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22.02.2025 à 10:50

Repenser le travail pour contrer l’exploitation des vivants

Mireille Bruyère

Le capitalisme exploite le travail des humains... et des non-humains. Une transformation radicale du travail est donc nécessaire, soutient le philosophe Paul Guillibert, qui appelle à une alliance entre anticapitalistes, antiracistes et écologistes pour un « communisme du vivant ». Comment faire communauté autour de l’autonomie et de la subsistance dans un monde désormais majoritairement urbain ?

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Texte intégral (3811 mots)
Temps de lecture : 13 minutes

À propos de l’ouvrage de Paul Guillibert, « Exploiter les vivants : une écologie politique du travail », paru en 2023 aux Éditions Amsterdam.

Le dernier ouvrage du philosophe Paul Guillibert, « Exploiter les vivants : une écologie politique du travail », est présenté par l’auteur comme une suite exploratoire de son premier livre, « Terre et capital, pour un communisme du vivant » publié aux mêmes Éditions Amsterdam en 2021. Dans ce nouveau livre, Paul Guillibert se propose d’éclairer avec les moyens de la philosophie marxienne les conditions d’une alliance anticapitaliste entre la classe ouvrière et les mouvements écologistes. Il s’agit de « repolitiser le travail en écologie politique » (p. 199) – et, pourrait-on ajouter, de « repolitiser l’écologie politique par le travail ».

Construire une écologie politique du travail

En philosophe rigoureux, l’auteur ne cherche pas la construction théorique d’une nouvelle classe révolutionnaire au sens marxien du terme, dans la mesure où tous les humains et non-humains dominés par le capitalisme ne sont pas à la même place, ne tiennent pas le même rôle dans le rapport de production et de reproduction capitaliste. Tous ces différents groupes dominés ne peuvent donc pas être une « classe en soi », car ils n’ont pas les mêmes intérêts matériels et économiques. Leur alliance repose alors sur une analyse théorique fondée sur les concepts marxiens que sont l’exploitation, l’appropriation et l’aliénation, depuis les différentes positions des dominés. Le livre est une tentative de les relier dans le concept plus général d’« exploitation du vivant », qui prend le statut de mot d’ordre fédérateur et d’aiguillon d’une nouvelle alliance universelle anticapitaliste, antiraciste et écologiste.

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Pour parvenir à cette proposition, l’auteur présente un arpentage de la majorité des approches de l’écologie politique et de l’anticapitalisme. Sa capacité à les exposer de manière claire, rigoureuse et synthétique est indiscutablement la grande force de ce livre, qui pourrait compter comme un ouvrage de référence destiné à celles et ceux qui souhaitent découvrir ou approfondir la connaissance des liens entre l’écologie politique et le marxisme. La plume de Paul Guillibert n’est jamais polémique : il discute avec honnêteté les limites de chaque proposition, non pas en elle-même mais dans sa capacité à s’articuler à d’autres propositions théoriques.

L’auteur prend comme point de départ les deux grandes impasses actuelles de l’écologie, qu’il cherche à dépasser. La première tient à l’espérance du salut dans le technosolutionnisme. La deuxième, nommée « écologie domestique » et destinée à réussir la transition écologique, en appelle presque exclusivement à l’éthique individuelle. Il présente ensuite succinctement la majorité des courants de l’écologie politique qu’il synthétise par un arbre des pensées de l’écologie humaine (p. 36). C’est en parcourant toutes les branches de cet arbre avec les outils de la critique marxiste que Paul Guillibert tente de construire une « écologie politique du travail ».

Lire aussi sur Terrestres : Frédéric Keck, « Animaux de tous les pays, unissez-vous ! », mars 2024.

L’ouvrage est divisé en trois chapitres. Le premier expose les différentes théories critiques du capitalisme susceptibles de nous éclairer sur les causes profondes de l’écocide en cours. Citant Éric William, un penseur marxiste : « Pas une seule brique de la ville de Bristol n’a été façonnée sans le sang d’un esclave » (p. 52), il part du constat que l’exploitation ouvrière dans les pays occidentaux est complémentaire de l’esclavage et du colonialisme.

Pour autant, l’auteur estime que le concept de plantationocène de Donna Haraway et Anna Tsing est bien trop englobant et homogène pour saisir toute la diversité des modes d’aliénation et d’exploitation du capitalisme. Il s’appuie sur les approches féministes et écoféministes sur le travail de reproduction pour considérer l’économie comme une activité scindée en deux sphères distinctes et inséparables, condition l’une de l’autre : celle du travail majoritairement masculin, producteur de valeur économique, et celle du travail majoritairement féminin dit de « reproduction », à l’intérieur de l’espace domestique ou bien dans des espaces domesticisés. Alors que nombre de propositions féministes interprètent la séparation entre espace productif et espace reproductif comme une technique de pouvoir, pour les écoféministes du courant de la subsistance, le travail dit de « reproduction » est un des lieux privilégiés de la résistance au capitalisme et de la construction de l’autonomie matérielle et politique, d’entretien et soin du vivant. Ce travail perd ainsi la connotation négative d’un travail seulement aliénant, dominé, et contraire à l’émancipation. L’auteur en déduit que le dépassement de la dualité entre production et reproduction ouvre des « voies normatives plus concrètes en termes de réorganisation de la vie quotidienne ».

Les femmes au travail dans l’agriculture pendant la guerre de 1914-1918. Wikimedia commons.

Au terme de cette partie, Paul Guillibert présente le capitalisme comme un double processus : l’exploitation du travail salarié, et l’appropriation du travail de reproduction et des forces naturelles. Il s’agit alors de « réintégrer la critique des forces productives dans la critique du capital », au sens où l’analyse marxiste doit dépasser la seule critique de l’exploitation du travail en l’intégrant dans une approche plus large du capital. Quant au capital, il est entendu comme rapport social total incluant un rapport au travail comme exploitable et source de valeur et un rapport à la nature comme appropriable et sans valeur (p. 79).

La nature travaille-t-elle ? Redéfinir le travail

La deuxième partie du livre se penche plus précisément sur le concept de travail, central dans le champ marxiste afin de construire un pont entre critique des forces productives et critique du capital. L’auteur passe en revue de nombreuses contributions en commençant par rappeler que le concept de travail défini comme activité séparée et élargie à la production de tous les besoins sociaux est une invention de la modernité. Il propose de définir le travail moderne dans le capitalisme comme une activité pénible, technique, fondée sur la division du travail, marque de la modernité capitaliste. En effet, le travail défini comme simple activité technique et pénible existe dans d’autres sociétés que les sociétés capitalistes.

Pour Paul Guillibert, on peut parler de mise au travail de certaines espèces ou de certains processus d’engendrement de la nature. Mais on ne peut pas dire que la nature dans son ensemble travaille.
 

Le propre du capitalisme étant de séparer le travail du reste des activités humaines, le travail est inséparable de la division du travail. Celle-ci est une conséquence de l’appropriation privée des moyens de production. Cette définition permet à Paul Guillibert d’affirmer que les animaux de l’élevage agro-industriel travaillent, et que l’on peut parler de mise au travail de certaines espèces ou de certains processus d’engendrement de la nature (p85). Par contre, on ne peut pas aller jusqu’à dire, à l’instar de Jason Moore

Cette clarification posée, l’auteur se met à distance de deux propositions théoriques du rapport entre humains et non-humains qu’il estime être des impasses stratégiques : d’une part l’antispécisme, qui se cantonne à une dénonciation morale et non politique, et d’autre part les philosophies du vivant, qui postulent la primauté du concept « vivant » et écrasent la dimension politique de l’écologie.

Lire aussi sur Terrestres : Paul Guillibert, « Jason W. Moore, cosmologie révolutionnaire et communisme de la vie », mai 2024.

Pour lui, la mise au travail du vivant et l’appropriation de la nature par le capitalisme procèdent d’une subsomption réelle en ce sens qu’elle change profondément la manière dont la dynamique productive du vivant et de la nature fonctionnent pour en tirer le maximum de productivité. Par exemple, la modification de la vie à l’échelle de l’ADN « marque  une rupture historique dans les formes d’appropriation ». L’auteur note pertinemment que le maïs transgénique MON810 de Monsanto, qui modifie profondément les processus d’engendrement du vivant, suppose conjointement des appareillages et connaissances scientifiques poussées issues du privé, et des droits de propriété sur ce vivant nouvellement engendré.  C’est par cette subsomption réelle et surtout totale de la nature que le capitalisme se définit. Ce parcours permet à Paul Guillibert de proposer une cartographie et un schéma des usages productifs de la nature (p. 130) afin d’identifier la spécificité des usages capitalistes.

Grève, communs et décroissance : les piliers du « communisme du vivant »

La troisième partie de l’ouvrage explore les pistes et les stratégies possibles d’émancipation des humains et du vivant hors des griffes du capitalisme. L’auteur propose pour cela une écologie de la classe ouvrière qui repose sur trois piliers, trois praxis : la grève, les communs et la décroissance. L’articulation de ces trois piliers constitue ce qu’il appelle le « communisme du vivant ».

Contre les écomodernistes marxistes comme le géographe étasunien Matt Huber, l’auteur estime à juste titre que la décroissance de la production et de la consommation est une dimension incontournable de l’émancipation et que le communisme ne peut être qu’un « communisme de la décroissance » (p. 154), ainsi que le formule l’économiste japonais Kohei Saito. Cette décroissance n’est pas principalement quantitative, elle est d’ordre structurel : c’est une « transformation radicale de l’organisation du travail » (p. 155).

Femmes récoltant des asperges, Ontario, Canada, 1986. Wikimedia commons.

La transition serait alors engagée moyennant le maintien de revenus de transition pour les travailleurs des secteurs en décroissance et durant le temps pendant lequel que la sphère de la subsistance et de l’autonomie se développe. Cependant, cette proposition stratégique, qui n’est pas neuve, est présentée trop rapidement. Elle reste prise dans une contradiction difficile à lever : comment faire décroître la production si on maintient des niveaux de revenus qui soutiennent la consommation ? Certes, l’auteur espère que la baisse nécessaire et drastique des hauts revenus va contribuer à la baisse de la production des biens les plus artificiels et polluants, mais nous savons que cela ne sera pas suffisant en termes de limites écologiques. En effet, la décroissance ne peut pas se limiter à un changement dans la répartition des revenus car ce sont aussi les modes de vies de la classe moyenne qui sont actuellement fondés sur des logiques productives insoutenables.

Comment imaginer que l’État acceptera de piloter une baisse de la production et de démanteler des infrastructures qui sont à la source de son pouvoir ?

C’est là que se trouve la principale limite de ce livre : l’auteur entend extraire des pistes stratégiques à partir de la théorie, alors même que la sortie du capitalisme nécessite une transformation radicale, voire révolutionnaire, des institutions. Or, cette transformation ne saurait être une simple technique, ni la mise en application d’une feuille de route. Elle est création du nouveau non réductible à un processus stratégique : c’est une praxis instituante. Comme le formule Cornelius Castoriadis, elle est ce « faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie

Lire aussi sur Terrestres : Geveviève Azam, « Planification écologique : frein d’urgence ou administration de la catastrophe ? », septembre 2023.

