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17.05.2024 à 16:09

La sortie du capitalisme en débat chez les écosocialistes

Kai Heron

Ces dernières années, une série de débats remue le courant écosocialiste. Deux tendances du mouvement, la décroissance et l'écomodernisme de gauche, sont traversées par des divergences de fond à propos du capitalisme et de son nécessaire dépassement. En finir avec le capitalisme, certes : mais comment ?

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Texte intégral (9022 mots)
Temps de lecture : 25 minutes

Cet article est la version éditée d’un essai initialement publié en espagnol dans Jacobin Latin America.

Traduit de l’anglais par Emilie Letouzey.


Depuis quelques années, le débat écosocialiste est coincé en orbite autour de deux perspectives opposées : la décroissance et l’éco-modernisme de gauche. La première, représentée par Jason Hickel, Giorgos Kallis, Stefania Barca et d’autres, affirme que le paradigme basé sur la croissance – c’est-à-dire l’infinie production matérielle et énergétique du capital, l’utilisation du produit intérieur brut (PIB) comme indice de mesure de la santé d’une société, et l’idéologie du progrès déterminée en fonction des priorités du capital – est un obstacle à un avenir post-capitaliste.

Pour découpler notre reproduction collective d’avec le capital, les versions radicales de la décroissance ont appelé à une réduction des flux matériels et énergétiques dans le centre impérial (imperial core), à des réparations écologiques et climatiques, à des transferts de technologie pour soutenir une transition verte mondiale, à une convergence globale en matière de développement et à une réduction de la consommation individuelle pour les gros consommateurs. Ces aspects sont combinés à un appel à l’expansion des industries et des énergies vertes, à la propriété commune des moyens de production, à la réduction de la semaine de travail et à la planification démocratique.

La décroissance appelle à une réduction des flux matériels et énergétiques dans le centre impérial, à des réparations écologiques et climatiques, à des transferts de technologie, à une convergence globale en matière de développement et à une réduction de la consommation individuelle pour les gros consommateurs.

Cette vision de la décroissance exige une transformation révolutionnaire de nos manières de vivre. Plutôt que de faire passer la satisfaction des besoins humains et non-humains à travers la recherche du profit, la décroissance met l’accent sur la nécessité d’une production planifiée démocratiquement, afin de pourvoir directement à ce dont toute personne et toute chose a besoin pour survivre et prospérer. Tout cela n’est pas seulement souhaitable, affirment les partisan.es de la décroissance, c’est nécessaire pour assurer une niche écologique sûre à la vie humaine et non-humaine. Comme le formule Kōhei Saitō dans son livre Slow Down : How Degrowth Communism Can Save the Earth, ce sera décroissance ou barbarie.

D’un point de vue critique, l’éco-modernisme de gauche est également la ligne éditoriale adoptée par le magazine Jacobin aux États-Unis, qui a utilisé son large lectorat pour amplifier ce qui est une position de plus en plus marginale à gauche. Il est habituellement représenté par Matthew Huber, Leigh Phillips et les adeptes d’un New Deal vert (green new deal) fondé sur la croissance tels que Robert Pollin. Pour les éco-modernistes de gauche – et il faut préciser « de gauche » car il y a aussi des éco-modernistes réactionnaires (et on les appelle des capitalistes) – la décroissance est inutile et politiquement toxique.

Centrale nucléaire de Grohnde, Allemagne. Crédits : Heinz-Josef Lücking

Elle est inutile parce que les progrès technologiques dans les domaines de l’hydrogène, de la capture et du stockage du carbone, de l’énergie nucléaire et des systèmes d’énergies renouvelables signifient qu’il est possible de généraliser un mode de vie très consommateur à l’ensemble de la population, à condition que le capitalisme soit aboli et que les travailleurs et travailleuses prennent le contrôle des moyens de production. La décroissance est également un poison politique car, comme l’écrit Cale Brooks dans Damage Magazine, elle constitue une « politique du moins » qui ne saurait trouver le soutien de travailleurs et travailleuses ayant déjà du mal à joindre les deux bouts.

Pour les éco-modernistes de gauche, il est impossible de résoudre la crise climatique dans le capitalisme, non pas à cause de la « croissance », mais parce les décisions d’investissement y sont dictées par la loi de la valeur. Si une chose n’est pas rentable, elle n’est pas poursuivie. En revanche, selon leur interprétation du socialisme, toutes sortes de technologies et de projets écologiques qui ne sont pas envisageables à l’heure actuelle deviendraient possibles.

Par exemple, les coûts élevés du capital fixe de l’énergie nucléaire dissuadent les capitaux privés d’investir. Mais dans un État ouvrier libéré de la motivation du profit, on pourrait investir le temps et le travail nécessaires pour faire de l’énergie nucléaire de masse une réalité, et ainsi réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Pour les éco-modernistes de gauche, il est impossible de résoudre la crise climatique dans le capitalisme, non pas à cause de la « croissance », mais parce les décisions d’investissement y sont dictées par la loi de la valeur.

Le débat entre la décroissance et l’éco-modernisme de gauche a été instructif à plusieurs titres. Il soulève des questions importantes sur le type de technologies que nous aimerions voir dans un avenir socialiste. Devrions-nous avoir de l’énergie nucléaire, ou pas ? Pour les partisan.es de la décroissance, le nucléaire présuppose une division du travail particulière qui pourrait ne pas être souhaitable dans un avenir post-capitaliste ; il exige de grandes quantités d’eau pour le refroidissement, ce qui peut créer des tensions autour des réserves limitées sur une planète qui se réchauffe ; il produit des déchets nucléaires à longue durée de vie. Cependant, pour les écomodernistes de gauche, le fait qu’il ne contribue pas au réchauffement de la planète signifie qu’il s’agit d’une source d’énergie « propre », qui devrait être envisagée dans un mix énergétique plus large.

Les échanges entre les éco-modernistes de gauche et les partisan.es de la décroissance ont également suscité des questions à propos des groupes qui pourraient faire l’objet des luttes révolutionnaires à venir. Comme le disent Huber et Phillips, il est peu probable qu’une « politique du moins » trouve beaucoup d’adeptes parmi les classes ouvrières du centre impérial, alors même que les niveaux de vie sont partout en déclin. La réponse du côté de la décroissance est que celle-ci n’est pas une « politique du moins » en tant que telle, mais plutôt une forme de vie qualitativement différente, une politique du plus – de richesse et de diversité – dont de nombreuses propositions bénéficient d’un large soutien scientifique et populaire.

Lire sur Terrestres, Jason Hickel,, septembre 2023.

Les décroissant.es considèrent que les modes de vie à forte consommation des travailleurs et travailleuses du centre sont impossibles à étendre à la classe ouvrière mondiale dans les limites socio-écologiques et sont basés – au moins en partie – sur l’exploitation passée et présente des terres, des mers et de la main-d’œuvre du Sud global. Les éco-modernistes de gauche répondent en niant l’importance des pertes de valeur de la périphérie vers le centre du système capitaliste mondial et en affirmant que des limites écologiques significatives nécessitent des réductions des flux de matière et d’énergie.

Un débat épuisé sur une Terre épuisée

Le débat entre décroissant.es et éco-modernistes de gauche a clarifié les enjeux politiques de la lutte pour une transition verte sur une Terre épuisée. Il est évident que les différences entre la décroissance et l’éco-modernisme de gauche sont réelles, substantielles et irréconciliables. Les deux perspectives présentent des visions post-capitalistes distinctes, basées sur des analyses opposées du sujet politique à même d’assurer une transition post-capitaliste, de la manière dont celle-ci pourrait être assurée, et du type de technologies sur lesquelles elle pourrait s’appuyer. Malgré tout cela, le débat a progressivement perdu de son intérêt.

Les différences entre la décroissance et l’éco-modernisme de gauche sont réelles, substantielles et irréconciliables.

Une partie du problème réside dans le fait que les éco-modernistes de gauche ont durablement mal compris la décroissance en tant que perspective politique homogène et ont ainsi manqué certaines des complexités et des faiblesses de la décroissance. Les partisan.es de la décroissance s’unissent autour de l’idée que le « croissantisme » ou le « paradigme basé sur la croissance » est un obstacle à l’épanouissement humain et non-humain. Mais en dehors de ça, il existe des désaccords majeurs sur la manière de parvenir à un système social plus durable et sur ce à quoi ce système ressemblerait.

Les propositions vont de l’anarchisme décroissant à la décroissance écosocialiste, en passant par des programmes de politiques décroissantes et même des business models décroissants. Traiter ces horizons politiques très différents comme un seul, c’est manquer quelque chose d’important sur l’étendue de l’influence et de l’attrait de la décroissance à travers le spectre politique, mais aussi sur son manque de vision politique innée. Pour le dire simplement, la décroissance n’est pas une politique : c’est un terme générique désignant une série de propositions socio-écologiques fusionnées avec une diversité de perspectives politiques, aboutissant à des idées très différentes sur ce que signifie la décroissance.

Daphnis et Chloé se souhaitant bonne nuit. Crédit : Leon Bakst.

L’une des fusions les plus prometteuses est la combinaison de la décroissance avec l’écosocialisme, explorée dans les travaux de Michael Löwy, Kōhei Saitō, Gareth Dale, Stefania Barca, John Bellamy Foster et d’autres. Alors que beaucoup de partisan.es non marxistes de la décroissance limitent leur critique du capitalisme à une simple critique de la « croissance » (une arme usée qui confond les nombreuses significations du terme croissance), la décroissance marxiste s’appuie sur les instruments critiques beaucoup plus pointus du matérialisme historique : l’exploitation, la plus-value, le fétichisme de la marchandise, la dépendance, la reproduction sociale…

La décroissance n’est pas une politique : c’est un terme générique désignant une série de propositions socio-écologiques fusionnées avec une diversité de perspectives politiques, aboutissant à des idées très différentes sur ce que signifie la décroissance.

Alors que beaucoup de partisan.es non marxistes de la décroissance ont négligé l’importance de la lutte des classes et des lieux de la production pour la transformation socio-écologique, les partisan.es marxistes de la décroissance soulignent la nécessité de la lutte des classes et des transformations dans ce qui est produit, de quelle manière et par qui. En outre, les travaux de Jason Hickel, Mariano Féliz et d’autres ont rapproché la décroissance de la pensée marxiste anti-impérialiste et tiers-mondiste, permettant d’ouvrir les mobilisations dans le centre à d’autres répertoires de lutte et d’autres pistes d’actions, ainsi qu’à des actes de solidarité avec les luttes du Sud.

