applique pas aux contrats signés avant l’entrée en vigueur de la loi, c’est à dire au milieu de l’année 2024, comme c’est le cas pour le contrat liant Drummond à Israël. C’est cet article que le ministère du Commerce a invoqué lorsque le PIPD et la branche colombienne du mouvement BDS ont exigé des explications sur la possibilité pour Drummond de bafouer l’interdiction. « D’une certaine manière, le décret se contredit. D’un côté, il privilégie les droits humains à la propriété privée. De l’autre, il considère les obligations commerciales comme sacrées. Techniquement, Drummond n’enfreint donc peut-être pas le décret », nous a expliqué Helena Müllenbach Martínez, cofondatrice de la campagne internationale Resist Glencore, lors d’un entretien en juin, visiblement frustrée.

Dès lors, la coalition hétéroclite d’acteurs qui avait mobilisé le soutien au boycott initial se remet à l’action. Le PIPD transmet aux ministères concernés les données recueillies sur le contournement du décret. En mai, la Garde indigène Wayuu – un réseau de protection communautaire non armé – se joint à divers groupes alliés pour bloquer les mines de charbon de Cesar et La Guajira pendant une journée, brandissant des drapeaux palestiniens et réclamant un embargo effectif. Des groupes Wayuu et des syndicats organisent des réunions avec des représentants du gouvernement pour leur faire part de leur opposition au contournement de l’interdiction. Sintracarbón publie un communiqué véhément réitérant son appel au boycott – communiqué signé également par le syndicat des travailleurs du pétrole et la fédération nationale des peuples autochtones42.

À son siège de La Loma, Drummond sent la pression monter. La société publie un communiqué pour contester sa culpabilité : « Les exportations de charbon vers Israël ont été effectuées conformément à l’autorisation accordée par le gouvernement national », affirme-t-elle, soulignant que ses expéditions ont été approuvées par le ministère du Commerce, conformément à l’article trois.

Panneau Drummond, La Loma, Cesar. Photo Maxy Guedes.

Jusqu’à cette vague de protestations, Petro semble ne pas avoir été informé de la subversion de son décret. « Drummond nous trompe peut-être », lâche-t-il lors de notre entretien. Mais face à cette campagne dénonçant le mépris de Drummond pour son ordre, le président revient sur le devant de la scène. Mi-juillet 2024, il fait recouvrir le palais présidentiel de drapeaux palestiniens. Le 23 du même mois, il prononce un discours – érudit et quelque peu décousu comme il en a l’habitude – sur la catastrophe climatique, s’attardant sur la question du boycott du charbon43. Il semble désormais bouillonner de rage. « Ne suis-je qu’une coquille vide, une marionnette dans un théâtre qu’ils appellent la politique, alors que le véritable pouvoir se trouve ailleurs ?… L’exportation de charbon vers Israël est interdite. C’est un ordre du président de la République. » Il interpelle Drummond, l’accusant d’avoir assassiné des travailleurs et d’avoir bafoué une décision démocratique. Le président blâme également son ancien ministre du Commerce, Carlos Reyes – un libéral, qui l’aurait « trompé » en insérant l’article trois dans le décret –, le qualifiant de « complice du génocide à Gaza ». Il jure de ne plus laisser « une seule tonne de charbon » atteindre Israël, et appelle les ouvriers et les Wayuu à bloquer les mines et les ports si les exportations se poursuivaient44.

Cependant, dès le lendemain du discours de Petro, Drummond envoie un autre navire : le Fortune quitte son port colombien chargé de près de 100 000 tonnes de charbon, à destination d’Israël45. Petro perd alors son sang-froid. En tant que commandant en chef des forces armées colombiennes, il ordonne à la marine46 d’intercepter toute nouvelle cargaison47. Si la compagnie tente de contourner la loi, elle se heurtera à l’intervention de navires de guerre. Une telle annonce est sans précédent dans l’histoire des initiatives de boycott ; peut-être l’est-elle aussi dans l’histoire des relations entre États et capitaux étrangers. Helena Müllenbach Martínez accueille favorablement la nouvelle : « Tant que les navires se trouvent dans les eaux colombiennes, il est en droit d’envoyer la marine, déclara-t-elle. C’est incroyable pour les autres pays de voir qu’une telle chose est possible. » Depuis l’ordre donné à la marine, PIPD n’a enregistré aucun départ de navire. Un approvisionnement de plusieurs décennies vers Israël s’est brutalement interrompu.

En juillet 2025, Petro ordonne à sa marine d’intercepter toute future livraison à Israël – une annonce sans précédent dans l’histoire des initiatives de boycott, et peut-être aussi dans celle des relations entre États et capitaux étrangers.

Le 20 août 2025, une autre raison de se réjouir survient pour les activistes : la présidence publie un second décret, le n°094948, qui annule l’article 3 du décret 1047 et instaure une interdiction totale des exportations de charbon vers Israël. En un seul trait de stylo, les contrats que Drummond avait signés avec Israël avant 2024 – et qui couraient jusqu’en 2036 – sont tous rendus caducs.

Mais cette loi n’est probablement qu’un épisode de plus dans une lutte de longue haleine. Après le décret 1047, Glencore et Drummond ont intenté 17 procès au gouvernement colombien, réclamant à chaque fois des millions de dollars en arguant le respect d’accords de libre-échange. Désormais, « il y aura encore plus de procès, car Drummond comptait sur une décennie de ventes supplémentaires et les contrats ont maintenant été annulés », déclare Helena Müllenbach Martínez.

Port Drummond, Santa Marta. Photo Maxy Guedes.

Plus incertaine encore sera la situation en 2026, lorsque la Colombie élira un nouveau président. Les derniers sondages offrent une lueur d’espoir d’un maintien de la gauche49, mais la droite, voire l’extrême droite, reste susceptible de le reconquérir50. Parmi les principaux candidats figure Abelardo de la Espriella, qui aspire à devenir le Donald Trump colombien51. Après une rencontre avec le ministre israélien des Affaires étrangères, il a annoncé que, s’il devenait président, il établirait l’ambassade de Colombie à Jérusalem, et promouvrait une alliance stratégique avec Israël et les États-Unis comme pierre angulaire de sa politique étrangère et de sécurité52. Une position très éloignée de celle de l’actuel président Petro qui annonçait encore en octobre 2025 l’expulsion des diplomates israéliens du pays, ainsi que la rupture des accords de libre-échange avec Israël, après l’arrestation de deux citoyens colombiens voyageant à bord de la flottille humanitaire à destination de Gaza53.

À peine l’encre présidentielle était-elle sèche que des parlementaires conservateurs et des candidats à la présidence exigeaient que la Cour suprême colombienne abroge le décret 094954. Selon Müllenbach Martínez, « ce nouveau décret peut être annulé en 24 heures s’ils obtiennent gain de cause ».

Lire aussi | Total face au réchauffement climatique (1968-2021)・Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta (2021)

Quel que soit l’issue de l’initiative colombienne de boycott, celle-ci a inspiré de nombreux acteurs des mouvements pour la Palestine et le climat. « Enfin un gouvernement qui a pris des mesures contre Israël. Beaucoup de pays du Sud étaient censés faire bien plus pour la Palestine, pour perturber économiquement la machine génocidaire. Mais jusqu’à présent, et nous sommes en septembre 2025, seule la Colombie s’y emploie », déplore Mohammed Usrof. Le Gazaoui, qui vit au Qatar, a participé à la création de l’Institut palestinien pour la stratégie climatique. Ces dernières années, il est devenu le visage de la jeunesse palestinienne lors des Conférence des Nations Unies sur le changement climatique. Usrof, qui a perdu 70 membres de sa famille lors des massacres de Khan Younis, fonde de grands espoirs sur les enseignements du boycott colombien. Il n’est pas le seul : les efforts pour pérenniser et diffuser cette expérience se sont multipliés.

Quel que soit l’issue de l’initiative colombienne de boycott, celle-ci a inspiré de nombreux acteurs des mouvements pour la Palestine et le climat.

Lors de la récente COP30 au Brésil, la campagne pour un embargo énergétique s’est concentrée sur ce pays : le Brésil s’est officiellement engagé à la fois à atténuer le changement climatique et à mettre fin à sa complicité avec le génocide. Toutefois, alors que les syndicats de travailleurs du pétrole ont exhorté le président Luiz Inácio Lula da Silva à suivre l’exemple de Petro55, le président du syndicat des travailleurs pétroliers de Rio de Janeiro a indiqué que les compagnies brésiliennes ont vraisemblablement poursuivi leurs livraisons vers Israël via l’Italie56. Réagissant au rapport publié par l’ONG Oil Change International à l’occasion de la COP3057, retraçant l’origine de plus de 21 millions de tonnes de carburant envoyées à Israël lors de son offensive contre Gaza, Mohammed Usrof y voit une confirmation de

« ce que les Palestiniens et les mouvements pour la justice climatique affirment depuis longtemps : les chaînes d’approvisionnement en combustibles fossiles sont des armes de guerre. Les gouvernements et les entreprises qui continuent à vendre du pétrole, du diesel et du kérosène à Israël, même par le biais d’intermédiaires, alimentent le génocide. Les États doivent imposer un embargo énergétique total et combler les lacunes juridiques qui rendent la complicité profitable. Les peuples doivent se soulever contre les États complices et imposer un embargo énergétique populaire. Lors de la COP30, nous devons définir ce qu’est le leadership climatique, et sa seule définition est de fermer les pipelines de la guerre, et non de les dissimuler derrière la comptabilité carbone. »

Du point de vue de militants du collectif palestinien Disrupt Power comme Leyla, le modèle de l’embargo colombien est pourtant mûr pour être mis en place par d’autres pays. Elle détaille les ingrédients de ce boycott réussi : « Un syndicat a lancé le mouvement, puis des mouvements de solidarité se sont mobilisés et des décideurs politiques ont pu être influencés. Un embargo énergétique venant de la base peut réellement aboutir. Le défi consiste désormais à le mettre en œuvre dans d’autres pays, comme l’Afrique du Sud, le Brésil et la Turquie. Ces chaînes d’approvisionnement ne seront pas démantelées en un jour. »

En effet, en Afrique du Sud par exemple, devenue l’un des fronts du mouvement de boycott58, la Fédération sud-africaine des syndicats (SAFTU) s’est bien indignée de la poursuite des échanges commerciaux avec Israël59, mais cela n’a pas empêché le pays de continuer d’y exporter du charbon. Ses livraisons ont même progressé, ce qui vaut au gouvernement d’être accusé de « double discours », puisqu’il a dans le même temps saisi de la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye d’une plainte contre Israël, affirmant que ce dernier violait la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide60.