Conscient de la difficulté de proposer une alliance autour du mot d’ordre de « décroissance », Paul Guillibert propose le mot d’ordre de « communisme du vivant », plus positivement connoté. Ce « communisme du vivant » est une « cosmologie qui insère la lutte des classes dans les mondes vivants dont elle dépend, une politique de la vie ou une biopolitique par en bas contre la croissance illimitée du profit » (p. 175).

Il s’agit d’une transition « civilisationnelle et pas seulement économique ou énergétique », qui, au vu de notre héritage infrastructurel, nécessite selon l’auteur une dose de planification étatique, un « moment étatique » (p. 175).

La démarche purement philosophique de l’auteur trouve certainement ici une de ses limites. Conscient que la construction théorique du mot d’ordre de l’alliance est insuffisante en soi, il est poussé à faire des propositions stratégiques qui ne peuvent donc avoir qu’une nature technique éloignée de la praxis. Il est vrai en logique, déduite de la théorie, que la transition vers le communisme du vivant nécessite un moment de planification de taille nationale et donc étatique. Mais comment imaginer en réalité un tel moment ? Comment imaginer que l’État acceptera de piloter une baisse de la productivité, de la production, de démanteler des infrastructures inutiles, de permettre la réappropriation commune des moyens de production et donc finalement de baisser la masse totale des revenus alors que ces revenus et ses infrastructures sont la source de son pouvoir ? Ils lui permettent de payer ses fonctionnaires, ses policiers, ses élus, ses militaires… tous nécessaires à sa puissance et à sa raison d’être.

Une alliance politique ne peut pas être seulement la conséquence de la prise de conscience des causes communes de l’exploitation et de l’aliénation.

Si on peut imaginer que le rapport de force au sein des institutions du capitalisme peut conduire à infléchir les politiques publiques vers plus de solidarité, de réduction des inégalités, de protection des plus faibles, en revanche cet infléchissement s’arrête au seuil de la décroissance économique, la croissance étant la source de la puissance de ces institutions.

Si la décroissance est incontournable, elle ne peut pas se penser dans un moment étatique mais plutôt dans un moment révolutionnaire, comme une fracture institutionnelle venant ouvrir des possibles, laisser se développer des fragments, des germes du communisme du vivant avec un État en recul, en décomposition, en déconcentration, en crise, un moment d’État ingouvernable plutôt qu’en planification nationale. C’est la condition pour laisser l’espace à l’inouï, à l’imprévisible qu’est la décroissance matérielle dans un monde porté depuis trois siècles par l’imaginaire de l’expansion illimitée.

Comment penser les alliances politiques entre des groupes éloignés ?

Dans sa conclusion, Paul Guillibert appelle à un rapprochement entre luttes ouvrières, luttes écologiques et luttes anticoloniales et antiracistes. Cet arpentage théorique contribue à clarifier les débats et les controverses qui traversent les mouvements de contestation. Cela permet de dépasser l’opposition superficielle entre l’exploitation ouvrière et la destruction de la nature. En ce sens, c’est un livre utile pour les luttes écologiques anticapitalistes.

Mais ce travail théorique n’est pas suffisant pour contribuer à forger les collectifs, les communautés qui défendront le « communisme du vivant ». Comme le pointe l’auteur dans sa conclusion, ce projet politique est vain sans constitution d’une nouvelle communauté politique qui le porte.

Une alliance politique ne peut pas être seulement la conséquence de la prise de conscience des causes communes de l’exploitation et de l’aliénation. La communauté politique n’émerge pas, n’est pas la conséquence d’un effort de théorisation mais d’une praxis dont l’effort de théorisation n’est qu’une dimension, souvent limitée. 

Pour reprendre la célèbre phrase de Marx, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit de la transformer ». Il pourrait être utile de faire un pas de plus et penser aussi les conditions d’une praxis instituante de cette communauté politique, une praxis « comme expression même de l’action émancipatrice », ainsi que le formulait Marx.

Femmes travaillant à l’usine TexTunis à Soliman, Tunisie, 2005. Wikimedia commons.

C’est au cœur d’une praxis qui articule les pratiques des militants écologiques, les luttes ouvrières et les expérimentations d’alternatives et d’autonomie de subsistance que pourra naître cette nouvelle communauté. Or, relier théorie et pratique nécessite un territoire, un sol à taille humaine, et pas seulement une carte stratégique afin que cette relation devienne une réalité sensible, incarnée, un chemin de transformation et de création qui se sédimente dans les corps par l’expérience.

C’est une autre limite de ce livre qui se propose de trouver les concepts de l’alliance. Le territoire d’une praxis ne peut pas être trop grand sans perdre la possibilité d’une action transformatrice réelle et radicale. Dans la conclusion, l’auteur déplore « l’absence de solidarité contre l’opération Wuambushu

Comment développer la décroissance, l’autonomie et la subsistance, alors même que plus de 80 % de la population française vit dans une ville ?

Mais cette dénonciation pose question : comment, alors que les habitants concernés vivent sur deux territoires si éloignés, faire émerger une alliance et une communauté politique concrète ? Certes, les luttes lointaines sont des sources d’inspirations incontournables pour les luttes locales. Mais « inspiration » n’est pas synonyme d’« alliance stratégique concrète ». Les luttes nécessitent une socialisation politique réelle, physique, immédiate et sensible qui dépasse le moment d’inspiration et d’imaginaire. C’est la force matérielle du capitalisme que d’être capable d’aliéner à la même logique autant de groupes humains et non humains si éloignés, limitant de fait les alliances pratiques et durables et les communautés politiques de résistance.

Même au sein du territoire de la métropole déjà vaste, les alliances concrètes butent sur la distance géographique et l’inscription dans le territoire du capitalisme, modelé par la métropolisation qui sépare les groupes sociaux et les moments sociaux. Nous savons qu’il faut faire ces alliances. Mais l’obstacle n’est pas d’ordre philosophique, il est d’ordre matériel. Comment développer la décroissance, l’autonomie et la subsistance, alors même que plus de 80 % de la population française vit dans une ville ? Alors que l’urbanisation est le phénomène le plus massif du capitalisme moderne ?

Personne ne peut y répondre globalement, juste donner quelques pistes, quelques jalons théoriques possibles à la praxis des luttes et des expérimentations. Lu en ce sens modeste, le livre de Paul Guillibert est très utile.


Image d’accueil : Femmes triant et classant des pêches pour la vente au marché, Ontario, Canada, 1986. Wikimedia commons.

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Notes

17.02.2025 à 15:09

Les métamorphoses de la Terre : de poussières d’étoiles à planète

Nathalie A. Cabrol

La perspective écologique est indissociable d'un regard sur l'histoire longue de la Terre et l'origine de la vie depuis le chaos primordial. Comme le rappelle l'astrobiologiste Nathalie Cabrol, la vie n’est pas « apparue » sur Terre : elle en est issue, et l’évolution des deux est depuis irrémédiablement liée. Ce texte offre un voyage saisissant de la formation de l'univers jusqu'à la naissance de la Terre.

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Texte intégral (3433 mots)
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Ces bonnes feuilles sont extraites de l’ouvrage de Nathalie Cabrol, Inséparables, Les destins croisés de la Terre et de la vie, Paris, 2025, Julliard.


Malgré l’apparente séparation entre la vie et l’environnement terrestre, une profonde interdépendance les relie par le biais de la coévolution, par laquelle les organismes vivants et leur environnement s’influencent et se modifient mutuellement au fil du temps. En d’autres termes, les changements de l’environnement influencent l’évolution de la vie et les organismes vivants façonnent l’environnement. La vie ne peut donc pas être séparée de l’environnement parce qu’elle en fait partie intégrante et qu’elle en a émergé. L’origine de cette synergie remonte bien au-delà de la naissance de notre planète. En fait, elle remonte à la naissance de l’univers lui-même. Et, non, la Terre est ancienne, mais elle n’est pas si vieille que ça. Alors, comment est-ce possible ? Pour le comprendre, il faut en revenir aux composantes élémentaires de la vie. Dans les instants qui suivirent le Big Bang, l’univers était extraordinairement chaud et dense. L’hydrogène et l’hélium se formèrent alors et devinrent les éléments constitutifs de toute matière. Avec le temps, l’univers continua son expansion et se refroidit. La gravité commença à rassembler la matière, formant des étoiles et des galaxies, les étoiles jouant un rôle crucial dans la composition chimique de l’univers. Grâce à la fusion nucléaire, elles convertissent l’hydrogène en hélium dans leur noyau, puis l’hélium en éléments plus lourds tels que le carbone, l’oxygène, le fer, entre autres. Ces éléments lourds sont libérés dans l’espace à la fin du cycle de vie de chaque étoile par dispersion progressive ou lors d’explosions cataclysmiques dans des supernovæ. C’est ainsi que ces poussières d’étoiles expulsées par des multitudes de générations d’objets stellaires ont contribué à la formation d’innombrables systèmes planétaires dans l’univers. Et c’est par ce même processus que notre Système solaire s’est formé dans la Voie Lactée, il y a un peu moins de cinq milliards d’années.

L’univers continua son expansion et se refroidit : la gravité commença à rassembler la matière, formant des étoiles et des galaxies, les étoiles jouant un rôle crucial dans la composition chimique de l’univers.

Dans l’obscurité de l’espace, un nuage interstellaire froid s’est effondré par gravité pour former une protoétoile – notre futur Soleil. Ce qui restait de matière se mit en rotation autour de l’étoile embryonnaire, formant un disque protoplanétaire dans lequel des particules de matière à peine visibles à l’œil nu dérivaient dans le chaos initial d’un Système solaire naissant. La taille de ces poussières pouvait sembler insignifiante à l’échelle de l’univers, et pourtant, elles portaient déjà en elles le potentiel de quelque chose d’extraordinaire. Ces grains passaient au travers de nuages de gaz tourbillonnants, vestiges d’anciennes explosions stellaires. Aussi petits qu’ils soient, ils avaient déjà une identité et une personnalité, d’un point de vue physique et chimique. Et ce n’était pas le fruit du hasard non plus. Ils étaient constitués de ce que l’on pourrait considérer comme l’équivalent d’une empreinte génétique, celle de tous les événements qui avaient amené à leur formation, une lignée qui remontait à la naissance de l’univers. Ils étaient aussi tous apparentés les uns aux autres, comme une famille issue du même pool génétique, et portant les signatures spécifiques de ce coin de notre galaxie au moment précis de leur formation.