Bien que des désaccords entre les marxistes décroissants persistent inévitablement et que leurs partisans aient tendance à exagérer la nouveauté des contributions de la décroissance à la pensée socialiste internationale, la fusion de la décroissance et du marxisme est sans doute l’un des développements intellectuels les plus passionnants de la gauche du centre impérial.

Oubliez l’éco-modernisme !

Pourtant, selon l’éco-modernisme de gauche, tout engagement en faveur de la décroissance marque une rupture radicale avec le marxisme et les intérêts de la classe ouvrière. Pour Huber, si la décroissance a gagné en popularité, c’est parmi la « classe des managers professionnels » dont le « mépris pour les masses laborieuses (et consommatrices) » et les troubles psychologiques liés à leur « complicité dans la société de consommation » trouvent à s’exprimer dans la décroissance. Pour les éco-modernistes de gauche, il faut revenir à une politique de classe de type « marxiste classique ». « Il n’est pas nécessaire d’ajouter un préfixe ‘éco’ au marxisme pour expliquer notre situation difficile », affirment Huber et Phillips, car « l’explication du marxisme classique et la prescription concomitante d’une correction sont déjà suffisantes ».

Cet argument serait convaincant si l’éco-modernisme de gauche proposait une politique marxiste anti-impérialiste et écologique. Mais ce n’est pas le cas. Dans leur récent commentaire du travail de Kōhei Saitō, Huber et Phillips présentent un résumé limpide de la politique éco-moderniste de gauche. Ce faisant, ils établissent que cette perspective constitue une déviation sociale chauvine du marxisme, une tendance réactionnaire inquiétante soutenue par des organisations ostensiblement de gauche, qui pourrait avoir une influence néfaste sur l’activité des syndicats et des mouvements sociaux du centre.

Lire sur Terrestres, Timothée Parrique et Giorgos Kallis,, février 2021.

L’article de Huber et Phillips révèle le caractère politiquement problématique de l’éco-modernisme de gauche dans au moins trois domaines : son rejet de l’existence de transferts de valeur et d’échanges écologiques inégaux, son interprétation rabaissée de l’analyse du capital par Marx, et son affirmation selon laquelle la reconnaissance des limites socio-écologiques par les écologistes de gauche est une forme de néo-malthusianisme. Ces engagements politiques et théoriques convergent pour soutenir une vision étroitement nationaliste et écologiquement analphabète de la transition socialiste qui, intentionnellement ou non, trouve un terrain d’entente avec la pensée « nationale conservatrice », en plein essor aux États-Unis et ailleurs.

Transferts de valeurs

L’un des traits qui caractérisent l’éco-modernisme de gauche est de nier l’existence de transferts de valeur et celle de l’échange écologique inégal entre la périphérie et le centre du système mondial. Dans leur commentaire critique du livre de Saitō, Huber et Phillips citent l’article de Charles Post ‘A Critique of the Theory of the ‘Labour Aristocracy’ (« Une critique de la théorie de l’‘aristocratie ouvrière’ », 2011) pour affirmer que l’idée des transferts de valeur a été « discréditée depuis longtemps ». Pourtant, l’article de Post n’est nullement une critique décisive des transferts de valeur ou de l’échange écologique inégal, et ses conclusions sont pour le moins discutables. Voilà plus de dix ans que Zak Cope a réfuté les preuves empiriques et conceptuelles de Post, et de nombreux travaux ont été publiés depuis lors qui montrent l’importance à la fois passée et présente des transferts de valeur et de léchange écologique inégal, alors même que le niveau de vie matériel dans le centre impérial continue de décliner.

L’éco-modernisme de gauche soutient une vision étroitement nationaliste et écologiquement analphabète de la transition socialiste qui trouve un terrain d’entente avec la pensée « nationale conservatrice », en plein essor aux États-Unis.

Il est également révélateur que dans leur réfutation des transferts de valeur, ni Huber et Phillips, ni Post, ne tiennent compte de la pensée marxiste anti-impérialiste et tiers-mondiste, laquelle – bien que loin d’être homogène sur cette question – a montré de manière convaincante l’importance des transferts de valeur et de l’échange écologique inégal tant dans l’histoire qu’aujourd’hui. Parmi les références ignorées figurent notamment Amiya Bagchi, Utsa et Prabhat Patnaik, Ali Kadri, Anuouar Abdel-Malek, Walter Rodney, Samir Amin, Ruy Marini, Claudio Katz et Intan Suwandi.

From Slavery Through Reconstruction, crédits : Aaron Douglas.

Les éco-modernistes de gauche ne peuvent faire autrement que de nier l’existence des transferts de valeur et des échanges écologiques inégaux. De leur point de vue, accepter que les travailleurs et travailleuses du centre puissent être les bénéficiaires des produits de la division mondiale du travail opérée par le capitalisme – que ce soit par le biais des salaires, des biens de consommation, des transferts de matières premières, des infrastructures, des soins de santé… – revient à brouiller les pistes quant aux intérêts de la classe ouvrière et à son implication dans les systèmes d’accumulation impérialistes et néocoloniaux.

Dans l’imaginaire des éco-moderniste de gauche, « le travailleur » ne peut pas conjointement faire l’objet d’une exploitation au « Nord » et participer à une création de valeur qui résulte de l’exploitation, de la domination, voire de la mort, des travailleurs et travailleuses du reste du centre et de la périphérie.

Dans l’imaginaire des éco-moderniste de gauche, « le travailleur » doit être un totem pur, abstrait et exploité, dépositaire de leurs espoirs révolutionnaires. Dans cet imaginaire – car c’est un imaginaire – la classe ouvrière ne saurait être une classe globale, complexe, vivante et différenciée de personnes qui existent réellement. Il est inconcevable que, tout en faisant l’objet d’une exploitation du fait de leur intégration différenciée dans les circuits d’accumulation du capital, les travailleurs et travailleuses du centre impérial puissent également participer à une création de valeur qui résulte de l’exploitation, de la domination, voire de la mort, des travailleurs et travailleuses du reste du centre et de la périphérie. En d’autres termes, la classe ouvrière est intérieurement différenciée en fonction de critères de genre, de couleur de peau et de nationalité, et les intérêts immédiats des divers secteurs de la classe ouvrière mondiale peuvent s’opposer – et s’opposent effectivement.

Comprendre cela est une condition essentielle à la solidarité internationale et à la formation d’une politique écologique digne de ce nom. Lorsque les travailleurs et travailleuses du centre impérial consomment des denrées alimentaires produites au prix d’une déforestation généralisée qui provoque ensuite des sécheresses, par exemple, ou lorsque ces travailleurs et travailleuses sont employé.es à fabriquer des armes utilisées ensuite pour commettre un génocide contre le peuple palestinien, la solidarité exige un certain degré de « sacrifice » matériel de leur part. Comme l’a dit Lénine :

L’internationalisme des oppresseurs ou des « grandes » nations, comme on les appelle (bien qu’elles ne soient grandes que par leur violence, grandes seulement en tant que tyrans), doit consister non seulement en une observation de l’égalité formelle des nations, mais également dans une inégalité de la nation oppresseur, de la grande nation, laquelle doit compenser l’inégalité qui prévaut dans la réalité. Quiconque ne comprend pas cela n’a pas saisi la véritable attitude du prolétariat face à la question nationale.

Compenser cette inégalité par des actes de solidarité internationaliste de la classe ouvrière, aligner les luttes du centre sur celles des travailleurs et travailleuses de la périphérie, tout cela crée les conditions subjectives et matérielles d’une révolution sociale dans laquelle travailleurs et travailleuses du monde entier peuvent trouver un intérêt commun à démanteler le capital. Ainsi que la affirmé Marx, c’est là le seul type de révolution à même de produire des « individus historiques mondiaux, empiriquement universels », là où il n’y a sinon que des « individus locaux ».

En niant les transferts de valeur et en ne théorisant pas suffisamment la manière dont l’impérialisme se reproduit à travers la vie quotidienne des travailleurs et travailleuses du centre, l’éco-modernisme refuse ce terrain politique difficile. Huber et Phillips suggèrent qu’il est « calomnieux de dire que les travailleurs des pays développés sont des impérialistes dont la vie quotidienne est un moteur fondamental de la ‘rupture écologique’ ». C’est déformer complètement le propos des marxistes de la décroissance. Aucun.e partisan.e de la synthèse entre marxisme et décroissance ne soutient que la vie des travailleurs et travailleuses du centre impérial est un moteur fondamental de l’aggravation de nos crises écologiques. Pour autant, affirmer que les travailleurs et travailleuses du centre impérial peuvent y contribuer par leur travail ou leur consommation devrait être incontestable. Nier cela revient à s’aveugler sur la réalité du capitalisme historique.

La thèse de l’entrave

La conception que l’éco-modernisme de gauche se fait d’une transition socialiste est basée sur une lecture vulgarisée de ce que G.A. Cohen appelle « la thèse de l’entrave » de Marx. C’est l’idée que le capital établit la base matérielle et sociale du socialisme parce qu’à un certain moment du développement du capitalisme, ses rapports de production deviennent une entrave aux forces productives, c’est-à-dire que la propriété privée et l’appropriation privée des richesses produites socialement deviennent un obstacle à l’épanouissement humain. Pour assurer le développement de la production et l’émancipation humaine, les rapports de production doivent donc être « éclatés (burst asunder) », comme l’a dit Marx, par les producteurs associés, laissant ainsi la place à une société socialiste non fondée sur les classes. C’est cette thèse de l’entrave qui explique le soutien des éco-modernistes de gauche à l’énergie nucléaire, à l’agriculture conventionnelle et à l’idée d’un transport aérien durable généralisé.

De manière révélatrice, Huber et Phillips affirment que la thèse de l’entrave est « au cœur de la théorie du matérialisme historique ». Pour faire valoir leur point de vue, les coauteurs se tournent vers la réponse mondiale à la COVID-19, dans laquelle la production et la distribution d’équipements de protection individuelle et de vaccins destinés à sauver des vies ont effectivement été entravées par la recherche du profit. Huber et Phillips prennent cet exemple pour affirmer l’applicabilité universelle de la thèse des entraves. À partir de là, ils affirment que le rejet apparent de la thèse de l’entrave par Saitō fait partie de sa stratégie de « sélection d’éléments du canon marxiste » afin de soutenir des conclusions politiques préconçues.

Huber et Phillips devraient appliquer à eux-mêmes leur critique d’une sélection opportuniste de citations. Marx a effectivement écrit sur la façon dont le capital peut entraver la production et le développement humain, mais lui et bien d’autres dans la tradition marxiste ont également observé à maintes reprises comment le capital ruine activement les conditions d’un avenir post-capitaliste et éco-socialiste, à travers ce qu’Ali Kadri a récemment appelé le gâchis (waste) des travailleurs et des travailleuses, du capital fixe et des écologies.

