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13.05.2024 à 13:06

Contre le libéral-fascisme

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(Fragmenter le monde, recomposer les possibles)
Josep Rafanell i Orra

- 13 mai / , ,
Texte intégral (6577 mots)

En 2017 paraissait en France Fragmenter le monde de Josep Rafanell i Orra (Éditions Divergences). Une contribution pour penser les nouvelles formes de conjuration de la tyrannie du monde social, avec les prisons de ses identités, ses assignations de places et les subordinations qui se nouent avec les machineries de l'économie, ses prédations et ses ravages. Depuis, la décomposition de la gouvernementalité s'approfondit en même temps que l'implosion sociale.

Il se pourrait que plus que jamais, la détotalisation par fragmentation, rende possibles de nouvelles associations, des résurgences communales ouvertes et hospitalières et soit la condition de compositions en mesure d'affronter le nouveau fascisme des masses atomisées.
L'auteur a composé un texte de réactualisation de ce petit opuscule à l'occasion de l'édition latino-américaine qui s'accompagnera de celle de son dernier livre, Petit traité de cosmoanarchisme [1], par deux maisons d'édition associées, Editiones Luciola y Ediciones Irrupción [2].
Nous avons cru bon de le proposer à nos lecteurs.

Depuis la parution de ce petit livre en France, en 2017, la précipitation des désastres a définitivement paralysé toute pensée téléologique d'un progrès que l'on sait désormais en faillite, mais aussi celle des anciennes traditions révolutionnaires. Douteux privilège que de faire retour sur un livre écrit il y a juste quelques années et de percevoir autant de plaies dans une si courte histoire qui annonce d'autres cataclysmes à venir. Dans le stade terminal de la modernité que nous vivons, voici qu'un régime de suraccélération nous enferme paradoxalement dans un présentisme nauséeux. Demain c'est déjà aujourd'hui.

Il nous faut ralentir. Bloquer la machine. Trouer le présent pour ouvrir à une multiplicité de temps. Partir ailleurs. Mais il n'y a plus des ailleurs qui ne soient pas recouverts par la violence de la métropolisation planétaire. Alors, si des gestes révolutionnaires peuvent encore être renouvelés, c'est en faisant surgir ces ailleurs dans notre ici, en faisant différer les mondes ordinaires que nous partageons. Dans le régime universel de surexposition de soi qui des-anime le monde, c'est en se faisant secrètement une âme dans la rencontre avec d'autres âmes que nous y parviendrons.

Il était dit dès les premières pages de cet bref ouvrage qu'il fallait dorénavant prendre acte de la totalisation du monde dans sa fusion de l'histoire et de l'économie. L'histoire elle-même, dépassant l'historicité de ses formations sociales, est en train d'engloutir l'histoire géobiologique de la Terre. Celle-ci, dans les différentes versions de son intelligibilité (Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Nosocène, Necrocène...), source de tous les effrois pour les humains, n'en embarque pas moins dans sa course morbide tous les autres êtres du vivant. Reste qu'on veut nous faire croire que les humains, sans distinction, seraient devenus désormais la part maudite de l'histoire.

Dans le chaos où s'opposent des pôles impériaux dans leurs recompositions incertaines, réapparaît le spectre d'une conflagration mondiale. Même le scénario oublié de l'anéantissement nucléaire ne nous est plus épargné. C'est dans le contexte d'un irrésistible déclin de l'Occident qui avait cru pouvoir coloniser la Terre entière pour l'éternité, que réapparaît le spectre eschatologique, avec le crépuscule de ses Prêtres – les militants de l'économie – qui prétendent encore gouverner le monde. Mais le monde infra-structurel destructeur qui quadrille la Terre entière s'est autonomisé. Et la société, dans sa dernière version de l'ecclésia monstrueuse des réseaux, est en train d'imploser, devenant ingouvernable. Nous le savons désormais, les gouvernants quoi qu'ils nous content, ne sont plus que des administrateurs du désastre, même s'ils continuent à comploter pour écraser tout ce qui fait obstacle au rouleau compresseur des fabriques de la valeur avec leur ingénierie sociale détraquée.

