09.05.2025 à 06:00
Sylvie Braibant
Dans Une enquêtrice à l'ONU, l'ancienne rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires revient sur son parcours aux Nations unies. Entre doutes, pression politique et luttes internes, elle raconte comment, face à l'horreur, seule la rigueur du droit permet de tenir, résister et continuer à se battre pour la justice. Disons-le d'emblée : les réflexions de celle qui fut rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires avant de devenir secrétaire générale (…)
- Lu, vu, entendu / Droit international, Justice, Assassinat politique, Témoignage , Livres, Organisation des Nations unies (ONU)Dans Une enquêtrice à l'ONU, l'ancienne rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires revient sur son parcours aux Nations unies. Entre doutes, pression politique et luttes internes, elle raconte comment, face à l'horreur, seule la rigueur du droit permet de tenir, résister et continuer à se battre pour la justice.
Disons-le d'emblée : les réflexions de celle qui fut rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires avant de devenir secrétaire générale d'Amnesty international n'incitent pas à l'optimisme. Mais cette lecture indispensable, parfois à la limite de l'insoutenable, devrait provoquer un sursaut salutaire en chaque lecteur/lectrice, en nous invitant à ne pas nous laisser emporter par l'émotion, les sentiments, mais à nous accrocher au droit, aux règles judiciaires pour mieux résister aux multiples exactions commises par les États, en temps de guerre, mais aussi de paix.
Agnès Callamard confie pourtant qu'elle-même a failli parfois se laisser submerger par l'émotion, lorsqu'elle fut confrontée à des « disparitions » et à des « exécutions ». Pour revenir au « droit », international, humanitaire, sa méthode se découvre au fil des lignes : énoncer, énumérer, s'entourer. C'est de cette manière qu'elle revient sur deux assassinats qui auraient pu, par leur horreur, lui faire perdre le fil du combat, ceux du journaliste saoudien Jamal Kashoggi et de l'avocat russe Alexeï Navalny1.
Les récits dépouillés, précis, de ces mises à mort nous immergent dans le travail des défenseurs des droits humains. Ils et elles avancent avec précision et ténacité, malgré les menaces, malgré les impossibilités. Leurs seules armes sont le droit international, leur volonté, parfois la chance, souvent la solidarité. Ils et elles savent que, dans la plupart des cas, justice ne sera pas rendue. Mais leurs mots, leurs preuves, leurs rapports publics accompagneront les familles, écriront l'histoire et rendront une autre forme de justice quand celle des magistrats sera empêchée, ce qui est souvent le cas, et pas seulement dans les dictatures.
Au fil des pages, on découvre aussi le parcours inspirant d'une femme, d'une militante, avec ses questionnements et un scepticisme érigé en méthode, une façon de résister aux pressions, aux évidences, aux opinions publiques si mouvantes. Jusqu'à penser contre soi-même, pour établir les faits, exiger réparation, même si la victime n'était pas « sympathique », même si ses idées n'étaient pas les « bonnes ». Ainsi Agnès Callamard aura-t-elle réussi à susciter une introspection au sein d'Amnesty International autour du cas « Navalny » que la principale organisation mondiale de défense des droits humains avait décidé de laisser tomber parce que son nationalisme l'avait amené, dans le passé, à des prises de position incompatibles avec les droits humains.
On la voit affronter des épreuves, celles des insultes et des intimidations, parce que les mots qu'elle emploie pour évoquer les dizaines de milliers de morts à Gaza heurtent certains aveuglés. Elle encaisse et ne flanche pas.
Mais en cette année 2025 même le doute finit par gagner les personnes les plus engagées dans la défense de l'humanité. L'infatigable combattante ne peut s'empêcher de s'interroger : le droit, international, humanitaire pourra-t-il sortir indemne des deux principaux conflits en cours, Russie-Ukraine et Israël-Gaza ?
Et pourtant, il faut continuer, envers et contre tout.
Une enquêtrice à l'ONU
Agnès Callamard, avec Alexandre Duyek
Flammarion, avril 2025
246 pages
21 euros
1Militant anticorruption et principal opposant russe au président Vladimir Poutine, Alexeï Navalny est arrêté et emprisonné en 2021. Il meurt dans des circonstances troubles le 16 février 2024, dans une prison du cercle arctique où il venait d'être transféré.
08.05.2025 à 06:00
Azmi Bishara , Sarra Grira
Sarra Grira a rencontré de manière impromptue, à Doha, Azmi Bishara — intellectuel palestinien né à Nazareth et directeur de l'Arab Center for Research & Policy Studies — qui a accepté de répondre à quelques questions sur la guerre contre Gaza, l'avenir du mouvement palestinien, la situation en Syrie, ainsi que sur la place des juifs dans le mouvement d'opposition à la guerre. Sarra Grira.— : Après Pékin en juillet 2024, une réunion des différentes factions et représentations du (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Nationalisme, Sionisme, États-Unis, Gaza 2023-2025Sarra Grira a rencontré de manière impromptue, à Doha, Azmi Bishara — intellectuel palestinien né à Nazareth et directeur de l'Arab Center for Research & Policy Studies — qui a accepté de répondre à quelques questions sur la guerre contre Gaza, l'avenir du mouvement palestinien, la situation en Syrie, ainsi que sur la place des juifs dans le mouvement d'opposition à la guerre.
Sarra Grira.— : Après Pékin en juillet 2024, une réunion des différentes factions et représentations du peuple palestinien à l'intérieur et dans la diaspora a eu lieu ici, à Doha, en février 2025. Il y a eu un appel à refonder et à élargir l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), une initiative que l'Autorité palestinienne (AP) n'apprécie manifestement pas. Mais au-delà de ces appels à l'union, de quelle marge de manœuvre dispose la résistance palestinienne, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan de la résistance armée ?
Azmi Bishara.— : Il est difficile de répondre à cette question, car le moment est trop incertain pour envisager des stratégies à long terme. Nous sommes émotionnellement et intellectuellement accaparés par la nécessité de mettre fin au génocide. Les changements en cours nécessitent de réfléchir à de nouvelles stratégies, mais cette réflexion ne peut se faire dans un centre de recherche comme celui que je dirige. Elle doit se faire d'abord au sein des mouvements politiques.
Or ceux-ci peinent à s'accorder sur une stratégie unifiée. Cela nécessiterait une direction nationale, mais les dirigeants sont eux-mêmes profondément divisés. Le désaccord ne se limite pas à des détails, il touche des questions fondamentales. Tant que la guerre à Gaza dure et que le paysage politique palestinien ne sera pas clarifié, il sera difficile de discuter de la nature du leadership palestinien dont dépendront ces stratégies.
Les dirigeants de l'Autorité palestinienne refusent de reconnaître l'échec de leur stratégie qui ne permet pas, compte tenu du rapport de force, d'obliger Israël à adhérer à des principes fondamentaux nécessaires aux négociations. Le résultat a été l'expansion des colonies en Cisjordanie, et même une volonté israélienne d'annexer des zones entières. La stratégie de l'AP se résume à survivre en tant qu'autorité sous l'occupation israélienne et ils sont prêts à tout pour cela. Or, cela ne correspond pas à la stratégie d'un mouvement national.
Quant au Hamas, aucune stratégie réaliste n'a présidé à l'opération du 7 octobre 2023, qui était effectivement une opération de résistance — avec les réserves que l'on peut avoir vis-à-vis d'un certain nombre d'actions commises. L'attaque est le résultat de l'état de siège imposé à Gaza — il faut rappeler que le droit à la résistance est reconnu internationalement. Quant aux actions d'Israël, elles ne relèvent pas d'une simple riposte, mais s'inscrivent dans une stratégie visant à se débarrasser des Palestiniens — physiquement à Gaza et en tant que peuple en Cisjordanie —, c'est-à-dire à en finir avec l'idée d'un État palestinien.
Le peuple palestinien de la bande de Gaza, tout comme le Hamas, est confronté à un génocide. La première préoccupation du Hamas n'est pas la libération ou l'établissement d'un État, mais plutôt la fin de la guerre et sa propre survie. Le Hamas lui-même a été surpris par l'ampleur de la complicité des régimes arabes. Cela mérite réflexion.
Une partie du monde arabe attendait d'Israël qu'il élimine le Hamas et se débarrasse de la résistance palestinienne. S'il y avait eu une position arabe officielle unie, même a minima, il aurait été possible de s'appuyer sur la situation à Gaza pour remettre la question palestinienne sur la table des négociations. On aurait pu dire à Israël qu'il a utilisé toute la force militaire possible et que le moment était venu de trouver une solution.
La plupart des mouvements de libération nationale à travers le monde ont été vaincus militairement. Mais le colonisateur en vient à un moment à la conclusion qu'il a utilisé toute la force dont il était capable — comme la France en Algérie — et qu'il doit mettre fin à cette situation. Si une position arabe avait mis Israël face à cette situation, la défaite militaire du Hamas n'aurait pas nécessairement signifié la fin. Mais tant qu'il existera une position arabe complice d'Israël, celui-ci ne sera pas convaincu de chercher une solution. Au recul arabe répond l'escalade de la force, de la brutalité et de la férocité israéliennes. Ce qui laisse croire que la logique de la force fonctionne.
S.G.— Vous avez déclaré que certains États arabes auraient pu, s'ils l'avaient voulu, arrêter le bain de sang et le génocide en cours à Gaza…
A.B.— Je le pense, oui. Du moins les pays qui ont signé un traité de paix avec Israël. Menacer simplement de rompre ces traités et accords aurait pu mettre fin à la guerre. Je pense notamment à l'Égypte.
S.G.— Le pouvait-elle vraiment au vu de sa dépendance économique et militaire vis-à-vis des États-Unis ?