La Grande Famine, illustration du Illustrated London News par Smyth ,1847.

Dans un discours prononcé devant la German Workers’ Educational Society de Londres en 1867, Marx a évoqué les conditions de la lutte en Irlande, associant explicitement la lutte de l’Irlande pour la décolonisation avec l’écologie. Selon lui, la domination coloniale britannique avait alors désindustrialisé l’Irlande, la transformant en une économie agricole orientée vers l’exportation et organisée autour des besoins de ses colonisateurs. En résulta une misère profonde pour la paysannerie et les travailleurs et travailleuses irlandais.es, qui culmina avec la Grande famine de la pomme de terre et ce que Marx a appelé « l’épuisement des sols » – lesquels étaient de moins en moins capables de supporter des cultures. Ces conclusions ont été reprises par de multiples penseurs et penseuses marxistes anticolonialistes, dont Walter Rodney, José Mariátegui, Amílcar Cabral et Thomas Sankara.

Dans le premier volume du Capital, publié la même année où fut prononcé le discours sur la question irlandaise à Londres, Marx généralise ces observations. Ce qu’István Mészáros appelle le « contrôle métabolique » du capital est à nouveau considéré comme un appauvrissement de ce que Marx appelle cette fois « la source originelle de toute richesse – le sol et le travailleur ». En ce qui concerne la classe ouvrière, Marx écrit

« Dans l’agriculture comme dans l’industrie manufacturière, la transformation de la production sous l’emprise du capital signifie, dans le même temps, le martyre du producteur, l’instrument de travail devient le moyen d’asservir, d’exploiter et d’appauvrir le travailleur (…). Dans l’agriculture moderne, comme dans les industries urbaines, l’augmentation de la productivité et de la quantité de travail mis en mouvement est achetée au prix de la mise au rebut et de la consomption par maladie de la force de travail elle-même ».

En ce qui concerne le sol, Marx remarque que

« tout progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art de dépouiller le travailleur, mais de dépouiller le sol ; tout progrès dans l’augmentation de la fertilité du sol pour un temps, est un progrès dans la ruine des sources durables de cette fertilité (…). La production capitaliste ne développe donc la technologie et la combinaison de divers processus en un tout social qu’en sapant les sources originelles de toute richesse – le sol et le travailleur

Le capitalisme, en d’autres termes, conduit à la démolition inégalement répartie des travailleurs, des travailleuses et de la nature non-humaine. Cela revient à réfuter l’interprétation unilatérale que font Huber et Phillips de la thèse de l’entrave. En dépouillant les travailleurs et travailleuses de leur vitalité, de leur liberté et de leur autodétermination, et en sapant les conditions écologiques de la production, la « rupture métabolique » entre l’homme et la nature introduite par le capitalisme sape les bases du communisme au lieu de les établir. Ce n’est pas que les forces et les rapports de production soient en contradiction – bien que cela puisse arriver – c’est surtout que la totalité des relations sociales capitalistes sont en contradiction avec ses bases sociales et écologiques, et les détruisent, les cannibalisent.

En dépouillant les travailleurs et travailleuses de leur vitalité, de leur liberté et de leur autodétermination, et en sapant les conditions écologiques de la production, la « rupture métabolique » entre l’homme et la nature introduite par le capitalisme sape les bases du communisme au lieu de les établir.

Dans son texte de 1920, La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Lénine reprend l’idée de Marx :

Le capitalisme aurait pu être déclaré – à très juste titre – « historiquement obsolète » il y a plusieurs décennies, mais cela n’enlève rien à la nécessité d’une lutte très longue et persistante sur la base du capitalisme.

Samir Amin a reconfirmé plus tard la conclusion de Lénine dans son étude Obsolescent Capitalism, qui affirme que la nature du capital dans les colonies et les néo-colonies est fondamentalement désastreuse. Anouar Abdel-Malek fit de même dans son étude sur le rôle de la guerre dans l’accumulation globale, ainsi qu’István Mészáros dans ses écrits sur le gaspillage et la sous-utilisation du capital, ou Ali Kadri dans son étude sur l’impérialisme mondial.

Érosion des sols causée par une forte salinité de la nappe phréatique, Australie.Robert Kerton, CSIRO

Ces travaux font émerger clairement la violente dialectique de production et de destruction du capital. En lieu et place des récits éco-modernistes de gauche selon lesquels chaque avancée technologique constitue un pas vers le socialisme, nous voilà précipité.es dans une réalité incertaine et inconfortable : le capital développe au moins autant de « forces de destruction », ainsi que le formule Marx, que de forces de production. En fait, dans le monde d’aujourd’hui, détruit, ruiné et dévasté par la « rupture métabolique » entre l’homme et la nature, on peut dire que le capitalisme détruit et appauvrit bien plus qu’il ne produit ou n’émancipe.

En somme, le capital est une machine à tuer. Plus il dure, plus il tue, mutile et dépouille, plus il prive les classes ouvrières mondiales des conditions dont elles ont besoin pour créer un avenir post-capitaliste viable. Voilà le défi urgent qui se tient face à nous, mais il est enfoui sous des fantasmes techno-optimistes par une interprétation unilatérale de la thèse de l’entrave et par l’éco-modernisme de gauche.

Anti-écologisme

L’engagement de l’éco-modernisme de gauche en faveur de la thèse de l’entrave produit également une forme bien particulière d’analphabétisme écologique. L’idée de base de l’éco-modernisme est qu’une fois que la « rupture métabolique » entre l’homme et la nature cessera, toutes les frontières et limites écologiques pourront être surmontées par ingéniosité pure et simple. Comme Huber et Phillips l’expliquent à propos des émissions mondiales de gaz à effet de serre :

« Lorsque nous basculerons complètement vers des sources d’énergie propres telles que le nucléaire, l’éolien et le solaire, cette limite climatique à l’utilisation de l’énergie aura été transcendée. Les seules limites véritables et définitivement insurmontables auxquelles nous faisons face sont les lois de la physique et de la logique. »

Le premier problème avec cet argument est que Huber et Phillips ne fournissent aucune preuve pour l’étayer. On part simplement du principe que les niveaux de consommation d’énergie du centre impérial peuvent être généralisés au reste du monde sans qu’il soit nécessaire d’augmenter en conséquence ni l’extraction des ressources (lithium, uranium, silice, argent, bauxite, cuivre…), ni l’élimination des déchets dans divers puits écologiques et énergétiques pris dans des contraintes socio-écologiques. Dans un élan digne de Jeff Bezos et Elon Musk, Huber et Phillips font brièvement allusion à l’exploitation minière de l’espace et aux sources d’énergie provenant de l’espace, comme s’il s’agissait d’un sésame de sortie permettant d’échapper au problème de la limitation des ressources.

Peut-être que l’exploitation minière de l’espace est possible. Peut-être n’avons-nous pas à nous inquiéter de la perturbation des cycles nutritifs et de l’eutrophisation, ni de la façon dont les systèmes alimentaires conventionnels contribuent à la perte de biodiversité, ni des dangers socio-écologiques de la production d’énergie nucléaire. Cependant, comme l’affirme Ajay Singh Chaudhary, l’éco-modernisme de gauche doit fournir des preuves.

Or, jusqu’à présent, il n’a montré que foi aveugle et techno-optimisme. Malheureusement, comme l’écrit Chaudhary, lorsque Huber et Phillips fournissent des preuves en faveur de l’énergie nucléaire, de l’agriculture conventionnelle et de leurs autres technologies préférées, la littérature académique est choisie de manière sélective et les facteurs socio-écologiques qui compliquent la viabilité des technologies sont souvent négligés.

Lire sur Terrestres, Jean-Michel Hupé,, janvier 2024.

Tout cela serait déjà assez grave, mais Huber et Phillips vont plus loin encore en accusant quiconque prend au sérieux l’idée de limites ou de seuils socio-écologiques d’être néo-malthusien, ce même terme que l’on utilise pour décrire un eugéniste raciste comme Paul Ehrlich, le tristement célèbre auteur de La bombe démographique. Pour ce faire, ils poussent la définition du néo-malthusianisme au-delà du point de rupture.

Huber et Phillips ont raison de dire que de nombreuses limites soi-disant écologiques sont en fait des limites socialement créées et imposées par le mode de production dominant. Par exemple, l’idée raciste et coloniale selon laquelle nous devons réduire la population humaine pour éviter une catastrophe climatique naturalise le mode de production capitaliste. En vérité, c’est bien l’organisation de la nature humaine et non-humaine par le capital qui détruit la planète, et non le nombre de personnes actuellement en vie.

Cependant, comme Huber et Phillips le reconnaissent eux-mêmes à propos de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, il existe des limites biophysiques réelles qui doivent être respectées afin de maintenir une planète habitable pour la vie humaine et non-humaine telle que nous la connaissons.

Quand Huber et Phillips affirment que reconnaître l’existence de telles limites socio-écologiques est « une espèce de néo-malthusianisme », ils donnent à ce terme une signification entièrement nouvelle. Le terme néo-malthusien est généralement réservé à ceux qui ont remplacé les idées de Thomas Malthus sur l’établissement de limites à la taille de la population humaine par la croyance que la croissance économique et la technologie sont à même de conjurer les défis démographiques. Pour les néo-malthusiens, en d’autres termes, l’augmentation de la population humaine est toujours une menace, mais la crise peut être évitée grâce au progrès technologique et à l’augmentation des flux de production matériels. Or, le marxisme décroissant n’est pas populationniste et n’affirme pas non plus que les progrès technologiques sont le moyen de sortir de la crise écologique.

Ironiquement, le néo-malthusianisme proprement dit a bien plus à voir avec Huber et Phillips qu’avec la décroissance. Bien que ni Huber ni Phillips ne partagent les craintes du néo-malthusianisme quant à l’augmentation de la population, ils participent de la tendance néo-malthusienne à fétichiser une configuration très particulière fondée sur le techno-solutionnisme, en particulier l’agriculture conventionnelle et l’énergie nucléaire. Des « solutions » qui ne sont nullement alignées sur les intérêts de classe d’une grande partie des classes laborieuses du monde, et qui exigent en outre d’en minimiser les effets socio-écologiques dévastateurs.

L’éco-modernisme de gauche : une déviation sociale chauvine

Le manque d’engagement de l’éco-modernisme de gauche avec le marxisme du Tiers monde, sa négation des transferts de valeur et des échanges écologiques inégaux, sa vulgarisation de l’analyse du capital par Marx et son anti-écologisme convergent vers une théorisation étroitement nationaliste de la transition socialiste, laquelle s’approche dangereusement d’un programme de renouveau nationaliste plutôt que d’un socialisme international.

