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04.05.2024 à 15:59

Haines chiennes : la police des chiens errants dans le Mexico de 1790

Jerónimo Bermúdez

Une lecture de l'ouvrage d'Arnaud Exbalin, « La grande tuerie des chiens » qui explore les violentes campagnes d'extermination de chiens errants menées par la police de Mexico, au XVIIIe siècle. Une crauté qui témoigne de la profonde mutation des rapports anthropozoologiques et des modes de vies urbains, dans l'histoire longue de l'Amérique coloniale.

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Texte intégral (6088 mots)
Temps de lecture : 21 minutes

À propos de La grande tuerie des chiens. Enquête sur les caninicides à Mexico et en Occident (XVIIIe-XXIe siècles), Arnaud Exbalin, Champ Vallon, collection « La chose publique », 2023.


Plusieurs campagnes d’extermination des chiens errants se sont déroulées dans les rues de Mexico à la fin du XVIIIe siècle. Ces tueries étaient assurées par la police de proximité, aux heures creuses de la nuit, et la comptabilité des cadavres de chiens était consignée par écrit. L’ouvrage La grande tuerie des chiens part précisément de la découverte, aux archives municipales de Mexico, d’une liasse recensant près de 35 000 de ces exécutions de chiens pour la seule décennie 1790.

Il est toujours délicat d’analyser la violence d’une société dont on n’est pas. À travers les archives, l’historien doit se laisser dépayser par des comportements révolus, étrangers à sa propre sensibilité, en s’interdisant l’anachronisme de ses jugements moraux. Dans un essai intitulé Le grand massacre des chats, Robert Darnton avait ainsi cherché à expliquer à travers le contexte social et culturel du Paris d’Ancien Régime la cruauté hilare des ouvriers typographes qui, en 1730, avaient mis à mort tous les félins de la rue Saint-Séverin. Arnaud Exbalin rend d’ailleurs hommage dans son titre à cet essai devenu célèbre parmi les historiens. Pourtant, La grande tuerie des chiens n’explore pas seulement la distance qui nous éloigne des rapports d’antan entre humains et animaux. L’enquête dévoile surtout la diversité d’opinions et d’attitudes qui s’opposent et se répondent dans le Mexico du XVIIIe et du début du XIXe siècle : vice-rois, policiers, vendeuses d’étal, maîtres de chiens et voleurs, les chiens eux-mêmes, chacun a eu des raisons pour agir et réagir d’une manière différente.

Ainsi, l’auteur cherche d’abord à éclairer les discordances d’intérêts et les raisons des dissensus à l’œuvre au cours des campagnes de « décanisation », c’est-à-dire d’élimination ou réduction de la population canine dans un espace donné. Cela apparaît clairement dans les condamnations de policiers pour des actions jugées abusives, comme l’exécution d’une chienne de race et la confiscation de ses chiots, ou la protestation d’un voisinage contre une descente policière menée contre les chiens du quartier.

À première vue, les quantités de chiens liquidés et l’appareil institutionnel mobilisé peuvent déconcerter : pourquoi faire des chiens de rue une affaire de vice-roi ? En orchestrant le massacre méthodique des chiens de rue, la police de Mexico dénoue à coup de burin les rapports que les animaux et les humains de Mexico ont construits et entretenus durant toute l’époque moderne. Et c’est cela, le sujet de La grande tuerie des chiens : le changement de mœurs des citadins et des chiens tel qu’il se joue dans l’exécution sommaire des chiens sans maître. De fait, les massacres de chiens à Mexico dans les années 1790 sont discutés à la lumière d’autres politiques de décanisation ayant eu cours dans d’autres villes d’Europe et d’Amérique. Ainsi, l’ouvrage aborde de manière plus large les logiques communes aux réformes des institutions urbaines durant le siècle des Lumières, à la transformation écologique des villes entre le XVIIIe et le XIXe siècle et à cette espèce de « procès de civilisation » urbain qui tient dans la clarification des rapports anthropozoolgiques légitimes.

Entre chien et loup : domestication, rapports anthropozoologiques et féralisation

Avant de discuter l’ouvrage, il convient d’établir le caractère historique du chien, la plus ancienne des domestications et la seule à survenir au paléolithique. Elle est aussi la plus universelle puisqu’elle accompagne la diffusion de l’humanité y compris dans la migration de la Sibérie vers l’Alaska, avant l’élévation du niveau de la mer du début de l’Holocène. Pour se faire une idée de la grande gamme de rapports possibles auxquels la domestication du loup peut aboutir dans les différentes régions du monde, il suffit de voir comment le chien actionne des travois dans les plaines du Mississippi tandis qu’il constitue un mets de luxe pour les aristocraties incaïques des Andes. Avec les invasions espagnoles, les chiens de chasse et les chiens de berger débarquent et agissent dans les batailles et les campagnes mésoaméricaines. Ce faisant, les colons ibériques n’introduisaient pas une nouvelle espèce animale, mais ils introduisaient, par contre, des rapports anthropozoologiques tout à fait nouveaux dans cette région du monde où les chiens n’étaient employés ni comme arme de guerre ni comme outil de travail.

Entre les événements de l’invasion européenne et les millénaires de compagnonnage canin en Mésoamérique, on comprend l’intérêt d’enrichir l’enquête sur les massacres de chiens avec des « focales » historiques plus amples, de la domestication canine aux bouleversements écologiques enclenchés par la Conquête espagnole, en passant par la longue durée des rapports anthropozoologiques : « La rencontre entre le molosse espagnol dévoreur d’Indiens et le chien autochtone, le xoloitzcuintle, sera une manière de relire l’histoire du Mexique colonial » (p. 25). Ce faisant, l’ouvrage accomplit le tour de force de discuter des travaux de différentes disciplines — archéologie, histoire et anthropologie. Toutefois, nous voudrions discuter cette proposition historiographique dont la pertinence ne fait aucun doute, mais dont l’application pose un problème de méthode intéressant. Comment articuler dans un même récit des échelles de temps aussi disparates que le demi-siècle, la millénaire divergence biologique entre le chien et le loup, et le long divorce géographique entre l’Amérique et l’Eurasie ?

Une partie de l’histoire d’extrême longue durée des rapports entre chiens et humains se joue également dans des temporalités suffisamment brusques pour que l’observation à l’œil nu de l’archive enrichisse l’observation au microscope des ossements archéozoologiques.

Ces différentes temporalités sont certes télescopées par les débarquements européens du début de l’époque moderne, mais il est difficile d’analyser les changements des rapports entre humains et chiens dans le contexte mexicain du XVIe siècle en renvoyant le lecteur à des considérations sur les évolutions précoloniales des sociétés américaines dans la longue durée (p. 50-61). Ainsi, la place des chiens dans la culture teneek au XXe siècle et les récits de voyageurs français dans l’Amérique du Nord du XVIIe siècle sont des contrepoints qui donnent matière à réfléchir, mais il est difficile de les mettre en relation avec ce qu’il se passe dans la Nouvelle-Espagne du XVIe siècle (sauf à postuler une indianité générique, ce que l’auteur ne fait pas). Ainsi, bien que l’auteur déconstruise à tour de rôle les représentations des chiens de la propagande anti-espagnole qui circule dans l’Europe de l’époque moderne, l’imagerie nationaliste du Porfiriat et les métaphores du muralisme mexicain, le propos de l’auteur est parfois piégé par la métaphore de départ : celle des « antagonismes canins », entre les chiens sanguinaires des colons et la race de chiens muets que les Mésoaméricains élevaient pour des sacrifices rituels et une consommation alimentaire. Il y a comme une opposition parfaite entre le dogue de guerre utilisé par les conquistadores dans des mises à mort spectaculaires (aperreamiento) et le chien glabre et édenté qui deviendra symbole national dans les bras de Frida Kahlo, le fameux xoloitzcuintle. Opposition parfaite, car artificielle, puisqu’il s’agit d’un symbolisme grossier qui représente mal la diversité de chiens de l’Europe comme du Mexique et qui représente plus mal encore les conquêtes coloniales qui n’ont été possibles qu’avec le concours de groupes politiques indigènes alliés aux Espagnols

Quoiqu’il en soit, par-delà l’extrême longue durée des rapports entre chiens et humains, une partie de cette histoire se joue également dans des temporalités suffisamment brusques pour que l’observation à l’œil nu de l’archive enrichisse l’observation au microscope des ossements archéozoologiques. C’est précisément dans cette temporalité d’historien que les hypothèses de l’auteur prennent toute leur force. De même que les massacres rompent des relations anthropozoologiques de longue haleine, les interactions quotidiennes constituent une forme de conditionnement et de sélection des chiens de ville, ou les chiens de campagne avec la chasse au lévrier ou la garde de moutons. Par ailleurs, les introductions biologiques menées par les Espagnols ont eu des effets imprévus et qui échappent au sens propre du terme de leur contrôle : une fois la séquence militaire achevée, on assiste à la formation de bandes de chiens féralisés qui menacent les troupeaux des éleveurs. La forme des corps, le comportement intra- et inter-espèce et l’évolution des populations de chiens ne peuvent pas être considérés comme des données naturelles et des invariants historiques. Fatalement, toute étude dédiée au chien relève nécessairement de l’histoire humaine, y compris lorsque leurs rapports se désengagent.

Armure pour chien de chasse, armurerie de Charles Quint, XVIe siècle,
Real Armería de Madrid, España. Núm. Inventario: E-114 y E-115

Pour éviter les malentendus, il convient de signaler que l’auteur emploie le concept de domestication pour désigner la divergence biologique du chien d’avec le loup au fil des interactions avec les sociétés humaines, mais également pour caractériser une sélection génétique ou une modification d’ordre éthologique d’une espèce domestique. Il est possible, par conséquent, que les biologistes ou les éthologues se crispent devant l’emprunt de leurs concepts, comme ceux de domestication ou de féralisation, quand leur usage devient trop libre. C’est ainsi que certaines facilités de langage pourraient être reprochées à l’auteur, comme la métaphore du retour à l’état sauvage pour la féralisation : « La domestication peut, dans certaines configurations et pour certaines espèces, être susceptible de régresser. Le chien, le cheval ou le cochon, cas bien connus, faute d’empreinte humaine, ont la faculté de “ repasser ” à l’état sauvage et donc de se déprendre de leur état domestique » (p. 50). Or, l’idée de régression de la domestication cache l’irréversibilité du processus évolutif. Autrement dit, un chien qui s’éloigne des rapports domestiques ne devient pas loup, mais chien « ensauvagé

Cette réserve ne saurait entacher l’intérêt interdisciplinaire de l’ouvrage : travailler l’historicité des rapports anthropozoologiques et l’évolution d’un animal domestique à travers la problématique de la féralisation est une entreprise encore rare et l’ouvrage montre avec force combien l’Amérique coloniale est un terrain privilégié pour écrire cette histoire. Ainsi, l’auteur reprend une discussion extrêmement intéressante sur les configurations anthropozoologiques dans la longue durée, ce qui donne du relief à son interprétation sur les tueries de chiens : « En faisant éliminer les canidés par milliers et en réitérant l’opération pendant des décennies, les autorités auraient incité les propriétaires à reprendre le contrôle sur leurs propres chiens, ce qui engendra des formes de domestications urbaines où l’homme, lié par la laisse, était lui-même inclus dans le processus » (p. 13). Par ailleurs, l’expression d’« entreprise domesticatoire » (p. 63) rappelle la proposition de Jean-Pierre Digard qui parlait de « système domesticatoire » pour étudier, par-delà la divergence biologique de la domestication, les rapports historiques entre les écosystèmes, les sociétés humaines et les espèces animales.

De fait, les hypothèses de l’auteur sur l’évolution historique de l’éthologie canine résonnent parfaitement avec des concepts récemment développés dans les études animales. Nous pensons notamment aux travaux sur les « collectifs symbiotiques

Pour une lecture critique des travaux de Scott, lire aussi sur Terrestres : Charles Stépanoff,« Comment en sommes-nous arrivés là ? », juin 2020.

Précisément, A. Exbalin signe des passages riches sur l’éthologie canine en contexte historique, notamment lorsqu’il montre de manière particulièrement convaincante les rapports entre la capacité trophique d’un espace urbain, la déprise anthropique qui suit une catastrophe — politique ou écologique — et la prolifération de chiens que les acteurs historiques constatent, par exemple, après l’inondation de Mexico en 1629 (p. 92-96). En mettant ainsi en système agents écologiques, conjoncture politique et développement urbain, l’auteur livre un bel exemple d’interdisciplinarité entre écologie et histoire. Par ailleurs, il y a des passages particulièrement passionnants sur les interactions entre humains et canidés à l’échelle quotidienne. Lorsque l’auteur explique la perception policière du désordre du marché ou de la nuit par l’impuissance à gouverner (p. 109-111), il parvient également à donner sens aux aboiements des chiens qui préviennent leurs maîtres voleurs de l’intrusion de policiers, aux infidélités des chiens de garde face au bout de viande qui achète leur silence, aux amabilités du voisinage pour des chiens qui n’ont pas besoin de maître attitré pour vivre parmi les humains. En prenant les tueries de chiens comme objet d’étude, A. Exbalin élargit la focale sur toutes les interactions entre humains et non-humains dans lesquelles s’inscrivent les politiques canicides de la ville.

Coulisses de la modernité : massacres de chiens, éclairage public et police des mœurs

Au cœur de l’ouvrage, du deuxième au sixième chapitre, A. Exbalin plonge le lecteur dans le vacarme d’un Mexico révolu, dans les tracas habituels des voisinages, les calculs politiques des vice-rois et les combines entre éboueurs et policiers. Ce faisant, il accorde une grande attention à la temporalité quotidienne, en racontant par exemple comment les vaches laitières étaient amenées avant l’aube depuis les campagnes environnantes jusque dans les places de Mexico. Aux premières lueurs du jour, c’était aussi dans l’une de ces places que la comptabilité des chiens abattus au cours de la nuit était faite. La ville se réveillait, les étals se déployaient et les passants cheminaient pendant que les dépouilles de chiens, une patte tranchée à chaque cadavre pour prévenir la fraude, étaient expulsées hors de la ville (p. 85-88), tandis que les chiens de rue ayant survécu à la nuit se terraient dans les terrains vagues où s’amassaient les ordures.

Le zèle contre les chiens pouvait permettre la revalorisation de son salaire, l’obtention d’une titulature et l’acquisition d’une monture.

Car, depuis la réforme de la police municipale en 1790, les routines du jour et celles de la nuit qui donnaient la ville en partage entre chiens et humains sont en mutation. L’éclairage public et la menace des hallebardes refoulent les chiens errants des espaces centraux de Mexico. La nuit tombée, chacun des policiers de proximité prenait son poste, allumait sa lampe à huile et signalait périodiquement sa présence en clamant l’heure. Il patrouillait à l’affût des urgences : signaler un incendie, appeler un curé pour une extrême-onction, amener un médecin pour un accouchement. Ce corps de police était composé, à son origine en 1790, de 90 hommes munis d’une hallebarde, d’un sifflet et d’une échelle, dotés d’instructions imprimées, d’une matricule et d’un secteur par individu. Pour se faire une idée de l’extension de ce maillage policier, on compte pour l’éclairage de la ville à la fin du siècle un millier de lanternes à huile (p. 120-121). Ensuite, en 1792, huit escouades mobiles sont créées à destination des faubourgs sans éclairage, chacune composée d’un brigadier et de huit serenos (p. 124). En addition aux autres tâches qui leur incombaient, les serenos poursuivaient et abattaient les chiens des rues durant leurs patrouilles pour obtenir des primes (un demi real par chien et 3 pesos supplémentaires lorsqu’on atteignait les cent chiens) et parfois en vue d’une promotion. En effet, à partir de 1805, le zèle contre les chiens pouvait permettre la revalorisation de son salaire, l’obtention d’une titulature et l’acquisition d’une monture. Ainsi, les tueries de chiens ne sont pas une curiosité anodine dans l’expérimentation institutionnelle que connaît Mexico à la fin de l’époque moderne. Comme l’auteur le montre, elles participent pleinement d’une « forme de professionnalisation de la police nocturne » (p. 124).