A.B.— Une telle position aurait-elle conduit les États-Unis à abandonner Le Caire ? Et l'Égypte aurait-elle été abandonnée par le reste du monde arabe ? S'il avait existé un soutien arabe à un refus égyptien, l'Occident n'aurait pas abandonné l'Égypte au risque de voir les Frères musulmans arriver au pouvoir. Le régime égyptien persiste à vouloir jouer selon les règles établies à Camp David, et ne comprend pas ce qui s'est passé à Gaza comme un changement fondamental.
Quand Israël est entré à Gaza après le 7 octobre 2023, l'hystérie de la société israélienne exigeait la destruction de Gaza, mais cette offensive aurait pu se limiter à un, deux voire trois mois. La prise de conscience par Israël de l'absence de réponse arabe et de la forte complicité américaine, voire occidentale, l'a encouragé à persévérer. Mieux encore : il a compris que des scénarios dont il avait toujours rêvé, comme le déplacement forcé de la population, pourraient se concrétiser. Une dynamique s'est développée pendant la guerre, mais il n'était pas écrit que les choses se passeraient ainsi, elle a été liée au comportement des dirigeants ou à notre façon d'agir face à cette guerre.
S.G.— Pensez-vous que la menace d'un déplacement d'une majeure partie de la population palestinienne de Gaza soit réelle, malgré le refus égyptien — qui ne s'explique pas par une solidarité à l'égard des Palestiniens, mais pour des raisons propres au régime lui-même ?
A.B.— Il y a plusieurs scénarios qui dépendent de la réponse égyptienne et arabe. Par exemple, Israël pourrait rendre la question des déplacements tellement réelle que toute autre proposition de sa part serait perçue comme une concession. Autrement dit, s'il abandonne l'objectif du nettoyage ethnique et affirme que la moitié de la population de la bande de Gaza devrait être concentrée sur un tiers du territoire, cela apparaîtrait comme une preuve de « modération ».
Il existe d'autres scénarios. Par exemple, les conditions de vie deviennent si difficiles à Gaza, qu'une fois la guerre terminée et la reconstruction entamée — si elle a lieu —, un vaste processus migratoire s'enclencherait, même s'il concerne « seulement » un million de personnes. Grâce à des proches qui vivent à l'étranger, elles pourront partir, aidées par le fait que certains pays leur ouvriront les portes, sans qu'il y ait pour autant une politique migratoire organisée. Rendre la vie quasi impossible à Gaza entraînera certainement ces départs. Nous avons vu au début de la guerre comment les autorités égyptiennes — ou leurs représentants au poste-frontière de Rafah — faisaient payer les Palestiniens. Quiconque, disposant de cinq ou dix mille dollars, partait. Israël espère cela, et il a donc tout à gagner à rendre la vie impossible à Gaza. Mais le déplacement massif est bien sûr impossible sans la complicité des Arabes ou de l'Égypte. Israël a d'ailleurs commencé à envisager la même politique en Cisjordanie, en recourant à des méthodes visant à pousser les Palestiniens à partir.
S.G.— Vous avez très tôt défendu l'idée d'un État démocratique pour tous, idée qui n'est pas étrangère à la littérature du Fatah lui-même. D'autres leaders politiques palestiniens aujourd'hui, comme Mostafa Barghouthi, défendent également cette vision. S'il est évident que la solution à deux États à laquelle continue à s'accrocher officiellement l'AP est caduque, la solution à un seul État est tout aussi utopique au vu de la fascisation d'une très large partie de la société israélienne, et du fait que la plupart des pays dans le monde continuent à parler de la solution à deux États. Dans ce contexte, y aurait-il selon vous un objectif « intermédiaire » à poursuivre aujourd'hui ?
A.B.— Cet objectif n'existe pas. Le vrai objectif est celui de la fin de l'occupation, que la solution soit un État ou deux. Les Israéliens ne renonceront pas au caractère sioniste de leur État. Ils n'accepteront pas le retour des réfugiés ni de vivre avec les Palestiniens comme des citoyens égaux dans un État sans caractère national. Cela signifierait pour eux la disparition d'Israël, ce qui n'est pas le cas avec un État palestinien dans le cadre de la solution à deux États.
Comme vous l'avez dit, des mouvements comme le Fatah ont évoqué cet objectif, mais ils l'ont fait de manière rhétorique : nous libèrerons la Palestine par la force des armes et les Juifs et les autres pourront y vivre comme des citoyens égaux, et ils ont qualifié cet État de démocratique. Mais cela s'inscrivait dans le cadre d'une stratégie de lutte armée qui a échoué. Elle n'a d'ailleurs jamais été une véritable stratégie, mais elle a surtout permis la restauration de l'identité palestinienne par la résistance à Israël.
Au fil du temps, deux « nations » ou deux peuples se sont formés en Palestine, et cela ne peut plus être ignoré, même si l'on parle d'un État unique ou de coexistence, avec une reconnaissance des droits individuels, etc. Il existe une langue hébraïque,une culture hébraïque et un peuple israélien, d'ailleurs distinct du reste des juifs du monde. De même, les Palestiniens ne renonceront pas à leur identité arabe et palestinienne. Parler d'un État démocratique laïc sans identité nationale est inacceptable aussi pour les Palestiniens. Toute discussion sur un État unique doit reconnaître l'existence de deux « nations » et de deux langues — quelle serait la langue officielle sinon ? L'anglais ? De même que les Israéliens n'accepteront pas l'arabe comme seule langue officielle, les Palestiniens n'accepteront pas seulement l'hébreu.
La solution à un seul État comme la solution à deux États intègrent l'idée de binationalisme. Ce sont des idées, à partir desquelles des stratégies doivent être élaborées par des forces politiques. Que fera Israël après Gaza ? Il pourrait larguer une bombe nucléaire sur le peuple palestinien. Si toute cette cruauté et cette destruction se poursuivent sans qu'il y ait de recul de notre part, et si Israël ne trouve personne pour normaliser ses relations avec lui alors que le problème palestinien n'est pas résolu, il sera contraint de l'affronter. Nous pourrons alors discuter des solutions.
Mais pour l'instant, nous ne sommes pas confrontés à une situation où l'autre partie se voit contrainte de résoudre le problème palestinien. Pourquoi ? Parce que des pays arabes sont prêts à normaliser leurs relations avec Israël en oubliant la Palestine. Et parce qu'il existe une Autorité palestinienne prête à servir Israël en matière de sécurité. Alors pourquoi Israël chercherait-il à résoudre ce problème ? L'heure n'est pas à proposer des solutions, mais pour nous d'acquérir suffisamment d'alliés arabes, Européens et autres pour contraindre Israël à la négociation.
S.G.— Dans le voisinage immédiat d'Israël, il ne reste plus aucune force de résistance. Qu'est-ce qui peut arrêter la progression géographique et militaire d'Israël, déjà réelle au Liban et en Syrie ?
A.B.— Rien, à mon avis, si ce n'est la colère des peuples arabes qui n'acceptent pas cette situation. L'effet de ce ressentiment à l'égard du comportement israélien et de la réaction officielle arabe finira par se traduire concrètement — quand ? Je l'ignore, mais j'en suis certain. On assiste à la transformation du Machrek en une sphère d'influence israélienne. C'est un changement majeur inédit. Même les pays alliés des États-Unis — et ils sont nombreux — ou ceux qui étaient jadis alliés du Royaume-Uni à l'époque coloniale —, n'ont pas accepté, par le passé, que la région devienne une sphère d'influence israélienne. Une zone étatsunienne, française ou britannique, oui, mais pas celle d'une entité coloniale qui s'est créée récemment dans la région et qui veut assurer la gestion de la Syrie et du Liban, décider comment devraient se comporter les populations du Golfe, ou ce qui devrait figurer dans l'organisation des programmes scolaires au Maroc, etc.
Même les dirigeants arabes traditionnels, loyaux — ou, du moins, alliés — à l'Occident contre les communistes durant la guerre froide ou, plus tard, contre l'islam politique, ne pourraient accepter cette situation. La nouveauté réside dans l'existence d'une administration étatsunienne qui bénit tout cela. Sa vision internationale consiste à traiter avec les plus forts et de reconnaître les sphères d'influence de tous les pays de la région. L'Ukraine est considérée comme faisant partie de la sphère d'influence de la Russie ; en ce qui concerne la Chine, malgré les différends commerciaux et économiques qui l'opposent aux États-Unis, Washington ne conteste pas que ce soit une superpuissance régionale méritant d'exercer une influence régionale, peut-être même sur Taïwan. Quant au Japon et à la Corée du Sud, ils doivent soit s'entendre avec la Chine, soit adopter leur propre stratégie de défense. Il en va de même pour l'Europe avec la Russie. Regardez comment Trump a affirmé que la Syrie fait partie d'une sphère d'influence turque. Concernant la Syrie, il voit Israël comme un petit pays et pense qu'il peut s'étendre en Syrie, car le plateau du Golan ne lui suffit pas. Alors pourquoi devrait-il s'en priver ? Israël a prouvé l'efficacité de la logique de la force, et a donc le droit de faire tout cela. C'est la logique étatsunienne, et elle est terrifiante et dangereuse. S'il n'y a pas de réponse arabe officielle, je suis convaincu qu'il y aura une réponse populaire.
