10.10.2022 à 00:00
Une soirée avec Prince Waly au début de sa carrière
Nicolas Prouillac
On trace la route sur le booster noir d’Ilyes, sillonnant entre les voitures sous les rayons obliques du soleil couchant, qui étire les ombres et coiffe d’or les silhouettes des passants. Les vapeurs d’essence et l’air du soir nous giflent le visage ; direction Montreuil. Dans ma tête tournent en boucle les premières mesures de « Lost […]
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Texte intégral (8267 mots)
On trace la route sur le booster noir d’Ilyes, sillonnant entre les voitures sous les rayons obliques du soleil couchant, qui étire les ombres et coiffe d’or les silhouettes des passants. Les vapeurs d’essence et l’air du soir nous giflent le visage ; direction Montreuil. Dans ma tête tournent en boucle les premières mesures de « Lost in Thought », qui me ramènent plus d’une décennie en arrière. J’ai quinze piges et je découvre dans la collection de disques d’un aîné l’album-phare de Funkdoobiest.
Douze ans plus tard, les deux rappeurs de Big Budha Cheez raniment la mélodie, gardée intacte dans les replis de ma mémoire, au détour d’une interview glanée sur la Toile. Quelques jours plus tôt, Ilyes me faisait découvrir les MC’s montreuillois à travers le clip de « M.City Citizen », escapade visuelle et sonore tout droit venue des années 1990, distillant ses références avec générosité et sens du détail. Rendez-vous était pris quelques heures plus tard, et nous voici à présent à deux rues de leur QG. Rapide détour par l’épicerie du coin. Pack de douze embarqué ; direction l’Albatros.
Nous y retrouvons Clifto Cream, le réalisateur des clips du duo, qui nous invite à le suivre jusqu’à leur local. Dans la cour, table et barbecue semblent imprégnés du souvenir d’innombrables veillées. Clifto nous ouvre les portes de son fief. Dans la pièce enfumée, où s’entassent en désordre matos et bibelots en tous genres, Fiasko Proximo nous accueille. « Prince » Waly, l’autre MC du groupe, ne tarde pas à nous rejoindre, le temps de faire la route depuis son taf jusqu’au refuge. Tous trois se réjouissent de voir qu’Ilyes shoote en argentique et non au reflex numérique, qui cadre mal avec l’univers granuleux de Big Budha Cheez. Clifto nous montre dans la foulée le caméscope VHS Panasonic dont il s’est servi pour filmer « M.City », puis nous sortons nous attabler.
Décapsuleur, cendrier, enregistreur enclenché.
À l’ancienne
Comment le groupe est né ?
« Prince » Waly : C’était au collège. On était potes avec Fiasko et on partageait les mêmes centres d’intérêts. Je connaissais déjà Lunatic et tout ça, mais Fiasko m’a fait découvrir X-Men et ça a percuté. On s’est mis à faire du son, à écrire des textes, et comme tout le monde au début ce n’était pas vraiment sérieux. Et puis on s’est perdu de vue un moment, on s’est retrouvé et depuis on taffe les trucs ensemble.
Vous avez grandi à Montreuil tous les trois ?
Waly : Ouais, à Montreuil.
« Le premier projet qu’on a sorti, on a passé tout l’été à le faire. » — Fiasko Proximo
Fiasko Proximo : Enfin moi j’étais dans le XXe plus jeune, quand on est venu à Montreuil je devais avoir neuf ou dix ans. Je faisais déjà un peu de son avant de rencontrer Waly. Après, comme on était grave potes au collège, on s’est dit que ce serait cool qu’on monte un truc. Et puis comme il a dit, on s’est perdu de vue. Lui est parti dans un autre lycée, moi aussi. Le groupe s’est vraiment créé peut-être un an ou deux ans plus tard. Clifto Cream : Et le collectif Exepoq est né à partir du moment où on a pris un local ici, à l’Albatros. C’était pas là, c’était un peu plus loin là-haut. On était tous potes mais on faisait tous nos trucs dans notre coin, dans nos arts différent – parce qu’il y a aussi un photographe dans le collectif. À un moment donné, on s’est réuni et on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose tous ensemble. Fiasko : Mais les mecs qui ont lancé l’idée, c’est Clif’ et Spootnik. Clif’, qui était déjà dans l’image, et Spoot’, qui faisait du son. Waly et moi quand on était plus petits, on enregistrait déjà chez Spoot’, mais dans sa chambre, à la Cité de l’Espoir.
Et l’Albatros, c’est quoi exactement ?
Waly : C’est un atelier d’artistes. Clifto : Le but, c’est de rassembler des gens qui font un tas de choses différentes, et de bosser ensemble. T’as des mecs qui font du théâtre, beaucoup de studios – qui sont tous assez différents les uns des autres –, pas mal d’expos, des peintres… Waly : Et même de la poterie. Clifto : Quand on est arrivé ici, on était un peu les seuls jeunes. On descendait des quartiers qu’il fallait pas approcher, en quelque sorte, on était un peu dans notre coin. Et puis on a changé de local pour celui dans lequel on se trouve actuellement. On a commencé à rencontrer les anciens, parce qu’ici il y a pas mal de gens qui sont là et qui exercent dans leur art depuis très longtemps. Après, d’autres locataires sont arrivés : il y a eu GVS – Grande Ville Studio, dont fait partie Jazzy Bazz –, Dixon est là aussi… ça fait des connexions et c’est un lieu où tu peux t’enfermer pendant un mois sans sortir. Fiasko : On l’a fait. (Ils rient.) Le premier projet qu’on a sorti, en CD, on a passé tout l’été à le faire. On faisait 16h-3h du matin, on allait dormir, on achetait des chips et du coca à côté et on revenait là. Mais c’était là-haut dans notre précédent local. Waly : Et là-haut il faisait super chaud, le soleil tape bien sur la fenêtre. Fiasko : Ouais, il faisait 40° à l’ombre. Ça, c’était en 2010. Et comme a dit Clif’, ce lieu a vraiment un truc qui fait que tu peux ne pas en sortir pendant super longtemps. Aujourd’hui, on le fait plus, mais on l’a fait longtemps. Waly : C’est notre résidence secondaire. (Ils rient.) Clifto : J’ai pris le local à la base pour pouvoir bricoler et peindre ailleurs que chez moi, parce que ma mère n’en pouvait plus ! J’ai pris un petit truc et au final j’ai ramené tous mes potes, donc on se posait et c’est devenu après notre studio, notre QG. C’était vraiment petit, ça faisait le tiers de celui-ci et on était dix dedans. Fiasko : Voire plus certains soirs, dix c’était le minimum. Clifto : Ouais, c’était violent.
Vous êtes arrivés comment dans le rap ?
Waly : Moi par mes grands frères. Depuis tout petit – je devais avoir huit ans. Dès que j’ai pu vraiment comprendre ce que ça racontait, quoi. Mes grands-frères baignaient dedans, ma grande sœur aussi. Mon grand-frère écoutait Lunatic. Je me rappelle du premier son de Lunatic, c’était « La Lettre ». J’étais petit, mais je me rappelle d’une phrase qui m’a marqué, quand Booba fait : « Quand je sors, ramène-moi une petite pute, bête, sans but / Je la ferai crier du bout de ma longue bite. » (Les deux autres éclatent de rire.) Et cette phrase, encore aujourd’hui, elle me tue ! Fiasko : Quand tu écoutes un bon son qui te marque, tu te dis automatiquement : « Ah ouais, eux ils sont trop chauds, il faut que je fasse la même chose, voire mieux. » Franchement, si j’étais tombé sur un son de rock chaud, aujourd’hui je serais rockeur. Mais bon, ça n’a pas été le cas. Maintenant – du moins avec Waly parce que Clif’ est plus vieux –, on était petits dans les années 1990. Donc ça nous a plus marqués que ceux qui aujourd’hui ont trente ou quarante ans, qui par exemple écoutaient Pink Floyd quand ils étaient gosses, et qui ont été marqués par ça. Du coup, on a commencé à écrire nos premiers textes… et après, le jour où les gens te disent : « Ah ouais, mais en fait c’est pas mal ce que tu fais », tu te dis que tu peux faire les choses sérieusement.
Quels sont les groupes qui ont fait naître cette envie ?
Clifto : Je crois que le groupe qui nous réunit à cette table, en tout cas artistiquement, c’est les X-Men. Même pour moi dans l’image, ça a toujours été une référence. Waly : Et côté américain, moi c’est plus le côté new-yorkais. Le côté sombre de Mobb Deep. En venant ici, j’écoutais ça. Même si on nous dit souvent que ça ne se ressent pas dans nos sons. Peut-être dans les instrus, mais dans les textes beaucoup moins. Donc tout ce qui est Mobb Deep, Sam Sneed… Fiasko : Si je ne devais en citer qu’un, ce serait le Wu-Tang. Pour moi, c’est le groupe précurseur. Après, comme dit Waly, Mobb Deep c’est du putain de lourd. On se retrouve plus dans ce qu’ils font parce qu’ils sont deux, comme nous. Mais niveau français, c’est sans aucun doute les X-Men. Time Bomb, La Cliqua… tout ce qu’on a vraiment rôdé en fait. Waly : Ils écrivent des textes où déjà, mine de rien, il y a pas mal d’humour ; c’est important. Et puis c’est plein de références culturelles assez pointues. Après bien sûr, on vit avec notre temps, on s’adapte. Moi, j’écoute aussi un petit peu plus 50 Cent, The Game… Deux hommes font irruption dans la cour, bouteille à la main et sourire aux lèvres, intrigués par notre présence. On échange des poignées de main. Clifto : Dixon, c’est une des personnes qui a un studio ici. C’est celui qui a mixé le son de « M.City Citizen » ! Dixon Mandrake ! Dixon : On veut pas vous déranger.
Pas de souci.
Dixon : J’ai vu Moussa par la fenêtre… Waly : T’inquiète, je vais venir te voir après. Dixon et son compère s’éloignent et sont bientôt rejoints par Ilyes, qui converse un moment avec eux avant de les prendre en photo.
D’où viennent vos blases et le nom du groupe ?
Waly : Alors ça, ça a été une galère. Parce qu’au début, ce n’était pas du tout Big Budha Cheez. Le premier, c’était Recto Verso. On a cherché plein de noms. Et moi j’ai eu un tas de blases. J’ai dû en avoir une dizaine. Fiasko : Moi, j’ai toujours été Fiasko Proximo, ça n’a jamais changé. Proximo ça vient de Gladiator. Et comme j’ai toujours kiffé les noms composés, je trouvais que « Fiasko » sonnait bien avec « Proximo ». C’est pas compliqué, c’est vraiment tout pourri, il n’y a pas de signification personnelle. (On éclate tous de rire.) Recto Verso, c’est le premier nom qu’on a eu tous les deux. Mais après, avec Ma Routine roule à M.City, notre premier EP, on a voulu changer car nous aussi nous avions changé. Le temps qu’on avait fait avec Recto Verso était révolu. Et puis on en est venu à Big Budha Cheez parce que… Waly : C’était surtout un jeu de mot, tu te rappelles ? Fiasko : Ouais, c’était le jeu de mot avec les bouddhas, on aime bien cette influence un peu spirituelle, asiatique.
Et c’est un nom de weed.
Waly : (Ils rient.) Voilà, c’est un nom de weed aussi. Mais ça, c’est vraiment un hasard parce que nous trois, on ne fume pas. L’afflux des souvenirs révèle peu à peu la complicité qui lie le groupe. Leur simplicité et le plaisir qu’ils prennent à évoquer le passé devant un étranger sont communicatifs. L’air se rafraîchit à mesure que le jour décline.
Pourquoi ce son très typé années 1990 ?
Clifto : Ce qui est marrant en fait… enfin je laisserai les autres préciser pour le son, mais en règle générale, quand on fait un truc, on ne cherche pas obligatoirement à faire « un truc qui sonne années 1990 ». On a commencé par le bricolage. On s’est vraiment basé sur de la matière, au début. De la pellicule pour l’image, de la bande pour le son ; ce qui nous permettait de bricoler, de faire nos trucs à nous, avec un vrai grain, sachant qu’on n’avait pas de moyens. Et en fait après, c’est devenu une identité forte. Mais ça n’a jamais été une réflexion qu’on s’est faite. Waly : Exactement, ce n’est pas calculé, ça nous vient naturellement. Dans la vidéo comme pour le son. On compose – Fiasko fait les instrus quand on écrit les textes – et ça sort naturellement. Quand on pose, ça donne ça. Par exemple, avec mon gars Myth Syzer, on a bossé sur un son qui sonne assez nouvelle génération.
Fiasko : En fait le truc, c’est qu’on a une identité forte c’est vrai, mais entre nous. Si demain l’un de nous va faire quelque chose avec quelqu’un d’autre, l’identité change. C’est un mélange, comme avec « Clean Shoes ». Et moi si demain j’allais faire un son avec un autre mec qui n’est pas de notre collectif, ce serait pareil. Ce qu’il faut comprendre, c’est que notre identité s’est aussi construite avec le manque d’argent. Le truc, c’est que nous quand on pose sur bande ou quand on filme en VHS, le coût n’est pas le même, parce qu’on n’avait pas de moyens au début. Au lieu d’aller se taper des studios à 800 ou 1200 euros la journée, on avait une bande, une table de mixage et on savait que notre son allait être fait comme ça. On avait un micro, on posait. One shot, on recommençait pas trente fois. Et Clif’ c’était pareil, la VHS pour « M.City Citizen », c’est une question de prix, parce qu’on n’avait pas les moyens de se mettre une Red – même si on n’en voulait pas, mais on n’avait pas les moyens. Je suis frappé par l’utilisation du terme « Red ». Il désigne un célèbre fabriquant de caméras numériques dont les produits sont très prisés par l’industrie hollywoodienne et ne connaissent pas de déclinaisons grand public.
Vous n’avez pas été tentés par le home studio numérique, comme beaucoup ?
Clifto : Non, parce qu’en fait, on a commencé à une époque où ça avait été déjà fait. Maintenant, quand tu veux créer un studio, c’est un peu chacun pour sa gueule avec les moyens du bord. Nous, on s’est placé sur une méthode de travail vraiment à l’ancienne, avec du matériel qu’on récupérait à droite à gauche. On avait la volonté de récupérer un patrimoine. Mais du coup, c’est aussi un compromis sur les moyens, sur l’époque, sur l’endroit… C’est la conjonction de tout ça. Je pense qu’on ne s’est jamais dit les choses consciemment… la seule fois où c’est arrivé, c’est quand on a eu des retours de gens sur notre travail, comme là avec toi. C’est un mélange entre les moyens du bord, nos inspirations, et puis le fait de partir de zéro, comme à une certaine époque où les gens partaient vraiment de zéro. Fiasko : Et puis il y a un truc qu’il ne faut pas oublier, c’est que le fait qu’on marche comme ça apporte plein de trucs qu’on ne retrouve plus aujourd’hui. Par exemple dans le son, le fait d’enregistrer à bandes fait que quand on enregistre un son, on ne le fait pas quatre fois. On prend le truc sur le moment, c’est du one shot, on ne fait pas de drop. On sait quand se placer avec nos souffles, donc sur scène on assume nos textes. Y a pas 36 000 solutions. Ça nous a apporté plein de choses de ce genre. C’était pareil en vidéo, on ne recommençait pas quinze fois parce que même si c’est moins cher que le numérique, ça coûte un billet quand même.
Il y a peu de rappeurs qui n’utilisent pas le drop aujourd’hui.
Fiasko : Le truc, c’est que le drop est venu vachement avec le numérique. Quand ils ont eu les moyens de le faire, le fait de ne pas perdre du souffle, de pouvoir enchaîner super vite et tout… après, il y a des mecs comme Busta Rhymes, qui eux à l’époque arrivaient à le faire naturellement parce qu’ils n’avaient pas le choix. Clifto : Ouais, des fois le côté pratique est un piège. Pour résumer, je pense qu’on ne réfléchit pas au fait d’être à l’ancienne ou pas, mais par contre c’est vrai qu’on s’est dit ça clairement : notre méthode de travail est basée sur ce qui se faisait à l’ancienne. C’est-à-dire faire avec ce qu’il y a sur le moment, sans passer par trop de réflexion, et faire les choses comme on les sent sur de la bande, sur de la pellicule, sur de la VHS, sur scène : sur quelque chose de palpable, tout le temps. Fiasko : On est arrivé à un moment où le phénomène « à l’ancienne » est ressorti d’un coup. Mais nous, ça fait longtemps qu’on fait ça, même avant son apparition. Aujourd’hui, il y a peut-être une vidéo de nous qui a plus tourné que les autres parce qu’elle est sortie à ce moment-là, mais on a toujours été comme ça. Faut pas croire qu’on surfe sur une vague, ce n’est pas ça du tout.
On sent une vraie sincérité chez vous effectivement, et en même temps quand on voit le clip de « M.City Citizen », c’est très travaillé. Esthétiquement d’une part, mais aussi dans le son. Comment vous avez construit ça ?
Waly : Au niveau du son, c’est vraiment la bande. Fiasko : Il y a un truc avec la bande que tu vas retrouver dans le rap à l’ancienne, mais pas seulement, parce qu’au début des années 1990, c’était déjà un truc qui disparaissait – on passait sur de la bande numérique, c’était encore autre chose. Nous, on enregistre vraiment sur de la bande analogique et c’est plus un truc que tu vas retrouver dans les influences rock ou soul des années 1970 ou 1980, c’est ce qu’on recherche. Le grain vient de là. Avec la bande, ce n’est que du signal analogique, ça ne sonne pas pareil. Aujourd’hui, quand tu fais un son sur ordi, tu poses ta voix et l’ingé va la nettoyer au max, pour pas que tu aies de crépitements, etc. Nous, c’est tout le contraire qu’on recherche. Y a un peu de souffle ? C’est parfait, hop, ça passe dedans, après on réduit un peu, ça fait augmenter les aigus, les graves sont plutôt stylés, et voilà. Et dans la vidéo, tu peux ressentir la même chose, c’est un peu les mêmes codes. Mais ce qu’on faisait au début, côté son, c’est qu’on prenait le micro, on mettait un préampli analogique et on enregistrait directement sur la bande. C’était vraiment très crade, parce que tu n’avais pas de filtre, tu n’avais pas de reverb, ça passait directement sur la bande. Waly : Sur le deuxième EP, avec DJ Med Fleed, on a fait Épouser un tas d’oseille et Kidnapper le président comme ça. Fiasko : Il n’y a pas eu d’ordi, ce n’était que de l’analogique. Après, moi j’ai une MPC 2000, ça me permet d’envoyer mes beats directement sur les bandes. Après le truc, c’est qu’aujourd’hui, si tu ne veux vraiment faire que de l’analogique, il faut gagner des millions. Parce que ça coûte très cher et que ça devient très rare. Donc on n’est pas débile non plus, on sait qu’on est en 2014 et qu’il faut qu’on avance avec notre temps. On utilise l’ordi, on n’a pas boycotté ça. Clifto : Et puis même au-delà du fait d’utiliser un ordi ou pas, la finalité aujourd’hui ça reste quand même Internet. C’est le support numérique ultime, donc on est obligé de numériser de toute façon, que ce soit la vidéo ou le son. Fiasko : Mais ça reste vraiment la dernière étape. Nous, à la limite, quand c’est distribué sur Internet, on n’est plus là. On est déjà sur d’autres trucs. Après, Marine, notre chargée de communication, ou Jo, notre manager, prennent le relais sur ces points-là. Pour la vidéo, c’est un peu la même chose, sauf que c’est Clif’ qui fait tout de A à Z… personnellement je suis un peu plus en retrait. Clif’ et Waly vont plus se mettre en relation à ce niveau-là. Clifto : En règle générale, on construit les clips à deux. Waly : À la base c’est vraiment Clif’, ensuite ça module avec moi. Si j’ai indubitablement affaire à des artistes, l’enthousiasme avec lequel Fiasko, Waly et Clifto me décrivent leurs méthodes de travail et les techniques employées me donne l’impression d’être face à des artisans. Fiers et maîtres de leur ouvrage à toutes les étapes de sa fabrication, ils observent néanmoins une distance respectable avec son exploitation – ce n’est pas leur travail.
La découverte de la VHS
Comment avez-vous réalisé le clip de « M.City Citizen » ?
Clifto : Alors en fait, on avait essuyé un échec… (Ils rient.) Parce qu’évidemment, quand tu te lances dans le Graal sacré de l’analogique, tu reçois des gros coups d’épée énervés. On avait tourné un clip en Super 8, qu’on a tout simplement raté. Fiasko : Les images étaient voilées. Clifto : On avait mis un petit investissement dedans, qui était super important pour nous à l’époque. C’était fait en Super 8, parce qu’à la base on voulait vraiment bosser l’image sur pellicule, direct. Et à ce moment-là, on ne savait pas comment travailler notre image, on avait un peu étudié le truc et c’était vraiment très compliqué. On a tourné un été, on a attendu quelques mois et c’est au moment de la numérisation chez le mec, dans le XIe arrondissement, qu’on a vu que c’était raté… C’est l’inconvénient de tout ce qui est argentique, tu as ton rendu après. Il faut savoir qu’on est vraiment autodidactes, on n’a jamais fait d’école ni rien. Donc on s’en est aperçu après et là, on s’est retrouvé en décembre 2012. Fiasko : Là on a réfléchi, on a vraiment posé le truc à plat et on s’est dit : « Merde, dans quoi on se lance ? » Je crois que c’est là qu’on a eu les plus gros doutes, parce que c’était vraiment ce qu’on voulait faire, mais comme disait Clifto, on a tout appris sur le tas…
Clifto : On était en plein questionnement et là, une réponse est tombée du ciel qui tient en trois lettres… la VHS. (Ils éclatent de rire.) Ça a été un bon compromis – qui d’après moi a été un peu trop utilisé aujourd’hui, parce que justement ça a vraiment participé au fait que des mecs veulent faire « un truc années 1990 ». Fiasko : Ce qu’au début on ne cherchait pas à faire du tout, car pour le dire très simplement, un mec qui voulait faire un clip en VHS, il lui suffisait d’aller sur Ebay et il en trouvait une à quinze euros. Nous, c’était vraiment parce qu’on n’avait pas les moyens de recommencer avec la pellicule. On savait que si on se refaisait niquer avec ça, c’était cuit pour nous. Et la VHS, comme a dit Clifto, on s’est dit que c’était mortel : un truc qui nous coûterait peu d’argent et avec lequel en même temps on pourrait s’éclater. Mais au début, la vérité c’est que j’y connaissais pas grand chose… Clifto : Bah en fait, même moi. La première fois que j’ai utilisé la VHS officiellement, c’était pour un teaser qu’on avait fait et ça nous a vraiment plu. Après, j’ai fait un clip pour Jazzy Bazz en VHS et ça a confirmé que c’était possible. C’était assez compliqué à utiliser, mais ça faisait aussi partie de l’intérêt du truc. Donc on l’a réutilisée pour « M.City Citizen », et là pour le coup on a vraiment exploité toutes les facettes de la VHS. Dans des coins, dehors, sur fond vert, avec de la lumière – parce que la lumière bave énormément sur la VHS, ça nous intéressait beaucoup… En fait, on a tout donné en VHS sur ce clip-là. Parce qu’à l’époque, on n’avait pas vraiment l’intention de continuer comme ça. On ne voulait faire qu’un truc en VHS, mais après c’est devenu le problème du compromis : ça a un côté pratique et t’as pas des sous tout de suite le mois d’après, donc tu réutilises. Fiasko : Mais si tu regardes bien, c’est le seul clip qu’on a fait en VHS avec Big Budha Cheez, et je sais pas si on en refera d’autres. « M.City Citizen » était en VHS, mais après on a fait « Budha Cheez » en pellicule 16 mm, et le dernier qu’on a sorti, « Itinéraire d’un G », c’est de la pellicule et du photomontage. On veut toujours évoluer. La nuit est tombée à présent et nos visages ne sont plus éclairés que par les flashs de l’appareil photo et la lampe à détecteur de mouvements, fixée au mur de parpaings nus qui borde la cour.
Donc vous avez tourné « M.City Citizen » en autodidactes. Pourtant, je le trouve particulièrement méticuleux, en termes de découpage, de cadrage, de lumière, de direction artistique et jusque dans vos attitudes…
Clifto : Bah en fait, mine de rien, c’est un travail qui s’étale sur plusieurs années, même si ça s’est fait assez naturellement.
Et pendant tout ce processus, de quoi vous êtes-vous inspirés ? Qu’est-ce qui vous a imprégnés ?
Fiasko : Miami Vice. Waly : Ouais, on regarde un tas de séries et un tas de films. Fiasko : Non, je rigole, c’était pas Miami Vice… Waly : Si, si, un petit peu. Fiasko : Franchement, je vais te dire la vérité, peut-être que tu trouves ça super précis, mais c’est vraiment le côté bandant de travailler avec de la pellicule ou d’enregistrer sur bande comme nous. Nous personnellement, on n’a rien calculé. Alors comme disait Clif’, c’est peut-être casse-couilles de ne pas avoir ton rendu tout de suite, mais c’est le truc qui fait que quand tu l’as, t’as des surprises de ouf ! Et nous c’était pareil dans le son : « M.City Citizen » ne devait pas du tout sonner comme ça à la base. Ce qui s’est passé, c’est que j’ai fait une prod’ que j’avais sortie en une piste, dont la basse était beaucoup trop forte, mais on avait déjà posé les voix. Avec Dixon, qui est là, on a complètement refait l’instru, de A à Z, et on a posé le nouveau rendu sur les voix. C’était le même BPM, rien n’avait changé, mais c’est devenu tout à fait autre chose. Après, on l’a clippé et tout… mais s’il y a un truc important à saisir, c’est qu’on laisse la place à la surprise. Waly : Après, on fait gaffe quand même, parce qu’avant ça on a quand même essuyé pas mal d’échecs. On avait fait deux-trois clips en pellicule, et dès qu’on recevait les images il y avait un souci. Du coup, on s’est dit que cette fois-ci on allait essayer de faire un truc carré, il y avait de l’organisation.
Comment l’avez-vous écrit ?
Clifto : On a fait un story-board. Waly : On écrit tout à l’avance, ensuite on découpe les parties et on les filme. C’est étalonné sur plusieurs journées. Fiasko : Eux deux, ils écrivent les trucs principaux et ensuite, tout ça, c’est un grand micmac de ce que tu veux faire. On savait qu’on voulait tourner dans une bagnole décapotable sur l’autoroute, ça c’était l’idée de Clif’. Waly : Il y a de la surprise mais rien n’est vraiment laissé au hasard. De la paire de lunettes jusqu’à la caisse, on sait ce qu’on veut. Clifto : Et dans tout ça, il y a une forte influence cinématographique de cette époque. Waly : Et des séries HBO. Clifto : Bah en fait, quand on a fait le clip de « M.City Citizen », on sortait d’une grosse période The Wire et Oz. On avait tous le cerveau bien imprégné. Ça c’est aussi un truc qui regroupe pas mal le collectif, des influences non seulement musicales mais aussi cinématographiques.
