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22.11.2025 à 11:05

Quand le néolibéralisme enfante le néofascisme : aux sources d’une révolution idéologique

Haud Guéguen

Dans son livre “Hayek’s Bastards”, l’historien Quinn Slobodian retrace le processus de radicalisation du projet néolibéral à base de théories suprémacistes visant à neutraliser tout ce qui menace l’ordre capitaliste, les privilèges de l’homme blanc et la civilisation occidentale. Cela vous rappelle l’extrême droite ? Vous avez raison. Analyse.

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Texte intégral (8323 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

À propos du livre de Quinn Slobodian, Hayek’s Bastards. Race, Gold, IQ, and the Capitalisme of the Far Right, paru en 2025 aux éditions Zone Books dans la collection « Near futures » (pas encore traduit en français).


Javier Milei avec sa tronçonneuse ? Une provocation. Le salut nazi d’Elon Musk ? Un geste mal contrôlé dû à un débordement d’enthousiasme. Depuis quelques années, le néofascisme en images et au pouvoir est encore trop souvent assimilé à des « dérapages ». À rebours de ce déni ou relativisation d’une révolution idéologique en cours, il est nécessaire d’inscrire ces gestes et discours dans une tradition qui prend ses sources au sein même de la mouvance néolibérale. En réponse aux différentes luttes des années 1960-1970, elle entreprit de réhabiliter la race et la thèse de l’inégalité entre les groupes humains pour contrer ce que l’économiste Murray Rothbard appelait la « prémisse de l’égalité ».

C’est l’histoire intellectuelle de cette branche libertarienne du néolibéralisme que l’historien canadien Quinn Slobodian s’attache à reconstruire dans son livre Hayek’s Bastards. Il montre ainsi que le retour en force d’une extrême droite populiste ne signe pas la fin du néolibéralisme mais sa mutation en une forme plus ouvertement racialiste et anti-démocratique : un néofascisme.

Avec Hayek’s Bastards, Quinn Slobodian poursuit son enquête sur les sources et métamorphoses du néolibéralisme, qui ont déjà donné lieu à deux livres. Dans Les Globalistes, il s’agissait de montrer comment, au lendemain de la Grande Guerre et de la fin de l’Empire des Habsbourg, la naissance du projet néolibéral entendait restaurer les conditions du libre-marché en imaginant un monde fonctionnant sur un double régime de gouvernement : celui des hommes, à l’échelle des États-nations ; et celui du libre marché capitaliste, exigeant au contraire une échelle globale débarrassée de toute barrière douanière1. Dans cet ouvrage, c’était par conséquent l’histoire intellectuelle de la globalisation que nous racontait l’historien, qui s’arrêtait alors au début des années 1990 où l’achèvement de l’ordre économique mondial allait pair avec la naissance de l’alter-mondialisme. Dans Le capitalisme de l’apocalypse, son ouvrage suivant, c’est une histoire sensiblement différente que Slobodian proposait de mettre au jour : pas tant le rejet de la globalisation et de l’importance des États que l’émergence, au sein même de cette galaxie où des néolibéraux comme Friedman ou Thatcher côtoient des libertariens, d’un modèle connexe : celui de la zone économique spéciale ou de la « zonification », entendue comme stratégie visant à échapper à tout contrôle démocratique pour mettre en place les règles les plus favorables aux marchés capitalistes2.

C’est cette attention portée aux hybridations contemporaines du néolibéralisme qui motive l’enquête menée dans Hayek’s Bastards, où l’auteur s’attache cette fois à ce populisme d’extrême droite qu’incarnent des figures comme Trump, Milei ou Orban, à qui il convient d’adjoindre l’ensemble des entrepreneurs et idéologues de la Silicon Valley, de Musk à Peter Thiel, Nick Land ou Curtis Yarvin pour ne citer que les plus connus. À travers cet ouvrage, c’est donc en s’inscrivant dans l’actualité la plus inquiétante – celle de l’émergence d’un néo-fascisme – que Slobodian se propose d’ausculter les métamorphoses contemporaines du néolibéralisme en s’intéressant de près à ceux qui se présentent comme les héritiers de Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek. Les Hayek’s Bastards – titre choisi en référence à l’ouvrage Voltaire’s Bastards3 -, renvoient à l’ensemble protéiforme des figures qui, de Murray Rothbard, Charles Murray ou James Buchanan jusqu’aux fondateurs de l’AfD (Alternativ für Deutschland), revendiquent cette paternité des théories de Hayek ou von Mises, tout en assumant bien plus ouvertement que leurs ancêtres leur portée raciste et anti-démocratique. En exhumant les textes, périodiques et archives de l’ensemble des figures qui, depuis les années 1970, peuplent le réseau des think tank néolibéraux (Société du Mont Pèlerin, Cato Institute, Ludwig von Mises Institute, etc.), ce sont ainsi les sources intellectuelles de l’extrême droite contemporaine que Slobodian entreprend de reconstituer en montrant comment, loin d’être étrangères au projet néolibéral, elles n’ont au contraire d’autre fin que de le sauver en assurant les conditions de la domination capitaliste.

Si la tendance est plutôt aujourd’hui à considérer que le trumpisme signe la fin du néolibéralisme4, c’est donc une tout autre lecture que livre Slobodian : celle d’une métamorphose ou d’une mue populiste et racialiste devant moins se comprendre comme le résultat d’un « backlash » contre la globalisation néolibérale que comme une nouvelle offensive ou un « frontlash » (p. 10) visant à neutraliser tout ce qui vient mettre en péril l’ordre capitaliste et les privilèges de l’homme blanc et de la civilisation occidentale. Ainsi, pour l’historien, le vrai tournant ne date pas d’hier. Il est à rattacher aux différentes luttes de la New Left ayant émergé au cours des années 1960 (de l’anti-colonialisme au féminisme et à l’écologie) et la manière dont elles ont conduit les intellectuels néolibéraux à redéfinir leur cible autant que leur propre stratégie.

Pour Slobodian, le néolibéralisme n’est donc pas mort. Il s’est transformé, en même temps que l’ennemi et les revendications d’égalité changeaient de forme, et c’est à l’aune de ce néolibéralisme « mutant » (p. 69) qu’il convient pour l’auteur d’éclairer les ressorts les plus profonds du populisme d’extrême droite contemporain. Si, face aux révoltes des années 1960, le néolibéralisme avait pu prendre une forme « progressiste » (pour reprendre ce terme à Nancy Fraser qui désignait ainsi la récupération des revendications d’égalité issues des minorités, mais vidées de toute leur portée politique à partir des années 19905), c’est donc une tout autre stratégie qui se trouve ici explorée : celle, non pas de la récupération, mais de l’attaque la plus frontale visant à récuser dans ses prémisses mêmes toute exigence égalitaire. Au sein de ce que Slobodian appelle la « guerre civile néolibérale » qui divise les différentes factions du néolibéralisme, l’enquête menée dans cet ouvrage porte donc sur la branche la plus à droite, celle de l’« anarcho-capitalisme » ou du « paléo-libertariannisme », dont l’auteur montre qu’elle se cristallise dans ce que ses protagonistes ont appelé un « nouveau fusionnisme » (new fusionnism).

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Enquête sur le « nouveau fusionnisme »

À travers cette généalogie renouvelée du néolibéralisme contemporain ou de ce qu’on pourrait encore appeler le nouvel esprit du néolibéralisme, les années 1960-70 se présentent comme un véritable tournant. Ces décennies ouvrent une séquence historique à partir de laquelle Slobodian identifie deux « fusionnismes » : d’une part la fusion, dès les années 1960, des néolibéraux et des néoconservateurs6, et d’autre part ce que l’auteur rattache au « nouveau fusionnisme » (new fusionnism) des années 1990 qui, faisant cette fois alliance avec les sciences dures et en particulier les soi-disant « sciences de la race », entend à présent conférer des fondements scientifiques à l’affirmation de l’inégalité entre les races et entre les genres.

C’est ce « nouveau fusionnisme » qui forme l’objet central de cette enquête qui, en revenant à une multitude de figures peu connues hors des réseaux néolibéraux, se propose de reconstruire les sources de l’extrême droite contemporaine et de ce qu’on pourrait, en s’inspirant de Michel Foucault, appeler son propre « champ d’adversité » tel qu’il se cristallise dans la lutte contre les revendications d’égalité (sans oublier le mouvement écologique), en vue de sauver les fondations du marché capitaliste. Loin de toute réduction culturaliste ou identitaire du phénomène de l’extrême droite, c’est donc ici le capitalisme qui forme la véritable toile de fond d’un populisme dont le principal enjeu n’est autre, comme il l’était pour les pères fondateurs du néolibéralisme, que de garantir les conditions extra-économiques nécessaires aux diverses formes de domination dont se soutient le libre-marché. La grande nouveauté, et jusqu’à un certain point au moins la torsion par rapport aux théories de von Mises ou de Hayek, tient donc au fait de prétendre fonder scientifiquement et « en nature » la supériorité de la civilisation occidentale et de l’homme blanc autant que celle de l’homme sur la femme. C’est cette dimension ouvertement racialiste et anti-féministe qui forme l’essentiel de l’ouvrage (chap. 1-4).

Comme tous les livres de Slobodian, Hayek’s Bastards se lit moins comme un ouvrage académique classique que comme un récit où les théorisations se dégagent d’une analyse critique de celles qu’entendent eux-mêmes élaborer ses protagonistes. Plutôt que de reconstituer dans son détail cette nouvelle généalogie, je me concentrerai principalement sur ce qui occupe le cœur de l’enquête : le tournant pseudo-scientifique ou ce qu’on pourrait encore appeler le tournant naturaliste de la branche libertarienne des néolibéraux tel qu’il se définit par sa visée anti-égalitariste, ou la condamnation de la « prémisse de l’égalité » (Equality Premise) comme une « révolte contre la nature » pour reprendre les termes de Rothbard.