Carte de la ville de Mexico, XVIIIe siècle
BnF, département Cartes et plans, GE SH 18 PF 1 QUARTER DIV 34 P 2
Carte de la ville de Mexico, XVIIIe siècle
BnF, département Cartes et plans, GE SH 18 PF 1 QUARTER DIV 34 P 2
Carte de la ville de Mexico, XVIIIe siècle
BnF, département Cartes et plans, GE SH 18 PF 1 QUARTER DIV 34 P 2

Ce qui nous mène à l’hypothèse centrale de l’auteur. Quel lien alors unit police de proximité, éclairage public et massacre des chiens ? Pour les mêmes raisons qui font qu’une augmentation des chiens errants manifestait une situation de crise, leur élimination marquait une reprise en main de la ville (p. 231-232). Bien sûr, une politique canicide ne recouvre pas la même signification dans tous les contextes, ainsi que le montre l’auteur en comparant les enjeux politiques auxquels ont fait face les différents vice-rois de la Nouvelle-Espagne ayant recours aux tueries de chiens (p. 96). Pour autant, la décanisation, tout comme la présence policière et l’éclairage nocturne, vise à étendre le domaine de la souveraineté municipale à travers une extension du contrôle municipal sur le temps nocturne et sur la mobilité animale.

Cette rénovation urbaine contraint par ailleurs les citadins à adapter leurs comportements, obligés qu’ils devenaient de marquer la différence entre un chien errant et un chien qu’ils ne voudraient pas retrouver mort au petit matin, alors même que des rapports intermédiaires sont pratiqués notamment avec les chiens nourris par tout un voisinage, sans qu’on lui reconnaisse de maître attitré. Dès lors, les tueries de chiens disciplinent autant les comportements des chiens que ceux des maîtres, les deux étant, en un sens, tenus par la même laisse : un objet qui restreint les rapports anthropocanins au périmètre domestique et aux mobilités surveillées. D’ailleurs, le parallèle entre la discipline exercée sur les pauvres et celle exercée sur les chiens est particulièrement frappant (p. 166-170). La perspective, inspirée des travaux de Michel Foucault, qui consiste à analyser ce qu’une société rejette à ses marges comme un révélateur des logiques politiques qui l’animent, s’applique particulièrement bien aux chiens errants. Pour citer l’auteur, « Les reproches formulés à l’encontre des mendiants sont similaires à ceux adressés aux chiens parias : mendicité, vacarme, gêne pour les fidèles des églises et les malades. Dans la phraséologie des faiseurs de réformes, chiens et vagabonds étaient dotés des mêmes traits d’immoralité auxquels s’ajoutaient les stigmates de la saleté et de la criminalité » (p. 168). En miroir, la persécution de l’errance des chiens et des pauvres en ville dicte un certain savoir-vivre aux citadins.

Quand le chien devient un loup pour l’homme. De quoi les tueries de chiens sont-elles le nom ?

Un tour de force de l’ouvrage consiste à faire émerger, au fil de la lecture, une histoire réunissant des villes dont les trajectoires ne paraissent en rien connectées. Aux chapitres 7 et 8, l’auteur compare la gestion urbaine des chiens errants dans les villes de New York, Mexico, Madrid et Istanbul au XIXe et au XXe siècle — et c’est d’ailleurs comme cela qu’il convient de comprendre l’usage du concept d’« Occident », comme une construction d’un cadre chronologique et géographique contre-intuitif. Cet aspect est d’autant plus réussi que l’auteur y parvient sans recourir à des concepts globalisants prêts à l’emploi, qui risquent d’énoncer tout ensemble l’observation et l’interprétation, aboutissant à une simple tautologie de l’hypothèse de départ. Une expression comme « modernisation urbaine » renferme ce danger, mais le concept est matérialisé tout au long de l’ouvrage par des pratiques et des artéfacts concrets. En effet, l’éclairage public, la police de proximité et le contrôle du vivant dans l’espace urbain s’accomplissent ensemble et peuvent servir de critère pour établir des chronologies et des comparaisons entre des contextes urbains disparates.

Les tueries de chiens ne seraient pas une réponse à la mauvaise hygiène des villes préindustrielles, mais renverraient à une mutation historique plus profonde de l’administration des comportements urbains, tant pour les populations humaines qu’animales.

Ainsi, au fur et à mesure que l’on s’approche des conclusions de l’ouvrage, les massacres de chiens cessent d’être l’objet de l’analyse pour devenir un indicateur de plus large portée : les politiques de décanisation sont élevées en « bons révélateurs du degré de sophistication policière des villes » (p. 232), dans un dispositif plus ample qui recouvre la discipline des pauvres et l’éclairage public pour bâtir, à travers la rénovation urbaine, « un ordre nocturne idéal » (p. 175). Cette proposition a le mérite de renverser le préjugé diffusionniste qui tiendrait les capitales européennes pour devancières dans le front pionnier de l’histoire, car cette triade constitue en l’occurrence des « avancées qui font de certaines cités du Nouveau Monde des villes à l’avant-garde de la modernité urbaine » (p. 120). En effet, avec la réforme de 1790, un corps de police est mandaté pour les massacres de chiens, tandis qu’ailleurs ceux-ci étaient relégués à des couches marginales de la population — les chiffonniers à Madrid ou les forçats à Bogota.

Les vertus de l’histoire comparée sont flagrantes dans l’enquête, un même phénomène étant scruté à travers différents contextes pour mettre en évidence leur dénominateur commun et les facteurs explicatifs secondaires. En ce sens, le cas de Mexico revêt un intérêt tout particulier, puisqu’au cours des rénovations urbaines européennes, l’éradication de la rage était un argument récurrent dans les débats sur le contrôle des populations animales, la morsure d’un chien enragé étant fatale avant Jenner et Pasteur (p. 210-212). Mais les préoccupations sanitaires suffisent-elles à expliquer les massacres de chiens du XVIIIe et du XIXe siècle ? A. Exbalin affirme que les séquences de décanisation à Mexico ne correspondent pas à une réaction politique contre la rage puisque les navires avaient transporté les chiens européens à travers l’Atlantique sans la zoonose (p. 8, p. 69 et p. 210). Les tueries de chiens ne seraient pas une réponse à la mauvaise hygiène des villes préindustrielles, mais renverraient à une mutation historique plus profonde de l’administration des comportements urbains, tant pour les populations humaines qu’animales. Malgré cette proposition enthousiasmante, la première des tueries de chiens dont fait état l’archive centrale de l’enquête, la fameuse liasse 3662, est ordonnée après la détection d’un cas de rage en 1709 par le Tribunal de Médecine de la vice-royauté. L’auteur lui-même signale cette contradiction (p. 113-114). Pourtant, il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence : la longueur du voyage transatlantique, parfois inférieure au mois parfois supérieur à deux mois, sabotait l’incubation du virus et préservait l’hémisphère américain de cette zoonose pendant près de deux siècles. Jusqu’à ce que, pour la première fois, le virus parvienne à franchir l’obstacle océanique et atteigne la Nouvelle-Espagne précisément aux débuts du XVIIIe siècle et se diffuse progressivement à des espaces américains plus éloignés de la métropole

« Perre Simarron» (chiens sauvages), Histoire Naturelle des Indes, 1586, fol. 65-66
Morgan Library, NYC
« Perre Simarron» (chiens sauvages), Histoire Naturelle des Indes, 1586, fol. 65-66
Morgan Library, NYC
« Perre Simarron» (chiens sauvages), Histoire Naturelle des Indes, 1586, fol. 65-66
Morgan Library, NYC

Cela affaiblit nécessairement une des hypothèses fortes de l’ouvrage, sans pour autant discréditer l’approche constructiviste que l’auteur promeut dans le chapitre « La fabrique du nuisible » (p. 139-164), l’une des parties les plus stimulantes de l’ouvrage. Comme d’autres travaux historiques l’ont démontré, la perception de la saleté, de la violence et de l’intolérable évolue dans le temps. Pour ne donner qu’un exemple, la baisse des crimes au cours du XIXe siècle à Paris a pour conséquence la baisse du seuil de tolérance aux actes sanglants, d’où la fascination nouvelle pour les faits divers morbides et l’interdiction de flâner dans les morgues. La grande tuerie des chiens donne précisément à voir une de ces mutations de sensibilité. En effet, la question de l’acceptabilité des tueries de chiens guide les innovations techniques et institutionnelles autour de la décanisation urbaine. Ainsi, le coup de burin est progressivement remplacé par l’empoisonnement de boulettes de viande, lui-même remplacé par la fourrière, qui permet d’expulser hors de la ville non seulement la violence canicide, mais aussi le corps même du chien indésirable. Cette tendance globale à la décanisation et à son invisibilisation fait l’objet des deux derniers chapitres de l’ouvrage. En suivant la circulation de procédés techniques et de dispositifs urbains, A. Exbalin dresse un panorama global — de New York à Istanbul — des « moyens pour limiter le nombre de chiens dans les villes : impôts pour les propriétaires, port obligatoire du collier et de la muselière, fourrières, poisons chimiques, électrocution… » (p. 194).

Pourtant, cette logique administrative peine à convaincre l’ensemble de la population, comme en témoigne le comportement même de certains membres de la police municipale. En effet, la persistance du stigmate social associé aux tueries de chiens pèse dans les négociations entre voisinage, municipalité et patrouilles. Les administrateurs débattent sur l’intérêt d’engager des tueurs de chiens qui se dédient entièrement au massacre pour contourner la répugnance qu’éprouvent les policiers à tuer des chiens ou celle qu’éprouvent les citadins envers une police canicide. Tout cela met en relief le malaise que suscite la caractéristique distinctive des décanisations mexicaines : un mélange des genres entre corps municipal et besogne canicide. En somme, les résistances et les contestations des tueries de chiens dessinent comme une économie morale où les arguments utilitaires de l’administration n’ont pas raison de la socialisation des chiens au sein d’un voisinage.

Par-delà les liens culturels et affectifs, les chiens errants étaient intégrés à une chaîne d’interactions interespèces, comme A. Exbalin le montre bien pour le Mexico d’Ancien Régime. Ainsi, les urubus noirs, les charognards de l’Amérique, ont vu leur chaîne alimentaire bousculée par les campagnes de décanisations (p. 238-239), un changement écologique qui soulève un problème logistique à l’administration municipale puisque l’ébouage de la ville reposait précisément sur ces cycles métaboliques entre déchets et commensaux. Les administrateurs sont allés jusqu’à envisager, au temps des massacres de chiens, la création de chenils fermés pour approvisionner la ville en peau et en excréments de chiens, des ressources employées dans l’industrie du cuir (p. 114-115). Les mutations urbaines de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle semblent avoir dirigé les villes d’Europe et d’Amérique vers un régime écologique dont nous sommes les héritiers directs et que l’on pourrait caractériser par une artificialisation de l’espace urbain et une régulation agressive des commensaux (bétonnisation, stérilisation, dératisation et désinsectisation). L’intérêt de ne pas réduire ces expériences institutionnelles et technologiques à leur logique sanitaire, c’est d’envisager les choix hygiénistes du passé autrement que comme la voie unique et nécessaire du développement urbain. En somme, à travers cette dernière partie de l’enquête, l’auteur révèle la période où les massacres de chiens ont rompu avec une cohabitation de très longue durée, pour déboucher sur des institutions qui nous paraissent aujourd’hui évidentes — de la fourrière au puçage — et dont on oublie l’historicité et, éventuellement, la caducité.

Lire aussi sur Terrestres l’article de Frédérick Keck, « Animaux de tous les pays, unissez-vous ! », mars 2024.

La Grande tuerie des chiens est une enquête d’histoire au cours de laquelle l’auteur n’hésite pas à intégrer ses promenades et ses entrevues dans les quartiers de Mexico dans la narration, tout en filant un écheveau d’hypothèses particulièrement original. Son style biographique n’enlève rien à la cohérence de l’ouvrage puisque toutes les parenthèses ouvertes, parfois d’ordre historiographique, parfois d’ordre contemporain (et souvent les deux), ne détournent pas inutilement l’attention du lecteur, puisque le fil conducteur reste, de l’introduction à l’épilogue, le cheminement de pensée de l’auteur. Celui-ci nous emmène en quelques pages du Moscou de la Coupe du Monde de 2014, à la violence meurtrière des rues de Bogota, en passant par les banlieues de Bucarest lors de l’intégration de la Roumanie à l’Union européenne. Ce faisant, les relations entre chiens et humains sont scrutées autant à travers les strates des archéologues et les documents des archives municipales qu’à travers les préoccupations du temps présent.

D’une plume impeccable, l’auteur conjugue expertise et curiosité en partant constamment en excursion bibliographique pour expliquer l’archive mexicaine qui lui a servi de point de départ. Partant, A. Exbalin présente dans cet ouvrage un chantier d’histoire plutôt qu’un plan d’architecte ou un bâtiment fini. Sans adopter un surplomb d’encyclopédie difficile à tenir eu égard à l’ampleur chronologique et géographique de l’ouvrage, l’auteur livre une pierre qui peut aller à plusieurs édifices. En décentrant le regard de l’Europe, A. Exbalin enrichit la compréhension que l’on avait des mutations urbaines du siècle des Lumières et du siècle de l’industrialisation. Les historiens des techniques apprécieront l’attention accordée aux circulations de méthodes canicides à travers le globe, les spécialistes de différentes villes auront des questions nouvelles à poser à leurs archives et ceux qui s’interrogent sur nos interactions avec les animaux aujourd’hui trouveront matière à réfléchir en lisant sur ce qu’elles ont pu être par le passé.

Toutes ces enjambées entre passé et présent, entre histoire et écologie, constituent une façon efficace de revenir sur les implications environnementales du procès de civilisation des mœurs et de discipline des masses de l’époque moderne, tout comme une manière de révéler combien l’état actuel des choses peut évoluer — absences et présences d’espèces, libertés et contraintes de mouvements, discipline ou errance des populations humaines et non-humaines. Et cela reste toujours un exercice rafraîchissant pour ceux qui ne voient pas d’avenir viable dans la perpétuation de l’état actuel des choses. Nous voilà, en somme, avec un bel ouvrage qui donne à voir ce que peut l’histoire dans la réflexion écologique.


Illustration de couverture — Manuscrito del aperreamiento, 1560 — Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Mexicain 374

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Au théâtre de Coyote : l’héritage écologique du Reinhabitory Theater

Sacha Todorov

Fondé en Californie dans les années 1970, le Reinhabitory Theater a placé l’écologie et les non-humains au cœur de ses créations. Dans le sillage des Diggers et des mouvements de la contre-culture, son approche, basée sur les principes du biorégionalisme, fait de cette expérience éphémère une source d’inspiration pour bâtir aujourd’hui un théâtre vivant et écologique.