Vous avez tout découvert ensemble ?
Waly : Oz, c’est Fiasko qui me l’a faite découvrir. Fiasko : Je suis le premier à l’avoir vue, ensuite je l’ai passée à Waly. The Wire, c’est Clif’ qui me l’a montrée. Waly : Moi c’est mon grand-frère. Et il y a Sopranos aussi, évidemment… Et puis en ce moment il y a Game of Thrones. Fiasko : Ouais, bientôt on va faire un clip…
…avec des dragons ?
On éclate de rire. Clifto : Faut faire gaffe à ce que vous guettez les gars, niveau budget on est limité. Fiasko : Bientôt on va se regarder La Cage aux folles, on va être vert. (Nouveaux éclats de rire.)
En tout cas, ces références communes, ça crée un vrai univers, cohérent de bout en bout.
Waly : Ouais, c’est comme M.City par exemple. On sait pas si c’est Montreuil City ou si c’est vraiment M. City. Comme dans Oz, il y a une partie de la prison qui s’appelle Emerald City, mais qu’ils appellent Em City aussi. On a essayé de créer un monde.
Patience et persévérance
Ça m’a frappé en voyant vos clips, on a beau connaître Paris et Montreuil, on se croirait à L.A. ou New York à certains moments.
Clifto : Oui, parce que le grain donne un truc auquel on n’a pas été habitué en France. Bien sûr, je ne parle pas du cinéma. Mais on est habitué à des images trop propres, avec toutes les conneries qui passent à la télé, parce qu’on n’aime pas prendre de risques. Dès que tu passes ce cap, tu as l’impression d’être ailleurs. Après, je parle pour nous, on n’est pas les seuls à avoir un délire comme ça, mais les gens qui l’ont aussi ne font pas obligatoirement partie de notre culture musicale ou de notre milieu. Nous on vient de Montreuil, de quartiers populaires, et c’est vrai que les mecs hallucinent à chaque fois. Au début, quand on a commencé, ils comprenaient pas. « C’est quoi votre délire ? Pourquoi vous achetez pas un 5D ? » Et en fait, au final, une fois que tu imposes ton truc, ça se démocratise même dans ces milieux-là. Il y en a de plus en plus qui font ce qu’on fait, mais pas naturellement. Clifto met le doigt sur ce qui me fascine : ces trois-là ont grandi dans un quartier populaire et n’ont pas fait d’école pour apprendre ce qu’ils savent et faire ce qu’ils font. Pas à pas et à l’instinct, Clifto, Fiasko et Waly ont redécouvert par eux-mêmes et apprivoisé les règles de l’écriture cinématographique, de toutes les étapes de la confection d’un film et de l’enregistrement analogique, pour produire une œuvre qui leur ressemble.
Comment s’est passée la réception ?
Waly : Il y a eu beaucoup de bons retours, mais heureusement aussi des critiques. S’il n’y avait que du bon, ce ne serait pas normal. La réflexion qui revient souvent, c’est surtout : « On est en 2014, faut arrêter les mecs. »
Clifto : Mais la façon dont on a fait le clip et dont a été fait le morceau, c’est aussi une forme de discours ; c’est-à-dire qu’il faut s’attendre à une réponse. Et même quand elle est négative, elle peut être intéressante. Fiasko : Oui, il faut un débat. Il faut que les gens commencent à en discuter. Waly : Quand elle est argumentée, la critique est bonne à prendre, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Mais je ne comprends pas ce « on est en 2014 ». Clifto : L’évolution, c’est un truc qui obsède les gens. Ils ne comprennent pas ce retour en arrière, pour eux on n’a pas respecté l’évolution. « Y a des mecs qui se sont faits chier à construire un 7D, pourquoi vous l’avez pas acheté ? » Fiasko : Ça c’était un message de Canon, ils nous ont envoyé un mail. (On éclate de rire.)
Vous avez d’abord sorti un EP trois titres, puis douze, tout cela disponible gratuitement sur Internet ; vous avez réalisé des clips, vous avez fait quelques concerts l’année dernière… mais vous ne vous sentez pas prêts à sortir un album.
Fiasko et Waly : Non, toujours pas.
Quelle est la différence entre ce que vous avez accompli jusqu’à présent et un album ?
Fiasko : L’album, ce n’est pas vraiment une question d’argent, de clips, ou de… Waly : Un peu, quand même. Fiasko : Bien sûr, si demain on sort un album, on le vendra. Mais pour ça, je pense qu’il faut pas mal de maturité. Les gens aujourd’hui sortent des CD comme ça, et la plupart passent à la trappe parce qu’ils se lancent dans un truc qui les bouffe, ça va trop vite pour eux. Nous, justement, ce n’est pas du tout ce qu’on a envie de faire. On veut se laisser le temps, on n’a pas de pression de production parce qu’on est totalement indépendants, et visuellement on ne fait que s’améliorer. Donc à partir du moment où on sortira un album, ce n’est pas qu’on sera au top parce qu’on peut toujours progresser, mais on aura atteint le moment d’une certitude. On n’est pas encore dans l’optique de se dire : « Demain, on s’enferme pendant quatre mois dans un studio. » Clifto : Il y a aussi une volonté, inconsciemment quand on discute – on n’en a jamais parlé, là je vais dire un truc… Fiasko : Tu prends un risque. Clifto me confiera plus tard que c’était sa première interview. À nouveau, je sens le plaisir qu’ils ont à parler de leur travail à un étranger qui s’y intéresse, comme un artisan d’ordinaire peu bavard saisit l’occasion pour exprimer la raison et la forme de son geste. Clifto : Le truc, c’est qu’il y a vraiment une volonté d’imposer le fait que ça reste un acte artistique, qu’importe la forme que ça prend. Que ce soit le live – car c’est quand même quand tu vois l’art en vrai que tu le ressens vraiment – ou tout ce dont on parlait tout à l’heure : le délire du physique, le délire du vrai. Que ce soit un maxi, un projet, un EP ou un véritable album, on veut pouvoir dire que ce qu’on fait est une œuvre avant tout. Fiasko : En fin de compte pour nous, ça n’a pas vraiment d’importance parce que notre but final, c’est de se retrouver sur une putain de scène et de faire kiffer les gens. Si on fait des trois titres ou des douze titres, c’est pour qu’on nous appelle et qu’on nous dise : « Vous voulez pas venir kicker ? » Notre priorité, c’est le live. Après c’est bête à dire, mais tout ce qu’on va faire en studio… ça nous pète pas les couilles, mais ce n’est pas là qu’on trouve le plus de kiff. Avant un concert, tu nous verrais… on est les mecs les plus heureux du monde ! On arrive, on est content. L’année dernière, on a fait une scène à Toulouse, c’était la première fois qu’on sortait d’Île-de-France, franchement c’était magnifique. Waly : Ouais, c’était top.
Vous bossez tous à côté ?
Waly : On bosse à côté, ouais. On n’en vit pas encore, un jour on espère.
Il y a des producteurs qui se sont intéressés à vous après les clips et la scène ?
Fiasko : Non, on n’a pas eu de prod’. Ce qu’il y a de bien, c’est que les gens comprennent qu’il y a un petit délire où on est inaccessible. Si les gens ne se sont pas présentés pour nous dire : « Je peux vous faire signer ça, ça et ça », c’est parce qu’ils savaient très bien qu’on aurait refusé. Donc il y a surtout des mecs qui se sont proposés de nous aider.
Clifto : Beaucoup d’artistes sont venus nous voir pour partager des choses. On a même un photographe dans le collectif qui lui-même a fait des trucs par rapport au projet. C’est lui qui a pris la photo de la pochette Budha Cheez / Med Fleed, et lui aussi bosse en argentique. Donc on a plus eu des retours d’artistes, des connexions. Fiasko : Après on a fait un feat. avec Jazzy Bazz. Et maintenant quand on arrive à des concerts, on voit qu’on a un peu de notoriété, et elle est plutôt bonne. Waly : C’est ça, c’est important aussi. Parce que faire un album, le vendre et que ça ne se vende pas, ça fait quand même un peu mal… Un EP, on peut te le faire en deux mois, un album ça demande plus de temps et d’investissement. Clifto : Pour faire un parallèle, le mec qui se sape, qui devient beau gosse et tout, il n’a pas envie d’aller direct dans une soirée discuter avec trente mille meufs pour s’apercevoir que ça ne marche pas, parce que pour lui c’est vraiment une consécration. Nous, on a bossé ça depuis longtemps, on attend d’acquérir une force, d’avoir quelque chose de solide à proposer – parce que l’idée d’un album, c’est vraiment d’être un projet commercial. Fiasko : Et puis on en est encore à un stade où on fait de la recherche, ce n’est pas encore ce qu’on veut. Tous les trucs qu’on a sortis, même les clips, c’est de la recherche. La preuve, c’est qu’on rate encore plein de choses.
Qu’est-ce que vous avez raté ?
Clifto : Au niveau des clips, ça n’a jamais été comme on le voulait à la base. Fiasko : Même « M.City Citizen ». Clifto : C’est le clip le plus proche de ce qu’on voulait. Fiasko : Ouais, alors que « Budha Cheez », quand on a reçu les rushs… (Les deux autres partent d’un rire amer.) Celui-là il a fait très très mal. Clifto : On a failli tous déménager dans un pays lointain. Fiasko : Ce qu’il faut savoir, c’est qu’on a fait un premier clip pour « Budha Cheez » entièrement en 16 mm, qui nous a coûté une blinde. Tout ça pour s’apercevoir quand on a reçu les rushs que c’était tout voilé, il n’y avait aucune image… Mais on a eu quand même des couilles parce que le truc c’est qu’après ce clip-là, on a refait un clip en 16 mm direct. Et là, on s’est dit qu’il fallait pas qu’on fasse la même erreur. Bon, c’était un peu mieux mais c’était pas encore ça. Déjà, on a eu des images. Mais tu vois, ce n’est pas encore abouti, c’est pour ça qu’on attend pour sortir un truc. Même du point de vue du son, on est tout le temps en recherche.
Du coup en ce moment vous travaillez sur quoi ?
Waly : On a un projet avec un gars à nous qui s’appelle Maleek Jays. C’est un mec qui a grandi aux États-Unis, à Washington je crois, et qui vit en France. On a un EP avec lui en préparation. Fiasko : Là, on est plus basés sur des feats qu’on devait faire avec des gens. Parce que pendant longtemps on a été focalisé sur nos trucs et on ne prenait pas les feats, on mettait un peu ça de côté. Mais vu qu’on est un peu dans une période creuse… Waly : Ça fait plaisir aussi, hein. Clifto : D’un côté, on bosse sur le collectif, on a vraiment ressoudé Exepoq ; et en même temps on bosse aussi avec d’autres gens parce qu’on a fait des rencontres. Mais bon, après on est ensemble quoi qu’il arrive. La vie fait que de toute façon on est ensemble. On habite presque tous dans la même rue. Fiasko : (Il ironise, à l’attention de Waly.) Enfin plus maintenant. À une certaine époque. Y en a qui ont réussi, qui ont percé. Y en a qui ont leur appart’ de 25 m², qui ont niqué tout le monde, qui ont pris les droits Sacem et qui se sont tirés avec. (Clifto est mort de rire.) Non, je rigole… Ah et puis un dernier truc, on n’en a pas parlé et on aurait dû le dire avant, c’est que dans « Budha Cheez », il y a moi et Waly, mais il y a quand même une autre personne importante, c’est Papa Lex, le chanteur. C’est ça aussi qui démarque le contenu, musicalement. Il a une culture de ouf et c’est un peu paradoxal, parce que lui a un peu plus de cinquante ans. Il faisait du rock, avant. On s’est trouvé et ça a été le déclic.
Et vous, vous avez quel âge ?
Fiasko : On a vingt-deux ans.
Couverture : Le QG du groupe à l’Albatros, par Ilyes Griyeb.
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14.07.2022 à 00:00
L’odieux divorce de Donald et Ivana Trump
whodunit
Mar-a-Lago « Nous avons une vieille coutume ici à Mar-a-Lago », annonça Donald Trump lors d’un dîner dans son palais d’hiver de 118 pièces à Palm Beach. « Notre tradition consiste à faire un tour de table après dîner et à se présenter les uns aux autres. » Trump paraissait agité ce soir-là, pressé de voir le dîner […]
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Texte intégral (15678 mots)
Mar-a-Lago
« Nous avons une vieille coutume ici à Mar-a-Lago », annonça Donald Trump lors d’un dîner dans son palais d’hiver de 118 pièces à Palm Beach. « Notre tradition consiste à faire un tour de table après dîner et à se présenter les uns aux autres. » Trump paraissait agité ce soir-là, pressé de voir le dîner se terminer pour pouvoir aller se coucher. « Vieille habitude ? Il n’a la maison de madame Post que depuis quelques mois. Franchement ! Je rentre à la maison », murmura un habitant de Palm Beach à son amie. « Oh, reste », dit-elle. « Ça va être drôle. »
C’était au printemps 1986. Donald et Ivana Trump étaient assis chacun à une extrémité de leur longue table Sheraton, dans l’ancienne salle à manger de Marjorie Merriweather. Leur attitude était impériale, comme s’ils étaient un roi et une reine. Ils étaient alors au plus haut de leur réussite, au summum de leur gloire. Trump apparaissait dans les journaux télévisés, offrant ses services pour négocier avec les Russes. On disait qu’il allait peut-être se présenter aux élections présidentielles. Ivana avait eu tellement de publicité qu’elle offrait maintenant aux journalistes venus l’interviewer un dossier de presse avec des vidéos assurant sa promotion. Le prestige des Trump avait atteint une telle ampleur dans la ville sacrée de New York que tout semblait possible. Il faisait doux ce soir-là à Palm Beach ; Ivana portait une robe bustier. L’air transportait des effluves de laurier-rose et de bougainvillier, mêlées à la légère odeur d’humidité qui collait à la vieille maison.
À sa décharge, Trump n’avait pas tenté de donner dans le style classique de Palm Beach avec blazer bleu marine et pantalon en lin. Il portait souvent un costume à table et sa seule concession à la mode locale était d’arborer une cravate rose ou des chaussures pâles. Ivana servait toujours les plats préférés de son mari lors des dîners ; ce soir-là les invités eurent donc droit à du bœuf avec des pommes de terre. Le faux Tiepolo peint au plafond du temps de madame Post était resté dans la salle à manger, mais un immense saladier argenté trônait maintenant au centre de la table, rempli de fruits en plastique. Comme toujours avec les Trump, il s’agissait de business. C’était leur but commun, ce qui les liait.
Depuis quelques années, ils semblaient ne jamais partager la moindre intimité en public. Ils étaient devenus moins un mari et une femme que deux ambassadeurs de deux différents pays, ayant chacun leur agenda. Les Trump n’avaient acheté Mar-a-Lago que quelques mois auparavant mais ils étaient déjà devenus la curiosité de Palm Beach. En face de chez eux se trouvait le Bath and Tennis Club, « The B and T » comme l’appelaient les habitants du coin, et on disait que les Trump n’avaient pas encore été invités à s’y joindre.
« Foutaises ! Ils me baisent les pieds à Palm Beach », me disait Trump quatre ans plus tard. « Ces faux-culs ! Le club m’a contacté pour savoir s’ils pouvaient utiliser un morceau de ma plage pour étendre leur surface d’installation de cabanons ! J’ai dit : “Bien sûr !” Vous pensez qu’ils m’auraient dit non si j’avais demandé à être membre ? Je ne m’inscris pas à ce club parce qu’ils refusent les noirs et les juifs. » Comme si Mar-a-Lago et le yacht Princess des Trump étaient les propriétés de Gatsby le Magnifique, les invitations étaient très prisées. Les snobs locaux adoraient se délecter d’anecdotes sur les Trump. Mais là ! Embarrasser leurs invités en leur faisant prendre la parole, comme s’ils étaient à une convention de vente !
Quand ce fut au tour d’Ivana de se présenter, elle se leva prestement. « Je suis mariée au plus merveilleux des époux. Il est si généreux et intelligent. Nous avons tant de chance d’avoir cette vie. » Elle le fixa désespérément mais il ne dit rien en retour. Il semblait fatigué d’écouter les louanges sans fin d’Ivana et son attitude assujettie avait l’air de l’exaspérer. Peut-être avait-il envie de quelque chose d’excitant, d’une dispute. Peut-être aussi qu’il se lassait de ce jeu de posture publique. « Bon, j’ai fini », dit-il avant le dessert, jetant sa serviette sur la table avant de quitter la pièce. Palm Beach était l’idée d’Ivana Trump.
Longtemps auparavant, Donald lui avait crié : « Je ne veux rien de tout ce à quoi tu aspires socialement. Si c’est ça qui te rend heureuse, change de mari ! » Mais elle n’avait pas du tout l’intention de faire ça car Ivana, comme Donald, vivait dans un fantasme. Elle savait que dans la vie d’un Trump, tout et tout le monde semblait avoir un prix, ou pouvait être utile dans le futur. Ivana avait appris à ignorer Donald quand il disait à des amis proches durant les premières années de leur mariage : « Pourquoi est-ce que je lui achèterais de beaux bijoux ou tableaux ? Pourquoi lui offrir des actifs négociables ? »
Elle était sortie d’Europe de l’Est en s’endurcissant et en étant très disciplinée, et elle avait travaillé ses talents en observant son époux, le maître des manipulateurs. Elle avait appris la langue commune dans un monde où tout le monde semblait utiliser tout le monde dans une course au pouvoir sans répits. Comment aurait-elle pu savoir qu’on pouvait vivre autrement ? De plus, elle disait souvent à ses amies que malgré la cruauté dont Donald pouvait faire preuve, elle était très amoureuse de lui.
Ce soir-là, Ivana avait réussi à inviter l’éditeur du journal local, The Shiny Sheet. Comme d’habitude, les invitations que Donald avait lancées pour ce weekend étaient des rétributions, car il faisait confiance à très peu de gens. Il avait fait venir l’un de ses chefs de construction, le maire de West Palm Beach, et l’ancien gouverneur de New York, Hugh Carey, qui, à l’époque où il dirigeait l’État sous le surnom de « Society Carey » grâce à de grosses donations de Trump, avait joué un rôle clé dans ses premiers succès. Depuis des années, Ivana semblait avoir étudié le comportement public des familles royales. Ses amies appelaient ça « le syndrome du couple impérial d’Ivana », et elles se moquaient gentiment d’elle sur ce point car elles savaient qu’Ivana, comme Donald, s’inventait et se réinventait constamment.
Quand elle était arrivée à New York, la première fois, elle portait des coiffures casques élaborées et des robes de satin bouffantes, très Hollywood. L’image qu’elle avait de la riche américaine lui venait sûrement des films quelle avait vus étant enfant. À ce stade, Ivana avait déjà passé des années dans les salons les plus raffinés de New York sans toutefois avoir saisi les vraies manières des gens riches, l’art de la subtilité. À la place, elle avait adopté une allure royale et rempli ses maisons du genre d’ornements de laiton qu’on trouve dans les palais d’Europe de l’Est. Elle avait pris l’habitude de saluer ses amis de tout petits gestes de la main, comme s’il lui fallait conserver son énergie. Lors de ses propres galas de charités, elle insistait pour qu’elle et Donald reçoivent les invités en ligne. Elle portait des talons pointus et ne s’enfonçait jamais dans l’herbe. Toujours sous contrôle.
Ce soir de printemps, un escadron de domestiques attendait dehors pour accueillir les invités, comme on l’aurait fait à Cliveden dans l’entre-deux guerres. La plupart des employés, cependant, n’étaient pas des permanents de Mar-a-Lago ; c’étaient des traiteurs locaux et des gardiens de parking embauchés pour la soirée. En plus de la peinture de plafond de la salle à manger, Ivana avait gardé les vieux canapés à franges et les poufs marocains exactement à leur place, donnant ainsi l’impression de s’essayer aussi à la personnalité de madame Post.
L’un des rares signes du goût des nouveaux propriétaires résidait dans la présences de dizaines de cadres argentés répartis sur les nombreuses dessertes. Les cadres ne contenaient pas de photo de famille mais des couvertures de magazines. Chaque couverture affichait le visage de Donald Trump. Quand l’avion des Trump atterrissait à Palm Beach, il y avait en général deux voitures qui attendaient. La première, une Rolls-Royce, pour les adultes, et la seconde, un break, pour les enfants, les nourrices et un garde du corps. Parfois, des agents de sûreté ouvraient la voie pour accélérer le passage du cortège des Trump. Cela demandait beaucoup de planification et de coordination, mais l’effort était crucial pour ce qu’Ivana essayait d’accomplir. « Dans 50 ans, Donald et moi seront considérés comme une vieille famille, comme les Vanderbilt », dit-elle un jour à l’écrivain Dominick Dunne.
Ivana
En avril 1990, alors que son empire était à deux doigts de s’effondrer, Trump s’isola dans un petit appartement dans un des bas étages de la Trump Tower. Il s’allongeait sur son lit, fixant le plafond, parlant toute la nuit au téléphone. Les Trump s’étaient séparés. Ivana resta en haut, dans le triplex familial aux sols d’onyx beige et au salon à bas-plafond décoré de fresques dans le style de Michel-Ange. Les fresques avaient occasionné l’une de leurs disputes les plus fréquentes : Ivana voulait des chérubins, Donald préférait des guerriers. Ce sont les guerriers qui avaient remporté la bataille. « En terme de qualité, ce travail aurait tout à fait sa place au plafond de la chapelle Sixtine », disait Trump à propos de la peinture.
Cet avril-là, Ivana commença à dire à ses amis qu’elle s’inquiétait pour la santé mentale de Donald. Elle avait été complètement humiliée par Donald lorsqu’il s’était affiché publiquement avec Marla Maples. « Comment peux-tu dire que tu nous aimes ! Tu ne t’aimes même pas toi-même. Tu n’aimes que ton argent », aurait dit à son père Donald junior, âgé de 12 ans, d’après des amis d’Ivana. « Quel genre de fils ai-je engendré ? » aurait demandé Mary, la mère de Trump, à Ivana. Aussi improbable que cela puisse paraître, Ivana était à présent considérée comme une héroïne des tabloïds, et sa popularité augmentait dans une proportion inverse de celle du nouveau dégoût qu’éprouvait la ville changeante pour son mari. « Ivana est maintenant une déesse des médias au même titre que Lady Di, Madonna et Elizabeth Taylor », rapporta Liz Smith.
Plusieurs mois auparavant, Ivana avait subi de la chirurgie esthétique auprès d’un médecin californien. Elle était sortie de là méconnaissable aux yeux de ses amis et peut-être même de ses enfants, aussi fraîche et innocente que la petite Heidi sans ses montagnes suisses. Bien qu’elle eût négocié quatre contrats de mariages différents concernant la propriété immobilière pendant les quatorze années précédentes, elle attaquait son mari pour obtenir la moitié de ses possessions. Trump se voulait philosophe. « Quand un homme quitte une femme, surtout quand on a l’impression qu’il l’a quitté pour une paire de fesses – et une belle ! –, il y a toujours la moitié de la population qui va s’éprendre de la femme quittée », me dit-il.
Ivana avait embauché un responsable des relations publiques pour l’aider dans son nouveau rôle. « Tout est très calculé », me dit un de ses conseillers. « Ivana est très rusée. Elle joue son rôle à fond. » Plusieurs étages sous l’appartement des Trump, des touristes japonais envahirent le lobby de la Trump Tower avec leurs appareils photos. Inévitablement, ils prirent des photos du portrait familier de Trump qui avait fait la couverture de son livre Trump: The Art of Deal, et qui était posé sur un chevalet devant l’agence immobilière de la Trump Tower. Les Japonais prenait encore Donald Trump pour l’incarnation du pouvoir et de l’argent et semblaient penser, comme Trump l’avait fait avant eux, que ce monument de marbre rouge et de laiton était le centre du monde.
Trump est une girouette, toujours en train de se retourner pour voir qui d’autre est dans la salle.
Pendant des jours, Trump quitta à peine l’immeuble. Des hamburgers et des frites lui étaient livrés depuis le fast-food située à proximité. Son corps gonfla, ses cheveux bouclèrent le long de son cou. « Tu me rappelles Howard Hughes », lui dit un de ses amis. « Merci », répondit Trump. « Je l’admire. » Au téléphone, il semblait bouillonnant, sans soucis, aussi confiant que sur le portrait dans le lobby. Comme John Connaly, l’ancien gouverneur du Texas, Trump avait des millions de dollars déposés en garanties personnelles. Sa dette personnelle, rien que sur la compagnie aérienne Trump Shuttle, était de 135 millions de dollars. Bear Stearns s’était vu garantir 56 millions de dollars pour les positionnements de Trump sur Alexander’s et American Airlines. Le casino Taj Mahal avait une série de dispositions compliquées qui rendait Trump responsable de 35 millions de dollars. Trump avait personnellement assuré l’hôtel Plaza pour 125 millions.
À West Palm Beach, Le Plaza de Trump était tellement vide qu’il était surnommé the Trump See-through (« le fond transparent de Trump »). Cet immeuble à lui seul pesait 14 millions de dollars en dettes personnelles. Les demeures de Trump à Greenwich et Palm Beach, ainsi que le yacht, avaient été promis aux banques pour 40 millions de dollars de remboursement de crédits impayés. Le Wall Street Journal estimait que les garanties de Trump pouvaient dépasser les 600 millions de dollars. En une décennie époustouflante, Donald Trump était devenu le Brésil de Manhattan. « Quiconque est quelqu’un s’assoit entre les colonnes. Le pire c’est la nourriture, mais de là tu verras tout le monde », m’avait dit Donald Trump dix ans plus tôt au Club 21. Donald s’était déjà taillé une place dans ce temple new-yorkais. On nous assit immédiatement entre les colonnes, dans la vieille salle du haut, alors décorée de lambris noir et de banquettes en Naugahyde rouges.
C’était à l’automne 1980, une belle saison à New York. Les Yankees étaient en bonne voie pour remporter la saison ; une star de cinéma se présentait aux présidentielles et utilisait le terme « dérégulation » dans sa campagne. Donald était un nouveau à l’époque, il avait 34 ans, et il était très effronté. Il commençait tout juste à apparaître dans les journaux et il adorait ça. On parlait déjà de lui dans les quotidiens et les hebdomadaires mais il rêvait d’une attention nationale. « Vous avez vu que le New York Times trouve que je ressemble à Robert Redford ? » me demanda-t-il.