Le système-monde capitaliste à bout de souffle nous entraîne vers l'accomplissement de sa prophétie tant célébrée : l'avènement de la fin de l'Histoire. C'est en tout cas, à ne pas en douter, à la fin d'une histoire que nous assistons en grand spectacle : celle de la société avec ses sujets, leur autonomie proclamée qui crut pouvoir oublier les interdépendances : entre les humains, entre ceux-ci et d'autres êtres, entre tous les êtres et des milieux de vie où ils trouvent à exister. La pathologie de l'individu autonome, la rêverie de son autodétermination, ne pouvait aboutir qu'à la création de foules fascisantes d'atomisés.

Dans les derniers avatars de l'histoire sociale, on est passé d'un régime d'accumulation par intégration, avec son pacte implicite permettant d'assigner des places à chacun, (et pourtant non moins fondé sur des divisions), à un régime radicalement excluant, qui ne s'encombre plus d'un quelconque semblant de contrat social. Il ne reste à la gouvernementalité qu'à réinventer de nouveau nouages entre l'État et l'économie. Ce sera la transition écologique et le Green New Deal comme gestion des effondrements et de relance avec de nouvelles opportunités offertes à l'entreprise d'accumulation. Ce sera aussi la promotion des prothèses numériques pour une humanité diminuée, avec l'extension totalitaire d'un connexionnisme fabriquant des masses d'atomisés qui s'agitent dans les si bien nommés réseaux sociaux. Ce sera encore la croissance exponentielle du business de la surveillance et de la prédiction, transformant les sujets à gouverner en déviants virtuels, en anomiques, en malades ou terroristes potentiels. Ce sera encore la vieille recette de l'industrie de l'armement dans le chaos des repolarisations impériales. Il s'agit en fin de compte de performer une population mondialisée composée de milliards de zombies, des entrepreneurs de soi-même collés à leurs écrans. Des êtres se croyant ubiquitaires, négligeant les manières de vivre en communauté dans les lieux de leur habitation. Des êtres en état de guerre permanente, défendant leur moi assiégé, leur foutue identité. Et cela va de la prolifération planétaire du monde narco faisant miroiter aux gueux surnuméraires leur part de marchandise, aux branchés des applications de cul de Tel Aviv, prêts à bousiller tout ce qui bouge dans un camp de concentration à ciel ouvert, ou aux urbains d'extraterrestres post-coloniaux de la ville de Néom city d'Arabie Saoudite, laquelle, gavée d'armes par la France, peut dans le même mouvement massacrer allégrement des yéménites depuis des années. Enfin, il ne faudrait surtout pas oublier les mafias à la tête des États qui nous hantent, suprématistes blanches ou racisées indifféremment, et qui conspirent en faisant semblant de gouverner le monde social alors qu'elles ne tiennent, ce n'est plus un secret, que par leurs polices.

Après tout, on peut considérer le processus d'anéantissement des Palestiniens par l'État d'Israël comme la mise en scène barbare d'un cruel avertissement : à nouveau, toute forme de vie récalcitrante à la politique d'un État peut conduire à la pure liquidation collective. Dans l'échelle de la violence surexposée, échappant à l'entendement, le fascisme israélien, avec ses atours libéraux, prolongement moderniste et aberrant de l'héritage de la Shoah, peut décider de massacrer sous des bombes des dizaines de milliers d'enfants, de femmes, de vieillards et de bêtes ; d'anéantir des écoles, des universités, des hôpitaux, des lieux de culte, des cimetières et des vestiges archéologiques ; rendre incultivables pour des dizaines d'années les terres d'un minuscule territoire devenu une prison où s'entassent plusieurs millions de personnes, en y déversant l'équivalent explosif de quatre fois la bombe atomique qui anéantit Hiroshima. Et ceci, bien entendu, au nom de la défense de l'Occident, du monde libre et du droit opposés à une secte armée qui voudrait de son côté régenter un proto-État.