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Alors que la pensée écologique questionne aujourd’hui de façon croissante la création artistique dans toutes ses dimensions — des matériaux employés aux histoires racontées, en passant par les dispositifs de médiation et jusqu’à la finalité même de l’œuvre d’art —, suscitant un important renouvellement des formes et des pratiques, on ne cesse de redécouvrir des précurseurs, artistes ayant intégré à leurs œuvres des problématiques écologiques bien avant l’époque actuelle. Il en est ainsi de la rencontre entre la pensée écologique et le théâtre : si, « au cours de ces dernières années le nombre de spectacles, publications, colloques et autres rencontres professionnelles consacrés aux problématiques écologiques s’est considérablement accruReinhabitory Theater, active à cette époque en Californie, et que cet article entend présenter pour la première fois au lectorat francophone. Son caractère confidentiel explique qu’elle ne soit pas entrée jusqu’à présent dans l’histoire théâtrale

De la San Francisco Mime Troupe au Reinhabitory Theater : sur la piste d’une troupe de théâtre militante

La troupe du Reinhabitory Theater fut active en Californie de 1975 à 1977 ; mais elle ne saurait être comprise sans être replacée dans son histoire longue, la plupart de ses membres ayant fait partie, au cours des années 1960, de la San Francisco Mime Troupe et/ou du groupe des Diggers

La San Francisco Mime Troupe

Fondée par Ron Davis, un élève du mime Étienne Decroux, en 1959, la San Francisco Mime Troupe mène dans la ville du même nom un « théâtre de protestation et de propagandeLa Farce de Maître Pathelin, Molière, Goldoni), adaptées aux enjeux américains, tantôt des créations originales : dans les deux cas, l’un des acteurs de la troupe, Peter Berg, s’affirme comme le principal dramaturge. Le style de jeu de la troupe est très marqué par le mime et la commedia dell’arte, Ron Davis étant convaincu que « c’est aux actions physiques d’exprimer les significations essentielles [car] l’action physique touche le public de manière sensibleReinhabitory Theater. Ils se servent également d’un cranky, sorte de panneau muni d’une manivelle permettant d’y faire dérouler des images de toutes sortes

En 1966, Ron Davis publie un manifeste qui fait date aux Etats-Unis, et dont le titre est trouvé par Peter Berg : « Le théâtre de guérillaLa Guerre de guérilla du Che Guevara, paru aux États-Unis en 1961). Outre un certain nombre de conseils pratiques pour faire du théâtre « social » ou « radical » avec peu de moyens, on y trouve l’idée qu’une compagnie de théâtre de guérilla doit concevoir son travail sous le triptyque « enseigner ; montrer la voie du changement ; donner l’exemple du changement » : « Le comportement public ne doit pas se distinguer du comportement privé. Fais en public ce que tu fais en privé, ou alors cesse de le faire en privé

« Soyons très clairs. Vous pouvez critiquer, débattre, donner votre avis sur certains problèmes en société, vous serez accepté aussi longtemps que vous ne serez pas efficace

Ron Davis

Cette obsession pour ce qu’on pourrait appeler la performativité de la performance, l’idée d’un impact réel de la représentation théâtrale sur le monde, fait en réalité débat au sein de la San Francisco Mime Troupe ; et ses partisans plus radicaux, Peter Berg en tête, finissent par quitter celle-ci, rompre avec Davis, accusé d’être trop attaché aux séparations entre la scène et la salle et entre le théâtre et la vie, et par s’investir dans l’aventure des Diggers.

Les Diggers

Les Diggers sont plus qu’une autre troupe de théâtre. Sous ce nom, emprunté à un groupe de paysans ayant brièvement tenté une réappropriation des terrains communaux dans l’Angleterre du xviie siècle, sont d’abord publiés des textes, les Digger Papers, écrits par des membres de la Mime Troupe, Billy Murcott et Emmett Grogan (dont l’autobiographie romancée Ringolevio allait devenir culte dans les années 1970

Puis sont organisés, par ce collectif, qui jusqu’au bout revendique son anonymat et sa totale ouverture (« être un Digger c’est se dire soi-même Digger. […] Qui veut, peut être un DiggerFree Food, une distribution de repas gratuits tous les jours dans un parc de San Francisco, non pas dans un esprit de charité mais d’incarnation d’une société post–capitaliste. « Il s’agissait de faire ce dont on avait envie, pour ses propres raisons. Si on voulait vivre dans un monde où la nourriture est gratuite, alors il fallait le créer et s’y impliquer » raconte ainsi l’un des Diggers, Peter CoyoteIntersection Game, où des marionnettes construites par Robert La Morticello de la Mime Troupe bloquent la circulation automobile pour remettre en question « l’usage et la propriété des ruesFree Stores, où quiconque le souhaite peut passer prendre ou déposer gratuitement des marchandises… Autant d’actions réalisées en-dehors du cadre traditionnel du théâtre, mais que les Diggers conçoivent comme des life–acts, un théâtre mêlé à la vie réelle et donnant à voir « la façon dont les choses pourraient ou devraient être

Dépassé par la répression policière, mais aussi par l’afflux à San Francisco de dizaines de milliers de jeunes Américains plus venus là pour profiter de la drogue à bas prix que pour renverser le capitalisme, le collectif des Diggers s’auto–dissout après le Summer of Love de 1967. Parmi ses membres, nombreux sont ceux qui tentent alors le retour à la terre, c’est-à-dire « de vivre en-dehors de la société de consommation, d’expérimenter l’autarcie et de tenter le virage radical du consommateur au producteur en étant soi-même à la source de ses propres moyens de subsistanceBlack Bear Ranch

Le biorégionalisme

Le biorégionalisme peut être défini comme une redéfinition des régions géographiques à l’aune de critères écologiques — zone d’habitat d’espèces animales ou végétales, bassin-versant d’un fleuve, etc. — et bien sûr, les interdépendances s’y étant nouées. Au moment de son émergence dans les années 1970, il s’accompagne de l’idée que les biorégions devraient être le principal échelon politique des sociétés humaines, au détriment des frontières étatiques ou administratives actuelles (un mouvement en faveur de l’indépendance de la Cascadie, une biorégion à cheval sur les États-Unis et le Canada et définie par la chaîne de montagne des Cascades, apparut ainsi à l’époque et est toujours actif aujourd’hui). Fait à souligner, il ne s’agit donc pas d’une écologie du type « parcs nationaux », séparant espaces « naturels » préservés et espaces humains urbanisés, mais d’une réorientation des principales organisations politiques humaines en fonction de critères éco–territoriaux. En France, l’idée fut d’abord récupérée par l’extrême-droite (« parce que défendre l’idée d’un territoire comme lieu de vie permet également d’en exclure ceux que l’on ne veut pas y voir

À lire aussi sur Terrestres, un entretien avec Mathias Rollot,« Face à la bataille de l’eau, l’hypothèse biorégionaliste », avril 2023.

Ce concept est indissociable de celui de « vivre–sur–place » ou « vivre–dans–un–lieu » (living–in–place), à savoir un mode d’habitation « conservant un équilibre entre les vies humaines, les autres êtres vivants, et les processus planétaires — saisons, météo, cycles de l’eau — […], aux antipodes d’une société qui se fabrique une vie (makes a living) à travers l’exploitation court-termiste et destructrice du pays et de la viede facto été maîtrisé par la plupart des groupes humains au cours de l’histoire (et notamment, pour ce qui concerne l’Amérique du Nord, par les populations amérindiennes) jusqu’à l’avènement de la révolution industrielle au sein des sociétés occidentales ; par conséquent, ces dernières devraient donc apprendre à « réhabiter », c’est-à-dire à habiter une biorégion dans le respect de son équilibre écologique

Couverture de Reinhabiting a Separate Country. A Bioregional Anthology of Northern California, Peter Berg, 1978

« Biorégionalisme », « vivre–dans–un–lieu », « réhabiter » : Peter Berg est généralement reconnu comme l’inventeur de ces concepts. Signalons toutefois l’influence manifeste de Gary Snyder, compagnon de route des Diggers, poète membre de la Beat Generation, auteur notamment de Turtle Island (1974) qui lui valut le prix Pulitzer l’année suivante, et qui partageait avec Berg et Goldhaft (ou leur avait inspiré ?) « l’idée d’une renaissance culturelle et écologique d’inspiration amérindienne pour toute l’Amérique du Nord

Sur Terrestres, lire aussi le texte de Gary Snyder,« Accéder au bassin-versant », septembre 2020.

Le Reinhabitory Theater

En 1973, de retour à San Francisco, Peter Berg et Judy Goldhaft fondent Planet Drum, une association dévolue à la promotion du biorégionalisme (et toujours active aujourd’hui) ; et en 1975, ils lancent le Reinhabitory Theater, une petite troupe de théâtre dont le projet pouvait se définir comme une promotion du biorégionalisme et de la reinhabitation via le théâtreDiggers), elle se consacra pendant trois ans à des workshops et à la mise en scène et à la tournée d’un spectacle, intitulé Northern California Stories

John Robb et Kent Minault lors d’une représentation à San Bruno Mountain (San Francisco), 1976 – © Edmund Shea

C’est par les workshops, dirigés par Judy Goldhaft, que cette aventure a commencé : il s’agissait de cours de mime, focalisés sur les comportements animaux — principalement des mammifères et des oiseaux, tous endémiques de la Californie du Nord. Aux antipodes d’un travail de mime codifié, ils étaient nourris des études éthologiques les plus récentes, ainsi que d’observations directes, dans les zoos ou dans des environnements sauvages. L’idée sous-jacente était qu’incarner ainsi coyotes, ours ou renards argentés, comprendre le plus finement possible l’organisation de leur corps ou leur mode de déplacement, permettait de s’approcher de leur point de vue sur le monde, et donc de s’ouvrir à des perspectives multi–spécifiques.

Le spectacle Northern California Stories se construisit sur cette base. Il s’agissait d’un spectacle à géométrie variable, composé d’une vingtaine de sketchs, présentés ou pas en fonction de l’avancement de leur écriture et/ou de la disponibilité des comédiens. Judy Goldhaft en est la metteuse en scène, et les textes semblent avoir été principalement écrits par Peter Berg et Lenore Kandel (poétesse importante de la Beat Generation et ex–Digger), tout en laissant une place à l’écriture collective.

Les sketchs qu’on y trouve — jamais publiés, mais dont j’ai pu consulter les brochures des comédiens ainsi que des captations vidéos des répétitions et des représentations — sont de trois principaux types : histoires issues des mythologies amérindiennes, interventions pédagogiques sur l’écologie de la Californie, et créations originales.

Les adaptations de récits issus de mythologies amérindiennes, et plus spécifiquement de mythologies de peuples de la Côte Ouest (Pomo, Maidu, Karok et Pit River

Voici par exemple la première scène du spectacle, qui évoque un mythe de création du monde des Pit Rivers :

BILL. Qu’est-ce que c’est que cette chose que les Blancs appellent Dieu ? Ils en parlent tout le temps, bon dieu ci, et bon dieu ça, et nom de dieu, et dieu a créé le monde… Qui est ce dieu, Doc ? Ils disent que Coyote est le Dieu Indien, mais si je leur dis que Dieu est Coyote, ils se fâchent. Pourquoi ?

DOC. Ecoute, Bill, dis-moi… Est-ce que les Indiens pensent, vraiment, que Coyote a fait le monde ? Je veux dire, est-ce qu’ils le pensent pour de vrai ? Est-ce que toi tu le penses pour de vrai ?

BILL. Mais bien sûr… Pourquoi pas ?… En tout cas, c’est ce que les personnes âgées ont toujours dit… mais ils ne racontent pas tous la même histoire. Voilà une de celles que j’ai entendues : on aurait dit qu’il n’y avait rien nulle part qu’une sorte de brouillard. Un brouillard mêlé d’eau, dit-on, pas de terre où que ce soit, et voilà Renard Argenté…

DOC. Tu veux dire  Coyote ?

BILL. Non, non, je veux dire Renard Argenté. Coyote, c’est après. Tu verras. Pour l’instant, quelque part dans ce brouillard, on dit que Renard Argenté errait et se sentait seul. (Bill se change en Renard Argenté) J’aimerais rencontrer quelqu’un ! (Doc se change en Coyote) Je pensais bien rencontrer quelqu’un ! Où voyages-tu ?

DOC. Où voyages-tu, TOI ? Pourquoi voyages-tu comme ça

On peut pointer ici un petit raccourci dans la pensée de Berg : aussi multi–spécifiques soient-ils, les mythes des Pit Rivers ne se situaient nullement dans une perspective de réalisme éthologique — Renard argenté crée le monde, Lézard donne des coups de bâton à Coyote, Taupe fume du tabac, etc. Néanmoins, on ne saurait donner tort à Berg de les trouver moins anthropocentriques que les mythologies occidentales modernes.

Peter Coyote et Marlow Hotchkiss jouant la scène “Coyote et Renard Argenté”, 1977 – © Erik Weber

Les interventions pédagogiques étaient menées par Peter Berg, sous le nom ironique de « Fred-full–of–facts ». Muni d’un cranky présentant des illustrations diverses comme à l’époque de la San Francisco Mime Troupe, Berg cherchait à développer chez les spectateurs une conscience écologique du lieu où ils habitaient, à savoir le nord de la Californie — « pays à part

Enfin, plusieurs textes originaux — une chanson décrivant le cycle de l’eau, des poèmes évoquant les animaux et les cycles naturels —  émaillaient le spectacle. L’un d’eux, généralement joué en clôture du spectacle, se détache par sa longueur et sa qualité : « Le lynx et les poulets », un sketch inspiré d’une anecdote ayant eu lieu dans le ranch de Gary Snyder (où une représentation du spectacle eut d’ailleurs lieu), le seul à avoir lieu dans un univers contemporain et non un temps mythique. Il raconte les mésaventures d’un couple de néo-ruraux, Branch et Crystal, aux prises avec un lynx dévastant leur poulailler. J’en traduis ici la première page, où les acteurs présentent aux spectateurs leurs personnages, non sans ironie envers la naïveté de ceux-ci :

OUVERTURE

LYNX. J’ai toujours vécu ici.

BRANCH. Je m’appelle Branch. Je voulais m’enraciner quelque part. Je ne supportais plus d’être enfermé en ville.

CRYSTAL. Je m’appelle Crystal. Je suis venue ici pour faire pousser des légumes. Je voulais sortir du bruit, des embouteillages et de la pollution de la ville.

POULE. Quand je suis arrivée de la ferme de Petaluma, je n’avais jamais vu la nuit. Maintenant qu’ils ont enlevé le speed de ma nourriture, je peux enfin dormir !

AUTRE POULE. Comme tant d’autres, moi aussi je suis née à Petaluma.

[…]

AUTRE POULE. Je me suis échappée du laboratoire du colonel Sanders. Je n’en finis pas de briser ma coquille.

COQ. Je viens de l’une des meilleures familles de la vallée. Cela fait deux ans que je suis avec Branch et Crystal. Je protège les poules, et je m’assure que les œufs sont fertiles.

SCÈNE I

Basse-cour. Les poules dorment… Le coq les réveille… Il les compte… Elles mangent… Alerte… Tout va bien… Alerte… Alerte rouge… Le lynx tue une poule.

SCÈNE II

CRYSTAL. Le lynx a encore tué une poule ! C’est la quatrième ! Non, ne le dis pas.

Branch mime une palissade. 

CRYSTAL. Non, je ne veux pas être séparée de la forêt

Au cœur de problématiques écologiques concrètes, en prise directe avec des enjeux auxquels étaient confrontés les spectateurs, machine à jouer d’une grande puissance comique : cette scène peut être considérée comme la plus réussie du Reinhabitory Theater.

On l’aura compris, cette aventure ne brille pas par son volume ! Mais elle recèle au moins trois innovations intéressantes du point de vue de ce que fait au théâtre une perspective écologique : une innovation vis-à-vis des histoires racontées, une autre vis-à-vis des rôles incarnés, et une troisième vis-à-vis du lieu de la représentation.