Entre 1980 à 1990, Trump n’avait pas beaucoup changé physiquement. Il avait déjà des pommettes saillantes et une mâchoire présente, avec une tendance à avoir l’air mou au milieu. Il avait conservé ses cheveux blonds, garantie de jeunesse, et le visage élastique. Trump est une girouette, toujours en train de se retourner pour voir qui d’autre est dans la salle. Quand il était petit garçon, il ne laissait aucun répit non plus. « Donald était l’enfant qui, aux goûters d’anniversaire, jetait du gâteau partout », me dit une fois son frère Robert. « Si je construisais une pile de Lego, Donald arrivait et les collait les uns aux autres, si bien qu’ils devenaient inutilisables. » Et en 1980, il était déjà marié à Ivana, un ancien mannequin et athlète de Tchécoslovaquie.
Un soir de 1976, Trump se trouvait au bar du Maxwell’s Plum. Ça n’existe plus aujourd’hui, mais le nom même évoque des hordes de célibataires frénétiques sous un plafond Art Nouveau. C’était le lieu où les hôtesses de l’air espéraient rencontrer un banquier, et où les mannequins se cherchaient des rendez-vous galants. Donald y rencontra son top modèle, Ivana Zelnickova, qui venait de Montréal. Elle aimait raconter l’histoire de comment elle avait été skier avec Donald, faisant semblant d’être une débutante comme lui avant de l’humilier en le doublant dans les slaloms. Ils se marièrent à New York à Pâques 1977. Le maire Beame était présent à l’église Marble Collegiate. Donald avait déjà fait alliance avec Roy Cohn, qui allait devenir son avocat et son mentor.
Juste avant le mariage, Donald aurait dit à Ivana : « Tu dois signer cet accord. » « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle. « Juste un document qui va protéger l’argent de ma famille. » Cohn fit l’offre galante d’aider Ivana à trouver un avocat. « Nous n’avons pas ce type de documents en Tchécoslovaquie », répondit apparemment Ivana. Mais elle dit à ses amis qu’elle était terrifiée par Cohn et par le pouvoir qu’il avait sur Donald. Dans le premier contrat, Ivana obtenait 20 000 dollars par an. Deux ans plus tard, Trump avait constitué sa propre fortune. « Tu ferais mieux de revoir le contrat, Donald », lui aurait dit Cohn. « Sinon tu vas avoir l’air dur et radin. » Ivana résista. « Si ça ne te plaît pas, garde le vieux contrat », aurait répondu Trump.
Donald était déterminé à avoir une famille nombreuse. « Je veux cinq enfants, comme dans ma famille, parce qu’avec cinq, je suis sûr d’en voir un tourner comme moi », confia Donald à l’un de ses amis proches. Il était prêt à être généreux avec Ivana et la rumeur courut qu’il lui donnerait une récompense en liquide de 250 000 dollars pour chaque enfant. Les Trump et leur bébé, Donald junior, habitaient un appartement de la 5e Avenue décoré de sofas en velours beige et d’une table en os et peau de chèvre provenant du magasin de meubles italien Casa Bella. Ils avaient une collection d’animaux en verre Steuben qu’ils exposaient sur des étagères de verre dans le hall d’entrée. Les étagères étaient soulignées de petites guirlandes de lumières blanches qu’on voit habituellement sur les sapins de Noël.
Donald essayait de s’adapter au monde des esthètes et des petites robes de cocktail noires. Il venait de terminer le Grand Hyatt, sur la 42e rue, et était considéré comme un jeune talent. Il avait assemblé la parcelle de la 5e Avenue qui allait devenir la Trump Tower et avait fait enrager l’establishment de la ville en détruisant les frises art déco qui ornaient l’immeuble Bonwit Teller. Déjà, à l’époque, le style de Trump consistait à exciter le publique. « Qu’est-ce que vous croyez ? Vous pensez que ça m’a fait mal de détruire les sculptures ? » me demanda-t-il ce jour-là au « 21 ». « Oui. » « Qu’est-ce qu’on s’en fout ? » dit-il. « Disons que j’aie donné ces merdes au Met. Ils n’auraient fait que les mettre à la cave. Je n’aurai jamais la bienveillance de l’establishment, des décideurs de New York. Vous croyez que si j’échouais, ces types à New York seraient malheureux ? Ils seraient aux anges ! Parce qu’ils n’ont jamais rien tenté à l’échelle de ce que moi j’essaye de faire dans cette ville. Je me fiche de leur bienveillance. »
Donald était un peu un grand enfant, mal dégrossi et à l’ego surdimensionné. Il avait apporté le style de Brooklyn et du Queens à Manhattan, bafouant ce qui était pour lui des conventions inutiles, comme la préservation des lieux symboliques. Ses costumes étaient mal coupés, avec de grands revers au pantalon. Il ne lui manquait que le cigare. « Je ne me donne pas d’airs », me dit-il à l’époque. Il se baladait dans New York dans une Cadillac argentée avec des plaques « DJT » et des vitres tintées, et son chauffeur était un ancien flic de la ville. Ce jour-là, Donald et moi n’étions pas seuls à déjeuner. Il avait invité Stanley Friedman à se joindre à nous. Friedman était un des associés de Roy Cohn, et comme lui, une légende dans la ville. Il faisait partie de la machine politique du Bronx, et allait bientôt en être nommé chef du département.
Plus tard, Friedman irait en prison pour le rôle qu’il allait jouer dans le scandale des parcmètres. Trump et Friedman passèrent la majeure partie du déjeuner à s’échanger des anecdotes sur John Cohn. « Roy peut tirer d’affaire n’importe qui en ville », me dit Friedman. « C’est un génie. » « C’est un avocat nul, mais c’est un génie », dit Trump. À un moment donné, Preston Robert Tisch, connu de tous sous le nom de Bob, débarqua dans la salle du haut du « 21 ». Bob Tisch et son frère, Laurence, aujourd’hui à la tête de CBS, avaient fait fortune dans l’immobilier new-yorkais et en Floride. Bob Tisch, comme son frère, était un citadin, un homme bienveillant et élégant, bienfaiteurs des hôpitaux et des universités. « J’ai battu Bob Tisch sur le site du centre de conventions », dit Donald à très haute voix au moment où Tisch s’arrêtait notre table. « Mais maintenant on est amis, bons amis, n’est-ce pas Bob ? C’est pas vrai ? » Bob Tisch garda le sourire mais son ton devint brusquement aigu, comme celui d’un enfant qui se serait mal conduit. « Oh oui, Donald », dit-il, « de bons amis, de très bons amis. »
Vers la fin des vendredis après-midi d’été, le bruit de la ville est remplacé par un calme étrange. En juin, je me trouvais en compagnie de l’un des avocats les plus combatifs de Donald Trump. « On ne gagnera certainement pas l’opinion dans la presse populaire », me dit-il, « mais on gagnera, vous verrez. » Je pensai à Trump, à quelques pâtés de maisons de là, isolé dans la Trump Tower, se battant pour sa survie financière. Le téléphone sonna plusieurs fois. « Oui, oui ? C’est comme ça ? » dit l’avocat avant d’éclater de rire en évoquant les – comme il les appelle – « couilles de laiton » de son client, qui tenait tête aux nombreux types représentant Chase Manhattan et Bankers Trust, à qui il devait des centaines de millions de dollars.
« Donald est très en forme. C’est le genre de défi qu’il aime », me dit l’avocat. « C’est bizarre. On croirait que rien ne va mal. » « Ne croyez rien de ce que vous lisez dans les journaux », avait dit Trump à son éditeur Joni Evans. « Quand ils vont entendre de bonnes nouvelles à mon sujet, qu’est-ce qu’ils vont faire ? » Random House se hâtait de publier son nouveau livre, Trump: Surviving at the Top. Le premier tirage était de 500 000 exemplaires. Dans la salle de conférence de la Trump Tower, cette semaine-là, un avocat avait apparemment dit à Trump une évidence : l’hôtel Plaza ne rapporterait peut-être jamais les 400 millions qu’il l’avait payé. Trump resta serein. « Passez-moi le Sultan de Brunei au téléphone », dit-il. « J’ai la garantie personnelle que le Sultan de Brunei me reprendra le Plaza et que je ferai un immense profit. »
Les banquiers et les avocats dans la salle de conférence regardèrent Trump avec un mélange d’incrédulité et d’émerveillement. Aussi cyniques soient-ils, Trump, le virtuose de l’immobilier, avait sur eux le pouvoir de l’imagination car son plus grand talent avait toujours été de savoir convaincre les autres du champ des possibles. La frontière entre l’escroc et l’entrepreneur est souvent floue. « Ils disent que le Plaza vaut 400 millions de dollars ? Trump dit qu’il en vaut 800 millions. Qui sait combien ça vaut en réalité ? Je peux vous dire une chose : ça vaut bien plus cher que ce que je l’ai payé », me confia Trump. « Quand Forbes dévalue toutes mes propriétés, ils disent que je ne vaux que 500 millions ! Et bien, c’est 500 millions de plus que ce avec quoi j’ai débuté. » « Les gens pensent-il vraiment que j’ai des problèmes ? » me demanda Trump en 1990. « Oui », lui répondis-je alors, « ils pensent que vous êtes fini. »
C’était un après-midi de juillet, la poussière semblait retomber, et nous étions au beau milieu d’une conversation téléphonique de deux heures. La conversation en elle-même était une négociation. Trump tentait de me mettre sur la défensive. J’avais écrit à son sujet dix ans auparavant. Trump avait alors parlé d’un de ses amis proches qui était le fils d’un célèbre promoteur new-yorkais. « Je lui ai conseillé de sortir de l’ombrage de son père », m’avait-il dit alors. « C’était du off », me dit Trump. Je consultai mes vieilles notes. « Faux, Donald », dis-je. « Ce qui était off, c’est quand vous avez attaqué votre autre ami en disant qu’il était alcoolique. » Du tac au tac, Trump répliqua : « Je vous crois. » Puis il rit. « Certaines choses ne changent jamais. » « Attendez cinq ans », me dit Trump. « C’est très simple. C’est comme le contrat Mery Griffin. Quand je l’ai roulé, la presse voulait que je perde. Ils ont dit : “Bordel de Dieu ! Trump s’est fait prendre !” Laissez-moi vous dire quelque chose. C’est bon pour moi qu’on me croit pauvre maintenant. Vous ne me croiriez pas si je vous parlais des marchés que je suis en train de signer. J’imagine que je suis pervers… j’ai vraiment adoré les semaines qui viennent de s’écouler », dit-il, comme s’il sortait d’un spa rajeunissant.
Les marchés avaient toujours été son seul art. On disait alors qu’il signait des contrats incroyables avec les prestataires qu’il avait employés pour construire ses casinos et les éléphants en fibre de verre qui décoraient l’allée menant au Taj Mahal. Ces derniers étaient désespérés car ils n’étaient pas certains d’être payés pour ces mois de travail. Trump était célèbre pour sa capacité à tirer jusqu’au plus petit profit de ses transactions. On savait qu’il signait alors des accords complètement fous, qu’il n’aurait jamais pu conclure deux mois auparavant. « Trump ne signe aucun deal à moins qu’il n’y ait un petit plus, une petite goutte de larcin moral », disait de lui un de ses rivaux. « Les choses devenaient trop faciles pour moi », me dit Trump. « J’ai fait beaucoup d’argent et je l’ai fait trop facilement, au point de m’ennuyer. Tout ce que j’ai fait a marché ! J’ai repris le Bally, j’ai gagné 32 millions de dollars. Au bout d’un moment, c’est devenu trop facile. »
La peur de l’ennui a toujours joué un grand rôle dans la vie de Trump. Il a une capacité d’attention réduite. Il semblait même s’être lassé de sa femme. Il me dit qu’il s’était lassé de ses contrats, de ses sociétés, « des hypocrites de New York », « des hypocrites de Palm Beach », de la plupart des gens, des auteurs « négatifs » et des gens « négatifs » en général. « Tu frappes, tu frappes et tu frappes encore, et finalement ça ne veut plus dire grand choses », dit-il. « Eh, quand vous m’avez rencontré pour la première fois, je n’avais quasiment rien fait ! J’avais construit un immeuble ou deux, ce n’était pas extraordinaire. »
Ce matin de 1990, Trump avait une fois de plus fait la une du New York Daily News parce que Forbes l’avait retiré de la liste des hommes les plus riches du monde, fixant son réseau à 500 millions de dollars alors qu’il était de 1,7 milliard de dollars en 1989. « Il me mettent en une pour cette raison minable ! » dit Trump. « S’ils me mettent en couverture du Daily News, ils vendent plus de journaux ! Ils me mettent en une aujourd’hui alors qu’il y a des guerres qui éclatent ! Vous savez pourquoi ? Malcom Forbes s’est fait jeter du Plaza ! Par mes soins ! Vous connaissez l’histoire sur Malcom Forbes et moi, quand je l’ai sorti de l’hôtel Plaza ? Non ? Et bien je l’ai fait. Vous pourrez lire l’histoire dans mon nouveau livre. Et je ne l’ai pas viré parce qu’il n’avait pas payé sa note. Je m’attendais donc à cette attaque de Forbes. Le même auteur qui a écrit cet article a également écrit celui sur Mery ! Le même auteur fait l’objet d’une enquête. Vous avez entendu parler de ça non ? »
(Un des auteurs de Forbes faisait l’objet d’une enquête pour utilisation frauduleuse de cartes policières périmées. Il n’avait pas écrit que Trump s’était fait avoir par Mery Griffin.) « Ce qui m’est arrivé est ce qui arrive à toutes les sociétés aux États-Unis en ce moment. Il n’y a pas une entreprise aux États-Unis qui ne fait pas de restructuration. Vous n’avez pas vu le Wall Street Journal ce matin au sujet de Revlon ? Ce qui se passe à Revlon est exactement ce qui est arrivé à Donald Trump. Mais personne n’en fait la couverture d’un journal. Mes problèmes ne méritaient même pas une colonne de ce journal. » (Revlon vendait 182 millions de dollars de marchandise pour récupérer de l’argent, mais ça n’avait rien à voir avec la crise de Trump.)
Trump débitait un torrent de mots hypnotique et sans fin. Souvent, il semblait dire ce qui lui passait par la tête. Il parlait de lui à la troisième personne : « Trump dit… Trump croit. » Ses phrases pétillaient et se retournaient sur elles-mêmes comme des feux d’artifice dans un ciel d’été. Il me faisait penser à un marchand de foire tentant d’ameuter les passants sous sa tente. « Je suis plus populaire aujourd’hui que je ne l’étais il y a deux mois. J’estime qu’il y a deux publics. Le vrai public et la haute société merdique de New York. Le vrai public a toujours aimé Donald Trump. Le vrai public sait que Donald Trump traverse une phase de lynchage. Quand je sors en ce moment, c’est dingue. Je suis assailli, c’est la folie complète », me dit Trump. Trump est souvent belliqueux, comme pour épicer les choses.
Pendant une de nos conversations téléphoniques, il s’en prit à un auteur local qu’il qualifia de « honteux » et massacra la femme d’un investisseur que je connaissais en la traitant de « géant – un véritable poteau du point de vue physique ». Après la signature du contrat du Resort International, lors de la soirée du Nouvel An de Barbara Walters et Mery Adelson dans leur résidence d’Aspen, on demanda à Trump de formuler un vœu pour l’année à venir. « Je souhaiterais avoir un autre Mery Griffin à abattre », dit-il. Avant l’ouverture du Taj Mahal, Marvin Roffman, un analyste financier de Philadelphie, dit à juste titre que le Taj était parti pour un chemin semé d’embûches. À cause de ça – selon Roffman –, Trump l’a fait licencier. « Est-ce pour cela que vous l’avez attaqué ? » demandai-je à Trump. « Je le referais. Voilà un type qui m’appelait en me suppliant d’acheter des actions à travers lui, et qui en échange me ferait des commentaires positifs. » « Vous l’accusez de fraude ? » demandai-je. « Je l’accuse d’être mauvais dans ce qu’il fait. »
Le sénateur John Dingell, du Michigan, demanda au gouvernement d’enquêter sur les circonstances de son licenciement. Quand je demandai à Roffman de me parler des accusations que Trump portait à son encontre, il dit : « C’est le plus gros ramassis de mensonges que j’ai entendu de toute ma vie. » L’avocat de Roffman, James Schwartzman, qualifia les accusations de Trump d’ « acte désespéré d’un homme désespéré ». Roffman poursuivit Trump pour diffamation. « Donald croit en la théorie du grand mensonge », m’avait dit son avocat. « Si vous répétez quelque chose encore et encore, les gens finiront par vous croire. » « Un de mes avocats a dit ça ? » dit Trump quand je lui en parlai. « Si l’un de mes avocats a dit ça, je voudrais savoir lequel pour pouvoir le virer. J’aimerais bien savoir qui est cette ordure ! »
L’art des affaires
L’un des premiers gros contrats de Trump à New York fut d’acquérir un terrain sur le 34e ouest mis en vente par la Penn Central Railroad, alors en faillite. Trump soumit un plan de centre de conventions aux responsables de la ville. « Il nous a dit qu’il renoncerait à ses 4,4 millions de dollars de commission si nous donnions le nom de son père au centre de conventions », me confiait alors l’ancien adjoint au maire Peter Solomon. « Quelqu’un a fini par lire le contrat. Il n’était écrit nulle part qu’une telle somme devait lui revenir. C’était incroyable. Il a presque obtenu de voir le centre baptisé du nom de son père en échange d’une somme d’argent qu’il n’avait jamais vraiment eu à donner. »
Le premier vrai coup d’immobilier de Trump à New York fut l’acquisition de l’hôtel Commodore, qui allait devenir le Grand Hyatt. Ce contrat, signé en incluant un abattement d’impôt controversé de la part de la ville, fit la réputation de Trump. Ses associés de l’époque était les Pritzker, une famille très respectée de Chicago, alors propriétaires de la chaîne Hyatt. Leur contrat était précis : Trump et Jay Pritzker s’étaient mis d’accord sur le fait qu’en cas de litige, ils auraient une période de dix jours pour arbitrer leur différent. À un moment donné, ils eurent un petit désaccord. « Jay Pritzker partait pour un voyage au Népal, où il serait injoignable », me dit un des avocats de la famille Pritzker. « Donald a attendu que Jay soit dans l’avion pour l’appeler. Naturellement, Jay ne pouvait pas le rappeler. Il était sur une montagne au Népal. Plus tard, Donald n’a cessé de répéter : “J’ai essayé de te joindre. Je t’ai donné les dix jours. Mais tu étais au Népal.” C’était scandaleux. Pritzker était son associé, pas son ennemi ! Voilà comment il s’est comporté sur son premier contrat important. »
Plus tard, Trump relata même l’incident dans son livre. « Sers leur la soupe habituelle à la Trump », dit-il à l’architecte Der Scutt avant une présentation du design de la Trump Tower lors d’une conférence de presse en 1980. « Dis leur que ça va faire 10 000 m2, 68 étages. » « Je ne mens pas, Donald », répondit l’architecte.
Trump finit par racheter les parts d’espace commercial de la Trump Tower à Equitable Life Assurance. « Il a payé Equitable 60 millions de dollars après une négociation au bras de fer », me dit un grand promoteur. « Les actions pour tout l’espace commercial s’élevaient à 120 millions de dollars. Soudainement, Donald disait que ça en valait 500 millions ! » Quand The Art of the Deal fut publié, il dit au Wall Street Journal que le premier tirage serait de 200 000 exemplaires. Il gonflait le chiffre de 50 000. Au mois de mars, quand Charles Feldman, de CNN, questionna Trump sur l’effondrement de son empire, Trump sorti en trombe du studio.
Plus tard, il dit au patron de Feldman, Ted Turner : « Ton journaliste a menacé ma secrétaire et l’a fait pleurer. » Quand la bourse s’effondra, il annonça qu’il s’était retiré à temps et qu’il n’avait rien perdu. En fait, il avait pris un sérieux coup sur ses actions Alexander’s et American Airlines. « Ce que j’ai dit c’est que mis à part les actions Alexander’s et American Airlines, je m’étais retiré des marchés », me dit Trump rapidement. Quelles forces, dans le passé de Trump, ont bien pu générer en lui un tel besoin d’autopromotion ?
En 1980, je rendis visite au père de Trump dans ses bureaux de l’avenue Z, près de Coney Island, à Brooklyn. La fortune personnelle de Fred Trump dans l’immobilier s’était faite avec l’aide de la machine politique de Brooklyn, et en particulier celle de Abe Beame. Dans les années 1940, Trump et Beame partageaient un ami proche et avocat, un chef de parti politique à Brooklyn de nom de Bunny Lindenbaum.
À l’époque, Beame travaillait au bureau du budget de la ville ; 30 ans plus tard, il en deviendrait le maire. Trump, Lindenbaum et Beame se croisaient souvent lors des dîners et des galas de charité des clubs politiques de Brooklyn. Le pouvoir de ces clubs dans le New York des années 1950 n’était pas à sous-estimer ; ils donnèrent naissance à Fred Trump et lui permirent d’effectuer sa plus grosse acquisition, la parcelle de 30 hectares sur le terrain de la ville qui allait accueillir les 3 800 appartements du Trump Village. En 1960, un immense lopin de terre près d’Ocean Parkway à Brooklyn devint disponible pour des projets de développement. La commission de planification de la ville avait approuvé un généreux abattement d’impôts au profit d’une fondation à but non lucratif afin d’y construire une coopérative de logement. Fred Trump s’en prit à cet abattement qu’il qualifia de « cadeau ».
Peu de temps après, Trump décida de partir lui-même en guerre contre cet abattement. Bien que la commission eut déjà donné son accord pour le projet à but non lucratif, Lindenbaum alla voir le maire, Robert Wagner, et Beame, qui était dans le camp de Wagner, apporta son soutien à Trump. Fred Trump parvint à remporter les deux tiers de la propriété, et en moins d’un an, il avait posé les bases du Trump Village. Lindenbaum se vit offrir le siège à la commission de planification de la ville, préalablement occupé par Robert Moses, le courtier qui avait construit la plupart des autoroutes de New York, des aéroports et des parcs.
L’année suivante, Lindenbaum organisa un déjeuner de levée de fonds pour Wagner, qui se présentait à sa propre réélection. 43 constructeurs et propriétaires firent don de milliers de dollars ; Trump, d’après le journaliste Wayne Barrett, promit 2 500 dollars, une des plus grosses contributions. Le déjeuner fit la une des journaux et Lindebaum, mis en disgrâce, fut forcé de démissionner de la commission. Mais Robert Wagner remporta l’élection et Beame devint son contrôleur des finances. En 1966, alors que Donald intégrait l’école de commerce de Wharton, Fred Trump et Lindenbaum firent l’objet d’une enquête pour leur rôle dans le dossier d’hypothèque de 60 millions de dollars Mitchell-Lama. « Existe-t-il un moyen pour empêcher un homme qui fait du business de cette façon d’obtenir un autre contrat avec l’État ? » demanda le directeur de la commission d’enquête au sujet de Trump et de Lindenbaum. Finalement, Trump fut contraint de restituer les 1,2 million de dollars qu’il avait gagnés en spéculant sur le terrain, et dont il s’était en partie servis pour acheter un terrain à proximité afin d’y construire un centre commercial. Le bureau de Fred Trump était agréablement modeste. Les salles étaient séparées par des vitres. La « Trump Organization », comme Donald avait déjà décidé d’appeler la société de son père, était un petit cottage sur le terrain du Trump Village.
À l’époque, Donald dit à des journalistes que la Trump Organization était propriétaire de 22 000 unités de logement, alors qu’en réalité elle en possédait la moitié. Fred Trump avait alors 75 ans. Il était poli mais pas bête. Il critiqua beaucoup les premiers contrats de son fils, le mettant en garde en lui disant notamment que « s’étendre vers Manhattan était comme acheter un billet pour le Titanic. » Donald l’ignora. « Un paon aujourd’hui, un plumeau à poussière demain », aurait dit le promoteur Sam Lefrak en évoquant Donald Trump. Mais en 1980, il était clair que Donald incarnait tous les espoirs de son père. « Je dis toujours à Donald : “L’ascenseur vers le succès est en panne. Monte une marche à la fois” », me dit Fred Trump à l’époque. « Mais que pensez-vous de ce que mon Donald a accompli ? Ça laisse abasourdi non ? » Donald Trump a toujours perçu son père comme un modèle à suivre. Dans The Art of the Deal, il écrit : « Fred Trump est né dans le New jersey en 1905. Son père, arrivé là de Suède, était propriétaire d’un restaurant qui marchait modérément. »
En vérité, la famille Trump était allemande et désespérément pauvre. « À un moment, ma mère fit de la couture pour nous permettre de survivre », me confia le père de Trump. « Pendant un temps, mon père a tenu un restaurant dans le Klondike, mais il est mort jeune. » Le cousin de Donald, John Walter, réalisa un jour un arbre généalogique élaboré. « Nos avons le même grand-père », me dit Walter. « Il était allemand, et alors ? » Bien que Fred Trump naquît dans le New Jersey, certains membres de la famille racontent qu’il se sentit obligé de cacher ses racines allemandes car la plupart de ses locataires étaient juifs. « Après la guerre, il pensait que les juifs ne voudraient jamais lui louer quoi que ce soit s’ils apprenaient son ascendance », aurait déclaré Ivana. Ce qui est certain, c’est que le camouflage de Fred Trump aurait facilement pu laisser penser à un enfant que dans le business, tout passe.
Quand je demandai à Donald Trump de me parler de ça, il resta évasif : « En réalité, c’est très compliqué. Mon père n’était pas allemand ; les parents de mon père étaient allemands… suédois, et en fait d’un peu partout en Europe… et j’ai même pensé, dans la seconde édition, mettre l’accent sur les autres lieux parce que je recevais trop de courrier de Suède : Pourrais-je venir et m’exprimer au Parlement ? Accepterais-je de rencontrer le président ? » Donald Trump semble prendre au sérieux certains aspects de ses origines allemandes.
D’après ce qu’Ivana confia à un ami, John Walter travaillait pour la Trump Organization et lorsqu’il rendait visite à Donald dans son bureau, il claquait les talons en déclarant : « Heil Hitler ! » C’est apparemment une blague familiale.