Pour ces minuscules grains de matière, le temps n’avait aucune signification. Comme une respiration, ils dérivaient dans l’espace, se contractant et se dilatant lentement, alors qu’ils tournaient autour d’une lueur lointaine et que leur température changeait. Avec le temps, ils furent soumis à une attraction grandissante, comme entraînés vers un point central. Quelque chose se passait, quelque chose de beaucoup plus grand et puissant que les grains eux-mêmes, et dont ils devenaient partie intégrante. L’attraction gravitationnelle d’une masse naissante et croissante, la future Terre, les faisait s’agglomérer entre eux. De poussières d’étoiles à particules planétaires, ils commençaient à former une fraction de ce monde émergent.

Au fil de millions d’années, ils furent intégrés à un disque de matière en expansion et en rotation. À mesure que la protoplanète grandissait, d’autres grains et globules de matière étaient attirés. Les collisions et les fusions s’enchaînaient, entraînant souvent la destruction, mais reconstruisant sans relâche. À chaque instant de ce processus, la limite séparant ces grains et leur identité étaient redéfinies. Bien plus tard, des amas de matière plus importants se formèrent, y compris des fragments de roche et des minéraux. Chaque nouvelle collision engendrait une énergie extraordinaire et, bientôt, un petit monde incandescent se mit à luire d’un éclat rouge, un monde si chaud que sa surface était en fusion, et qu’il était devenu impossible alors de séparer les grains individuels de la masse indéfinie d’un océan de magma en ébullition.

L’aube de la Terre

Quelque chose d’autre se produisait. Des volutes de gaz s’échappaient de la lave refroidissant. Elles étaient émises par des volcans nouvellement formés, enveloppant la jeune planète d’une atmosphère primordiale. Alors que la température de la Terre continuait à baisser et que sa surface se solidifiait en une fine croûte, la vapeur se condensait finalement en gouttelettes, formant des nuages. La première pluie tomba sur la surface. Elle allait durer des millions d’années. Au fil du temps, et avec l’apport de glace provenant de comètes, les dépressions de la jeune Terre se remplirent d’eau, créant des rivières, des lacs et des océans. Le cycle hydrologique que nous connaissons se mit alors en place. L’eau qui s’écoule des glaciers, qui ruisselle sur les pentes ou qui coule de nos robinets a parcouru la Terre depuis sa formation. Pensez-y lorsque vous remplissez votre verre. Avant même d’être intégrée à la Terre, cette eau a voyagé dans l’espace et le temps sous de nombreuses formes et différents états pendant des milliards d’années, d’atomes à molécules, jusqu’à ce liquide maintenant prisonnier de votre verre. Et, alors que vous la buvez, vous n’êtes qu’un réceptacle temporaire avant qu’elle n’aille rejoindre une nouvelle fois le cycle hydrologique terrestre. Dans quelques milliards d’années, elle sera de retour dans l’espace interstellaire, et, qui sait, peut-être un jour ruissellera-t-elle de nouveau à la surface d’un autre monde.

Avant même d’être intégrée à la Terre, l’eau a voyagé dans l’espace et le temps sous de nombreuses formes et différents états pendant des milliards d’années, d’atomes à molécules, jusqu’à ce liquide maintenant prisonnier de votre verre.

Mais à cette époque, les grains de poussière cosmique commençaient à peine à transférer leur identité physique et chimique à l’intérieur, à la surface rocheuse, à l’atmosphère et aux océans de cette toute nouvelle planète. Avec le temps, ce monde naissant allait subir de nombreuses transformations. Mais, à l’aube de la Terre, ces petites particules jouèrent un rôle fondamental dans le façonnement de l’environnement primitif et fixèrent les règles de l’émergence d’une biosphère dynamique à venir. Tout ce qui s’est produit depuis sur notre planète, y compris la probabilité et les limites de la vie qui pourrait y émerger un jour, tout a commencé là.

Lire aussi sur Terrestres : Ursula K. Le Guin, «La théorie de la Fiction-Panier », octobre 2018.

La composition de la Terre est héritée du disque protoplanétaire dont elle est née. Il a donné à notre planète sa propre identité. Le temps, les cycles planétaires et astronomiques, ainsi que les cataclysmes cosmiques et environnementaux ont ajouté des niveaux de complexité, mais c’est de là que nous sommes tous issus : atomes, molécules, poussières et glace assemblés à partir d’un chaos primordial dans l’obscurité de l’espace, de la plus petite des bactéries au génie le plus extraordinaire. À ce stade précoce, ce petit point dans l’univers était notre demeure en devenir et contenait déjà la possibilité improbable de notre apparition, nous tous, encore fusionnés et indifférenciés au sein de la Terre primitive. À l’époque, nous ne faisions qu’un avec l’environnement et, comme nous le verrons, c’est toujours le cas.

La composition de notre planète n’a pas seulement créé un lien complexe et profond entre la Terre et la vie. Toutes deux sont constituées des mêmes éléments, seulement organisés différemment. La vie n’est pas « apparue » sur Terre ; elle en est issue, et l’évolution des deux est irrémédiablement liée depuis lors. Mais alors que la surface de la Terre refroidissait toujours, l’idée même de la vie était encore lointaine. Notre planète n’était qu’un point rougeoyant parmi des milliards d’autres dans la galaxie, juste la dernière-née dans l’infinitude de l’espace. Mais les choses allaient bientôt changer.

Ce temps reculé était l’Hadéen, si loin dans le passé qu’il n’en reste que très peu de traces aujourd’hui. Seules quelques rares formations rocheuses datant de plus de 3,9 milliards d’années subsistent encore. L’érosion et la tectonique des plaques ont détruit les vestiges de notre histoire géologique la plus ancienne. Il y a 4,6 à 4 milliards d’années (la durée de l’Hadéen), la Terre était une forge planétaire où tous les éléments étaient fusionnés ensemble. Imaginez un instant que vous soyez les témoins du chaos et de la destruction qui ont accompagné le début de notre monde.

Photographie de la Terre prise par la sonde Voyager 1 le 14 février 1990. On distingue un minuscule point bleue à travers le faisceau du soleil. Le tout est perdu dans le vide.

Le Système solaire interne était alors embouteillé par des dizaines de planétoïdes de la taille de Mars. La plupart d’entre eux entrèrent en collision pour former Mercure, Vénus, la Terre et Mars. D’autres furent détruits et d’autres encore, comme nous le montre l’observation des exoplanètes, ont probablement été expulsés du Système solaire, devenant des planètes vagabondes errant depuis sans étoile dans l’immensité de l’espace. Des vagues d’astéroïdes et de comètes allaient encore produire des collisions monstrueuses pendant plus d’un milliard d’années, écrasant tout sur leur passage, provoquant des ondes de choc terrifiantes sur la Terre, et faisant à nouveau monter la température.

Des vagues d’astéroïdes et de comètes allaient encore produire des collisions monstrueuses pendant plus d’un milliard d’années, écrasant tout sur leur passage, provoquant des ondes de choc terrifiantes sur la Terre, et faisant à nouveau monter la température.

De collisions en impacts, et d’explosions en éruptions, notre monde a survécu à un baptême du feu. Le plus dangereux de tous fut délivré par Theia, un planétoïde de la taille de Mars, il y a près de 4,5 milliards d’années. Dans l’obscurité de l’espace, il apparut à l’horizon de la Terre, grossissant d’heure en heure, chargeant vers notre jeune planète à près de 10 kilomètres par seconde. La collision était inévitable et fut apocalyptique. L’intensité de l’impact vaporisa partiellement les deux mondes, produisant une grande quantité de débris qui, une fois éjectés dans l’espace, créèrent un anneau de matière autour de la Terre.

Au fil du temps, ces débris s’assemblèrent et se refroidirent, pour former la Lune que nous connaissons aujourd’hui. Ce scénario est confirmé par les échantillons des missions Apollo, qui montrent une composition assez proche entre les roches lunaires et le manteau terrestre. Ce qui est moins clair, en revanche, c’est le temps qu’il a fallu pour que notre satellite se forme. Qu’il ait fallu quelques heures ou quelques millions d’années, la Terre avait trouvé alors un compagnon qui se lèverait et se coucherait dans son ciel pour des éons à venir, changeant à jamais notre ciel nocturne. Mais ne pensez pas un instant que ce ciel ressemblait à ce que nous connaissons actuellement. À l’époque de sa formation, la Lune, beaucoup plus proche de la Terre, serait apparue quinze fois plus grosse dans le ciel qu’elle ne l’est aujourd’hui ! Dès lors, l’attraction gravitationnelle combinée de la Lune et du Soleil allait provoquer des marées dans les océans terrestres.

Des cristaux témoignent

À l’époque, notre planète était encore un enfer chaotique fait de volcans en éruption, de températures impossibles, et d’un barrage constant de comètes et d’astéroïdes. Cet environnement cauchemardesque fut pourtant le milieu dans lequel se formèrent les « briques de la vie », les plus petits éléments constitutifs de tous les êtres vivants. Vint ensuite la vie. Nous avons trouvé des indices intrigants de cette émergence dans de minuscules cristaux de zircon à peine deux fois plus gros qu’un cheveu humain, et dissimulés dans certaines des plus anciennes roches terrestres. Dans une région reculée de l’Australie-Occidentale, des géologues ont mis au jour des centaines de ces cristaux vieux d’un peu plus de quatre milliards d’années – sur les terres d’un élevage de moutons. Ces zircons ne sont pas non plus des cristaux ordinaires. Ils ont survécu aux conditions les plus difficiles des débuts tumultueux de notre planète. Et ce qui les rend si uniques, c’est leur capacité à préserver les secrets de son passé.

Des cristaux retrouvé en Australie ayant survécu aux conditions les plus difficiles des débuts tumultueux de notre planète bouleversent notre connaissance du moment où la vie aurait pu commencer sur Terre.

Pour comprendre leur importance, parlons brièvement des isotopes, qui sont des atomes ayant le même nombre de protons (des particules subatomiques avec des charges positives) mais un nombre différent de neutrons (qui ont à peu près la même masse qu’un proton mais sans charge électrique). Ils sont assez semblables chimiquement, mais leur masse et d’autres propriétés varient. Les géologues utilisent leurs rapports pour comprendre l’origine des roches et des minéraux. En étudiant les zircons des Jack Hills, ils ont fait une découverte étonnante. Un échantillon de carbone provenant de deux particules microscopiques de graphite à l’intérieur de certains cristaux était enrichi de 2 % en carbone, ce qui suggère que la vie aurait pu déjà être présente sur Terre en ces premiers moments tourmentés de l’Hadéen. Comment le sait-on ? Parce qu’il se trouve que la vie a tendance à être paresseuse et à opter pour la forme de carbone la plus légère lorsqu’elle le peut. Cette préférence laisse une marque distinctive dans les rapports isotopiques de la matière organique qu’elle produit. Lorsque les chercheurs examinèrent les zircons des Jack Hills, ils constatèrent un appauvrissement en carbone 13, signe possible que la vie utilisait la forme la plus légère (carbone 12) pour son métabolisme, car elle demande moins d’énergie pour briser ses liaisons chimiques.