Changer d’histoires : des récits multi-spécifiques

L’essentiel des Northern California Stories repose, on l’a dit, sur des adaptations de récits issus des mythologies amérindiennes de la Côte Ouest. De nos jours, une telle démarche aux États-Unis soulèverait immanquablement la question de l’appropriation culturelle — à la fois en amont, puisque Berg et Kandel ont écrit à partir de textes d’anthropologues blancs sans consulter les populations concernées, et en aval, puisque tous les membres de la troupe sont blancs eux aussi. Du point de vue des Karok (par exemple), on pourrait dire qu’on reste dans une configuration coloniale, où des Américains extraient une chose qui les intéresse d’une culture qui n’est pas la leur, la transplantent dans un contexte dont les Karok sont absents et lui font dire autre chose que sa signification d’origine. Signalons toutefois qu’on est ici aux antipodes des cas les plus polémiques du genre (comme les sous-vêtements à « imprimé Navajo » de la marque Urban Outfitters

Au-delà de l’avis des populations concernées, la question se pose de la capacité des spectateurs baignant dans une culture occidentale à approcher l’équilibre écologique du mode de vie amérindien par la simple connaissance de ces mythes. Comme l’écrivent Fred Bozzi et Martin Mongin dans un article récent consacré à la vogue actuelle, au sein des milieux écologistes, des ouvrages d’anthropologie (tels ceux de Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Barbara Glowczewski, Florence Brunois, Nastassja Martin, Eduardo Kohn, etc.) :

Ces mythes tellement évocateurs pour nous sont toujours, chez ceux qui les cultivent, plus que des mythes. Ils sont inséparables d’une expérience vécue, d’une praxis, d’un rapport intégral au monde et au temps long de l’histoire collective. En ce qui nous concerne donc, les anthropologues l’indiquent, nous ne pouvons en avoir qu’une approche extérieure et spectaculaire.

Fred Bozzi et Martin Mongin, « Sorcières et sourciers : de quels mythes avons-nous besoin ? »,
Terrestres, 25 février 2022

Mais dans une certaine mesure, Berg semble conscient de ces écueils : « Des représentations par le théâtre réhabitant d’ “histoires de coyote”, indique-t-il, ne devraient pas chercher à imiter la religion karok originelle (native), mais elles devraient invoquer un esprit de création perpétuelle pour montrer la relation d’interdépendance qui unit les êtres humains aux autres espèces

Changer de rôles : incarner les non-humains

Adopter une perspective biorégionaliste, c’est s’intéresser aux non-humains, au premier rang desquels les animaux ; en le faisant au théâtre, la troupe du Reinhabitory Theater a choisi d’incarner ceux-ci par les acteurs. Ces derniers n’ont bien entendu pas été les premiers à jouer des animauxSan Francisco Mime Troupe.

Judy Goldhafdt et Muniera Kadrie jouant « Coyote et Taupe », 1977 – © Erik Weber

D’autres choix de mise en scène sont évidemment possibles, mais celui-ci a l’intérêt de pousser les comédiens à observer les animaux, à analyser le fonctionnement de leur anatomie — encore aujourd’hui, Judy Goldhaft est ainsi capable de mimer différents oiseaux par les nuances de leurs battements d’ailes ; et ce faisant, à ouvrir des chemins d’empathie inter-espèces, dans un sens ou dans l’autre (l’enjeu initial étant bien sûr d’augmenter l’empathie humaine envers les non-humains ; mais les acteurs que j’ai rencontrés riaient encore d’une représentation où les imitations de Coyote et Renard avaient suscité une surexcitation telle chez les chiens présents parmi l’auditoire qu’ils avaient interrompu la représentation).

Changer le rapport au lieu de la représentation : un théâtre situé

Enfin, la dernière innovation significative du Reinhabitory Theater me semble être son ancrage territorial. Il s’agissait de jouer en Californie du Nord, pour les habitants de ce territoire, un spectacle destiné à les aider à mieux connaître et mieux habiter celui-ci, autrement dit à « emmener les communautés des lieux où ils allaient vers l’expérience de vivre dans une perspective biorégionalePlanet Drum, l’association fondée par Berg et Goldhaft, il s’agissait, par le théâtre, de faire communauté (c’est l’héritage des Diggers), d’aider le mouvement écologiste qui ne s’appelait pas encore ainsi à faire réseau, à se reconnaître lui-même ; et notamment d’apporter « une réponse directe au mouvement de retour à la terre des années [19]60 et [19]70, au cours duquel des gens des villes ont choisi de s’installer à la campagne pour devenir fermiers. Comme le dit Goldhaft, « ils étaient très peu soutenus, et ce théâtre a été conçu pour qu’ils sachent que ce qu’ils faisaient était important

Même si la troupe a joué dans différents lieux au sein de la Californie du Nord, on est donc ici dans une logique aux antipodes de celles de la « tournée » classique d’une pièce de théâtre : c’est ce qui rend le spectacle Northern California Stories inadapté à des représentations dans d’autres régions des États-Unis et a fortiori sur les scènes françaises, sauf à en faire une adaptation allant jusqu’à la réinvention intégrale.

De la Californie à la France : des pistes pour de nouveaux récits multispécifiques ?

De cette réinvention, je propose ici de défricher quelques pistes. L’idée d’un « théâtre situé » soulève des questions intéressantes : on voit que la tournée théâtrale, telle qu’elle existe aujourd’hui en France de façon structurante (subventions corrélées au nombre de dates de tournée, au fait de tourner dans plusieurs départements, etc.), apparaît peu compatible avec cette recherche d’échanges et de connexions entre le spectacle et le lieu où il prend place ; bien au contraire, son outil privilégié, la « boîte noire », conçue pour être identique partout, est le symbole le plus poussé d’une volonté de faire abstraction du contexte. À rebours, il n’est bien sûr pas étonnant que la troupe du Reinhabitory Theater ait privilégié les représentations en plein air (et le plus souvent en dehors des théâtres) ; et le renouveau que l’on constate en France depuis une dizaine d’années du côté du théâtre-paysage (Alexandre Koutchevsky, Mathilde Delahaye, Clara Hédouin) ou des festivals de théâtre « de proximité

D’autre part, en ce qui concerne la question d’un imaginaire multispécifique local à (re)découvrir, plusieurs pistes peuvent être explorées. Certes, il a été dit et répété que la cosmologie chrétienne, dominante en Europe et notamment en France, accorde (aux antipodes de toute perspective multispécifique) une place essentielle à l’idée d’une Terre mise par Dieu à la disposition de l’Homme seul ; et, pour cette raison entre autres, la pensée écologique a d’ailleurs, depuis l’article fondateur de Lynn White, souvent mis le christianisme à la « racine historique de notre crise écologique

Mais, comme le rappelle l’anthropologue Charles Stépanoff, cette cosmologie chrétienne n’a jamais fait disparaître des traditions populaires bien plus multispécifiques :

Nous croyons pouvoir résumer les croyances populaires au christianisme officiel, celui des théologiens, des prêtres et des gens éduqués. Or cette religion de l’écrit a été extrêmement minoritaire pendant de nombreux siècles. […] Les traditions populaires étaient porteuses d’une tout autre vision sur l’univers quotidien. Les récits paysans décrivent un temps du mythe où les animaux étaient des humains : le rossignol était une bergère qui, métamorphosée en oiseau, continue d’appeler ses bêtes ; la taupe, l’ours, les phoques ont un passé humain. […] Tous ces mythes s’emploient à tisser des liens généalogiques et analogiques entre les humains et les animaux et forment un contraste frappant par rapport à la division métaphysique rigide entre nature et culture qui définit l’ontologie moderne

Et Stépanoff d’orienter l’enquête (des anthropologues mais aussi, en ce qui nous concerne, des artistes en quête d’imaginaires multispécifiques locaux) « vers un monde mal connu et considéré comme défunt […], celui des traditions orales et de la religion populaire

Dans la même perspective, on peut regarder d’un œil nouveau toutes les mythologies impliquant les créatures surnaturelles. Comme le rappelle l’historien Fabrice Mouthon :

Les dames des lacs ou fées, comme les hommes sauvages, mais aussi les nains et les elfes en pays germaniques sont avant tout des génies du terroir, c’est-à-dire des créatures imaginaires personnifiant les forces de la nature. Les fées sont généralement les gardiennes des eaux, parfois des montagnes

L’historien Claude Lecouteux

Enfin, si l’on cherchait des histoires multispécifiques non pas dans les mythologies locales mais, sur le modèle de la scène « Le lynx et les poulets », dans les luttes actuelles, on pourrait s’intéresser « aux histoires des gens qui explorent des modes de vie post-industriels, comme les gens ayant fait le retour à la terre dans les Pyrénées ou les personnes vivant à Notre-Dame-des-LandesLa Recomposition des mondes

Ainsi, en suivant la piste du lynx californien, la question de la cohabitation dans la France d’aujourd’hui entre communautés humaines et grands prédateurs — réintroduction de l’ours dans les Pyrénées, retour (timide) du loup au niveau national, voire présence croissante du renard dans les grandes villes, etc. — pourrait faire l’objet de spectacles de théâtre réhabitant qui seraient passionnants à voir, et dont l’impact politique, pour peu qu’ils parviennent à exprimer l’ensemble des points de vue en présence et qu’ils soient conçus en dialogue avec les populations concernées, ne saurait être sous-estimé.

Pour poursuivre votre lecture, retrouvez toutes les publications d’Alessandro Pignocchi dans la revue Terrestres.


Pour aller plus loin, vous pouvez également télécharger la bibliographie complète de l’article ici.


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Notes

19.04.2024 à 08:50

Déprise glaciaire

Les Soulèvements de la terre

Pour accompagner comme il se doit la sortie de « Premières secousses », le livre collectif des Soulèvements de la terre, nous en publions un extrait : le puissant récit, en mots et en photographies, de l'occupation du glacier de la Girose, dans les Hautes-Alpes, en octobre 2023, contre la construction d'un nouveau tronçon de téléphérique.

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Texte intégral (2668 mots)
Temps de lecture : 8 minutes

Ces bonnes feuilles reprennent un chapitre — ici enrichi de photographies — du livre collectif des Soulèvements de la terre, Premières secousses, La Fabrique, 2024.


La Grave, 3 heures du matin. Lampe au front, sac dans le dos, discerner la sente dans la pénombre, accorder les rythmes de marche, être surpris à l’aube par les pipistrelles et les chamois. Nous sommes une quinzaine. Nous vibrons de cette excitation familière des départs en montagne.

Mais, en cette nuit d’octobre 2023, s’ajoute une émotion, d’habitude étrangère à ces escapades au grand air, qui décuple la première : le trac de l’action. Car cette fois-ci le glacier est politique. Tels des saumons, nous remontons à la source glacée de l’eau des vallées, pour bloquer des travaux sur le glacier de la Girose. Nous sommes l’équipe glaciaire des Soulèvements de la terre et aujourd’hui c’est lutte des glaces.

Non au troisième tronçon du téléphérique sur le glacier de la Girose

Après 2 000 mètres de dénivelé, aux environs de midi, nous atteignons le pied du glacier à 3 200 mètres d’altitude, au niveau de l’actuelle arrivée du téléphérique. Nous chaussons nos crampons, formons nos cordées et commençons à cheminer entre les crevasses béantes. Nous sommes dans les Hautes-Alpes, à la lisière du massif des Écrins. Le projet auquel nous nous opposons, c’est le troisième tronçon de téléphérique qui filerait jusqu’à 3 500 mètres, narguant le colosse gelé, hiver comme été. Nous rejoignons au centre du glacier son rognon rocheux aux abords duquel nous déplions tentes et banderoles. Ici doit être érigé le pylône principal du téléphérique. Les travaux préparatoires ont déjà commencé.

Le soir, autour d’une tisane de neige fondue, on se raconte les sommets proches ou lointains, qui changent de figure à mesure que la fonte du permafrost les effondre. On pointe du doigt les moraines qui à nos adolescences accueillaient encore des glaciers, on parle de la neige qui se fait de plus en plus rare. Les Alpes se sont réchauffées de plus de 2 °C depuis le milieu du XIXe siècle, soit deux à trois fois plus vite que le reste du globe.

Mais les réflexes aménagistes énergivores et caractéristiques de la fuite en avant continuent ici autant qu’ailleurs : la SATA – aménageur du projet – a pour objectif affiché de doubler la fréquentation des stations dont elle est gestionnaire d’ici 2030, avec en vue les Jeux olympiques d’hiver. À coups de pelleteuse dans les glaciers pour « sécuriser » les pistes de ski, de pompages illégaux dans les nappes pour abreuver les canons à neige, et de remontées mécaniques pour exploiter toujours plus haut les derniers flocons. Pourtant, comme beaucoup de ses semblables, la SATA ne se prive pas d’user du registre écologique pour défendre son projet. Elle argue qu’il vient remplacer un téléski au fioul… que tout le monde s’accorde à démonter et que la fonte du glacier menace de rendre inutilisable. Elle prétend qu’en contemplant sa fonte depuis les cimes grâce au téléphérique, les visiteurs « prendront conscience ». Comme si c’était de conscience que nous manquions !

Depuis quatre ans, le collectif La Grave autrement (LGA) et diverses associations écologistes luttent contre le projet et proposent des alternatives. Elles multiplient les initiatives : tribunes, réunions, rassemblements, contre-étude financée par crowdfunding, et même un recours pour une plante protégée – ignorée par l’étude d’impact et recensée par le collectif. Mais tout cela n’a pas suffi à enrayer la machine. Un rapprochement avec les Soulèvements de la terre s’est peu à peu opéré, à mesure que les plaidoyers et recours juridiques atteignaient leurs limites. Alors, quand la SATA lance les travaux dès l’automne comme pour marquer son territoire avant l’hiver, nous proposons de constituer une équipe d’action. Un consensus est trouvé avec LGA : pour cette fois, nous bloquerons les travaux sans « dégradation matérielle » afin de ne pas crisper les sensibilités dans la vallée. Au siècle dernier, c’est le tourisme qui a permis de redonner vie et dignité à des vallées marquées par la misère et l’exode rural, et s’attaquer au monde du téléphérique ne se fait pas sans pincettes. Nous marchons sur une ligne de crête : l’intensification du rapport de force ne doit pas oblitérer la possibilité de rassembler tout le monde autour de la table pour habiter la Grave autrement.

Le temps presse, nous voulons commencer à occuper la semaine suivante. Notre équipe se constitue parmi des habitué·es de la haute montagne : certain·es y pratiquent leur métier et se désolent d’assister à l’effondrement de leur monde ; d’autres y passent leurs vacances et veulent, ici aussi, lutter contre l’artificialisation et la prédation marchande. Certain·es sont rompu·es aux occupations, pour d’autres c’est une première.

Lire aussi sur Terrestres, la tribune des collectifs La Grave Autrement et Mountain Wilderness, « Monsieur le préfet des Hautes-Alpes, », septembre 2023.

ZAD (vraiment) partout

LGA et Mountain Wilderness organisent dès le lendemain du début de l’occupation, un dimanche, une randonnée-mobilisation sur le plateau d’Emparis qui fait face au glacier : une chaîne humaine de plus de 200 personnes salue de loin les« zadpinistes ».