En avril 1990, peut-être dans un élan de nationalisme tchèque, Ivana dit à son avocat Michael Kennedy que de temps à autre son mari lisait un ouvrage rassemblant des discours d’Hitler, Discours, qu’il gardait dans le tiroir de sa table de nuit. Kennedy en gardait depuis une copie dans un placard de son bureau, comme si c’était une grenade. « Est-ce que votre cousin John vous a donné les discours d’Hitler ? » demandai-je à Trump. Trump hésita. « Qui vous a dit ça ? » « Je ne me souviens pas », répondis-je. « En vérité, c’est mon ami Marty Davis de la Paramount qui m’a donné un exemplaire de Mein Kampf, et il est juif. » (« Je lui ai bien donné un livre à propos d’Hitler », dit Marty Davis. « Mais c’était Discours, les discours d’Hitler, pas Mein Kampf. Je pensais que ça pouvait l’intéresser. Je suis bien son ami, mais je ne suis pas juif. »)
Plus tard, Trump remit ce sujet sur la table. « Si j’avais ces discours, et je ne dis pas que je les ai, je ne les lirais jamais. » Ivana essayait-elle de convaincre ses amis et son avocat que Trump était un crypto-nazi ? Trump n’est pas un grand lecteur, ni un passionné d’histoire. Le fait qu’il possèdât un exemplaire des discours d’Hitler indiquait au mieux un intérêt pour le savoir d’Hitler en matière de propagande. Le Führer décrivait souvent ses défaites à Stalingrad et en Afrique du nord comme de grandes victoires. Trump continuait d’accorder plus d’importance qu’il n’en avait à son empire qui s’effritait. « Personne n’a autant de liquidités que moi », dit-il au Wall Street Journal longtemps après avoir appris qu’il en allait autrement. « Je veux être le roi du cash. »
Fred Trump, comme son fils, ne put jamais résister aux exagérations. Quand Donald était enfant, son père acheta une maison qui « avait 9 salles de bains et des colonnes de Tara », me raconta Fred Trump. La maison, cependant, était dans le Queens. Donald envisagerait plus tard un monde plus vaste. C’était sa mère, Mary, qui révérait le luxe. « Ma mère avait un sens de la grandeur », me dit-il. « Je me souviens d’elle regardant le couronnement de la reine Elizabeth, totalement fascinée. Mon père ne s’intéressait pas du tout à ce genre de choses. » Donald Trump se rendait souvent sur les chantiers avec son père, car ils étaient incroyablement proches, c’était presque des esprits jumeaux. Sur les photos de famille, Fred et Donald se tiennent ensemble, souvent bras-dessus bras-dessous, alors que les sœurs de Donald et son plus jeune frère, Robert, sont dans le flou. Ivana dit à des amis que Donald avait même persuadé son père de le nommer responsable des fonds d’investissement de ses trois frères et sœurs.
Parmi les cinq enfants, Donald était le deuxième fils. Enfant, il était si turbulent que ses parents l’envoyèrent dans un internat militaire. « C’était comme ça que ça marchait dans la famille Trump », m’expliqua un ami de longue date. « Ce n’était pas une atmosphère aimante. » Donald était grassouillet à l’époque, mais l’école militaire le fit maigrir. Il devint fort, et se rapprocha encore d’avantage de son père. « Je devais sans cesse me défendre », me dit-il à une occasion. « Les types comme mon père sont durs. Il faut rendre coup pour coup. Sinon, ils ne vous respectent pas ! » Les membres de la famille disent que le premier né, Fred junior, se sentait souvent exclu de la relation entre Donald et son père. Jeune homme, il annonça son intention de devenir pilote d’avion.
Plus tard, d’après un ami d’Ivana, Donald et son père rabaissèrent souvent Fred junior pour son choix de carrière. « Donald disait : “Quelle est la différence entre ce que tu fais et conduire un bus ? Pourquoi n’es-tu pas dans le business familial de l’immobilier ?” » Fred junior devint alcoolique et mourut à l’âge de 43 ans. Ivana a toujours dit à ses amis proches que la pression que lui avaient fait subir son père et son frère avait précipité sa mort. « Peut-être inconsciemment, on lui a mis la pression », m’avouait Trump. « On se disait que l’immobilier était facile pour nous et que ça l’aurait été pour lui aussi. J’avais du succès, et ça faisait pression sur Fred aussi. Qu’est-ce qu’on fait, là ? La psychanalyse de Donald ? » La relation de Donald et Robert avait aussi eu ses moments sombres. Robert, qui lui avait pris part au business familial, avait toujours été « le gentil », dans l’ombre de son frère.
Vinrent s’ajouter des frictions entre la femme de Robert, Blaine, et Ivana. Blaine ne ménageait pas sa peine pour les bonnes œuvres de New York et Robert et Blaine étaient extrêmement populaires – on les surnommait « les bons Trump ». « Robert et moi avons le sentiment que si nous disons quoi que ce soit au sujet de la famille, nous devenons des personnages publiques », me dit Blaine. L’hostilité réprimée du frère explosa après l’ouverture du Taj Mahal. « Robert dit à Donald qu’il s’en irait s’il ne lui donnait pas son autonomie », confia Ivana à un ami. « Donc Donald le laissa seul et il y eut un problème avec les machines à sous qui coûta à Donald entre 3 et 10 millions de dollars les trois premiers jours. Quand Donald explosa, Robert fit ses cartons et s’en alla. Lui et Blaine allèrent passer Pâques dans sa famille à elle. »
À New York, Trump devint bientôt célèbre pour son goût de la confrontation.
Tout comme son père avait eut Bunny Lindenbaum comme guide, Donald Trump avait Roy Cohn, le Picasso du rafistolage de l’intérieur. « Cohn apprit à Donald quelle fourchette utiliser », me dit un ami. « Je viendrai avec mon avocat Roy Cohn », disait souvent Trump aux responsables de la ville en 1980, avant qu’il ne sache se débrouiller seul. « Donald m’appelle entre 15 et 20 fois par jour », me dit une fois Cohn. « Il prête une attention folle aux détails. Il demande toujours : “Qu’en est-il de ceci ? Qu’en est-il de cela ?” » Dans le cadre d’un dossier de Trump d’abattement fiscal, d’après le biographe de Cohn, Nicholas von Hoffman, le juge se vit remettre un morceau de papier qui ressemblait à un affidavit. Il ne comportait qu’une seule phrase : « Pas de délais supplémentaire ou d’ajournement. Stanley M. Friedman. »
À l’époque, Friedman était devenu chef du comté du Bronx. Il n’était pas nécessaire de payer pour des faveurs de ce genre. C’était un classique ; le pouvoir de suggestion de faveurs futures suffisait. Friedman avait aussi été d’une aide cruciale pour les plans de Trump de l’hôtel Commodore. « Dans les derniers jours de l’administration Beame », d’après Wayne Barrett, « Friedman précipita un abattement d’impôts de 160 millions de dollars sur 40 ans… et fit les documents pour ce canard boiteux de Beame. » Friedman avait déjà accepté de rejoindre la firme d’avocats de Cohn, qui représentait Trump. « Trump a perdu tout compas moral lorsqu’il a fait alliance avec Roy Cohn », fit un jour remarquer Liz Smith.
À New York, Trump devint bientôt célèbre pour son goût de la confrontation. Il devint aussi le plus gros contributeur d’Hugh Carey, le gouverneur de New York, avec le frère de ce dernier. Trump et son père donnèrent 135 000 dollars. Il bougeait vite à présent ; il s’était installé dans un bureau et un appartement de la 5e Avenue et avait embauché Louise Sunshine, la chef des levées de fonds de Carey, en tant que « directrice des projets spéciaux ». « Je connaissais Donald mieux que quiconque », me dit-elle. « Nous sommes une équipe, Sunshine et Trump, et quand les gens nous poussaient, nous poussions plus fort. » Sunshine avait levé des millions de dollars pour Carey, et elle avait l’un des meilleurs carnets d’adresse de la ville. Elle fit rencontrer à Donald tous les acteurs du pouvoir de la ville et de l’état et travailla à la vente des appartements de la Trump Tower. La taxation de l’immobilier est immensément compliquée.
Souvent, les comptes des profits et des pertes ne vont pas de paire avec la disponibilité des liquidités. Parfois, un promoteur peut avoir énormément de liquidités et pourtant ne pas déclarer de revenus imposables ; les lois de l’imposition permettent aussi aux promoteurs d’avoir moins de liquidité mais de plus grosses sommes d’impôts à payer. Cela dépend du promoteur. Quand Donald Trump posa les bases d’un nouvel immeuble d’appartements sur la 61e Rue et le 3e Avenue, Louise Sunshine se vit offrir 5 % des parts du nouveau Trump Plaza, comme il fut nommé. Il y avait des frictions entre Sunshine et son patron. Conséquence de la comptabilité de Trump sur le Trump Plaza, Louise Sunshine, d’après un ami proche, aurait eut à payer un million de dollars d’impôts. « Pourquoi structures-tu le Trump Plaza de cette façon ? » aurait-elle demandé à Donald.
« Où est-ce que je vais trouver un million ? » « Tu n’as qu’à me vendre tes 5 % du Trump Plaza et tu les auras », dit Trump. Sunshine était tellement médusée qu’elle alla quêter l’aide de son ami milliardaire Leonard Stern. « J’ai tout de suite fait un chèque de un million de dollars afin que ma bonne amie ne se retrouve pas déplumée par Donald », me dit Stern. « J’ai dit à Louise : “Dis à Trump qu’à moins qu’il ne te traite correctement tu vas le poursuivre en justice ! Et qu’en conséquence, sa façon de traiter les gens sera portée à l’attention du public mais aussi de la Commission de Contrôle des Casinos.” » Louise Sunshine embaucha Arthur Liman, qui allait bientôt représenter le financier Michael Milken, pour s’occuper de son cas. Liman parvint à un accord : Trump paya à Louise 2,7 millions de dollars pour ses parts du Trump Plaza. Sunshine remboursa Leonard Stern. Pendant plusieurs années, Trump et Sunshine restèrent en froid. Mais dans le plus pur style new-yorkais, ils redevinrent amis dix ans plus tard. « Donald n’aurait jamais dû utiliser son argent comme instrument de pouvoir sur moi », me dit Sunshine, ajoutant : « Je l’ai pardonné. »
Comme Michael Milken, Trump commença à croire que ses talents démesurés pouvaient s’appliquer à n’importe quel business. Il commença à étendre l’empire familial de l’immobilier aux casinos, aux compagnies aériennes et aux hôtels. Avec Citicorp comme outil, il acheta la Plaza et Eastern Shuttle. Il les géra étonnement bien, mais les avait payés trop cher. Il avait toujours bénéficié de la coopération des plus grandes banques, qui plus tard allaient paniquer. « Vous ne pouvez pas imaginer les sommes d’argent que les banques nous jetaient », me raconta un ancien avocat associé de Trump. « Pour chaque contrat que nous signions, nous avions six ou huit banques prêtes à nous donner des centaines de millions de dollars. Il nous fallait trier les financements, les banques se précipitaient pour signer sur tout ce que Donald concevait. »
« Il acheta de plus en plus de propriétés et s’étendit tant qu’il assura sa propre destruction. Dépenser de l’argent était une drogue. Et sa drogue devint son talon d’Achille », me dit un important promoteur. Les négociations de Trump, d’après un avocat qui travailla sur l’acquisition du casino d’Atlantic City, Resorts international, étaient toujours étonnement désagréables. Après le succès de The Art of the Deal, les avocats de Trump commencèrent à parler de « l’ego de Donald » comme s’il s’agissait d’une entité à part entière. « L’ego de Donald ne nous permettra jamais d’accepter ce point », répéta encore et encore un des avocats pendant la négociation. « La clé avec Donald, comme avec toutes les fortes têtes, c’est de lui dire d’aller se faire foutre », me dit l’avocat. Quand Mortimer Zuckerman, le PDG de Boston Properties, soumit un plan qui fut choisi pour le site du Colisée de la 59e Rue, Trump fit une crise d’apoplexie. « Il appela tout le monde pour saboter le contrat. Bien sûr, Mort était associé avec les frères Salomon donc Trump n’obtint aucun résultat », se souvint une personne proche de Zuckerman.
Marla
Une image d’Ivana et Donald Trump me reste en mémoire. C’était l’hiver 1987. Ils étaient à la patinoire Wollman. Donald venait de la terminer pour la ville. Il s’était largement répandu dans les journaux sur les idiots que le maire Koch et la ville avaient été, perdant des années et de l’argent pour n’arriver à rien sur cette histoire de patinoire. Trump avait pris le boulot et l’avait bien fait. S’il s’accorda plus de crédit qu’il n’en méritait, personne ne lui en tint rigueur ; la patinoire était enfin ouverte et remplie de patineurs heureux. Ivana portait un saisissant manteau en lynx qui mettait en avant ses cheveux blonds. Ils se tenaient par le bras. Ils avaient l’air si jeunes et si riches, goûtant pleinement leur succès. Une foule polie s’était rassemblée pour les féliciter du triomphe de la patinoire. Les gens près de Donald semblaient inspirés par sa présence, comme s’il s’agissait d’un héros. Son bonheur semblait être le reflet de l’adulation de la foule. Près de moi un homme s’écria : « Pourquoi ne négociez-vous pas les accords SALT pour Reagan, Donald ? » Ivana rayonnait. La neige commença à tomber très légèrement et depuis la patinoire résonnait la valse des patineurs.
Quelques mois avant la séparation des Trump, Donald et Ivana étaient attendus à un dîner donné en leur honneur. Les Trump étaient en retard et ce dîner n’était pas à prendre à la légère. Le nom de famille des hôtes était lié à l’histoire même de New York, mais comme s’ils avaient reconnu l’arrivée d’une nouvelle force dans la ville, ils honoraient Donald et Ivana Trump. Trump entra dans la pièce en premier. « Il fallait que j’enregistre l’émission de Larry King », dit-il. « Je passe dans l’émission ce soir. » Il semblait ne connaître aucun répit. Trump ne prêtait pas attention à sa compagne blonde et personne dans la salle ne la reconnut avant qu’Ivana ne commençât à parler. « Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’elle s’est fait ? » demanda un invité.
Les joues slaves d’Ivana avaient disparu ; ses lèvres étaient gonflées à bloc. Sa poitrine avait été re-sculptée et son décolleté considérablement augmenté. Les invités étaient si déstabilisés par son apparence que sa présence créa une atmosphère bizarre. Pendant tout le dîner, Donald s’agita. Il regardait sa montre. Il répéta plusieurs fois qu’il passait en ce moment-même dans l’émission de Larry King, comme s’il s’attendait à ce que les invités se lèvent. Il avait été belliqueux à l’encontre de King ce soir-là, et il voulait que l’assemblée le voie, peut-être pour confirmer son pouvoir. « Ça vous ennuie si je m’assois un peu en retrait ? Parce que vous avez vraiment très mauvaise haleine, vraiment », avait-il dit à Larry King sur une chaîne de télévision nationale. « Allez Arnold ! Pose avec moi ! Allez ! » s’écria Ivana Trump en direction du designer Arnold Scaasi par une tiède soirée du mois de juin 1990.
Ils étaient au Waldorf-Astoria, à une cérémonie de remise de récompense sponsorisée par la fondation Fragrance, et Ivana était l’une des présentatrices. Le tapis était usé dans la salle Jade ; les paparazzis étaient prêts à surgir. Les kits de dossiers de presse recouvraient les tables de cet événement « immanquable », de ceux qui ont souvent lieu dans la vie de la haute société new-yorkaise. Sous la teinte bleue verte des éclairages, les robes des plus grands couturiers avaient l’air bon marché. J’étais surprise de la voir apparaître. La veille, la crise que son mari traversait avec les banques avait fait la une des trois tabloïds locaux.
« TRUMP S’EFFONDRE ! » s’écriait le Daily News. Un éditorialiste avait même dit que les problèmes de Trump étaient une occasion de se réjouir pour la ville, et proposait un jour férié. « Ivana ! Ivana ! Ivana ! » lui hurlaient les photographes. Ivana souriait à la manière d’une candidate aux élections présidentielles. Elle portait une ample robe faite de satin et de perles vert menthe ; ses cheveux étaient relevés en chignon. Aussi humiliée pour ses enfants qu’elle ait pu se sentir ce soir-là à cause de la mauvaise publicité, elle avait décidé de les laisser à la maison. Ivana était au Waldorf à 18 h 15, saluant les journalistes et les paparazzis par leurs prénoms. Elle ne pouvait pas se permettre de s’aliéner l’establishment de la parfumerie en annulant dans un moment si crucial, car elle allait bientôt commercialiser un parfum et elle allait avoir besoin de leur bienveillance.
Ivana semblait déterminée à conserver son nouveau statut dans la ville des alliances, car son futur financier dépendait de sa capacité à sauver le nom de la marque. Elle s’apprêtait à intégrer un monde difficile pour une femme seule doté d’une fortune réduite. Elle n’avait pas de Rothko à mettre au mur, ni de bijoux impressionnants. Mais elle avait son prénom Ivana et elle se préparait à commercialiser des écharpes, des parfums et des chaussures, tout comme son mari avait réussi à commercialiser le nom Trump.
À quelques mètres de nous, le reporter local de CBS parlait devant la caméra dans le journal du soir. Il commentait l’écroulement de Trump pendant qu’Ivana discutait avec Scaasi et Estée Lauder. Lauder, une grand femme d’affaires elle-même, avait supposément dit à Ivana quelques mois plus tôt : « Retourne avec Donald. C’est un monde froid, là dehors. » Je me souvins d’une scène d’attroupement dans Le Jour du fléau, de Nathanael West. Ivana autorisa même le journaliste de CBS à lui tendre un micro. « Donald et moi sommes partenaires dans le mariage et dans les affaires. Je serai à ses côtés pour le pire et le meilleur », dit-elle aux journalistes avec un aplomb bizarre. Ivana était devenue, comme Donald, un agent double, capable de projeter une image d’innocence et de grande confiance. Elle s’était presque transformée en Donald Trump. « Pour vous dire la vérité, j’ai fait d’Ivana une femme très populaire. J’ai créé beaucoup de satellites. Hey, que ce soit Marla ou Ivana. Marla peut faire tous les films qu’elle veut maintenant. Ivana peut faire tout ce qu’elle veut », me dit Donald Trump au téléphone à l’époque.
« New York est un endroit très dur », m’avait dit Ivana Trump des années avant cela. « Je suis dure moi aussi. Quand on me donne un coup sur le nez, je réagis en frappant encore plus durement. » Nous marchions parmi les gravas de l’hôtel Commodore, qui allait bientôt rouvrir sous le nom de Grand Hyatt. Ivana s’était vue confier la tâche de superviser toute la décoration ; elle était totalement investie malgré la tenue qu’elle avait choisie pour cheminer dans la poussière ambiante : un jogging Thierry Mugler en laine blanche et des chaussures Dior pâles. « Je vous ai déjà dit de ne jamais laisser un balais comme ça dans la salle ! » cria-t-elle à un ouvrier. Hurler sur ses employés était devenu une marque de fabrique, peut-être sa façon de sentir son propre pouvoir. Plus tard, à Atlantic City, elle deviendrait célèbre pour son obsession de la propreté.
Le concept de « syndrome de Stockholm » est à présent utilisé par l’avocat d’Ivana pour décrire sa relation avec Donald. « Elle avait la mentalité d’une captive », me dit Kennedy. « Au bout d’un moment, elle ne pouvait plus combattre son bourreau, et elle a commencé à s’identifier à lui. Ivana est sourde, bête et aveugle quand il en va de Donald. » Si Donald travaillait 18 heures par jour, Ivana faisait de même. Les Trump embauchèrent deux nourrices et un garde du corps pour leurs enfants. Elle s’en alla gérer le casino Trump Castle à Atlantic City, passant souvent deux à trois nuits par semaine là-bas à superviser les équipes. Déterminée à apporter du glamour au Trump Castle, elle devint célèbre pour son attention aux apparences, allant jusqu’à sortir de la salle de jeux une serveuse enceinte qui tentait désespérément d’obtenir de gros pourboires. La femme fut placée dans un lounge à bonne distance et on lui donna un habit de clown pour masquer son état.
À New York, Ivana ne résista pas au goût du grandiose de son mari. Peu après que la Trump Tower fut achevée, le couple prit possession de son triplex. Les avocats d’Ivana parlaient souvent de son amour des arts domestiques et décrivaient ses confitures maisons. Pourtant, la cuisine de son appartement, qu’elle avait elle-même dessinée, était minuscule, pas plus grande qu’une kitchenette, avec un sol en linoléum doré. « Il y a une cuisine dans l’aile des enfants et c’est là que les nourrices cuisinent », me dit une amie de la famille. Le salon des Trump avait un sol en onyx beige avec des emplacements découpés pour mettre les tapis. Il y avait une cascade coulant le long d’un mur en marbre, une fontaine italienne et les fameuses fresques murales. Leur chambre disposait d’un mur de verre renfermant des fleurs de soie mais avec le temps, Ivana se lassa du décor.
Elle fit appel à un décorateur de renom. « Que puis-je faire de cet intérieur ? » lui aurait-elle demandé. « Absolument rien », dit-il. Soir de Noël 1987. Ivana venait de recevoir une nouvelle pile de documents légaux qui faisait la taille d’un bottin téléphonique. « Qu’est-ce que c’est ? » aurait-elle demandé à Donald. « C’est notre nouveau contrat de mariage. Tu obtiens dix millions de dollars. Signe-le. » « Mais je ne peux pas lire ça maintenant, c’est Noël ! » répondit Ivana. Selon Kennedy, Donald fit pression sur elle. Trump semblait avide de la voir signer les papiers, peut-être parce qu’un photographe d’Atlantic City le faisait chanter en le menaçant de publier des photos de lui et Marla Maples. Même si Ivana gérait le Trump Castle de façon très efficace, elle semblait terrifiée par son mari. Elle signa les papiers qui lui attribuaient dix millions de dollars et la demeure de Greenwich, dans le Connecticut.
Plus tard, Trump dit à des journalistes : « Ivana a eu 25 millions de dollars. » Les tactiques qu’il utilisait dans les affaires étaient à présent utilisées à la maison. « Donald commença à appeler et crier sur Ivana constamment : “Tu ne sais pas ce que tu fais !” » me rapporta l’un des plus proches assistants d’Ivana. « Quand Ivana raccrochait le téléphone, je lui disais : “Comment peux-tu tenir le coup ?” et Ivana répondait : “Parce que Donald a raison.” » Il commença à la dénigrer : « Cette robe est horrible. » « Ton décolleté est trop profond. » « Tu ne passes pas assez de temps avec les enfants. » « Qui voudrait toucher à ces seins en plastique ? » Ivana dit à ses amis que Donald ne voulait plus coucher avec elle. Elle se sentait responsable. « Je pense que c’était l’objectif de Donald de se débarrasser d’Ivana en l’envoyant à Atlantic City », me confia une de ses assistantes. « Pendant ce temps, Marla Maples était dans une suite au Trump Regency. Atlantic City était censé être son terrain de jeu. »
Ivana avait déjà mis son mari en garde contre Atlantic City. « Pourquoi se développer dans un lieu où il n’y a pas d’aéroport ? » Trump, cependant, était déterminé à y investir, même si ses associés de Las Vegas lui avaient dit que le marché du jeu dans le Nevada avait un facteur de profit qui pourrait lui rapporter 200 millions par an. Mais à ce moment-là, Marla Maples était à Atlantic City, non loin de New York. Trump était devenu, d’après un de ses amis, « si focalisé sur Marla qu’il ne prêtait plus attention à ses affaires ». Bien qu’Ivana se fût installée à Atlantic City pour faire plaisir à Donald, sa présence désormais, alors que Marla était entrée en scène, était un obstacle pour lui. L’acquisition de l’hôtel Plaza lui permit de lancer un ultimatum : « Soit tu agis comme mon épouse, tu rentres à New York et tu t’occupes de nos enfants, soit tu gères le casino à Atlantic City et nous divorçons. »
« Que vais-je faire ? » demanda-t-elle à l’une de ses assistantes. « Si je ne fais pas ce qu’il dit, je vais le perdre. » Trump convoqua même une conférence de presse pour annoncer le nouveau poste d’Ivana comme présidente de l’hôtel Plaza : « Ma femme, Ivana, est un manager brillant. Je la paierai un dollar par an et toutes les robes qu’elle voudra ! » Ivana appela ses amis en pleurs. « Comment Donald peut-il m’humilier de la sorte ? » « Je pense que Marla est très différente de l’image qu’elle renvoie », me dit Donald Trump en juillet 1990. « Son image est celle d’une très belle blonde plantureuse. » Une Donna Rice ? « Elle est très différente de ça. Elle est intelligente, très gentille et n’a aucune ambition. Elle aurait pu gagner une fortune ces six derniers mois si elle l’avait voulu ! » « Comment avez-vous pu autoriser Marla à être la fille de la pub des jeans No Excuses ? » demandai-je à Trump. « Je me suis dit qu’elle pouvait gagner 600 000 dollars en une seule journée de travail. Au sujet de cette mauvaise pub, je me suis dit que ces 600 000 dollars pouvaient la faire vivre jusqu’à la fin de ses jours », me dit Trump.
À la une
En février 1990, Trump décolla pour le Japon en disant aux journalistes qu’il allait assister à un match de Mike Tyson. Sa véritable motivation était de rencontrer des banquiers pour essayer de vendre le Plaza, car l’audit de novembre d’Arthur Andersen avait été catastrophique. Lors de son vol retour, il reçut un appel par radio dans l’avion. Liz Smith avait sorti un scoop sur la séparation des Trump. Toute l’histoire sordide de Marla Maples et d’Ivana se battant sur les slaloms d’Aspen était étalée dans les journaux. Ivana avait fait à Donald ce qu’il avait lui-même fait à Jay Pritzker au Népal plusieurs années auparavant. Depuis l’avion, Donald appela Liz Smith. « Félicitations pour votre article », lui dit-il avec sarcasme. « C’est fini avec Ivana. Elle est devenue comme Leona Helmsley. » « Honte à vous ! » répondit Smith. « Comment osez-vous parler de la mère de vos enfants en ces termes ? » « Vous n’avez qu’à écrire que c’est quelqu’un du bureau d’Howard Rubenstein qui l’a dit », dit Trump à Smith, faisant allusion aux bons contacts de son attaché de presse. (« Je n’ai jamais dit ça », me disait Trump. « Si, il l’a dit », soutenait Smith.)