Carl Menger, Eugen von Böhm-Bawerk, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Wikimedia.

La stratégie racialiste : combattre la « prémisse de l’égalité »

Comme le souligne à différentes reprises Slobodian, la dimension raciste est déjà plus que latente dans la pensée de Hayek et de von Mises. Tous deux défendaient la supériorité culturelle de la civilisation occidentale – notamment dans Le socialisme et L’action humaine de von Mises, comme plus tard Röpke qui, dans sa défense de l’apartheid en Afrique du Sud, n’hésitait pas à fonder sur des considérations raciales. C’est donc d’une reprise de cette argumentation de type racialiste à partir de Rothbard, Hoppe, Murray ou une figure comme Rockwell que découle ce nouveau fusionnisme que Rothbard proposera en 1992 d’appeler un « populisme de droite » ou un « paléo-populisme », et d’autres (comme Paul Gottfried et Richard Spencer) une « alt-right » à partir de 2008. À travers ces diverses expressions, il s’agit plus exactement d’inverser ce que Rothbard lui-même désignait comme le « modèle de Hayek » consistant à « convertir les élites intellectuelles », en s’attachant au contraire à construire un noyau dur d’intellectuels en vue de « mobiliser les masses populaires contre les élites » ou ce que cet auteur propose encore d’appeler « l’Établissement » (the Establishment). Ce qui permet à Slobodian de montrer que :

La stratégie de Rothbard a renversé le néolibéralisme hayekien. Depuis les années 1930, on partait du principe que les masses avaient naturellement tendance à privilégier la redistribution et le socialisme, et qu’il fallait donc mettre en place un système étatique rigoureux pour les contenir. Cette philosophie s’adressait aux élites, car ce sont elles qui concevaient, ajustaient et appliquaient les règles contraignantes qui empêchaient la législation démocratique de faire dérailler les lois protégeant la propriété privée et la libre concurrence. Rothbard entendait inverser la dynamique : utiliser les masses pour priver les élites de leur pouvoir. Son revirement reposait sur une idée simple : les masses ne penchaient plus en faveur du socialisme. (p. 57-58)

Or ce que montre l’historien, c’est que cette stratégie populiste et racialiste peut en réalité se lire comme le produit d’un « schisme » ou d’une « fission » (p. 398) au sein du mouvement néolibéral, lequel s’est opéré en réponse aux défis de la New Left et du mouvement pour les droits civiques et dont ont résulté deux stratégies antinomiques. D’un côté, une voie culturaliste portée par l’École autrichienne et qui entend reprendre à Hayek l’importance majeure accordée à l’environnement et à la culture en vue de penser la « construction sociale de la réalité ». Et de l’autre, une stratégie biologique ou scientiste qui, portée par Rothbard, Rockwell et Hoppe, a d’emblée consisté à dénoncer ce « tournant herméneutique » du mouvement néolibéral (au motif de son « nihilisme », son « relativisme » et son « déconstructionnisme ») pour, au contraire, poser la nécessité de repartir de considérations plus directement biologiques.

L’idée est donc de récuser l’ensemble des prémisses de la New Left (égalité, perfectibilité humaine grâce aux aides et interventions de l’État, rôle central des institutions et des environnements) en vue de fonder sur le plan de la biologie – ou sur « le roc de la biologie » – les différences de capacité qui distinguent les groupes et populations. C’est là le cœur du « manifeste paléo-libertarien de Rockwell7, comme de la position portée par la multitude de publications et de think tanks explorés par Slobodian : les revues Rothbard-Rockwell Report, Mankind Quarterly, Chronicles ou American Renaissance, les Cato Institute, Ludwig von Mises Institute, Hoover Institut ou encore l’Institute of Economic Affairs ou l’Atlas Network, tous deux fondés par Anthony Fisher, dont l’auteur rappelle ici l’étroite proximité avec Margareth Thatcher et son gouvernement.

Pour Slobodian, la dimension raciste est déjà plus que latente dans la pensée de Hayek et de von Mises.

Tout l’intérêt de l’enquête menée par l’auteur tient ainsi au fait de montrer la manière donc cette reprise pseudo-scientifique de la question raciale telle qu’elle a pu être traitée du 19ème siècle jusqu’à l’avènement du national-socialisme dans les années 1930 s’accompagne d’une obsession pour le « capital humain »8 et pour la question du quotient intellectuel (QI)9. À travers ce que Slobodian propose ironiquement d’appeler le Volkcapital et le « racisme QI », c’est donc la face la plus actuelle de ce nouveau fusionnisme qui se fait jour : l’affirmation non seulement que le non-respect des différences entre les êtres humains met en péril la qualité du « capital humain » d’une nation, mais que cela se trouve corroboré par les neurosciences et la génétique. L’instauration de « frontières dures » et le refus de l’immigration se présente par conséquent comme l’autre face d’un projet visant à restaurer ce qu’un nationaliste blanc comme Wilmot Robertson a lui-même appelé un « ethno-État »10, et ce que Slobodian nomme consécutivement une « ethno-économie » (titre du chapitre 3). Parvenu à ce point, on comprend qu’il ne s’agit en réalité pas tant de récuser l’importance de la culture et de l’environnement que de l’articuler à un fondement supposément biologique, en vue de mettre en évidence la centralité du « metamarket » en vue d’assurer une cohérence ethnique et culturelle.

Lire aussi | Quand le capitalisme fait sécession・Haud Guéguen (2024)

« Racisme QI » et ségrégation

L’enquête généalogique sur les sources de l’extrême droite contemporaine permet ainsi de mettre au jour une tradition qui, longtemps restée mal connue, se trouve aujourd’hui sur le devant de la scène. Slobodian en exhume les grands jalons théoriques et les sources littéraires, montrant l’importance du roman de Jean Raspail, Le camp des saints (1973) qui, sous la forme d’une dystopie, mettait en scène la submersion de la culture occidentale sous le poids de l’immigration et qui fut une référence centrale de ce nouveau fusionnisme jusqu’à Steeve Bannon. Il souligne également le rôle de la Silicon Valley et de l’Université de Stanford dans cette histoire, en pointant la manière dont la préoccupation du « système de Palo Alto » pour le développement humain a flirté depuis ses débuts avec les « sciences de la race ».

Un test de QI dans l’Indiana aux États-Unis en 1942. Wikimedia.

S’appuyant sur l’ouvrage Palo Alto : A History of California, Capitalism, and the World11, Slobodian attire plus particulièrement l’attention sur les partisans d’un « racisme QI » prétendant pouvoir se fonder sur les neurosciences pour asseoir la supériorité de certaines « races » (caucasienne mais aussi juives ashkénazes ou asiatiques) sur d’autres (au premier rang desquelles les Noirs). Ce qui définit le projet de l’ensemble de ces différents protagonistes, c’est donc chaque fois la conviction que le sauvetage de la civilisation occidentale – par quoi, à la suite des premiers néolibéraux, il faut avant tout entendre le sauvetage du capitalisme – ne saurait s’opérer sans une politique radicale de ségrégation entre ce que Slobodian propose d’appeler des « neurocastes ».

L’idée est la suivante : les races étant par nature dotées de compétences et de capacités inégales, ce sont l’ensemble des politiques d’intégration, de reconnaissance et de redistribution qu’il s’agit de combattre, en partant du principe que si le « capital humain » forme bien l’essentiel de l’économie, ce dernier ne saurait s’envisager sans intégrer ces différences raciales et donc sans en tirer toutes les conséquences en termes d’organisation spatiale et politique. Il s’agit d’un projet dont Slobodian montre qu’il fut porté par les cercles tory et par Margaret Thatcher elle-même en vue de récuser les politiques d’intégration suite aux révoltes de 1968.

Renforcement des frontières et libre circulation du capital

Mais si ce « nouveau fusionnisme » se définit principalement par cette exigence communautariste et ségrégative et par ce qu’elle implique de frontières et de différences « dures », l’auteur insiste aussi dans le dernier chapitre sur une autre de ses caractéristiques centrales : la constitution de l’or comme seul étalon véritablement fiable et intemporel, car « naturel », de la valeur monétaire. Il s’agit de mettre l’accent sur un autre aspect de ce prétendu « tournant vers la nature », lequel passe cette fois par une critique de la sortie, en 1971, du système de Bretton Woods par les États-Unis et ce que cela implique pour les États de perte d’autonomie en ce qui concerne la gestion de leur propre système monétaire.

Comme la race et le QI, l’étalon-or se présente par conséquent comme une supposée garantie naturelle de la valeur, que celle-ci se situe au plan de la nature humaine ou qu’elle se situe au plan plus directement économique et monétaire. Et ce que montre de manière particulièrement intéressante Slobodian, c’est que si cette défense de l’or dans les factions libertariennes du néolibéralisme a au départ émergé aux États-Unis, elle se trouve également à l’impulsion même de l’AfD allemand dont le point de départ, en 2013, ne fut autre que la crise de la zone euro, et dont l’auto-financement s’est initialement opéré sur la base d’une vente d’or en ligne grâce aux réserves d’or détenues par l’un de ses tous premiers soutiens : August von Finck, dont le père était le propriétaire de l’une des banques les plus importantes sous l’Allemagne nazie. À travers cette enquête consacrée à l’étalon-or, ce n’est donc pas seulement un symptôme supplémentaire de ce « tournant vers la nature » propre au « nouveau fusionnisme » qui se trouve mis au jour.