Dans son livre Climate Change as Class War (« Le changement climatique comme guerre de classes »), Huber affirme présenter une politique pour « la majorité », c’est-à-dire, selon lui, pour les classes ouvrières du monde entier. Dans une note de bas de page vers le début du livre, il précise toutefois que l’analyse et les propositions politiques du livre seront circonscrites aux frontières des États-Unis, dont la classe ouvrière nationale constitue une minorité de la classe ouvrière mondiale diversifiée et divisée, celle-ci étant le vrai sujet de l’analyse marxiste.

À la fin de leur article, Huber et Phillips, dont le point de vue est également limité au centre politique, plaident en faveur de la syndicalisation des travailleurs et travailleuses de l’industrie. Des emplois syndiqués de bonne qualité et bien rémunérés dans l’industrie verte sont, d’après eux, la voie vers le socialisme. Huber et Phillips ne parviennent pas à situer cette théorie étroitement économiste de la lutte des classes dans la vision plus large de Marx et du marxisme de la transformation sociale par la révolution sociale. Ils ne la situent pas non plus dans un projet internationaliste de solidarité anti-impérialiste, tel que celui que l’on a pu observer parmi les syndicats et les mouvements sociaux du centre impérial en réponse à la campagne génocidaire d’Israël en Palestine.

Pour cette raison, l’article de Phillips et Huber se termine effectivement par une proposition de renouveau national conscient des classes qui n’est pas du tout différente de certains types de pensée nationale conservatrice telle qu’elle se développe aux États-Unis et ailleurs. On constate ici un certain recouvrement avec des positions telles que celles du cofondateur conservateur du magazine Compact, Sohrab Ahmari, dont le dernier livre Tryanny Inc. appelle, comme l’a écrit Jodi Dean, à un renouveau du syndicalisme de la classe ouvrière – mais, contrairement à Huber et Phillips, il le fait pour sauver le capitalisme de lui-même

Huber et Phillips ont régulièrement affirmé que la décroissance est un projet de classe moyenne, mais les affiliations de classe de l’éco-modernisme de gauche ont rarement fait l’objet d’un examen sérieux. Michael Lieven affirme que le travail de Huber vise moins la lutte des classes qu’un compromis de classe entre une classe ouvrière américaine principalement blanche et un capital « libéral – et même pas libéral ». En effet, Huber et Phillips ont publié à plusieurs reprises dans des publications telles que Unherd et Compact, dont les lignes éditoriales combinent des appels à une classe ouvrière réduite à l’échelle nationale avec des commentaires socialement conservateurs, souvent anti-trans, racistes et sionistes.

La version éco-moderniste de gauche nie l’existence des transferts de valeur et des échanges écologiques inégaux, minimise les conséquences socio-écologiques de la poursuite ou de l’expansion des flux matériels et énergétiques, et prend pour sujet politique une classe ouvrière nationale, plutôt que la classe ouvrière mondiale.

Dans leurs contributions à ces publications, les deux auteurs accusent la gauche de rejeter la classe ouvrière en tant que sujet politique et de dispenser des leçons de morale sur la consommation de la classe ouvrière dans le centre impérial. Cette argumentation rencontre un écho favorable auprès des forces conservatrices nationales, qui espèrent construire un nouveau compromis de classe entre certaines sections de la classe ouvrière du centre impérial et ses classes capitalistes.

Lénine a dit un jour que les social-chauvins insistent « sur le ‘droit’ de l’une ou l’autre des ‘grandes’ nations de voler les colonies et d’opprimer les autres peuples ». C’est la conséquence d’une politique telle que la version éco-moderniste de gauche de la lutte des classes, qui nie l’existence des transferts de valeur et des échanges écologiques inégaux, qui minimise les conséquences socio-écologiques de la poursuite ou de l’expansion des flux matériels et énergétiques, et qui prend pour sujet politique une classe ouvrière nationale, plutôt que la classe ouvrière mondiale. C’est, tout simplement, une politique qui n’a pas sa place à gauche.

Stratégie éco-communiste

En 1995, face aux crises écologiques émergentes dans le monde, Mészáros a prévenu que désormais, « le défi auquel les socialistes seront confrontés est la nécessité de recoller les morceaux et de créer un ordre métabolique social viable à partir des ruines de l’ancien ». Près de 30 ans plus tard, ce défi est toujours d’actualité et les ruines s’accumulent. L’année dernière, les températures annuelles moyennes ont dépassé pour la première fois la barre des 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels ; la biodiversité sauvage a diminué de 69 % en 50 ans ; les températures océaniques sont littéralement hors normes ; les microplastiques font désormais partie intégrante de chaque nuage de pluie ; les produits chimiques éternels toxiques sont présents dans chaque nouveau-né ; l’espérance de vie commence à s’inverser dans le centre impérial ; les guerres impériales et les génocides sont menés avec une quasi-impunité ; l’extrême droite est en pleine résurgence ; la faim et la spoliation sont en hausse dans le monde.

Résultats du changement climatique à Arusha (Tanzanie), crédits : Bajcetic.

En d’autres termes, la « rupture métabolique » du capital sur les interactions socio-écologiques est en train de ruiner les travailleurs, les travailleuses et les écosystèmes. Il n’entrave pas seulement notre ingéniosité collective, mais tue les travailleurs et travailleuses du monde entier et les prive des conditions nécessaires à la construction d’un monde où les humains aussi bien que les non-humains peuvent s’épanouir.

Comment pouvons-nous soutenir et amplifier les projets et les luttes socialistes et anti-impérialistes existants dans la périphérie ? À quoi ressemble en pratique une transition verte pour le centre dès lors qu’elle n’exploite pas les terres, les mers et la main-d’œuvre de la périphérie ?

Sur une planète détruite et ruinée par le capital, la poursuite du débat avec l’éco-modernisme de gauche est une distraction. Ce qui est plus que jamais nécessaire, c’est une réflexion profonde sur la stratégie politique. Comment celles et ceux d’entre nous qui vivent dans le centre impérial pourraient tirer parti de leur position afin d’atteindre un avenir éco-communiste pour tous ? Comment pouvons-nous soutenir et amplifier les projets et les luttes socialistes et anti-impérialistes existants dans la périphérie ? À quoi ressemble en pratique une transition verte pour le centre dès lors qu’elle n’exploite pas les terres, les mers et la main-d’œuvre de la périphérie ? Et que signifie lutter pour un avenir meilleur dans un monde blessé ? Voilà les questions urgentes de notre époque. Ce sont des questions auxquelles l’éco-modernisme de gauche n’a pas de réponse parce qu’il refuse d’admettre les fondements du problème. Pour avancer ensemble, nous devons donc oublier l’éco-modernisme.


Illustration de couverture — La Prédication de Saint Jean-Baptiste, Pieter Brueghel l’Ancien, 1566.

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Notes

15.05.2024 à 17:29

Jason W. Moore, cosmologie révolutionnaire et communisme de la vie

Paul Guillibert

Jason W. Moore est un penseur majeur, mais exigeant, des liens entre écologie politique et critique du capitalisme. Entre « cheap nature » et critique du dualisme, le philosophe Paul Guillibert propose ici une introduction limpide à cette œuvre fondamentale de la pensée écologique contemporaine.

L’article Jason W. Moore, cosmologie révolutionnaire et communisme de la vie est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (4905 mots)
Temps de lecture : 22 minutes

Préface au livre de Jason W. Moore, L’écologie monde du capitalisme. Comprendre et combattre la crise environnementale, trad. Nicolas Vieillescazes, Paris, Amsterdam, 2024.

Toutes les images d’illustration sont de la photographe et plongeuse Naja Bertolt Jensen.


En théorie politique, il existe deux manières principales d’écrire et de penser. Certain·es auteur·rices clarifient des énoncés, tranchent entre des alternatives contradictoires, tracent des lignes de démarcation. D’autres au contraire formulent des problèmes nouveaux par rapport auxquels il conviendra désormais de se positionner et élaborent des concepts originaux qui permettront d’en faire la théorie. Les un·es privilégient l’analyse, les autres la synthèse. À la première tendance appartient la rigueur du raisonnement et la clarté des énoncés ; la seconde s’illustre par la formulation épineuse de problèmes complexes dont il n’est pas dit qu’ils trouveront de résolution rapide ou de solution définitive. Jason W. Moore est de ceux-là.

Auteur prolifique, responsable de plusieurs dizaines d’articles de recherche, fondateur du courant de l’écologie-monde, traduit dans une vingtaine de langues, il compte parmi les penseurs les plus originaux de la pensée écologiste contemporaine. À la croisée de l’histoire environnementale, de l’histoire globale et de la géographie critique, grand lecteur de Karl Marx, de Rosa Luxemburg, de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein, il invente sans cesse de nouveaux mots pour nommer les concepts qu’il produit : « écologie-monde », « oikeios », « double internalité », « Capitalocène », « Nature bon marché », « Nature sociale abstraite »… Cette profusion donne parfois l’impression que Moore n’a pas choisi le cap le plus simple pour naviguer entre les obstacles conceptuels et les difficultés empiriques.

Pourtant, la synthèse qu’il propose constitue l’une des formulations les plus ambitieuses de l’écologie politique contemporaine, articulant une théorie rigoureuse de l’accumulation du capital et l’élaboration d’une cosmologie non dualiste. Rares sont ceux qui parviennent aujourd’hui à fonder la critique du capital sur une philosophie de la nature où les humains apparaissent comme des faiseurs de monde parmi toutes les autres espèces, comme une espèce inscrite dans « le tissu de la vie ».

Selon Jason Moore, le capitalisme est un système économique fondé sur la production de marchandises pour le profit, par l’intermédiaire de l’exploitation du travail salarié mais aussi par l’appropriation gratuite du travail et des énergies déployées par toutes les forces naturelles pour reproduire les conditions de la vie. Développant une thèse désormais classique chez les féminismes marxistes, Moore considère que l’accumulation de valeur produite dans la sphère du travail salarié serait impossible sans une appropriation non rémunérée et systématique des forces naturelles productives et reproductives dans leur ensemble. La stimulation et l’appropriation du tissu de la vie, la captation du travail des faiseurs de monde humains et extrahumains est la condition fondamentale du capitalisme. Cette thèse ontologique sur le devenir écologique du capital a pour corollaire une thèse historique sur l’émergence du dualisme nature-société et une thèse épistémologique sur la manière d’en faire le récit.