Davantage de travaux seront nécessaires pour comprendre la portée véritable de cette découverte, mais, quoi qu’il advienne, ces cristaux sont plus que de simples cristaux ; ce sont de minuscules machines à remonter le temps qui nous emmènent à la découverte des premiers moments de la Terre, un voyage qui pourrait repousser notre estimation de l’aube de la vie. Ces zircons ont 4,1 milliards d’années. Le graphite qu’ils contiennent est encore plus ancien. Leur découverte a bouleversé notre connaissance du moment où la vie aurait pu commencer sur Terre, reculant notre estimation antérieure de centaines de mil- lions d’années, peut-être, immédiatement après que la surface s’est refroidie. Mais plus encore, cette découverte ne nous parle pas seulement d’un passé lointain ; elle met également en évidence l’incroyable résilience et l’adaptabilité de la vie tout au long de l’histoire de la Terre, même dans les environnements les plus extrêmes. L’histoire de ces zircons souligne aussi la nature changeante de l’habitabilité d’une planète.


Lire aussi sur Terrestres : Sebastian V. Grevsmühl, «Quitter la Terre ?», novembre 2024.

Photo d’ouverture : Collines de Jack de la montagne de Narre Gneiss en Australie, là où a été retrouvé le plus ancien matériau de la Terre, le zircon. Crédits : NASA/GSFC/METI/ERSDAC/JAROS, and U.S./Japan ASTER Science Team


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12.02.2025 à 22:11

Habiter les Antilles à l’heure de l’Anthropocène

Centre des Politiques de la Terre

Plantations de bananes, industries pétrochimiques, relations scientifiques et habitantes à un volcan actif, algues proliférantes.… Une série de quatre capsules sonores qui esquissent une écologie politique de la Martinique.

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Texte intégral (1132 mots)
Temps de lecture : 4 minutes

En mai 2024, un groupe de trente étudiant·es et chercheur·euses a participé à un dispositif pédagogique d’écologie politique en Martinique : le Campus Anthropocène. Cette semaine d’enquête a été l’occasion d’approcher un certain nombre des problèmes qui maillent le territoire des Antilles. Une traversée qui les a mené de l’ère des plantations de bananes à celle des industries pétrochimiques, de l’histoire de l’observation scientifique de la montagne Pelée aux stratégies d’adaptation des habitants sur un volcan actif, sans oublier la contamination des habitant·es par des polluants environnementaux tel que le chlordécone.

Voici un compte-rendu de ces bribes de recherche sous la forme de quatre capsules sonores, qui entrecroisent les paroles pour esquisser une écologie politique de la Martinique.

La Plantation, et après ?

L’expérience de l’agriculteur biologique Alexandre Terne, en dialogue avec les participant·es du Campus Anthropocène, vient faire écho à la recherche du toxicologue et biochimiste Xavier Coumoul pour rendre saillantes les difficultés à cultiver des terres empoisonnées par des cocktails de pesticides. Comment viser une perspective d’autonomie alimentaire de la Martinique avec ces legs coloniaux des entreprises agricoles qui contaminent les sols sur le long terme ?

Sur ce sujet, lire aussi dans Terrestres : Malcom Ferdinand, « La bananisation des Antilles, histoire d’une colonisation agricole », octobre 2024.

Cohabiter avec les sargasses ?

Sylvie Becrit, présidente de l’association « Petite France et baie du Simon », et le médecin urgentiste Thierry Lebrun présentent les effets néfastes qu’engendre la présence de sargasses sur le quotidien matériel et la santé des riverain·es de la Martinique. Ces témoignages rencontrent l’écologie de ces algues décrite par l’anthropologue Florence Ménez. Comment ces non-humaines peuvent-elles être à la fois des entités naturelles et un problème de politique publique ?

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Savoir-habiter sur le flanc d’un volcan

Guylène Joseph-Angélique, 2ème adjointe au maire du Prêcheur, nous fait visiter sa commune en expliquant les risques que présentent les lahars — des coulées de boues et de roches dévalant les flancs de la montagne Pelée — pour ses habitant·es. Ses propos résonnent avec les recherches menées par la géophysicienne et psychosociologue Maud Devès à propos des crises et catastrophes. Comment les martiniquais·es vivent-iels sur un territoire en prise avec de puissants et multiples phénomènes « naturels » et dangereux ?

La raffinerie des Antilles-Guyane : risques majeurs et transition énergétique

L’ingénieure responsable de la maîtrise des risques industriels, Stéphanie Theverin, guide le tour en car du site Seveso de la raffinerie de pétrole Antilles-Guyane – la SARA. Puis le technicien « travaux » Hubert Citee et le chef du service « fabrication » David Moetus mettent en avant ce qu’a mis en place la SARA pour répondre aux menaces écologiques auxquelles son existence soumet les populations riveraines. Enfin, Michel Yp-Tcha, directeur de la stratégie et de l’innovation, explique les défis de la transition énergétique au sein de la SARA. Ces présentations sont mises en perspectives par le politiste et sociologue Yann Bérard qui replace l’entreprise pétrochimique dans l’histoire moderne de la France d’Outre-mer, puis dans l’actualité des politiques territoriales de la Martinique, et enfin dans le cadre des limites planétaires. Comment la transition énergétique révèle-t-elle les multiples vulnérabilités et dépendances du territoire martiniquais ?


Pour aller plus loin, il est possible de consulter le compte-rendu complet (en PDF) de cette semaine du Campus Anthropocène en Martinique, coorganisé par le Centre des Politiques de la Terre avec le laboratoire PHEEAC (Pouvoirs Histoire Esclavages Environnement Atlantique Caraïbe) de l’Université des Antilles/CNRS.

Les capsules sonores ont été réalisées par l’artiste sonore Maya Boquet (Lighthouse Company) à partir des enregistrements de l’anthropologue Florence Ménez et de l’étudiante de licence en science politique Lucie Loustanau.

Les dessins ont été réalisés par l’illustrateur et graphiste Lucas Pernock.

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09.02.2025 à 09:23

TGV Lyon-Turin : quand l’alibi écologique cache un projet ravageur

Daniel Ibanez  ·  Frédéric Paschal

La presse s’en est régulièrement moqué : « des écolos s’opposent au train ! ». Mais les écolos ont d’excellentes raisons de contester le Lyon-Turin, et les auteurs de cet article les exposent mieux que personne. Alors qu’un réchauffement de 4°C menace les montagnes, est-ce le moment de les saccager avec une méga-infrastructure ? Et si on utilisait ce qui existe déjà ?

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Texte intégral (4538 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

Depuis les débuts de la révolution industrielle, les tunnels sont une condition essentielle de l’accélération des flux logistiques terrestres : routiers ou ferroviaires, ils suppriment en effet les obstacles physiques. Leur construction, motivée par des enjeux économiques, politiques et géostratégiques, bouleverse les modes de vie des populations, notamment à cause de l’accaparement des terres. Au XXème siècle, la métropolisation concentre géographiquement les populations mais augmente les besoins en mobilité, aboutissant à la multiplication d’infrastructures au service d’un régime de croissance et de délocalisation des productions.

Une prise de conscience des saccages de cet emballement s’est toutefois développée depuis plusieurs décennies. La documentation du dépassement des limites planétaires permet d’alerter sur la fragilité de nos écosystèmes et – espérons-le – d’opérer un renversement de tendance.

Si la contestation des projets d’infrastructures routières s’est aujourd’hui élargie, l’opposition aux projets ferroviaires peine à mobiliser. N’est-il pas nécessaire de décarboner le transport ? N’est-il pas souhaitable de renforcer le rail public ? Dans cet article, nous voulons établir qu’il faut pourtant s’opposer au train à grande vitesse reliant Lyon à Turin. Nous démontrons que, loin d’apporter des améliorations environnementales ou de soutenir le service public, ce projet est un gouffre financier, dévastateur pour l’environnement, fondé sur une vision passéiste des échanges marchands, du « toujours plus vite et plus loin ». Comme pour le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et l’autoroute A69, nous démontrons que l’existant répond aux besoins en préservant l’environnement et les territoires. Nous plaidons donc pour le renforcement des trains du quotidien et pour le développement du transport ferroviaire par le report des marchandises de la route vers le rail.

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Déconstruire les affirmations simplistes

Il nous faut d’abord revenir sur quelques arguments sommaires souvent présentés comme des évidences.

1️⃣ « La date de création d’une infrastructure (XIXème siècle) est un obstacle pour répondre aux enjeux du XXIème siècle »

À titre de comparaison, la ligne 1 du métro parisien, mise en service en 1900, fait circuler une rame toutes les 85 secondes, c’est l’une des plus modernes du réseau métropolitain. Une infrastructure du XIXème siècle peut donc répondre à des enjeux du XXIème siècle pour autant que les voies et l’exploitation soient modernisées.

2️⃣ « Les obstacles physiques comme la montagne entraînent des pertes de parts de marché »

Si, comme on peut a priori le penser, la montagne et les pentes en altitude constituaient l’obstacle au développement d’un fret ferroviaire performant, pourquoi le fret ferroviaire est-il partout en France le parent pauvre du transport de marchandises, même là où il n’y a pas de montagne ?

3️⃣ « Seule une nouvelle infrastructure ferroviaire permettrait de limiter la croissance du nombre de poids lourds sur la route »

Depuis 1993, il n’y a pas eu d’augmentation du nombre de poids lourds circulant dans les Alpes du Nord entre la France et l’Italie par les tunnels de Fréjus et du Mont-Blanc, et ce malgré la mise en service d’autoroutes en Haute-Savoie et en Savoie pour desservir ces deux tunnels. Dans le même temps, le volume des marchandises transportées par le ferroviaire a été divisé par cinq. La création d’autoroutes dans les Alpes n’a donc pas favorisé l’augmentation du volume de marchandises. Pour que le transport de marchandises se développe, il faut un producteur et un client. Dès lors que la France ne produit plus d’acier et que Fiat ne produit plus ses voitures à Turin, le flux diminue. Une nouvelle voie ferrée ne modifiera pas la donne. Surtout, la majorité des marchandises consommées en France et en Italie provient d’Asie et transite par le canal de Suez : elles circulent sur un axe Nord/Sud, et non pas sur un axe Est/Ouest. Une seconde infrastructure ferroviaire en Maurienne n’amènera donc pas de croissance du transport des marchandises.

4️⃣ « Dans le domaine routier, seule une taxe est dissuasive. L’écotaxe est donc le moyen de favoriser le report modal vers le rail »

Dans les Alpes, cette idée se heurte à la réalité : le transport ferroviaire de marchandises est 30 % moins cher que la route

5️⃣ « Favoriser le ferroviaire, c’est développer le service public »

Cette affirmation est malheureusement fausse, notamment du fait de la politique européenne visant à la privatisation des réseaux et de l’exploitation ferroviaire en favorisant dans ses financements les projets en Partenariat Public Privé (PPP), ce qui est le cas du projet Lyon-Turin

Ces clarifications faites, il convient d’évaluer la capacité et l’utilisation des infrastructures existantes avant de décider si une nouvelle infrastructure ferroviaire est nécessaire et souhaitable. Ce que nous ferons dans la suite de cet article, après un petit détour historique.