Les banquiers japonais avec qui Trump avait négocié une tentative de vente se retirèrent soudainement. « Les Japonais méprisent le scandale », me dit un de leurs associés. Plusieurs semaines plus tard, Donald appela Ivana. « Pourquoi ne pas marcher ensemble le long de la 5e Avenue pour les photographes et prétendre que tout ce scandale était un coup publicitaire ? On pourrait dire qu’on voulait voir qui allait prendre partie pour toi et qui allait se ranger à mes côtés. » À mesure que la presse devenait plus sympathique envers Ivana, Donald hurlait à ses avocats : « C’est n’importe quoi ! » Ivana commença à opérer des réconciliations dans toute la ville. « Nous pouvons être amis maintenant Leonard, n’est-ce pas ? » dit-elle dans une soirée à Leonard Stern, d’après un de ses amis. « Ton problème était avec Donald, pas avec moi. Je t’ai toujours bien aimé. »
Les avocats de Trump essayèrent de toutes leurs forces de suivre ce que faisait Ivana. « Donald a vu une facture remise par Ivana cette semaine et qui fait état de 7 000 dollars de draps Pratesi pour leur fille, Ivancka », dit un des avocats. « Il a appelé, furieux. “Pourquoi une gamine de 7 ans aurait besoin de 7 000 dollars de draps ?” Elle a payé une chemise 350 dollars à Montenapoleone. C’était pour qui, son nouveau meilleur ami Jerry Zipkin ? » L’avocat décrivit la facture d’Ivana chez Carolina Herrera : « Nous recevons une facture de 25 000 dollars. Ivana a photocopié l’original et à la place d’une robe à 25 000 dollars, elle écrit à la main : “6 articles pour 25 000 dollars.” » (Un porte-parole d’Ivana assurait que c’était totalement faux.)
Le scandale avait de sérieuses répercussions sur les enfants Trump. Donny Jr était ridiculisé à l’école Buckley. Ivancka avait éclaté en pleurs à Chapin. Quand Donald et Marla Maples assistèrent au concert d’Elton John, Donny Jr se mit à pleurer car son père avait promis aux enfants de laisser tomber Marla. « Les enfants sont détruits », dit Ivana à Liz Smith. « Je ne sais pas comment Donald peut dire qu’ils vont bien. Ivancka est rentrée de l’école en pleurant : “Maman, est-ce que ça veut dire que je ne vais plus être Ivancka Trump ?” Le petit Eric m’a demandé : “Est-ce que c’est vrai que tu t’en vas et que tu ne vas pas revenir ?” » Aussi cavalière qu’était l’attitude d’Ivana en public, elle pleurait souvent en privé. Un temps la complice des conspirations de son mari, elle dit à des amis qu’elle se sentait à présent comme ses victimes.
Le samedi du 44e anniversaire de Donald Trump, je tentai de me promener dans les jardins de West Side, au dessus du centre Lincoln, à Manhattan. Les rails étaient rouillés, la terre avait repris ses droits. La propriété s’étendait, pâté de maison après pâté de maison. Il faisait frais le long de l’Hudson ce matin-là, et une brise plaisante soufflait sur l’eau. Le seul signe de la présence de Trump était une haute barrière surmontée de boucles élaborées de fils barbelés destinée à empêcher les sans-abris du coin de passer. C’était sur ce terrain, sur les hauteurs de sa mégalomanie, que Trump avait dit vouloir ériger « le plus haut immeuble du monde », un plan endigué avec succès par les activistes du quartier qui refusaient de voir des parties de West Side obscurcies par l’ombre d’une telle construction. « Ils n’ont aucun pouvoir », avait dit Trump à l’époque, effaré que quiconque pût résister à ses projets grandioses. Ivana s’en alla à Londres afin de participer à un événement public de plus pour promouvoir le Plaza.
Sauf que cette fois, on raconta que c’étaient ses amis le baron et la baronne Ricky di Portanova qui payèrent la note. Ivana avait fait orchestrer sa campagne médiatique new-yorkaise par John Scanlon, qui avait été à la tête des relations publiques de CBS pendant le dossier de diffamation de Westmoreland. À Londres, elle était choyée par Eleanor Lambert, la doyenne des publicistes de mode. Une rumeur courut dans Londres selon laquelle elle ne pouvait pas se payer l’hôtel et avait déménagé chez une amie à Eaton Square. Elle marchait sur les pas d’Undine Spragg, qui avait si bien calculé son ascension dans Les Beaux mariages d’Edith Wharton. Sir Humphry Wakefield rassembla une liste d’invités anoblis pour un dîner, mais il y avait des frictions entre lui et Ivana. Quand les invités, dont la duchesse de Northumberland, arrivèrent, beaucoup d’entre eux furent désagréablement surpris d’avoir été attiré à un dîner qui était en fait donné en l’honneur d’Ivana Trump. « Humphry paiera pour ça », aurait dit un invité.
Ce samedi-là, New York semblait étrangement vide sans les Trump. Donald était parti fêter son anniversaire à Atlantic City. Des centaines d’employés du casino avaient reçu l’instruction de se tenir le long de l’allée principale pour l’accueillir, car on manquait de soutiens venus de Manhattan. La veille, il avait manqué à rembourser 73 millions de dollars dus à des créanciers et des banquiers. Des clowns et des bouffons empruntés au théâtre de Trump, le Xanadu, furent payés pour divertir les employés et les journalistes qui patientaient en attendant sous les minarets et les éléphants de Trump, qui allaient bientôt être saisis. Trump arriva très tard, entouré de ses gardes du corps. Son visage était grave, sa bouche pincée. Dans un cérémonial compliqué, les cadres dirigeants de Trump soulevèrent le rideau qui révéla son cadeau d’anniversaire, un immense portrait de Donald Trump, le même que sur le tableau photographié par les japonais dans le hall de la tour de Manhattan. La taille du portrait était bizarre sur le trottoir d’Atlantic City : trois mètres de Donald, penché en avant, appuyé sur son coude, le visage figé dans un rictus défiant et familier.
En quelques jours, les banquiers acceptèrent de donner à Trump 65 millions de dollars pour payer ses factures. Une grosse partie de son empire devrait probablement être démantelé, mais il en garderait le contrôle. Il lui serait dorénavant alloué 450 000 dollars par mois sur le plan personnel. « Je peux vivre avec ça », dit Trump. « Aussi absurde que cela puisse paraître, il était plus malin de faire les choses de cette façon plutôt que de laisser un juge présider une braderie dans un tribunal des faillites », me dit un banquier. Trump pavoisait au sujet du plan de sauvetage. « C’est une grande victoire. C’est un super accord pour tout le monde », dit-il. Pas exactement. On racontait que les banquiers de Trump étaient si mécontents de son bilan comptable – il y avait apparemment un trou d’un milliard de dollars – qu’ils lui demandèrent de s’engager sur son futur héritage pour garantir les nouveaux prêts. Le père de Trump, qui l’avait créé en l’aidant à signer ses premiers contrats, semblait maintenant venir à nouveau à son secours. « N’importe quoi », me dit Trump. « Les banques m’ont donné cinq ans. Les banques ne m’auraient jamais demandé mon futur héritage et je ne l’aurais jamais donné. »
Peu après, Trump annonça que le grand magasin français Galeries Lafayette allait acheter le vaste espace que Bonwit Teller avait laissé vacant dans la Trump Tower. « Ce n’est en aucun cas un grand retour », me dit Trump. « Parce que je ne suis jamais parti nulle part. » Je cherchais toujours à saisir Donald Trump. Un jeudi pluvieux de juillet 1990, je me rendis à la cour fédérale, où il devait témoigner dans un dossier civil dans lequel il était défendant. Lui et son entrepreneur étaient accusés d’avoir embauché des immigrés clandestins polonais pour effectuer le travail de démolition sur le site de la Trump Tower. « La brigade polonaise », comme on les appelait, avait été incroyablement exploitée, gagnant 4 dollars de l’heure pour un travail habituellement payé cinq fois plus. La dernière fois que j’étais allée dans ce quartier, c’était pour entendre le verdict du procès de John Gotti.
Je connaissais bien le coin. Le garde à l’entrée me salua par mon prénom. Je traînais souvent dans et autour des salles d’audience pour observer les visages célèbre de la décennie passée. Je repensai à Bess Myerson, Michael Milken, Ivan Boesky, Leona Helmsley, Imelda Marcos et Adnan Khashoggi, détruits et traînés à terre dans le kaléidoscope fou des années 1980. Chacun d’entre eux avait, à un moment de sa vie, pensé être comme Donald Trump, une figure de grandeur, doté de super pouvoirs. Devant le tribunal, la police avait monté des barricades. Tant de célébrités avaient passé ces portes que les grands panneaux jaunes étaient laissés là de façon routinière, sur les marches du massif palais de justice.
« On a créé ce type ! On a cru à ses conneries ! » — Des journalistes en colère
Je repensai aux dix années qui s’étaient écoulées depuis que j’avais rencontré Donald Trump pour la première fois. Il était aujourd’hui à la mode de dire de lui qu’il avait été le symbole de la grossièreté des années 1980. Mais Trump était devenu en 1990 bien davantage qu’un homme vulgaire. Comme Michal Milken, Trump semblait penser que son argent lui donnait la liberté de faire la loi. Personne ne l’arrêta. Ses exagérations et ses mensonges furent rapportés et les cela fit rire les gens. Ses banquiers l’arrosèrent d’argent. Les responsables de la ville le laissèrent presque décider de la politique publique en érigeant son mur de béton sur l’Hudson River. New York, comme les banquiers de Chase et Manny Hanny, autorisa Trump à exister dans un univers dénué de toute réalité. « J’ai rencontré deux journalistes », me dit Trump au téléphone, « et ils voyaient tout à fait ce que je voulais dire. Ils m’ont complètement cru. Puis ils sont partis et ont écrit des choses horribles sur moi, tout comme vous allez aussi le faire j’en suis sur. »
Il y a longtemps, Trump me comptait parmi ses ennemis dans son monde de « positifs » et de « négatifs ». Je me dis que la prochaine dizaine de personnes à qui Trump allait parler se verraient sûrement conter un catalogue de mes transgressions imaginées par Donald Trump. Quand j’entrai dans la salle d’audience, Trump était parti. Son avocat, le vénérable et bien connecté Milton Gould, affichait un large sourire car il pensait apparemment qu’il allait remporter le procès haut la main. Trump avait dit qu’il ne savait rien des démolitions, que son entrepreneur avait été un « désastre ». Pourtant, un informateur du FBI avait témoigné du fait qu’il avait prévenu Trump de la présence de la brigade polonaise.
Il l’avait prévenu qu’il n’obtiendrait peut-être pas sa licence de casino s’il ne s’en débarrassait pas. Je déambulai jusqu’à la salle de presse au 5e étage pour entendre ce qui se disait sur le témoignage de Trump. Les journalistes semblaient fatigués ; ils avaient déjà entendu tout ça avant. « Nom de Dieu », me cria l’un d’eux. « On a créé ce type ! On a cru à ses conneries ! Ça a toujours été un hypocrite, et on a noirci des pages entières de nos journaux à son sujet ! » Je repensai à la dernière question que Donald Trump m’avait posée la veille au téléphone. « Quelle est la longueur de votre article ? » « Long », avais-je répondu. Trump semblait satisfait. « Ça fait la une ? »
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret d’après l’article « After The Gold Rush », paru dans Vanity Fair.
Couverture : Donald et Ivana Trump.
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11.07.2022 à 22:00
Uber est-elle devenue l’entreprise la plus détestée du monde ?
Nicolas Prouillac
Uber Files 15 mars 2015, 25 policiers font irruption dans les bureaux parisiens de la société Uber. Depuis quelques temps, l’entreprise est confrontée à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression de fraude. Pourtant personne ne semble paniquer. Quelques clics sur un ordinateur et magie, tout est effacé. Le […]
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Texte intégral (8237 mots)
Uber Files
15 mars 2015, 25 policiers font irruption dans les bureaux parisiens de la société Uber. Depuis quelques temps, l’entreprise est confrontée à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression de fraude. Pourtant personne ne semble paniquer. Quelques clics sur un ordinateur et magie, tout est effacé. Le « kill switch » : impossible désormais d’accéder au serveur de l’entreprise. Du moins c’est ce qu’elle croyait.
Le 10 juillet 2022, les Uber Files sont publiés. 124 000 documents internes dont les révélations font froid dans le dos. Influence politique, régime de terreur et dissimulation juridique, Uber s’est imposé en force souvent au dépit des lois. D’anciens présidents au commissaire de la Cour Européenne en passant par les oligarques, nombreux sont ceux incriminés dans cette affaire.
Uber a su au fil des années se construire une armée d’alliés avec une influence planétaire. On peut notamment citer Jeff Bezos mais aussi Xavier Niel, le patron de Free ou encore Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH. Pour eux, cela ressemblait à un placement financier banal, mais pour Uber, il s’agissait de véritables pièces sur leur échiquier de la conquête mondiale. « Nous n’avons pas besoin de leur argent en soi. Mais ils pourraient être des alliés utiles pour gagner la France », écrit à l’époque Pierre-Dimitri Gore-Coty, directeur général d’Uber en Europe de l’Ouest.
Et le pari s’est avéré gagnant. Lorsque Uber cherche à s’implanter en France en 2011, la société se voit confrontée à de nombreuses lois françaises. Les manifestations des chauffeurs de taxis sont violentes mais Uber se trouve un allié de taille, le ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron. Un « deal » a alors été mis en place, intégrant des dispositions favorables à l’entreprise de VTC en échange de la suspension d’UberPop, un service de transport permettant de devenir chauffeur sans aucune licence.
Se heurtant à de nombreuses lois françaises, Uber détient une arme redoutable : le « kill switch ». Un dispositif qui permet, lors de son activation, de déconnecter un ordinateur des serveurs de l’entreprise. Ainsi, grâce à cela, Uber réussit à échapper aux inspecteurs de la Direction général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.
« L’accès aux outils informatiques a été coupé immédiatement, donc la police ne pourra pas obtenir grand-chose, voire rien », a écrit en 2015 Mark MacGann, un lobbyiste du groupe. L’homme a également donné un conseil pour le moins surprenant à Thibaud Simphal, responsable du groupe en France. « Avait l’air confus, lorsque vous ne pouvez pas obtenir l’accès. Dites que l’équipe informatique est à San Francisco et dort profondément ».
#Ubercestover
Sous la statue de Johannes Gutenberg, au milieu de la place du même nom, quatre étudiantes strasbourgeoises patientent. L’imprimeur tient dans sa main un parchemin où il est écrit : « Et la lumière fut. » Mais la lumière est ce dimanche 17 novembre 2019, à 3 h 40, entre les doigts des jeunes femmes, plus précisément sur leur téléphone. Elles viennent de lancer l’application Uber pour rentrer chez elles en évitant les ruelles sombres.
Les phares d’une berline approchent. Son conducteur sympathise, les dépose une à une devant leur porte, et poursuit la discussion avec la dernière passagère. Ses questions se font alors personnelles voire indiscrètes. Sonia est d’autant plus gênée qu’elle est à l’avant. « Il a entrelacé ses doigts avec les miens, les a posés sur ma cuisse, puis sur la sienne », raconte-t-elle. « J’étais tétanisée, je me sentais prise en otage. » Et la lumière fuit.
Après avoir esquivé un baiser à l’arrivée, la femme de 22 ans s’extirpe du véhicule, rentre chez elle en tremblant et s’effondre sur son lit. Elle contacte immédiatement Uber. On lui assure que le conducteur va être suspendu séance tenante. Pour éviter ce genre de mésaventure à d’autres, Sonia partage sa photo sur Twitter. L’homme est reconnu par Noémie. Elle l’a déjà signalé pour des faits similaires. Pourtant, il continue de sévir.
Les deux femmes prennent alors contact avec Anna Toumazoff, internaute féministe qui anime la newsletter Les Glorieuses. De là, le mardi 19 novembre, peu avant minuit, naît le hashtag #Ubercestover où les mauvaises expériences d’utilisatrices d’Uber s’accumulent. « Nous sommes nombreuses à prendre des Uber non pas par confort, mais pour des raisons de sécurité », s’indigne Anna Toumazoff. « Quand il est tard, ça m’arrive même d’en commander un juste pour faire 500 mètres. Si nous ne sommes plus en sécurité nulle part, c’est un réel problème ! »
Ces cas ne font pas exception. Dans une vidéo publiée le 2 décembre, Konbini donne la parole à Anaïs, une femme « victime de viol » dans la nuit du 22 au 23 septembre 2016. La gorge nouée, elle raconte être arrivée chez elle après un trajet de 1 h 30 qui n’aurait dû durer que 15 minutes, « la culotte descendue ». Quelques souvenirs embués par l’alcool lui rappellent « ce moteur qui se coupe, ces portières qui se ferment et ces bruits de cuir de siège de voiture ». Ce témoignage glaçant s’ajoute à beaucoup d’autres sur Twitter.
"Je rentre chez moi la culotte descendue… "
Après une soirée, Anaïs commande un Uber pour rentrer en sécurité. Sur le trajet, son chauffeur va la violer.Aujourd'hui avec d'autres victimes, elles témoignent avec #UberCestOver pic.twitter.com/imNgNhyETV
— Konbini news (@konbininews) December 2, 2019
« En cas d’incident lié à une agression physique ou sexuelle, le compte du passager ou du chauffeur qui aurait commis les faits est alors immédiatement suspendu, et ce, à titre préventif », répond Uber. « En cas de dépôt de plainte, les forces de l’ordre peuvent se mettre directement en contact avec nous pour que nous leur fournissions les informations nécessaires à l’enquête judiciaire. Nous pouvons décider de la suspension permanente de l’accès à l’application Uber. »
Si le volume de témoignages rendu public est inégalé en France, il y a un moment que le problème existe. En 2016, le site BuzzFeed s’était procuré des captures d’écran du logiciel client d’Uber où 6 160 signalements apparaissaient associés au terme « agression sexuelle » et 5 827 au mot « viol ». La société s’était défendue en disant avoir reçu cinq allégations de viol et moins de 170 d’agression sexuelle entre décembre 2012 et août 2015. Ses ennuis ne faisaient que commencer.
Le 22 février 2017, le New York Times a mise en cause l’inaction du PDG, Travis Kalanick, face à des agressions sexuelles au sein de l’entreprise dont il était pourtant au courant. Six jours plus tard, les employés d’Uber ont reçu dans leur boîte de réception un email signé par Travis Kalanick, « profondément désolé » d’avoir traité avec mépris un chauffeur Uber du nom de Fawzi Kamel. Ou plus précisément, d’avoir été filmé en train d’asséner au chauffeur qu’il devait ses ennuis financiers à ses mauvais calculs plutôt qu’à des mesures prises par la firme, qui l’auraient enchaîné à sa dette.
Face au tollé qui a suivi, le PDG d’Uber a été contraint de reconnaître que ses actes ne pouvaient être excusés et que l’entreprise avait besoin d’un ajustement de son leadership. Le 7 mars 2017, il a été annoncé qu’Uber était à la recherche d’un nouveau directeur des opérations pour le seconder dans sa tâche de diriger le groupe. En France, le directeur de la communication de l’époque, Grégoire Kopp, reconnaissait que les nombreux problèmes de l’entreprise n’étaient pas étrangers à son fondateur.
« Nous avons un problème lié à la personnalité de Travis Kalanick et à notre réputation globale », disait-il. Selon lui, les affaires ne s’en portaient pas plus mal. Sans tous ces ennuis, « peut-être que la croissance serait supérieure, mais l’utilisation du service ne cesse pas d’augmenter ». Un paradoxe auquel le porte-parole avait une explication : « Il faut vraiment dissocier le consommateur du citoyen. » Mais le consommateur et le citoyen ayant de plus en plus tendance à se rejoindre, Travis Kalanick a fini par démissionner en juin 2017. Il a ainsi été emporté par la vague #DeleteUber, annonciatrice du raz-de-marée #UberCestOver qui secoue aujourd’hui le géant du VTC.
#DeleteUber
Le vendredi 27 janvier 2017, assis derrière le Bureau ovale depuis tout juste une semaine, le président Trump a suspendu le programme américain d’admission et de réinstallation des réfugiés de pays en guerre pour une durée de quatre mois. Les familles en provenance de Syrie, elles, se sont vues interdire l’accès au territoire américain jusqu’à nouvel ordre. Dans la foulée, Donald Trump a promulgué un décret visant à « protéger la nation de l’entrée de terroristes étrangers aux États-Unis » et bloqué pour trois mois l’arrivée dans le pays des ressortissants de sept pays à majorité musulmane.
Dans la bouche des citoyens américains, choqués par une mesure aussi soudaine qu’ignominieuse, le décret a été immédiatement rebaptisé « Muslim Ban ». Quelques heures plus tard, on a annoncé que deux ressortissants irakiens étaient détenus à l’aéroport de New York-JFK par les douanes américaines. La nouvelle a mis le feu aux poudres. Des milliers de New-Yorkais ont déferlé dans l’aéroport et l’ont encerclé, protestant pour mettre un terme à la situation. En fin d’après-midi, un syndicat de chauffeurs de taxi de la ville, la New York Taxi Workers Alliance, a appelé unanimement à la mobilisation de ses chauffeurs.
Ils étaient nombreux à se joindre aux manifestants rassemblés devant le Terminal 4. « En tant qu’organisation dont les membres sont pour beaucoup de confession musulmane, dont l’effectif est presque exclusivement constitué d’immigrés venus de partout dans le monde, et dont les racines viennent de la défense des opprimés, nous disons non à cette interdiction inhumaine et anticonstitutionnelle », a écrit le syndicat dans un communiqué, tandis que ses chauffeurs avaient interrompu leur travail par solidarité avec leurs concitoyens.
Chez Uber, les choses sont allées autrement. À 19 h 36, une trentaine de minutes après la déclaration du syndicat des taxis, le compte new-yorkais de la plateforme a tweeté que la hausse des tarifs avait été désactivée à l’aéroport JFK. Habituellement, lorsque les algorithmes de l’application de transport à la demande détectent une forte affluence dans une zone, les tarifs augmentent automatiquement – plus il y a de demande, plus l’offre est coûteuse. Mais lorsque les techniciens du groupe réalisent que cette affluence est due à un événement grave, tel que des attentats ou des manifestations, ils peuvent choisir de désactiver la fluctuation des prix. C’est ce qu’il s’est passé ce jour-là. Mais une heure après l’avoir signalé, sans un mot vis-à-vis de la situation qui occupait les manifestants, certains utilisateurs les ont accusés de tenter de « briser la grève » et de profiter du sort des réfugiés pour s’enrichir.
« Cet exemple est marquant car notre intention a été mal comprise », commentait Grégoire Kopp. D’après lui, l’idée était justement pour Uber d’éviter un nouveau « bad buzz » en ne laissant pas les prix s’envoler comme un soir de Nouvel An. (Lors de précédentes flambées des tarifs durant des situations de crise, la plateforme a été épinglée pour avoir facturé certains trajets plusieurs centaines de dollars aux usagers.) Mais le mal était fait et la situation a vite empiré. Le hashtag #DeleteUber (« supprime Uber ») a pris comme un feu de paille, conduisant plus de 200 000 usagers à supprimer leur compte en représailles au cours du week-end, selon le New York Times. Le fait que Travis Kalanick ait rejoint un mois plus tôt le comité d’entrepreneurs formé par Trump pour le conseiller est venu alimenter les critiques.
Entre l’incident de JFK et le nouveau statut de conseiller de Kalanick, il était clair pour beaucoup qu’Uber se positionnait du mauvais côté du manche. La semaine suivante, le PDG a annoncé qu’il quittait le comité. « Rejoindre le groupe n’était pas le signe d’une approbation du Président ou de son programme, mais cela a malheureusement été interprété exactement de cette manière », s’est-il justifié dans un autre email adressé à ses employés. « Il arrive qu’on soit perçu négativement ab initio », renchérissait Grégoire Kopp.
Au vu du passif de la société, ce n’est pas étonnant. Uber a été impliqué dans un nombre insensé de scandales dont une bonne partie a atterri devant les tribunaux. En août 2016 rien qu’aux États-Unis, il y avait 70 procès en attente de jugement impliquant la compagnie. Uber France n’était pas en reste puisque la branche locale du groupe y affrontait pêle-mêle organes gouvernementaux, chauffeurs de taxis et chauffeurs de VTC depuis son lancement en France, fin 2011. Avec la propagation du hashtag #UberCestOver, elle est en plus mauvaise posture encore. Alors, le géant sortira-t-il indemne de cette série noire ou est-ce le début de la fin ? La réponse se trouve dans son modèle, terriblement efficace économiquement, mais finalement si dangereux : en refusant de salarier ses conducteurs, Uber rend non seulement le travail plus précaire, mais il s’expose à associer sa marque à des prédateurs.
Légendes urbaines
La légende raconte qu’Uber est né à Paris, par une soirée de décembre 2008 où il neigeait. Travis Kalanick et son futur associé Garrett Camp participaient à LeWeb, la conférence lancée par Loïc et Géraldine Le Meur, qui rassemble chaque année startupeurs, patrons du Web et investisseurs le temps d’un week-end. À l’époque, Kalanick avait 32 ans et il était déjà un serial entrepreneur. Il avait vendu sa précédente entreprise, Red Swoosh – une plateforme voisine de Napster –, pour 19 millions de dollars en 2007. Voilà près de deux ans qu’il cherchait à se lancer dans un nouveau business. Camp, de son côté, avait négocié l’acquisition de sa société StumbleUpon par eBay pour 75 millions de dollars l’année d’avant. C’est de lui que vient l’idée d’Uber, de l’aveu même de Travis Kalanick.
« Quand tu ouvres l’app et que tu te sens genre : “Je vis dans le futur ! J’appuie sur un bouton et une voiture apparaît, je suis un putain de pimp !” C’est Garrett le type qui a inventé cette merde », exultait le PDG lors d’une petite célébration il y a six ans, alors qu’Uber s’appelait encore UberCab. À la sortie de la conférence, qui se tenait au 104 dans le quartier parisien de Stalingrad, les deux entrepreneurs auraient eu un mal fou à trouver un taxi pour aller dîner en centre-ville. Dans la version racontée par Grégoire Kopp, c’est en voyant les berlines noires avec chauffeur stationnées à Saint-Germain-des-Prés et sur la place Vendôme que les deux hommes ont eu l’idée de mettre à profit leur temps d’arrêt en permettant aux gens de leur commander une course via une application plateforme. Cette version de l’histoire, qui concorde avec la volonté affichée d’Uber d’offrir une alternative abordable et chic au taxi pour le plus grand nombre, n’est pas celle qui se racontait dans les premiers temps de leur activité. Garrett Camp aurait plutôt gardé un mauvais souvenir d’une nuit de Nouvel An durant laquelle il avait loué les services d’un chauffeur privé, payé 800 dollars au petit matin.