S’il faut décrire le capitalisme à partir de sa capacité à s’approprier le tissu de la vie, il convient également de définir la nature à partir de l’histoire des sociétés qui l’ont transformée. Repenser le capitalisme dans la nature et la nature dans le capitalisme, c’est l’idée principale du concept moorien de « double internalité ». D’où une conclusion ontologique importante : il n’existe pas une nature mais bien des natures historiques, forgées par l’histoire réelle des modes de production et par l’histoire symbolique des formations discursives qui les prennent pour objet. Le récit de la modernité doit pouvoir rendre raison de l’historicité des natures et de l’écologie du capital.

Histoires de traduction

Lorsque nous avons commencé à publier Jason W. Moore avec le comité de rédaction de la revue Période en 2015écosocialisme : une théorie des crises dans l’écologie-monde capitaliste » introduisait ses principaux concepts dans une perspective de longue durée. En effet, c’est d’abord la dimension globale qui nous avait frappé dans ses articles historiques sur l’émergence de la crise écologique dans les plantations esclavagistes de Madère au XVsiècle

Toujours en 2015, Verso publiait l’œuvre maîtresse de Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital. À cette occasion, il était invité à Paris par des historien·nes de l’environnementGreen Marxism » qu’en écologie politique en généralLe Capitalocène, cité dans La Ronde des bêtes de François Jarrige, largement utilisé dans Nous ne sommes pas seuls de Léna Balaud et Antoine Chopot, qui concrétisent et actualisent ses principales thèses

L’œuvre de Moore constitue une tentative radicale pour refonder la critique du capitalisme sur une cosmologie non dualiste.

Pourtant, l’excellente traduction française de Robert Ferro aux éditions de l’Asymétrie, Le Capitalisme dans la toile de la vie, n’a pas reçu la réception qu’elle méritait. Cela tient selon moi à trois éléments essentiels. Le premier concerne la difficulté de ses textes, exigeants et parfois sibyllins. Le deuxième est relatif aux nombreuses controverses intellectuelles dans lesquelles il a été engagé — notamment avec John B. Foster ou Andreas Malm

Les frontières du désastre : système-monde et colonisation

Ancien étudiant d’Immanuel Wallerstein, formé à la théorie du système-monde moderneCivilisation matérielle, économie et capitalisme, sur le rôle de la mondialisation des échanges commerciaux dans l’émergence du système-monde capitaliste plutôt que sur les rapports de production. Plus attentif que Wallerstein ou Braudel à la production capitaliste elle-même, Moore ne tombe cependant pas dans le piège qui consiste à traiter la production et la circulation des marchandises comme deux sphères économiques distinctes mais cherche au contraire à penser « le procès d’ensemble de la production capitaliste

Dans un article de 2010 intitulé « Madère, le sucre, et la conquête de la nature dans le premier XVIe siècle », Moore élabore le concept de « frontière marchande » (commodity frontier), qu’il reprendra dans la plupart de ses travaux ultérieursborder, celui de frontier n’indique pas une limite absolue, une séparation linéaire matérialisée par la représentation d’un trait sur la carte ; il désigne plutôt une zone, un espace de conquête à la limite du territoire souverain de la nationsiècle tire une large partie de ses profits de la vente de marchandises qui, bien qu’elles supposent d’importants investissements, permettent d’accaparer d’immenses réserves de nature bon marché. Comme l’écrit Moore, « un volume relativement faible de capital, soutenu par une puissance territoriale [coloniale], permet de s’approprier un grand nombre de dons de la nature

Rapidement, les forêts de Madère sont complètement détruites par les déforestations nécessaires au raffinage du sucre de canne ; la fertilité des sols s’effondre, conduisant à une baisse de rentabilité de la plantation coloniale. S’ouvre alors une période de recherche de nouvelles bases écogéographiques de l’accumulation de valeur, du Brésil aux Philippines, en passant évidemment par les Caraïbes. Les frontières marchandes du capital colonial sont des lieux de conquête et d’accumulation, ruinés par la logique productive de la monoculture et de l’extractivisme, appauvris écologiquement et économiquement par leur intégration progressive au marché mondial capitaliste. Avant même qu’une frontière soit épuisée, le capital cherche la prochaine nature à approprier.

Cette causalité capitaliste-coloniale de l’écocide conduit Jason W. Moore à préférer au concept d’Anthropocène celui de Capitalocène. Il mobilise deux types d’arguments pour critiquer l’Anthropocène. Le premier, assez classique, consiste à montrer la causalité des structures de différenciation sociale dans l’émergence de la crise écologique. Pour le dire plus simplement, ce n’est pas l’Anthropos, l’humanité en tant qu’espèce, qui est responsable du désastre environnemental mais le capitalisme en tant que système d’appropriation généralisée du travail et des forces de la nature qui repose sur la propriété privée des moyens de vivre par la classe capitaliste. Cela permet de dénaturaliser la crise écologique : celle-ci n’est pas le résultat naturel de l’action d’une espèce biologique mais le produit historique d’un système socialà l’avenir. Toute l’humanité subira les effets du changement climatique même si elle ne les subit pas de la même manière. C’est par exemple l’un des arguments de Dipesh Chakrabarty dans Après le changement climatique. Or, Jason W. Moore est très sceptique quant à la possibilité de mener une critique sociale qui nomme les conséquences plutôt que les causes des destructions de l’environnement : si l’on veut éviter de reproduire les mêmes effets, il faut bien changer les causes elles-mêmes.

S’il faut repenser le capitalisme à partir de son histoire écologique, encore faut-il être prêt à repenser la nature à partir de son histoire sociale.

Les causes de la catastrophe écologique s’enracinent dans l’histoire globale du capitalisme. Voilà une thèse en apparence consensuelle mais qui engage en réalité une controverse avec deux positions dominantes dans l’écologie politique contemporaine. La première, qu’on qualifierait volontiers de « latourienne », refuse le concept de « capitalisme » au motif que la réalité qu’il désigne serait introuvable. En apôtres pragmatistes de Kant, les saint Thomas « capitalosceptiques » affirment à qui veut l’entendre que n’existe que ce dont on peut faire l’expérience, et que personne n’a jamais fait l’expérience d’une totalité. Ce à quoi Jason Moore répondrait que la vie moderne est une expérience historique mondiale : l’expérience des esclaves noirs dans les plantations ou des ouvrier·es blanc·hes d’Europe dérive de relations à une nature transformée par la révolution scientifique, d’une division internationale du travail, de flux de marchandises et de capitaux, de la mise en place d’un système raciale, d’une discipline du travail, de politiques impériales, bref d’un système-monde ou d’une écologie-monde qui ne se limite certainement pas à ce que la description de faits atomisés peut offrir.

La seconde position avec laquelle bataille Jason W. Moore relève d’un camp marxiste ou socialiste pour lequel le capitalisme est le déjà-là, le bien-connu, le familier. Les nouveaux attributs écologiques du capitalisme (écocide, Anthropocène, extinction) ne changeraient rien à la définition ordinaire de son concept. Nous savons déjà que le capitalisme est un système d’exploitation de la Terre et des travailleur·ses, rien de nouveau ne pourrait sortir d’une enquête sur sa trajectoire écologique mondiale. Or Moore n’a eu de cesse de montrer que le capitalisme est un système historique dont le devenir se comprend notamment à partir de ses relations à la nature. Les manières de s’approprier ou de transformer l’environnement changent les rapports sociaux. S’il faut repenser le capitalisme à partir de son histoire écologique, encore faut-il être prêt à repenser la nature à partir de son histoire sociale.

Ontologie de la nature et philosophie post-dualiste

Pour Moore, le problème ontologique fondamental de la modernité réside dans le dualisme nature-société. On veut généralement dire par là que nature et société sont deux substances séparées, ayant des attributs matériels et idéels distincts, et dotées d’histoires différentes. Selon lui, cette représentation de la nature se serait développée à partir du XVe siècle et serait progressivement devenue hégémonique à partir du XVIIe parce que le capital avait besoin de s’approprier une Nature bon marché, quantifiée, réduite à des unités de ressources qui peuvent facilement entrer dans la sphère de la production marchande, au moindre coût et donc au plus grand profit des capitalistes.

Comme beaucoup d’auteur·rices, Moore cède à un raccourci anticartésien qui frôle parfois le contre-sens : par exemple, lorsqu’il affirme que « le vocabulaire cartésien du changement social a la vie dure

Il avance que l’idée d’une nature inerte, objective, extérieure aux sociétés humaines correspond à une construction qui se répand à partir d’un ensemble de pratiques de quantification et de mesure. Cette nature extérieure, quantifiable et appropriable, il l’appelle « nature sociale abstraite ». Ce concept a deux origines philosophiques distinctes. Forgée par analogie avec l’expression marxienne de « travail abstrait », « la nature sociale abstraite » désigne toutes les procédures de calcul et de symbolisation permettant la marchandisation de la nature, c’est-à-dire l’échange d’une certaine quantité de ressources contre une autre marchandise de valeur « équivalente ». La nature sociale abstraite désigne donc à la fois l’ensemble des dispositifs techniques permettant la mise en équivalence généralisée des biens naturels (de la cartographie à l’établissement d’unités de poids et de mesures) et le résultat symbolique de cette marchandisation.

La seconde origine philosophique de l’idée de nature sociale abstraite provient du philosophe francfortois Alfred Sohn-Rethel, qui avait développé le concept d’« abstraction réelle

D’autre part, il affirme qu’il n’existe pas une nature mais des natures historiques. Dans la mesure où les entités extrahumaines ont une histoire sociale, il faut reconnaitre leur historicité et leur pluralité. La nature de Madère avant le XVe siècle n’est certainement pas identique à celle qu’offrent les paysages productifs dévastés de l’exploitation coloniale. Entre une nature sauvage, en libre évolution et une nature domestiquée et exploitée, l’écart est grand. Suivant une thèse déjà défendue en histoire environnementale, notamment par William Cronon, les natures sont donc multiples et historiques. Pourtant, cette thèse se développe parfois dans une confusion entre des propositions ontologiques différentes et qui gagneraient à être distinguées.

L’histoire écologique du capitalisme et l’histoire capitaliste de la nature constituent ce que Moore appelle la « double internalité ». Le capital émerge à partir de réalités bio-géo-physiques (des corps humains, des énergies fossiles, de l’eau, du vent, etc.) et la nature elle-même semble intériorisée par le capitalisme. En effet, toutes les énergies et les matières qu’elle fournit sont intégrées à l’économie humaine mais le capitalisme intériorise aussi les fonctions reproductives des écosystèmes pour traiter ses déchets et ses pollutions. Avec le capital, l’atmosphère apparaît comme une gigantesque usine de recyclage de l’air grâce à la captation de CO2 par les plantes. Les marchés carbones, par exemple, intègrent l’atmosphère à l’économie capitaliste et la transforment en « éboueur non rémunéréoikeios, qui désigne un ensemble de flux et d’écosystèmes à partir desquels et au travers desquels les pratiques humaines se déploient. L’oikeios, c’est la totalité englobante du capitalisme et du tissu de la vie, des tendances écocidaires du capital et de l’habitabilité des faiseurs de monde humains et extrahumains.