Site TELT Lyon-Turin de Villarodin-Bourget (novembre 2022). Wikimedia commons.

Comment le projet Lyon-Turin est-il né ?

La traversée des Alpes est un itinéraire essentiel pour les échanges commerciaux et les déplacements des personnes entre les nations européennes. Un premier tunnel ferroviaire de 13 km datant de 1871 permet de franchir les Alpes entre Modane et Bardonecchia. Au-delà des considérations économiques, sa justification revêt un caractère diplomatique prépondérant : au moment où sont décidés les travaux, la liaison de la Savoie au reste du royaume de Piémont Sardaigne était un gage de cohésion politique et militaire. 150 ans plus tard, grâce à son aménagement et son exploitation, le tunnel est toujours opérationnel. Deux tunnels routiers ont été creusés par la suite, mis en service en 1965 pour le Mont-Blanc et en 1980 pour le Fréjus. Le réseau autoroutier dessert ces deux tunnels.

L’idée d’une nouvelle ligne Lyon-Turin naît dans les années 1980, à l’initiative d’un Maire de Chambéry également président du Conseil Général de Savoie. Devenu opportunément ministre des Transports, il signe le schéma national des lignes à grande vitesse sans aucun débat public – la CNDP, Commission nationale du débat public, n’existe pas encore. Le schéma est soutenu par des politiques locaux, le lobby du BTP, ainsi que par certains syndicats qui y voient un important gisement d’emplois – en réalité assez surestimé. Il s’inscrit dans le plan de développement du TGV qui reste, pendant 20 ans, la priorité de la SNCF. Chaque grande ville veut être reliée à Paris, à une époque où les préoccupations écologiques sont balbutiantes, au moins dans l’opinion publique. Pendant ce temps, on abandonne le réseau des petites lignes qui passe d’environ 50 000 km dans les années 1950 à 27 500 km aujourd’hui.

Lire aussi sur Terrestres : Geneviève Azam, « Du remembrement au désenclavement : aux racine de l’autoroute A69 », mai 2024.

En 1991, le projet apparaît comme le plus ambitieux : il allie une ligne pour voyageurs à grande vitesse (LGV) promettant un parcours Paris-Milan en 4 heures et Lyon-Turin en 2 heures pour environ 3 milliards d’euros

En Suisse, il circule 15000 trains par jour, soit autant qu’en France, mais sur 3265 km de voies alors que la France en a 27483 km

Entre le milieu du XIXème siècle et la fin du XXème siècle, la mondialisation entraîne de profonds changements d’échelle : les réseaux de transport deviennent progressivement continentaux. Pour le train, le réseau national s’ouvre et s’interconnecte à l’Europe selon un objectif de maillage continental d’infrastructures de transport d’ici à 2030, dans un contexte d’uniformisation européenne sur les plans culturel, social, économique et technique. La mise en place d’un standard technique européen de signalisation permet une surveillance numérique identique des trains, qui permet à son tour de s’affranchir des particularités nationales et surtout des personnels locaux, remplacés par des automates à pilotage centralisé.

Dans le plan du réseau transeuropéen de transport (RTE-T) conçu par l’Europe, le Lyon-Turin ferait partie du corridor méditerranéen, un des maillons dits prioritaires d’un ensemble qui relierait Algesiras à la frontière Slovène (initialement annoncée de Lisbonne à Kiev). Cet axe permettrait le transport de marchandises et de matériel militaire

Vue schématique des liaisons ferroviaires existantes (en noir) et projetées (TGV en bleu, fret en vert) Turin-Lyon (voies françaises et internationales). Wikimedia commons.

Développer le ferroviaire : davantage d’infrastructures…

Compte tenu de la taille, de la durée et des coûts directs et indirects de ce genre de projets, rien ne permet de s’exonérer d’un diagnostic et d’un questionnement de leur pertinence. Que ce soit pour le transport des personnes ou celui des marchandises, l’évaluation doit porter sur les conditions d’exploitation de l’existant sans se contenter d’évidences simplistes : c’est ce qu’ont fait les administrations centrales considérant que l’existant permettait de répondre au besoin. Si comparaison n’est pas raison, on peut en effet s’interroger sur le fait qu’en Suisse par exemple, il circule 15000 trains par jour, soit autant qu’en France, mais sur 3265 km de voies alors que la France en a 27483 km

L’Autorité de Régulation des Transports (ART) communique des informations qui confirment cette sous-exploitation du réseau ferré et qui devraient interroger tous les partisans du ferroviaire – qu’il convient de distinguer des partisans des nouvelles infrastructures ferroviaires. Dans son rapport intitulé « Comparaison France – Europe du transport ferroviaire », l’ART nous apprend que si la France est la deuxième nation européenne pour la longueur du réseau ferré, elle est la septième pour le nombre de trains en circulation par km de réseau ferré

C’est la raison pour laquelle le Conseil National de la Transition Écologique (CNTE), dans son avis du 13 novembre 2018 pour la Loi d’Orientation des Mobilités, a fait les recommandations suivantes :

« que les gestionnaires d’infrastructures soient soumis à des obligations de proposer des offres de transports cohérentes avec les capacités des réseaux d’infrastructures, associées à une obligation de résultat »

« d’interdire tout engagement de réalisation pour de nouvelles infrastructures en l’absence de consultation de la population et d’analyses ex-ante des infrastructures existantes et de leur gestion »

Extension de la plage de dépôt des déblais, Saint-Julien-Mont-Denis, 2023.

…ou une meilleure utilisation des réseaux existants ?

Il est contre-intuitif de dénoncer un projet ferroviaire en le qualifiant d’écocide, mais les faits sont là : dès lors que l’infrastructure existante n’est plus utilisée au niveau où elle l’était, chaque mètre carré menacé est une atteinte injustifiée à l’environnement.

En 1998, l’Ingénieur général des Ponts et Chaussées, Christian Brossier, indiquait qu’entre la France et l’Italie circulaient chaque jour, sur les voies existantes à Modane et dans les deux sens, une moyenne de 100 trains de marchandises et 24 à 28 trains de voyageurs

À la suite de ce rapport, un milliard d’euros d’investissements de modernisation des voies, d’agrandissement des gabarits pour les tunnels, d’installation d’équipements de sécurité ou encore d’électrification des voies là où elles ne l’étaient pas, ont été réalisés pour passer de 100 trains de marchandises par jour à 150.

Toute nouvelle infrastructure constitue une atteinte à l’environnement dès lors que l’infrastructure existante n’est pas exploitée à hauteur de ses capacités.

Pourtant, au sein de l’observatoire de la saturation ferroviaire

Dès lors, notre calcul est très simple : à raison d’une capacité de 30 conteneurs par train de marchandise, le nombre de trains manquants par rapport à ceux qui circulaient en 1998 (32500 trains) permettrait de transporter annuellement près d’un million de conteneurs de 40 ou 45 pieds (équivalent aux remorques de camions) avec la ligne existante.

Lire aussi sur Terrestres : André Gorz, « ‘J’adore la bagnole’ : André Gorz répond à Macron », septembre 2023.

Il serait donc possible, avec la voie ferrée existante et rénovée, de diminuer des deux tiers le trafic routier de marchandises au Mont-Blanc et en Maurienne en l’utilisant comme elle l’était en 1998 avant même les travaux de modernisation effectués

Toute nouvelle infrastructure, même ferroviaire, loin de présenter des avantages environnementaux, constitue en fait une atteinte à l’environnement dès lors que l’infrastructure existante n’est pas exploitée à hauteur de ses capacités.

Il n’est ici même pas question d’utiliser mieux les voies existantes qu’avant le milliard d’euros investis, mais de les utiliser au moins au même niveau.

Pour renforcer la part du transport ferroviaire sur l’ensemble du réseau français, il est nécessaire de développer une offre de service adaptée. Cela passe par des plateformes de chargement/déchargement des conteneurs ou des caisses mobiles avec un système de réservation pour les entreprises utilisatrices, calqué sur celui des voyageurs.

L’inadaptation de l’offre de fret ferroviaire est parfaitement illustrée par la liaison entre Perpignan et Rungis. Le train de primeur – qui ne traverse pourtant pas les Alpes – a été supprimé alors que le nombre de poids lourds sur les autoroutes suffit largement à alimenter au moins un train par jour.

Sources : données tunnel du Mont Blanc et tunnel de Fréjus.

Un financement et une coordination difficiles

Pour rappel, en 2012, la Direction du Trésor a estimé le coût de ce projet de 260 km de voies nouvelles à 26,2 milliards d’euros soit 100 millions d’euros par kilomètre, alors que le coût d’une LGV nouvelle selon la Cour des Comptes est de 25 millions d’euros par kilomètre. Aujourd’hui, la réactualisation financière du coût nous amène à plus de 30 milliards, sans prise en comptes des aléas techniques qui entraineront vraisemblablement d’autres augmentations. Cette hypothèse se vérifie d’ailleurs souvent dans le cas de grands projets, comme celui de l’EPR de Flamanville dont les coûts et délais ont très largement dérivé.

À titre indicatif, 30 milliards d’euros pourraient servir à construire 1000 lycées, 400 hôpitaux ou encore 10000 km de « petite lignes » dont certaines à voix unique sont à doubler pour le développement des TER.

Le bilan carbone de la solution fondée sur la ligne existante est immédiatement positif, contrairement à la compensation du nouveau projet qui adviendra au mieux en 2047

L’Europe subventionne ces travaux en favorisant les projets en Partenariat Public Privé (PPP). Mais selon les traités, les États membres – France et Italie dans notre cas – restent cependant les premiers (voire les seuls) contributeurs financiers et responsables d’une réalisation très difficile à coordonner.

Ces subventions européennes restent assez opaques et leurs règles d’utilisation plutôt volatiles. Le principe initial du « use it or lose it » est souvent mis en défaut par les retards des activités qui font que des montants alloués pour une période définie sont régulièrement ajournés

Zone du Moulin (4ha), Villarodin-Bourget : réalisation des travaux d’une descenderie. À gauche : zone humide avant les travaux en été 2009 ; à droite, la même zone en février 2024, après que les travaux aient commencé (en 2022).

Sur le plan local, bien qu’un Fonds pour le Développement d’une Politique Intermodale des Transports dans le Massif Alpin (FDPITMA) ait été créé en 2012 pour investir les bénéfices du tunnel routier du Mont-blanc (20 millions d’euros par an) dans le développement de l’intermodalité route/ferroviaire, ce fonds est détourné pour financer l’aménagement d’une galerie de sécurité du tunnel routier du Fréjus transformée en deuxième tube routier en toute illégalité

L’État lui-même se trouve en plein conflit d’intérêts puisque les deux tunnels routiers sont sa propriété avec les collectivités, puisque la diminution du transport routier de marchandises dans les tunnels (dont les péages des poids lourds représentent 70 % des recettes) les précipiterait dans la faillite.