Le lundi matin, nous nous levons aux aurores pour contempler le lever de soleil sur la Meije et surveiller le ciel. L’hélicoptère du chantier vient survoler le rognon rocheux au bord duquel nous campons. Nous montons sur la « drop-zone » pour empêcher l’atterrissage. L’hélicoptère fait demi-tour. Il ne reviendra pas de la semaine. Dans la journée, nous accélérons l’enterrement du projet et recouvrons de pierres et de neige la pelleteuse laissée là, l’immobilisant sous un cairn permafrosté. La joie de s’essayer au land art désobéissant nous fait oublier la frustration de ne pas l’avoir mise hors d’état de nuire de manière plus définitive. Ravis de ce pied de nez à la cellule anti-ZAD de Darmanin, nous aménageons de mieux en mieux notre campement, et discutons de ce que pourrait devenir au printemps ce camp de base pour alpinistes militants.

Comme c’était le cas à Notre-Dame-des-Landes, des paysannes et paysans nous choient, avant la montée et après la descente : on nous réserve joues de chèvres, framboises tardives, œufs, fromages… « Chaque matin en sortant les brebis je regardais la montagne et je pensais à vous là-haut, ça me rendait tellement heureux », nous confie un éleveur-berger. Les vallées voisines ont été copieusement bétonnées dans les dernières décennies. Elles sont devenues des domaines skiables. La subsistance des habitant·es y est menottée à la fréquentation touristique. La rentabilité des remontées mécaniques y est dépendante de la construction de résidences de tourisme, sur des terres dont le prix flambe. Pourtant, il reste ici des gens pour le dénoncer et imaginer l’avenir autrement. Pour favoriser l’agriculture paysanne et une vie digne entre les saisons, les membres de La Grave autrement ont bien d’autres propositions qu’un troisième tronçon de téléphérique.

À la hauteur où nous campons, il fait -10 °C la nuit. Le froid irradie à travers nos tapis de sol. Nous nous nourrissons de semoule et de farine réhydratées de neige fondue. Des cordées viennent nous relayer ou nous ravitailler. Ce n’est ni une terre cultivable, ni une pâture, ni un endroit où habiter. Une zone à défendre mais pas une zone d’autonomie définitive. Il n’y aura pas de reprises de terres, et la seule chose qu’on puisse faire ici c’est passer. À Briançon, à quelques kilomètres de là, celles et ceux qui ont franchi la frontière au péril de leur vie le savent bien.

Mais si ce berger est ému en regardant la montagne que nous occupons, où pourtant il n’amène jamais ses brebis, ce n’est pas uniquement par opposition à l’accaparement des terres de la vallée. C’est sûrement parce qu’il s’y sent lié, comme nous. Lié·es par l’eau qui ruisselle et nous abreuve. Cette part sauvage du monde fait monde avec nous, qu’on la contemple d’en bas ou qu’on l’arpente en haut.

Cet endroit-là nous ne voulons pas l’artificialiser, pas plus que nous ne voulons le sanctuariser. L’usage c’est le passage, et l’époque exige qu’il soit ajusté. Il ne s’agit pas de défendre l’alpinisme (avec ou sans téléphérique la montagne reste une affaire de privilégiés) ni sa tradition malheureusement viriliste (notons au passage qu’une grande majorité d’hommes cis forment notre équipe glaciaire) mais plutôt d’y entrevoir une invite éco-féministe. Sur cette terre il n’y a rien à extraire, à conquérir ou à faire fructifier. Le glacier nous ramène à notre condition de passant·es. Il questionne le rapport à notre milieu et les mots que nous employons pour nous y relationner. Sur cette page supposée blanche, le mot d’occupation nous apparaît soudain dans sa dimension coloniale. Si la formule « reprise de terres » a une valeur stratégique et une histoire dont nous sommes les héritier·ères, cette étendue imprenable nous rappelle qu’aucune terre n’est jamais à prendre.

Nous sommes les glaciers qui se défendent

Bien que des journalistes amis soient montés avec nous, nous prenons tous les jours des photos pour alimenter notre propre récit de l’occupation. Nous usons grassement de la photogénie de la montagne. Pour la première fois, TF1 et BFM s’intéressent à nos luttes sans qu’il y ait d’affrontements avec la police. D’ailleurs, bien qu’une cordée de gendarmes vienne en milieu de semaine nous menacer d’expulsion, nous savons qu’il est très difficile pour la préfecture d’envisager sérieusement à 3 400 mètres d’altitude une expulsion aussi délicate médiatiquement que techniquement. Nous déployons une banderole pailletée : « Nous sommes les glaciers qui se défendent ».

La formule est – à l’instar de cette occupation – à la fois concrète et poétique. Concrète car nos corps empêchent cette semaine un énième aménagement et repoussent la possibilité que des pelleteuses et dameuses ne viennent accélérer la fonte du glacier. Poétique car quoi que nous fassions, il est hélas trop tard pour l’empêcher. Nous ne pouvons qu’essayer de transformer sa fin en une invitation à penser d’autres mondes.

Au fil des années les glaciers se sont retirés, recroquevillés dans les hauteurs. Les scientifiques prévoient que celui de la Girose aura disparu d’ici trente ans. La fin tragique des glaciers n’est pas un simple sujet pour les journaux télévisés. Les glaciers sont le monde que nous sommes en train de perdre : notre histoire engrammée dans leurs couches de glace, l’eau de fonte qui maintient l’étiage des rivières en été et abreuve nos vallées, la force en compression qui retient les montagnes. Pourtant les glaciers ne sont pas nos victimes. Ils sont des puissances dont nous allons devoir faire le deuil. Ils sont l’eau qui va nous manquer. Ils sont l’histoire que nous perdons. Mais ils sont aussi un devenir, celui des nouveaux milieux écologiques qui émergent de leur fonte.

Sur les milieux post-glaciaires, écouter le podcast « Vivre à la lisière des glaces », janvier 2024.

L’humain exploite les montagnes et croit les soumettre en les défigurant en centres de loisir pour riches ou en frontières mortelles. Mais la montagne est une puissance. Elle peut être notre alliée contre ceux qui la ravagent. La formule peut paraître romantique mais quand la neige vient nous relayer pour suspendre les travaux, elle nous vient comme une évidence sensible. Nous redescendons sereinement. L’hiver nous laisse le temps de transmettre les rudiments alpinistes à celles et ceux qui n’ont pas le privilège de les connaître. Le temps d’imaginer un retour là-haut au printemps pour défendre et déprendre la Girose.


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17.04.2024 à 11:28

Les hurlements du vent : enquête sur l’extractivisme éolien au Mexique

N. Tiburcio  ·  N. Derossi

À l’image des ruées vers l’or qui ont provoqué des désastres politique, sanitaire et environnementaux, la ruée contemporaine vers le vent conduit aux mêmes impasses. Au sud-est du Mexique, l’Isthme de Tehuantepec fait l’objet d’un investissement industriel et capitaliste hors-norme. L’extractivisme vert s'y traduit par un néocolonialisme économique qui nourrit la violence et les cartels.

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Certains paysages racontent des histoires hostiles : les sédiments hétéroclites d’un passé et un présent de pillages, de crimes, et de conflits divers. L’Isthme de Tehuantepec héberge certains de ces paysages. Cette bande de terre étroite située entre l’Atlantique et le Pacifique forme un passage entre l’Amérique Centrale et l’Amérique du Nord. Depuis des siècles, ce frêle couloir suscite des convoitises afin d’en faire une une zone stratégique où impulser le commerce transocéanique. Situé dans le sud du Mexique, l’Isthme est devenu célèbre grâce à son potentiel d’expérimentation et d’expansion des mégaprojets d’énergie renouvelable à l’échelle mondiale, notamment pour le développement des fermes éoliennes.

Cette image a été reálisée sur la base de la carte “Megaproyectos en el Istmo de Tehuantepec” de GeoComunes, disponible ici.

Au moins depuis le milieu des années 1990, des projets pilotes y avaient été installés pour tester la faisabilité des parcs énergétiques, permettant peu après la prolifération des centrales éoliennes. Aujourd’hui, plus de 30 parcs ont transformé le paysage local. Dans les textes scientifiques d’ingénierie environnementale, l’Isthme n’est plus que 44.000 mégawatts de capacité énergétique potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont traduites et réduites à un chiffre de puissance productive. Les analyses de risques des investisseurs parlent à leur tour d’une “zone économique spéciale” et de “retours de capitaux”. Ce qu’ils oublient trop souvent est que dans ce paysage de conditions météorologiques optimales, de promesses pour l’avenir du climat et la stabilité économique, il y a des êtres, humains ou pas, qui y habitent depuis longtemps. Dans ces paysages, il y a aussi des vies en résistance.

L’Isthme n’est plus que 44.000 mégawatts d’énergie potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont réduites à un chiffre de puissance productive.

Plusieurs reportages journalistiques et études approfondies existent sur les énergies renouvelables, le colonialisme vert, les communautés autochtones de Oaxaca ou même les impacts environnementaux récents dans la région de l’Isthme

Plus de la moitié de la capacité énergétique des parcs est contrôlée par cinq compagnies, dont quatre européennes

Les investissements colossaux visent à transformer l’Isthme en une étroite bande du Progrès, une de ces lignes de connexion globale qui font transiter le capital d’un côté à l’autre.

Les camarades de StopEDF Mexique ont co-organisé récemment une tournée en Europe pour ouvrir des espaces de parole dédiés à des participant.es direct.es des luttes les plus emblématiques de l’Isthme contre l’expansion des éoliennes et du Couloir Trans-océanique. Nous avons voulu faire un geste inverse mais complémentaire : aller là-bas, rencontrer les lieux, les personnes et entendre leurs histoires. En janvier 2023, nous avons réalisé une brève enquête pour rassembler des témoignages fragmentés de la situation actuelle et pour repérer les singularités et les récurrences à San Mateo del Mar, San Francisco Pueblo Viejo et Juchitán de Zaragoza. Cet article est donc une collecte de rumeurs, un écho parmi d’autres qui rassemble les sons que nous avons trouvés au cours de notre marche. Nous avons vu une mosaïque complexe de violences juxtaposées qui pourtant sont affrontées jour après jour avec le digne espoir d’arriver à tisser, ensemble, quelque chose de commun. Ce sont certaines de ces histoires que nous souhaitons partager ici.

Faire subsister des mondes fragiles

La route qui mène à San Mateo del Mar est étrangement peuplée et animée, transitée de tous les côtés par des mototaxis, des calèches tirées par des chevaux, des motos avec trois personnes à bord, des vaches rachitiques, des femmes seaux à la main et paniers sur la tête. La rectitude infinie du chemin interpelle et invite à consulter une carte : comment est-ce qu’on peut avancer si longtemps dans la même direction, au milieu de l’océan ? San Mateo del Mar se trouve sur une mince langue de terre d’une trentaine de kilomètres de long qui sépare l’océan Pacifique de l’Amérique du Nord de la lagune supérieure du Golfe de Tehuantepec. De l’autre côté de la lagune, vers l’Est, une autre péninsule s’étend dans la direction inverse, formant une courbe inusitée, interrompue à peine par un estuaire d’un peu plus de 2 km de large.

C’est dans le périmètre de ce Golfe que des projets de fermes éoliennes ont commencé à voir le jour de manière dispersée il y a désormais plus de vingt ans. Dans certains cas comme celui de La Ventosa, les pales et les poteaux blancs immaculés de 80 mètres de haut s’étalant sur des terrains vides, clôturés et surveillés par caméras, sont une réalité bien installée. En revanche, dans des lieux comme San Mateo del Mar ou San Francisco, des villages situés dans la péninsule opposée, les fermes éoliennes sont visibles seulement dans la ligne lointaine de l’horizon. Cette trêve apparente était précairement maintenue, traversée par les bémols et les antagonismes entre la survie de la cohésion communautaire, les forces de désagrégation sociale et diverses expressions de résistance – des vecteurs multidirectionnels qui demeurent ancrés dans les traits du paysage.

Lire également : Margot Verdier, « Résister à la monoculture minière. Retour sur la lutte de Skouriès en Grèce», Terrestres, janvier 2023.

Regardant vers le soleil levant, les habitant.e.s de San Mateo appellent la mer à gauche « la mer morte », et celle de droite « la mer vivante ». Sur la première, les gens sèment des bâtons blancs en bois, parfois éloignés de la côte de plusieurs dizaines de mètres, pour ancrer leurs cayucos, des canoës colorés d’une capacité de deux ou trois personnes, taillés dans un tronc, propulsés par la force de la rame et celle du vent. Avec des pièces de nylon cousues à la main à partir de bâches ou de sacs en plastique, les pêcheurs improvisent les voiles, hissées chaque aube pour la recherche de poissons. De l’autre côté, celui de la mer vivante, les rafales soufflent avec plus de vigueur et quand les conditions sont favorables, on peut voir les filets de pêche être tirés et placés depuis la rive avec l’aide d’un papalote, un cerf-volant. À San Mateo del Mar, on utilise le vent pour pêcher, les mangroves pour chercher des crevettes, le sable et les pierres pour chasser des crabes. On mange du poisson et des fruits de mer matin, midi et soir. Plusieurs fois par an, des pétales de fleurs sont laissés à la merci de la marée, pour rendre hommage à cet océan qui permet encore leur subsistance. La communauté vit du vent et de la mer, de ces deux mers. Ces eaux sacrées, nous dit-on, sont l’assise de leur travail et leurs rituels.

Cinq villages occupent la péninsule. San Mateo est le quatrième, l’avant-dernier au bout de la péninsule. Comme beaucoup d’autres communautés du Mexique qui maintiennent leur héritage autochtone, il est petit : environ 75 kilomètres carrés de ville pour moins de quinze mille habitant.e.s, dont la plupart d’origine ikoots. Au centre, une placette accueille les assemblées du village, le siège des discussions publiques et de la prise de décisions. C’est là qu’advient le changement des autoridades – les personnes mandatées pour l’organisation du village -, un événement toujours accompagné de la cérémonie du passage du bâton de commandement, un exercice rituel où les gens prient à portes closes pendant une nuit entière pour reconnaître la rotation des responsabilités communautaires. Le lendemain, elles se rassemblent devant la mairie ou aux alentours, écoutant de près et de loin les mots en ombeayiüts, la langue locale. Là-bas, les habitant.e.s choisissent leur gouvernement à main levée avec un système tournant de cargos, de services à la communauté, qui depuis l’arrivée de l’État-nation et de la démocratie libérale, se juxtapose aux partis politiques de l’administration municipale. Cependant, selon la logique représentative de l’État, la participation politique est réduite à une visite occasionnelle aux urnes. Au sein de cette communauté, en revanche, la légitimité du président en charge ne dépend pas de son registre électoral, mais plutôt de l’accord collectif et du rituel de passage.

L’assemblée et les mécanismes de prise de décisions associés sont des pratiques collectives fondamentales pour faire exister la communauté. Néanmoins, le commun ne se tisse pas seulement avec l’exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il déborde les étroites limites du dialogue, du consensus et de la (dés)identification politiquefêtes de villages. Témoins d’un de ces moments, nous nous retrouvons à six heures du matin à la « Maison du peuple ». Les rayons timides du soleil commencent à peine à dissiper l’abîme de la nuit. Pourtant, les hommes et les femmes du village sont déjà rassemblés depuis quelques heures pour contribuer à l’organisation de la « Fête de la Candelaria », l’une des festivités les plus importantes du pays, un mélange inouï d’héritage préhispanique, de liturgie chrétienne et de traditions autochtones. Une soixantaine de femmes vêtues de robes tissées avec la technique artisanale du telar de cintura est assise sur des chaises en plastique dans la cour du bâtiment. Leurs regards sont fiers, leurs cheveux soignés, laissant à découvert les rides que le soleil et le temps ont creusé sur leur bronzage. Le concert polychromatique de l’aube façonne les feuilles et la silhouette des troncs et des visages, ajoutant de la solennité au pliage de leurs habits. Plusieurs hommes, tous vêtus de pantalons malgré la chaleur, sont également assis, tandis que cinq autres sont debout et servent aux personnes qui sortent d’une petite salle un breuvage marron, transporté à deux mains dans des jícarasatole de espuma, une boisson préhispanique à base de maïs qui a été préparée pendant la nuit par celles et ceux qui avaient assumé ce rôle pour collaborer à l’événement. À l’intérieur de la pièce, la pénombre règne. Des hommes et des femmes discutent devant une table, reçoivent les offres monétaires et notent minutieusement les montants sur un livre ouvert. À côté, contre un mur, se dresse un autel avec quelques bougies allumées, des fleurs, une croix chrétienne et le grand masque d’un serpent. C’est la rencontre de plusieurs mondes – l’expérience du fil tiré par les mains qui, ensemble, nouent leurs vies avec leurs paysages, leurs passés, leurs mondes et leurs destins.