Comme dans le cas du retour au discours de la race, porté par le mouvement « paléo » qui a précédé et conditionné la naissance de l’AfD, c’est aussi une poursuite du projet néolibéral. C’est pour cette raison que la défense de l’or, comme le projet de ségrégation raciale, ne visent pas en réalité pas tant à rompre avec la globalisation qu’à la restreindre à la libre circulation des capitaux. Ou pour le dire avec l’auteur :

Bien que les paléos rejettent le slogan de « frontières ouvertes », ils offrent, par définition, une idéologie des frontières ouvertes pour l’or. La nation se niche dans un globe doré où les métaux précieux circulent librement. Loin de rejeter la mondialisation, leur vision l’approfondit, soumettant l’action de l’État à l’audit continu des détenteurs d’actifs capables de se déplacer. (p. 162)

Il vaut la peine de s’arrêter sur point, dans la mesure où ce que Slobodian entend ici interroger, ce sont au fond les métamorphoses mêmes du « globalisme » dont il avait proposé de faire la pierre angulaire du projet néolibéral tel qu’il s’est construit autour de von Mises dans les ruines de l’empire austro-hongrois. Ce qu’il entend affirmer dans cet ouvrage avec force, c’est donc le fait que l’extrême droite contemporaine et l’abandon du multilatéralisme – qui, après 1945, s’était mis en place sous la houlette des Etats-Unis – ne signifie pas pour autant la fin du globalisme ou de l’ambition mondiale du capitalisme. Il ne s’agit donc en aucun cas de considérer que le projet globaliste des premiers théoriciens néolibéraux demeurerait inchangé malgré le retour des droits de douane et de la réorganisation du commerce autour de relations bilatérales plutôt que de grands traités multilatéraux. La perspective adoptée par Slobodian se présente à cet égard comme étant bien moins doctrinale que stratégique, et elle rejoint en ce sens celle que nous avions nous-mêmes défendue dans Le choix de la guerre civile12 : ce qu’il s’agit d’analyser à travers les mutations historiques du néolibéralisme depuis désormais un siècle, ce sont aussi bien les transformations de ses ennemis que de ses propres stratégies économiques en vue de favoriser au maximum les intérêts capitalistes. Et de ce point de vue, c’est donc bien le capitalisme comme système-monde qui représente le véritable point d’orgue à partir duquel analyser l’évolution même du projet néolibéral dans sa propre visée globaliste et anti-démocratique.

Lire aussi | Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ?・Alessandro Stanziani (2025)

Graffitis contre l’AfD. Wikimedia.

Néolibéralisme tardif et fascisme tardif

En donnant à voir une mutation plutôt qu’un abandon du globalisme, cet ouvrage permet de couper court à l’idée, on l’a déjà dit, que le néolibéralisme serait derrière nous. Mais il permet également de couper court à cette autre idée, tout aussi répandue, selon laquelle il conviendrait en réalité de distinguer entre un premier néolibéralisme (ou un « bon néolibéralisme ») globaliste, ouvert et compatible avec la démocratie qui serait celui des pères fondateurs, et une dérive de ce néolibéralisme qui, par son caractère raciste, « illibéral », nationaliste et anti-démocrate, serait bien plutôt à interpréter comme une sortie du néolibéralisme. De ce point de vue, Hayek’s Bastards est en effet très clair : s’il y a, en ce qui concerne la question des différentes cultures et son lien avec le problème de l’évolution, des tensions irrésolues chez Hayek, c’est néanmoins en tirant un fil bien présent chez cet auteur – comme, de manière encore plus claire, chez von Mises et Röpke – que ce « nouveau fusionnisme » néolibéral s’est lui-même élaboré, ce fil n’étant autre (outre leur méfiance radicale à l’égard de la démocratie) que l’assertion racialiste d’une supériorité de la civilisation et de la « race » occidentales dans leur capacité même à avoir su donner naissance à ce système de libre concurrence que constitue le capitalisme.

La grille de lecture ici proposée – celle d’un « néolibéralisme mutant » plutôt que d’une sortie du néolibéralisme ou d’un post-néolibéralisme – est donc particulièrement éclairante, et elle permet notamment de comprendre en quel sens une figure politique apparemment aussi excentrique que Javier Milei peut sans contradiction se présenter tout autant comme un héritier de von Mises et Hayek que du libertariannisme de Rothbard. Car ce que met en évidence l’analyse de cette mutation, c’est au fond une radicalisation du projet néolibéral qui est de maintenir les conditions propres au fonctionnement du capitalisme, et cela en récusant tout autant l’idée normative de l’égalité que celle de la souveraineté populaire ou de la démocratie entendue en son sens fort. Une radicalisation, d’abord parce que cela passe désormais très explicitement par ce qui demeurait à l’arrière-plan chez les premiers théoriciens néolibéraux, à savoir la pleine assomption d’une théorie des races et de leurs inégalités qui, remise au goût du jour, parle à présent le langage du QI, de la génétique et du capital humain. Mais aussi dans la mesure où, dans le sillage de Murray Rothbard, cela implique désormais une politique de ségrégation qui, déjà saluée en son temps par Röpke concernant l’Afrique du Sud, se trouve désormais constituée en principe premier d’organisation sociale.

Ce que met en évidence l’analyse d’un « néolibéralisme mutant », c’est la radicalisation du projet néolibéral, qui est de maintenir les conditions propres au fonctionnement du capitalisme.

Si, dans Le capitalisme de l’apocalypse, Slobodian invitait à regarder les mutations contemporaines du capitalisme à partir de la « zone économique spéciale », c’est cette fois à partir de ces autres formes de « zone » auxquelles donne lieu le projet de ségrégation qu’il invite à ausculter les mutations contemporaines du néolibéralisme. En ce sens, on comprend que ces deux ouvrages doivent être lus en parallèle, car ils donnent à voir deux stratégies moins antinomiques que complémentaires : chaque fois, la zone se présente comme une stratégie de neutralisation de toute contrainte démocratique, et chaque fois, Slobodian insiste également sur le fait qu’il s’agit de stratégies elles-mêmes étroitement liées au diagnostic non seulement d’une crise, mais d’une « apocalypse » ou d’un « désastre » imminent dont la catastrophe écologique forme le point d’orgue. C’est là que l’ouvrage de Slobodian rejoint Alberto Toscano et l’idée, développée dans Le fascisme tardif13, selon laquelle le néo-fascisme contemporain ne saurait se comprendre indépendamment de ce contexte de catastrophe, et la façon dont ce dernier l’interprète lui-même dans des termes aussi bien survivalistes que millénaristes.

Le nouveau fusionnisme, que Slobodian désigne à l’occasion dans cet ouvrage le « néolibéralisme tardif », n’est donc en aucun cas étranger à ce qui se trouve aujourd’hui présenté comme un « néofascisme » par nombre de commentateurs de gauche, le dernier étant bien plutôt à comprendre comme le produit même du premier, d’une façon qui invite d’ailleurs à relire toute l’histoire du néolibéralisme à l’aune de ses propres relations (qui sans être d’identité, ne sont certainement pas d’antagonisme) au fascisme.

Quelles conséquences et quelles leçons faut-il alors en tirer pour toutes celles et ceux (écologistes, féministes, anti-racistes, anti-coloniaux et anti-capitalistes) qui, depuis les années 1960-70 et les luttes de la New Left, représentent les cibles mêmes de ce « nouveau fusionnisme » ? De toute évidence, le fait même que c’est précisément parce que ces révoltes mettent en danger le fonctionnement du capitalisme et de sa loi qui est celle de l’exploitation de l’ensemble des vivants, qu’elles se trouvent constituées en cibles de premier plan et qu’il convient par conséquent de les unir dans une commune coalition. À cet égard, c’est donc une leçon déjà assez ancienne qu’il s’agit de reprendre, et qui est par exemple celle qu’un auteur comme Herbert Marcuse avait parfaitement su tirer dès la fin des sixties en réponse à la « contre-révolution préventive14 » du capitalisme qu’il voyait se déployer à l’échelle globale, et dont allait résulter le nouvel ordre néolibéral.

À l’heure de la catastrophe climatique, d’un retour particulièrement violent et ouvert des entreprises coloniales, du technofascisme de la Silicon Valley et de l’extrême-droitisation des esprits, l’ouvrage de Slobodian se présente donc comme une alerte : l’égalité et la démocratie sont très précisément ce qu’entendent détruire à la racine les « nouveaux fusionnistes » et leurs héritiers contemporains. La globalisation reste plus que jamais à l’ordre du jour, mais elle ne vaut que pour les marchandises et les capitaux, se voulant désormais débarrassée des contraintes du multilatéralisme ; et la nature qu’il s’agit pour eux de défendre est tout sauf la Terre et ses écosystèmes, mais un principe essentialiste mythifié, aveugle aux rapports sociaux de domination autant qu’à l’histoire. Pour les lectrices et lecteurs de Terrestres, tout cela n’est certes pas une découverte. Mais comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, cela permet de mieux comprendre les « racines de l’extrême droite » contemporaine, et ce contre quoi il s’agit aujourd’hui de lutter.