Le Lyon-Turin, un projet prométhéen et dévastateur pour l’environnement

Le bilan carbone de la solution fondée sur la ligne existante est immédiatement positif, contrairement à la compensation du nouveau projet qui adviendra au mieux en 2047 selon le promoteur TELT (Tunnel Euralpin Lyon-Turin, société de droit français détenue à 50% par l’Etat français et à 50 % par l’État italien), avec des hypothèses très optimistes d’augmentation de trafic et de mise en service en 2033. D’autres scenarii soutenus par la Cour des comptes européenne

À cette date, la France – et singulièrement les Alpes – sera vraisemblablement à +4°C de réchauffement selon le GIEC.

Les fortes chaleurs qui règnent sous la montagne risquent faire de ce projet présenté comme « écologique » un gouffre énergétique climatisé 24h/24

Le désastre environnemental ne se limite pas à l’émission de CO2 liée aux travaux et au faible report modal actuel. Il concerne également la pollution de l’air due à l’émission de particules fines par les milliers de rotations de camions pour le chantier. Un autre saccage concerne l’artificialisation de 1500 hectares de terres agricoles ou de zones humides naturelles dans la vallée de la Maurienne et sur le trajet de l’avant pays savoyard, et ce jusqu’à Lyon. Ces terres sont et resteront indispensables pour maintenir une part d’autonomie locale dans la production alimentaire.

Tapis roulant transporteur de gravats sur le chantier du tunnel Lyon-Turin (hiver 2020). Wikimedia commons.

Il est par ailleurs avéré de longue date que tout creusement de tunnel entraîne le drainage des eaux stockées dans la montagne. Elle ne se vide évidemment pas en quelques jours. Des années après leur construction, les tunnels continuent à épuiser les massifs : petit à petit, le niveau de l’eau dans la roche baisse et les sources se tarissent. C’est ce qui s’est produit, dès les travaux préparatoires en 2003, sur la commune de Villarodin-Bourget en Savoie. Il y a sur le parcours du tracé plusieurs dizaines de captages d’eau potable juridiquement protégés et potentiellement impactés tant qualitativement que quantitativement par un drainage évalué entre 65 et 125 millions de mètres cube par an

Le creusement des tunnels dans ce périmètre de protection est normalement interdit par arrêté du Préfet. C’est pourquoi la préfecture de Savoie a insidieusement lancé en mai 2024 une révision des arrêtés d’utilité publique de captages d’eau pour autoriser les excavations à l’aplomb des périmètres de protection des captages et rendre ainsi les travaux légaux. Tous ces petits arrangements constituent des atteintes à l’environnement de la montagne et à son écosystème.

Écouter aussi sur Terrestres : Les sons terrestres – Virginie Maris et Alessandro Pignocchi, « En travers de la route », octobre 2023.

Mais la montagne ne se laisse pas faire et de nombreux aléas géologiques devraient alerter les apprentis sorciers. En 2019, le creusement d’une partie de galerie a provoqué la chute de la nappe souterraine à hauteur de 150 m. Ce déplacement massif d’eau a également provoqué l’enfoncement exceptionnel de plusieurs centimètres d’un barrage hydroélectrique situé à proximité

En mars 2024, des cavités sont apparues lors du creusement d’un puits de ventilation à Avrieux, obligeant les entreprises à développer un prototype de robot pour les combler avec des milliers de tonnes de béton

Enfin, les conditions de travail et d’exploitation futures seront complexifiées par les fortes chaleurs qui règnent sous la montagne compte tenu des phénomènes géothermiques naturels qui font atteindre des températures dépassant les 50°C, transformant ce projet présenté comme « écologique » en gouffre énergétique climatisé 24h/24

Autant de preuves que la prise en compte de l’environnement et la gestion des risques interviennent loin derrière les paramètres économiques ou géostratégiques.

Photo DR.

En lutte ! Il n’est pas trop tard pour faire annuler ce projet

La lutte est bien sûr inégale entre les populations qui refusent le saccage de leur lieu de vie et les acteurs institutionnels et économiques. Une déclaration commune, dite charte d’Hendaye

En Italie, après 30 ans de lutte, les manifestations continuent mais certaines volontés se sont émoussées. De plus en plus de maires initialement hostiles au projet acceptent les compensations du promoteur TELT.

Côté français, la population est éparpillée sur un vaste territoire ou « la démarche grand chantier

Il n’est pas trop tard pour annuler ce projet : en 20 ans, à peine 5% des travaux du tunnel transfrontalier sont effectués, c’est à dire moins de 2% de l’ensemble du tracé.

Il nous faut déjouer ces funestes perspectives et convaincre les populations de sauvegarder l’intégrité écologique et sociale de leur territoire.

Il nous faut faire pression pour que les différents exécutifs, la SNCF, les syndicats, les organisations environnementales fassent appliquer les recommandations du CNTE en matière d’exploitation de la ligne existante pour arrêter la gabegie financière, le désastre environnemental et la dégradation de la santé publique dus à ce projet imposé et inutile.

Il ne faut pas nous résigner à subir les contraintes sur nos vies quotidiennes de ce projet, ni nous adapter à sa présence, mais au contraire refuser cette menace et continuer le combat par tous les moyens juridiques, politiques, médiatiques et de désarmement possible. Même si l’État se montre de plus en plus féroce dans sa répression vis-à-vis des mouvements de résistance, qu’il aménage de nouvelles lois scélérates et tente de les dissoudre, nous ne pouvons pas nous laisser intimider et capituler vis-à-vis des générations futures.

Il n’est pas trop tard pour annuler ce projet : à ce jour et en 20 ans, à peine 5% des travaux du seul tunnel transfrontalier sont effectués, ce qui correspond à moins de 2% de l’ensemble du tracé

Photo DR.

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Notes

05.02.2025 à 19:00

En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant »

Forum palestinien d'agroécologie

Des paysan·nes molesté·es, des plantations saccagées, de l’eau accaparée ou des oliviers en feu… Cela fait longtemps que pratiquer l’agriculture en Palestine occupée est une gageure. Alors que la violence des colons s’amplifie toujours plus, trois membres d’un collectif d’agroécologie basé à Ramallah témoignent de l’acharnement contre la paysannerie palestinienne à l’occasion de leur visite en France.

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Texte intégral (5611 mots)
Temps de lecture : 17 minutes

Saad Dagher, Lina Ismail et Mohammed Khoueira viennent de Ramallah en Cisjordanie et sont membres du Forum palestinien d’agroécologie. Ce collectif travaille à diffuser l’agroécologie et à sensibiliser à l’importance de l’autonomie alimentaire.

À l’automne 2024, Saad, Lina et Mohammed sont venu·es en France pour participer à « Sème ta résistance », une grande rencontre organisée par le Réseau Semences Paysannes à Antibes. À cette occasion, iels sont venu·es passer quelques jours à Longo maï dans les Alpes-de-Haute-Provence, et ont accordé un entretien à Nick de Radio Zinzine. Terrestres en republie la transcription. L’émission, diffusé le 24 novembre 2024, est à écouter ici.

Dans cet entretien, Saad, Lina et Mohammed présentent les activités du Forum palestinien d’agroécologie, et racontent la situation terrible dans laquelle se trouvent les agriculteurs et agricultrices palestinnien·nes du fait des agressions violentes et répétées de la part des colons, en constante augmentation. Saad et Mohammad sont paysans et membres fondateurs du Forum palestinien d’agroécologie. Saad a une ferme sur laquelle il produit des légumes et des olives ; il travaille également dans le domaine de la formation et du conseil pour l’agriculture, l’environnement et l’eau à Ramallah. Mohammad est paysan et éleveur de chèvres, il anime des ateliers sur l’agroécologie et produit depuis peu des engrais et des pesticides naturels.

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Radio Zinzine – Comment est né le Forum palestinien d’agroécologie ?

Lina – Nous avons commencé en tant que groupe en 2018, chacun·e d’entre nous était auparavant soit militant dans le domaine de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie, soit agriculteur·trice.

Au cours de notre vie, nous étions membres d’autres entités bénévoles en relation, par exemple, avec les marchés paysans afin de renforcer le lien entre les consommateur·trices et les agriculteurs·trices. Certain·es ont un long passé dans l’agroécologie comme Saad, et d’autres commençaient à se former. Nous avons voulu qu’il y ait un groupe spécialisé dans l’agroécologie, car les autres organisations soutenaient les agriculteurs·trices en général, mais personne ne se chargeait de promouvoir spécifiquement l’agroécologie qui, à notre avis, mène à la souveraineté alimentaire.

Saad – Au départ, personne en Palestine ne parlait d’agroécologie. J’ai sans doute été le premier à le faire il y a environ 20 ans. C’était pour essayer de se débarrasser des produits chimiques dans l’agriculture. J’ai commencé à faire des expériences, d’autres faisaient des essais en agriculture biologique, mais on ne connaissait pas l’agroécologie. Il y avait l’agriculture biologique et la permaculture. J’ai débuté mes propres expériences jusqu’à ce que je commence à en voir les résultats, il y a de ça 22 ans.

J’aimerais comprendre la situation de l’agriculture en Cisjordanie à l’époque, quand vous avez commencé à mettre en place ces idées de l’agroécologie. Il y avait certainement les problèmes de dépendance par rapport à Israël, aux importations, mais aussi des problèmes liés aux agressions, aux confiscations de terres, etc.

Saad – Je voudrais d’abord parler de l’histoire récente, de la situation actuelle et même très précisément d’aujourd’hui. Ce matin il y a eu une agression contre des agriculteurs·trices palestinien·nes dans des villages du nord-est de la ville de Ramallah, Mughayir et Turmus Aya.

Ils et elles ont été battus, chassés et empêchés de cueillir les olives. Les colons sont venus avec des armes, et bien sûr l’armée avec eux pour les protéger. Ils ont chassé les agriculteurs·trices. Hier la même chose, dans un village qui s’appelle Rantis. Avant-hier ils ont attaqué les paysan·nes au village de Al-Lubban al-Gharbi où il y a eu des blessé·es. Certain·es ont eu les bras cassés, la tête fracassée. Ils viennent bien sûr avec des armes, alors que les agriculteurs·trices n’ont rien.

C’est ce qu’il se passe aujourd’hui. C’est la mise en application de la déclaration des chefs des colons de la Cisjordanie, il y a environ un mois. Ils ont déclaré que la saison des olives cette année sera la saison du sang. Ils veulent faire couler le sang palestinien, la direction des colonies israélienne l’a proclamé clairement – les grosses têtes, les chefs.

Mais les problèmes du secteur agricole sont nombreux. Les principaux problèmes sont causés par le total contrôle de l’eau exercé par les colons. Toute l’eau de la Cisjordanie est censée être aux Palestiniens, mais les colonies en prennent 85%. Ce n’est pas seulement que l’eau n’est pas disponible pour l’agriculture mais également pour boire. Certaines régions en Cisjordanie n’obtiennent de l’eau qu’une fois tous les deux ou trois mois, en particulier dans le sud de la Cisjordanie. Au point que le prix du mètre cube d’eau atteint parfois l’équivalent de 13 euros.