L'ordre juridique international hérité de la dernière guerre mondiale, est la serpillière avec laquelle on ne nettoie même plus le sang des innocents.

Et c'est ainsi que Gaza parvient à nous faire oublier les centaines de milliers de morts au Congo, au Soudan, au Yémen... Il est vrai qu'Israël est le fer de lance de l'apocalypse occidentale. Les Juifs d'Israël sont (enfin) devenus nos semblables. Semblablement entreprenants, hédonistes, cosmopolites. Et démocrates. Les citoyens du seul État de droit du Moyen-Orient. D'ailleurs, comment diable pourrions-nous retrouver une quelconque ressemblance entre les gamins de nos villes au devenir-écolo et ceux qui fouillent des mines de cobalt au Congo pour alimenter les batteries des vélos qui roulent dans nos smart cities ? Dans un monde où le cours de l'imagination s'est effondré, c'est beaucoup nous demander.

La logique de terreur, par de subtiles gradations, est devenue aujourd'hui la politique des gouvernements en tant que politique. Dans les contrées françaises, la révolte des Gilets jaunes de 2018-2019 ne fit-elle pas l'objet d'un déchaînement inédit de violence policière ayant pour but de tout simplement terroriser ? Plus récemment, l'insurgence de celles et ceux qui résistent aux ravages des terres rurales ne s'est-elle pas soldée à Sainte-Soline, dans le sud de la France, par un nombre stupéfiant de corps mutilés ? Quasi contemporaine à l'insurrection des Gilets jaunes, celle du Chili de 2019-2021 atteignit les sommets de violence étatique que l'on sait. Ce serait une longue litanie que de retracer les exemples d'explosions dans la poudrière qu'est devenue la planète politique intégralement policière.

Mais il y a aussi d'autres modalités micro-politiques de la terreur. Deux sociologues argentins, lorsqu'ils racontent les vies des nouveaux parias enclavés dans les quartiers favelisés de Buenos Aires, produits de la société ajustée par les instances despotiques du capitalisme internationalisé, évoquent el terror anímico, des âmes terrorisées, des êtres fatigués et en même temps hyper-mobilisés par leur exposition permanente à la vulnérabilité. On pourrait dire, au risque de passer pour des complotistes, qu'il s'agit pour les gouvernements de conjurer les explosions sociales par un foudroyant processus d'implosion de la communauté [3]. La sociabilité narco qui s'étend partout devient alors le mirage d'une reconstitution de la communauté pour les orphelins de la société, celles et ceux à qui jadis on accordait avec magnanimité des places en échange de la subordination à un régime d'exploitation devenus des surnuméraires. La promesse d'un projet de vie inscrit dans les coordonnées de l'économie s'est écroulée. Le nouvel entrepreneuriat ultra-violent du libéralisme existentiel est en train de le remplacer dans toutes les géographies sociales.

Entre-temps une fraction de la classe moyenne prétend ressusciter des avant-gardes resucées, s'acharnant à refonder la représentation de nouveaux sujets fantasmés. Puisque le sujet de classe s'est volatilisé (alors que jamais autant de prolétaires n'ont peuplé la Terre), et que ses anciennes médiations – syndicats et partis... – sont devenues des fantômes, ce seront les identités décoloniales ou de genre qui viendront les remplacer pour réinstituer la division du politique. Mais les nouvelles politiques des identités apparaissent pour ce qu'elles sont : le divertissement d'un survivalisme narcissique peinant à remplacer l'antique universalité de la classe ouvrière. En vérité, aujourd'hui comme hier, nous l'avons appris à nos dépens, la représentation politique conduit fatalement à des scènes de prédation, au vol d'âmes, à l'écrasement des transitions de l'expérience par lesquelles surgissent des mondes animés. Triste dramaturgie où se débattent (et se haïssent) celles et ceux qui prétendent parler au nom d'un nous lunaire. Vieille scène surjouée de la politique depuis sa mythique fondation grecque, avec son arkhè et son telos, avec son rassemblement fantasmé où paradent des prédateurs, « dressés à s'entretuer autour de leurs autels ensanglantés » [4]. Fondation d'un « nous », et donc d'un « vous », qui laisse la pluralité des « eux » dans les pénombres. Des césures partout qui ne nous sortent pourtant pas de l'entreprise de totalisation.