L’eau rare et polluée près de la communauté Wayuu, La Guajira. Photo Maxy Guedes.

De façon plus abstraite, cet épisode peut être perçu comme une illustration frappante du conflit entre deux dialectiques.

La première est une dialectique de destruction. Le charbon colombien a alimenté l’occupation et le génocide en Palestine61, tandis que le militarisme israélien a contribué aux déplacements de population et aux destructions en Colombie, ces deux forces alimentant ensemble le dérèglement climatique. Vu depuis le nord de la Colombie, le génocide actuel à Gaza apparaît comme un aboutissement de cette dialectique : l’anéantissement physique de la Palestine est la conséquence directe d’un système mondial conçu pour détruire le plus grand nombre au profit d’une minorité. Petro l’a d’ailleurs souligné dans son discours du 23 juillet 2025 : « Que font-ils à Gaza ? Ils nous montrent comment le pouvoir du carbone peut tous nous anéantir si nous ne nous rebellons pas. (…) Monsieur Carbone détient le pouvoir mondial. (…) Nous devons détruire Monsieur Carbone, sinon il nous détruira tous, ainsi que tous les êtres vivants qui nous entourent. »43

D’un autre côté, il y a une dialectique de résistance. Le boycott du charbon est né d’une remarquable réciprocité entre les mouvements sociaux en Colombie et en Palestine et – fait unique – d’un pouvoir exécutif de gauche. Une fois au gouvernement et à la présidence, Muhamad et Petro ont fièrement répondu aux appels des campagnes extraparlementaires et ont, à leur tour, encouragé les militants. Cette situation est néanmoins exceptionnelle, et nécessite une lutte constante pour la maintenir dès lors qu’un appareil d’État bourgeois s’efforce de perpétuer le statu quo et qu’une droite revancharde est prête à reconquérir le pouvoir. Les mouvements ont actionné le frein d’urgence du train du charbon. Reste à savoir s’ils parviendront à l’arrêter.

Image d’accueil  : mine de Cerrejón, Colombie du nord, 2013. Wikimedia.

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Notes

  1. Sintracarbón, « Nuestra posición sobre la agresión de Israel a Gaza », 2023. Communiqué de presse.
  2. https://www.ucpress.edu/books/electrical-palestine/paper
  3. https://www.somo.nl/powering-injustice/
  4. https://en.globes.co.il/en/article-israelis-pay-for-delay-in-replacing-coal-fueled-power-stations-1001431911
  5. https://jacobin.com/2025/08/colombia-fossil-fuels-climate-petro
  6. https://www.presidencia.gov.co/prensa/Paginas/President-Petro-The-unleash-of-genocide-and-barbarism-on-the-Palestinian-people-is-what-awaits-the-exodus-231201.aspx
  7. https://apnews.com/article/colombia-israel-coal-exports-467a61fed8c0779f27a3179629717436
  8. https://x.com/petrogustavo/status/1825200803415515506?lang=en
  9. https://www.mincit.gov.co/getattachment/be2ca966-58d6-444c-bcb1-6ed057e6975e/Decreto-1047-del-14-de-agosto-de-2024.aspx
  10. https://english.almayadeen.net/news/politics/hamas-commends-colombia-s-ban-on-coal-exports-to–israel
  11. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/0377919X.2025.2457884 ; https://jacobin.com/2024/06/colombia-coal-embargo-israel-war-gaza
  12. https://jacobin.com/2024/06/colombia-coal-embargo-israel-war-gaza
  13. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/21624887.2024.2416850
  14. https://journals.librarypublishing.arizona.edu/jpe/article/id/5280/
  15. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14747731.2022.2054511
  16. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214629621004655
  17. https://paxforpeace.nl/publications/the-dark-side-of-coal/
  18. https://www.taylorfrancis.com/chapters/oa-edit/10.4324/9781003044543-18/political-economy-coal-light-climate-mineral-energy-policies-lina-mar%C3%ADa-puerto-chaves-felipe-corral-montoya
  19. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0921800905005252?casa_token=ck0OQ-cubZgAAAAA:U3YnHovFzeLJJBXP4rI3WHae_28HyexBbBBZCtwNywHS8ChmEH9T_XTXd61e_cQ81SJhSfsLysA
  20. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0921800916315373?casa_token=Hgb0PEMWNegAAAAA:Q3piThJR3luXFyJH5UIE_0-xDtPbmkDl6ARLFHBdcQp45PWxV_m1C99s3B6Ip9xoB-CvdLiyBh8
  21. https://read.dukeupress.edu/labor/article-abstract/13/3-4/197/42294/Empire-Nature-and-the-Labor-of-Coal-Colombia-in
  22. L’entreprise prétend que le port figure parmi les ports « ayant la plus grande capacité de chargement au monde ». Voir https://drummondltd.com/en/our-operations/the-port/puerto-drummond/
  23. https://www.theguardian.com/sustainable-business/2017/jul/10/100-fossil-fuel-companies-investors-responsible-71-global-emissions-cdp-study-climate-change
  24. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0921800915004012?casa_token=KXZmCSzqyF4AAAAA:RKrAxGCx6yG1Tzp1OMK_B_Vo9-Isv4id87CtNFqFP0MeXqrEDMdooHlwC9vhQVpHwFKPwlTaah0
  25. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0016718522000185 ; https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0016718522000185
  26. https://www.cambridge.org/core/journals/latin-american-research-review/article/colombiaisrael-nexus-toward-historical-and-analytic-contexts/09B58D46CBCD3DFFD963C7435D5094E5
  27. https://misionverdad.com/traducciones/el-rol-de-agentes-israelies-en-el-genocidio-politico-colombiano
  28. https://paxforpeace.nl/wp-content/uploads/sites/2/import/import/pax-dark-side-of-coal-final-version-web.pdf
  29. https://colombiareports.com/late-us-coal-tycoon-personally-ordered-union-killings-in-colombia/
  30. https://www.democracynow.org/2000/6/1/who_is_israels_yair_klein_and
  31. https://timesmachine.nytimes.com/timesmachine/1989/08/26/612589.html?pageNumber=5
  32. https://www.ynet.co.il/article/4020290
  33. https://www.versobooks.com/products/2684-the-palestine-laboratory?srsltid=AfmBOorPuILE1pCf28ND7nrk483UK96hPSfpAAvI8612V2gZzofgSGRq
  34. https://www.ainonline.com/aviation-news/defense/2012-08-17/colombia-orders-mixed-fleet-hermes-450-and-900-uavs
  35. https://www.infobae.com/colombia/2024/03/27/gustavo-petro-reitero-que-el-m-19-era-aliado-de-los-arabes-miembros-del-grupo-entrenaron-con-milicias-palestinas/
  36. https://www.semana.com/nacion/articulo/crisis-diplomatica-con-israel-la-historia-de-como-el-m-19-atento-dos-veces-contra-embajada-de-ese-pais-cuando-petro-militaba-en-esas-filas/202345/
  37. https://www.haaretz.com/2013-06-16/ty-article/.premium/proud-to-be-the-israel-of-latin-america/0000017f-f7a0-d318-afff-f7e337760000
  38. https://www.timesofisrael.com/hezbollah-planned-to-murder-israeli-in-colombia-to-avenge-soleimani-report/ ; https://www.gov.il/en/pages/president-herzog-meets-with-colombian-president-ivan-duque-marquez-8-november-2021
  39. https://londonminingnetwork.org/2024/06/glencore-showing-improvement-in-self-presentation/
  40. https://realmedia.press/resisting-glencore/
  41. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/0377919X.2025.2457884
  42. https://www.instagram.com/p/C7hrbOwIpRu/
  43. https://www.presidencia.gov.co/prensa/Paginas/Palabras-del-presidente-Gustavo-Petro-Urrego-en-la-Primera-Cumbre-de-Financiamiento-para-las-Transiciones-250724.aspx
  44. https://www.instagram.com/reel/DMdwacjo0xe/
  45. https://bdsmovement.net/news/Colombia-Drummond-Continues-To-Fuel-Israels-Genocide
  46. https://www.business-humanrights.org/en/latest-news/colombian-president-gustavo-petro-orders-navy-to-block-coal-shipments-to-israel-alleging-that-shipments-have-continued-despite-ban-including-due-to-corporate-pressure/
  47. https://www.middleeastmonitor.com/20250725-not-a-single-ton-colombian-president-orders-navy-to-ban-coal-shipments-to-israel/
  48. https://www.mincit.gov.co/getattachment/7f172db2-0189-4fb6-9af7-eecdf9a4d909/Decreto-0949-del-28-de-agosto-de-2025.aspx
  49. https://latinamericareports.com/first-poll-in-months-sheds-light-on-contentious-2026-colombian-elections/12839/
  50. https://jacobin.com/2025/04/colombia-petro-election-pacto-historico
  51. https://www.youtube.com/watch?v=L1Xyi4l_3Z8
  52. https://www.infobae.com/colombia/2025/11/26/abelardo-de-la-espriella-afirma-en-mi-gobierno-instalare-la-embajada-en-jerusalen/
  53. https://latinamericareports.com/colombia-expels-israeli-diplomats-ends-trade-agreement-following-flotilla-detentions/12501/
  54. https://www.infobae.com/colombia/2025/09/04/radicaron-una-demanda-ante-el-consejo-de-estado-para-tumbar-el-decreto-que-prohibe-la-exportacion-de-carbon-a-israel/
  55. https://www.middleeasteye.net/news/brazilian-oil-trade-unions-urge-government-impose-oil-embargo-israel
  56. https://www.esquerdadiario.com.br/Como-o-petroleo-brasileiro-vira-combustivel-na-Italia-pra-abastecer-Israel-e-o-genocidio
  57. https://oilchange.org/news/countries-fueling-gaza-genocide/
  58. https://mg.co.za/the-green-guardian/2024-11-20-sa-accused-of-double-standards-for-selling-coal-to-israel-while-condemning-genocide-in-gaza/
  59. https://africa.businessinsider.com/local/markets/south-african-unions-demand-action-after-un-report-accuses-israel-of-genocide-in-gaza/ccbflsh
  60. https://passblue.com/2025/04/21/coal-from-south-africa-keeps-flowing-to-israel-despite-the-icj-genocide-case/
  61. https://www.un.org/unispal/document/a-hrc-59-23-from-economy-of-occupation-to-economy-of-genocide-report-special-rapporteur-francesca-albanese-palestine-2025/