Cette addition salée lui est restée en travers de la gorge et il s’est creusé la tête pour trouver un moyen de casser les prix du transport de luxe – histoire d’en profiter sans éroder sa fortune. Il a fini par se dire que diviser le coût entre un maximum de personnes serait un bon moyen d’y parvenir. L’idée faisait sens à San Francisco, où Camp et Kalanick étaient entourés par les glorieux entrepreneurs de la Silicon Valley. Aussi, lorsque les deux hommes ont lancé UberCab en juin 2010, le service se destinait essentiellement à une élite désireuse d’éviter les taxis – qui se font rares à SF – tout en payant moins cher pour un chauffeur privé. À cette époque, une course Uber coûtait 1,5 fois plus cher que de prendre le taxi.
Deux ans plus tard, en mai 2012, deux autres entrepreneurs de San Francisco, Logan Green et John Zimmer, ont annoncé la sortie de Lyft, un service similaire à Uber mais en moyenne 30 % moins cher que les taxis. Kalanick et ses associés ont alors brutalement pris conscience que le véritable marché n’était pas dans la niche du luxe mais auprès du grand public. Ils ont lancé UberX (UberPOP en France, interdit en 2015) en juillet de la même année, qui permet à pratiquement n’importe quel conducteur de travailler avec Uber. Naturellement, ça ne s’est pas fait sans heurts. Dès le lancement de la société, Travis Kalanick a pris au pied de la lettre l’ancienne devise de Facebook, « Move fast and break things ». Mais avancer le plus vite possible sans avoir peur de la casse a un prix, qui se paye devant les tribunaux.
Dès le mois d’octobre 2010, UberCab a eu affaire aux autorités de la ville de San Francisco, qui la sommaient de suspendre ses activités. L’incident a poussé UberCab à se rebaptiser Uber : une volonté de la part de la start-up de montrer qu’elle n’était pas un service concurrentiel des taxis, mais une plateforme de mise en relation d’usagers à la recherche d’un chauffeur, et de chauffeurs de voitures de luxe en quête de clientèle. La recette a pris rapidement.
« Uber était une des premières entreprises de transport partagé à faire les choses bien, ou du moins de façon satisfaisante », explique Harry Campbell, chauffeur devenu blogueur populaire aux États-Unis. « Quand ils ont commencé, leur application n’était pas aussi aboutie qu’aujourd’hui, mais ils étaient déjà très forts en marketing. » En particulier auprès des chauffeurs privés américains, qui bénéficiaient alors d’un système de parrainage lucratif qui a grandement contribué à populariser le service au sein de la profession.
« Une fois que l’offre a été à la hauteur de la demande, ils ont à nouveau investi dans le marketing pour faire découvrir leur service aux usagers des transports », poursuit-il. Toutes les villes ne se sont pas dressées d’emblée contre l’arrivée d’Uber. « Certaines municipalités ne s’occupent de ce qui ne va pas que quand les choses deviennent vraiment problématiques », dit Harry Campbell.
Face aux problèmes, il y a deux sortes de législateurs : les plus laxistes, qui tentent de trouver des ajustements pour permettre la cohabitation des plateformes de transport à la demande avec les services existants comme les taxis, et ceux qui établissent des réglementations plus exigeantes. « C’est ce qu’il s’est passé à Austin, et ça a causé le départ d’Uber en mai 2016 », raconte-t-il. La société est revenue dans la ville texane en juin 2017, avant d’être interdite à Barcelone en janvier 2019.
Les bras de fer judiciaires entre Uber et les législateurs locaux sont de coutume chaque fois qu’elle arrive dans une nouvelle ville. Les choses ne se sont pas arrangées quand la firme a décidé de s’implanter à l’étranger. Comme pour faire écho au récit de sa création, la première ville dans laquelle le service américain a décidé de s’installer hors de ses frontières était Paris.
Un Américain à Paris
Les premières berlines noires d’Uber ont commencé à arpenter les rues de la capitale en décembre 2011. Une décision plus pragmatique que romantique de la part de l’entreprise, qui a surfé sur une nouvelle législation : la création des VTC, en juillet 2009. Présentée par le secrétaire d’État Hervé Novelli sous la supervision du gouvernement Fillon, la loi n°2009-888 prévoyait la remise à plat du système des voitures de remise hérité du XVIIe siècle, transformées en Voitures de Transport avec Chauffeur. Au cœur de cette loi, une dérégulation considérable de la profession qui a déroulé le tapis rouge aux plateformes telles qu’Uber, qui de l’avis du gouvernement représentaient une opportunité rêvée pour créer de l’emploi chez les jeunes.
Mais tout le monde n’était pas de cet avis et les taxis parisiens ont été les premiers à protester contre les nouvelles réglementations. « Notre relation avec Uber ? Elle est au palais de justice », résumait début 2017 Karim Asnoun, secrétaire général de la CGT Taxis. « Même leurs chauffeurs régularisés, on estime qu’ils sont en irrégularité parce qu’ils maraudent. »
Le maraudage, ou le fait d’attendre la clientèle sur la voie publique, est le propre du taxi. Karim Asnoun et ses collègues considèraient que les chauffeurs travaillant avec Uber et les autres plateformes de transport sur demande (Chauffeur Privé, LeCab…) ne devaient se trouver sur la voie publique qu’en cas de réservation. Pour appuyer ses propos, il citait un rapport du préfet Pierre Chassigneux datant de 2007, qui constatait déjà les limites de l’offre et de la disponibilité des taxis parisiens, « en partie liées aux conditions spécifiques de circulation dans la capitale ». « L’idée “qu’on ne prend pas de taxi parce qu’on n’en trouve pas” se trouve démentie par le constat de la surcapacité en heures creuses : l’offre de taxi y est abondante, mais elle ne génère pas, ou très marginalement, de demande supplémentaire malgré une modulation tarifaire ad hoc », dit le rapport.
Aussi, pour Karim Asnoun, plutôt que d’offrir de réelles possibilités d’insertion et de reprise professionnelle, Uber et ses pairs précarisaient le secteur au détriment des taxis comme des chauffeurs qui travaillent avec eux, en tirant les prix vers le bas tout en augmentant leur commission. « Uber ne le fait pas pour ses chauffeurs, elle le fait pour son profit », disait sans détour Karim Asnoun. Sayah Baaroun allait dans son sens.
Malgré tous les différends qui opposaient chauffeurs de taxis et chauffeurs de VTC dans la capitale, avec des débordements parfois violents, le secrétaire général du Syndicat des Chauffeurs Privés-VTC, tombait d’accord avec son homologue sur ce point. Il menait la bataille contre la situation qui les affligeait, lui et ses collègues. « Ce n’est pas tenable actuellement », disait-il. En octobre 2015, Uber avait baissé ses prix de 20 % tout en augmentant sa commission de 20 à 25 % sur le prix de la course.
Si l’entreprise a accepté en décembre 2016 de revoir ses tarifs à la hausse « de 10 à 15 % », elle est restée pour le moment inflexible sur la question de la commission. Pour Sayah Baaroun, le quotidien des chauffeurs reste par conséquent invivable. « C’est la raison pour laquelle on demande l’établissement d’un seuil minimum dignité aligné sur le tarif C des taxis », indiquait-il. Le 10 mars 2017, le syndicat a demandé, dans une lettre intitulée « Proposition officielle pour la sortie de crise » adressée à Uber, l’établissement d’un prix plancher à 12 euros net, pour les petits trajets.
Avant l’apparition des plateformes type Uber, il gagnait mieux sa vie.
« Uber a attiré les professionnels avec une offre alléchante au départ. Mais maintenant qu’ils sont connus de tous les usagers, ils font ce qu’ils veulent des professionnels », déplorait Sayah Baaroun. « En ce qui nous concerne, ils peuvent bien mettre la commission qu’ils veulent mais pas au détriment du chauffeur. » À l’époque, selon lui, deux tiers des chauffeurs VTC ne déclaraient plus leurs revenus pour tenir le coup. Du côté d’Uber, Grégoire Kopp affirmait que 17 000 chauffeurs de VTC travaillaient avec eux : « Si c’était une arnaque et qu’ils ne pouvaient pas gagner leur vie avec, ils ne sont pas bêtes, ils se passeraient le mot ».
Pour lui, les tarifs ou la commission de la plateforme de mise en relation des chauffeurs avec leurs clients étaient hors de cause. « Certaines personnes se sont un peu enflammées et ont acheté des voitures beaucoup trop chères », disait-il, faisant écho à l’argument employé par Travis Kalanick face à Fawzi Kamel. « Et en location aujourd’hui, les premiers prix sont à 750 € par mois la voiture avec assurance. Sans compter qu’il faut qu’elles soient aux normes VTC. Le lobbying des taxis a réussi à faire passer une certaine taille requise pour les VTC (4,50 m et 1,70 m), ce qui augmente encore les coûts. » Grégoire Kopp maintenait pourtant que « les VTC indépendants qui connaissent le métier s’en sortent très bien aujourd’hui ».
Des indépendants à l’image de Sayah Baaroun, qui s’inscrivait en faux vis-à-vis de cette affirmation. Avant l’apparition des plateformes d’intermédiaire du transport type Uber, il était formel sur le fait qu’il gagnait mieux sa vie. « Avant Uber, un Paris-Roissy c’était 120 euros », donne-t-il comme exemple. « Aujourd’hui, c’est 45. Vous faites le calcul. »
Inflexible sur la commission, Uber a néanmoins accepté d’offrir un semblant d’assurance à ses conducteurs en octobre 2017. En cas d’accident, ils peuvent prétendre à une allocation forfaitaire de 1 000 euros pour l’hospitalisation, ainsi qu’à une indemnité journalière de 40 euros par jour pendant un mois au maximum. Ceux qui ont effectué plus de 150 courses sur les deux derniers mois avant de tomber malade bénéficient d’une compensation journalière de 40 euros par jour durant deux semaines. La naissance d’un enfant donne droit à 1 000 euros.
Depuis janvier 2018, la loi « Grandguillaume » requiert une carte professionnelle pour être chauffeur de VTC. Elle a été complétée en juin 2019 par la loi « mobilité », qui introduit un droit à la déconnexion, le droit de connaître le prix d’une course au préalable et le droit de refuser un client. Les plateformes sont simplement invitées à rédiger une charte « précisant les contours de leur responsabilité sociale ». Pour Saya Baaroun, c’est au mieux insuffisant, au pire pervers : « Avec ces chartes facultatives et unilatérales, les plates-formes vont définir leurs propres règles », dénonce-t-il. « Cela va par ailleurs faire échouer l’action devant les prud’hommes des chauffeurs qui réclament un statut de salarié. »
Alors que la Cour d’appel de Paris a requalifié un chauffeur en salarié en janvier 2019, Uber s’est tout de suite pourvu en cassation pour contester cette décision. Aux États-Unis, la Californie a approuvé une loi imposant aux plateformes de donner aux chauffeurs de VTC le statut de salariés à partir de janvier 2020. Pour l’heure, Uber a annoncé qu’il n’entendait pas changer de modèle.
L’effet de réseau
Sept ans après son lancement à Paris, Uber est présent dans 700 villes, et la compagnie était valorisée à hauteur de 82 milliards de dollars en mai 2019. Elle a réalisé 5,2 milliards de trajets dans 63 pays en 2018 et revendique 91 millions d’utilisateurs actifs, soit l’équivalent de la population du Vietnam. Son chiffre d’affaire est ainsi passé de 495 millions de dollars en 2014 à 11,3 milliards de dollars en 2018. Mais comment expliquer que les multiples scandales qui entachent l’histoire d’Uber ne nuisent pas davantage à ses affaires ? Selon Judith Rochfeld, professeure de droit privé et directrice du master droit du commerce électronique et de l’économie numérique à la Sorbonne, cela s’explique du fait de l’apparition d’un nouveau paradigme. « Ça montre une chose extrêmement importante : aujourd’hui, le pouvoir est aux algorithmes et aux données. Uber ne possède rien en propre, ni voitures, ni chauffeurs », explique-t-elle. « Elle met en relation des personnes grâce à ses algorithmes et aux données qu’elle emmagasine, qui permettent de créer un réseau. C’est là sa puissance. L’intermédiation est devenue une puissance en soi. » Un phénomène né avec l’apparition des GAFA, l’acronyme qui désigne les « géants du Web » comme Google, Amazon, Facebook et Apple.
Malgré leurs différences, ces compagnies incarnent toutes l’avènement d’un modèle spécifique, celui d’entreprises plateformes qui parviennent à concentrer une vaste clientèle dispersée sur un service unique. C’est cette capacité à concentrer l’audience et à la redistribuer qui fait la puissance de l’entreprise. « Uber est parvenue à devenir l’intermédiaire central d’un marché », poursuit Judith Rochfeld. Pour cela, elle joue sur ce qu’on appelle l’ « effet de réseau », une logique qui veut que plus un service a de clients, plus son attrait grandit auprès du grand public. Cela expliquerait en partie la politique ultra-offensive d’Uber, qui ne craint pas de se placer dans l’illégalité pour faire changer le droit : dans l’intervalle, l’attrait et la notoriété galopante du service aspirent clients et travailleurs comme un gigantesque trou noir.
Uber a cependant atteint une période charnière. L’euphorie des débuts a laissé la place à la réalité d’un modèle dont les bénéficiaires ne sont apparemment pas les travailleurs, et peut-être pas davantage les usagers. « De prime abord, le consommateur est gagnant, car les prix sont moins élevés. Mais si Uber capte de la richesse sur le territoire français sans participer à la redistribution par l’impôt, le citoyen est perdant car c’est à lui de payer », explique Judith Rochfeld.
« Pour une entreprise de la taille d’Uber, il est statistiquement impossible d’éviter les problèmes », ajoute Josh Steimle, entrepreneur et contributeur régulier de Forbes. « La probabilité que ces problèmes adviennent augmente lorsque vous vous appuyez sur de nombreux travailleurs indépendants, car il est impossible de contrôler la qualité de leur service de la même façon qu’avec des employés. »
Pour résoudre une partie de ces problèmes, Uber travaille activement à éliminer un facteur gênant de l’équation : celui des chauffeurs humains. Dans un futur pas si lointain, la plateforme pourrait ne mettre sa clientèle en relation qu’avec sa propre flotte de véhicules autonomes. Une telle évolution éviterait de facto à l’entreprise des démêlés judiciaires avec les chauffeurs eux-mêmes, mais également avec les usagers victimes des chauffeurs travaillant avec Uber…
Uber AI
Dans la soirée du 20 février 2016, à Kalamazoo, une série de fusillades apparemment sans lien ont éclaté, faisant six morts et deux blessés. Il était près de 18 heures dans cette ville du Michigan et l’obscurité avait déjà recouvert le ciel quand des coups de feu ont été tirés sur un parking du nord-ouest de la ville. La cible était une femme accompagnée de ses trois enfants. Plus de dix coups de feu ont été tirés. La malheureuse a été blessée mais a survécu, les enfants n’ont pas été touchés. Quatre heures et demie plus tard, un père et son fils n’ont pas eu la même chance et ont été froidement abattus devant l’entrée d’un concessionnaire Kia.
Et quinze minutes plus tard, la mort est venue s’abattre sur le parking d’un restaurant : deux véhicules ont été pris pour cible, quatre personnes sont mortes et une autre a été blessée. Les victimes des trois scènes de crime ne se connaissaient pas. L’unique lien entre elles était le tireur, Jason Brian Dalton, un chauffeur Uber de 45 ans. Il était près d’une heure du matin cette nuit-là quand la police a arrêté Dalton. Lors de son interrogatoire, le meurtrier a confessé ses crimes et expliqué que c’était l’application qui l’avait poussé à tuer. Il voyait en Uber un symbole diabolique.
Ce récit macabre n’a eu ni précédent, ni successeur pour le faire oublier. Mais on rapporte de nombreux cas de violences et d’abus perpétrés par des chauffeurs travaillant avec Uber dans le monde. Aux États-Unis, un chauffeur a renversé et tué une fillette de six ans à San Francisco, en janvier 2014 ; un autre a agressé un passager avec un marteau en septembre de la même année, dans la même ville ; en décembre 2012, une jeune femme de 20 ans résidant à Washington, D.C. a accusé un chauffeur de l’avoir molestée et violée ; et un an plus tard, un chauffeur aurait tenté d’étrangler une passagère, toujours à Washington.
Ces quatre récits émergent à peine des dizaines d’autres rapportés par la presse américaine au fil des ans. En octobre 2015, c’est en Inde qu’une femme a été violée par un chauffeur qui l’avait kidnappée. Une tragédie similaire aurait eu lieu au Mexique en mai 2016. Le même mois, la presse anglaise a révélé que 32 accusations d’agression sexuelle lors de trajets commandés avec Uber auraient été prononcées à Londres au cours des 12 mois précédents, soit une tous les 11 jours. Malgré un manque de sécurité évident, Uber demeure intraitable quant au fait que l’entreprise ne peut en aucun cas être tenue responsable de ce qu’il se passe dans l’habitacle des voitures que les utilisateurs commandent via son application.
Il a pourtant été maintes fois reproché à Uber (et ses concurrents) de ne pas faire de vérification des antécédents approfondie des chauffeurs autorisés par le service. C’est la raison pour laquelle la firme a quitté Austin en mai 2016. Les autorités de la ville exigeaient de pouvoir relever les empreintes digitales des chauffeurs comme condition sine qua non de leur exercice : Uber s’y est fermement opposée, mais n’a pas réussi à faire plier la mairie.
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Cet empilement de problèmes vis-à-vis des chauffeurs travaillant avec l’application est sans aucun doute un moteur pour les recherches d’Uber en matière de voitures autonomes. En août 2016, l’entreprise a fait l’acquisition d’Otto, une start-up américaine spécialisée dans la conception de technologie d’automatisation automobile. Leurs ingénieurs conçoivent des camions capables de conduire seuls et d’effectuer à terme des livraisons sur de longues distances.
Quant à Uber, elle a déployé en septembre 2016 une flotte de voitures autonomes à l’essai à Pittsburgh. Après un faux départ illégal à San Francisco en décembre, l’État de Californie a finalement décidé le 8 mars d’accorder à Uber la licence lui permettant de mettre à l’essai ses véhicules autonomes. En dépit du coût imposé par une flotte possédée en propre, il n’est pas difficile d’imaginer que le groupe trouverait un avantage certain à remplacer ses chauffeurs humains par des intelligences artificielles inoffensives et peu regardantes sur les conditions économiques et sociales de leur travail. Cela dans l’hypothèse où Uber parvient effectivement à développer sa technologie de véhicules autonomes.
Cette stratégie a été paralysée par un drame mortel. En mars 2018, un prototype à l’essai dans l’Arizona a tué une piétonne dans la ville de Tempe, à l’est de Phoenix. Dans un rapport rendu le 5 novembre 2019, le National Transport Safety Board (NTSB) explique que le logiciel a confondu la malheureuse avec un objet. Comme il l’a détectée 5,6 secondes avant l’impact, il a décidé de ne pas freiner. Pendant ce temps, l’employée d’Uber censée reprendre le contrôle du véhicule en cas d’urgence regardait l’émission The Voice sur son portable.
En décembre 2018, la compagnie a été autorisée à reprendre les tests de voitures autonomes en Pennsylvanie. Et en juin 2019, elle a présenté un nouveau modèle : « Ce véhicule de série prêt pour la conduite autonome de Volvo Cars se dote notamment de systèmes de secours pour les fonctions de direction et de freinage ainsi que d’une alimentation de secours par batterie », peut-on lire dans le communiqué de son partenaire, Volvo. « En cas de défaillance –pour quelque raison que ce soit– des systèmes primaires, les systèmes de secours sont conçus pour stopper immédiatement le véhicule. »
Mais d’autres écueils ont entre-temps apparu. Le 23 février 2017, une société appelée Waymo a intenté un procès contre Uber. Le nom de Waymo ne vous dit peut-être rien, mais il s’agit de la filiale de Google consacrée au développement de la conduite autonome. D’après elle, Uber utilise une technologie qui lui aurait été volée par un certain Anthony Levandowski. Ce dernier travaillait pour Google avant de quitter la firme à la fin de l’année 2015 et de fonder Otto. Un mois avant son départ, il aurait téléchargé 14 000 documents appartenant à Google, sur lesquels il se serait appuyé pour développer sa propre technologie. Passé à la tête de la division d’Uber en charge des projets de véhicules autonomes, après le rachat de sa société en août pour 680 millions de dollars, Levandowski s’est retrouvé dans l’œil dans la justice. Il a été renvoyé par Uber en mai 2017 puis inculpé pour vol de secret industriel en août 2019.
Un porte-parole d’Uber a déclaré que le procès de Waymo était « une basse tentative de ralentir un concurrent », mais l’entreprise a de sérieuses raisons de s’inquiéter après que Waymo a demandé au tribunal de prononcer une interdiction provisoire à l’encontre d’Otto et d’Uber, afin que leurs expériences de véhicules autonomes soient immédiatement suspendues. En février 2018, les deux groupes ont surpris tout le monde en trouvant un accord. En échange d’un abandon des poursuites, Uber a accepté de céder 0,34 % de ses parts à Waymo. Un expert mandaté à cette occasion a conclu, jeudi 7 novembre 2019, que le géant du VTC a bien utilisé la technologie de conduite autonome de Waymo sans autorisation. Il pourrait donc devoir lui payer une licence. Pour Judith Rochfeld, il y a peu de chance que cette histoire écorne l’image d’Uber. « Mais c’est un coup très dur financièrement car les sommes en jeu sont dans ces cas-là considérables », dit-elle.
Alphabet, le conglomérat de sociétés auquel appartiennent Google et Waymo, était un des premiers investisseurs d’Uber, après avoir réalisé en 2013 un investissement de 250 millions de dollars dans la compagnie. Mais ils sont désormais engagés dans une concurrence féroce, alors qu’Uber a cessé d’utiliser Google Maps pour développer sa propre technologie de géolocalisation et que David Drummond, haut responsable d’Alphabet, a quitté le conseil d’administration d’Uber en août 2016, choisissant son camp.
Alors qu’Uber est attaquée sur tous les fronts, son issue de secours la plus prometteuse vient de se changer au moins provisoirement en impasse. « Qu’importe les différentes causes des problèmes que traverse Uber », conclue Josh Steimle. « Il n’y a qu’une seule solution pour les résoudre : un meilleur leadership. » La démission de Travis Kalanick était censée régler ce problème, mais elle n’a pas suffi à impulser le changement de modèle profond dont avait besoin Uber. Peut-être que le législateur, ou à défaut le juge, s’en chargera.
Couverture : Travis Kalanick et les voitures autonomes d’Uber. (Ulyces.co)
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03.02.2022 à 00:00
L’histoire secrète de la sextape de Pamela Anderson et Tommy Lee
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Marrant l’état dans lequel on se trouve lorsqu’on a une arme pointée sur soi. Et quand c’est une rock star mégalomane qui tient le calibre ? On se sent encore moins bien. Surtout quand ladite rock star vient de passer trois mois en prison, soit tout le printemps 1995, et commence à délirer sous vos yeux. C’est qu’il […]
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Texte intégral (10230 mots)
Marrant l’état dans lequel on se trouve lorsqu’on a une arme pointée sur soi. Et quand c’est une rock star mégalomane qui tient le calibre ? On se sent encore moins bien. Surtout quand ladite rock star vient de passer trois mois en prison, soit tout le printemps 1995, et commence à délirer sous vos yeux. C’est qu’il enquille des martinis et fume des joints depuis 11 heures du matin avec sa nouvelle épouse, une actrice blonde qui fait fantasmer un milliard de personnes dans le monde chaque semaine dès qu’elle enfile son bikini rouge et trottine sur une plage californienne. Surtout quand on n’a pas arrêté de dérouler des câbles, de défoncer des murs et de les repeindre encore et encore, parce que la rock star, qui voulait l’interrupteur à cet endroit-ci, le veut désormais à cet endroit-là.
Le jour où Tommy Lee et Pamela Anderson virèrent brutalement les ouvriers chargés de rénover leur propriété de Malibu et refusèrent de payer pour des travaux qu’ils trouvaient bâclés, Rand Gauthier, l’électricien, était tellement excédé par les demandes délirantes du couple qu’il était prêt à effacer leur ardoise de 20 000 dollars simplement pour avoir la paix. Mais quand il revint chez eux, à Mulholland Highway, pour récupérer ses outils accompagné d’un maçon, et que Tommy Lee les braqua avec un fusil à pompe en hurlant « Foutez le camp de chez moi ! », Gauthier commença sérieusement à s’énerver.
Pam et Tommy
Lee traita Gauthier comme un moins que rien ce jour-là, lui qui avait passé sa vie entière à être traité comme un moins que rien. On parle d’un homme qui, le jour de ses 18 ans, perdit sa virginité avec une prostituée de Las Vegas. Un type de L.A. qui eut bien du mal à vivre autrement que dans l’ombre de son père, célèbre pour avoir été une des vedettes de Bye Bye Birdie à Broadway, et qui interprétait Hymie le Robot dans Get Smart, une série américaine des années 1960. Arrivé dans les années 1990, Gauthier avait les muscles gonflés, la peau bronzée, les épaules larges, le sourire d’un agent immobilier et une voix de surfeur décontracté. La plupart des gens le prenaient pour un naze, un amateur de théories du complot qui aimait piloter des bolides et se taper des actrices de X. Il tourna même dans quelques films, et il avait pour habitude de traîner sur les tournages, montant les décors et draguant les starlettes. Le troll des studios, c’est ainsi qu’on l’appelait. « J’ai jamais été très populaire », dit-il. « Mais on ne m’avait jamais braqué avec une arme. Ça m’a niqué la tête. »
Gauthier voulait sa vengeance. Il voulait que le batteur se sente vulnérable, qu’il se rappelle qu’il était un être humain comme les autres et pas une sorte de roc inébranlable, bien qu’il ait vendu vingt millions d’albums avant son 33e anniversaire. Gauthier décida donc de voler le coffre-fort planqué dans le garage de Tommy Lee, celui où la rock star rangeait ses armes et Anderson ses bijoux. On verrait s’ils riraient toujours. Il ne se doutait pas une seconde que le coffre renfermait une cassette faite maison qui promettait de le rendre riche, mais qui foutrait sa vie en l’air. Plutôt que de faire descendre Lee de son piédestal, Gauthier allait contribuer à faire de lui une légende, révélant au monde entier qu’il était l’un des plus ardents étalons de l’histoire du rock ‘n’ roll. « J’en ai fait une star, voilà ce que j’ai fait », résume Gauthier, aujourd’hui âgé de 57 ans. L’homme est toujours électricien et cultive de la marijuana dans le garage de sa maison de Santa Rosa, en Californie. Lee ne voit pas les choses sous cet angle. Il y a deux ans, Gauthier a reçu un message Facebook de la part d’une page portant le nom de Tommy Lee. Un message court : « Pauvre merde. » La sex tape de Pam et Tommy Lee est l’une des reliques les plus célèbres de la planète, pour qui s’intéresse à la jet-set et aux paillettes. Lorsqu’elle fut rendue publique, ce n’était pas la première fois que circulait une bande vidéo donnant à voir les ébats de célébrités – et ce ne serait pas la dernière. Mais c’était du porno qui intéressait aussi ceux qui n’avaient aucun goût pour le genre, une plongée en apnée dans l’intimité de deux têtes de gondole des tabloïds américains : Anderson, l’éternelle Playmate et star d’Alerte à Malibu, et Lee, le batteur fêtard de Mötley Crüe.