Lire aussi | La violence (à l’ère) du néolibéralisme・Robin Mercier (2018)

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Notes

  1. Q. Slobodian, Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, trad. de l’anglais par C. Le Roy, Paris, Seuil, 2022.
  2. Q. Slobodian, Le capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, trad. de l’anglais par C. Le Roy, Paris, Seuil, 2025.
  3. J. R. Saul, Voltaire’s Bastard. The Dictatorship of Reason in the West, New York, Vintage Books, 2013.
  4. Voir par exemple A. Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), Paris, Flammarion, 2025. Pour une analyse plus précise de son diagnostic sur le présent, voir A. Stanziani, « Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ? », Terrestres, 7 novembre 2025.
  5. N. Fraser, « Progressive Neoliberalism versus Reactionary Populism: A Hobson’s Choice », dans Heinrich Geiselberger (dir.), The Great Regression, Cambridge, Polity, 2017.
  6. W. Brown, « Le cauchemar américain : le néoconservatisme, le néolibéralisme et la dé-démocratisation des États-Unis », Raisons politiques, 28/4, p. 67-89, 2007 ; M. Cooper, Family Values. Between Neoliberalism and the New Social Conservatism, New York, Zone Books, 2017.
  7. L. H. Rockwell, « The Case for Paleo-Libertarianism », Liberty, n° 3, (January 1990), p. 34-38.
  8. À partir en particulier d’une figure comme Peter Brimelow, auteur de l’ouvrage Alien Nation paru en 1995 : P. Brimelow, Alien Nation. Common Sense about America’s Immigration Disastern New York, Random House, 1995.
  9. À partir de l’ouvrage de Charles Murray et Richard Herrnstein, The Bell Curve en 1994 : R. J. Herrnstein, C. Murray, The Bell Curve. Intelligence and Class Structure in American Life, New York, Free Press, 1994.
  10. W. Robertson, The Ethnostate, Cape Canaveral, FL : Howard Allen, 1993.
  11. M. Harris, Palo Alto : A History of California, Capitalism, and the World, New York, Little Brown, 2023. Sur la Silicon Valley et l’Université Stanford comme terreau de l’extrême droite contemporaine, voir aussi S. Laurent, La Contre-révolution californienne, Paris, Seuil, 2025.
  12. P. Dardot, H. Guéguen, C. Laval et P. Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021.
  13. A. Toscano, Le fascisme tardif. Généalogie des extrêmes droites contemporaines, trad. de l’anglais par A. Savona, Bordeaux, La Tempête, 2025. Concernant cette question, voir aussi N. Klein, A. Taylor, « La montée du fascisme de la fin des temps », Terrestres, juillet 2025.
  14. H. Marcuse, Contre-révolution et révoltes, trad. de l’anglais par D. Coste, Paris, Seuil, 1973.

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05.11.2025 à 09:45

Lutter contre le colonialisme intérieur auprès des peuples déforestés d’Amazonie

Éva Ferenczi

En 2017, la journaliste Eliane Brum quitte São Paulo pour s’installer dans une ville sinistrée au cœur de l’Amazonie. Objectif : raconter de l’intérieur les ravages d’un barrage monstrueux qui étrangle le fleuve et ruine la vie des autochtones. Résultat : « Banzeiro Òkòtó », un livre puissant qui fait du nordeste brésilien le centre de nos mondes effondrés.

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Texte intégral (9018 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

À propos de Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde d’Eliane Brum, traduit du portugais par Marine Duval et paru aux Éditions du sous-sol en 2024.


En 2017, Eliane Brum, reporter, activiste et écrivaine, quitte São Paulo, la plus grande métropole d’Amérique latine, et s’établit à Altamira, commune de l’État du Pará, au nord du Brésil, en pleine Amazonie. Cherchant un logement où s’établir, elle découvre un centre urbain tout de béton, mu par la haine de la nature. Espérant un logement avec jardin, on ne lui propose que des appartements dont les parcelles ont été défrichées et dont les bailleurs annoncent fièrement qu’elles ont été « nettoyées » de leurs arbres fruitiers. Au cœur de la ville et au bord du fleuve Xingu dominent les résidences sécurisées, souvent détenues par des propriétaires liés à la déforestation : une option de logement impossible pour une reporter travaillant sur ce sujet. Plus loin du centre apparaissent des lotissements précaires et des habitations sur pilotis le long de cours d’eau pollués, exposés aux crues. C’est dans ce type de logement que vivent les populations déplacées de force après la construction du barrage de Belo Monte (2010-2015), surnommé ironiquement Belo Monstro, le « beau monstre ». Comment ces populations se sont-elles retrouvées là ?

Le barrage de Belo Monte et ses déplacé·es

Quatrième plus grand barrage au monde1, Belo Monte se tient au bord du fleuve amazonien Xingu, le plus grand affluent de l’Amazone, lui-même fleuve le plus puissant au monde. D’une longueur de près de 2000 km et possédant un bassin versant de la taille de la France, le Xingu abrite 600 espèces de poissons, dont 10% sont endémiques. Quelques 25 000 personnes en dépendent pour leur subsistance.

Le projet hydroélectrique s’inscrit dans le cadre d’une stratégie nationale de développement des infrastructures2. Le début des années 2000 est marqué par des investissements massifs dans les énergies, suite à une série de grandes coupures d’électricité dans le Sud-Est et le Centre du Brésil où se trouvent respectivement les grandes métropoles et la capitale, plongées dans le noir pendant plusieurs heures. Avec une capacité installée de 11,2 gigawatts, le barrage de Belo Monte promet d’alimenter des millions de personnes en électricité et de répondre aux besoins énergétiques croissants.

Conçu sous la dictature (1964-1985), le projet de méga-barrage est présenté pour la première fois en 1989 par le gouvernement de droite de José Sarney. Il suscite une forte opposition de la gauche, des communautés indigènes et de la société civile, et est abandonné. Repris sous le gouvernement centriste de Fernando Henrique Cardoso, il est bloqué par le ministère public fédéral qui dénonce de nombreuses irrégularités sur le plan environnemental. Suite à l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva en 2003, les communautés indigènes du Xingu ainsi que les mouvements sociaux célèbrent ce qu’ils croient marquer l’enterrement définitif du projet. Pourtant, Lula remet le projet à l’ordre du jour et obtient rapidement la levée des interdictions fédérales. Celui qui s’était autrefois fortement opposé à la proposition, promet d’éviter les écueils et destructions environnementales causés par les grands barrages amazoniens mis en œuvre sous la dictature3.

Le barrage de Belo Monte en construction, septembre 2015. Wikimedia.

Dans sa version initiale, le projet prévoyait l’inondation de 20 000 hectares de terres (équivalant à la superficie de la ville de Chicago), désastre pour les communautés locales autant que pour la forêt. Lula propose de diminuer de 75% la surface inondée. La réduction est toutefois «compensée » par la construction d’un canal artificiel de déviation du fleuve. Le canal dérive 70% du débit de la Volta Grande do Xingu – une section du fleuve de 130 km et une des régions d’Amazonie détenant la plus grande biodiversité. Combinée à la saison sèche, cette déviation absorbe plus de 80% des eaux. Cela entraîne une réduction considérable des populations de poissons, menaçant certaines espèces endémiques4, ôtant au passage leurs moyens de subsistance à des milliers de personnes vivant au bord du fleuve. La pêche devient impossible et la vente de la production agricole compromise, le fleuve devenant impropre à la navigation. À ce tableau s’ajoute la déforestation qui atteint des records dans les quatre terres indigènes situées autour de Volta Grande do Xingu5, représentant 61% de la déforestation totale des terres indigènes de l’Amazonie légale6.

Le barrage a contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer.

Les effets environnementaux du complexe hydroélectrique s’étendent bien au-delà des terres inondées. Entre les déplacements forcés des populations vivant sur les sites du chantier – fortement ramifié sur le territoire, avec deux grands réservoirs, deux centrales, un canal artificiel de déviation, sept barrages annexes et dix-huit méga-turbines —, ceux liés à la modification des écosystèmes et à la perte subséquente des sources de revenus, ceux dus à l’invasion illégale des terres, conséquence de l’afflux massif de nouveaux arrivants non autochtones dans la région, le barrage contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer7.

Parmi celles-ci, environ 20 000 ont été réinstallées par Norte Energia, l’entreprise concessionnaire, dans des Relogements urbains collectifs (RUC)8. Des riverains, pour la plupart pêcheurs ou pratiquant une agriculture de subsistance, se retrouvent alors en ville, sans ressources.Relogés dans des appartements exigus, parfois dépourvus de fenêtres, ils font face à des problèmes d’insalubrité liés à la précarité des systèmes de traitement des eaux dans une Altamira dont la population croît rapidement avec le lancement du chantier. Certains survivent grâce aux compensations versées par le concessionnaire9, d’autres, de donations ou d’emplois informels divers, souvent insuffisants pour couvrir leurs factures. Ceux qui vivaient entre deux mondes, le fleuve et la forêt, ne parviennent pas à « habiter » ces nouveaux foyers au sens fort du terme. Privés de la nature et réduits désormais au territoire de leurs corps, ils demeurent, en ville, exposés à la pollution des eaux au mercure et à des sols contaminés par les pesticides. Une véritable double peine.

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« Se déblanchir », à rebours de l’histoire coloniale du Brésil

Dans son ouvrage Banzeiro Òkòtó – L’Amazonie, le centre du monde, la journaliste Eliane Brum part à la rencontre des réfugié·es de Belo Monte dont le chantier a détruit l’habitat et le mode de vie. Elle retrace leurs drames de dépossession et laisse cette écoute traverser son corps, lui-même éprouvé par la perte de repères qu’a engendré son changement de vie radical, son installation définitive au sein de l’une des villes les plus violentes du Brésil, dans une Amazonie en ruines, loin de ses proches et de son compagnon des dix-sept dernières années, dont elle se sépare peu de temps après son arrivée.

« Je vais m’installer à Altamira. Je ne savais pas moi-même d’où venait cette voix. Mais cela a été dit. Et ce qui est dit vient à exister. » Après plus d’une décennie de voyages dans différents territoires de l’Amazonie, où elle se rend en qualité de reporter, Eliane Brum élit domicile dans la commune paraense. Elle répond à un appel, aussi irrésistible qu’inconfortable, qu’elle traduit par le concept de banzeiro. Mot de la langue tupi-guarani, banzeiro désigne le remous causé par le mouvement des bateaux sur les rapides des grands fleuves amazoniens, menaçant la vie de celleux qui s’y risquent. Cet espace de péril symbolise le bouleversement que fait éprouver le territoire amazonien, manifestant la force et la vitalité de sa nature, en contrepoint des destructions qui le visent.

Vue du fleuve Xingu depuis le ciel en 1997, par la NASA. Wikimedia.

Brum écrit : « L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. » Cette expérience est celle d’un éclatement du sujet. L’Amazonie ramène l’individu cartésien à sa réalité physique et corporelle, au point d’en élargir les frontières et de l’ouvrir au corps plus vaste de la forêt (« Tout est corps en Amazonie », « En Amazonie, il y a une overdose de corps. »). L’essai déplie une double ethnographie du corps et de la forêt et vient questionner la subjectivité occidentale, cartésienne et monadique.