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09.12.2025 à 12:11

La « Gen Z » face à la corruption du monde

Alain Bertho

Avez-vous remarqué ce drapeau de pirate qui flotte aux quatre coins du monde et sert d’étendard aux peuples en révolte ? Madagascar, Maroc, Népal, Pérou… Alors que l’impuissance domine en Europe occidentale, la vitalité des insurrections récentes de la “Génération Z” élargit l’horizon. Cartographie et analyse de révoltes qui font vaciller les pouvoirs.

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Texte intégral (12020 mots)
Temps de lecture : 23 minutes

Une tête de mort coiffée d’un chapeau de paille : ce curieux drapeau « Jolly Roger », emprunté au manga One piece, flotte désormais sur des foules en colère1. En octobre 2025, il est devenu le symbole de la « Génération Z », autoproclamée Gen Z, dans les rues de Lima, Antanarivo, Jakarta, Mexico, Manille, Katmandou, Marrakech et … Paris le 18 octobre.

Symbole générationnel, il est le premier drapeau international à être ainsi brandi depuis 20 ans. Le drapeau arc en ciel, symbole de paix apparu au début du siècle au sein du mouvement altermondialiste, avait été depuis longtemps troqué pour le drapeau national lors des soulèvements du printemps arabe (2011) et des places occupées (2011-2014), comme lors des soulèvements de 2018-2019 – à commencer par celui des Gilets Jaunes en France. Le drapeau national, toujours présent, est aujourd’hui complété par ce trait d’union planétaire qui proclame des exigences communes.

Enfants pirates de la Matrice

Le nom de Génération Z n’est pas né dans la rue mais trouve son origine dans la sphère médiatico-managériale2. Suivant les « génération X et Y » et précédant la « génération Alpha », démographiquement définie comme née entre 1997 et 2010, elle serait la première génération « nativement digitale », née et élevée dans un monde numérique infiniment plus prégnant qu’il y a seulement quinze ans3.

Ce constat est factuellement juste. Rappelons que depuis la naissance du World Wide Web en 1991, du SMS en 1992, du smartphone Ibm en 1994 et de l’IPhone en 2007, la croissance de la toile a été exponentielle. Nous sommes passés de 1 million d’ordinateurs connectés en 1992 à 36 millions en 1996, 370 millions au tournant du siècle, et plus de 5 milliards aujourd’hui.

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Durant ces 25 années, alors le nombre d’ordinateurs connectés est multiplié par 15, le téléphone portable a supplanté ces derniers dans les usages personnels d’Internet… et dans le nombre d’appareils. Les estimations sur le parc mondial actuel oscillent entre 8,5 milliards et 7,1 milliards, contre 3,7 milliards en 2016. Ils représentent plus de 60 % du trafic Web mondial, allant jusqu’à 90 % dans des pays sous équipés comme le Soudan, la Libye, la Syrie ou le Tchad4.

La « Matrice », née dans l’imagination de deux réalisatrices visionnaires en 19995, semble devenue réalité. Ne sommes-nous pas aujourd’hui confronté·es à un univers numérique qui capte les flux financiers comme nos rêves, nos désirs de résistance comme la surveillance policière, machine globale d’information et de désinformation, de promotion de soi manipulée par des algorithmes, de production d’images irréelles dans un monde où les ruines progressent, notamment en raison des besoins énergétiques exponentiels de la gestion des données ? L’Agence internationale de l’énergie prévoit un doublement des besoins d’électricité des Data Centers avec la progression de l’IA. Comme dans le film de 1999, la Matrice se nourrit de la destruction de la planète et de son humanité.

L’une des spécificités démographiques de la Génération Z est bien d’être née dans un monde déjà dominé par la Matrice et d’avoir été biberonnée par les portails offerts à chacune et chacun que sont les déjà vieux Facebook (2004), YouTube (2005), X (ex-Twitter 2006), mais aussi des portails plus récents comme Instagram (2010), Snapchat (2011), Tiktok, Telegram (2014) et Discord (2015).

Animation Matrix. Wikimedia.

Mais ce constat ne nous dit rien du rapport de cette génération au monde social et à son avenir. Pourquoi imaginer qu’elle serait plus prisonnière de la Matrice que celles qui l’ont précédée ? Comme dans le film de 1999, et depuis vingt ans au moins, la résistance articule l’action au sein du monde numérique et l’action rematérialisée, celle des corps eux-mêmes libérés de la toile digitale. Le développement des liaisons numériques a accompagné toutes les grandes révoltes du siècle. Les photos des voitures brulées circulaient comme des trophées sur Skyrock en 20056. En 2008, Twitter a été mis en vedette pour son usage au sein de la contestation de masse des élections présidentielles de juin en Iran. En 2011, les jeunes Tunisien·es ont prouvé comment la censure d’Internet par Ben Ali avait fait d’eux des experts en cyber-résistance. Le partage des images a été un élément de poids dans le printemps arabe7. Depuis lors, quelle mobilisation peut se passer d’une présence en ligne, de compte Facebook ou Instagram ?8

À cette longue antériorité s’ajoute une expérience biographique. Voici une génération entrée dans la vie adulte dans la confrontation à une pandémie universelle, à un retour dramatique de la matérialité vitale de l’humanité et de sa fragilité. Cette génération COVID a fait l’expérience du contrôle policier universel des corps, des relations sociales enfermées dans les écrans.

Comment s’étonner, dans ces conditions, que la marque politique brandie par la Gen Z soit le Jolly Roger de One Piece ? C’est peut-être l’indice de sa capacité universelle de détourner ces portails numériques au profit d’une résistance qui prend corps dans la rue, dans l’espace public matériel de la politique.

Philippines, septembre 2025. Wikimedia.

Comment penser qu’une telle génération connectée n’aurait pas vent de ce qu’on dit ou écrit sur elle ? La voici donc qui, d’un continent à l’autre, s’approprie le vocabulaire objectivant des commentaires de celles et ceux qui l’observent comme des entomologistes observent des insectes en laboratoire. Tels les révoltés des Pays Bas en 1566 traités de « Gueux » par la royauté espagnole, elle retourne le stigmate et revendique l’étiquette qu’on lui a accolée. La voici qui brandit son nom comme une subjectivité politique pirate symbolisée par le manga le plus lu au monde, apologie universelle d’une piraterie de justice sociale. Nous y reviendrons.

Lire aussi | L’effondrement a commencé. Il est politique・Alain Bertho (2019)

Le message singulier des révoltes

Les mobilisations de l’auto-nommée Gen Z marquent une étape singulière dans le message que portent les révoltes des peuples depuis 25 ans9. Elle s’affirme comme un acteur politique apartisan et exigeant, promoteur de mobilisations, porteur de principes de vie commune. La Génération Z émerge comme symbole d’un nouveau cycle de confrontation des peuples et des pouvoirs.

Elle se pense comme telle : l’adoption du nom et de la bannière affirme une culture et une subjectivité commune, une communauté de révolte. La circulation des informations, des images et des symboles construit une dynamique de propagation. Les jeunes Marocain·es de 2025 ont l’exemple du Népal en tête comme Aminatou, Bewdo et Khouma me faisaient part à Dakar en 2011 de leur souhait de faire aussi bien que les jeunes Tunisien·nes10. De la même façon, en 2019, le port du Gilet jaune avait fait école en Belgique, au Royaume Uni, en Allemagne, en Afrique du Sud, au Canada, en Irak, dans une trentaine de pays au total. Sauf en Égypte ou le gouvernement avait interdit préventivement la vente de gilets aux particuliers.