Il est vrai qu'il n'y a actuellement aucune force armée pour affronter Israël, et certains régimes arabes s'en réjouissent sans doute. Mais je pense qu'au niveau populaire, la logique d'extension de l'influence israélienne ne sera pas acceptée. Elle a commencé à se renforcer avec le retour à ce qui était autrefois une logique coloniale dans la région, à savoir l'instrumentalisation du confessionnalisme et des minorités, en particulier dans le Machrek. Cela montre clairement qu'après avoir détruit ce qui s'appelait « l'axe de résistance », Israël estime qu'aucun autre pays n'est qualifié pour exercer une telle influence. Normalement, l'Égypte devrait rejeter cela — je ne parle pas là de la politique de ses dirigeants, mais de l'État. Il devrait en être de même pour d'autres pays de la région, mais il ne me semble pas qu'ils oseront contester. Le Machrek est brisé et préoccupé par des conflits confessionnels. Il pense, à tort, que l'ennemi, c'est l'Iran. Les conflits entre sunnites et chiites nous ont ébranlés, de l'Irak à la Syrie en passant par le Liban, et toute cette région est désormais rongée par le confessionnalisme. Si les populations arabes ne se laissent pas piéger par lui, le ressentiment sera dirigé contre l'expansionnisme israélien. D'où le fait que l'on cherche à les occuper avec ces conflits confessionnels.
S.G.— Quel rôle peut jouer dans cette configuration le pouvoir actuel à Damas ? Par ailleurs, la société syrienne est exsangue après des années de guerre, dans un pays morcelé, à l'économie détruite, en proie aux groupes armés et aux convoitises des voisins. Une sortie de crise vous paraît-elle envisageable sans passer encore par des années de violence armée et de morcellement du pays ?
A.B.— Rien n'est inéluctable et tout dépend du comportement des dirigeants syriens, des messages qu'ils transmettent à leur société, de leur plan et de leur orientation. Il est naturel pour moi d'espérer le succès de l'expérience syrienne après la chute du régime de Bachar Al-Assad, parce que sinon ce serait le chaos. Mais je ne peux exprimer un optimisme béat face au comportement des dirigeants actuels. Commençons par le premier point : leur incapacité à distinguer le régime de l'État. Sans cette distinction, toute transition — je ne parle même pas là de démocratie — vers un État de droit, une société civile et un pluralisme minimal sera difficile. Cela concerne deux dimensions : par rapport au passé, les dirigeants actuels agissent comme s'il n'y avait pas eu d'État en Syrie, alors qu'il faut tenir compte des institutions, des fonctionnaires, des technocrates, etc. Tout le monde n'était pas baasiste, et même les baasistes n'ont pas tous commis des crimes. Quant à l'avenir, cela signifie qu'ils agissent comme s'ils étaient eux-mêmes l'État. Le régime doit comprendre la différence entre l'autorité politique et la logique de l'État et des citoyens.
Deuxièmement, la croyance selon laquelle les alaouites dirigeaient la Syrie est erronée. Le régime était dictatorial, mais les alaouites étaient, comme les sunnites et d'autres confessions, des gouvernés, et non des gouvernants. L'appareil sécuritaire était contrôlé en utilisant un fanatisme présent dans la région qui s'est tardivement transformé en confessionnalisme, mais le régime ne s'est jamais défini comme confessionnel. Il s'appuyait par exemple sur de larges pans de la population sunnite. Cette croyance — comme en Irak, où l'on pense que les chiites étaient gouvernés du temps de Saddam Hussein et que cette majorité chiite dirigera désormais le pays — est très dangereuse. Premièrement, elle transforme la majorité de la population en une confession homogène et annihile le pluralisme en son sein. Deuxièmement, elle traite les autres comme des minorités tolérées par la majorité, et non comme des citoyens à part entière. C'est une tolérance conditionnée. Troisièmement, lorsque ces dirigeants disent « nous », ils ne parlent pas des Syriens, mais des sunnites, et c'est un désastre. En plus d'empêcher l'émergence d'une citoyenneté égale, cela permet à des pays étrangers de s'ingérer au nom de la protection des minorités. Gérer la logique du « nous » contre « eux » est très dangereux. Bien sûr, il existe de nombreux autres problèmes, comme l'impossibilité de diriger le pays sans s'appuyer sur les appareils de l'État, et en soupçonnant tout le monde, etc.
Mais je crois que les deux questions fondamentales sont la distinction entre l'État et le régime, et ne pas se comporter comme si l'État représentait désormais la majorité sunnite et que les minorités étaient tolérées, en donnant une représentation symbolique aux alaouites et aux Druzes, ou en traitant les femmes comme une minorité parmi d'autres, avec une seule représentante (au gouvernement), alors qu'elles représentent la moitié de la société. Leur « nous » désigne l'homme arabe musulman sunnite, et le « eux » tous les autres. Ce n'est pas acceptable.
Bien sûr, il existe des problèmes majeurs qui seront certainement résolus au cours des deux prochaines années, comme les sanctions économiques. Mais les conditions américaines à la levée des sanctions ne sont liées ni à la démocratie, ni à la sécurité de la société syrienne, ni même à la normalisation avec Israël — mettre cette question sur la table a été un cadeau de la part des dirigeants syriens, car ils pensent que c'est ce que souhaite l'Occident. Aucune condition occidentale à la levée des sanctions n'est liée à l'égalité. C'est donc notre devoir en tant que peuples de nous en emparer, n'attendons pas que l'Occident nous l'impose. C'est le devoir des Syriens, pour leur bien-être, et non pour celui de l'Occident.
S.G.— Pour conclure, ne pensez-vous pas que les mouvements arabes de solidarité avec la Palestine, dans le monde arabe et en Occident, se trompent de stratégie en restant sur un référent arabe et islamique au lieu d'internationaliser la question et de s'allier avec les juifs antisionistes ? Le monde arabe ne devrait-il pas aussi se réapproprier l'histoire des juifs du monde arabe comme une histoire arabe, au lieu de l'abandonner à Israël, qui l'instrumentalise ?
A.B.— Il me faudrait beaucoup de temps pour répondre à cette question. Mais il ne fait aucun doute que le discours du mouvement national face à l'occupation et à l'injustice actuelle doit être un discours de justice et de droits universels. Des vagues nous submergent successivement au niveau régional — vous avez vu comment le discours palestinien s'est islamisé, suite à une vague d'islamisation qui a touché l'ensemble du monde arabe, après l'abandon de la lutte armée par l'OLP. L'histoire s'est inversée : dans les années 1960, ceux qui rejetaient la lutte armée étaient les Frères musulmans, et c'est le mouvement national laïc qui l'avait adoptée. Dans tous les cas, je pense que même si le Hamas fait le pari des armes, il doit s'adresser au monde avec le discours que celui-ci comprend : un discours de justice et d'égalité. Ce faisant, il n'abandonne pas sa cause et ne tourne pas le dos à ce qu'il est. Car en fin de compte, la cause palestinienne est une cause juste, et la traduire en un discours universel de justice et d'égalité est ce qu'il faut faire.
Nous ne sommes pas le premier peuple à subir l'occupation, et nous ne l'avons pas subie parce que nous sommes musulmans, mais parce que nous vivons sur notre terre. Bien sûr, le discours de libération nationale est universellement accepté. Mais comme vous le savez, tous les mouvements nationaux à travers l'histoire ont utilisé divers moyens de mobilisation, y compris la religion.
Quant à s'adresser aux juifs hors d'Israël, c'est indéniablement important. Nous devons aider une grande partie des juifs du monde à se détacher d'Israël et du sionisme. Au contraire, nous ne devons pas accepter qu'ils soient associés à Israël et tenus pour responsables de ses actions. Bien sûr, les juifs antisionistes sont essentiels et jouent désormais un rôle majeur dans le mouvement de solidarité avec Gaza.
Pour les juifs arabes, il faut rappeler que les régimes arabes n'ont pas engagé une véritable lutte contre le sionisme. Au contraire, avec les guerres de 1948 et de 1967, il s'est créé une connivence pour faciliter la migration des juifs arabes en Palestine. Le traitement réservé par les régimes à ces derniers n'a pas été démocratique, mais ces régimes n'étaient pas plus démocratiques sur d'autres problèmes. Ce n'est pas comme s'ils avaient été injustes uniquement avec les juifs. Toute analyse de l'histoire des juifs arabes et orientaux dans la région doit éviter aussi bien l'idéalisation que la diabolisation du comportement arabe envers les juifs.
Les juifs vivaient dans le monde arabe en tant que minorité religieuse. Ce n'était pas l'islam politique qui dominait, mais la culture traditionnelle. Ils négociaient donc leurs conditions de vie, au gré des crises et des phases, comme toutes les minorités religieuses à travers l'histoire. Or, ce qui distinguait la situation des juifs dans le monde arabe de la leur en Europe, c'était l'absence d'un racisme arabe ou musulman particulier aux juifs —, autrement dit, l'absence d'antisémitisme. Il n'y avait pas de discrimination raciale ni de théories raciales parmi les Arabes, et ils n'ont jamais songé à se débarrasser des juifs. Certes, il y avait de la discrimination contre toutes les minorités, mais les plus grandes discriminations ont visé historiquement les minorités musulmanes — c'est-à-dire les sectes islamiques qui déviaient de ce qui était considéré comme la norme —, et non les juifs ou les chrétiens. Il s'agissait de sociétés traditionnelles. Il n'y a rien de honteux à en faire une analyse critique. Je suis contre l'idée de présenter les choses comme si nos sociétés avaient été un paradis pour les juifs, ou de parler de tolérance et de l'Andalousie, etc. Ce sont des illusions. Mais l'idée que le monde arabe a été un enfer pour les juifs est une calomnie, et la plupart des historiens juifs s'accordent à le dire. D'un point de vue historique, si l'on compare le monde arabe à l'Europe médiévale et moderne, le premier en sort gagnant.
Traduit de l'arabe par Sarra Grira.
08.05.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Israël, Bande de Gaza, Génocide, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Il y a deux jours, j'étais assis en bas de chez moi avec des amis, selon notre habitude, pour discuter de tous les sujets. Avant la guerre, nos discussions se déroulaient autour du thé et du café. Un marchand ambulant apportait les boissons chaudes, ou, s'il n'était pas là, Sabah les préparait, avec du sucre et des gâteaux, et je montais les neuf étages en ascenseur pour aller les chercher. Aujourd'hui, il n'y a plus de marchand ambulant, plus de café, et plus de sucre. Il y en a un peu chez moi, mais je ne peux pas monter neuf étages pour aller prendre quelques verres de thé.