Le rejet du cartésianisme s’accompagne parfois d’un refus un peu rapide de la méthode analytique qui fournit les moyens d’une clarification conceptuelle.

Cependant, le fait que la nature soit intégrée aux circuits du capital et que celui-ci n’existe que dans la nature n’implique pas que la nature n’a pas une histoire autonome, une histoire propre et singulière. En d’autres termes, la nécessité d’adopter une ontologie relationnelle et processuelle ne signifie pas qu’il faille refuser les discontinuités réelles entre entités naturelles et dispositifs techniques, par exemple. Or l’ontologie moniste de Moore semble parfois dénier l’altérité des processus naturels affectés par le capitalisme. Pourtant, ces deux thèses ne sont pas inconciliables, loin s’en faut. On peut très bien critiquer la tendance du capitalisme à internaliser la nature dans son propre procès de développement et défendre l’autonomie de processus naturels par rapport aux modifications techniques qui les prennent pour objet

Le rejet du cartésianisme s’accompagne parfois d’un refus un peu rapide de la méthode analytique qui fournit les moyens d’une clarification conceptuelle. Pourtant, avec sa théorie de l’écologie-monde, Moore propose en même temps une redéfinition tout à fait nécessaire et originale de l’écologie du capital.

L’écologie-monde et la critique du capital

Selon Moore, l’accumulation du capital ne peut fonctionner que selon une double logique de « capitalisation de la production » et d’« appropriation de la reproduction ». La capitalisation suppose l’exploitation capitaliste du travail humain, seul producteur de survaleur, et la marchandisation des forces naturelles. L’appropriation désigne au contraire une manière d’accumuler des conditions de reproduction nécessaires à la valorisation sans rémunération ou sans paiement du travail/de l’énergie fournis par la nature, humaine et non humaine. Par exemple, le travail du soin peut être approprié gratuitement (sans rémunération) dans le cadre de la famille bourgeoise ou être, au contraire, « capitalisé » dans le cadre d’une crèche privée où les travailleuses vendent leur force de travail à des capitalistes qui tirent un profit de la vente des services de soin fournis aux enfants.

Dans le capitalisme, la catégorie de nature renvoie à l’ensemble des réalités dévalorisées, celles qui font l’objet d’une appropriation gratuite ou d’une très faible capitalisation.

Pour Moore, il en va de même pour toutes les forces naturelles : elles peuvent être soit appropriées sans rémunération, ou en tout cas au moindre coût, soit capitalisées, c’est-à-dire transformées en marchandises par un investissement en capital plus important. Par définition, le capital ne peut s’accumuler que par cette double logique simultanée d’exploitation de la force de travail humaine (productrice de survaleur) et d’« appropriation des capacités de la nature à produire la vie

Lire sur Terrestres, les extraits du livre de Moore et Patel, mai 2019.

La notion de Nature bon marché désigne l’ensemble des forces naturelles et des stocks de ressources qui peut être approprié à des coûts suffisamment bas pour favoriser l’accumulation du capital. La principale contradiction écologique du capitalisme provient du fait qu’il a besoin de Natures bon marché mais qu’il épuise en même temps la possibilité de les reproduire

Dans son premier ouvrage, Le Capitalisme dans la toile de la vie, Moore répertoriait quatre éléments caractéristiques de la Nature bon marché : force de travail, nourriture, énergie et matières premières. Dans Comment notre monde est devenu cheap, paru en français en 2018, Jason W. Moore et Raj Patel recensaient désormais « sept choses cheap » : la nature, l’argent, le travail, le soin, la nourriture, l’énergie et les vies humaines. Or, ce catalogue à la Prévert complexifie le tableau originel puisque la nature n’est plus la catégorie englobante des « choses cheap ». Il semble manquer ici un critère clair d’établissement de la liste : s’agit-il des conditions de reproduction de la seule force de travail ? ou bien des conditions naturelles de tous les moyens de production (capital constant et capital variable réunis) ? Néanmoins, l’idée générale est la suivante : le capitalisme a besoin de s’approprier les conditions de reproduction de la force de travail au plus bas coût possible, c’est-à-dire avec la capitalisation la plus faible possible. Plus il se les approprie, plus il les épuise et plus il a donc besoin de les capitaliser, ce qui conduit à une baisse du taux de profit. C’est la raison pour laquelle les « frontières marchandes » se déplacent, à la fois dans l’espace et dans le temps, en entraînant la multiplication des « cheap things ».

Dans le capitalisme, la catégorie de nature renvoie à l’ensemble des réalités dévalorisées, celles qui font l’objet d’une appropriation gratuite ou d’une très faible capitalisation. C’est donc un système qui vise l’accumulation par exploitation du travail payé et dévalorisation permanente des conditions de la vie. Alors que « toutes les espèces travaillent, à leur manière », la seule à percevoir un salaire et donc à produire une survaleur est l’espèce humaine. La possibilité de la capitalisation de la force de travail humaine détermine une intégration différenciée des corps des travailleur·ses au circuit de la valorisation selon des rapports de classe, de race et de genre. La force de travail productive est valorisée, c’est-à-dire qu’elle produit de la valeur, mais exploitée (une partie seulement de la valeur produite est rémunérée) ; la force de travail reproductive est dévalorisée, c’est-à-dire qu’elle ne participe que marginalement au procès de valorisation capitaliste et qu’elle est donc appropriée dans la violence. Comme les autres forces naturelles de production, le travail reproductif tend à être réduit à un don gratuit de la nature. Dans la logique du capital, les réalités naturelles n’ont pas de valeur morale, parce que ce qui ne produit pas de valeur économique n’en a aucune. La dévalorisation économique du travail de reproduction des conditions de la vie légitime sa relégation sociale et politique et prive les travailleur·ses de toute intégrité morale et physique. Pour le capital, la nature est l’ensemble des réalités qui, n’ayant pas de valeur, sont disponibles pour l’appropriation.

Conclusion

« Wall Street est une manière d’organiser la naturea pas une écologie, il est une écologie, un ensemble de processus, de flux de matières et d’énergies ayant sa place au sein d’une totalité entropique, le tissu de la vie, l’oikeios. L’écologie-monde du capital réoriente en permanence les flux de matière et d’énergie au service de l’accumulation de valeur, elle façonne des environnements et des milieux autant qu’elle les annihile. Le capital n’est pas qu’un destructeur de monde, il est aussi un faiseur de mondes appauvris et de travailleurs·ses aliéné·es. Mais alors, quelle politique construire pour lutter dans et contre l’écologie-monde ?

Si Moore élabore une ontologie générale, il lui manque encore la théorie d’une stratégie révolutionnaire. Il n’est en effet pas très prolixe sur la question stratégique. On peut néanmoins identifier trois propositions politiques, plus ou moins implicites. La première consiste en une théorie de l’effondrement : en raison de la tendance à la baisse du taux de profit et de l’augmentation du prix des cheap natures, le capital risque de rencontrer ses propres limites internes de développement. Mais cette première piste ne précise pas comment l’effondrement va advenir. Est-ce par un « collapse » du système ou par une radicalisation des antagonismes sociaux et de la lutte des classes ? Deuxièmement, la fin de Comment le monde est devenu cheap permet d’imaginer que l’effondrement sera l’œuvre d’un front unique du prolétariat regroupant les mouvements féministes et LGBTQIA+, l’antiracisme politique et les luttes de classe du mouvement ouvrier. Mais il faut bien reconnaitre que l’appel à la convergence n’est pas le garant d’une tactique efficace. Peut-être se dessine alors une troisième voie chez Moore, qui consiste, en reprenant le mot d’ordre du salaire pour le travail domestique, à faire pression sur les capitalistes en intégrant aux prix de production les coûts de reproduction des écosystèmes. Aussi révélatrice qu’il ait été pour le mouvement féministe, cette tactique n’exprime pas l’espoir réel d’obtenir une telle rémunération, car les capitalistes seraient tout simplement dans l’impossibilité matérielle de payer ce qu’ils détruisent et s’approprient. La perspective stratégique la plus adéquate à la pensée de Moore est peut-être à chercher du côté de l’opéraïsme écologique de Léna Balaud et Antoine Chopot : si l’accumulation du capital suppose la mise au travail de toutes les forces naturelles, la stratégie qui s’impose est celle du refus du travail. La grève écologique des forces productives du capital serait la tactique essentielle du communisme de la vie.

Pour prolonger, lire aussi sur Terrestres le texte de Léna Balaud et Antoine Chopot, « Suivre la forêt. Une entente terrestre de l’action politique », novembre 2018.


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Notes

10.05.2024 à 16:42

Pour une politique écoféministe

Ariel Salleh

Dans son livre « Pour une politique écoféministe. Comment réussir la révolution écologique », la chercheuse et activiste australienne Ariel Salleh déconstruit le système « productif-reproductif » capitaliste et patriarcal à partir d'un matérialisme incarné, pour déjouer la domination croisée de la Nature et des femmes. Extraits choisis.

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Texte intégral (4976 mots)
Temps de lecture : 19 minutes

Extraits choisis par Geneviève Azam à partir du livre d’Ariel Salleh, Pour une politique écoféministe. Comment réussir la révolution écologique, trad. July Robert, Marseille/Lorient, Wildproject/le passager clandestin, 2024.

Toutes les images sont extraites des archives du projet Greenham Women Everywhere, qui vise à « rassembler et préserver les récits de ces manifestations, en créant des archives, afin de maintenir en vie » l’expérience et la mémoire de la lutte des femmes de Greenham.


Ariel Salleh, chercheuse et activiste australienne a ajouté ses travaux à la riche lignée de celles qui ont éclairé les origines de la dévalorisation conjointe des femmes et de la nature. Presque trente ans après sa publication originale en 1997, nous pouvons enfin lire en français son ouvrage sur l’écoféminisme politique. À partir d’un « matérialisme incarné », au nom d’une « démocratie terrestre » et pour un éco-socialisme repensé dans une perspective féministe et décoloniale, cet ouvrage incisif est une pierre de plus dans la déconstruction du système « productif-reproductif » capitaliste et patriarcal. Vingt cinq après cette réflexion, une déconstruction à poursuivre et discuter encore.