Caractérisée par ses modes d’organisation numériques et horizontaux et l’usage notamment de la plateforme Discord, la Gen Z ne se mobilise pas prioritairement en réaction à des évènements tels que ceux qui ont déclenché émeutes et soulèvements depuis 20 ans comme la mort d’un jeune ou la hausse des prix des transports ou du carburant. Ses mobilisations portent sur des principes de gouvernement et ce qu’elle perçoit comme des entorses fondamentales au bien commun : la corruption, l’austérité budgétaire qui ravage les services publics, la désinvolture démocratique, l’effondrement des états face aux mafias et à la corruption généralisée du Capital. Peu porteuse, dans l’état actuel des choses, d’une alternative constituante, elle se manifeste d’abord par la soudaineté des révoltes et par son efficacité dégagiste.

Népal, septembre 2025. Wikimedia.

Sri Lanka, Bangladesh, Népal, Madagascar : un dégagisme expéditif

Depuis 20 ans, combien de soulèvements ont mis à bas le pouvoir en place ? Trois en 2011 (Tunisie, Égypte et Libye), un en 2014 (Ukraine), deux en 2019 (Chili et Soudan). En trois ans, depuis 2022, quatre cheffes et chefs de gouvernement ont dû prendre la fuite en urgence face à la mobilisation de la rue : le président srilankais, la première ministre bengali, le premier ministre népalais et le président malgache.

Il n’a fallu que quelques semaines aux manifestations de « l’Aragalaya » (la lutte), pour mettre en fuite le président du Sri Lanka, Gotabaya Rajapaksa. La lourde répression des premières manifestations contre les pénuries n’a fait que renforcer la révolte. Le blocage des réseaux sociaux a été contourné par une jeunesse virtuose d’une technologie dans laquelle elle a grandi et notamment de l’usage de VPN. Le 9 juillet 2022, l’occupation du palais présidentiel à Colombo signe la fin de la domination de la famille Rajapaksa.

Car les pénuries, la dette publique qui ont fait suite à la gestion du Covid sont entièrement mis au compte d’une dynastie dominant la vie politique du pays depuis la fin de la guerre civile en 2009. Le président Gotabya Rajapaska est le frère d’un ancien président, Mahinda, devenu son premier ministre. Leur autre frère, Basil, était ministre des finances. À l’accaparement du pouvoir politique s’ajoutent les pratiques de corruption massive d’une famille qui a mis les intérêts de l’État au service de ses intérêts patrimoniaux. La crise met en avant la coalition de gauche National People’s Power (NPP), créée en 2019, qui gagne haut la main les législatives de 2024.

La Gen Z se mobilise contre ce qu’elle perçoit comme des entorses fondamentales au bien commun : la corruption, l’austérité budgétaire qui ravage les services publics, la désinvolture démocratique, l’effondrement des états face aux mafias et à la corruption généralisée du Capital.

Deux ans plus tard, ce n’est pas la corruption mafieuse qui met le feu au Bangladesh, mais la mise en place d’un système préférentiel de recrutement de la fonction publique au profit de ce qui apparaît comme un clan. Le système des quotas instauré au profit des vétérans de la guerre d’indépendance et de leurs descendants avait été aboli en 2018. Sa restauration par décision de la Cour suprême le 5 juin 2024 génère immédiatement une mobilisation étudiante.

Le « Mouvement étudiant anti-discrimination » lance alors le « blocus du Bangladesh ». La suspension provisoire de la réforme par la Cour d’Appel le 10 juillet ne fait que renforcer la détermination du mouvement. Dans les jours qui suivent, la répression est violente, faisant une centaine de morts. Internet est coupé. La prise d’assaut du palais gouvernemental provoque la fuite en Inde de la première ministre Sheikh Hasina en poste depuis 15 ans et le basculement de l’armée du côté du soulèvement. La « Révolution de la mousson » met ainsi fin au règne de la Ligue Awami, cheville ouvrière de l’indépendance. Le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus est nommé Premier ministre par intérim.

Bangladesh, 2024. Wikimedia.

En 2025 vient le tour du Népal, où Khadga Prasad Shama Oli, dirigeant du Parti Communiste du Népal, est premier ministre pour la troisième fois. La jeunesse se mobilise sur Internet contre la corruption du gouvernement et des administrations, le népotisme et l’opulence affichée sur les réseaux sociaux par la classe politique. Pour y répondre, le 4 septembre 2025, le gouvernement ferme 26 réseaux sociaux non légalement déclarés en vertu d’une décision de la Cour suprême datant de 2023, dont Facebook, YouTube, LinkedIn, Signal et Snapchat. Mais il n’empêche pas pas Tiktok, ni la possibilité de recourir à un VPN. La Gen Z, qui constitue 40 % de la population du pays, se soulève le 8 septembre. Le drapeau Jolly Roger surgit quand la foule tente d’investir le Parlement fédéral. L’affrontement est violent. Human Rights Watch parle de 76 morts11. Dans la soirée, le blocage des réseaux est levé. Trop tard : le 9 septembre, les résidences du premier ministre et celles de membres du gouvernement et du Parlement sont prises d’assaut et incendiées, ainsi que les locaux du Parti Communiste. Le premier ministre prend la fuite. L’armée investit la rue. Le 11 septembre, des pourparlers s’engagent entre l’armée et les représentants de la Gen Z. Soutenue par ces derniers, l’ancienne juge en chef de la Cour Suprême, Sushila Karki, est nommée première ministre par intérim.

À Madagascar, comme au Sri Lanka, pénuries structurelles et corruption étatique sont aux racines de la colère. Et comme au Népal, le Jolly Roger surgit dans les manifestations. Comme au Bangladesh, l’armée rejoint le mouvement. Quatre jours suffisent pour mettre en fuite le président. La Haute Cour Constitutionnelle confie le pouvoir au colonel Michael Randrianirina qui dissout les institutions en attendant d’éventuelles élections dans un délai de deux ans.

Dans ces quatre cas, la corruption politique, l’accaparement de l’institution publique au profit de quelques un·es, famille, clan, parti, ont été les moteurs de la révolte. À l’instar des mouvements tunisien et égyptien en 2011, les soulèvements qui ne portaient pas d’alternative laissent gérer leur victoire par d’autres : les militaires au Népal et à Madagascar, une figure symbolique au Bangladesh.

Image ©GenZ Madagascar

La corruption comme effondrement du commun

D’autres pays sont secoués par la Gen Z sans que la mobilisation ne provoque l’effondrement immédiat du pouvoir. La corruption, et parfois l’insécurité mafieuse, sont les moteurs d’une mobilisation contre l’effondrement de l’esprit public. 

En Indonésie, le Jolly Roger a été brandi par la mobilisation lancée à l’initiative de l’Union des étudiants Indonésiens contre des coupes budgétaires massives, puis contre l’augmentation des frais de fonction des députés en août. Du 25 août 2025 au 1er septembre, la répression est violente. Internet est coupé.

Aux Philippines, depuis 2024, une controverse grossit sur les milliards de pesos alloués à la gestion des inondations, les constructions au rabais et l’accaparement des contrats par un petit groupe d’entrepreneurs. Le Jolly Roger flotte à Manille le 21 septembre 2025 lors d’une violente manifestation contre la corruption. Au même moment, au Timor oriental, la décision d’acheter des SUV aux députés (pour 4 millions de dollars) mobilise victorieusement durant trois jours les étudiants à Dili, la capitale.

Au Pérou, en octobre 2025, le mouvement lancé sur les réseaux sociaux exprime l’épuisement populaire face à l’instabilité institutionnelle (huit présidents en dix ans), l’insécurité et la corruption. Le remplacement de la présidente destituée Dina Boluarte par son vice-président José Jeri, accusé de corruption et de viol, met le feu à Lima, Arequipa, Cusco et Puno. Le vieux slogan « que se vayan todos » (qu’ils s’en aillent tous) côtoie le Jolly Roger.

Pérou, octobre 2025. Wikimedia.

En novembre, des mobilisations massives emplissent les rues du Mexique contre la corruption et la violence des cartels à l’appel de la Gen Z. Le Jolly Roger flotte sur le Zocalo lors de l’assaut symbolique contre le Palais National. Si la manifestation n’a pas conduit à un soulèvement, la Gen Z fait maintenant partie du débat politique national.

En Serbie, tout est parti de l’effondrement meurtrier du portail flambant neuf de la gare de Novi Sad le 1er novembre 2024. Le drame devient le symbole de la corruption de l’État pour la jeunesse. Malgré la répression, la mobilisation sur l’ensemble du pays ne faiblit pas. Sept mois après le drame, des barricades sont encore érigées à Belgrade.

Lire aussi | Pour que la dignité devienne une habitude・Omar Felipe Giraldo (2022)

La démocratie comme puissance populaire

Reste la démocratie. La politique au sens institutionnel du terme s’invite ici de deux façons : par la contestation brutale des dynasties électorales et des scores obscurs qui font des urnes une farce quasi officielle, mais aussi par la volonté de peser directement sur les grands choix du pays, notamment budgétaires.