Puis il y a la confiscation des terres. En ce moment, ça va très vite. Le rythme de la prise de contrôle des terres augmente. De grandes surfaces sont confisquées.

Lire aussi sur Terrestres : Ali Zniber, « Prise de terre et Terre promise : sur l’État colonial d’Israël », août 2024.

Il y a aussi la dépendance par rapport aux engrais, aux importations. Vous avez expliqué que pour vous, l’autonomie alimentaire fait partie de l’émancipation de votre peuple.

Lina – Du fait que la Palestine est sous occupation, il y a une grande dépendance vis-à-vis de l’occupant, à cause du système qu’il a créé.

En premier lieu, notre agriculture a été transformée, d’un mode traditionnel à des monocultures utilisant des produits chimiques et des semences industrielles. Saad et d’autres personnes ont vécu cette époque dans les années 1970. Quand Israël a occupé la Cisjordanie, il a introduit ces méthodes et essayé de convaincre les agriculteurs·trices de les adopter. Il y a aujourd’hui des archives qui montrent des salons agricoles, auxquels ont été convié·es les paysan·nes, où on leur présentait les nouvelles techniques, les engrais et les produits chimiques, afin d’améliorer ou d’augmenter leur production. Donc avec l’occupation, c’est aussi notre agriculture et la façon de produire l’alimentation qui ont changé.

Après cela sont arrivés des organismes étrangers qui prétendaient développer l’agriculture, plus particulièrement après les accords d’Oslo [en 1993], afin d’aider au processus de développement économique de la Palestine.

Un pressoir à olives en Palestine, 1949. Wikimedia commons.

Ces organismes ne se sont pas attachés à l’idée que les Palestinien·nes puissent produire pour la population locale, mais plutôt qu’on puisse s’appuyer sur la technologie, apprendre comment faire des cash crop (cultures commerciales) et produire de la nourriture comme marchandise à exporter, de manière à ce que notre dépendance perdure.

En plus, du fait que nous n’avons pas de maîtrise sur nos frontières, nous ne savons pas forcément ce qui entre. Nous ne savons pas quelles sortes de graines entrent, nous ne savons pas si nous avons des OGM ou pas, mais nous savons qu’il entre beaucoup de pesticides et d’engrais, de manière légale et de manière illégale, dont une grande partie est interdite dans les pays qui les fabriquent en Europe. Ces produits sont utilisés chez nous.

Quelles sont les activités principales du Forum d’agroécologie ? Qu’est-ce que vous mettez en place comme alternative dans le domaine agricole ?

Saad – Nous considérons que l’agroécologie est l’un des moyens qui limitent notre dépendance à l’occupation. Parce qu’en agroécologie, la production se fait en s’appuyant sur des intrants produits localement. Toutes les matières requises sont locales. On ne compte sur rien qui provienne de l’export ou de l’occupant. C’est l’outil qui nous permettra d’atteindre la souveraineté alimentaire.

Notre objectif est de diffuser chez les gens une agroécologie qui s’appuie sur les semences locales paysannes. Cela permet de ne pas avoir à en importer auprès de l’occupant. Ces semences locales sont adaptées aux conditions locales, en particulier avec le changement climatique en cours. Elles n’ont pas besoin d’intrants chimiques comme les graines génétiquement modifiées ou hybrides.

En même temps, du fait qu’on produit de la nourriture sans produits chimiques, sans poisons, cette production est saine pour les gens et réduit aussi notre dépendance aux médicaments, dont une grande partie est importée.

L’agroécologie est l’un des moyens qui limitent notre dépendance à l’occupation. C’est l’outil qui nous permettra d’atteindre la souveraineté alimentaire.

Nous considérons que nous portons la responsabilité de préserver l’environnement, d’agir pour limiter le changement climatique, nous y voyons une part de notre responsabilité et une partie de la grande bataille mondiale pour nous libérer des sociétés colonialistes. En tant que peuple sous occupation, nous y voyons donc notre modeste contribution à la cause de la libération mondiale.

Quelle forme prend concrètement ce travail ?

Mohammed – Parmi les moyens que nous utilisons pour lutter contre la colonisation, y compris la colonisation environnementale, il y a les ateliers d’agroécologie.

C’est pour cela que nous essayons toujours de trouver une alternative locale à chaque produit importé, qu’il soit sain ou pas. C’est pourquoi le rôle du Forum palestinien d’agroécologie est aussi de former les agriculteurs·trices pour leur apprendre à préparer des produits alternatifs aux engrais chimiques, ou même biologiques, d’importation.

La récolte des olives en Palestine, vers 1900. Wikimedia commons.

Nous croyons aussi que chaque agriculteur·trice doit être indépendant·e et maître ou propriétaire de sa ferme. Personne ne doit être l’esclave d’une société coloniale, d’un importateur ou de quiconque. Et ça ne s’applique pas uniquement aux plantes mais aussi aux animaux. Pour les chèvres, nous faisons tout ce que nous pouvons pour ne pas utiliser de médicaments importés ou dont nous ne connaissons pas le lieu de production. Nous essayons de trouver des alternatives.

Une grande partie de cette connaissance est là, mais malheureusement la nouvelle génération n’a pas de lien suffisant avec les ancien·nes ou avec les gens qui ont une expérience antérieure. Il y a comme un vide entre la génération qui a l’expérience et la jeune génération qui se perd dans le système capitaliste actuel.

Il y a deux côtés, un côté qui a l’expérience, une expérience héritée d’avant et puis la jeune génération qui, elle, a l’énergie. Il faut qu’ils communiquent ensemble pour que la jeune génération agisse. Je trouve que la jeune génération porte la grande responsabilité de mettre en œuvre les alternatives et chercher l’expérience chez ceux et celles qui l’ont.

Lire aussi sur Terrestres : Rami Abou Jamous, « Journal de bord de Gaza », décembre 2024.

Lina – Je voudrais ajouter que nous sommes actuellement en train de former un petit groupe de personnes à devenir elles-mêmes formatrices en agroécologie pour que nous soyons plus nombreux·ses à porter cette question, et en parallèle nous travaillons à répertorier les activités et établir un guide de l’agroécologie. En ce moment, avec un groupe d’ami·es que nous avons rencontré, originaires de ces beaux pays que sont le Liban, l’Iraq, l’Iran, la Syrie et l’Égypte, nous en sommes arrivé·es à cette idée de construire un réseau local de semences paysannes, mais qui soit décentralisé. Nous avons lancé l’idée et j’espère que nous allons la mettre en place dès notre retour au pays.

Par le biais de notre travail et de nos ateliers, on a vu que des fermes se créent. Au-delà de la formation des personnes, ces agriculteurs·trices se sont lancés dans leurs fermes en Cisjordanie. Ce sont de petits groupes, mais ils posent les fondements pour quelque chose de plus grand qui s’élargira.

On compte 39 localités d’où ont été chassé·es les Palestinien·nes. C’est le début de l’opération d’expulsion : « le transfert ».

Nous savons bien sûr que la situation était très difficile depuis longtemps, depuis des décennies, pour la population en Cisjordanie et notamment pour les agriculteurs·trices. Depuis le 7 octobre 2023, il y a eu une grande accélération et la répression est devenue beaucoup plus féroce. Il y a eu beaucoup d’attaques, de morts. Quelle forme cela a pris pour vous en tant qu’agriculteur·trices ?

Saad – Nous avons déjà évoqué les questions des confiscations et de l’eau, mais il y a d’autres problèmes pour les agriculteurs·trices qui se passent aujourd’hui et qui malheureusement sont invisibilisés par la guerre à Gaza et au Liban. En ce moment, des Palestinien·nes sont chassé·es de leurs localités, de leur terre, de leurs villages. Jusqu’ici on compte 39 localités d’où ont été chassé·es les Palestinien·nes. Et ça, c’est le début de l’opération d’expulsion : « le transfert ».

Dans un premier temps, ils [les colons] ont pris le contrôle des terres et de vastes surfaces, notamment dans la zone des Aghouar, en Cisjordanie. De mon point de vue, ils sont en train de faire des essais pour la grande opération d’expulsion dans laquelle les Palestiniens seront déplacé·es de Palestine en Jordanie.

La deuxième chose qui a pris de l’ampleur ces deux derniers mois, ce sont les démolitions de maisons : une grande campagne de destruction des maisons des Palestinien·nes dans différentes villes et villages.

Il y a aussi un autre problème auquel les agriculteurs·trices sont confronté·es. Aujourd’hui, plus de 700 barrages militaires en Cisjordanie freinent la circulation des légumes et des fruits, des biens de consommation. Les légumes peuvent être produits dans la région de Jenin et vendus à Ramallah. La circulation est devenue difficile. Parfois, un trajet qui devrait prendre une heure en prend cinq, six ou même huit.

Dans les oliviers, Naplouse, 2000. Wikimedia commons.

Mais il y a des choses nouvelles. Cette décision date d’hier. C’est la première fois qu’à cette saison, nous importons des tomates. C’est une décision de l’Autorité palestinienne d’autoriser l’importation de tomates. Elle a ouvert la porte aux exportateurs. Pourquoi l’a-t-elle fait ? La tomate à cette saison de l’année est produite dans la région des Aghouar, à l’est de la Cisjordanie. Or, la plupart de cette zone est actuellement sous contrôle militaire ou fermée, les agriculteurs·trices ne peuvent plus planter leurs tomates.

Il y a aussi de grandes zones dans le nord de la Cisjordanie, proches du mur de l’apartheid, qui ont été détruites au bulldozer : les serres à légumes ont été arrachées, les pépinières d’oliviers détruites. Plus d’un demi-million de plants d’olivier ont été détruits, qui auraient dû être plantés cet hiver. Tout a été emporté.

On a aussi peur de quelque chose qui arrive chaque année, mais qui cette année pourrait être plus grave encore. De nombreux·ses Palestinien·nes d’origine rurale, mais qui vivent et travaillent à la ville, vont pour la saison cueillir les olives et les presser. Ensuite, l’huile est ramenée à la ville. Ce qui arrive couramment, c’est que lors de leur retour vers la ville avec les bidons d’huile, aux barrages militaires les soldats repèrent l’huile et la déversent par terre. On attend l’huile durant un an, et en un instant les soldats la jettent.

Le mois dernier, dans le sud de la Cisjordanie, dans la région d’Hébron et de Bethlehem, non seulement les maisons ont été détruites mais aussi les puits qui servent de réserves d’eau de pluie. C’est une partie de la guerre contre les Palestinien·nes par le biais de leur nourriture, par la destruction de la capacité à produire de la nourriture.