Alors notre conversation quotidienne s'est déroulée sans rien à boire ni à manger. Nous avons vite abordé un sujet : la responsabilité des pères de famille au milieu de ce génocide. L'un des présents, Souhail, que l'on appelle « Souhail le sage » parce que c'est quelqu'un de très réfléchi, nous a parlé d'un de ses amis qui a plongé dans la dépression, car il ne peut pas affronter les regards de sa femme et de ses enfants qui lui demandent à boire et à manger. Avec l'augmentation des prix, on ne trouve rien, et la famine s'installe. Il se sent impuissant, incapable d'assumer sa responsabilité de père de famille. Il est devenu très angoissé, et sa dépression se manifeste par une sorte d'indifférence envers sa femme et ses enfants. C'est-à-dire qu'il sort toute la journée et ne rentre que le soir, pour ne plus entendre les mêmes questions : « Pourquoi n'apportes-tu rien à manger, rien à boire ? Tu n'as pas d'argent ? »
Cela m'a fait réfléchir au cas de beaucoup d'autres hommes, dont je m'aperçois, avec le recul, qu'ils étaient eux aussi en dépression. Cet ami, par exemple, qui m'appelle tous les jours. Tous les jours, pour me poser toujours la même question : « Alors Rami, comment tu vois les choses ? » Il vit dans une angoisse permanente, à cause de ses responsabilités envers sa famille. Moi aussi j'éprouve cette angoisse quand Walid me demande quelque chose à manger ou à boire que je ne peux pas lui donner. C'est le pire des sentiments, de ne pas pouvoir donner à un enfant de trois ans les choses les plus basiques. La dernière fois, il voulait du poulet, et après des bananes, puis des pommes. À chaque fois, je peux seulement lui répondre qu'il n'y en a pas au marché. Alors il me tend le portable en disant : « Si, regarde, il y en a ! » Il voit des images de nourriture sur YouTube. Et je n'arrive pas à lui faire comprendre pourquoi les fruits sont devenus un luxe, qu'on ne peut pas en trouver, parce que nous sommes sous blocus.
Au moins, mon fils n'a pas faim. À la fin de la journée, il est rassasié. Sabah peut encore faire du pain avec le four en argile, sur le palier. Ce qui lui fait une figure toute noire. Je ne peux plus lui mentir comme avant, quand nous vivions sous la tente, lui dire qu'elle est bronzée, qu'elle a les joues roses et que ça lui va très bien. Parce que, maintenant, nous avons un miroir, et après la cuisine elle voit son visage noirci par la fumée du bois de chauffage. Elle me dit : « Donc tu me mentais, j'étais toute noire comme maintenant et je ne le savais pas ! »…
J'essaie de m'en sortir en disant que le bois qu'on utilisait là-bas ne fumait pas comme celui d'ici, mais je vois bien qu'elle ne me croit pas. Mais bon, j'ai la chance de pouvoir fournir à ma famille le minimum qui est pour d'autres un maximum inaccessible. J'ai compris pourquoi, quand le dernier ordre d'évacuation est tombé, des pères de famille sont restés sous leur tente, laissant leur femme et leurs enfants partir se réfugier ailleurs. Ils prétendaient qu'ils devaient rester pour « protéger leurs biens », mais, en réalité, c'était pour fuir leurs responsabilités, parce qu'ils ne pouvaient fournir ni à manger ni à boire à leurs enfants, et que cela les déchirait de l'intérieur. J'ai compris que c'était déjà arrivé dans les exodes précédents, quand nous avons été chassés de Gaza-ville, puis de Rafah. Beaucoup d'hommes étaient restés, sous prétexte de veiller sur leurs maisons ; mais en fait, ils ne voulaient pas lire leur humiliation dans les yeux de leurs femmes et de leurs enfants.
D'après « Souhail le sage », de nombreux hommes ont choisi un autre moyen de ne plus voir la réalité, en se droguant. Comment des drogues peuvent-elles entrer à Gaza, alors que le blocus est hermétique ? On entend parler de livraisons par drones, en provenance d'Israël, de médicaments qui rendent les gens dépendants. Je ne sais pas ce que c'est, je ne suis pas un expert. C'est organisé par l'occupant de façon très consciente. Les Israéliens ont un objectif : déchirer le tissu social. Certains parents sont obligés de voler pour nourrir leurs enfants. D'autres se mettent à mendier. Oui, à voler, à mendier.
Les gens s'étaient déjà repliés sur la famille nucléaire, contrairement à nos traditions qui favorisent la famille élargie. Mais maintenant, même ce noyau familial se délite, parce que le chef de famille ne peut plus subvenir aux besoins des siens. Des hommes ne sortent plus de chez eux. Ils s'enferment sous leur tente, ne voient plus personne. Leurs femmes et leurs enfants travaillent, mais eux ne peuvent rien faire. Je comprends très bien ce sentiment, je le ressens quand je ne peux pas donner à mon fils ce qu'il demande. Mais Walid, lui, vit dans un appartement, il dort sur un lit, il est au chaud et il n'a pas faim. Alors que la majorité des gens dépendent totalement de l'aide humanitaire, à l'arrêt depuis deux mois. Il ne leur reste plus qu'à envoyer leurs fils faire la queue devant les tekiyas, les cuisines communautaires, tant qu'elles peuvent encore offrir quelque nourriture.
Les tekiyas sont visées par les bombardements israéliens. Plusieurs d'entre elles ont déjà été détruites, tuant des bénévoles et des bénéficiaires. Les pères de famille savent très bien que leurs fils sont en danger quand ils vont se placer dans les files d'attente. Mais le choix est simple : risquer leur vie ou mourir de faim. La pénurie engendre une violence généralisée. Récemment, des entrepôts ont été attaqués à Gaza-ville et à Deir El-Balah par des clans armés. On a compris que ces gens étaient protégés par les Israéliens, comme ils l'avaient fait à Rafah quand le fameux Abou Chabab confisquait l'aide humanitaire, sous la protection des drones israéliens.
Aujourd'hui, il se passe exactement la même chose au centre de Gaza-ville. La dernière attaque a eu lieu contre l'entrepôt d'un supermarché. Cet entrepôt était protégé par des policiers du Hamas en civil. Les assaillants ont tiré, les policiers ont riposté, bloquant les gangsters. C'est à ce moment qu'un drone israélien est apparu et a tiré sur les policiers, tuant deux d'entre eux. Les attaquants ont profité de la situation pour envahir l'entrepôt et le piller entièrement. L'objectif des occupants, c'est de continuer à détruire notre société en favorisant les clans mafieux. Ces derniers ne volent pas parce qu'ils ont faim. Ils possèdent des kalachnikovs, et une « kalach », ça vaut très cher à Gaza en ce moment. En soutenant ces bandits, les Israéliens non seulement nous affament, mais ils instituent un climat de peur, pour pousser les Gazaouis à partir.
Nous vivons un génocide humain, militaire, un génocide par la faim. S'y ajoute un génocide social, qui s'attaque maintenant au cœur de la société, la famille. Cela devient insupportable. On n'y arrive plus. On est en train de perdre le cœur de la société, la famille, les responsabilités et les devoirs du père de famille. C'est le but des Israéliens. Avec eux, rien ne se fait au hasard. Et tout cela se déroule sous les yeux du monde entier. Les Israéliens viennent d'annoncer une nouvelle étape : ils vont conquérir toute la bande de Gaza et pousser toute la population vers Rafah, où de l'aide sera distribuée par l'armée ou par des compagnies privées américaines. Pour recevoir de la nourriture pour sa famille pendant une semaine ou deux — c'est eux qui décideront —, chacun devra avoir une security clearance (un laissez-passer sécuritaire), prouvant qu'il est « propre » au niveau sécuritaire, qu'il n'a pas de lien avec le Hamas.
Ce sera une cage dans laquelle nous serons des oiseaux à qui l'on donnera juste de quoi ne pas mourir de faim et de soif. Le plan, c'est que, le jour où la porte s'ouvrira, les oiseaux s'échapperont vers la sortie qu'on leur désignera. Mais j'espère qu'on va tenir le coup malgré tout. J'espère que quand tout cela sera fini, nous recoudrons le tissu social, et que nous retrouverons une société palestinienne soudée, solide, et comme on dit chez nous, formant une seule main.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
07.05.2025 à 06:00
Lilia Blaise
Au centre-est de la Tunisie, l'effondrement du mur vétuste d'un lycée a causé la mort de trois adolescents. Cet événement est symptomatique de l'état d'abandon dans lequel se trouvent certaines régions de l'arrière-pays. Quatorze ans après le déclenchement de la révolution à Sidi Bouzid, les mêmes causes ne semblent pourtant pas produire les mêmes effets. Reportage. « Si vous voulez parler des problèmes de Mezzouna, le mur tombé résume tout », lance une habitante de la ville en traversant (…)
- Magazine / Tunisie, État, Économie, Autoritarisme, Reportage, Santé, PauvretéAu centre-est de la Tunisie, l'effondrement du mur vétuste d'un lycée a causé la mort de trois adolescents. Cet événement est symptomatique de l'état d'abandon dans lequel se trouvent certaines régions de l'arrière-pays. Quatorze ans après le déclenchement de la révolution à Sidi Bouzid, les mêmes causes ne semblent pourtant pas produire les mêmes effets. Reportage.