Consciente de s’être formée dans cette culture, la journaliste entreprend un processus de décolonisation subjective, effort jamais achevé, vers l’intégration d’une subjectivité indigène, multiple et poreuse, ouverte aux êtres qui composent la forêt. Cet effort de décolonisation est parfois décrit comme une volonté de se déblanchir ou de « s’indigéniser », pied-de-nez aux véritables politiques de blanchissement qui ont marqué l’histoire coloniale brésilienne.

« L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. »

Eliane Brum

À partir du XIXe siècle, l’empereur Dom Pedro II revendique en effet publiquement sa volonté de blanchir la population brésilienne, incitant l’immigration européenne et la subventionnant. Renforcée après l’abolition de l’esclavage en 1888, cette démarche se poursuit tout au long du XXe siècle, favorisant l’immigration massive d’Européens venus en majorité d’Italie, mais également du Portugal, d’Espagne et d’Allemagne, fuyant le fascisme ou la misère et attirés par les perspectives d’accession à la propriété de l’autre côté de l’Atlantique.

Née en 1966 dans l’État de Rio Grande do Sul, tout au sud du Brésil, au sein d’une famille d’immigrés italiens, Eliane Brum hérite de ce passé – le sud demeure la région la plus blanche du Brésil jusqu’à aujourd’hui.

Durant la dictature, les propriétaires sudistes ont été encouragés par le gouvernement à poursuivre la colonisation et la « mise en valeur » du territoire amazonien. À la même période, la construction de la grande route transamazonienne, qui coupe la commune d’Altamira et traverse l’Amazonie d’est en ouest, facilite encore l’occupation et le développement agricole ainsi que la déforestation qui en découle. 

Lire aussi | Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes・Ailton Krenak (2025)

Le vol des terres indigènes et la violence généralisée

Parmi les victimes de la déforestation, on trouve, en plus des indigènes, des migrants pauvres originaires pour la majorité du nord-est du Brésil. Envoyés en Amazonie dès la Seconde Guerre mondiale pour travailler dans la production du latex et l’extraction des minerais, convoqués sous la dictature à construire la fameuse route transamazonienne, ce sont eux qu’on retrouve à nouveau sur les grands chantiers de barrages. Une fois les projets terminés, ils sont souvent abandonnés sur place, sans emploi. Eliane Brum retrace ainsi l’histoire de la famille d’Otavio Chagas, descendant de migrants du Sertão (région désertique du nord-est du Brésil) déplacés vers l’Amazonie pour produire du latex, et qui s’établissent finalement sur les rives du Xingu. À l’instar de la famille Chagas, certains anciens migrants économiques, font le choix de s’installer en bordure de fleuve et de vivre de la pêche, adoptant un mode de vie entre forêt et ville, entre-mundos, inspiré de celui des peuples indigènes. Brum y voit une « subversion de la marge » qui transforme un état initial de vulnérabilité en principe d’autonomie et de liberté. Investir la marge, celle du fleuve comme celle du pays, permet à ces anciens migrants d’échapper à un cycle de domination et de pauvreté qui les contraignait à vendre leur force de travail à des conditions la plupart du temps indignes. Les riverains que Brum interroge s’enorgueillissent ainsi de n’avoir jamais occupé d’emploi au sens habituel du terme. Pour eux, la pauvreté se définit par l’absence de choix, la richesse par la possibilité de se passer d’argent et d’échapper à la logique monétaire.

C’est ce modèle de vie, communautaire et respectueux de la nature, souvent conquis de haute lutte, que les barrages sur les grands fleuves amazoniens menacent de faire disparaître.

Les chantiers d’infrastructure constituent des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.

Altamira, la plus vaste commune du Brésil (plus d’un quart de la France), figure également parmi les plus violentes. Avec la construction du barrage, la population a doublé et la violence a explosé. En 2015, la ville enregistre le taux d’homicides le plus élevé du Brésil, avec 125 homicides pour 100 000 habitants.

Des dizaines de milliers d’ouvriers sont recrutés pour la construction du barrage (25 000 au pic du chantier). D’autres arrivants aux profils variés (éleveurs, orpailleurs, exploiteurs de bois, spéculateurs de titres de propriété) affluent, attirés par les perspectives de retombées économiques en lien avec le développement de la région. Les chantiers d’infrastructure constituent de fait des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.

Sur le chantier de Belo Monte, on distingue deux mécanismes d’occupation. Dans un cas, des travailleurs démobilisés à la fin des travaux décident de rester sur les terres indigènes. Dans l’autre, colons et exploitants en tout genre profitent de la présence des premiers pour pénétrer dans les terres, en bordure de chantier. Norte Energia s’était engagée à protéger les terres indigènes des invasions illégales en établissant des postes de surveillance avant le début des travaux – mais cette obligation n’a pas été remplie. Les familles déplacées n’ont pas non plus été réinstallées comme prévu. L’entreprise a justifié ces retards par des conflits fonciers, un argument fallacieux si on songe qu’elle a contribué à l’entrée des envahisseurs. Ce n’est que sous la pression des communautés et des autorités fédérales qu’elle appliquera, quoique de façon fragmentaire, son devoir d’éloigner les envahisseurs.

Déforestation à Novo Progresso, dans l’État du Pará (2018). Wikimedia.

« Défricher pour occuper »

Sur les terres accaparées, le déboisement est le modus operandi. Pâturages, exploitation du bois ou revente de terres donnent l’apparence d’une occupation légitime et prolongée dans le temps. Sur la terre Apywatera, du peuple Parakanã, qui borde la région de la Volta Grande, le déboisement a explosé dès le début du chantier. En cause : l’installation de familles non autochtones, parfois encouragées par les politiciens locaux. On observe le même phénomène dans une dizaine d’autres terres indigènes du bassin du Xingu, devenues, pendant les sept premières années du chantier, les zones les plus déforestées d’Amazonie, selon une étude réalisée par la Rede Xingu+10.

Les profits générés par l’occupation puis par le déboisement (commerce du bois, spéculation foncière, agrobusiness ou exploitation des minerais) financent ensuite un réseau criminel de milices, destiné à résoudre par la force les conflits fonciers, saboter le travail des activistes et contrôler les travailleurs semi-esclavagisés, sans lesquels aucune de ces activités commerciales ne serait possible. À Altamira, dans la première décennie 2000, Brum relève encore l’entrée du narco-trafic et la formation d’alliances locales entre les factions criminelles et les grands propriétaires et exploitants illégaux.

Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de fabriquer des titres de propriété. Ils s’appuient sur une législation qui n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées.

L’acquisition illégale de terres, ou grilagem, tire son nom du mot portugais grilo, qui signifie grillon. Ce substantif fait référence à une pratique consistant à placer des titres de propriété fabriqués dans une boîte où sont enfermés des grillons dont les excréments donnent au papier une couleur jaunie, lui conférant un aspect ancien et authentique. Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de ce procédé truqué. Ils s’appuient sur une législation qui, depuis plus de quinze ans, n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées. Des lois permettent de régulariser rétroactivement des terres indigènes et des terres publiques acquises illégalement. Si de telles mesures ont été votées durant le premier mandat de Lula11, puis sous le gouvernement de Temer, la loi s’est considérablement durcie sous Bolsonaro12 — sans surprise si on se rappelle que les grileiros constituent une véritable base électorale pour l’ex-président.

Selon Eliane Brum, le barrage ne vise pas seulement à produire de l’énergie, mais participe d’un système d’exploitation plus vaste du territoire amazonien. Le gros de la production se concentre sur la saison des pluies (de décembre à mai). Ayant coûté plus de 10 milliards d’euros, subventionné à 80% par de l’argent public, le barrage produit, entre 2016 et 2019, en moyenne 4,6 gigawatts, moins de la moitié de sa capacité installée. Même dans ces conditions, il fournit autour de 9% de l’énergie brésilienne, mais cela ne saurait justifier les destructions causées par sa construction.

Forêt nationale d’Iquiri à Lábrea, à l’ouest du Brésil (2019). Wikimedia.

Le Parti des travailleurs (PT), à l’initiative du lancement de Belo Monte, ne rompt pas avec une certaine logique « d’impérialisme intérieur ». Pour améliorer le sort des pauvres dans les grands centres urbains sans avoir recours à la redistribution, c’est-à-dire sans toucher aux classes privilégiées, les gouvernements de Lula et de Dilma ont en effet misé sur des projets productivistes destinés à l’exportation de matières premières (bois, soja, minerais, hydroélectricité), au détriment des peuples autochtones et de la nature, affectant l’Amazonie au premier chef. Dans la première décennie des années 2000, l’exportation des commodities vers la Chine a ainsi permis de faire émerger une nouvelle classe moyenne, non sans coûts pour le Nord du Brésil, regardé à tort comme la marge, la périphérie du pays.

Nouvellement au pouvoir depuis 2022, Lula continue de soutenir des projets d’infrastructure controversés, tels que la reprise de l’asphaltage d’une route qui traverse la forêt amazonienne (BR-319), annoncée en 2024, ou un projet d’exploration pétrolière au large de l’embouchure de l’Amazone13.

Lire aussi | Mines, bétail, soja : comment les multinationales saignent le Brésil・Erika Campelo (2025)

Les peuples autochtones, experts en fin du monde depuis 500 ans

Si la presse et les institutions internationales défendent les droits des peuples de la forêt, le sort des « peuples déforestés », povos desflorestados, lui, mobilise peu l’opinion publique. Ces derniers sont oubliés, considérés comme déjà perdus – « décombres de guerre » ou « ruines humaines » – pour lesquels il ne serait plus possible d’agir.