La contestation brutale des processus électoraux est devenue un classique dans certains pays d’Afrique. Les émeutes de Guinée en 2020, de Côte d’Ivoire en 2020 et 2025, du Cameroun en 2025, ne sont pas une surprise. Quant à la crise institutionnelle du Pérou en 2023, conséquence de la destitution du président Pedro Castillo, elle a mobilisé beaucoup plus largement que la génération Z.

En 2024, il n’en est pas de même en Tanzanie où la domination trentenaire du Chama cha Mapinduzi (Parti de la Révolution) est personnifiée par Samia Suluhu, la présidente sortante et candidate à sa réélection. L’élection est précédée d’une répression systématique des opposants (parti Chadema), des journalistes et de la société civile, qualifiée de « vague de terreur » par Amnesty international. Les candidats d’opposition sont disqualifiés. L’élection de Samia Suluhu avec 97.95 % des voix provoque un soulèvement à Dar Es Salaam et dans toutes les grandes villes du pays. La jeunesse, qui s’est massivement abstenue, affronte une répression féroce. On compte au moins 700 morts.

En 2024, au Kenya, c’était la même jeunesse, connectée, informée mais sans illusion sur les processus électoraux, qui avait décidé de s’opposer à une nouvelle loi fiscale et s’en est donné les moyens en ligne : #OccupyParliament et #RejectFinanceBill2024, crowdfunding pour financer le voyage vers Nairobi le jour des manifestations. Des numéros de téléphone des dirigeants politiques sont divulgués pour les spammer avec des SMS et des messages WhatsApp. Sur le Web, un « mur de la honte » dresse la liste des hommes politiques qui soutiennent le projet de loi de finance12. Le 18 juin 2024, la rue donne corps à la mobilisation à Nairobi. Le 19 juin, le Parlement amende le texte sans le retirer, provoquant une mobilisation violente dans tout le pays. Le 25, le Parlement lui-même est pris d’assaut. Le 26 juin, le projet de loi est annulé. Comme la loi de finance de l’année précédente, annulée par la justice après une mobilisation massive en dépit de la répression. Cette puissance démocratique directe s’installe dans la durée et la Gen Z est encore dans la rue en juin 2025 pour l’anniversaire de sa victoire, et encore le 7 juillet pour les 35 ans du soulèvement de 199013.

Cette puissance est autant dans l’air du temps que dans l’ADN de la Gen Z. En Colombie, en 2021, une mobilisation populaire majoritaire et intergénérationnelle, très violemment réprimée (47 morts) s’oppose aux coupes budgétaires et aux hausses massives d’impôt prévues par la réforme fiscale. La réforme est finalement abandonnée.

Maroc, octobre 2025. Wikimedia.

Au Maroc, alors qu’on annonce depuis janvier un budget de 200 milliards d’euros pour financer la Coupe d’Afrique des Nations, mi-septembre, huit femmes enceintes meurent à l’hôpital d’Agadir lors de césariennes. Ce sacrifice meurtrier des budgets de la Santé et de tous les services publics, notamment de l’éducation, est au cœur de la mobilisation de la « Gen Z 212 » (212 est le code téléphonique du pays), qui commence le 27 septembre 2025 à Rabat, Casablanca, Marrakech, Agadir et Tanger, puis se répand à Salé Didi, Bibi, Kelaât M’Gouna, Inzegane, Témara, Beni Mellal, Aït Amira, Oujda et Lqliaâ. Plus de 1 500 personnes font l’objet de poursuites judiciaires. En octobre, la cour d’Appel d’Agadir prononce des peines de prison lourdes allant jusqu’à quinze ans de prison ferme pour trois accusés.

Plus modeste, le mouvement « Bloquons tout », lancé en mai 2025, appartient à la même galaxie. Certes, en France, les réserves démographiques de la Gen Z sont sans commune mesure avec le Kenya ou la Tanzanie. Mais on trouve ici aussi dans le viseur un budget particulièrement austéritaire. Les modes opératoires sont les mêmes : organisation horizontale, usage systématique de la messagerie Telegram. La fréquentation des assemblées locales préparatoires ne fait pas de doute sur la dynamique générationnelle. Si le mouvement n’a pas vraiment bloqué le pays le 10 septembre, il a néanmoins eu deux conséquences historiques : la chute volontaire du gouvernement Bayrou dès le 8 septembre et l’appel à la grève générale de tous les syndicats le 18. Jamais un gouvernement n’avait décidé de se faire harakiri devant le Parlement à la seule annonce d’une mobilisation. Jamais le mouvement syndical unanime n’avait appelé à la grève contre un projet de budget ! Et le « Jolly Roger » est sporadiquement apparu sur les défilés…

Tableau des mobilisations, par Alain Bertho.

2019-2020, universalisation de la lutte, défaillance des États

Partout donc, la corruption, le népotisme et la prévarication symbolisent l’effondrement de l’esprit public, de l’État comme garant de l’avenir commun au profit d’intérêt de clans à l’heure où l’avenir même de l’humanité semble compromis. C’est un élément nouveau dans les 25 années de mobilisation et de répression violente qui ont ouvert le XXIème siècle. Ce tournant s’enracine visiblement dans l’expérience de la pandémie et la multiplication des catastrophes climatiques et écologiques vécues auxquelles les pouvoirs ne font pas face.

Inaugurée par les émeutes de Seattle à l’occasion d’une conférence de l’Organisation Mondiale du Commerce (29-30 novembre 1999) et de Gènes lors de la réunion du G8 (19 juillet 2001), la longue période de brutalisation mondiale des rapports politiques trouve donc un nouveau souffle. La mondialisation (et la financiarisation) du capitalisme et de sa gouvernance politique, engagée depuis un demi-siècle a mis à distance systématique des hommes et des femmes tant des lieux stratégiques de production du profit que des lieux de décision politique. Dans des situations nationales très diverses, les peuples ont fait l’expérience de l’impuissance politique face aux choix néolibéraux. En désarticulant les sociétés, les pouvoirs étatiques et financiers désarticulent et désarment le Demos. Les souffrances n’ont plus d’expression politique ni les revendications d’interlocuteurs. Dans ces conditions, chaque conflit court le risque de s’exprimer dans ce que Martin Luther King nommait « le langage de ceux qui ne sont pas entendus » : l’émeute. Et les émeutes se sont en effet multipliées contre la vie chère (2008 par exemple) comme face la mort de jeunes tués par la police (France 2005 et 2023, USA 2012-2014 et 2020, Iran 2022), contre la hausse du prix du carburant ou du métro (soulèvements de 2019).

Le plus souvent ponctuelles et sans lendemains visibles, prenant parfois au contraire la forme brusque d’un soulèvement national voire d’une insurrection, les émeutes, par leur récurrence peuvent aussi installer une sorte de dissidence populaire durable, de soulèvement à bas bruit. Elles cimentent alors une méfiance structurelle entre les peuples et les pouvoirs, entre le Demos et le kratos.

Ces émeutes ont une histoire que j’ai rappelée à grands traits dans un précédent article de Terrestres14. Les soulèvements de 2019 dans le monde marquent une étape cruciale. Après le lancement du mouvement des Gilets jaunes le 17 novembre 2018, de proche en proche plus de vingt pays dans le monde ont connu des soulèvements concomitants. C’est plus, en extension géographique et en durée, que les mobilisations de 2011 nommées alors « printemps arabe ».

Mexique, novembre 2025. Wikimedia.

En 2019, le déclencheur fut toujours très concret, lié à une décision ou à des pratiques gouvernementales mettant en danger la survie matérielle ou la liberté des personnes et des familles. Partout la colère englobe toute la classe politique. Mais là où le dégagisme de 2011 avait laissé de vieux chevaux de retour ramasser le pouvoir abandonné par des dictateurs en déroute comme en Tunisie ou en Égypte, les révoltés de 2019 n’ont laissé personne parler et décider à leur place. Les soulèvements devenus insurrection au Chili et au Soudan, ont engagé un processus constituant remarquable, quelle qu’en soit l’issue finale (coup d’État militaire au Soudan, référendum négatif au Chili sur la Constitution). Si le bilan global de l’année est une défaite des peuples face à la répression, celle-ci ne signe pas pour autant une victoire politique des pouvoirs en place qui perdent en légitimité ce qu’ils ont gagné par la violence d’État.

Après le lancement du mouvement des Gilets jaunes le 17 novembre 2018, de proche en proche plus de vingt pays dans le monde ont connu des soulèvements concomitants.

Immédiatement après, en 2020, la pandémie a enfoncé le clou. Avec son lot de peurs, de dénis complotistes, de solidarité, d’obéissance et de révoltes, elle a été un choc pour les peuples mais aussi pour les États. Ces derniers ont camouflé par un contrôle autoritaire des populations la révélation universelle de leur défaillance biopolitique, de leur lien privilégié avec des puissances financières – qui font même de la mort une source de profit.

2020 a été une année record pour le nombre d’émeutes et d’affrontements civils. Un cinquième des affrontements a concerné les politiques sanitaires et un cinquième les mobilisations contre la police et les violences policières. Si on ajoute les émeutes et affrontements liés aux élections, à la corruption des États et aux attaques contre les libertés, plus de 60 % des situations d’affrontement ont été générées par une remise en cause fondamentale de l’autorité publique, de sa légitimité et de sa police15.