Au printemps 1996, lorsqu’on découvrit le contenu de la bande, tout le monde voulait la voir, soit pour se rincer l’œil et découvrir les mœurs de deux starlettes débauchées, soit pour se moquer de deux narcisses sans cervelle accros au sexe, qui avaient dû orchestrer la fuite eux-mêmes, en mal de sensations fortes. Le couple était déjà connu pour ses mœurs charnelles et pharmacologiques hors du commun. Mais l’idée de les voir ensemble au lit allait permettre au monde de franchir un nouveau cap dans le domaine du voyeurisme, au-delà des dérapages classiques, des posters centraux de Playboy et des photos volées par des paparazzi convaincus que les stars n’avaient plus aucun secret pour eux. Et pourtant, la vidéo – il n’y a aucun doute là-dessus –, avait été obtenue illégalement, volée dans la maison de Lee et Anderson. Lorsque le couple se filmait, au cours du printemps et de l’été 1995, il ne se doutait absolument pas qu’un jour, quelqu’un d’autre aurait accès à la bande. Nous étions loin de la tentative graveleuse de faire un coup publicitaire, à une époque où télé-réalité et réseaux sociaux n’existaient pas encore. Jamais vous ne verrez une célébrité sourire aussi simplement et avec un total désintérêt que Tommy Lee après qu’il a atteint l’orgasme avec sa femme.
Avant Kim Kardashian, avant TMZ, avant RedTube, avant le Fappening, il y a eu Pam et Tommy.
On est loin du gonzo : la vidéo dure 54 minutes, dont 8 seulement sont consacrées à l’acte sexuel, consommé entre deux personnes mariées et amoureuses. « C’est la meilleure vidéo que j’ai vue de ma vie », déclarait Howard Stern en 1997. « Ce qui est cool avec cette bande, c’est qu’on est avec eux, on vit leur vie avec eux. » Mais ce que cette sex tape nous a appris, c’est qu’un individu mal intentionné peut se procurer une vidéo privée, la diffuser sur Internet, et voir le contenu lui échapper totalement et rebondir d’un pays à l’autre. Le voyage de ces images, d’un coffre fermé aux écrans de millions d’internautes – et sur les étagères de magasins de vidéo peu scrupuleux – était annonciateur des bouleversements technologiques et culturels qui allaient suivre. Avant Kim Kardashian, avant TMZ, avant RedTube, avant le Fappening, il y a eu Pam et Tommy. Après être passée de mains en mains sous le manteau pendant deux ans, la vidéo est devenue virale. La vente des copies a alors rapporté 77 millions de dollars en moins d’un an – et ce n’est qu’une estimation. Comment la personne qui a dérobé la cassette en parvenant à filer entre les doigts de la police, des avocats, des médias et des gangs de motards a-t-elle pu ne pas gagner un centime dans l’affaire ? Voici l’histoire d’un homme qui a tout misé sur une vidéo, certain d’y trouver sa rédemption. Au lieu de cela, il a assisté à l’effondrement de sa vie et vu son avarice détruire presque tous les moments de bonheur qu’il était parvenu à construire au cours de sa vie d’adulte.
Le braquage
Gauthier raconte qu’il passa l’intégralité de l’été 1995 à préparer le braquage, se rendant plusieurs nuits par semaine au domicile de Tommy Lee pour surveiller la propriété, posté dehors jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Manigançant. Réfléchissant. « J’ai pris mon temps », se souvient-il. « J’ai cerné l’endroit. » Son plan était simple : balancer un tapis en poils de yak tibétain sur son dos et ramper jusqu’au garage au milieu de la nuit. Les caméras de sécurité, que Gauthier avait installées lui-même, le prendraient pour le chien que le couple possédait à l’époque. Lee et Anderson vivaient dans une maison de trois étages, au style espagnol, avec un garage que le batteur avait transformé en studio d’enregistrement, situé au rez-de-chaussée.
Des camions, des voitures et des vans étaient souvent garés à l’extérieur de la maison, si bien que personne ne se douta de rien lorsque Gauthier y laissa son véhicule au milieu de la nuit. La propriété était adjacente à un espace public, et les paparazzis avaient pour habitude de s’y planquer – il n’était pas rare de voir un micro télescopique tenu à bout de bras par un reporter courageux planer au-dessus du jardin. Un jour, Tommy Lee fut arrêté pour avoir pointé son fusil à canon scié vers l’objectif d’un appareil photo qui avait surpris le couple en train de s’embrasser. Leurs photos se vendaient cher, tant le public était fasciné par ce couple sulfureux, qui s’était marié au Mexique en février de la même année après quatre jours de cour intensive de la part du batteur – quatre jours qu’il passa totalement défoncé à l’ecstasy. Le précédent mariage de Tommy Lee s’était terminé peu de temps auparavant, après qu’Heather Locklear l’eut accusé de violences conjugales, d’infidélité et d’abus de drogue et d’alcool. Anderson, avec ses robes en cuir et son bonnet D dopé à la silicone, semblait mieux correspondre au style du musicien – on parle tout de même d’un homme qui montrait son cul au public à chaque concert de Mötley Crüe. En avril 1995, des Polaroïds volés montrant le couple au lit étaient parus dans les éditions hollandaise et française de Penthouse, et du magazine américain Screw. Anderson, d’abord agacée, décida d’en rire lorsqu’elle déclara à Movieline, plus tard dans l’année : « Quand j’ai vu le premier Polaroïd, je me suis dit : “Wahou, on devrait l’encadrer, bébé…” Finalement, on s’en fout, non ? »
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Au cours de la rénovation de leur maison, qui prit plusieurs années, les deux tourtereaux sollicitèrent plusieurs entreprises de maçonnerie et divers architectes qu’ils trouvèrent tous indignes de leur confiance. Ils s’apprêtaient alors à dépenser une gigantesque somme d’argent en vue de la construction de ce qui allait devenir un véritable paradis hédoniste, avec miroirs en forme de cœur, portes en fer forgé, chambre remplie de coussins, bassin de poissons, fresque murale représentant le Ciel et l’Enfer de plus de cinq mètres dans la cage de l’ascenseur, et balançoire de dix mètres suspendue au-dessus d’un piano blanc. « En réalité, c’était une salle de jeu pour adultes », écrit Tommy Lee dans son autobiographie, Tommyland.
« Ils se faisaient livrer des morceaux de marbre épais de dix centimètres directement de France ou d’Italie », explique Guerin Swing, un architecte d’intérieur qui fit beaucoup la fête avec les Lee cette année-là, et participa aux travaux extravagants exigés par le couple (il apparaît dans la vidéo, courant dans le couloir d’un hôtel, un seau sur la tête). « Ils balançaient tellement d’argent qu’on avait l’impression qu’ils détestaient ça. » Pendant ce temps-là, Gauthier patientait. Au début du mois d’octobre, pour le 33e anniversaire de son époux, Anderson organisa une fête placée sous le thème du cirque dans un ranch en aval de leur propriété, avec des tigres, des avaleurs de sabre, un groupe de death metal suédois et 5 000 dollars de drogues. Cinq jours avant Halloween, Gauthier se décida à passer à l’action. La manière dont se déroula le cambriolage reste floue, car Gauthier tient à se présenter comme un casse-cou intrépide, omettant certains détails qui laissent penser qu’il a pu avoir recours à des complices. S’il admet qu’une personne de son entourage était au courant de son plan, il insiste sur le fait qu’il a commis le vol tout seul. Selon ses dires, tout commença à 3 heures du matin, alors que les Lee dormaient paisiblement à l’étage. Il escalada le portail et jeta son déguisement de chien sur son dos, traînant un diable derrière lui. Une fois les caméras de surveillance neutralisées, Gauthier prétend même être monté à l’étage et entré dans la chambre du couple.
Puis, une fois dans le garage, il dit avoir patiemment déplacé tout le matériel d’enregistrement de Tommy Lee dissimulant le mur de moquette qui cachait le coffre, dont ce que Lee décrivait lui-même comme « une énorme console d’enregistrement Neve qui pesait des centaines de kilos, ainsi que du matos de concert, de deux mètres de haut, pas facilement manipulable… et lourd ». Puis, il bascula le coffre Browning de 2 m par 1,30 m par 1 m sur son diable, le fixa avec des lanières, remit tout en place et transporta le tout dans l’allée principale, en direction de la rue. À la surprise de Gauthier, le métal présent dans le coffre déclencha l’ouverture du portail, le bruit des portes qui s’ouvraient rompant le silence de la nuit. « J’ai failli chier dans mon froc », dit-il. Une fois sorti de la propriété, pour charger le coffre dans son camion, il prétend avoir « posé le coffre et le diable contre le hayon, rampé au sol pour glisser mes jambes en dessous et poussé le tout à l’intérieur – plus de 250 kilos que j’ai soulevés à la force de mes jambes. Ça a été dur. » Des amis de Gauthier déclarent qu’en 1995, l’électricien présentait une toute autre version de l’histoire. Lee, dans son livre, estime que celui qui a fait le coup « a probablement utilisé une grue pour arracher le coffre du mur ». Une source pense que Troy Tompkins, le chef d’entreprise qui s’était retrouvé avec le flingue de Lee pointé sur le crâne le jour où Gauthier avait voulu récupérer ses outils, aida ce dernier à planifier son coup et l’attendait dans le camion ce soir-là. La femme de Tompkins à l’époque, une Française du nom de Dominique Sardell, avait aussi travaillé dans l’appartement d’Anderson, et fut virée en même temps que son mari et que Gauthier. Quelques mois plus tard, quand les Lee se rendirent compte que leur coffre avait disparu, Tompkins et Sardell furent les premiers suspects du couple – Tompkins fantasmait sur les flingues de Lee, et Sardell avait conseillé à Anderson de garder ses bijoux dans un coffre (ni Tompkins ni Sardell n’ont souhaité répondre à mes questions).
Ce qu’il se passa une fois le coffre-fort extrait de la maison des Lee est bien plus clair. Gauthier le mit en lieu sûr et, armé d’une scie sauteuse, découpa le dos du Browning avec une lame en diamant. Bien qu’il dément avoir trouvé un AK-47, un fusil d’assaut FNC, des fusils de calibre .45 et .70 et un pompe de marque Mossberg en acier – autant d’armes qui figurent dans le rapport de police –, il avoue y avoir découvert tout le reste des objets que Pam et Tommy ont déclaré volé, à savoir des photos de famille, une Rolex, une montre Cartier en or et en diamant, des menottes en or et en émeraude, une croix en rubis et en diamant, le bikini blanc qu’Anderson portait le jour de leur mariage, ainsi qu’une cassette Hi8, le format des cassettes qu’on insérait dans les caméscopes vendus dans le commerce. La cassette en poche, il se rendit à North Hollywood dans un studio de tournage de films porno, et regarda la vidéo avec le propriétaire des lieux. « On a mis la cassette, on a vu ce que c’était, et là on s’est dit “jackpot”. On avait des $ dans les yeux », se souvient-il. « Puis on s’est dit que c’était le genre de trucs pour lesquels les gens se prennent une balle… »
Les Médicis du X
Au milieu des années 1990, le porno vivait son âge d’or. Tous les foyers américains pouvaient s’offrir un magnétoscope, et un relâchement des mœurs – et des lois – avait permis à cette industrie de peser jusqu’à cinq milliards de dollars, et de produire plusieurs centaines de films par an. Gauthier atterrit dans la San Fernando Valley à la fin des années 1980, après un rendez-vous à l’aveugle avec la star du X Erica Boyer (née Amanda Gantt), une fille du sud qui savait cuisiner les gombos frits et dont le père fut, au sommet de sa carrière, l’assistant du procureur général de l’Alabama. Ils emménagèrent ensemble au bout de six semaines, et elle parvint à convaincre une poignée de producteurs que son nouveau mec avait déjà fait du porno. Ainsi, Gauthier, qui avait eu une courte carrière de strip-teaser à la fac mais n’avait jamais fait de X, pouvait bien lui donner la réplique dans un film.
« Apprendre à jouir à la demande n’est pas simple », avoue Gauthier. « Ils te disent : “Allez, on y va maintenant. Tout le monde veut aller déjeuner.” Du coup, t’es tout de suite sous pression… » Au cours de la décennie suivante, sous le pseudonyme d’Austin Moore, Gauthier apparut dans 75 films, dont Big Boob Bikini Bash (1995), Miracle on 69th Street (1992) et Willie Wankers and the Fun Factory (1994). « J’aurais aimé avoir un plus gros matériel pour correspondre aux standards de l’industrie », dit Gauthier. « Beaucoup de filles voulaient faire de l’anal avec moi parce que je n’avais pas un sexe très large. » Une fois son mariage avec Boyer terminé, il sortit avec des actrices telles que Wendy Whoppers, dont le bonnet H avait été en partie financé par Gauthier, et Stacey Valentine, avec qui il a couché dans le parking d’un Jerry’s Famous Deli pendant qu’une douzaines de jeunes les encourageaient. « J’ai eu une vie de fou », dit-il. « Je crois en la réincarnation, et je pense que dans cette vie, c’est les vacances. La prochaine fois, j’ai plutôt intérêt à me tenir à carreaux. »
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Gauthier passa son enfance à Toluca Lake, en face de chez Dick Van Dyke. Ses parents étaient divorcés et il n’avait aucun moyen d’avoir accès à de la pornographie. Quand il était petit garçon, sa mère devint Témoin de Jéhova, l’obligeant à l’accompagner lorsqu’elle partait faire du porte-à-porte, et lui transmettant son obsession de la religion, des cultes et des sociétés secrètes. Gauthier est le genre de personnage qui croit qu’il existe une connexion mystique entre le nombre de lettres dans l’alphabet hébreu, les os dans le crâne humain et le nombre d’années que compte le cycle magnétique du soleil (tous au nombre de 22). Sur le dos d’une de ses mains, il s’est fait tatouer le symbole des Francs-Maçons – il prétend en avoir rencontrés, et s’être vu proposer une mitraillette et un entraînement pour devenir un soldat. Même s’il taxe aujourd’hui les Témoins de Jéhovah de « débiles mentaux », Gauthier était bien plus heureux en compagnie de sa mère qu’avec son père, Dick Gautier. L’acteur avait une fâcheuse tendance à perdre son sang-froid rapidement, et il les utilisait lui et ses sœurs pour vanter ses qualités de père devant ses collègues. Une fois, alors que Gauthier était encore très jeune, son père le força à porter ses chaussons au cours d’un dîner en ville – le gamin avait oublié ses chaussures du dimanche chez sa mère.
« Je me souviens qu’il figurait sur la liste des dix hommes les mieux habillés dans les années 1970, alors il était un peu embarrassé, lui, le beau gosse, de traîner son fils comme un boulet », se souvient Gauthier. Une fois adulte, il modifia l’orthographe de son nom de famille pour échapper à l’emprise paternelle. « Je crois que mon père n’a jamais cru en moi. » Évoluer dans le porno lui donna la confiance en lui qu’il avait essayée d’acquérir pendant ses jeunes années. Il se mit tout de même à fumer de la marijuana, « pour oublier qu’il y avait tout un tas de mecs qui me mataient et que c’était un peu bizarre ». Il préférait travailler hors-champ quand c’était possible. À l’époque, le porno était un petit milieu. Gauthier fit la connaissance de Milton Ingley, un patron de studio obèse surnommé « Oncle Miltie », fumeur de pipe et radin, qui adorait la musique country et Chambord.
Les Peraino devinrent les Medicis du X en finançant et distribuant Deep Throat.
Après que Gauthier eut réparé plusieurs appareils d’enregistrement chez Ingley, ils devinrent les meilleurs amis du monde. Le réalisateur prolifique Ernest Greene (né Ira Levine), qui tournait souvent dans le studio d’Oncle Miltie, appelle encore Gauthier « le chien-chien idiot de Milton », justifiant le surnom en expliquant qu’Ingley engueulait toujours Gauthier pour le bordel qu’il foutait, simplement parce « le mec avait une cervelle de lézard ». Alors quand Gauthier apporta la vidéo de Pam et Tommy à Ingley, ce dernier, qui est mort en 2006, prit les choses en main. Tout d’abord, après en avoir fait quelques copies, ils détruisirent la cassette Hi8 originale, faisant fondre le boîtier de plastique et découpant la bande en plusieurs morceaux qu’ils dispersèrent sur un terrain vague qui jouxtait le Six Flags Magic Mountain, un parc d’attraction californien. Une fois débarrassés des preuves, l’étape suivante consista à trouver un distributeur. « Milton était le roi du business », se souvient Gauthier. « Il pouvait transformer 5 cents en 2 dollars, rien qu’avec son bagout. » L’une des premières personnes qu’Ingley approcha était l’acteur-réalisateur Ron Jeremy, un de ses proches amis depuis la fin des années 1970, quand Ingley enchaînait les cachets sous le nom de Michael Morrison. Jeremy venait de sortir un « porno-réalité », c’est-à-dire interprété par des personnes de la vraie vie. Le premier qu’il tourna avait pour vedette John Wayne Bobbitt, connu pour s’être fait rattacher le pénis après que sa femme le lui eut coupé. « J’ai une star pour toi dont tu ne vas pas revenir », lui annonça Ingley.
Mais Jeremy et son producteur se rendirent rapidement compte que la cassette qu’ils avaient entre les mains pouvait leur attirer des ennuis, et que Pamela et Tommy Lee n’avait jamais signé quoi que ce soit autorisant la diffusion de cette dernière. « On a passé notre tour », se souvient Jeremy. « Le porno était quand même très réglementé à l’époque. Si tu faisais baiser des gens face caméra, t’avais plutôt intérêt à ce qu’ils t’aient signé une autorisation. » Ingley rencontra d’autres partenaires potentiels, mais personne ne voulut prendre le risque de diffuser une telle vidéo. Selon Gauthier, un richissime étranger leur proposa un million de dollars pour une copie, mais Ingley répétait que leur trésor valait bien davantage. Enfin, il se rapprocha de Louis « Butchie » Peraino, le fils d’un capo d’une des familles mafieuses de New York, les Colombo. Quand la pornographie était illégale pratiquement partout aux États-Unis, les Peraino devinrent les Medicis du X en finançant et distribuant Deep Throat, devenu très vite un classique, en 1972. En 1995, Butchie était à la tête d’un circuit de distribution vidéo, Arrow Productions, et fréquentait tout le gratin du monde du film pour adultes. Mais même lui sentait que la fameuse cassette ne pouvait lui attirer que des ennuis. Au lieu de cela, il prêta 50 000 dollars à Ingley, une somme qui allait couvrir les coups de production et de distribution de la bande sur Internet, pensant qu’il pourrait récupérer sa mise en empochant une partie des gains. À l’époque, seulement 25 millions d’Américains et 40 millions de personnes dans le monde avaient accès à Internet. La plupart des sites étaient horribles, et le streaming n’existait pas encore. Mais le web et sa réputation d’anonymat garanti était le nouveau marché noir : l’endroit idéal pour que des consommateurs se procurent la vidéo sans se faire prendre. Gauthier et Ingley se voyaient enfin riches. « Je commençais à regarder les annonces de châteaux en Espagne », confie Gauthier.
Hell’s Angels
Ingley utilisa un quart de la somme prêtée par Peraino pour effectuer des milliers de copies de leur cassette et embaucher une personne qui mit en place plusieurs sites web : pamsex.com, pamlee.com et pamsextape.com. Les sites ne proposaient pas la vidéo. Ils présentaient simplement la marche à suivre pour la recevoir : envoyer de l’argent à la succursale new-yorkaise d’une compagnie qui manufacturait des T-shirts au Canada, qui transférait ensuite l’argent vers un compte bancaire située à Amsterdam. Le prix de vente des VHS de Pamela’s Hardcore Sex Video s’élevant à 59,95 dollars, Ingley se voyait déjà crouler sous le cash. Laissant Gauthier à la manœuvre pour gérer tout ce qui concernait l’expédition desdites vidéos – il conduisait dans Los Angeles avec un van rempli de VHS pirates – Ingley s’envola pour New York pour claquer le reste de l’argent de Peraino en bouteilles de champagne à 500 dollars, prostituées, suites au Plaza et cocaïne. Autre vassal d’Ingley, Steve Fasanella (à sa demande, son nom de famille a été modifié) travaillait pour l’obèse depuis peu lorsque le manège se mit en place. Quand il se rendit compte qu’il ne verrait jamais un dollar de tout l’argent récolté par le duo, il décida de produire ses propres copies. Rapidement, il se mit à vendre des VHS à 175 dollars, directement depuis le coffre de sa voiture (il prétend avoir vendu 500 copies, et avoir ainsi encaissé 75 000 dollars). Fasanella conseilla à Gauthier de faire pareil, de s’assurer un matelas au cas où Ingley le baisait, mais Gauthier décida de rester loyal.
À la fin du mois de décembre 1995, quand l’édition du dimanche du Daily Mail publia une rétrospective des frasques de Pamela Anderson et Tommy Lee, le journaliste en charge du dossier évoqua l’existence d’une vidéo mettant en scène les deux starlettes en train de faire l’amour sur un yacht, qui se vendait sous le manteau à Los Angeles. C’était deux mois après le braquage. Anderson et Lee ne s’étaient même pas rendus compte que leur coffre avait disparu… Au milieu du mois de janvier 1996, ils réalisèrent que leur Browning s’était envolé. Terrifiés, ils sollicitèrent la police et engagèrent la star des détectives privés d’Hollywood, Anthony Pellicano, pour qu’il tirât au clair toute cette affaire. Pellicano expliqua à l’avocat du couple qu’il avait remonté la piste jusqu’à Ingley, qui admettait posséder une copie de la vidéo mais prétendait se l’être procurée auprès de Guerin Swing, l’architecte d’intérieur. Swing et un ami à lui se détendaient dans sa garçonnière de 800 mètres carrés quand Pellicano sonna à la porte, portant un costume blanc. Il plaqua Swing au sol. « Qu’est-ce qui se passe mec ! » demanda l’architecte, effrayé. « T’es qui putain ! » « Avoue », répondit Pellicano. « On sait que c’est toi ! On sait que t’as pris la cassette ! » Après un court interrogatoire, Pellicano se rendit compte que Swing n’avait rien à voir avec le vol du coffre (Pellicano est actuellement en prison, où il purge une peine de 15 ans pour fraude et usurpation d’identité).
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Fasanella se trouvait dans les studios d’Ingley, où il bossait avec le colocataire Ron Jeremy, un réalisateur du nom de Bobby Bouschard, lorsqu’ils entendirent cinq ou six motos débouler sur le parking et virent autant de bikers se ruer dans leur bureau. « Toi – où est cette putain de cassette ! » hurla l’un d’entre eux à Fasanella, tandis qu’un de ses camarades pointait un fusil à pompe sur ses parties intimes. Le biker avait dans les mains la VHS d’un porno que Gauthier avait tourné plusieurs années auparavant.
« Je sais qui vous cherchez, mais ce n’est pas moi », répondit Fasanella. « C’est toi ! » cracha le biker. Il montra la boite usée à Fasanella. Fasanella et Gauthier avaient des traits vaguement similaires – ils étaient tous les deux Italiens et plutôt musclés. Les bikers discutèrent entre eux pour savoir si Fasanella était la bonne personne ou pas. « Bon », conclut le mec au fusil à pompe, « tu dis à cet enculé qu’on va revenir exploser des couilles au canon scié si cette vidéo disparaît pas. » Le chef de la sécurité de Mötley Crüe était un ancien membre des Hell’s Angels, et plusieurs sources confirment que Lee lui-même les avait dirigés vers Gauthier et Ingley afin qu’ils récupèrent la cassette (Gauthier pense pour sa part que ces bikers faisaient parti des Bandidos, un gang de motards mexicains). Les bikers commencèrent à venir au studio tous les jours, parfois deux fois par jour, à la recherche de Gauthier et Ingley. Si Gauthier était présent lors d’une de leurs visites impromptues, Fasanella et lui grimpaient sur le toit du studio et sautaient sur celui du garage mitoyen de leur bureau. Fasanella habitait à deux pas : une fois la baie vitrée passée, ils étaient en sécurité. Selon Gauthier, Lee aurait même envoyé un pote à lui – acteur porno également –, Candy Vegas et un de ses amis jusque chez lui pour tenter de le convaincre de rendre la cassette. Mais vu le nombre de copies existantes, ces efforts furent vains. Avec tant de monde à ses trousses et à la recherche de la cassette volée, Gauthier commença à devenir paranoïaque et perdit peu à peu le sommeil. Il finit par squatter le canapé de Fred Piantadosi, un réalisateur de pornos qui officiait sous le nom de Fred Lincoln et gérait le cinéma pour adulte appelé le Plato’s Retreat, à San Francisco – qui appartenait aux Peraino. La fille de Piantadosi, Angelica, aujourd’hui âgée de 22 ans, se souvient d’avoir vécu avec Gauthier pendant près d’un an. « Tonton Rand » couchait dans le lit superposé rouge qui se trouvait dans sa chambre, avec une couverture du Bossu de Notre-Dame, tandis qu’elle dormait dans la chambre de son père. Elle porte toujours une large cicatrice sur sa jambe, souvenir du jour où le pot d’échappement brûlant de la Corvette ’69 de Gauthier lui embrassa le mollet alors qu’il la déposait à son cours de karaté.
Alors que Lee et Anderson commençaient à mesurer l’ampleur du phénomène, ils apprirent que Penthouse avait mis la main sur une copie de leurs ébats. Un avocat de la revue jura que jamais son client n’en publierait la moindre image, mais le couple commença à paniquer. Le 29 mars 1996, ils portèrent plainte au civil et réclamèrent 10 millions de dollars à quiconque possédait une copie de leur cassette, Penthouse, Gauthier, Ingley, Tompkins, Sardell et Swing inclus. Le lendemain, les vans des chaînes de TV se garèrent devant le studio d’Ingley et devant la maison des parents de Swing. Une sex tape avait été volée chez le couple le plus célèbre du monde. Tout le monde mourait d’envie d’en savoir plus.