« Si vous voulez parler des problèmes de Mezzouna, le mur tombé résume tout », lance une habitante de la ville en traversant une rue où, sur les murs, le mot « danger » est écrit en arabe à intervalles réguliers. « Après ce qu'il s'est passé avec le lycée, on ne veut pas de redite. Tous les murs qui ont des fissures ou qui présentent des risques sont estampillés de la sorte », explique une mère au foyer. Idem pour le reste du pays où, dans la foulée de l'accident tragique de Mezzouna le 14 avril, de nombreuses municipalités se sont empressées de détruire au bulldozer des murs ou habitations présentant des structures fragiles.
Située à 350 kilomètres de Tunis, à l'intérieur des terres, cette petite ville de 8 000 habitants se niche dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, épicentre de la révolution, en 2011. Les promesses de réindustrialisation formulées alors ont vécu. Entre les ruines d'une mine datant du protectorat français et celles d'un des plus gros complexes de plasturgie du pays paissent des moutons. Lors de sa visite, le 18 avril, le président Kaïs Saïed a promis de rouvrir l'usine et d'y créer 500 emplois. Exploitant la thématique de la « hogra », selon ses mots, le mépris social dont sont victimes des régions comme celles aux alentours de Mezzouna, le président a apaisé la colère. Mais pas le bilan humain — trois morts.
Ce lundi d'avril, alors qu'ils étaient en récréation dans l'enceinte de leur lycée, Abdelkader Dhibi, Hammouda Messadi et Youssef Ghanmi, trois camarades de classe, âgés de 18 à 19 ans, sont tués dans l'effondrement du mur contre lequel ils étaient adossés. « J'ai entendu comme une énorme déflagration, explique Sélim, serveur du café situé face à l'établissement. Lorsque je suis allé dehors, j'ai vu l'étendue des dégâts, j'ai essayé de sortir un des garçons de sous les pierres, mais c'était terrible à voir. Deux étaient morts sur le coup », poursuit le cafetier. Il connaissait les trois lycéens par leur prénom : « Ils venaient faire leurs devoirs ici, le café est comme une seconde maison pour la plupart de ces jeunes. » Lui aussi est d'avis que les vents particulièrement forts ce jour-là ont causé l'effondrement du mur, déjà mal en point. « On savait tous qu'il y avait un souci avec ce mur, mais les responsables, ce sont ceux qui n'ont rien fait, pas même délimité un périmètre de sécurité », ajoute Sélim, encore sous le choc une semaine après.
Le directeur du lycée, relâché après avoir été placé en garde à vue pour homicide et blessures involontaires, a présenté pour sa défense un document daté de 2022 prouvant qu'il avait alors alerté son administration de l'état de vétusté du mur. L'homme a refusé de répondre à nos sollicitations, indiquant ignorer encore les suites judiciaires à son encontre. La Fédération générale de l'enseignement secondaire – branche affiliée à l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) – a souligné dans un communiqué la responsabilité des autorités régionales et locales et du commissariat régional de l'éducation. Une enquête judiciaire a été ouverte et le Parlement a réclamé l'audition du ministre de l'éducation, Noureddine Nouri.
L'effondrement du mur de Mezzouna a provoqué une secousse nationale, cet événement témoignant d'une situation de délabrement des infrastructures publiques que beaucoup de régions connaissent. Selon un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES)1 publié en avril sur la justice environnementale, les inégalités entre les régions développées et celles sous-développées se perçoivent dans l'état des infrastructures scolaires, dont beaucoup sont dépourvues de sanitaires dans plusieurs gouvernorats. En réaction à la tragédie de Mezzouna, le FTDES a publié un communiqué dans lequel il pointe les politiques d'austérité et le manquement de l'État à garantir un accès et une éducation sûre pour tous. On peut y lire :
Le drame de Mezzouna n'est que le symptôme de l'effondrement progressif des services publics en Tunisie et de la crise profonde qui frappe le secteur de l'enseignement.
Les écoles ne sont pas les seuls établissements négligés. Youssef Jellali, président de la section régionale de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, parle, au cours d'une interview radio, de « ville fantôme, dépourvue de plusieurs services publics fondamentaux ».
Selim, le serveur du café, explique
Dans mon cas, depuis des semaines, j'ai un souci avec un fil électrique qui passe au-dessus de chez moi et qui présente des risques, je n'arrive jamais à joindre les services de la STEG [la Société tunisienne de l'électricité et du gaz]. C'est comme si on attendait qu'une tragédie arrive pour réagir.
Dans la ville, d'autres habitants évoquent des problèmes d'infrastructures déjà anciens. Saïda, une habitante, explique :
J'ai une fuite d'eau dans ma maison depuis trois mois à cause de travaux de la Sonede [la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux] à proximité, je les appelle, personne ne vient. On nous promet des rénovations, un entretien, des choses qui n'arrivent jamais. Ici c'est tout le quartier qui peut s'écrouler à cause des problèmes d'infrastructures.
Cette mère au foyer trentenaire vit dans un quartier défavorisé, en bordure de la ville, à proximité de la gare par laquelle passe le train de phosphate qui relie la ville de Gafsa à Sfax et Gabès. Le bassin minier d'extraction de phosphate, qui sert à produire de l'engrais destiné en grande majorité à l'export, est la principale ressource industrielle du sud-ouest tunisien. Dans le passé, Mezzouna a abrité le plus important complexe de fabrication de sacs destinés au transport du phosphate transformé. Le site a fermé en 2008. Depuis la révolution, trois années après, la production de phosphate est en dents de scie dans la région.
À la décrépitude de la ville s'associe un sentiment de dépréciation personnelle. Radhia, 30 ans, raconte :
Mon mari gagne 400 dinars par mois [environ 118 euros] et nous avons quatre enfants. Nous ne sommes pas éligibles à l'aide sociale. Deux de mes garçons ont fait des études, mais n'ont pas de travail.
Ses doléances ont attiré d'autres femmes du quartier, tout autant résignées qu'elle. « Nous sommes marginalisées, c'est vraiment le sentiment que l'on a ; on ne fait confiance à personne, même pas aux autorités locales », ajoute Radhia. Le jour où elle se rend à Sousse, à 240 kilomètres de chez elle, pour l'hospitalisation de sa mère, impossible à Mezzouna par manque de matériel, elle raconte avoir découvert ce qu'est une vraie ville.
C'est dans ce contexte que le drame s'est produit. La famille d'Abdelkader Dhibi, l'un des lycéens morts dans la chute du mur, n'avait pas accès à l'eau potable, si bien que, le jour du drame, elle a dû se faire acheminer de l'eau par camion afin de pouvoir réaliser la toilette mortuaire. Samah, le frère de la victime, dénonce avec ferveur cette situation sur les réseaux sociaux. Le lendemain de la visite de Kaïs Saïed, son discours a changé. « En une nuit, il a résolu notre problème, affirme Samah, reconnaissant. Il a dit aux caméras d'arrêter de filmer, il a passé quelques appels, et quelques heures plus tard, on a de nouveau l'eau à la maison, ainsi que les autres foyers voisins. »
Difficile de comprendre comment la visite présidentielle a pu apaiser en si peu de temps un ressentiment qui s'est construit depuis des années. « Nous n'avons pas confiance dans les autorités locales, explique Radhia, mais dans le président, si, parce qu'il y a eu des résultats quand il est venu, il a donné des instructions », explique-t-elle. Un camion et une voiture de la protection civile sont en effet postés sur le rond-point principal de la ville. Ils ont été dépêchés sur place depuis le drame. L'hôpital a reçu une nouvelle ambulance et un minibus devrait lui être livré prochainement pour véhiculer les patients dialysés entre Mezzouna et Regueb selon les informations du ministère de la santé. Mohamed, enseignant à Mezzouna, explique :
Le problème, c'est que cela fait des années que nous attendons ne serait-ce qu'un petit changement, donc ce genre de choses pacifie les gens. Ça doit être la première fois qu'un président vient nous voir depuis Bourguiba ; donc évidemment, ça impressionne.
À la sortie de la ville, sur la route menant vers Gafsa, Mohamed désigne un emplacement vers les montagnes où se trouvent des carrières potentielles d'extraction de gypse, argile, et calcaire. Il montre, blasé :
Là, on nous avait promis une cimenterie depuis 2011. En 2016, les choses commençaient à se débloquer, des camions avec des conteneurs et du matériel sont arrivés pour démarrer la construction, on nous a dit que tout était prêt, les autorisations, etc., eh bien voilà le résultat.
En face de lui, un terrain vague sur lequel subsiste une ébauche de mur, un bloc de pierre où devrait être estampillé le nom de l'usine « là où le ministre de l'industrie est venu en personne inaugurer le chantier », précise Mohamed. Mené par deux promoteurs, un homme d'affaires tunisien et un autre libyen, le projet, estimé à 220 millions d'euros selon le communiqué de leur société, publié en 2019, n'a toujours pas vu le jour. Il aurait dû générer 700 emplois. « Face à tout ça, je choisis de rester malgré tout optimiste, on n'a pas d'autre choix », conclut Mohamed.
Autre exemple, l'enseignant montre depuis la même route un grand complexe de briques ocre qui aurait dû servir de gîte rural, pour générer du tourisme local. « Encore un projet qui n'a pas vu le jour », s'exclame Mohamed. Dirigé par l'homme d'affaires Faouzi Gammoudi, propriétaire de plusieurs cafés et d'immeubles, marchand d'alcool, à Sidi Bouzid, le lieu a ouvert provisoirement avant de fermer ses portes pour une durée indéterminée.
La seule avancée observée à Mezzouna ces dernières années concerne le bâtiment, encore en construction, qui doit abriter les nouveaux locaux de la municipalité. Le 24 mars, le ministère de l'industrie et des mines a annoncé le lancement de deux projets de production d'électricité à base de panneaux photovoltaïques dans la région à partir de 2026.