Il y a encore la politique d’occupation des collines et des sommets par le mouvement appelé « les jeunes des collines ». Les premiers appels à le faire ont été lancés en 1998 par Ariel Sharon qui était ministre israélien de la Guerre. Il y a 26 ans, il a appelé à former les groupes qu’il a baptisé « des collines » pour qu’ils occupent les sommets des reliefs. Nous voyons ces dernières années les résultats de cette politique. Un groupe, ou une seule personne, avec des vaches ou des moutons, occupe un sommet, mais contrôle toute la zone qui l’entoure. La personne est armée, et en plus l’armée la protège.

On attend l’huile durant un an, et en un instant les soldats la jettent.

Cette personne va empêcher les propriétaires Palestinien·nes d’approcher leurs terres, de cueillir les olives, de cultiver ou de faire quoi que ce soit. Même si quelqu’un·e a des moutons qu’il veut faire paître dans la zone, ce colon l’en empêche. Il y a quelques mois, un berger de la région de Ramallah allait vers sa terre. Ils l’ont battu, brisé.

Deux ou trois jours avant que je vienne ici en France, un « jeune des collines » a pris le contrôle d’un sommet de montagne, et nous sommes allé·es en tant que villageois·es pour protester. Cette terre doit rester à ses propriétaires, aux Palestinien·nes. Quand nous sommes arrivé·es, en tant que civils non armés, le colon est descendu avec son arme, accompagné d’un groupe de colons qu’il avait appelé sur son portable. En quelques minutes, l’armée était là, avec des véhicules. Elle nous a encerclés et a commencé à tirer des grenades lacrymogènes et assourdissantes. Il a fallu qu’on parte, qu’on s’enfuie pour ne pas respirer le gaz. Il était impossible de rester sur place.

Ce que nous voyons ces dernières années, c’est que les colons construisent une colonie sur le sommet d’une montagne. Puis ils commencent à prendre le contrôle des terres de la vallée en contrebas, les terres agricoles dans les plaines. Comment ? Ils commencent par empêcher leurs propriétaires de les cultiver, de les planter, puis au bout de quatre ou cinq ans de non-plantation, ils commencent à planter.

Récolte d’olives par des Palestinien·nes et des Israélien·nes dans le village de Qafin, nord de la Cisjordanie, Palestine, en 2008. Wikimedia commons.

Il est connu que les Palestinien·nes ont cherché à planter beaucoup d’arbres sur des collines et sur des terres parce que ça rend plus difficile la confiscation par les Israéliens. Mais il semble que les Israéliens soient très inventifs. J’aimerais que vous expliquiez les surprenantes méthodes qu’ils utilisent pour entraver les Palestinien·nes.

Saad – En effet. Au début des années 1970, il y a eu un mouvement commencé par des étudiants à l’université de Birzeit qui ont créé les Comités d’action volontaire.

L’objectif de ces groupes était de planter dans les zones menacées d’être confisquées. Ils ont commencé à planter. Qu’a fait l’occupant ? Il s’est mis à lâcher et répandre des gazelles dans les montagnes. Il y a toujours eu des gazelles, mais les colons les ont multipliées, en particulier les gazelles à cornes. Au mois d’été, les gazelles ont une activité hormonale. Elles ont besoin de gratter l’espace entre leurs deux cornes. Et donc la gazelle vient vers le petit d’olivier planté, et en le plaçant entre ses deux cornes elle se frotte et blesse l’arbre qui meurt après avoir perdu son écorce.

En Palestine, environ 85% des Palestinien·nes sont musulman·es et 15% chrétien·nes. Les musulman·es mangent de la gazelle. Les chrétien·nes aussi, tout le monde mange de la gazelle. Et donc tout le monde chassait la gazelle. Je me souviens, on mettait des pièges et on attrapait les gazelles. Leur plan de détruire les oliviers par les gazelles a donc échoué.

Alors, il y a trente ans ils ont introduit des sangliers chez nous. Une majorité d’entre nous ne mange pas de sanglier, en tant que musulman·es. En plus, la gazelle procrée une fois par an et donne naissance à un ou deux petits, le sanglier donne entre 10, 14 ou 15 petits. Donc il se reproduit très vite, personne ne le chasse, et il n’a pas de prédateur naturel. Les agriculteurs·trices ont arrêté de planter parce que les sangliers détruisaient tout.

Les musulman·es, les chrétien·nes, tout le monde mange de la gazelle. Le plan des colons de détruire les oliviers par les gazelles avait donc échoué.

Quasiment toute plantation de blé s’est arrêtée dans les zones où les sangliers étaient présents. Quand les agriculteurs·trices ont arrêté de cultiver la terre, l’occupant en a fait un prétexte pour confisquer ces terres. Ils utilisent des lois ottomanes qui disent que si une terre n’est pas exploitée pour une durée de 3 à 10 ans, elle devient propriété d’Etat.

Ainsi quand les agriculteurs·trices ont arrêté de cultiver leurs terres, les confiscations ont augmenté. Et il y a eu un grand déficit dans la production de nourriture. Le sanglier n’avait jamais été présent dans notre région. Mon grand-père a vécu jusqu’à 107 ans. Ma mère a 82 ans est elle est toujours là. Ni lui ni elle n’ont jamais parlé des sangliers, ni n’en avaient vu. Nous non plus. Dans ma famille, nous produisions du blé. Mais depuis trente ans, nous n’avons produit aucun grain de blé.

Certain·es disent à propos de la prolifération du sanglier qu’il existait sans doute déjà chez nous. S’il y en avait, alors c’était peut-être vers la frontière avec le Liban dans le Nord, mais pas ailleurs. Des gens ont filmé des camions de l’armée israélienne qui venaient et lâchaient des sangliers. Et plus particulièrement après la construction du mur, après 2000.

Aujourd’hui, les deux principaux problèmes qui menacent le secteur agricole, ce sont les colons des « jeunesse des collines » et le sanglier.

Lire aussi sur Terrestres : Héloïse Prévost, « Résister au Brésil : pas d’agroécologie sans féminisme », décembre 2023.

Il y a aussi une histoire très curieuse avec les ânes : il semble que les Israéliens sont tout d’un coup très intéressés par ces ânes pour lesquels ils sont prêts à payer un prix très fort ?

Saad – Nous avons commencé à observer cela depuis deux ans. Nous voyons que des Israéliens achètent des ânes à des prix élevés, quel que soit l’état de l’âne, malade ou pas. Le nombre d’ânes dans les villages a beaucoup diminué, les paysan·nes n’ont plus d’ânes. Avant, on pouvait aller dans des villages où chaque maison avait son âne, parce que les paysan·nes l’utilisaient pour le travail, pour arriver à leurs terres qui sont montagneuses. Il n’y avait pas de routes pour y arriver. Aujourd’hui on peut aller dans un village avec 3000 habitant·es, et ne trouver que dix maisons où il y a un âne. Le prix des ânes a augmenté. L’âne qui coûtait environ 50 euros, vaut aujourd’hui 250, 300, ou même 500 euros.

Aujourd’hui, les deux problèmes majeurs qui menacent le secteur agricole en Palestine, ce sont les colons des collines et le sanglier.

Encore bien plus grave pour vous est le fait que les colons, qui étaient déjà bien armés, ont récemment reçu encore beaucoup plus d’armes. Vous avez de grandes inquiétudes sur ce que cela pourra amener par la suite…

Saad – Oui. Ces dix derniers mois, les colons en Cisjordanie ont été armés. Il y a aujourd’hui environ 850.000 colons, dont 180.000 portent officiellement une arme, c’est-à-dire environ le quart d’entre eux. Et ces derniers mois, ils ont fêté la distribution d’armes. On voit de nombreuses vidéos des entraînements qu’ils reçoivent de la part de spécialistes. Nous pensons que c’est une préparation d’attaques sur les villages et villes palestiniennes, comme en 1948.

Un vieil olivier à l’ouest de Ramallah. Wikimedia commons.

Pour conclure, comment voyez-vous la question de solidarité et de soutien de personnes en Europe ?

Lina – En premier lieu, chaque personne se doit de se tenir informée de ce qu’il se passe dans notre région. Nous considérons aussi que chacun·e porte la responsabilité de faire pression sur son gouvernement, d’une manière ou d’une autre, pour que s’arrête la collaboration avec l’occupant.

Nous savons que les gouvernements en Europe et en Amérique soutiennent [l’État israélien] en fournissant des armes, ou de l’alimentation, d’autres du pétrole. Il y a aussi ceux qui restent neutre. Nous les considérons comme complices, ceux qui ne disent rien du génocide en cours en Palestine. Donc sachez la vérité, diffusez-la, et faites pression sur vos gouvernements pour qu’ils fassent quelque chose et que cela cesse.

Saad – Je veux ajouter que nous dans la région, Palestinien·nes et Libanais·es, sommes actuellement en première ligne du front pour nous défendre, pour faire face à une agression coloniale. Les effets négatifs de cette agression se répercutent également sur les peuples des pays occidentaux. Au lieu de soutenir militairement et financièrement cette entité colonisatrice et raciste, les gouvernements occidentaux devraient s’assurer que cet argent soit consacré au bien-être de leur propre population. La situation serait certainement différente.

Qui parmi la population française sait combien d’argent est dépensée pour cette entité ? Sous forme d’armes ou de soutien financier ou en alimentation ? Personne. Nous demandons à savoir qu’est-ce qui est offert en soutien à cette entité. Et ce soutien, le peuple français devrait en bénéficier plutôt qu’il n’aille là-bas.

Comment voyez-vous la question de la possibilité ou non d’une solidarité de citoyen·nes en Europe qui iraient en Palestine, par exemple, pour la récolte des olives ? Il y a peut-être certaines zones qui sont trop dangereuses et d’autres où ce serait possible, et des avis différents sur cette question parmi les organisations palestiniennes.

Saad – Je crois que l’occupant a pour objectif que les Occidentaux ne viennent pas en Palestine, qu’ils et elles ne voient pas la réalité de leurs propres yeux. C’est pour cette raison qu’en 2003, il a tué la juive américaine, Rachel Corry, à Gaza, et en 2002, il a tué [Raffaele Ciriello] un journaliste italien à Ramallah. Cette année enfin, il a tué l’américano-turque Issa Nour à Naplouse.

L’objectif en tuant des Occidentaux c’est de leur faire peur et de les empêcher de venir en Palestine. La question est : est-ce que les gens doivent se résigner à cette exigence de l’occupant, ou bien venir ? C’est une cause qui concerne l’humanité tout entière, tout le monde doit s’impliquer.


Si vous voulez soutenir le Forum palestinien d’agroécologie, vous pouvez envoyer des dons au Forum Civique Européen qui lui fera parvenir :

  • Soit en envoyant un chèque au Forum Civique Européen, 04300 Limans
  • Soit en effectuant un virement bancaire vers le compte suivant : Société Générale, 3 place Bourguet, 04300 Forcalquier, Compte n°50022218, IBAN : FR76 3000 3031 5400 0500 2221 881, BIC : SOGEFRPP

Image d’ouverture : un olivier en feu à Ni’lin, Palestine, en 2016. Wikimedia commons.

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