Parce que nous sommes habitués à opposer colons et indigènes, il nous est parfois difficile de comprendre la réalité de ces déforestés (descendants de peuples indigènes ou de communautés riveraines déplacés) et a fortiori celle de leurs enfants, nés sur le territoire amazonien, sans jamais avoir vu la forêt ni le fleuve. En effet, la violence du déplacement et du déracinement se répercute sur les générations suivantes. Témoins de la violence politique, sociale et environnementale subie par leurs parents, privés de leurs racines, les descendants des ex-riverains, nés en ville, en dehors du tissu communautaire qui avait été celui de leurs parents, font souvent face dans la sphère privée à des violences intrafamiliales, fruits de la dégradation de la santé mentale des adultes. Dans la deuxième décennie des années 2000, le taux de suicide chez les jeunes à Altamira, dépasse de deux fois la moyenne nationale, montrant la persistance dans le temps des effets de la destruction des communautés.

« Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. »

Eliane Brum

Eliane Brum conclut : les êtres humains ont besoin, autant que les arbres, de racines pour survivre. Dès l’année de son arrivée à Altamira, celle-ci crée une clinique du témoignage. Elle y fait venir des professionnels de santé du sud du Brésil et met en place des cellules d’écoute visant à soulager la détresse psychologique des réfugiés.

Pour la journaliste, les peuples déforestés, contraints de s’urbaniser, incarnent la destruction actuelle de la vie en Amazonie, dans sa dimension humaine et culturelle. Il est impossible, défend-elle, de comprendre la forêt sans ses ruines. « Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. » Ce constat révèle par contraste le rôle des peuples forêts, et de leurs savoirs ancestraux, dans la préservation de la plus grande forêt tropicale de la planète. Ce sont eux qui luttent contre la déforestation, depuis les débuts de la colonisation jusqu’à nos jours. Leur sort et celui de la forêt sont donc intrinsèquement liés.

Lors d’une manifestation contre le barrage de Belo Monte en 2011. Wikimedia.

En Amazonie, il est déjà possible de faire l’expérience de la fin du monde. Selon l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, « Les indigènes sont experts en fin du monde, étant donné que leur monde a pris fin en 1500. » La fin habite le présent des communautés indigènes survivantes, dont l’existence est par définition synonyme de résistance.

Eliane Brum avoue avoir elle-même longtemps cru qu’il était possible de s’intéresser aux peuples traditionnels, à leurs sociétés et à leurs savoirs, sans raconter l’histoire des déforestés. Vivre à Altamira l’a amenée à prendre conscience de cette connexion : « En habitant une ville amazonienne, écrit-elle, j’ai quasiment senti ces connexions se tisser dans mon corps. »

On comprend alors mieux l’enjeu que les conflits territoriaux cristallisent pour l’avenir de notre planète. La guerre foncière qui sévit dans les villes amazoniennes, dont Altamira fournit un exemple frappant, est regardée par le reste du pays comme une réalité éloignée et périphérique. Elle est en fait déterminante. De l’issue de cette guerre dépend la survie des peuples indigènes, survie non seulement physique mais culturelle, dans la mesure où c’est ce mode de vie qui permet de préserver la forêt et assure notre équilibre climatique. La guerre foncière et la guerre idéologique qui oppose différents Brésils et différentes visions de l’avenir ne font donc qu’une. Altamira, tristement célèbre pour sa violence, se trouve aussi « en première ligne de la guerre climatique. » La ville constitue un cas d’école pour comprendre les dynamiques de prédation qui ont cours en Amazonie et les dangers qu’elles présentent.

Lire aussi | « Tout nous regarde, tout nous écoute » : chants, sons et récits et vibrations d’Amazonie・Denis Chartier, Ibã Isaias Sales Huni Kuin et Emilia Sanabria (2025)

Inverser le centre et la périphérie du Brésil

Eliane Brum propose alors une inversion des valeurs. Si notre avenir à tous dépend de peuples et de territoires que l’on jugeait jusque-là périphériques, archaïques, improductifs, alors il est grand temps d’en reconnaître la centralité. Ce geste conceptuel de permutation s’adosse à des initiatives politiques concrètes, telle que l’organisation d’une conférence climatique alternative bien nommée : « Amazônia Centro do Mundo ». Tenue en novembre 2019, la conférence a réuni de grands caciques indigènes (Davi Kopenawa, Sonia Guajajara, Raoni Metuktire, etc.), de jeunes activistes européen·nes (Anuna de Wever et Adélaïde Charlier de Youth For Climate Belgium, Alexander Repenning de Fridays for future Germany, etc.), des scientifiques et des penseur·ses, sur place, à Altamira, en marge du Brésil officiel et des grandes métropoles du monde où se tiennent communément les grands sommets du climat.

Convoquer les activistes occidentaux à faire le déplacement en Amazonie, plutôt que l’inverse, n’est pas anodin. Cette condition souscrit à la philosophie d’Eliane Brum qui déclare : « Je suis convaincue que le déplacement doit être réalisé par les corps, il est nécessaire de littéralement placer les corps en Amazonie. » Adepte du déplacement comme premier geste de décolonisation, elle y voit une condition nécessaire au dialogue. Les militants ayant fait le déplacement remplissent la fonction contemporaine de « caravelles de décolonisation », miroir inversé des navires colonisateurs.

Lever du soleil à Altamira. Wikimedia.

L’objectif de la conférence était de promouvoir une alliance par les « bases », le terme base renvoyant aux cultures marginales, celles des peuples forêt d’abord, celles défendues par la jeunesse activiste occidentale ensuite. Brum discerne des points de passage entre les revendications de cette jeunesse, qui demande des comptes au monde productiviste responsable de la condamnation de son futur, et celles des peuples autochtones. Par-delà les frontières géographiques et culturelles, sans le savoir ou sans le revendiquer, cette jeunesse militante est indigène, au sens où elle défend des valeurs communes avec la perspective indigène, qu’elle embrasse au moins en partie.

L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées. Depuis sa décision de vivre à Altamira jusqu’à sa proposition d’inverser les centres et les périphéries, en passant par les initiatives sociales et politiques construites sur place pour rendre leur voix et leur mémoire aux déplacé·es ou par l’expérience intime et intense de déstructuration de son propre corps, Eliane Brum travaille le déplacement dans toutes ses dimensions, individuelle et collective, personnelle et politique, physique et symbolique, corporelle et intellectuelle – rendant au passage ces dichotomies obsolètes.

L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées.

Son récit est habité par le remous du banzeiro. Les lecteur·ices, dès le début, sont interpellé·es par la numérotation chaotique des chapitres qui, de onze, passe à zéro, pour revenir à treize et remonter à 2042. Ce principe de chaos conscient et maîtrisé oblige à poursuivre la lecture hors de certains repères de temps, d’espace et de structure, et construit sur le plan formel un cadre favorable pour entendre le message du banzeiro, dans ce qu’il a d’inconfortable, ainsi que son appel à l’action.

S’il nous exhorte à éprouver l’ampleur des ruines et de la destruction de la vie, cet ouvrage porte aussi en lui la possibilité que de cette expérience naisse un engagement en faveur de la préservation de l’Amazonie et de tous les êtres qui en composent le corps. Il est un appel à transformer le mouvement du banzeiro en òkòtó, qui signifie « coquille » en yoruba, cette langue d’Afrique de l’Ouest que parlaient un grand nombre d’esclaves déportés au Brésil. Ce coquillage en forme de spirale, qui s’élargit par cercles concentriques à partir d’une base de pivot, incarne la possibilité de convertir l’inconfort en action et d’imaginer de nouveaux modèles de société compatibles avec la vie sur Terre.

Image d’accueil : vue du fleuve Xingu depuis le ciel en 1997, par la NASA. Wikimedia.

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Notes

  1. Derrière le barrage des Trois Gorges (Chine, 22 720 MW), celui d’Itaipu (Brésil et Paraguay, 14 000 MW) et celui de Xiluodu (Chine, 13 860 MW).
  2. Cette stratégie est appuyée par le Programme d’accélération et de croissance – PAC de 2007, renouvelé en 2010.
  3. Il l’explique dans cette déclaration : « Je sais que beaucoup de gens bien intentionnés ne veulent pas que se répètent les erreurs commises dans ce pays au fil des constructions d’usines hydroélectriques. Nous ne voudrons jamais d’une hydroélectrique qui commette le crime d’insanité qu’a été Balbina (1981-1989), dans l’État d’Amazonas. Nous ne voulons pas répéter Tucuruí (1975-1984). Nous voulons faire quelque chose de nouveau. »
  4. Entre 2015 et 2018, Belo Monte a été responsable de la disparition de 85 000 poissons, broyés par les turbines ou asphyxiés dans les eaux chaudes du canal de déviation, mettant plusieurs espèces endémiques en danger.
  5. Il s’agit des terres indigènes (TI) : Cachoeira Seca, Trincheira Bacajá, Apyterewa et Ituna Itatá.
  6. L’Amazonie légale est une zone administrative et économique du Brésil, créée pour faciliter la planification et le suivi des politiques publiques. Couvrant la majeure partie de l’Amazonie et certains territoires adjacents, elle ne se limite pas au biome amazonien.
  7. https://sumauma.com/a-hora-e-agora-lula-tera-que-decidir-sobre-belo-monte/
  8. https://www.norteenergiasa.com.br/noticias/acoes-sociais-marcam-historia-de-belo-monte-956
  9. Visant les pêcheurs, ces compensations n’ont été attribuées qu’à un petit nombre de personnes : en cause, le cadastre réduit réalisé par la concessionnaire qui sous-estime largement le nombre des riverains vivant de la pêche, et l’obligation de présenter un titre officiel de pêcheur, ce que ne possèdent pas plupart des riverains pratiquant une pêche dite de subsistance.
  10. La Rede Xingu+ est une alliance politique regroupant des organisations de peuples indigènes, de communautés traditionnelles et de la société civile, œuvrant à la défense des territoires, cultures et droits des populations de la région du Xingu, dans les États du Pará et du Mato Grosso. Voir https://sumauma.com/a-hora-e-agora-lula-tera-que-decidir-sobre-belo-monte/
  11. En 2009, une loi controversée, surnommée « Medida Provisória da grilagem », mesure provisoire du grilagem, a permis la la régularisation de terrains publics non titrés — jusqu’à 1 500 hectares par occupant — même lorsque ces terres étaient habitées depuis des générations par des peuples indigènes. Seules étaient concernées les installations datant d’avant 2004, la mesure a été dénoncée comme un encouragement à l’appropriation illégale.
  12. En 2019, Bolsonaro fait passer une loi qui autorise la régularisation pour des terres occupées jusqu’en 2018, sans visite de terrain nécessaire ; elle autorise l’auto-déclaration et l’utilisation des terres comme garantie financière. Dénoncée pour constituer une amnistie générale des grileiros, cette mesure sera finalement abandonnée en 2020.
  13. https://archive.is/xtaB8#selection-527.0-527.257