1Cette ONG, créée en 2011 à Tunis, travaille sur les thématiques des droit du travail, droit des femmes, droits environnementaux et droits des migrants. Le FTDES fait partie du réseau de la Fédération internationale pour les droits humains, FIDH.
06.05.2025 à 06:00
Ahmed Abdeen
Depuis plusieurs semaines, Israël mène une campagne contre l'Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi, pourtant un allié indéfectible ces dernières années, la dépeignant comme une menace militaire à sa porte. Si le réarmement de l'armée égyptienne est réel, la réaction israélienne s'explique surtout par la volonté de mener à son terme le plan de conquête et de nettoyage ethnique de Gaza réaffirmée par le gouvernement de Tel-Aviv le 4 mai. Israël lance depuis le début de l'année 2025 des (…)
- Magazine / Égypte, Israël, Bande de Gaza, Armée, Frères musulmans, Accords de Camp DavidDepuis plusieurs semaines, Israël mène une campagne contre l'Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi, pourtant un allié indéfectible ces dernières années, la dépeignant comme une menace militaire à sa porte. Si le réarmement de l'armée égyptienne est réel, la réaction israélienne s'explique surtout par la volonté de mener à son terme le plan de conquête et de nettoyage ethnique de Gaza réaffirmée par le gouvernement de Tel-Aviv le 4 mai.
Israël lance depuis le début de l'année 2025 des campagnes diplomatiques et médiatiques contre l'Égypte, l'accusant de violer les accords de Camp David1. Le Caire serait ainsi coupable d'avoir déployé des forces militaires dans le Sinaï, de vouloir établir des infrastructures militaires — notamment à travers le développement de l'aéroport et du port d'Al-Arich, et de certaines installations militaires dans le Sinaï.
Autant de projets qui, selon Israël, n'avaient pas fait l'objet d'un accord, alors que lui-même occupe l'axe de Philadelphie, situé le long de la frontière entre l'Égypte et la bande de Gaza en violation totale des accords de paix. Tout cela n'a pas empêché en parallèle que la quantité de gaz importée par Le Caire de Tel-Aviv augmente à plusieurs reprises durant ces derniers mois — +20 % en octobre 2024, +10 % en novembre, puis +17 % en janvier 2025.
Ce tableau résume la nature des relations entre l'Égypte et Israël depuis la signature des accords de Camp David en 1978. Le président Anouard El-Sadate avait alors placé l'Égypte dans le giron de l'influence étatsunienne, forçant Le Caire à adhérer à ses stratégies, telles que la paix avec Israël — que l'écrasante majorité du peuple égyptien considère comme son principal ennemi — et la lutte contre le communisme.
Les gouvernements égyptiens successifs ont exploité cette situation en se présentant auprès de Washington comme le régime protégeant Israël de la haine et de l'hostilité du pays le plus peuplé du monde arabe. Le Caire tente de canaliser la colère et la frustration populaires, en organisant des manifestations par l'intermédiaire des services de sécurité. Ainsi, le régime égyptien a mobilisé quelques milliers de personnes le 9 avril pour manifester à la frontière de Rafah contre le projet israélien de déplacement forcé de la population de Gaza. Mais, en même temps, le parquet de la Sûreté de l'État a prolongé la détention de dizaines de jeunes hommes qui avaient manifesté en solidarité avec Gaza en dehors de la tutelle des autorités2. D'une main, il distribue des banderoles, de l'autre il interdit les manifestations dont il n'est pas à l'initiative, de peur qu'elles ne dégénèrent et ne finissent par menacer la sécurité du régime.
Dans ce contexte, et depuis 2005, la bande de Gaza est devenue l'un des principaux centres d'intérêt commun entre l'Égypte et Israël. Pour ce dernier, Gaza représente la zone la plus dangereuse et la plus importante de résistance palestinienne à l'occupation. Or, la seule autre frontière dont dispose l'enclave est celle avec l'Égypte. Le point de passage de Rafah était, jusqu'à octobre 2023, la seule fenêtre de la bande de Gaza sur le monde.
Si la relation entre l'Égypte et Israël est complexe, elle l'est devenue encore davantage sous le régime d'Abdel Fattah Al-Sissi, au regard des circonstances de son arrivée au pouvoir et des événements ayant remodelé la région depuis. Israël a été l'un des plus importants soutiens et défenseurs de Sissi après le renversement, en juillet 2013, du président islamiste élu Mohamed Morsi. À l'époque, Benyamin Nétanyahou et son équipe s'étaient comportés comme un véritable bureau de relations publiques à l'international, cherchant à nier la réalité d'un coup d'État militaire contre un président élu. L'ancien ministre israélien de la coopération régionale, Gilad Erdan, était même allé jusqu'à accuser le gouvernement sud-africain de favoriser le terrorisme par sa position critique envers le régime de Sissi3.
Tout autant que pour le régime militaire égyptien, il était crucial pour Israël de mettre fin au danger d'une prise de pouvoir par les islamistes. Il s'agissait également, pour Israël, de pousser l'armée égyptienne dans le bourbier de la politique, de la gouvernance et des affaires, comme l'avaient explicitement déclaré plusieurs généraux et chefs des services de renseignement israéliens à l'animateur Razi Barkai sur Galeï Tsahal (« radio de l'armée israélienne ») en février 2014. Dans cette émission, l'ancien chef d'état-major de l'armée de l'air israélienne, le général Reuven Pedatzur, l'ancien chef d'état-major Dan Halutz, et Amos Gilboa, ancien chef de la Division de recherche du renseignement militaire, avaient déclaré que le coup d'État représentait un grand intérêt stratégique pour Israël. « Même dans ses rêves les plus fous, Israël n'aurait jamais pu prévoir ce résultat », avait déclaré Reuven Pedatzur. « L'implication sans précédent de l'armée égyptienne signifie que l'équilibre des forces entre Israël et les Arabes ne changera pas avant longtemps. »
Dans ce contexte, la bande de Gaza était un atout politique majeur que le régime du Caire pouvait jouer auprès de Tel-Aviv et de Washington. Après des années de pression et l'utilisation de la fermeture du point de passage de Rafah comme mesure punitive contre les Gazaouis et les factions de la résistance, les services de renseignement égyptiens ont développé, sous le règne de Sissi, des relations avec ces factions. Elles ont même coopéré dans le cadre de la guerre contre les organisations terroristes armées du Sinaï. Parallèlement, et avant même son accession au pouvoir en 2013, Sissi a œuvré au renforcement significatif des relations avec Israël. En tant que ministre de la défense de Mohamed Morsi, il a œuvré sans relâche à détruire et à inonder les tunnels reliant l'Égypte à la bande de Gaza, sans l'opposition du président, voire avec l'approbation de son entourage. En 2014, il a également fait évacuer la bande frontalière pour isoler complètement le territoire palestinien. On en voit aujourd'hui les conséquences, avec le blocus strict imposé par Israël qui empêche l'entrée d'un seul morceau de pain depuis plus de deux mois.
Les services de renseignement égyptiens ont ensuite joué un rôle important dans l'apaisement de la situation et l'arrêt des affrontements militaires entre les factions de la résistance et Israël. L'Égypte a ainsi parrainé le cessez-le-feu de 2021, après l'offensive dite de « l'Épée de Jérusalem ». Le régime égyptien est alors devenu un acteur clé des relations entre Gaza et Tel-Aviv.
Sissi s'est également tourné vers Israël après son arrivée au pouvoir pour l'aider dans sa guerre contre les organisations terroristes armées du Sinaï — une intervention qui aurait l'intérêt pour Tel-Aviv de la protéger également des attaques lancées depuis ce territoire.
À plusieurs reprises — dont la dernière en 2021 —, les accords de Camp David ont été amendés afin de permettre aux forces égyptiennes d'accéder plus largement au nord du Sinaï. L'aviation israélienne y a également mené des frappes aériennes. Le New York Times a rapporté, dans un article publié en février 2018, que plus de 100 frappes avaient été menées secrètement par Israël, avec une coordination étroite et l'approbation personnelle de Sissi4. Ces opérations ont débuté après l'attentat, revendiqué par l'Organisation de l'État islamique (OEI), contre un avion de ligne russe dans le Sinaï en octobre 2015, qui a fait 224 morts.
Cette coopération sécuritaire est la plus étroite et la plus solide de l'histoire des deux pays, comme l'a reconnu Sissi lui-même dans une interview accordée à l'émission « 60 Minutes » sur la chaîne américaine CBS, en janvier 2019. Il demandera par la suite à ce que cet entretien ne soit pas diffusé5.
Tout cela a été réduit à néant après le déclenchement de la guerre génocidaire contre Gaza en octobre 2023, avec le soutien inconditionnel des États-Unis. Tel-Aviv a brisé toutes les limites politiques, militaires et humanitaires, rendant toute médiation et diplomatie impossible. Israël a contrôlé la frontière et séparé Gaza de l'Égypte, occupé de vastes zones du territoire et s'apprête, selon le gouvernement israélien réuni le 4 mai, à « conquérir » l'ensemble de la bande6.
Malgré son importance sous le régime de Sissi, cette coopération est restée limitée sur le plan militaire. De même que les intérêts ont rapproché Israël des hauts responsables égyptiens malgré l'opposition populaire, un certain rapprochement s'est également fait avec les dirigeants de l'institution militaire, malgré la haine et l'hostilité que voue à l'État israélien la majeure partie de l'armée. Mine de rien, cette pression du corps de l'armée a eu pour impact de limiter le degré de coopération avec ce voisin encore considéré comme un « ennemi stratégique ». Dans l'imaginaire populaire égyptien, Israël demeure en effet l'ennemi qui, au cours des guerres successives depuis 1948 jusqu'à 1973, a occupé le territoire, bombardé des écoles et des usines, commis de nombreux massacres contre des civils et enterré vivants des prisonniers7.