Lire aussi | Quand le néolibéralisme enfante le néofascisme : aux sources d’une révolution idéologique・Haud Guéguen (2025)

2021-2025 : un nouveau cycle

Quand la défaillance biopolitique des États devient clairement universelle, la physionomie et la géométrie des révoltes se transforme. En 2021, la brutalisation se maintient de façon diffuse. Le monde, hormis la Colombie16, ne connaît pas de grands mouvements nationaux. Puis, dans les années qui suivent, l’expression violente et localisée des révoltes marque le pas au profit de soulèvements plus larges à la fois plus fréquents et plus directement motivés par la remise en cause globale de la gouvernance néolibérale autoritaire : la violence d’État, la corruption, les choix budgétaires, le trompe l’œil démocratique des institutions électorales.

Références sur la page personnelle de l’auteur : https://berthoalain.com/documents/

Ainsi émergent d’abord trois soulèvements nationaux : aux USA après l’assassinat de George Floyd (25 mai 2020), en Iran après celui de Masha Amini (16 septembre 2022) et en France après celui de Nahel Merzouk (27 juin 2023). Dans les trois cas, la répression est à la hauteur de la puissance de la colère populaire. Dans deux cas au moins, ces soulèvements ont une résonnance mondiale, jamais vue jusqu’à présent, dont témoigne alors la viralité soudaine et mondiale de deux mots d’ordre : « I can’t breathe » et « Femmes Vie Liberté ».

Ainsi s’ouvre donc le cycle de la Génération Z. Dans un monde aux prises avec le néolibéralisme autoritaire et une financiarisation écocidaire, depuis le début du siècle, émeutes et soulèvements sont un signe incontestable de vie des peuples et de l’humanité tout entière. Ces mobilisations ont été les véritables pulsations du siècle, portant lumière et exigences sur tous les fronts de souffrance et de résistance collective. En 25 ans, six pulsations ont ainsi secoué le monde : l’égale dignité de toutes les vies, la volonté collective de survie, la défiance démocratique, la décolonisation, la lutte contre le patriarcat et la défense du vivant17.

La Génération Z les rassemble toutes en contestant aux États le monopole de la compétence publique et celui de la légitimité démocratique, en portant le fer sur le cœur de l’époque : le sacrifice de tout intérêt public ou collectif au profit de quelques puissants. La corruption comme les budgets austéritaires sont le nom de cette mainmise universelle des logiques de profit financier sur les décisions collectives. L’exigence démocratique n’est pas qu’une question institutionnelle. Elle est une exigence de reconstitution de la puissance du Démos.

Photo Unsplash.

One Piece n’est pas qu’un drapeau : c’est la revendication d’une trame subjective commune, un combat contre la corruption du gouvernement du monde.

Le commun, le demos et l’ethnos

Dans ces conditions, quelques questions politiques se posent. La Gen Z a-t-elle un projet ? La référence à One Piece n’est pas indifférente, ni le succès planétaire de ce manga au propos fortement politique : un héros issu de quartiers pauvres et marginalisés, une confrontation à un gouvernement mondial corrompu…. Pour certains militants plus âgés, comme Youcef Brakni, un des animateurs du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, ou Fatima Ouassak, politologue et fondatrice du Front de mères, c’est clairement une leçon d’engagement qui les a formé.es dès leur enfance18.

One Piece n’est pas qu’un drapeau : c’est la revendication d’une trame subjective commune, un combat contre la corruption du gouvernement du monde. Cet ancrage culturel fait la différence entre la Gén Z autoproclamée, mobilisée et pirate, et la « Génération Z » telle qu’elle est définie démographiquement. On ne peut pas affirmer que ses « idéaux » seraient « ambivalents » au titre de la diversité politique de la génération19. Si la génération démographique est très diverse, la Gen Z mobilisée porte quelques grands principes communs et une aspiration affirmée à la défense du commun, à l’instar de Luffy le pirate. D’autre part, en comparaison avec les soulèvements de 2019, on ne peut pas dire que la Gen Z est purement pragmatique20.  

Pour autant, elle n’est pas encore porteuse d’une aspiration démocratique incarnée dans un peuple politique, un Demos. Quels sont aujourd’hui les enjeux de sa constitution et de sa puissance du Demos ? Il y en a deux : la rematérialisation politique par l’assemblée et l’ancrage national du Démos politique contre la tentation de l’Ethnos identitaire.

Avec des moments forts comme « ¡Democracia Real ya! » en Espagne, les printemps arabes en 2011, la révolution ukrainienne en 2014, les mobilisations de 2019 et notamment les Gilets Jaunes, voire la mobilisation contre la réforme des retraites en France en 202321, cette question s’affirme de façon de plus en plus explicite. Elle est bien sûr une dimension incontournable des mobilisations écologiques lorsqu’elles veulent opposer une expertise populaire au monopole de la compétence revendiqué par les pouvoirs publics.

Népal, septembre 2025. Wikimedia.

Cette affirmation d’un corps politique commun passe par l’incarnation corporelle, physique de l’exigence démocratique dans l’espace public alors que le monde économique, social, informationnel et gouvernemental veut par tous les moyens se protéger de la démocratie notamment par une numérisation galopante. Dès son origine antique, la démocratie s’est fondée dans les assemblées que la démocratie représentative a voulu ensuite éloigner du pouvoir. Les assemblées resurgissent obstinément lors de la Commune de Paris, de la révolution russe et dans tous les grands moments de soulèvement populaire. On les voit renaitre au XXIème siècle avec les places occupées de Tunisie, d’Égypte, d’Espagne et de Grèce en 2011, suivies d’Istanbul et Kiev, Nuit Debout à Paris en 2016, les ronds-points et les assemblées de Gilets Jaunes de 2018-2019.

Cette dimension est encore embryonnaire dans la Gen Z. L’installation dans la durée nécessite organisation, débat, réflexion collective sur les objectifs du mouvement. Une mention spéciale doit être accordée à la situation serbe22. Les zborovi, assemblées citoyennes, se forment au mois de mars dans les villages ou les quartiers des grandes villes23. Des revendications sont adoptées par le mouvement dès le mois de mars, débordant largement la colère initiale. « Liberté, justice, dignité, État, jeunesse, solidarité, savoir et avenir » structurent la plateforme d’un mouvement apartisan bien décidé à affirmer sa puissance citoyenne. Une véritable dissidence populaire prend racine.

En 2024, la chute de la fièvre émeutière et des affrontements civils dans le monde a été spectaculaire. La violence s’est pour une part déplacée : dans la guerre civile, dans la guerre faite aux civils jusqu’au génocide, dans des déchainements xénophobes d’une ampleur inédite.

Reste à éviter la tentation identitaire de l’Ethnos, très présente aujourd’hui. L’année 2024 fut à cet égard critique24. La chute de la fièvre émeutière et des affrontements civils dans le monde a été spectaculaire. La violence s’est pour une part déplacée : dans la guerre civile, dans la guerre faite aux civils jusqu’au génocide, dans des déchainements xénophobes d’une ampleur inédite. Il n’y a pas qu’en Cisjordanie que la logique de guerre civile et de guerre coloniale mobilise les civils. Le nombre d’affrontements directs entre les populations a augmenté de 50 % et leur poids dans la totalité des émeutes et affrontements civils est passé de 7 % à 18 %.

Nous en avons vu une manifestation terrifiante en Angleterre durant l’été 2024 quand, dans 26 villes, des foules populaires s’en sont pris physiquement aux mosquées et aux hôtels de demandeurs d’asile25. L’été 2025 a vu la peste s’étendre : en Irlande du Nord contre les Rroms, en Espagne contre les Marocains, en Angleterre enfin où les manifestations anti migrants se sont multipliées.

La Gen Z n’est pas à l’abri de cette dérive du Démos politique à l’Ethnos identitaire. Le Bangladesh en a été le théâtre dans les jours qui ont suivi la chute de la première ministre Sheikh Hasina en août 2024. Du 8 au 13 août, dans 53 districts du pays, les Hindous, stigmatisés comme partisans de l’ancien gouvernement, sont victimes de violences de masse26.

Il reste donc de ces derniers mois un sentiment d’inachèvement politique. La critique que porte en acte la Gen Z sur le gouvernement du monde est d’une grande acuité. Ni idéologie ni pragmatisme mais exigence impatiente d’un État soucieux du commun, de solidarité institutionnalisée (dans des services publics et des choix budgétaires), d’honnêteté publique. Cette impatience est expéditive, mais sans lendemains convaincants, là où les pouvoirs sont faibles. Ailleurs, elle fait l’expérience de leur résistance violente. Elle ne réalisera vraiment ses exigences en puissance d’alternative durable que dans sa capacité à redevenir, jusqu’au bout, obstinément terrestre.

Image d’accueil : Mexique, novembre 2025. Wikimedia.