Le commun ne se tisse pas seulement avec l’exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il est acté au jour le jour, dans le travail quotidien, les cérémonies et les fêtes.

Tout le monde participe d’une manière ou d’une autre à garder en vie ces moments qui perpétuent la vie communautaire. Il s’agit de pratiques collectives que certain.e.s appellent depuis un moment la comunalidad – des pratiques qui rendent possible à la fois la subsistance des personnes, des lieux et des liens entre les un.e.s et les autrescomunalidad émerge en ce sens de la rencontre d’histoires parfois récentes, parfois ancestrales. Elle a des racines qui creusent les profondeurs de la terre, bien ancrées dans des anciennes coutumes et des souvenirs lointains, mais elle pousse aussi à partir de ses réactualisations constantes. Des rencontres passées qui donnent lieu à des rencontres futures et façonnent d’autres pratiques, d’autres présents. Ivan Illich avait bien remarqué que contrairement à l’homogénéisation de certain projets d’urbanisation et d’aménagement, l’habiter n’est pas un parking de corps transposables n’importe où dans un espace standardisé, mais plutôt une série de pratiques plurales, vernaculaires, attachées à leurs milieux d’existence

On a appris à San Mateo que ces mondes sont aussi riches que fragiles. Ces derniers temps se lèvent des menaces persistantes de mort, des menaces directes et explicites pour certaines des habitant.e.s ; et silencieuses et sous-jacentes pour les agencements communs. Chaque année, il y a moins de personnes consacrées à la prière ou capables d’assumer la charge de diriger l’organisation de la fête. Les jeunes, avec des possibilités toujours plus restreintes de continuer à vivre comme auparavant, partent au nord, vers les villes ou aux Etats-Unis. Celles et ceux qui restent ou retournent se retrouvent souvent mêlé.e.s à la dépendance des drogues fortes, comme le cristal, qui envahit la région. Les terres sont à leur tour toujours plus inaccessibles, avec des contrats privés qui érodent la gestion agraire communautaire. Pareil avec la pêche : les conflits prolifèrent du fait de la démarcation des zones de droits de pêche exclusifs et excluants. Même les assemblées sont fragmentées par l’intrusion des partis politiques. Ernesto de Martino parlait de la dissolution de ces attachements comme de ‘la perte ou la fin du monde’ : la destruction des liens qui nous tiennent ensemble

Les vecteurs dégénératifs de l’habiter colonial : partis politiques, cartels et entreprises d’aménagement

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! » – disaient les ingénieurs et les représentants des projets pour convaincre les paysan.ne.s de vendre leurs terres au projet. Les habitant.e.s se souviennent des ambassadeurs des compagnies transnationales et des délégués des bureaux gouvernementaux venus parler du développement des fermes éoliennes. Ils se sont présentés à l’école, à la mairie et dans les quartiers, avec des promesses d’un futur d’abondance, proposant de grosses sommes d’argent pour louer 50 ans avec une clause de renouvellement automatique les terres communales de San Mateo, de San Francisco ou celles autour de Juchitan. Le projet : installer des centaines d’éoliennes dans les alentours des localités ainsi que sur la Barra de Santa Teresa, une maigre frange de terre qui traverse la lagune, considérée comme un territoire sacré par les communautés adjacentes. Les promoteurs se promenaient de village en village, accompagnés de leurs gardes armés, pour inviter les paysan.ne.s à des réunions où l’alcool coulait à flots – sous l’influence de l’alcool, la fumée des illusions ou simplement de la nécessité économique, certain.e.s ont signé des contrats de vente ou de location avec les développeurs. À San Mateo on a offert environ 25 000 pesos par mois pour l’école. Une grosse somme, ou du moins ce qu’il paraît avant quelques calculs : “il y a environ 300 enfants, ça ferait quoi… 80 pesos par enfant ? Alors imaginez que chaque enfant vient d’une famille assez large, disons 6 minimum : les 25.000 pesos se réduisent à un peu plus de 10 pesos par personne… 10 pesos par mois… 10 pesos par mois pour perdre nos terres à jamais !” – disaient les habitant.e.s, fiers d’avoir réussi à repousser le projet.

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! »

Au niveau des autorités et des institutions publiques, le capital engagé, les bénéfices escomptés ont fait de toute position de pouvoir un poste potentiellement corruptible : des votes ont été achetés pour prendre le contrôle sur l’administration, changer les réglementations d’usage du sol, ou pour contourner la supervision agraire ou environnementale. Des consultations délibérément mal informées, sans traduction dans les langues autochtones, reposant sur des outils numériques presque inexistants dans les communautés et sans quorum représentatif furent utilisées pour justifier les installations, en dépit même des inquiétudes soulevées dans la rue et les tribunaux.

Cette intrusion est advenue à travers la collusion de l’industrie énergétique avec un écosystème d’acteurs que nous pourrions regrouper en trois grands groupes : les partis politiques et leurs postes dans l’administration, les cartels du crime organisé et leurs branches locales, et les compagnies de construction appartenant aux oligarchies régionales et nationales. Ces acteurs ont opéré chacun à leur manière comme des vecteurs dégénératifs, dirigeant l’injection de capital vers la désagrégation des communautés, fragmentant les pratiques qui faisaient tenir leurs mondes. Grâce à l’organisation collective, dans certains cas comme ceux de San Mateo del Mar ou de San Francisco, les parcs éoliens n’ont pas encore vu le jour, mais la présence de ces vecteurs était devenue perceptible dans le quotidien des habitant.e.s.

D’abord, dans les pratiques d’organisation politique. Les assemblées ressentent désormais des divisions importantes: les conflits entre les groupes cherchant le pouvoir sont toujours plus fréquents et violents, et parfois des candidats externes aux communautés prennent des postes dans l’administration à travers des processus frauduleux, soutenus par tel ou tel parti politique, toujours favorables aux projets d’aménagement. En 2020, par exemple, San Mateo a vécu un de ces épisodes. Les habitant.e.s se souviennent en chuchotant du “Massacre” : au cours d’une assemblée communautaire, 15 personnes furent assassinées à coups de machette, bâtons, pierres et armes à feu par un groupe d’hommes cagoulés. L’événement remontait à 2017, quand une personne n’ayant pas accompli ses cargos força sa candidature au gouvernement de la municipalité en achetant des votes et sans être reconnue par l’assemblée. Une fois au pouvoir, des contrats permettant la privatisation et l’aménagement des terres ont été signés, déclenchant l’intensification des confrontations entre des groupes antagonistes au sein de la communauté. Dans d’autres lieux, comme San Francisco, les partis au pouvoir ont retiré des programmes d’assistance sociale aux familles d’un village, pour les diriger vers leurs partisans dans un autre village, creusant ainsi le conflit entre les deux communautés. On nous le dit à plusieurs reprises : dans une logique de représentation où le politique n’est qu’un marché de votes et un vacarme d’opinions, “les partis sont là pour ça : pour partir, pour diviser”.

Une guerre contre des manières de vivre et de s’organiser

La création et la prolifération de groupes d’intimidation se propageant dans la région pour favoriser tel ou tel parti politique s’accompagne d’un renforcement des mafias locales qui parfois sont directement liées aux parcs éoliens – par exemple, dans la composition des corps de sécurité qui surveillent en continu les infrastructures ou en ce qui concerne les “groupes de chocsicarios

Enfin, avec l’argent qui arrive par millions, la main sur les autorités corruptibles et sur les armes, les cartels et les développeurs ont impulsé ensemble la spéculation immobilière et industrielle dans la région. Ceci, à travers une modification du régime agraire, l’obtention de permis de construction et des titres des terrains concernés. Les nouveaux plans d’aménagement prévoient la construction d’un couloir industriel dont les éoliennes ne sont que l’avant-poste. C’est ainsi que les groupuscules du crime organisé, agissant avec les investisseurs venus d’ailleurs sont devenus eux-mêmes des sociétés entrepreneuriales, finançant la création de nouvelles sociétés de pêcheurs et d’éleveurs, créant des comités de « travailleurs organisés » en faveur des parcs ou contrôlant l’expansion de franchises très rentables partout dans la ville. À San Francisco, une nouvelle société de pêche essaie d’accaparer l’usage des eaux, alors qu’une entreprise entend imposer la construction des autoroutes non réglementaires, contre la volonté de l’assemblée locale. À San Mateo, les groupes derrière la violence et les abus d’autorité étaient liés à des entreprises d’aménagement mangeuses des terres. À Juchitan, on retrouve les noms des familles des cartels aux postes de pouvoir dans l’administration, ainsi qu’à la tête de franchises très lucratives. Les politiciens, les narcotrafiquants et les entrepreneurs se mêlent jusqu’à devenir indiscernables.

“C’est une guerre contre nos manières de vivre et de nous organiser” – résuma l’enseignant zapotèque

Le mouvement zapatiste a déjà décrit l’expansion du Monde-Un de la marchandise comme une guerre contre la diversité irréductible des modes de vie qui peuplent la planète. Cette guerre porte aujourd’hui les drapeaux de la transition énergétique.

En étudiant les plantations des Caraïbes, Malcom Ferdinand parlait de l’habiter colonial comme un mode d’habiter basé sur l’anéantissement de mondes-autres, leurs milieux de vie et d’organisation. L’Isthme de Tehuantepec montre la réactualisation et l’extension de ce mode d’habiter : une voie à sens unique, une transition, effectivement, mais une transition vers un seul mode d’habiter basée sur la prolétarisation et la spoliation. Et pourtant, comme face à toutes les guerres, il y a des expériences d’organisation et de résistance capables de semer des alternatives parmi les décombres. Comme ce fut rappelé à plusieurs reprises, après 500 ans de colonisation les communautés sont encore là, en train d’exister, de subsister et de résister.

Résister : les nouveaux assemblages du commun

Certains processus de lutte dans l’Isthme de Tehuantepec sont désormais connus à l’international. Les assemblées populaires et des peuples autochtones font partie des multiples plateformes d’organisation intercommunautaire permettant la coordination de contre-pouvoirs populaires, de brigades d’information, de ressources juridiques contre les entreprises et le gouvernement pour défendre la vie et le territoire. Dans certains cas, ce furent des processus fructueux, ralentissant ou même forçant l’abandon de certains méga-projets. Dans d’autres, ce fut un déchaînement de violence. Et pourtant, malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d’écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes…. Dans un des villages, un groupe de femmes conçoit des campagnes informatives sur les risques des méga projets extractivistes, soutient des actions de reforestation des mangroves, et réalise des peintures murales sur les questions de genre, de droits reproductifs et de changement climatique. Elles orchestrent aussi la construction d’un foyer d’organisation communautaire avec des ateliers de sciage et de menuiserie qui ont pour but de former les jeunes, récupérer les métiers artisanaux et ouvrir une alternative de vie qui permette de garantir leur subsistance sans émigrer, sans nourrir les rangs du travail exploité, et sans gonfler les cadres armés des cartels.

Malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d’écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes….

De l’autre côté de cette même région, une radio communautaire participe à sa façon à l’articulation du commun avec un format de diffusion où les habitant.e.s sont en même temps ses auditeur.rice.s et ses participant.e.s. Depuis le toit de l’école, une antenne rudimentaire attachée à des fils tendus en métal émet à quelques dizaines de kilomètres à la ronde de la musique, des discussions en direct sur les impacts de tel ou tel projet, des radio-romances et des campagnes d’information sur les sujets d’actualité concernant la vie locale. Il ne s’agit pas de la consommation d’un contenu venu d’ailleurs ou de l’usage d’un service impersonnel, mais de la participation collective à un outil convivial visant à promouvoir leurs langues et leurs traditions.

Plus loin, l’assemblée communautaire a fondé une société de transport local, achetant des voitures pour faire l’aller-retour vers les villes les plus proches. Les habitant.e.s ont également créé une coopérative de tortillas pour à la fois partager le travail de production et réduire la dépendance des biens de consommation externes. Plus récemment a débuté l’installation d’une station de purification d’eau. Et, malgré le fait que depuis quelques années l’électricité a été coupée par un village voisin à cause des conflits pour la terre liés directement à l’expansion industrielle, on essaye de trouver des alternatives avec l’installation de petits panneaux solaires – des initiatives dont la taille contraste avec l’ampleur industrielle des fermes éoliennes.

Enfin, dans une des villes de l’Isthme, au sein d’un quartier populaire marqué par la précarité et la violence, une maison communautaire est en train d’être construite. Des murs gris, en ciment brut, des câbles exposés, des chambres sans portes et des sols non carrelés coexistent avec des jeunes plantes, des colonnes stables, des cadres de portes en bois arqués et des volets de fenêtres solennels. Sous le plafond, des planches de bois précieux reposent alignées de manière impeccable sur des poutres monumentales. Et dans les murs, les corniches et les modillons laissent voir une espèce de soin et d’extravagance inespérée. C’est une maison érigée avec les décombres du tremblement de terre de 2017. Après la catastrophe, le collectif a parcouru les rues pour collecter les fragments d’histoires de la ville effondrée, afin d’aménager un espace dédié précisément à la reprise des liens collectifs.

Ce sont ainsi des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir. À l’intérieur de ce chantier en cours, se dressait un autel rudimentaire avec une croix et deux larges portraits, l’un avec le visage d’Emiliano Zapata, l’autre avec celui du Che Guevara. C’était un autel dédié à la Santa Cruz de la Barricada. On nous a dit que cette festivité, invoquant les ancêtres et les esprits des montagnes et des rivières, déclenche la récupération, la transmission et la réinvention des traditions – une manière de retrouver le sol qui fait grandir le commun. Là-bas, la tradition n’existe pas sans résistance, et la communauté n’existe pas sans travail communautaire. L’essence ne précède jamais ses modes de subsistance.

Une maison communautaire est en train d’être érigée avec les décombres du tremblement de terre. Ce sont des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir.

Comme Zapata et le Che avec la Santa Cruz de la Barricada, le commun et les traditions se réactualisent toujours. Elles ne restent jamais simplement en arrière, elles ne visent pas uniquement l’avant, elles se transforment face à des menaces constantes et grâce à des rencontres avec les autres. C’est ainsi qu’on trouve le véritable pari d’autres mondes possibles. Face à l’aménagement, le réagencement : le commun qui se réinvente par un habiter singulier, non interchangeable. Dans l’Isthme de Tehuantepec, des assemblées, des blocages de rue, des campagnes de diffusion, des ateliers pour enfants, des radios communautaires, des rites et des fêtes populaires sont organisés pour affirmer que malgré l’avancée de l’ignominie – là-bas, ni le vent, ni la vie n’ont un prix.


Crédits photos : N. Tiburcio et N. Derossi.