L'aspect militaire est peut-être le point le plus épineux et le plus flou des relations entre l'Égypte et Israël. C'est en effet grâce aux accords de paix que l'armée égyptienne a bénéficié de plus de 60 milliards de dollars (53 milliards d'euros) d'aide militaire américaine depuis 1979, soit 1,3 milliard de dollars (1,15 milliard d'euros) par an. Dans le même temps, les États-Unis ont toujours veillé à maintenir la supériorité militaire absolue d'Israël sur tous les pays du Proche-Orient. Cette supériorité repose sur les armes fournies à Tel-Aviv, mais aussi sur le fait d'empêcher les autres pays d'acquérir un arsenal équivalent. Sous pression étatsunienne, l'Égypte a par exemple été contrainte en 2019 de se retirer de deux accords avec la Russie pour l'acquisition d'avions de combat Sukhoi-35 et du système de défense antiaérienne S-4008. Ces accords faisaient suite au refus des États-Unis de fournir à tout pays arabe — y compris aux Émirats arabes unis, malgré la normalisation de leurs relations avec Israël à l'été 2020 — ses avions de chasse F-35, grâce auxquels Israël domine l'espace aérien de la région.
L'Égypte a souvent tenté de combler ce retard en utilisant des systèmes de défense antiaérienne et des avions de combat, tels que le système S-300 et les avions MiG russes. Elle a également tenté d'acquérir des avions chinois équipés de missiles air-air longue portée et d'autres combinaisons air-sol susceptibles de neutraliser les escadrilles israéliennes. Ces tentatives visent également à combler l'écart entre les capacités égyptiennes et la suprématie aérienne israélienne. L'armée égyptienne a d'ailleurs connu sous Sissi un réarmement massif, que l'on pourrait presque qualifier de sans précédent en termes de quantité et de diversité des sources. Il est question de systèmes de défense antiaérienne, de sous-marins allemands, de porte-avions, de frégates, d'escadrilles d'avions et d'hélicoptères français et russes, ainsi que de destroyers, en plus de centaines de chars et de pièces d'artillerie. La coopération militaire et le commerce des armes se sont également intensifiés à l'Est (Russie et Chine), avec notamment des avions MiG-29 russes, des hélicoptères Ka-52 et des drones chinois. Il convient de noter que cet armement est destiné à la guerre conventionnelle et ne devrait donc être utilisé que contre un voisin direct. Le pourcentage de l'aide étatsunienne a d'ailleurs diminué par rapport au volume des dépenses militaires égyptiennes actuelles, puisqu'elle est passée d'un quart du budget militaire dans les premières années à 12 % actuellement, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm et l'Institut international d'études stratégiques9.
C'est dans ce contexte qu'il faut lire les campagnes israéliennes contre l'Égypte, qui s'inscrivent dans le cadre des pressions sur Sissi pour accepter le déplacement forcé des Palestiniens de Gaza vers le désert du Sinaï. Avec le 7 octobre 2023, Israël voit une occasion de mettre en œuvre ce plan qui remonte aux années 1950. Ce faisant, Tel-Aviv éliminerait le principal foyer de résistance palestinienne, facilitant ainsi la conquête de l'ensemble de la Palestine historique. Cependant, Israël s'est heurté au rejet catégorique de l'Égypte, que les efforts israéliens et américains n'ont pas réussi à ébranler.
Le régime de Sissi a rapidement compris que le déplacement des Palestiniens cette fois-ci ne ressemblerait pas à ceux de 2005 et de 2008, lorsque des centaines de milliers de Gazaouis s'étaient réfugiés dans le territoire égyptien pour échapper aux bombardements israéliens. Une fois l'agression terminée, ils étaient alors rentrés chez eux. Or, cette fois-ci, non seulement le territoire est à 80 % détruit, rendant très difficile toute possibilité de vie, mais la volonté d'Israël d'occuper et de coloniser la bande de Gaza est désormais claire.
Pour l'Égypte, le déplacement de plus de deux millions de Palestiniens — dont plus de 10 000 combattants — serait un désastre sécuritaire à plusieurs égards. Premièrement, la forte probabilité de formation de foyers de résistance dans le Sinaï — que Le Caire a déjà eu beaucoup de mal à juguler —, et d'où pourraient être lancées des opérations de résistance contre les territoires occupés. Cela entraînerait des bombardements israéliens sur le territoire égyptien, reproduisant le scénario jordanien des années 1960, lorsque l'armée jordanienne avait mené une guerre contre les groupes palestiniens pendant le « Septembre noir ». Or, retourner ses armes contre les Palestiniens aurait en Égypte des conséquences négatives.
Sur le plan de la sécurité intérieure, il y aurait également un risque important si jamais une partie de l'opposition égyptienne, notamment islamiste, qui a conduit une insurrection armée dans le Sinaï à partir de 2013, était en contact avec dix mille combattants dotés d'une expertise militaire et de combat très avancée, acquise au cours d'un an et demi d'engagement avec l'armée israélienne. Par conséquent, Le Caire considère que les avantages financiers ou les menaces économiques américaines sont insignifiants comparés aux risques que pose ce plan.
Les critiques et les avertissements constants d'Israël concernant la puissance de l'armée égyptienne, contre laquelle l'ancien chef d'état-major israélien a mis en garde avant son départ, doivent être interprétés dans le contexte de ces pressions. Et des risques d'une confrontation entre Tel-Aviv et Le Caire.
Traduit de l'arabe par Sarra Grira.
1NDLR. Accords signés le 17 septembre 1978 entre l'Égypte et Israël sous médiation étatsunienne, et qui donneront lieu au traité de paix de 1979. Celui-ci permet à l'Égypte de récupérer la totalité du Sinaï occupé par Israël en 1967. Il établit des relations diplomatiques entre les deux pays et limite le positionnement de forces militaires à la frontière. Il fait également bénéficier l'Égypte d'une aide étatsunienne conséquente.
2Farah Saafan, « Egypt extends crackdown on Gaza activism with student arrests », Reuters, 31 mai 2024.
3NDLR. En 2015, des avocats sud-africains avaient déposé une demande officielle à la justice pour que le président égyptien soit arrêté à son arrivée en Afrique du Sud pour assister au 25e sommet de l'Union africaine. Ils déclaraient qu'Al-Sissi avait « commis des crimes contre l'humanité et de crimes de guerre à la suite du coup d'État de 2013, lorsqu'il a renversé le président égyptien élu, Mohamed Morsi ». Le président égyptien avait annulé son voyage.
4David D. Kirkpatrick, « Secret Alliance : Israel Carries Out Airstrikes in Egypt, With Cairo's O.K. », The New York Times, 3 février 2018.
5« Egypt's President El-Sisi denies ordering massacre in interview his government later tried to block », CBS, 6 janvier 2019.
6« Israël approuve un plan prévoyant « la conquête » de la bande de Gaza », Le Monde, 5 mai 2025
7Adam Raz, « Revealed : Dozens of Egyptian Commandos Are Buried Under an Israeli Tourist Attraction », Haaretz, 8 juillet 2022.
8Vivian Salam, « U.S. Threatens Egypt With Sanctions Over Russian Arms Deal », WSJ, 14 novembre 2019.
9« Trends in International arms transfers 2024 », SIPRI, mars 2025.
05.05.2025 à 06:00
Henri Mamarbachi
Avec les bombardements presque quotidiens d'Israël, le délabrement intérieur, les ingérences de la Turquie, sans parler de son propre fractionnement, le nouveau pouvoir syrien fait face à de terribles défis, dont le moindre n'est pas les relations entre les différentes communautés que Tel-Aviv essaie d'aviver au nom de la défense des Druzes. Dans ce contexte, le maintien des sanctions contribue à la déstabilisation. Troquant ses habits de djihadiste pour un costume-cravate (et une barbe (…)
- Magazine / Syrie, Israël, Turquie, Démocratie, Droits des minorités, Minorités, Transition politique, Conseil de l'Union européenneAvec les bombardements presque quotidiens d'Israël, le délabrement intérieur, les ingérences de la Turquie, sans parler de son propre fractionnement, le nouveau pouvoir syrien fait face à de terribles défis, dont le moindre n'est pas les relations entre les différentes communautés que Tel-Aviv essaie d'aviver au nom de la défense des Druzes. Dans ce contexte, le maintien des sanctions contribue à la déstabilisation.
Troquant ses habits de djihadiste pour un costume-cravate (et une barbe à moitié coupée), le dirigeant Ahmed Al-Charaa a présenté le 29 mars un gouvernement de transition de 23 ministres. Le cabinet est globalement « acceptable » aux yeux de nombreux observateurs syriens et étrangers. Il comprend des experts, dont une femme, Hind Kabawat, nommée ministre des affaires sociales et du travail. Cette chrétienne de 51 ans est une militante reconnue des droits humains et une figure de l'opposition à l'ancien pouvoir. Elle fait partie des quatre ministres issus des communautés minoritaires (chrétienne, druze, alaouite et kurde) dans un gouvernement dominé par les sunnites. Mais Al-Charaa a octroyé à ses proches les postes régaliens les plus sensibles (affaires étrangères, intérieur, défense), tous issus de son groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC).
Le nouveau gouvernement de transition est diversement jugé. Pas assez représentatif, insistent les critiques, ni vraiment démocratique (le mot « démocratie » ne figure pas dans le vocabulaire du nouveau pouvoir), encore moins laïque. Dans la « déclaration constitutionnelle », le fiqh (jurisprudence islamique) devient la source de loi dans ce pays, même si d'autres articles précisent la liberté des « religions abrahamiques ». D'aucuns craignent voir la Syrie sortir d'une dictature pour entrer dans une autre.