Copyright
Anderson et Lee réclamèrent l’interdiction de Penthouse, ce qu’un juge leur refusa. Le numéro de juin sortit normalement, Pamela en couverture, avec une description détaillée du contenu de la cassette – dont quelques citations – à l’intérieur. Le magazine ne possédant pas l’autorisation de publier les images, ils illustrèrent l’article avec les Polaroïds volés, déjà publiés par la presse étrangère. En août, un autre juge de Los Angeles refusa aux Lee une injonction permanente contre Penthouse, en majeure partie parce qu’il était impossible d’interdire à un média de publier quelque chose avant que celui-ci ne l’eût fait. Plus grave encore pour le couple : compte tenu du fait qu’Anderson avait déjà posé nue plusieurs fois et qu’ils discutaient ouvertement de leur vie sexuelle au cours de nombreuses interviews, les avocats de Penthouse estimèrent que les Lee avaient abandonné de facto leur droit à la vie privée au regard du contenu de la vidéo. Et puisque Penthouse avait obtenu la vidéo d’une « source » et qu’aucun employé du magazine n’avait participé au vol de celle-ci, décrire son contenu était une pratique acceptable. De plus, étant donné que la bande montrait Pamela en train de rouler un joint alors que celle-ci avait affirmé à Star l’année précédente qu’elle ne se droguait pas, la cassette devenait une information digne d’être publiée.
En octobre 1997, la cour de Los Angeles ordonna à Ingley d’arrêter de copier et de vendre la vidéo – ce qu’Ingley ne fit pas.
Cependant, vu qu’Anderson et Lee avaient tourné la vidéo eux-mêmes, le couple en possédait toujours le copyright – un argument juridique brandi devant Ingley par tous les producteurs à qui il avait proposé une copie de la vidéo. Penthouse se garda ainsi de publier des images de la vidéo, ou même de la revendre, bien qu’ils eussent gagné le procès. En parallèle, aucune des personnes citées au procès n’admit posséder une copie de la cassette volée. Tompkins et Sardell répondirent aux accusations des Lee, qui comptait également un volet « fraude », en les attaquant à leur tour. Ils prétendirent que le couple leur devait 120 000 dollars en outils et main-d’œuvre (l’affaire fut classée en 1997). Tout au long du printemps et de l’été 1996, des injonctions à comparaître arrivèrent au bureau d’Ingley et Gauthier, sans qu’aucun d’eux ne prit la peine d’engager un avocat. Avec les représentants des Lee d’un côté, le gang de bikers de l’autre et Peraino qui se demandait quand est-ce qu’il allait voir un retour sur investissement, Ingley décida de se tirer de New York. Il se rendit aux Pays-Bas, se tapant encore plus de prostituées et de coke et montant encore plus de sites web, postant des milliers de pubs pour ses copies dans des forums pour adultes. « Le FBI, Interpol et la CIA n’arrivaient déjà pas à choper un pornographe amateur retranché dans une grande usine », s’esclaffe Ron Jeremy. « Comment auraient-ils pu mettre la main sur un margoulin qui faisait son business en changeant tous les jours de cyber-café, au beau milieu d’Amsterdam ? » Quand les sites de vente des copies ne crashaient pas, ils géraient un nombre incalculable de commandes. Mais une fois le stock de copies écoulé, et en attendant un éventuel réassort, une question germa dans l’esprit de certains internautes : si Ingley et Gauthier avaient pu voler une cassette et en vendre des copies sur le web sans aucune autorisation et sans réseau de distribution conventionnel, pourquoi quelqu’un d’autre ne pourrait-il pas le faire ?
Une vague de sites imitant ceux d’Ingley vit ainsi le jour à la fin de l’année 1996, dont naked-celebs.com, pamwatch.com et bobsnudecelebs.com. Les profits diminuèrent, et Ingley commença à prendre peur. Gauthier surveillait les chiffres pour son studio, et sa fille faisait des aller-retours entre le Texas et L.A. pour vendre ses biens. Afin de couper toutes les têtes de l’hydre qu’il avait indirectement créée, à la fin du printemps 1997, il arrêta d’envoyer des copies et annonça que les commandes en cours ne seraient honorées qu’à compter du 27 septembre 1997. Mais Peraino voulait toujours voir la couleur de son argent. Gauthier dit aujourd’hui qu’Ingley était parvenu à lui rembourser la somme initialement empruntée, mais qu’il lui devait toujours les intérêts. Ingley savait que Peraino était atteint d’un cancer, et il pensait que s’il restait terré en Europe suffisamment longtemps, Peraino mourrait et sa dette disparaîtrait par la même occasion. Quant à Peraino, il était convaincu qu’Ingley planquait du fric quelque part, mais il ignorait si Gauthier en voyait la couleur, voire si Gauthier, qui envoyait chaque jour des centaines de cassettes par la poste, avait jamais été payé. Alors une nuit, Peraino l’invita à dîner. Après une assiette de linguine et quelques huîtres, discrètement, il mit quelques cuillerées de sherry dans le Merlot de Gauthier. Puis, après le dîner, il lui ramena des cerises qui avaient mariné dans de l’Evergreen. Rapidement, Gauthier se retrouva saoul, et Peraino commença son interrogatoire.
« Où est l’argent ? » lui demanda-t-il. « Où est-ce que Milton et toi cachez mon fric ? » Heureusement pour Gauthier, Peraino le crut quand il lui annonça ne pas en avoir la moindre idée. Malheureusement pour Gauthier, Peraino décida que ce dernier allait bosser pour lui afin de rembourser une partie de la dette d’Ingley. Plus précisément, il l’aiderait à envoyer un message à d’autres personnes qui lui devaient de l’argent. Après quoi Gauthier se retrouva à collecter des dettes pour la mafia, afin de rembourser la sienne. « Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est difficile de casser des genoux, alors j’ai trouvé une autre méthode », raconte Gauthier. Il se laissa pousser la barbe, enfila une casquette de baseball et des lunettes de soleil, et s’approchait de ses proies en tenant ce qui, au premier abord ressemblait à une tasse de café. Mais c’était de l’ammoniaque. Tout d’un coup, Gauthier jetait le liquide aux visages de sa victime, prenait la partie en métal d’un manche à balai, cassait la clavicule du type, s’enfuyait et, après quelques pâtés de maison, rejoignait son van Dodge sans plaque d’immatriculation et disparaissait.
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En octobre 1997, la cour de Los Angeles ordonna à Ingley d’arrêter de copier et de vendre la vidéo – ce qu’Ingley ne fit pas. Mais il était déjà trop tard : la date du 27 septembre était passée, et Los Angeles croulait sous les copies pirates de la sex tape des Lee. Comme l’écrivit Stephanie Savage, future créatrice de Gossip Girl, dans le Journal of Film and Television de l’université de Californie du Sud, « les professionnels de la télévision se réunissaient et encourageaient, sifflaient, mataient et spéculaient ». Variety publia même une critique de la vidéo. C’est à ce moment-là qu’une copie de la vidéo tomba entre les mains de Seth Warshavsky, un prodige de 25 ans qui mourait d’envie de devenir célèbre, à tel point qu’il allait faire encore monter la pression d’un cran. En plus de travailler sur les premières versions des publicités pay-per-click, du streaming et du paiement par carte de crédit en ligne, Warshavsky prétendait qu’une flotte de femmes nues pouvaient répondre aux demandes des internautes du monde entier, en direct et en vidéo, sur le site qui devint rapidement son chef-d’œuvre : Club Love.
Pourtant, tout le monde, dans le porno comme dans l’informatique, méprisait ce gamin, qui devait du fric à tout le monde et signait des chèques en blanc. Un de ses employés, un ancien mannequin et joueur professionnel de golf du nom de Cort St. George, traînait à l’époque dans les couloirs d’un grand studio de télévision californien. Un jour, il se mit à regarder une des copies qui avait trouvé son chemin à Hollywood. Il l’amena à son boss à Seattle. Warshavsky lui donna quelques milliers de dollars et, le 3 novembre 1997, annonça par voie de presse qu’il allait diffuser la vidéo en ligne. Cependant, comme le confirmèrent plusieurs de ses employés, Warshavsky pensait qu’il n’aurait pas à montrer la vidéo. Il désirait juste se faire de la pub, ce qui allait forcément arriver une fois les avocats des Lee au courant de ses plans. Mais le 6 novembre, un juge refusa d’émettre une injonction contre lui, et le lendemain, Warshansky mit en ligne la vidéo sur Club Love, mettant en place une boucle de cinq heures. « On était à l’arrière d’une voiture », se souvient St. George, « et Tommy était sur haut-parleur. Il hurlait : “Seth, je vais venir botter ton sale petit cul !” » Les Lee n’en pouvaient plus. Tout le monde à Los Angeles, semblait-il, avait déjà vu la vidéo, et l’interminable suite de procès et de dépôts de plaintes, en plus de devenir stressante, n’avait aucun effet sur la distribution ou la production des copies. Aussi, ils décidèrent de s’entendre avec Warshavsky.
Mauvais karma
Lee et Anderson pensaient qu’ils pourraient autoriser le jeune prodige à diffuser leur vidéo en ligne tout en interdisant sa vente dans les vidéo-clubs. Ils avaient clairement sous-estimé la puissance de l’Internet. Derek Newman, qui venait d’obtenir son diplôme d’avocat à la Pepperdine Law School, représentait Warshavsky. Il rédigea la demande d’autorisation de diffusion la plus large possible, espérant que le couple renoncerait à son copyright sur la vidéo. « Tout en négociant, je me disais : “Ils ne signeront jamais ça.” », se souvient Newman. Et pourtant, le 25 novembre 1997, ils signèrent.
En quelques jours, tous ceux qui avaient souscrit à un abonnement à Club Love obtinrent un accès illimité à la vidéo. « Nos serveurs n’ont pas tenu le coup. C’était de la folie. On a vendu des milliers d’abonnements par jour, tous les jours, pendant des mois », se souvient Jonathan Silverstein, qui travaillait comme directeur des ventes et du marketing chez Club Love à l’époque. Très vite, Warshavsky s’entendit avec Steven Hirsch, propriétaire de la société d’édition de films pour adultes Vivid Entertainment. Hirsch produirait des VHS, des DVD et des CD-ROM de la vidéo. En février 1998, tout Américain un tant soit peu excité ou curieux pouvait entrer dans un sex shop et se procurer une copie des ébats de Tommy Lee et Pamela Anderson en toute légalité. Dans les années qui suivirent, il se vendit des dizaines de milliers d’exemplaires de la vidéo. « C’était un phénomène, et ça a permis à ma compagnie de franchir un cap », admet Hirsch. « On faisait notre business dans notre coin, et ça nous est tombé dessus. » Warshavsky alla même jusqu’à poursuivre ceux qui violaient son copyright sur le web, les convaincant de lui acheter une licence pour avoir le droit de streamer la vidéo. En 2000, le Guinness Book des records inscrivit Pamela Anderson à son Panthéon comme « célébrité la plus téléchargée ». Des millions de sites web qui n’avaient aucun rapport avec elle incluaient son nom dans leurs meta-données afin de rediriger le trafic vers eux. À Amsterdam, Ingley devenait fou. Comment Warshavsky et Hirsch avaient pu oser se faire de l’argent sur sa vidéo ? Mais c’était déjà trop tard : il avait perdu tout contrôle. Et chaque fois que Gauthier entendait parler de la vidéo, se souvient Fasanella, il fondait en larmes. « J’étais au plus bas de l’échelle », dit Gauthier. « Et je me donnais du mal pour que ça fonctionne. » Quand Pam et Tommy virent que des copies physiques de leur cassette pouvaient être louées ou achetées dans des sex shops, ils entrèrent dans une colère noire. Ou plutôt, ils firent de leur mieux pour faire croire qu’ils étaient furieux – se plaignant d’avoir été dupés par Warshavsky, qu’ils poursuivirent devant une cour fédérale. Mais plusieurs analystes virent la signature de l’accord entre Warshavsky et le couple comme la preuve irréfutable qu’un partage des profits avait été organisé en amont du deal. Une allégation confirmée par un ancien employé de Vivid Entertainment. Ron Jeremy raconte avoir demandé à Anderson si la cassette lui avait rapporté de l’argent, ce à quoi elle répondit, « eh bien, tu le sais ». (Anderson et Lee ont publiquement nié avoir tiré le moindre profit de cette affaire, et ils ont tous les deux refusé de répondre à mes questions.)
« Il y a un mauvais karma autour de cette vidéo. » — St. George
En 2002, quand la cour fédérale se réunit enfin, Warshavsky avait déménagé à Bangkok, à la suite d’une enquête du FBI et du ministère de la justice sur ses agissements commerciaux. Personne ne vint le représenter. Un juge condamna l’ancienne société du wunderkid à payer 740 000 dollars de dommages et intérêts aux Lee – le couple ne vit jamais un centime de cette somme. Même si Anderson et Lee avait conclu un deal avec Hirsch et Warshavsky, qui pourrait leur en vouloir ? À force d’entendre les juges et les avocats leur dire que rien ne pouvait être fait, de voir des sites pulluler et utiliser les images de leurs ébats sans autorisation, prendre un peu de cash au passage semblait être la moins pire des options. Bizarrement, St. George, qui livra le premier la cassette à Warshavsky, finit par récupérer les droits web et pay-per-view des images en 2003. En 2011, il ne les renouvela pas. « Il y a un mauvais karma autour de cette vidéo », dit-il, expliquant qu’après avoir amené la cassette à Seattle, son couple commença à battre de l’aile. « Je m’inquiète à mon sujet parfois. Qu’est-ce que j’ai déclenché ce jour-là ? »
La ruine
Les états d’âme de St. George sont la preuve que ceux qui ont transformé le web en une jungle sans foi ni loi commencent à avoir du recul sur leur action. Tout le monde se moquait de la rock star ringarde et de sa bimbo blonde quand la cassette a commencé à fuiter, mais nous avons tous connu une expérience similaire au cours des deux décennies suivant l’affaire de la sex tape. Le chemin tortueux qu’a suivi cette cassette, du coffre-fort de ses propriétaires à la place publique, est le produit malheureux d’une période au carrefour de deux ères, soit avant et après que l’Internet ne commence à dominer le commerce et la communication. La popularité de ce nouveau média a peut-être esquissé les règles dont notre monde hyper-connecté a besoin. Si nous avons appris à nos dépens que tout ce qu’on enregistre peut finir sur les écrans d’une agence gouvernementale, le web ne ressemble plus au Far West qu’il a pu être.
« Pendant trop longtemps, le web a été vu comme différent des médias traditionnels du point de vue éthique, comme une créature possédant ses propres lois », estime l’avocat Doug Mirell, basé à Hollywood et spécialiste du Premier Amendement, qui a pour clients de nombreuses célébrités qui ont eu à se défendre dans des affaires de violation de la vie privée. Hulk Hogan est actuellement en procès contre Gawker pour une histoire de sex tape. « Les cours commencent à se rendre compte qu’Internet a le pouvoir d’envahir votre vie privée plus facilement qu’il n’y paraît. » En effet, treize États ont voté des lois anti-revenge porn, afin d’empêcher des ex rancuniers de poster en ligne des photographies ou des vidéos à caractère sexuel mettant en scène leur ancien-ne compagn-e-on. L’Europe et l’Argentine expérimentent un système permettant de retirer du web toute information portant atteinte à la réputation d’un individu, appelé « droit à l’oubli ». Et de nos jours, les pirates sont plus à même de revendre aux célébrités les photos dénudées qu’elles leur ont dérobées, plutôt que de les rendre publiques. Anderson et Lee n’ont jamais réussi à se débarrasser de cette histoire, mais ils s’en sont sortis la tête haute, réussissant même à se moquer d’eux-mêmes. L’autobiographie de Lee s’ouvre sur un dialogue entre lui et son pénis, et Anderson ne prend plus ombrage lorsqu’on évoque son hyper-sexualité : elle continue de poser nue, plus récemment pour soutenir l’association PETA, qui vient en aide aux animaux. Ils ont divorcé en 1998, se sont remariés en 2008 pour à nouveau divorcer en 2010. Étrangement, Anderson a été mariée deux fois à Rick Salomon, l’homme qui partage l’affiche de la sex tape de Paris Hilton… Si la vidéo a fait de Tommy Lee une sorte de dieu dans le monde du rock ‘n’ roll, et un corsaire bien monté aux yeux du public, Anderson a été prise pour cible. Aucun blog ou site parlant de sexe ou de chirurgie esthétique ne se prive de l’attaquer. Et tous dissèquent la question de savoir si une femme qui accepte de poser nue pour certains photographes fait par là-même de son corps un objet du domaine publique, renonçant ainsi au droit de se plaindre que des images d’elle dans des scènes encore plus compromettantes soient vendues, postées et partagées à plus vaste échelle.
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Ingley et Gauthier ont abandonné le monde du porno une fois la débâcle de la cassette terminée. Une fois Peraino mort et enterré, en 1999, Ingley est revenu en Californie, ruiné et humilié. Il a emménagé avec sa fille, chez qui il est resté jusqu’à sa mort.
« J’adore Milton, mais il nous a tous arnaqués », dit aujourd’hui Gauthier. Fatigué d’entendre ses amis de l’industrie du X lui demander où il cachait la fortune accumulée à l’époque où il envoyait des centaines de vidéos par la poste par jour, Gauthier a pris du recul et s’est recentré sur son métier d’électricien. Il y a sept ans, il a déménagé sur la côté, où il vit encore, seul. Il a grossi. Quand je suis allé le voir au cours de l’été 2014, il venait de se faire larguer par une femme avec qui il sortait depuis deux ans, une ancienne stip-teaseuse qui refusait de l’embrasser pendant qu’ils faisaient l’amour. Une fois de temps en temps, il raconte qu’il est celui qui a volé la cassette de Pamela Anderson et Tommy Lee. Personne ne le croit. Mais il aime l’idée d’avoir participé à cette folle histoire, et il apprécie toujours de regarder la cassette. « C’est mignon. Ils sont amoureux, c’est un couple qui s’amuse, je trouve ça génial », dit-il. « Je les envie. J’aimerais bien avoir quelque chose comme ça, moi aussi. »
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio d’après l’article « Pam and Tommy: The Untold Story of the World’s Most Infamous Sex Tape », paru dans Rolling Stone. Couverture : Pam et Tommy. Création graphique par Ulyces.
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18.01.2022 à 02:42
Les hommes doivent-ils arrêter d’éjaculer ?
Ulyces
Petite mise en situation : en plein coït avec le/la partenaire de vos rêves, alors que l’excitation sexuelle et le plaisir atteignent leur paroxysme, l’orgasme pointe le bout de son nez. Mais alors que l’orgasme est généralement considéré comme un des objectifs du rapport sexuel, vous décidez de vous arrêtez là, un scénario qui pourrait […]
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Texte intégral (1657 mots)
Petite mise en situation : en plein coït avec le/la partenaire de vos rêves, alors que l’excitation sexuelle et le plaisir atteignent leur paroxysme, l’orgasme pointe le bout de son nez. Mais alors que l’orgasme est généralement considéré comme un des objectifs du rapport sexuel, vous décidez de vous arrêtez là, un scénario qui pourrait être vécu comme frustrant pour une grande partie des hommes.
C’est pourtant le quotidien d’une certaine frange de la population masculine qui pratique ce qu’ils nomment généralement la « rétention de sperme ». Un choix délibéré qui consiste à retenir l’éjaculation à l’issue de la masturbation ou du rapport sexuel. Récemment, de plus en plus de personnalités dont les rappeurs Joey Bada$$ ou Kodak Black prônent cette pratique dont ils vantent les bienfaits sur le corps et l’esprit, parmi lesquels une baisse de l’anxiété, de meilleurs rapports sexuels et un meilleur contrôle sur eux-mêmes. Un mouvement qui se démocratise également sur les réseaux comme Reddit avec une communauté grandissante d’internautes qui croient en ses mérites et partagent leurs techniques pour interrompre la jouissance et vivre sans orgasme. La montée en popularité du challenge NNN, ou No nut november (« novembre sans éjac »), est également un des nombreux exemples qui traduisent la volonté de certains hommes de reprendre une forme de contrôle sur leurs pulsions sexuelles.
Cette pratique est pourtant loin d’être nouvelle, on en trouve des traces dans des écrits spirituels datant de l’antiquité et durant toute l’histoire de l’humanité. Mais est-elle vraiment fondée médicalement ? Pour mieux vivre leur sexualité, les hommes devraient-ils donc arrêter d’éjaculer ?
No nut november
Ces dernières années, de plus en plus de rappeurs américains se vantent de pratiquer la rétention de sperme, se positionnant parfois en évangélistes de la pratique. Parmi ceux-là, le rappeur de La Nouvelle-Orléans Kevin Gates. En octobre dernier, lors d’une interview dans le podcast Million Dollaz Worth of Game, le rappeur a détaillé son parcours de santé et de fitness comprenant yoga et méditation. Le natif de Louisiane avait alors encouragé les hommes à adopter la rétention de sperme durant l’acte sexuel. « Il y a un autre truc excellent pour votre corps et qui va vous sembler fou, c’est la rétention de sperme », avait-il déclaré. « Votre intention doit être de faire plaisir à votre partenaire. Ne libérez pas de sperme. »
Des propos qui avaient entraînés de nombreuses personnalités du milieu du rap à s’exprimer également sur leur pratique, notamment Kodak Black, qui avait annoncé sur Twitter sa participation au challenge du No nut november, qui consiste à bannir toute éjaculation durant le mois de novembre, sans pour autant s’interdire la stimulation. De son côté, Joey Bada$$ s’est confié en janvier sur les points positifs ressentis depuis qu’il a arrêté l’éjaculation.
« Je préfère préserver ma force vitale », a-t-il déclaré fièrement, avant de préciser : « Je fais ça depuis deux ans. Je ne m’arrête pas, je me retiens. Le truc, c’est qu’une fois que tu n’as pas relâché cette grosse éjaculation, tu jouis plusieurs fois. Tu as des orgasmes multiples et des trucs comme ça. Je peux tenir toute la nuit. »
Une promesse alléchante qui n’a pas manqué de trouver des adeptes sur Internet, notamment sur Reddit, où une communauté se développe au sein du sub r/semenretention où des hommes du monde entier se retrouvent pour discuter autour de la pratique et de ses supposés mérites. « Vers la fin de l’été dernier, j’étais très déprimé. J’avais perdu tout sens de l’autodiscipline et du respect de soi. C’est à ce moment-là que j’ai découvert la rétention de sperme », raconte un redditeur anonyme de 22 ans qui décrit avoir « mûri davantage au cours des six derniers mois qu’au cours des six dernières années » depuis qu’il n’éjacule plus. « Voici les plus grands changements que j’ai pu constater : mes sentiments d’anxiété et de dépression ont disparu ; mon niveau d’énergie général a atteint des sommets ; je suis nettement plus calme dans les conflits ou lorsque je reçois des critiques », conclut-il.
Parmi les techniques utilisées pour empêcher l’éjaculation, on retrouve souvent évoquée la pratique du « squeezing », qui consiste à pincer le gland au moment où l’éjaculation est sur le point d’arriver jusqu’à ce que l’envie passe avant de reprendre le rapport pour le faire durer aussi longtemps que possible. Une technique « de bourrin » pour le Dr Marc Galiano, chirurgien urologue et andrologue à Paris.
« Une fois qu’on a pincé le gland on va descendre l’excitation par la douleur, c’est juste ça. Les conséquences sont toujours les mêmes : c’est la prostatodynie, c’est des algies périnéales chroniques. Il peut avoir des crampes des crémasters (les muscles des testicules), il peut avoir mal au bas ventre et au périnée. » Le médecin n’est d’ailleurs pas de ceux qui pensent que cette pratique a réellement les vertus qu’on lui prête.
Fous du contrôle
Pour le Dr Galiano, également auteur de Tout savoir sur le sexe des hommes, l’idée-même de la rétention de sperme part d’un constat erroné. « De tout temps, l’homme a voulu contrôler. Pour le taoïsme et le tantrisme, le liquide séminal c’est de l’énergie positive, donc il faut la garder pour pouvoir la magnifier », explique-t-il. « Physiologiquement, c’est de la flûte. On fabrique en permanence des spermatozoïdes et donc ils sont autodétruits, notamment par les pollutions nocturnes. À un moment donné, il faut que ça sorte. »
Selon lui, les bienfaits de la rétention de sperme décrits par les enthousiastes de la pratique auraient plutôt des allures de placebo. « On est complètement dans l’imaginaire. Pour eux, si l’on maîtrise sa puissance sexuelle, on maîtrise sa création. Donc avec des gourous ou quelques rappeurs, bien sûr vous pouvez enrôler des mecs un peu simples d’esprits. Forcément vous aurez des mecs qui vont vous dire : c’est génial, je suis dans le contrôle, je me sens vachement mieux. »
Et tous ne sont pas dupes. « Cela fait plus de 40 jours que je me retiens », écrit un membre du sub r/semenretention. « Ma capacité à gérer le stress a considérablement diminué et j’ai du mal à dormir. L’anxiété est plus élevée que la normale. Je n’ai que peu ou pas de désir sexuel et ma confiance en moi est inchangée. Je suis souvent de mauvaise humeur et je ressens une tension constante dans ma tête. » Un témoignage qui n’étonne pas Marc Galiano : « Chacun a un rythme et des besoins qui lui sont propres, mais s’empêcher toute éjaculation c’est le meilleur chemin vers la frustration. »
Le fait de ne pas éjaculer fait pourtant depuis longtemps l’objet de discussions dans le monde des sportifs, dont certains comme Mohammed Ali ou Mike Tyson qui déclaraient pratiquer l’abstinence avant leurs combats sur une période pouvant aller jusqu’à deux mois. Une idée qui ne serait pas complètement dépourvue de sens, bien que largement exagérée selon le Dr Galiano.
« Oui, éjaculer juste avant une compétition sportive, ça coupe les pattes évidemment. Mais ça dure quelques heures. Vous pouvez avoir un rapport sexuel la veille ou l’avant veille sans problème », estime le spécialiste. Pour les intéressés qui voudraient malgré tout tenter de contrôler leur éjaculation, « ce qui marche le mieux, c’est ce que prône le tantrisme : c’est la respiration. C’est de caler ses mouvements respiratoires à ses mouvements du bassin et de jouer avec l’excitation, il faut s’entraîner. »
Les origines de la rétention de sperme étant donc plutôt du domaine philosophique et spirituel, libre à chacun de s’y adonner en son âme et conscience. En soit, la volonté d’apprendre à mieux connaître son corps et de reprendre un certain contrôle sur son éjaculation est d’ailleurs saine si l’on ne tombe pas dans l’excès.
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