Si vous voulez en connaître plus ou soutenir ces initiatives, n’hésitez pas à écrire sur : el-hormiguero@riseup.net


Lire également : Celia Izoard, « La ruée minière au XXIe siècle», Terrestres, janvier 2024.


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Notes

12.04.2024 à 12:53

Pour un Conseil Diplomatique des Bassins-Versants

Collectif

Du 20 au 23 avril 2024, se dérouleront à Genève des rencontres autour de la création d'un Conseil Diplomatique des Bassins-versants. Miroir bio-régionaliste de l’ONU, cette institution en devenir entend explorer les contours d’une autre géopolitique terrestre, s’inventant depuis des territoires en profonde mutation. En voici les grandes orientations politiques et théoriques.

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Texte intégral (6210 mots)
Temps de lecture : 25 minutes

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’évènement « Ces jours terrestres », organisé par Utopiana à Genève et qui accueille le projet du Conseil Diplomatique des Bassins-versants.


Considérant :

que les glaciers des sources fondent, que le cycle de l’eau se dérègle et que les eaux salées montent,

que les fleuves et les rivières acquièrent progressivement une personnalité juridique aux quatre coins du monde,

que la Suisse accueille les sources de 4 des grands bassins-versants d’Europe : Rhône, Rhin, Inn (affluent du Danube) et Tessin (affluent du Pô),

que Genève est un centre diplomatique international anthropocentré qui ne tient pas réellement compte des bouleversements écologiques en cours,

Nous proposons d’établir sur les bords du lac Léman un Conseil Diplomatique des Bassins- Versants.

Cette institution potentielle aura vocation à porter les voix des diverses entités jusque-là invisibilisées (montagnes, cours d’eau, forêts, animaux, plantes…) qui sont pourtant les agent·es essentiel·les de la vie des bassins-versants, et dont la santé est aujourd’hui menacée.


Cela ne fait plus de doute : le dérèglement climatique est en train de changer la face de la Terre. 

Ce contexte de bouleversement général nous oblige à reconsidérer les manières d’habiter et de nous inscrire au sein de territoires en mutation. L’eau, condition de la vie sur terre, est l’élément à partir duquel se recompose une nouvelle politique des interdépendances vitales.

Les institutions politiques héritées de la modernité semblent de plus en plus impuissantes à répondre à la multiplication des catastrophes socio-écologiques et sanitaires — quand elles ne renforcent pas les causes de ces catastrophes en soutenant des logiques économiques extractivistes et productivistes qui accentuent toujours plus les injustices sociales et environnementales.

C’est pourquoi, un peu partout, des communautés habitantes s’organisent pour défendre et prendre soin de leurs rivières, de leurs forêts, de leurs montagnes, exigeant la reconnaissance de droits aux écosystèmes au sein desquels elles vivent, revendiquant leur attachement à la multiplicité des êtres avec lesquels elles peuplent leur territoire de vie, créant des réseaux de solidarité et d’entraide pour soutenir les plus vulnérables (humains et autres qu’humains).

Une bonne partie de ces initiatives viennent des pays des Suds. Ils nous confrontent, en tant qu’habitant·es de l’Occident moderne, aux logiques impérialistes qui ont présidé à ces dérèglements et à la nécessité de décoloniser nos manières d’habiter le monde. C’est depuis ces perspectives transformantes que nous souhaitons repenser les questions diplomatiques d’une façon écologique, et donc terrestre.

Depuis les Conseils de bon gouvernement des montagnes zapatistes (Mexique), depuis les tentatives de communes écologiques confédérées du Rojava (Kurdistan), depuis les massives manifestations agricoles de l’Inde, depuis les pratiques de reverdissement du désert au Sahel, depuis la reconnaissance de la personnalité juridique des fleuves (Whanganui en Nouvelle-Zélande et Atrato en Colombie) et des lagunes (Mar Menor en Espagne), depuis les réseaux de jardins permacoles australiens… Bref, depuis toutes les initiatives habitantes, réhabitantes, paysannes et autochtones du monde, nous souhaitons dire que les règles actuelles de la diplomatie ne nous conviennent pas et nous paraissent à la fois belliqueuses et obsolètes.

Plus près de nous et en écho direct à toutes les manières de composer avec son territoire de vie et d’en prendre soin, ces dernières années ont vu fleurir en Suisse et en France plusieurs initiatives visant à donner des traductions institutionnelles à diverses dynamiques habitantes : Syndicat de la montagne Limousine, Biovallée de la Drôme, Assemblées de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Zones d’écologie communale des Lentillères (Dijon), Parlement de Loire et Assemblée populaire du Rhône, et bien d’autres.

Ces initiatives instituantes ne s’envisagent plus d’abord dans l’horizon des frontières définies par les découpages administratifs des États-nations modernes, mais suivent les cycles de l’eau et de la terre qui conditionnent le renouvellement des différentes formes de vie. Elles contribuent ainsi à l’émergence d’une nouvelle géographie politique capable d’accompagner les soubresauts d’une planète ébranlée. Ce qu’on pourrait appeler une géopolitique des bassins-versants.

Un bassin-versant est le territoire couvert par un fleuve et tous ses affluents. Chaque bassin-versant est un monde à part entière — qui soutient des myriades de vies humaines et autres qu’humaines. Depuis les lignes de partage des eaux qui entourent un bassin-versant, toutes les gouttes d’eau filent inexorablement jusqu’à la mer. Les bassins-versants sont donc les veines de la Terre

Dans le sillage de ces nouvelles dynamiques instituantes s’impose progressivement la nécessité d’inventer, à l’échelle européenne, des espaces de rencontre et de dialogue qui accompagnent la recomposition de ces territorialités politiques émergentes. C’est à cette nécessité que tente de répondre la recherche-création mise en place avec ce Conseil Diplomatique des Bassins-Versants. À côté de l’Organisation des Nations Unies à Genève, le Conseil Diplomatique des Bassins-Versants entend explorer les contours institutionnels d’une géopolitique terrestre capable de répondre aux défis de territoires en mutation. À ce titre, le territoire genevois apparaît à la fois comme un centre névralgique et un point de ralliement. Centre névralgique, car situé au cœur d’un véritable château d’eau continental naturel ; car posé au bord du plus grand lac alpin ; car capitale internationale de la diplomatie anthropocentrée ; car lieu d’implantation du futur collisionneur circulaire (l’un des plus grands projets industriels européens). Mais aussi point de ralliement, car agglomération transfrontalière en pleine redéfinition ; car, dans un mouvement tellurique, les Alpes déneigées peu à peu se soulèvent.

1. Partir des communautés réhabitantes : prendre soin des milieux de vie

Malgré l’extension du capitalisme extractiviste et néolibéral aux quatre coins du monde, des communautés « réhabitantes » subsistent et se déploient, encore et encore, dans les interstices d’un monde de plus en plus uniforme et monoculturel. La notion de réhabitation nous vient du mouvement biorégionaliste. « Un peu partout se déploient des communautés de gens qui tentent de nouvelles manières de vivre sur et avec la Terre

Ces dernières décennies en France, on pourra par exemple citer les expériences de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (et son fameux « Nous sommes la nature qui se défend »), celle du Syndicat de la Montagne Limousine (syndicat d’habitant·es autonome et multiculturel), celle du Comité Loire Vivante (collectif de collectifs qui, à la fin des années 1980, s’est fédéré à l’échelle du bassin-versant de la Loire pour lutter contre la construction de quatre grands barrages) et qui a trouvé un prolongement récent dans le processus du Parlement de Loire, ou encore celle de la Biovallée de la Drôme autour d’un renouvellement des pratiques agricoles pour prendre soin du territoire.

1.1 Territoires vivants

Ces différentes dynamiques habitantes (et instituantes) mettent en œuvre des stratégies différentes : défense des communs terrestres, droits de la nature, pratiques permacoles, etc. Mais elles ont pour point commun de repenser les territorialités (les attachements aux lieux) depuis les formes de l’habiter et les alliances entre humains et autres qu’humains. Les enjeux y sont multiples : retrouver le lien à la terre, allier justice écologique et justice sociale, prendre soin des interdépendances par et à travers des pratiques réhabitantes… Dans tous les cas, se trouve mise en jeu une redéfinition du territoire.

En effet, depuis ces perspectives nouvelles, le territoire n’est plus la portion d’espace gérée par une administration, mais un tramage dynamique qui tisse ensemble une pluralité de formes de vie. Depuis cette vision écocentrée (et non plus anthropocentrée), la métamorphose permanente de nos milieux de vie invite à repenser de fond en comble les considérations éthiques qui fondent nos décisions politiques. Ou, comme le disait déjà Peter Berg en 1986 : « Le lieu dans lequel vous vivez est vivant, et vous faites partie de sa vie. Quelles sont alors vos obligations à son sujet, quelle est votre responsabilité vis-à-vis du fait que ce lieu vous accueille et vous nourrit ? ». Dans le sillage de la vision biorégionaliste, notre question est donc la suivante : comment faire peuple depuis et avec les milieux de vie ? Et cela dans une perspective où lesdits peuples ne sont pas des entités déjà constituées, mais des peuples se constituant dans et à travers les alliances qu’ils nouent avec les différentes formes de vie qui tissent la trame d’un territoire complexe et changeant, la trame d’un « corps-territoire

1.2. Peuples terrestres

Depuis les territoires du vivant — et donc depuis les « corps-territoires

« À l’image du réseau cardio-vasculaire qui distribue à nos organes vitaux l’oxygène et les nutriments indispensables à leur vie, le réseau hydrographique constitue le véhicule qui transporte les êtres vivants, qui irrigue les terres et traverse les corps terrestres pour les relier les uns aux autres au sein de corps-territoires pluriels et vivants : du glacier à la rivière, de la source à l’estuaire, des terres à la mer, des nuages aux forêts, de la pluie aux nappes phréatiques… L’eau relie les corps, les territoires et les continents. Elle dessine d’autres frontières que celles instituées de manière arbitraire par les États-nations modernes : des zones de rencontre et de transition depuis lesquels il est possible de réapprendre à faire communauté, à tisser de nouvelles alliances entre humains et autres qu’humains. »

C’est donc depuis les bassins-versants que nous souhaitons à la fois penser les questions des modes de vie écologiques que nous défendons et, par extension, ses traductions institutionnelles.

1.3 Institutions de bassins-versants

À quelles institutions peuvent donner naissance les peuples terrestres ?

Ces dynamiques réhabitantes nous invitent en effet à questionner le sens de la notion « d’institution ». Car, de fait, l’immense majorité de nos institutions politiques et sociales sont des institutions héritées qui reconduisent les principes de domination anthropocentrés et patriarcaux (reposant donc sur des formes de dominations raciales, genrées et reléguant les êtres de nature à n’être que des ressources). Comment dès lors considérer qu’elles pourraient être adaptées à ces manières d’habiter et de vivre radicalement autres ?

Ce qui nous intéresse donc ici, ce ne sont pas les dispositifs institués, figés, mais les processus instituants — ceux qui seraient en mesure d’accompagner les métamorphoses permanentes d’un territoire, l’inscription dans le temps des pratiques habitantes communautaires et les manières de faire peuple auxquelles elles donnent naissance. En d’autres termes, nous considérons qu’à travers de telles dynamiques instituantes, c’est le territoire lui-même qui s’institue comme « peuple terrestre

L’imaginaire politique de la fédération des bassins-versants, si chère aux biorégionalistes, peut ici nous servir de source d’inspiration en nous invitant à refaire de l’eau le commun primordial de toute vie, et donc de toute politique. Elle nous permet d’envisager ce que pourraient être, dans toute leur diversité, des peuples de l’eau, capables de donner forme à des hydromondes : « ensemble de continuités écologiques, toujours plus qu’humaines, à l’intérieur desquelles nous sommes pris·es, que nous faisons et qui nous font à chaque instant, partout sur la planète

2. Vers des politiques des cycles de l’eau : redessiner nos interdépendances

À la croisée des trois notions précédentes (territoires, peuples, institutions), les politiques de l’eau apparaissent comme une pierre de touche particulièrement intéressante pour repenser l’équation générale du désastre.

Depuis 1964 et la création des Agences de l’eau en France, la gestion de la ressource en eau par bassin-versant s’est imposée à toute l’Europe. Sauf qu’ici les mots comptent. Et « gestion » et « ressource » sont deux données profondément problématiques au sein des politiques de l’eau européennes. En effet, le soin des milieux est presque toujours considéré de façon anthropocentrée : les bassins-versants servent des usages humains, et doivent être gérés pour continuer à les servir, sans trop se détériorer. Une sorte d’exploitation « raisonnée », qui devient de moins en moins viable à mesure que la crise climatique s’accentue. Les Agences de l’eau sont donc une magnifique invention sur le papier, mais elles sont prises dans les rets d’un mode de pensée systémique, prônant l’utilitarisme et le ressourcisme, ainsi que la seule représentation d’intérêts et ses jeux de pouvoir sous le mode du lobbying.

2.1 Réhabiter avec les cycles de l’eau

Les circulations de l’eau (de surface, souterraines et atmosphériques) fonctionnent dans un emboîtement multiple de cycles. Et, face à l’augmentation des inondations et des sécheresses, c’est donc le respect de ces cycles qui semble devoir nous guider à présent. Autrement dit, comment s’orienter vers des « politiques des cycles de l’eau

La première chose semble être la reconnaissance de l’importance desdits cycles au sein de nos institutions, car ce sont eux qui, à la fois, soutiennent toutes les dynamiques de la vie, et sont en train de se modifier à cause des bouleversements écologiques. La seconde, qui est liée, est celle de l’élargissement des enjeux démocratiques au-delà de l’humain. C’est ce que Vandana Shiva (activiste écoféministe indienne) a développé sous l’expression « démocratie terrestre » : envisager des modes d’organisation qui soient toujours respectueux de l’ensemble des facettes de notre grande famille terrestre

La question de la redéfinition des communs est ici centrale. Ce dont nous avons cruellement besoin, ce sont des communs plus-qu’humains, des communs bioculturels : c’est-à-dire des milieux de vie partagés à l’intérieur desquels les modes d’organisation humains permettent à tous les autres qu’humains (et les cycles de la vie plus largement) de s’épanouir le plus librement possible.

2.2 Permaculture et politique des communs

La permaculture, basée sur l’observation et l’imitation des cycles naturels, apparaît donc ici comme une éthique des plus inspirantes. Fondée dans les années 1970 en Australie, et aujourd’hui répandue à toute la planète, elle redéfinit la notion de « communs » dans une perspective post-industrielle et durable (soin des lieux et descente énergétique). En cela, la permaculture propose de repenser la place des humains au sein de leurs milieux et réinscrit la pratique agricole dans l’horizon d’une culture écologique plus générale fondée sur le soin. Concevoir des milieux qui nous nourrissent sans jamais les abîmer, voilà une éthique qui reboucle avec des pratiques autochtones et paysannes millénaires, et qui apparaît comme féconde pour enrayer le désastre.

Dès sa création, la permaculture s’est par ailleurs explicitement appuyée sur deux autres courants fondamentaux dans la reformulation du problème de cohabitation que nous essayons ici de reposer : le communalisme et le biorégionalisme. L’une avec ses communes écologiques autonomes confédérées, l’autre avec ses conseils de bassin-versant, ces deux approches sont également des piliers pour repenser le commun vital qu’est l’eau. Et même, plus encore, pour tenter de forger une nouvelle « démocratie directe de l’eau

Derrière cela, il s’agit de remettre les questions de subsistance au cœur de nos quotidiens. Car il n’y a pas de subsistance écologique véritable sans des politiques des cycles : les saisons, la lune, les eaux, la vie du sol… De ce point de vue, il y a des droits fondamentaux — ceux de la subsistance — dont nous sommes collectivement privé·es par la société marchande et extractiviste qui nous enserre. Et il s’agit de trouver des manières de « réclamer » ces droits (le terme reclaim, cher aux écoféministes, signifie à la fois revendiquer, se réapproprier et réparer). La création d’un Conseil Diplomatique des Bassins-Versants en est une.