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28.10.2025 à 10:01

Canal Seine-Nord Europe : « C’est notre tombe qu’on est en train de creuser »

Elliot Deforge · Mathis Leroy

Prévu pour des péniches XXL, le canal Seine-Nord Europe doit connecter Paris aux Pays-Bas via la Belgique. Une bonne idée de transport décarboné ? Pas du tout : ce mégaprojet menace de détruire de vastes lieux de vie et de porter un coup fatal à la batellerie, profession déjà en tension. Mais l’opposition se fédère et les Soulèvements s’en emparent. Enquête.

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Texte intégral (5440 mots)
Temps de lecture : 11 minutes

Le projet de canal Seine-Nord Europe est annoncé comme la clé de voûte de la décarbonation du fret de marchandises entre la région parisienne et les ports du Nord. Alors que les alertes se multiplient au sein de la batellerie, le projet peine à convaincre. Malgré le manque d’attractivité et les difficultés de la filière, la mise en concurrence et la massification restent les seuls mots d’ordre…

À quelques kilomètres au nord de Compiègne, sur les bords de l’Oise, le village de Montmacq connaît une effervescence inhabituelle. Les engins multiplient les allers-retours dans un ballet incessant et poussiéreux. L’air vibre au rythme métallique du battage des palplanches et des ouvriers s’affairent autour d’une passerelle sous le regard curieux des passant·es. Annoncé depuis plus de 30 ans, le chantier du canal Seine-Nord Europe est plus concret que jamais. Longue de 107 kilomètres, cette infrastructure doit relier Compiègne à Aubencheul-au-Bac et ainsi connecter le bassin parisien au bassin de l’Escaut. Ce nouveau canal est le maillon central du projet Seine-Escaut, programme européen de modernisation fluviale des réseaux franco-belges.

Inaugurés en mars 2025, les ponts de contournement permettent de saisir l’ampleur des travaux. Les terres rabotées et jonchées de mares s’étendent à perte de vue. Derniers témoins d’une ère révolue, quelques bosquets et un pont délabré ont été épargnés. « Ils ont déplacé la rivière, avant il y avait un petit coin où l’on jouait à la pétanque » explique Antonio, riverain du chantier. Au loin, une péniche perce l’horizon de ce paysage désertique. Le canal Seine-Nord Europe doit être édifié à quelques mètres seulement du canal latéral à l’Oise. En effet, une liaison fluviale connecte déjà l’Île-de-France au bassin de l’Escaut, soit l’exact objectif du projet Seine-Nord Europe. A une différence près : le gabarit des péniches. La nouvelle liaison serait navigable par des bateaux transportant jusqu’à 4 400 tonnes de marchandises, contre 900 tonnes aujourd’hui.

Le chantier de l’écluse de Montmacq vue depuis le pont de la RD66, Cambronne-lès-Ribécourt. Photographie des auteurs.

Outre un canal de 54 mètres de large et 107 kilomètres de long, le projet comprend la construction de 4 plateformes multimodales, une retenue d’eau haute de 42 mètres, 6 écluses, 3 ponts-canaux et 62 ouvrages de franchissement1. Au total, plus de 3 000 hectares sont concernés par ce mégaprojet, véritable « chantier du siècle » selon l’expression consacrée. Corinne, récemment arrivée dans la région, observe les péniches glisser sur le canal latéral à l’Oise en sortant ses poubelles. Bien que favorable au projet, elle ne cache pas son inquiétude : « Compte-tenu de l’ampleur des travaux, il y a toujours une petite pointe d’angoisse, surtout pour le bruit». Antonio, lui, est plus optimiste : « Il y en a qui se plaignent, mais il n’y a pas de chantier sans bruit et sans poussière… Et puis ça va être bien, il y aura moins de camions sur la route. »

Pour concilier les enjeux environnementaux et le développement économique de la région, le canal Seine-Nord Europe entend relancer le fret fluvial, victime collatérale de la fermeture des mines et de la délocalisation des usines. Mais les riverains ne tardent pas à partager leurs doutes : « pour les petits bateaux, ce n’est pas forcément bien » glisse Antonio. « Il faut aller voir à Longueil-Annel » conseille Corinne.

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« Le canal Seine-Nord ? C’est notre tombe qu’on est en train de creuser »

« Prendre à droite sur Rue de la Corderie » alerte le GPS, après avoir longé les centaines de maisons de briques rouges alignées le long du canal. La route qui mène au musée de la batellerie, baptisé la « Cité des bateliers », nous plonge directement dans le passé de Longueil-Annel. Julien, médiateur culturel, guide la visite : « S’il n’y avait pas eu le canal, il n’y aurait pas eu Longueil-Annel ». L’ouverture du canal latéral à l’Oise en 1831 a métamorphosé ce petit bourg et ses alentours. Le trafic de péniches était tel qu’une île a été créée dans la commune voisine de Janville, pour permettre le passage et le stationnement des bateaux. Mais ces heures fastes appartiennent désormais au passé : « Aujourd’hui, il y a une vingtaine de péniches qui passent chaque jour. On est très loin des centaines de bateaux qui faisaient la queue ici ». Questionné sur le canal Seine-Nord, le trentenaire en poste depuis deux ans reconnaît : « les bateliers sont mitigés. »

S’affairant sur son bateau amarré à quelques dizaines de mètres du musée, Philippe, marinier en fin de carrière, dresse un constat sans appel : « Le canal Seine-Nord ? C’est une catastrophe pour nous, c’est notre tombe qu’on est en train de creuser ». Fils de batelier et professionnel du transport fluvial depuis 37 ans, Philippe a passé toute sa vie sur l’eau. « Vous parlez du canal Seine-Nord aux grands bateaux, ils sautent de joie, mais nous… » poursuit-il sur le ponton du Tous-Nerfs, automoteur pouvant transporter jusqu’à 900 tonnes de marchandises. Considéré comme un petit gabarit, ce bateau est loin d’être une exception : 75 % de la flotte française transporte 1 500 tonnes ou moins2.

Le Tous-Nerfs naviguant vers la région parisienne, Cambronne-lès-Ribécourt. Photographie des auteurs.

L’ouverture de la liaison Seine-Nord va directement mettre en concurrence cette flotte de taille modeste avec des bateaux à grand gabarit. Les bateliers belges et néerlandais possèdent la majorité de ce type de bateau3, et devraient donc tirer profit de l’ouverture du canal Seine-Nord Europe pour accéder au bassin parisien. Amer, le capitaine du Tous-Nerfs, confirme cette trajectoire : « On est concurrencé par la grosse cale, car les plus gros travaillent pour moins cher. Quand le canal Seine-Nord ouvrira, on ne saura pas proposer le prix où ils viennent. » Un détour par les statistiques officielles laisse à voir un secteur bien en peine : en l’espace de 50 ans, le trafic fluvial sur l’axe Nord-Sud a été divisé par trois. La France ne compte plus que 900 batelier·ères4 contre 7 500 au début des années 19705. Si le secteur a pâti de la désindustrialisation, la mise en concurrence et l’évolution technologique de la batellerie ne semblent pas pouvoir freiner cette agonie : « Les jeunes sont écœurés. Les réglementations deviennent de plus en plus strictes, ils doivent faire beaucoup plus d’études et les banques deviennent de plus en plus réticentes ». En France comme en Belgique, la formation de nouveau personnel navigant s’est complexifiée et les écoles peinent à recruter. Du fait de ce manque de renouvellement des générations, la profession se trouve en tension. Torse nu sur sa péniche, Philippe déplore la dégradation du quotidien des bateliers, pris dans une course à la rentabilité : « On manque pas de travail, il y en a qui ont même trois ou quatre voyages d’avance. Avant, on attendait 35 jours sans avoir un voyage, et on vivait aussi bien que maintenant. »

La France ne compte plus que 900 batelier·ères contre 7 500 au début des années 1970.

« Méga canal = bateliers au chômage »

Assis derrière son large bureau, Christophe Léger, directeur de la Société Coopérative Artisanale de Transport (SCAT) de Compiègne, est inquiet. Depuis des dizaines d’années, cet affréteur met en relation les batelier·ères et les chargeurs, ces entreprises ayant recours au transport fluvial. Comme Philippe, il constate un vrai manque de main d’œuvre : « On se fait engueuler par les clients parce que les bateliers ne sont pas assez nombreux. Une cinquantaine d’entre eux part à la retraite chaque année et ne sont pas remplacés ». Plus qu’un simple problème de personnel, Christophe souligne le manque de péniches nécessaires pour répondre au trafic attendu sur le canal Seine-Nord : « On va chercher les bateaux où ? ». Les chantiers navals n’en fabriquent plus depuis des années, et les petits gabarits sont généralement transformés en logements à la fin de la carrière de leur propriétaire.