Si le pays a besoin d'un pouvoir fort pour sortir de décennies de désordres et d'un très long conflit armé particulièrement meurtrier, pour préparer un avenir meilleur à une population de quelques 20 millions (dont un très grand nombre vit en exil) avec un taux de pauvreté d'environ 90 %, selon l'Organisation des Nations unies (ONU), il a aussi besoin d'un consensus. Aussi le licenciement par le régime — qui a pour programme de privatiser le secteur public — de plus de 100 000 fonctionnaires (les chiffres varient de 100 à 300 000) sur environ un million qui se retrouvent sans travail n'est pas de bon augure.
Mais avec quels moyens ? C'est là où le bât blesse. Car la Syrie n'en dispose quasiment pas, malgré une main-d'œuvre qualifiée et d'importantes capacités humaines sur place et dans la diaspora. Sans argent, sans armée digne de ce nom et sans aide — promise, mais qui tarde à arriver —, les bonnes paroles, les promesses et les encouragements de toutes parts ne suffisent plus. Les détracteurs sont déjà à l'affût, notamment sur les réseaux sociaux où les critiques se répandent plus vite que les bonnes volontés. « Le pays est à feu et à sang », l'auteur de cet article n'en a pas cru ses yeux en lisant il y a quelques jours cette déclaration d'un ami qui voulait sonner l'alarme en dépit de toute vraisemblance. Fallait-il lui répondre que Dieu n'a pas créé le monde en un seul jour ?
Ainsi cet évêque qui, après avoir accueilli le nouveau pouvoir avec espoir, déchantait publiquement après les tueries en mars dans le nord-ouest du pays, qui ont vu plus d'un millier de civils périr — en majorité alaouites, mais aussi sunnites et chrétiens — à la suite d'actes de vendetta qui ont traumatisé la population. À cette heure, le nouveau pouvoir n'a pas ouvertement condamné les massacres, mais il a mis en place une commission d'enquête.
Comme un malheur n'arrive jamais seul, voilà que la Syrie fait face à la menace d'une nouvelle sécheresse. Cette même sécheresse qui fut déjà une des causes de l'insurrection de 2011 contre Bachar Al-Assad, laissant un pays exsangue. Dans une Syrie déjà asséchée, les premières estimations sur les coûts de la reconstruction donnent le vertige. Ils sont estimés à 400 milliards de dollars (353 milliards d'euros). Ces estimations indiquent aussi que 40 milliards de dollars sont nécessaires pour réparer le seul secteur de l'électricité1. La très grande majorité des foyers reçoit entre deux et trois heures seulement de courant par jour.
Si au moins l'argent et l'aide tant attendus arrivaient. Las ! La Syrie reste soumise à des sanctions internationales, certes allégées. Les gouvernements et institutions internationales justifient ce maintien par la nécessité pour le nouveau pouvoir de tenir ses engagements et de mettre en œuvre les réformes promises avant toute levée définitive des restrictions.
Mais pour tenir ses promesses et rétablir la confiance, le nouveau gouvernement de transition — dans l'attente d'une nouvelle constitution programmée d'ici quatre ou cinq ans tant le défi est grand — a besoin de fonds et d'investissements arabes et occidentaux qui tardent à venir. Certes, l'Union européenne a promis d'engager 2,5 milliards d'euros sur deux ans pour aider Damas dans cette période de « transition ». Mais l'enveloppe reste faible eu égard aux besoins. Elle n'est pas encore déboursée, des États membres comme la Grèce et Chypre étant récalcitrants. Les deux ne voient pas d'un bon œil le rôle de la Turquie, rivale en Syrie. Les avoirs de la Banque centrale syrienne restent par ailleurs privés de ressources, précise à Orient XXI Jihad Yazigi, directeur du site économique en ligne The Syria Report.
Mais le principal obstacle à l'afflux de devises demeure le retard des États-Unis à lever leurs sanctions financières, malgré le changement de régime et les efforts de l'actuel à montrer patte blanche aux potentiels bailleurs de fonds. Lueur d'espoir cependant : la visite non officielle à Damas, le 18 avril, de Cory Mills et de Marlin Stutzman, deux membres républicains du Congrès américain, qui ont rencontré le président provisoire. Le président de la Banque centrale syrienne, Abel Qader Husarieh, a aussi annoncé, le 25 avril dans le quotidien Al-Araby al-Jadeed que le Qatar et l'Arabie saoudite allaient rembourser la dette syrienne à la Banque mondiale, d'un montant d'environ 15 millions de dollars (13 millions d'euros), une somme relativement modeste. En revanche, les États-Unis se sont opposés à ce que Doha paie les fonctionnaires syriens.
Si l'argent n'afflue pas encore, l'on peut cependant noter des initiatives individuelles de riches Syriens de l'étranger qui tâtent le terrain pour investir dans l'industrie high-tech, ou dans des projets plus modestes. « Je cherche à lever 75 000 dollars (66 000 euros) pour un projet à caractère social au cœur de la vieille ville de Damas, à savoir une boutique mixte boulangerie et librairie pour redonner aux gens le goût de la culture et des bonnes choses après 17 ans de privations », confie à Orient XXI Asser Khattab, 30 ans, actuellement réfugié à Paris, mais qui a hâte de rentrer dans son pays pour participer à l'effort de redressement.
En attendant, les caisses de la Banque centrale sont vides et les retraits particuliers (de privés ou de sociétés) réduits à l'équivalent de quelques dizaines de dollars. Certainement pas de quoi faire fonctionner une économie. « Pour payer mes salariés, j'ai dû puiser dans mes réserves personnelles… J'espère vraiment que cette situation inique et insupportable ne va pas durer », explique un industriel syrien qui préfère garder l'anonymat, ajoutant que d'autres usines sont à l'arrêt.
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le produit intérieur brut (PIB) de la Syrie a chuté de plus de moitié par rapport à son niveau de 2010 — à la veille de la guerre civile — où il s'élevait à 62 milliards de dollars (54 milliards d'euros). Selon l'organisme, les pertes économiques totales causées par la guerre sont estimées à 800 milliards de dollars (707 milliards d'euros). Et s'il ne s'agissait que de billets verts ! Les augures ne sont guère favorables concernant l'environnement géopolitique.
À commencer par Israël qui veut reconfigurer la région, pas moins. Le territoire syrien frontalier est devenu un terrain d'exercice pour les pilotes israéliens. « En quatre mois », soit depuis l'installation du nouveau pouvoir à Damas début décembre, la chasse israélienne a lancé « 730 raids aériens » contre le territoire syrien, détruisant une grande partie de l'arsenal militaire de ce pays, relève le spécialiste de la Syrie Charles Lister sur X, le 4 avril 2025. Au nom de la défense des Druzes elle cherche à affaiblir l'État central, voire à le faire éclater.
Après avoir élargi son occupation sur le versant syrien du mont Hermon dans l'objectif proclamé de démilitariser le sud de la Syrie, l'armée israélienne a lancé ses troupes au sol le mercredi 2 avril en direction de la localité de Nawa, dans la province de Deraa, à l'est du plateau du Golan annexé. D'où son contrôle effectif d'une partie du sud de la Syrie. Outre le contrôle du ciel syrien, l'objectif déclaré de cette mainmise est d'interdire à la Turquie d'y installer des bases notamment aériennes.
Or, la Turquie, forte de ses relations étroites dans le passé avec HTC de Ahmed Al-Charaa, occupe désormais une place privilégiée au sein du nouveau pouvoir à Damas dont elle se veut le parrain. L'unique parrain et mentor ? Difficile de le savoir dans ce paysage embrumé. Dès sa prise du pouvoir, le nouveau dirigeant syrien a cherché à contrebalancer cette trop grande dépendance vis-à-vis d'Ankara en s'ouvrant aux puissances arabes, comme l'Arabie saoudite, premier pays visité par le bras droit et homme de confiance du président par intérim syrien, Assaad Al-Chibani, début janvier 2025. Ahmed Al-Charaa s'est ensuite rendu à Riyad pour sa première visite officielle à l'étranger en février.
Un axe Ankara-Riyad-Doha se dessine-t-il ? Il est trop tôt pour le confirmer tant les enjeux sont complexes. Pour l'heure cependant, les monarchies arabes — où résident de nombreux et riches entrepreneurs syriens — n'ont toujours pas ouvert les vannes de l'aide financière et des investissements. Dans l'attente peut-être d'un feu vert américain ? D'un horizon plus dégagé ? Et plus dégagé comment ?
Dans un texte éloquent publié dans Al-Araby al-Jadeed le 8 mars, l'écrivaine et ancienne opposante syrienne Samar Yazbek estime que l'enjeu est de « reconstruire la Syrie sans tomber dans de nouvelles formes de polarisation forcée » comme à l'époque des Assad qui jouaient l'instrumentalisation communautaire. Elle écrit :
Construire une nouvelle Syrie ne peut pas consister à remplacer un confessionnalisme par un autre. Cela passe nécessairement par la déconstruction des classifications forcées qui ont structuré la vie politique et sociale depuis des décennies.2
C'est sans nul doute à cette condition que la Syrie deviendra un jour, peut-être, une véritable nation. Une gageure pour le gouvernement provisoire « qui doit simultanément diriger une société fracturée et tenter de bâtir un État qui, dans sa forme moderne, n'existe pas encore », comme l'énonce un éditorial publié dans le journal en ligne The Syrian Observer daté du 3 avril3. Et qui attend toujours l'aide du monde arabe et de la communauté internationale.
1Tatiana Krotoff, « Dans une Syrie à sec, Ahmad el-Chareh peine à remettre le pays à flot », L'Orient Le Jour, 13 avril 2025.
2Traduit en français par le Centre arabe de recherches et d'études politiques (CAREP) sous le titre « Alaouites syriens : déconstruire la violence symbolique subie et exercée », 2 avril 2025.
3« The transitional government : a new dawn or a recycled crisis ? », The Syrian Observer, 3 avril 2025.