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  1. One Piece, manga de Eiichiro Oda, est sorti pour la première fois en 1997. En 2025, 113 tomes sont publiés au Japon. Avec plus de 530 millions d’exemplaires, c’est la série la plus vendue au monde, dessinée par un seul auteur. Son jeune héros, Luffy, cherche à devenir le roi des pirates.
  2. Elisabeth Soulié, La génération Z aux rayons X, Cerf, 2020.
  3. La caractérisation alphabétique des générations est née dans les années 1960 : Jane Deverson  et Charles Hamblett, Generation X, 1964 ; Jean Louis Lavallard, « Génération y les millenials », Raison Présente n°11, 2019/3
  4. Sources https://wearesocial.com/fr/ et https://statcounter.com/web-analytics/
  5. Matrix, 1999, réalisé par Larry et Andrew Wachowski, devenues depuis Lana et Lilly Wachowski.
  6. Réseau social créé en 2002 et fermé en 2023. Il permettait la création de blogs individuels (Skyblog).
  7. C’est l’objet de la thèse de Ulrike Riboni « Juste un peu de vidéo » : la vidéo partagée comme langage vernaculaire de la contestation – Tunisie 2008-2014, Université de Paris 8, 2016. Cf. Ulrike Lune Riboni, Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images, Amsterdam, 2023.
  8. Alain Bertho :« Énoncés visuels des mobilisations : autoportraits des peuples », in Anthropologie et sociétés, « Reconnaissances et stratégies médiatiques », 2016/40/1, pages 31-50 ; Alain Bertho « Soulèvements contemporains et mobilisations visuelles », Socion°2 , pages 217-228 ; Alain Bertho,« Émeutes sur Internet : montrer l’indicible ? », Journal des anthropologues, 126-127 2011, pages 435-452.
  9. Alain Bertho, De l’émeute à la démocratie, La dispute, 2024.
  10. Ibid., page 33.
  11. https://www.hrw.org/fr/news/2025/11/19/nepal-recours-illegal-a-la-force-lors-des-manifestations-de-la-generation-z
  12. Job Mwaura, « Manifestation au Kenya : la génération Z montre le pouvoir de l’activisme numérique faire passer le changement de l’écran à la rue », The Conversation, 25 juin 2024
  13. Robert Amalemba, « Kenya. Soutenue et organisée, la Gen Z résiste malgré la censure », AfriqueXXI, 22 juillet 2025.
  14. Alain Bertho : « L’effondrement a commencé, il est politique », novembre 2019.
  15. Alain Bertho, « Bilan 2020 : les peuples ne peuvent plus respirer », Médiapart, 30 janvier 2021
  16. D’avril à mai 2021, la grève contre la réforme fiscale et des manifestations violentes touchent toutes les villes de Colombie.
  17. Ces six « pulsations » du cœur battant du monde sont documentées dans le deuxième chapitre de mon livre De l’émeute à la démocratie, la Dispute, 2024.
  18. Voir la vidéo : ONE PIECE : Un manga POLITIQUE ??? – Fatima Ouassak, YouTube, Histoires crépues, 21 mars 2023
  19. Jean-François Bayart, sociologue : « Les idéaux politiques de la génération Z sont très ambivalents, et facilement récupérables », Le Monde, 9 novembre 2025
  20. Cécile Van de Velde, « La colère de la génération Z est très pragmatique », Le Monde, 31 octobre 2025, propos recueillis par Yasmine Khiat.
  21. Alain Bertho, «  Et maintenant quel ordre de bataille ? », Regards, 24 avril 2023 et « Faire peuple sans populisme », Regards, 20 juin 2023.
  22. Pauline Soulier, « Serbie : la révolte des étudiants va-t-elle tout renverser ? », The Conversation, 10 mars 2025.
  23. Milica Cubrilo Filipovic et Jean Arnault Dérens, « Zbor : quand la Serbie réinvente la démocratie directe », Le Courrier des Balkans, 24 mars 2025.
  24. https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/140125/fievres-populaires-en-2024-le-calme-et-la-tempete
  25. https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/110924/face-l-ombre-du-pogrom-ordinaire
  26. https://berthoalain.com/2024/08/14/violences-anti-hindous-a-dhaka-et-52-districts-8-9-10-11-12-13-aout-2024/

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04.12.2025 à 11:54

Accusé Lafarge : on n’oublie pas

Léon Baca

Si l’industrie cimentière était un pays, elle serait le troisième émetteur de gaz à effet de serre avec 7 à 8 % des émissions mondiales. En 2015, Lafarge, n°1 du secteur, fusionne avec le n°2, le groupe suisse Holcim. Alors que la firme est actuellement en procès pour financement du terrorisme en Syrie, retour sur près de deux cents ans d’épopée Lafarge.

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Texte intégral (3885 mots)
Temps de lecture : 10 minutes

1833 : les frères Pavin de Lafarge, Léon puis Edouard, reprennent des fours à chaux au village du Theil, le long du Rhône en Ardèche1. Aucun mérite, aucun travail, c’est un cadeau du patriarche, Auguste. C’est une famille de noblions : les Pavin viennent du poitevin et ne deviennent Lafarge qu’avec l’acquisition, en 1749, de la seigneurie Lafarge. Les deux rejetons sont nés au château, à quelques kilomètres des fours. Légitimistes convaincus et fervents partisans du comte de Chambord, ils sont écœurés par les journées révolutionnaires de juillet 1830. Voilà pourquoi les deux frères quittent les administrations, reviennent au bercail développer l’affaire familiale qui devient Lafarge Frères en 1848.

Dès le milieu de ce siècle, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, le Génie Militaire et le Service Maritime – l’État, en somme – vantent et recommandent leur liant hydraulique (colle qui durcit au contact de l’eau) qui sert les ports de Toulon, Marseille et Alger. Le Léon, polytechnicien passé au privé, aurait gardé de bonnes relations dans le public. Coup de bol géologique, leur chaux hydraulique est excellente ; coup de bol géographique, les carrières sont en bordure du Rhône et la matière est facilement transportée vers la Méditerranée ; coup de bol colonialiste, les ports du Maghreb constituent un marché particulièrement lucratif (Lafarge a des bureaux à Alger et Tunis, ouverts avant ceux de Paris) ; coup de bol impérialiste, sa chaux est privilégiée pour constituer les blocs des digues de Port-Saïd, à l’extrémité nord du canal de Suez. Ces petits notables conservateurs, qui insistent sur leur ancrage dans un terroir, présents pendant des décennies au conseil départemental, jouissent pleinement de la mondialisation du commerce.

Du fait de la hausse de la demande pour la chaux de Lafarge dans toute l’Europe, le nombre d’ouvriers au Theil décuple entre le milieu et la fin du xixe siècle, de 200 à 2 000, dont une bonne part de montagnards ardéchois. Ils doivent alimenter nuit et jour les dizaines de fours en calcaire argileux et en charbon de terre pour la combustion. Les conditions de travail sont difficiles : fumées et poussières saturent les installations et le voisinage, la chaleur des fours dépasse les 900 °C, le transport est pénible. Les accidents sont fréquents parmi les ouvriers chargés d’abattre, détacher et morceler les blocs : dans les années 1880, la carrière à ciel ouvert est presque aussi mortelle que la mine en France. Ces « catholiques sociaux », qui aiment à se présenter comme tels, construisent jardins et logements ouvriers… constamment imbibés de poussière blanche générée par l’activité (extraction, concassage, broyage, four) – poussière qui remplit, donc, nuit et jour les poumons des travailleurs. Le « paternalisme théocratique » s’illustre notamment par la construction d’une école confessionnelle, l’obligation d’aller à la messe, et l’interdiction de divorcer sous peine d’exclusion, etc. Les Lafarge n’hésitent pas, au moindre repli de la demande, à licencier : un ouvrier sur cinq en 1884-1885. La foi, en théorie chevillée au corps, est vite oubliée dans ces périodes-là. Dans le mot capitaliste, il y a capitaliste.

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Jusque 1940, les successions vont de père en fils, ou à peu près. Pour les prénoms, on reprend les mêmes : Léon, Raphaël, Auguste, Joseph, etc. Bref, l’entreprise est restée sous contrôle strictement familial. Les colonies continuent d’alimenter les caisses, avec moultes acquisitions et créations de filiales dans les années 1920 et 1930 (« Nord-Africaine de Ciments Lafarge » en Algérie en 1922, « Société indochinoise de fondu Lafarge » en 1925, « Chaux et Ciments du Maroc » en 1928, « Société tunisienne Lafarge » en 1933, etc.). Catholique et royaliste au XIXe siècle, la famille Pavin de Lafarge est vigoureusement anti-front populaire et antisyndicale dans les années 1930. Elle soutient explicitement les partis fascistes après 1936, comme le Parti populaire français, un parti antisémite, antirépublicain, qui se réclame ouvertement du fascisme mussolinien puis nazi. Elle invite même son leader, Jacques Doriot, en Ardèche en février 1938. Pendant la guerre, des réunions de recrutements y sont organisés pour la Légion des volontaires français contre le bolchevisme. Lafarge est explicitement pétainiste : Henri de Pavin de Lafarge, petit-fils de Léon, sénateur de l’Ardèche depuis 1929, vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, le 10 juillet 1940. Le 9 novembre 1940 est créé le Comité d’organisation des chaux et ciments, qui regroupe des membres des principales entreprises cimentières françaises, dont le directeur général de Lafarge, également à la tête de sa commission consultative. Initialement chargé au nom de Vichy de la coordination des productions entre les entreprises, le contrôle passe dès novembre 1942 sous tutelle allemande, à travers la création, au sein de l’Office central pour la répartition de la production industrielle, d’une section des matériaux de construction. L’usine du Theil, bien qu’en zone libre, collabore de 1942 à 1944 à la construction du mur de l’Atlantique, dont la gestion du chantier est attribuée à l’Organisation Todt, considérée comme un corps auxiliaire de l’armée de terre allemande. On a vu plus fervents nationalistes. En 1943, 80 % du ciment français sert à la construction du mur et ses 15 000 bunkers. Mais voilà, ledit mur ne tient pas – ou plutôt ne contient pas – le débarquement des forces alliées et la firme passe un mauvais moment – pas un quart d’heure, trois ans.