Lire aussi | Inondations et barrages dans la vallée de la Vesdre : l’aménagement du territoire en question・Marie Pirard (2023)

Le coût du canal fait également grincer des dents. D’abord estimé à 4,5 milliards d’euros, le projet est désormais évalué entre 7 et 8 milliards d’euros, et serait entièrement financé par des fonds publics (Union Européenne, État, collectivités locales). Laurent Hénard, président du conseil d’administration de Voies Navigables de France (VNF), reconnaît ainsi que : « le projet Seine-Escaut est dans une phase délicate6 ». Si les dérapages financiers sont monnaie courante dans les mégaprojets, l’affectation de telles ressources fait craindre un abandon du réseau à petit gabarit. La récente publication par la Cour des comptes d’un rapport estimant à 3,8 milliards d’euros la réhabilitation de l’ensemble du réseau fluvial français ravive les débats sur la priorisation des travaux7. Les doutes se propagent à l’ensemble de la batellerie : « Le canal Seine-Nord arrive trop tard. Aujourd’hui, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux lutter contre la décroissance du fluvial ? », questionne un membre du secteur dans les rayons d’un magasin spécialisé.

Une banderole anti-CSNE devant l’Aquarelle, le bateau de Jacques Delhay, Compiègne. Photographie des auteurs.

Cette situation vient fragiliser l’image d’un projet de plus en plus controversé : sur le terrain, les habitant·es commencent à afficher leur opposition. En mai dernier, 350 d’entre eux se sont rassemblés à Compiègne, principale agglomération sur le tracé, pour demander l’arrêt du chantier. Outre les lourds impacts sur la biodiversité, le collectif Méga Canal Non Merci dénonce les promesses économiques et environnementales du projet, jugées fallacieuses. « Le canal Seine-Nord accompagnerait et encouragerait la croissance du trafic routier, au détriment du vivant, des finances publiques et des emplois », peut-on lire dans leur argumentaire8.

Jacques Delhay, marinier à la retraite, avait pour l’occasion amarré sa péniche à proximité du rassemblement, déployant une banderole sans équivoque : « Méga canal = bateliers au chômage ». Pour cet ancien technicien des Ponts et Chaussées, la construction de ce « méga canal » et l’abandon du petit gabarit ne permettra pas de relancer le fret fluvial. Outre la concurrence des grands gabarits, il déplore que le canal du Nord existant soit fermé pendant deux ans pour assurer les travaux du nouveau canal9. Laissés sans solution satisfaisante, les bateliers ne pourront honorer les marchés existants, contraignant les usagers de la voie d’eau à adapter leur chaîne logistique. Cette décision fait craindre une perte irréversible aux navigants : « Une fois que le client aura trouvé un autre mode de transport, c’est fini, il ne reviendra plus chez nous », prédit Philippe le batelier.

Un bateau chargé de granulats patiente à l’écluse de Janville – Longueil-Annel. Photographie des auteurs.

« Si on continue comme ça, le canal Seine-Nord ne servira à rien »

Les promoteurs du projet voient dans la mise en concurrence et la modernisation de l’infrastructure la solution pour redonner au fluvial ses lettres de noblesse. La fin des petits bateliers serait le prix à payer pour relancer l’activité. Dans cette dynamique, la Belgique – avec son réseau à grand gabarit et sa part fluviale quatre fois supérieure à la France – est souvent présentée comme un exemple à suivre. Force est de constater que le moral de la batellerie n’y est pourtant pas au beau fixe. Les bateliers belges souffrent eux aussi de cette course à la rentabilité et de la précarité liée à l’instabilité financière. Comme en France, le secteur peine à attirer : « Il y a vraiment un souci niveau disponibilité du personnel, malgré les efforts qui ont été faits » concède Yvon Loyaerts, ancien directeur général des voies hydrauliques wallonnes. Celui qui a suivi pendant des années le projet du canal Seine-Nord Europe ne peut que constater l’incapacité des décideurs à répondre à l’enjeu du renouvellement générationnel : « En réunion, le sujet est arrivé sur la table mais tout le monde lève les bras au ciel pour dire “que peut-on faire pour ?” »

La relance du fret fluvial par la mise en concurrence et la massification est annoncée depuis la fin des années 199010, sans aucun résultat palpable. Face à ce mégaprojet aux allures si prometteuses, beaucoup naviguent à vue. Pascal Roland, batelier et représentant de l’association de batellerie belge Ons Recht/Notre droit, estime que les ambitions européennes en matière de transport fluvial nécessitent 20 000 personnes supplémentaires dans le secteur. De Longueil-Annel à Bruxelles, l’avenir de la batellerie reste pourtant très incertain, et les incantations néolibérales invoquant la mise en concurrence pour réanimer une filière à bout de souffle peinent à convaincre. Les mots de Pascal Roland, qui alerte depuis plus de 15 ans sur cette lente agonie du fluvial, résonnent : « Si on continue comme ça, le canal Seine-Nord ne servira à rien car il n’y aura plus de transporteurs. »


« Le canal Seine-Nord accompagnerait et encouragerait la croissance du trafic routier, au détriment du vivant, des finances publiques et des emplois »

Collectif Méga Canal Non Merci

L’opposition prend de l’ampleur et se fédère

Face à une puissance publique bien déterminée à « casser la marche arrière », pour reprendre les mots de Xavier Bertrand (président de la Région Hauts-de-France), l’opposition s’organise et prend de l’ampleur. Du 10 au 12 octobre 2025, une série d’actions contre « l’empire logistique » s’est tenue en France, en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas. L’empire logistique désigne l’organisation tentaculaire qui organise la circulation des flux et « qui constitue les veines grâce auxquelles le capitalisme et l’impérialisme se perpétuent ». Cette coalition entend enrayer « cet empire qui transporte non seulement combustibles fossiles et produits de l’agro-industrie, mais aussi des armes à destination d’Israël11 ». À l’appel des Soulèvements de la Terre, d’Extinction Rébellion et de plus d’une vingtaine d’autres organisations, le week-end d’action « Méga Canal, Méga Scandale » constituait l’occurrence française de cette internationale contre l’empire logistique et a réuni 2000 personnes.

Béthancourt-en-Valois : les opposant·es au canal défilent le long du chantier du canal en bordure du canal latéral à l’Oise, dans une ambiance « festive et déterminée ». Photo : Les Soulèvements de la Seine.

« On parle quand même du fin fond de l’Oise, je n’ai jamais fait une manif’ avec autant de monde dans l’Oise ! » s’enthousiasme Valérie, porte-parole de la mobilisation et cheminote. Aux côtés du syndicat Sud Rail, elle dénonce l’hypocrisie du projet : « On met 10 milliards dans ce canal au lieu de rénover l’infrastructure existante [fluviale comme ferroviaire], qui est sous-utilisée ». À l’instar du contre-projet porté comme une alternative à la construction de l’autoroute A6912, les opposant·es souhaitent dessiner des perspectives souhaitables pour le territoire. Bien décidé·es à faire valoir ces autres voies, les collectifs de travailleur·euses et militant·es s’organisent : « Démontrons qu’on peut faire le taff du mégacanal en s’appuyant sur les infrastructures fluviales et ferroviaires existantes, sans détruire les écosystèmes, sans dépenser 10 milliards et en créant des emplois pérennes ». En soutien à cette dynamique pour faire advenir d’autres devenirs techniques, une vingtaine de chercheur·euses de l’école d’ingénieur de Compiègne publient dans les colonnes de Reporterre une tribune, demandant un moratoire et affirmant leur volonté de « contribuer à développer une recherche-action, guidée par la construction d’alternatives orientées vers la soutenabilité écologique, le bien-vivre ensemble sur nos territoires et le déploiement de techniques à échelle humaine13. »

Sous pression des militant·es pour le vivant, des riverain·es, des syndicats et maintenant du monde académique, le « chantier du siècle » voit son horizon s’assombrir. Discrets jusqu’à présent dans les mobilisations, les bateliers grondent et une mutinerie n’est plus à écarter. En difficulté économique, le projet Seine-Escaut a du plomb dans l’aile, et ses opposant·es ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin.

Lire aussi | Araser, creuser, terrasser : comment le béton façonne le monde・Nelo Magalhães (2024)


Image d’accueil : un bateau chargé de granulats patiente à l’écluse de Janville – Longueil-Annel. Photographie des auteurs.

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Notes

  1. « L’essentiel du canal. Chiffres clés », Société du canal Seine-Nord Europe. Consulté le 24 juin 2025.
  2. « Rapport annuel 2022. La navigation intérieure européenne, observation du marché », CCNR (Commission centrale pour la navigation sur le Rhin), 2022.
  3. Ibid.
  4. « Artisans bateliers : qui sont-ils ? », Entreprises fluviales de France. Blog, décembre 2022.
  5. « Le nouvel âge de la batellerie », Le Monde, mars 2000.
  6. « Présidence de VNF : audition du candidat Laurent Hénart. », Sénat, janvier 2025.
  7. « L’entretien des voies navigables : l’exemple de VNF. », Cour des comptes, février 2025.
  8. « Le canal Seine-Nord Europe : un projet écocidaire, inutile et destructeur », Méga Canal Non Merci, mars 2025.
  9. Le canal du Nord est un canal de gabarit 900 tonnes inauguré en 1965, situé au nord du canal latéral à l’Oise. Il est l’élément central de la liaison fluviale Nord-Sud existante.
  10. « Le nouvel âge de la batellerie », op.cit.
  11. Citations issues d’un communiqué diffusé sur la chaîne Telegram des Soulèvements de la Seine.
  12. En lieu et place de l’autoroute A69, le projet « Une autre voie » propose de construire la première Véloroute nationale, réhabiliter le réseau ferroviaire et créer de nouvelles activités économiques « pour une revitalisation écologique du territoire ».
  13. « Mégaprojet de Canal Seine-Nord : une vingtaine de chercheurs demandent “un moratoire” », Reporterre, octobre 2025.

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