Parce qu’il vise un écosocialisme à la fois féministe et décolonial, ancré dans un nouveau champ bio-épistémique, ce livre est inévitablement transdisciplinaire. Son continuum de niveaux analytiques suit le flux des énergies qui passent de l’incarnation inconsciente à la subjectivité consciente, jusqu’à l’action individuelle, la structure de classe, les institutions économiques et l’hégémonie culturelle ; et il reparcourt ce flux à travers le sédiment discursif de la construction sociale. J’invite les lecteur·ices à voyager entre philosophie, économie politique, psychanalyse et biologie — chaque point de vue indiquant un ensemble de causalités actives dans la surdétermination de nos politiques. La lecture force l’accès vers de nouveaux concepts, en prévision de la disparition prématurée des concepts hégémoniques plus anciens. En basculant d’un cadre anthropocentré à un cadre écocentré, l’idée est aussi de dissoudre par là même ce vieux dualisme. L’interaction dialectique pourrait perturber les lecteur·ices qui s’attendent à une argumentation linéaire conventionnelle enfermée dans les paramètres d’une seule discipline. Mais les constructions intellectuelles sont toujours provisoires, d’autant plus lorsque l’on combine théorie et praxis.

[…]

Archive de Wendy Moorhouse Johns, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

Sortir de l’impasse dualiste

L’analyse politique écoféministe part du principe que la crise écologique est l’inéluctable conséquence d’une culture patriarcale capitaliste eurocentrée fondée sur la domination de la Nature et de la Femme « considérée comme nature ». Ou, pour inverser l’équation subliminale Homme/Femme=Nature, qu’elle est l’effet inéluctable d’une culture bâtie sur la domination des femmes et de la Nature « comme féminine ». Les féministes égalitaristes issues des traditions libérale et socialiste se méfient lorsqu’il s’agit de discuter du lien entre les femmes et la nature. Car c’est précisément ce truisme tendancieux qu’ont utilisé les hommes au fil des siècles pour maintenir les femmes à leur place, en les considérant comme « plus proches de la nature ». « Aucune différence entre les sexes », scandent ces féministes égalitaristes, guidées par Simone de Beauvoir. Elles craignent qu’attirer l’attention sur une quelconque différence de genre puisse faire le jeu des hommes et renforcer la tendance répressive habituelle. Dans ce contexte, les écologistes tels que Dobson ont bien raison de voir l’écoféminisme comme un débat au sein du féminisme.

L’écoféminisme interroge les fondements mêmes du féminisme traditionnel en pointant du doigt sa complicité avec la colonisation androcentrée occidentale du monde vivant par la raison instrumentale. Mais l’écoféminisme va bien plus loin que cela. Il s’oppose à plusieurs idéologies politiques autoproclamées radicales qui prétendent marquer « la fin de l’histoire

Parce qu’ils et elles refusent de se pencher sur la « différence » en tant que critique épistémologique, de nombreux·ses féministes, socialistes et écologistes perçoivent les femmes activistes écologistes comme enfermées dans une double contrainte dualiste sans issue. Dobson relate le dilemme ainsi : « soit les femmes se rangent du côté de la nature et risquent de renforcer leur propre subordination, soit elles cherchent la libération dans une approche déconnectée de la nature et abandonnent celle-ci à son sort de ressource

Archive de Maria Ragusa, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

Pour sortir de toute double contrainte, il faut recontextualiser ou reformuler le problème, en le considérant sérieusement de manière dialectique. C’est ce que signifie un changement de paradigme. On peut apaiser la tension contradictoire entre deux options fixes en montant en abstraction. C’est ce type de synthèse que propose l’écoféminisme. Il ne s’agit pas de dire que les femmes écoféministes doivent penser comme des philosophes. Au contraire, à voir l’histoire mondiale du mouvement, les femmes du Nord et du Sud ont tendance à parvenir assez spontanément à des intuitions écoféministes du fait des conditions dans lesquelles elles vivent et du travail physique qu’elles effectuent. Contrairement au sort réservé aux hommes, les activités laborieuses des femmes sont destinées à préserver la vie.

Lire aussi dans Terrestres : Émilie Hache, « Né·es de la Terre. Un nouveau mythe pour les terrestres », septembre 2020.

Les femmes ne sont en aucun cas ontologiquement « plus proches de la nature » comparées aux hommes. Les femmes comme les hommes sont « dans/avec/de la nature », mais pour accéder à l’identité masculine, les hommes doivent prendre leurs distances à l’égard de cet état de fait. Les écoféministes analysent les conséquences politiques de cette différence de genre culturellement construite. Valoriser le fait que les femmes se consacrent au soutien de la vie n’est pas un « retour à la nature » réactionnaire ; il s’agit plutôt, pour citer Hazel Henderson, de dire que « le maintien d’habitats confortables et de communautés soudées [est] le travail le plus productif de la société — et non le plus dévalué, comme le veulent les valeurs patriarcales et l’économie en vertu desquelles ces tâches ne sont pas prises en compte ni rémunérées

Extraire la rationalité et l’autonomie du vocabulaire de l’individualisme bourgeois pour les redéfinir dans un contexte de cultures terrestres et d’économies domestiques va dans le sens de la subsistance et du partage. Mais révéler la fragilité du développement des hautes technologies nécessite de parvenir à un équilibre entre les compétences masculines dominantes et les compétences « féminines » historiquement sous-estimées. Dans l’optique de ce changement, il est utile de se pencher sur l’explication de la puissance d’agir historique chez Marx.

« Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, […] une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société

Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844

Les femmes sont bel et bien radicalement enchaînées : le fait qu’elles soient exclues et malmenées par les institutions contrôlées par les hommes renforce leur confinement social dans une sphère reproductive sexualisée. Les femmes sont en fait une classe dans la société civile, et non pas de la société civile. Il a fallu attendre les années 1990 pour que toutes les femmes suisses aient enfin accès au droit de vote. Les activités et les connaissances réparatrices des femmes traversent toutes les classes — moyenne, ouvrière, paysanne — et pourraient de ce fait justifier la dissolution des vieux concepts industriels de classe. La souffrance des femmes est universelle parce que les torts qui leur sont causés et leur dénégation incessante alimentent la maltraitance psychosexuelle des Autres — personnes racisées, enfants, animaux, plantes, pierres, eau et air. Les écoféministes ne revendiquent rien pour elles-mêmes en particulier, mais ont une revendication globale. Lorsque les femmes pourront exprimer librement leur sensibilité relationnelle et que les hommes la réhabiliteront, les énergies de la Terre s’en trouveront libérées.

[…]

Archive de Sandie Hicks, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

La puissance révolutionnaire de l’écoféminisme

Le mode de pensée unidimensionnel de certaines féministes de la première vague les a détournées de l’écoféminisme, qu’elles voyaient comme une simple prolongation du rôle de femme au foyer dans la sphère publique. Mais l’écoféminisme en tant que nouvelle politique était plus profond que ça. Si les femmes ont attiré l’attention sur la pollution, c’est aussi parce que nombre d’entre elles, humiliées par les aspirations patriarcales capitalistes, ont ressenti le besoin de purifier et reconstruire leur conscience d’elles-mêmes. La mise en relation constante du personnel et du politique, de l’intérieur et de l’extérieur, est une des caractéristiques du travail écologique des écoféministes. L’activité politique de ces femmes allait souvent de pair avec une attention portée à l’épanouissement psychologique, généralement au travers de séances de conscientisation au sein de groupes de soutien de re/sisters. Ce genre de stratégie révolutionnaire implique un profond engagement existentiel.

Il est évident qu’on ne peut faire le récit de l’engagement exceptionnel des femmes sans mentionner leur implication générale au sein des mouvements écologistes et pacifistes. Plus de la moitié des personnes qui prennent part à ces mouvements à travers le monde sont des femmes ; elles y jouent un rôle clé sur le plan organisationnel, si ce n’est en tant que leaders politiques. Ce qui est impressionnant, c’est que ces re/sisters aient été si nombreuses à estimer que cela ne suffisait pas. La mise sur pied d’associations séparatistes sous le nom de Women for Peace en Australie, en Suisse, en Allemagne de l’Ouest, en Italie, en France, en Norvège et, en 1980, en Grande-Bretagne en témoigne. Cette année-là, le collectif Women Opposed to Nuclear Technology (WONT) a organisé une conférence sur les femmes et la lutte antinucléaire à Nottingham, et deux organisations anglaises modérées, la National Assembly of Women et la Co-operative Women’s Guild, ont elles aussi rapidement commencé à se préoccuper de la question de la paix. En Argentine, les Mères de la place de Mai, dont les enfants ont « disparu » entre 1976 et 1983, se sont aussi illustrées autour de cet axe femme/paix

Aux États-Unis, les Women in Solar Energy (WISE) ont commencé à se réunir à Amherst, dans le Massachusetts, et en mars 1980, Ynestra King y a organisé la première conférence du mouvement Women and Life on Earth. En novembre 1980 s’est tenue une mobilisation contre la conscription à Washington : une foule forte de 2 000 femmes a marché sur la capitale états-unienne, encerclant symboliquement le Pentagone. Au même moment, Helen Caldicott, présidente des Physicians for Social Responsibility, a lancé le Women’s Party for Survival aux États-Unis, doté d’une cinquantaine de sections locales et nationales. Celui-ci s’est par la suite élargi pour devenir le Women’s Action for Nuclear Disarmament. Dans le même temps, de plus en plus de périodiques s’intéressaient à l’écologie — Valley Women’s Voice et Sojourner aux États-Unis, Women en Grande-Bretagne, l’hebdomadaire Des femmes en mouvements et un numéro spécial de la revue Sorcières sorti en 1980 en France. En Inde, le collectif Manushi publiait son influent article « Drought: “God-Sent” or “Man-Made” Disaster? » [Sécheresse : un désastre « envoyé par Dieu » ou « produit par l’homme

[…]

Archive de Mary et Anna Birch, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

C’est cette année-là qu’a été fondé le nouveau réseau tiers-mondiste Development Alternatives with Women for a New Era (DAWN) à Bangalore, en Inde, et qu’un cours sur l’écoféminisme a été proposé à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. Au Botswana, les femmes ont créé une ONG connue sous le nom de Thusano Lefatsheng et ont bâti une ferme expérimentale dédiée à la culture de plantes de la savane considérées comme inférieures — telles que le fruit du marula, les tubercules et haricots marama, et la griffe du diable du Kalahari, aux vertus thérapeutiques. Ce travail alimente aujourd’hui un marché florissant. Pendant ce temps-là, les femmes namibiennes se sont opposées à la vente au rabais, par les entreprises, de médicaments périmés dans leurs communautés, ainsi qu’à l’usage subreptice du Depo Provera par le gouvernement sud-africain pour contrôler leur fertilité. En juillet 1985, la Conférence mondiale chargée d’examiner et d’évaluer les résultats de la Décennie des Nations unies pour la femme a suscité l’effervescence à Nairobi, au Kenya. C’est là que la Finlandaise Hilkka Pietilä a présenté son atelier révolutionnaire sur l’économie écoféministe, dont la thèse a été diffusée sous la forme d’une brochure intitulée « Tomorrow Begins Today » [Demain commence aujourd’hui]. Un manifeste des femmes philippines, émanant de la coalition GABRIELA, allait soutenir quelques mois plus tard que « les femmes savent tout de l’exploitation », parce qu’elles sont victimes des monopoles et de la publicité mensongère.