En 1943, 80 % du ciment français sert à la construction du mur de l’Atlantique. Mais voilà, ledit mur ne tient pas – ou plutôt ne contient pas – le débarquement des forces alliées.

Soutenu par le Conseil de la Libération, et la résistance cégétiste et communiste, le préfet de l’Ardèche prononce le 27 septembre 1944 la suspension des onze principaux actionnaires de la société et la mise sous séquestre de l’usine de Lafarge (qui avait été votée en assemblée par les salariés le 19 septembre). Ce sombre épisode est détaillé dans un bel article de Pierre Bonnaud (Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°100, 2008). Toute la résistance, des gaullistes aux communistes, et les travailleurs du site, soutiennent le séquestre. L’usine sera autogérée pendant deux ans et demi. En mars 1947, celle-ci sera cassée par le Conseil d’État, qui refuse également la solution d’une autogestion ouvrière proposée par les instances syndicales. L’entreprise échappe de justesse à la nationalisation… et bénéficie même des premiers Plans de modernisation puisque le ciment est considéré comme une ressource-clef, et le secteur figure parmi les six activités de base à moderniser en priorité. Pour la première fois, la présidence n’est plus assurée par un membre de la famille Lafarge. Les managers prennent le contrôle.

Chantier du terminal pétrolier au Cap d’Antifer – Maître d’ouvrage : Port Autonome du Havre. Publicité Ciments Lafarge.

La famille ? n’est plus ! Mais les fours ? grandissent bien, merci. Du fait d’importants investissements dans des fours horizontaux, qui dépassent souvent les 100 mètres de long, une cimenterie constitue un monopole (qualifié de « naturel » par l’économiste) sur une aire géographique importante. Les « forces » de la concurrence et du marché, si on les laisse, poussent à la domination d’une poignée de firmes sur la construction mondiale en béton, un oligopole dont Lafarge est un pilier permanent. Dans cet univers hautement capitalistique, les petits producteurs n’ont aucune chance de concurrencer les grands. Le four symbolise aussi l’alliance historique entre ciment et charbon (régulièrement décrit comme « matière première » par les cimentiers). Après 1945, il faut environ 300 kg de charbon pour produire une tonne de ciment. Pourtant, la consommation énergétique totale (pour un four chauffé à 1 450 °C et pour le broyage) ne représente aujourd’hui qu’un tiers des émissions de l’industrie cimentière en France. Le reste vient du phénomène de « décarbonatation ». La fabrication de toute chaux passe en effet par la décomposition du carbonate de calcium en chaux vive et en CO₂, lequel part dans l’atmosphère. Malgré la recherche acharnée d’économies d’énergie depuis le xixe siècle, surtout pour réduire les coûts de production, la moyenne mondiale serait de 860 kg de CO₂ par tonne, dont 530 kg serait liés à la décarbonatation. Si l’industrie cimentière était un pays, elle serait troisième sur le podium des émetteurs de gaz à effet de serre avec 7 à 8 % des émissions mondiales.

Pendant des décennies, béton et champagne coulent à flot. L’entreprise a profité des marchés des colonies d’Afrique du Nord, où son implantation est ancienne, jusqu’aux indépendances : en 1955, elle y réalisait encore 35 % de son chiffre d’affaires. Elle quitte la Tunisie en 1961, à la suite de la mise sous séquestre de tous ses biens, et ses actifs sont nationalisés en Algérie en 1968. La perte de ces marchés ne change pas son cours : la société s’installe ailleurs. À partir du début des années 1970, plus de 50 % du chiffre d’affaires est réalisé à l’étranger : c’est une multinationale. Tant que les portes des autres pays s’ouvrent, c’est-à-dire sont ouvertes par des dispositifs qui autorisent la libre circulation du capital, ô merveilleux libre-échange, la firme grossit. Malgré quelques échecs dans ses acquisitions, Lafarge est présente dans 40 pays en 1993 et 75 en 2004. Elle possède des centaines de carrières et d’usines de béton prêt à l’emploi. En 1991, l’entreprise est le numéro deux mondial du ciment, mais aussi le numéro trois des bétons, sables et graviers. Son chiffre d’affaires en croissance continue illustre la domination d’un matériau, mais aussi la disparition de tout un ensemble de pratiques, savoirs et savoir-faire de construction : il n’est plus extrait ni taillé de pierres propres à une géologie et un territoire. Ce sont des petits grains qui sont massivement dragués, concassés et calibrés pour être agglomérés avec du ciment. La déqualification n’est pas absolue, du fait de la technicité des coffrages, mais les gestes des maçons – placer le mortier, araser, caler, barder, monter, poser, etc. – disparaissent. C’est la première coulée de béton qui inaugure le chantier, non plus la première pierre.

Le chiffre d’affaire en croissance continue de Lafarge illustre la domination d’un matériau, mais aussi la disparition de tout un ensemble de pratiques, savoirs et savoir-faire de construction : il n’est plus extrait ni taillé de pierres propres à une géologie et un territoire.

Dans les années 1990, le capital du groupe devient majoritairement étranger et le partage de la valeur ajoutée de l’entreprise bénéficie toujours plus aux actionnaires au détriment des employés. Au début des années 2000, les pays « émergents » représentent un tiers de son chiffre d’affaires total. Entre 2008 et 2010, Lafarge fait construire une usine gigantesque… en Syrie. Miracle de l’aide au développement, l’investissement de 680 millions de dollars est notamment financé par la Banque européenne d’investissement, l’Agence française de développement et un fonds danois. Comme c’est beau d’aider au développement. Vient la révolution, puis la guerre civile, en 2011. Le groupe décide de rester… et paye des organisations terroristes pour protéger le site industriel, situé à 90 kilomètres de Raqqa, la capitale de l’État islamique. Lafarge verse plus de 15,3 millions d’euros à Daesh et à la branche syrienne d’Al-Qaïda. Le jeu – dans leur tête la « valorisation du capital des fours » – en vaut la chandelle puisque le profit devait avoisiner les 200 millions d’euros par an. Le directeur général adjoint, Christian Herrault, le dit dans un mail de juillet 2014, alors que les massacres se multiplient dans le pays depuis trois ans : « Il faut maintenir le principe que nous sommes prêts à partager le “gâteau”, encore faudrait-il qu’il y ait un “gâteau”. Pour moi, le “gâteau” est tout ce qui est un “profit”. »Il est joueur, Christian. Manque de bol, cette fois, la patrouille les rattrape aux États-Unis en 2022 : pour éviter un procès, le groupe accepte d’y payer une sanction de 778 millions de dollars et de plaider coupable pour avoir aidé des organisations terroristes entre 2013 et 2014.

Usine Lafarge Malayan Cement à Langkawi, Malaisie, 2014. Wikimedia.

Aujourd’hui Lafarge n’est plus – il fallait sans doute symboliquement se faire oublier après la lune de miel daeshienne, et LafargeHolcim (2014) est devenue Holcim (2021). La firme a donc été tour à tour royaliste, réactionnaire, ultra-catholique, paternaliste, colonialiste, collaborationniste, djihadiste. Sacrée performance contorsionniste, avouons ! C’est finalement une histoire à la fois banale et prototypique d’un groupe capitaliste : peu importe l’idéologie, le pays, l’époque, le CO₂, l’extractivisme de sable et gravier associé au ciment, tant que la production mène à un profit. Tout ce détour historique, c’est presque désolant, alors qu’un marxisme bien trivial suffisait à l’analyse.

Plus remarquable est le câlin permanent de l’État français. Parfois avec intérêt : en Syrie, le groupe recueillait des renseignements pour le compte des services secrets (bah, alors ?). Holcim n’a aucune raison de ne pas poursuivre l’œuvre – donc a toutes les raisons de le faire, et le fera si rien ne l’en empêche. Justement, quelques collectifs ont la bonne idée, ou l’idée logique en temps de Capitalocène, de mettre fin à l’épopée – qui ne se fera ni par la morale, ni dans un dialogue apaisé. Mais voilà : le service du renseignement intérieur s’en mêle. Bien sûr pas pour défoncer les portes des actionnaires en pleine nuit, ni pour saccager leur assemblée générale en hurlant des mots insensés. Filatures, écoutes, géolocalisations, flicage de l’intimité des Soulèvements, de leurs liens affectifs et jusqu’à leurs lectures : ces barbouzes sont non seulement nés avant la honte, mais aussi avant le ridicule. La terreur et la bêtise, ah ça oui, ils connaissent bien – à l’évidence, une centrale qui sème la terreur sans intelligence, non pas une centrale d’intelligence qui combat la terreur. L’État, qui rappelle ici son rôle historique, persiste et s’obstine : s’attaquer aux collectifs, décrits comme « écoterroristes » du fait qu’ils menacent son pouvoir d’aménagement du territoire, jusqu’à être prêt à les tuer s’ils s’approchent trop de son trou de terre à Sainte Soline, ou de son arc de Triomphe. A priori, quand l’État nécessite à ce point la coercition pour dominer, que tous les acronymes bouffons (SDAT, BRI, BAC, DGSI) passent à l’action, que la recherche d’un consentement est définitivement devenue une vieille farce, c’est signe de « crise organique ». Dada, dadam, on y est. Les mots à l’endroit, disait l’autre : l’État du capital, quand il devient anti-anti-fasciste est un bien dangereux fasciste.


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  1. Ce texte est une version augmentée d’un article paru dans Lundimatin en 2024.

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