2.3 Avec l’eau, régénérer nos interdépendances

Pour donner un exemple concret à tout cela, invoquons Hatakeyama Shigeatsu, ostréiculteur japonais qui, face à la pollution de sa baie de Kesennuma et à la mort massive de ses huîtres, a eu l’idée de créer un grand mouvement de replantation d’arbres avec les villages amont de son petit fleuve côtier. L’eau ainsi épurée — naturellement, mais avec l’intelligence des communautés humaines locales — a permis aux huîtres de repousser. Le magnifique récit de cette expérience, intitulé La Forêt amante de la mer

3. Droits de la Terre et démocratie des vivants : pour une Intermondiale des peuples de l’eau

Ces manières d’habiter les milieux de vie et de prendre soin des vivants trouvent une source d’inspiration importante du côté des résistances et persistances des peuples des Suds, en particulier du côté des peuples autochtones qui, depuis des siècles, cherchent à défendre leurs terres et conditions de subsistance contre les logiques d’accaparement et de destruction coloniales.

3.1 Les droits de la Terre-mère

Dans le contexte de l’Amérique latine, les luttes autochtones ont ainsi pris le relais d’un mouvement ouvrier en décomposition, redéfinissant le sens et l’horizon de la conflictualité politique. S’il s’agit de combattre les inégalités et dominations socio-économiques, il est aussi nécessaire de combattre toutes les autres formes de domination, dont les dominations patriarcales et coloniales qui reposent sur le cosmocide et sur l’écocidePachamama) : « Tout comme les êtres humains jouissent de droits humains, tous les autres êtres ont des droits propres à leur espèce ou à leur type et adaptés au rôle et à la fonction qu’ils exercent au sein des communautés dans lesquelles ils existent»

Si la Terre peut être assimilée à une mère c’est qu’elle constitue la puissance génératrice de toute forme de vie. Il s’agit dès lors de créer les conditions de régénération des cycles du vivant en prenant soin de cette « communauté de vie indivisible composée d’êtres interdépendants et intimement liés entre eux par un destin commun

3.2 Institutions-rivières et récits-fleuves

Les luttes autochtones et les déclarations des droits de la Terre-mère en Équateur (2008) et en Bolivie (2010) ont impulsé une série d’innovations institutionnelles importantes sur tous les continents de la planète : en Colombie, en Inde, en Nouvelle-Calédonie, en Nouvelle-Zélande, au Canada. Dans le contexte européen, les années 2019-2021 ont aussi vu fleurir plusieurs initiatives : sur la Loire, le Rhône, le Tavignanu, des collectifs habitants revendiquent la reconnaissance de droits pour leurs fleuves ou pour l’écosystème au sein duquel ils habitent. 

Plus récemment, en octobre 2023, la lagune du Mar Menor (en Murcie, Espagne) a fait l’objet d’une loi populaire validée par le Sénat espagnol la reconnaissant comme une personne morale. Ces revendications ne se limitent pas à une utilisation instrumentale du droit réduisant la personnalité à une « fiction juridique » pouvant être attribuée à des sujets non-individuels (comme pour les associations, entreprises, États), mais accompagnent ou traduisent des transformations sociales et culturelles plus profondes qui mettent en jeu la manière dont les habitant·es d’un territoire envisagent leurs rapports à l’ensemble des vivants

3.3 Des peuples de l’eau et leurs hydromondes

Si l’on prend le cas devenu paradigmatique de la personnalisation du fleuve Whanganui porté par des peuples Maoris de Nouvelle-Zélande, c’est l’écosystème-fleuve dans son entièreté et son unicité, avec les collectifs humains qui habitent ses berges qui se voit reconnu au titre de personne juridique sous le nom de Te Awa Tupua. Comme l’indique l’adage maori « Je suis la rivière et la rivière est moi », le territoire du fleuve est moins considéré comme un ensemble de ressources naturelles ou comme une surface à aménager que comme une entité collective, relationnelle et ouverte. 

Dans cette perspective, le lien social entre humains fait corps avec le territoire, c’est-à-dire avec l’ensemble des formes de vie qui le traversent et s’y enchevêtrent. L’objectif de la « bonne politique » n’est plus d’agir seulement dans l’intérêt des sociétés humaines indépendamment de leurs relations aux autres qu’humains, mais en se situant du point de vue du milieu lui-même, c’est-à-dire en tenant compte de la santé et du bien-être des différentes échelles relationnelles qui constituent le sujet collectif du fleuve. Les êtres humains deviennent ainsi les membres d’un corps-territoire qu’ils participent à régénérer, réactivant ou réinventant des gestes, des savoirs et des savoir-faire vernaculaires pour renouer des alliances avec les autres qu’humains et donner naissance à des peuples de l’eau et à leurs hydromondes.

3.4 Une Terre pluriverselle

Si les institutions étatiques érigées à l’époque moderne en Europe répondaient à la délégitimation du régime politique de droit divin (en substituant à l’autorité divine l’autorité d’une Humanité se donnant à elle-même ses propres lois), les droits de la Terre correspondent à l’émergence d’une nouvelle source d’autorité et de normativité : celle de la Terre elle-même. Les autres qu’humains, les animaux, les forêts, les sols, les eaux, les vents, font irruption dans l’espace social et politique pour en questionner les fondements et rendre visible les liens d’interdépendances qui nous attachent à eux. Dans leur sillage, ce sont aussi les manières de faire monde des peuples et toutes les formes de vies anéanties par la colonisation modernisatrice qui refont surface, dessinant l’horizon de démocraties pluriverselles

4. Diplomatie terrestre et politique de l’hospitalité : créer des alliances situées et des réseaux de solidarité

L’horizon d’une Terre pluriverselle oblige à réinventer les formes de la diplomatie. Car l’enjeu n’est plus seulement, comme dans le paradigme stato-national moderne, d’éviter la guerre entre États

4.1 Politiques de l’hospitalité 

L’augmentation des instabilités climatiques va, de plus en plus, mettre en péril la possibilité d’habiter (l’habitabilité) en de nombreux endroits du monde, sans qu’on puisse tout à fait prévoir comment : réfugié·es climatiques, sécheresses et pollutions, sols de plus en plus inaptes à nous nourrir, etc. Nous faisons aujourd’hui face — même malgré nous — à toute une série de nouveaux défis de l’accueil.

Le modèle moderne d’une diplomatie d’État s’avère inadéquat pour y répondre puisque le paradigme politique sur lequel il repose est celui d’une souveraineté nationale propriétaire d’un territoire à défendre contre un « étranger » toujours perçu comme potentiellement hostile. En jouant sur le double sens du mot grec « hostis » signifiant à la fois l’ennemi et l’hôte (invité et invitant), nous pourrions dire que l’enjeu de la diplomatie terrestre est de transformer l’ennemi en hôte

Celle-ci soulève de nouveaux enjeux qui remettent en cause les valeurs fondamentales de notre modernité politique : Comment prendre soin d’une rivière polluée ? Comment répondre à la mort massive des espèces ? Comment se mettre à l’écoute d’un glacier en train de fondre, et des relations d’interdépendances qui le conditionnent et qu’il contribue à nourrir ? Comment faire alliance en amont et en aval du fleuve pour régénérer les cycles du vivant ? Comment répondre collectivement aux crues, aux inondations, aux grands feux, aux tempêtes ? Comment et à quelles échelles renouer des solidarités entre êtres vivants, en tenant compte des spécificités de chaque territoire et des différentes manières de l’habiter ? C’est à de telles questions que doit tenter de répondre la diplomatie terrestre à laquelle nous ouvrons la voie.

Celle-ci ne pourra se définir qu’en partant des revendications des communautés habitantes, car ce sont elles qui, les premières, subissent et subiront les conséquences des désastres écologiques.

4.2 Une diplomatie pour des conflictualités agonistiques

Ces déstabilisations risquent d’accroître les conflits autour des communs terrestres (eau, terre, air), avec la menace que certains groupes cherchent à asseoir leur domination ou s’accaparent ces communs au détriment d’autres. Alors comment prendre en charge collectivement ces conflits sans reconduire le modèle politique de la guerre, de l’opposition entre amis et ennemis

Pour cela il nous paraît nécessaire de revoir de fond en comble le modèle de l’agir politique en mettant en œuvre une politique agonistiquecontre ceux d’un autre, mais d’accompagner les processus de transformation collectifs en accueillant les tensions, les conflits d’usages et les conflits de mondes qui surgissent dans l’expérience de cohabitation des territoires. Par exemple : en montrant l’incompatibilité entre certaines chaînes d’interdépendance (maïs, pesticide, production intensive, transport à distance, consommation de pétrole) et leurs propres conditions d’existence (présence d’eau, biodiversité, fertilité des terres) ; en tentant d’articuler de nouvelles chaînes d’interdépendance ; ou en créant de nouvelles alliances et transversalités entre collectifs habitants. L’agone opère « un décentrement des individus au profit des relations qui conditionnent leur existence au sein d’un lieu de vie commun, en tenant compte de la manière dont les différents êtres habitant ou fréquentant le lieu sont touchés par le conflit ». Elle ouvre l’espace-temps d’une négociation des interdépendances.

Dans la perspective d’une politique agonistique, l’horizon de la diplomatie terrestre est de penser et de poser les conditions d’un accueil de l’autre dont on dépend en rendant possible la transformation réciproque que cet accueil exige : en donnant en retour de ce qui nous a été donné, en reconnaissant le lien d’obligation que le don institue. 

Le diplomate agit sur le seuil, à la lisière, sur la ligne de partage, mais son objectif n’est plus de garantir l’immunité du corps collectif (national) contre l’étranger. Au contraire, il doit désormais chercher à négocier les formes du passage, de la transition et de la transformation : un agent de liaison garant du contre-don. L’action diplomatique peut dès lors s’envisager, non plus seulement comme la traduction entre deux cultures (politique, linguistique, culturelle et sociale), mais comme un processus de transduction au service d’une métamorphose collective, au sens où la transduction désigne « l’opération par laquelle deux ou plusieurs ordres de réalités incommensurables entrent en résonance et deviennent commensurables par l’invention d’une dimension qui les articule et par passage à un ordre plus riche en structures

Le diplomate est un passeur de mondesl’invention des espaces et des fonctions capables d’articuler la transduction en négociant les alliances terrestres nécessaires au renouvellement des différentes formes de vie qui tissent la trame des corps-territoires. Elle contribue à mettre en œuvre ce que l’anthropologue Arturo Escobar appelle des « zones de contact pluriversel » : des espaces-temps de rencontre et de transition entre les mondes et les manières d’habiter les territoires.

4.3 Prendre soin des corps-territoires

La diplomatie terrestre prend sens à l’aune d’un triple geste :

  1. Prendre en charge les conflits où ils apparaissent, c’est-à-dire à même les territoires de vie, avec les actrices et acteurs concernés, pour tenter de soigner collectivement les blessures infligées par les catastrophes écologiques et faire barrage aux logiques d’accaparement et de domination.
  2. Prendre soin des interdépendances vitales en inventant des écosocialités situées et des solidarités entre humains et autres qu’humains.
  3. Créer les conditions d’un dialogue interculturel et interspécifique pour rendre possible la cohabitation entre une pluralité de manières de faire monde.

La diplomatie terrestre se doit de contribuer à dessiner d’autres partages et passages au sein de territoires habités en commun. Elle constitue en ce sens un élément essentiel de la recomposition des territorialités politiques depuis et avec les cycles du vivant dans l’horizon d’une Terre pluriverselle.

5. Un Conseil diplomatique en terre lémanique : un processus instituant pour des Versants-Unis

Genève est située à un endroit stratégique au cœur du bassin-versant du Rhône. Mais c’est aussi une ville qui entretient depuis le Moyen-âge un rapport ambigu à son territoire. La Réforme a fait de Genève, cité indépendante, une île au milieu d’un territoire hostile ; et puis l’adhésion à la Confédération helvétique à la suite des guerres napoléoniennes lui a donné un statut de neutralité et d’impartialité. Dès lors, comme Genève n’était pas elle-même ancrée dans son territoire, elle pouvait être le lieu où les États échangent sur leurs différends, où les divers corps politiques constitués et reconnus de la planète pouvaient se rencontrer au calme. 

5.1 Léman : un lieu de diplomatie intermondiale

Cependant, Genève est une vraie ville, entourée d’une vraie campagne, au bord d’un vrai lac, le Léman, et à travers laquelle passe le Rhône et un certain nombre de ses affluents, notamment l’Arve, mais aussi des rivières plus modestes comme l’Allondon ou la Laire. L’agglomération genevoise a en outre la particularité d’être partagée entre deux États, sa partie suisse étant presque enclavée en territoire français, avec seulement 6 km de frontière commune avec le reste de la Suisse. Les enjeux de gouvernance transfrontalière y sont complexes et difficiles à affronter, notamment en raison du fait que les territoires politiques n’ont pas les mêmes compétences localement, alors même que les enjeux liés aux rivières deviennent de plus en plus cruciaux, comme on peut le constater concernant le débit du Rhône — qui dépend à long terme de la conservation des glaciers à sa source, et qui est nécessaire à l’économie française puisque plusieurs centrales nucléaires sont situées le long de son cours.

5.2 Pour une Europe des Versants-unis

Pour toutes ces raisons, il paraît pertinent d’établir le Conseil Diplomatique des Bassins-Versants à Genève, porteuse d’une singulière expérience à la fois spatiale et historique. 

5.3 Un Conseil terrestre pour une culture pluriverselle

Le Conseil Diplomatique des Bassins-Versants a ainsi pour vocation aussi de constituer des re-sources pour les pensées et pour les luttes, en vue de l’autonomisation progressive des territoires de bassins-versants, ainsi que de leur confédération. Les réflexions issues de toutes les expériences singulières sur les différents continents doivent être partagées en vue d’une réelle coordination intermondiale des modes de vie autochtones. Il sera aussi un lieu de débat sur les stratégies politiques et juridiques le mieux adaptées pour faire reconnaître la voix des act·rices autres qu’humains.


Objectifs du Conseil Diplomatique

– Être un lieu de diplomatie interspécifique pour assumer des débats, controverses, conflits d’usage à l’échelle des bassins-versants, en partant des dynamiques habitantes ;

– Devenir un lieu-source pour visibiliser les pratiques réhabitantes et défendre les droits et communs d’usage ;

– Penser et rassembler des outils pour défendre les communautés habitantes (outils juridiques, partage de savoirs et savoir-faire, liens collectifs/associations/chercheu·ses…) ;

– Être un espace de dialogue entre stratégies institutionnelles différentes (assemblées populaires, syndicats de territoire, défense des communs, droits de la nature…) ;

– Produire une culture écocentrée (territoires apprenants, savoirs communautaires, humanités écologiques).

Avril 2024, Genève.


Texte écrit par David gé Bartoli, Sophie Gosselin, Marin Schaffner et Stefan Kristensen

Visuels : Clémence Mathieu


Programme des rencontres » Pour un Conseil Diplomatique des Bassins-Versants » :

https://www.1000ecologies.ch/conseil-diplomatique-bassins-versants-20-avril

https://www.1000ecologies.ch/conseil-diplomatique-bassins-versants-21-avril

https://www.1000ecologies.ch/conseil-diplomatique-bassins-versants-22-avril


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