Tout au long des années 1980, les mères hispaniques de Los Angeles, rejointes par des mères noires et quelques mères blanches, se sont opposées sans relâche à un projet d’incinérateur à proximité de leurs maisons

[…]

Archive de Sue Lent, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

Contre la raison instrumentale

Ma propre perception écoféministe de la raison instrumentale s’est cristallisée lors de ma lecture de l’analyse néomarxiste de l’École de Francfort

Mais, comme l’a observé Marcuse, la rationalité fonctionnelle auto-aliénée de la science ne permettrait que de connaître un « monde mort », appréhendé comme un ensemble d’unités atomiques interchangeables à réduire et à réassembler selon la volonté humaine

Archive de Sandie Hickes, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

On allait gérer les ressources genrées comme le reste de la nature physique — l’air, les cours d’eau, les minéraux et les forêts étant assimilés à des biens gratuits. C’est au 17e siècle que les discours européens sur les richesses produites, la nature et le travail ont commencé à distinctement prendre leur forme moderne. Le monde entier était offert en partage aux hommes, comme un don de la divine Providencepropriétaire de sa propre personne », et donc « le travail physique de son corps et le travail de ses mains, pouvons-nous dire, lui appartiennent en propre ». Si, au sens providentiel du terme, la Nature est « la mère commune de tout », inversement, c’est au travers du travail qu’un individu s’approprie les fruits de la Nature ; « par-là, elle relève désormais de son droit privé

Du point de vue de Ruether, c’est au moment de l’avènement de la civilisation industrielle que la Sublimation eurocentrée du Principe maternel s’est accomplie.

« Le concept de “progrès” du 19e siècle a matérialisé le concept du Dieu judéo-chrétien. Les hommes, identifiant leurs egos à l’“esprit” transcendant, ont fait de la technologie le projet de l’incarnation progressive de l’“esprit” transcendant en “nature”. Le Dieu eschatologique est devenu un projet historique. Aujourd’hui, on tente de répondre à une demande infinie au travers d’un “progrès” matériel infini, en poussant la nature à aller de l’avant vers une expansion infinie de la puissance productrice

Rosemary Ruether, New Woman, New Earth, 1975

Dans son texte, le terme « infini » réitère l’aveugle linéarité de l’instrumentalisme spéculaire. Cette sublimation a eu pour conséquence sociale l’accroissement de la marginalisation économique des femmes, au travers de la délocalisation de la production depuis l’industrie familiale vers des ateliers de production. Ce changement a aussi fait perdre aux femmes leur compagnonnage d’épouses au travail et leur autonomie en tant que copropriétaires de leurs moyens de production. Les hommes et les femmes ont été contraint·es de s’engager dans l’esclavage salarié au service d’un entrepreneur capitaliste. Dans la compétition autour des salaires qui s’en est suivie, la nouvelle confrérie des syndicats a repoussé les femmes vers leurs foyers. Au 20e siècle, on a fini par penser l’arène domestique « féminine » comme un simple lieu de consommation économique.

[…]

Archive de Jude Munden, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

L’éthique de la précaution

Si la puissance d’agir masculine produit du savoir en séparant le·la sujet·te de l’objet, alors diviser l’objet en unités distinctes afin de le reconstituer – ce que l’on pourrait appeler une approche féminine ou communionnelle de la connaissance – exprime une sensibilité qui n’est pas étrangère à elle-même ou à son environnement. Reflétant le caractère fluide, dialectique, autonome et polyvalent des choses dans le monde, cette attitude porte en elle une épistémologie qui correspond bien à l’étude des écosystèmes. Susan Griffin nous le rappelle :

« Nous déclarons que l’on ne peut dévier la rivière de son lit. Nous affirmons que toute chose est mouvante et que nous faisons partie de ce mouvement. […] Nous disons que chaque acte finit par vous revenir. Il y a des conséquences. Il n’est pas possible d’abattre les arbres du flanc de la montagne sans qu’il y ait une inondation

Susan Griffin, La Femme et la Nature, : le rugissement en son sein, 1978

La politique écoféministe s’enracine dans les compétences et la marginalisation économique des femmes, ainsi que dans la prise de conscience douloureuse de la non-identité que leur confère leur place dans le maillage nature-femme-travail

En raisonnant de manière dialectique, les écoféministes introduisent ainsi une autre ontologie dans le discours politique, qui met fin aux dualismes effarouchés de la subjectivité transcendante. Au mépris du canon eurocentré, les écoféministes avancent que :

  • la nature et l’histoire forment une unité matérielle ;
  • la nature, les femmes et les hommes sont à la fois des sujet·tes actif·ves et des objets passifs ;
  • le métabolisme femme-nature détient la clé de la jouissance historique ;
  • le travail reproductif modèle la soutenabilité.

En liant la perception et la motivation politiques à l’endurance, la phénoménologie de la déconstruction dont les femmes font l’expérience débouche sur une épistémologie matériellement ancrée. Préoccupé par l’égalité entre toutes les formes de vie, l’écoféminisme est un socialisme dans le sens le plus profond du terme. Mais nous pouvons noter que l’écoféminisme « spirituel » reflète les mêmes hypothèses ontologiques. Cette voix féminine devient encore plus pertinente pour l’écologie, dans la mesure où les hommes se mettent à respecter la nature elle-même comme une sujette ayant ses propres besoins. À la fois dominées et empuissantées, les femmes et les autres sujet·tes colonisé·es sont bien équipé·es, à ce stade, pour s’emparer de la défense de la vie. Une fois encore, il ne s’agit pas de soutenir, d’une façon essentialiste et naïve, que les femmes ou les personnes autochtones sont d’une manière ou d’une autre « plus proches de la nature ». Il s’agit plutôt de reconnaître une différence socialement construite et complexe, ainsi que sa puissance d’agir.

Archive de Lynne Wilkes, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

Car la tâche politique la plus urgente et la plus fondamentale est de démanteler les attitudes idéologiques qui ont détaché l’être humain de son sentiment d’appartenance à la nature ; et ceci ne peut se produire que si la nature n’est plus réifiée, réduite à un objet extérieur et indépendant. Les réifications de ce type sont endémiques au discours patriarcal capitaliste, à commencer par le·la sujet·te même de la droite bourgeoise qui est censé·e prendre part au processus démocratique avec une identité et un statut fixés. Le socialisme aussi a traditionnellement fait du prolétariat un agent historique en lui attribuant un caractère permanent. Mais les universaux ou les essences telles que l’Humanité, la Classe, la Femme, la Nature, sont des abstractions qui violentent celles et ceux qui vivent dans un régime de la contradiction. La conception écoféministe contre-culturelle de la subjectivité en tant que signification en devenir, se formant et se reformant de façon permanente en entrant en collision avec l’ensemble social, se fonde sur un matérialisme qui défie les limites de l’épistémologie bourgeoise. Face à ces notions théoriquement abrégées du sens commun patriarcal capitaliste, la conscience écoféministe est réflexivement décentrée. Contrairement au régime 1/0 qui est adapté aux profits à court terme, les vies des femmes au cœur du lien nature-femme-travail s’incarnent dans un contexte de préservation. Transcendant les limites du capital, mais aussi des idéologies socialistes, les expériences de travail des femmes abritent tant les « bases » d’une critique écopolitique que de véritables « modèles » de pratique soutenable :

« si l’expérience vécue des femmes […] était légitimée dans notre culture, cela pourrait apporter une base sociale “vivante” immédiate pour la conscience contre-culturelle que [les hommes radicaux] tentent de formuler sous la forme d’une construction éthique abstraite

[…]

Archive du Milton Keynes Group, Greenham Women EverywhereCC BY-NC-ND 4.0

La notion de « main-d’œuvre méta-industrielle » est un autre outil stratégique, pour aider à décloisonner des notions de classe jusqu’ici fermées. Les gens qui entretiennent le métabolisme humanité-nature ne constituent certainement pas une nouvelle classe, mais elles et ils n’ont jamais été honoré·es par les sociologues en tant que classe sociale jusqu’ici. Il existe évidemment des différences culturelles entre les travailleur·euses méta-industriel·les, mais d’un point de vue matériel, ces différences sont moins structurantes que la phénoménologie du travail incarné qu’elles et ils effectuent toutes et tous. Le travail non monétisé des méta-industriel·les tel·les que les femmes ou les paysan·nes ne permet pas seulement de répondre aux besoins de la vie quotidienne ; dans de nombreuses régions « en voie de développement », il soutient aussi l’infrastructure des marchés mondiaux. Je pense ici à la façon dont les paysan·nes contribuent à la protection de la biodiversité et à la qualité des sols, ainsi qu’à la gestion autochtone des bassins-versants.

Lire aussi dans Terrestres, Héloïse Prévost « Résister au Brésil : pas d’agroécologie sans féminisme », décembre 2023.

Le travail méta-industriel, qu’il s’agisse des tâches ménagères et de soin ou de l’agriculture biologique, fait appel à des principes appris sur le tas dans le monde matériel. Il génère une épistémologie vernaculaire qui transpose et reproduit les circuits thermodynamiques de la nature. Ce travail est axé sur les flux et évite l’entropie ; il est intergénérationnel et préventif ; sa seule rationalité se traduit par une capacité d’approvisionnement économique de façon à préserver la « valeur métabolique » ou l’intégrité écologique. Contrairement au mode de production capitaliste extractiviste qui sacrifie la valeur métabolique à la fabrication de marchandises rentables, les économies localement autosuffisantes répondent aux besoins humains sans externaliser les coûts sous la forme d’une dette écologique ou d’une dette incarnéee siècle est de réunir les mouvements sociaux pour proposer une voie soutenable en ce qui concerne la mondialisation, et à cet égard, il est essentiel que les voix de cette classe invisible soient entendues.


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