Mais il n'y a plus rien à fonder. Plus rien à totaliser. Plus rien à identifier. Si les généalogies de la dépossession coloniale et leur prolongation postmoderne, si les puissances génératives des luttes des femmes nous promettent de nouvelles formes d'émancipation, c'est à condition qu'avec elles nous puissions fuir les prisons des identités, en faisant resurgir des mondes fragmentaires où ont lieu les compositions des multiplicités, les expériences transitives entre les êtres dans le sans-fond anarchique de la vie. L'émancipation décoloniale, féministe n'aura jamais lieu dans les mondes des identités de la reproduction du même. Serait-il, ce même, celui des sujets dominés.

Celles et ceux qui pensaient habiter les centres du monde se croyaient épargnés par la prolifération des désastres. Nous en sommes pour nos frais : les bouleversements climatiques atteignent aussi bien les terres subsahariennes asséchées que les coquettes villes françaises submergées par des pluies diluviennes, ou le sud de l'Europe désormais assoiffé. Les méga-incendies ravagent les forêts chiliennes certes, mais aussi, année après année, celles du Canada et de la Californie. La mer empoisonnée par le plastique est la même pour tout le monde. Les terres corrompues par des pesticides font exploser les cancers dans toutes les contrées. La concentration des gaz à effet de serre s'est démocratisée. La seule issue pour pouvoir respirer à Londres, Paris, Berlin ou à Barcelone est d'externaliser les dégâts de l'automation électrique pour les classes moyennes, en sacrifiant les nouveaux damnés de la terre voués à l'extraction de cobalt des mines à Kolwezi. Et c'est ainsi que fatalement le cercle de la nouvelle économie vertueuse se referme.

Il sera alors indispensable aux pays jadis riches d'acter l'existence de sous-humanités en s'érigeant en forteresses. Il sera possible sans scandale de laisser mourir des dizaines de milliers de migrants dans des traversées désespérées. Et de condamner celles et ceux qui parviennent à franchir les frontières à errer tels des spectres clochardisés dans des villes opulentes, guettés en permanence par l'enfermement et les brutalités policières.

Mais il faut considérer encore d'autres fabriques de la séparation. Les frontières prolifèrent partout, y compris à l'intérieur. Ces mêmes pays vantant jadis leur État social, avec sa synthèse sociale de la marchandise, sont en train de détruire méthodiquement leur architecture pastorale, qui prétendait prendre soin de sa population et de ses égarés, transformant en champs de ruines les services publics, les institutions de soin, assistantielles... Des territoires ghettoïsés émergent partout comme autant d'apartheids endogènes, quadrillés par des milices policières de plus en plus autonomes. La privatisation, c'est un fait élémentaire, est l'arme et le nom de cette balkanisation sociale. Le monde de la propriété privée, ne serait-ce que d'un pavillon dans une morne zone de banlieue, ou d'une bagnole achetée en leasing est aussi, simultanément, celui de la privation pour les autres.

L'offensive néolibérale dès les années 80, parvint à en finir avec les médiations qui atténuaient la violence du rapport entre le Capital et le Travail – ou qui participaient à sa co-gestion (ah, les délices de la vieille novlangue sociale-démocrate !). Dans les contrées feutrées du welfare, l'insurrection, puis la contre-insurrection italienne des années 60-70 fut le moment culminant de leur écroulement. Des noms illustres représentèrent jadis la brutalité de cet avatar de la recomposition capitaliste : Reagan aux USA, Thatcher en Grande Bretagne, la gauche socialiste de Mitterrand en France... Ou encore Pinochet et ses Chicago Boys dans l'hémisphère sud latino-américain, laboratoire préludant en quelque sorte le moment de bascule que nous vivons aujourd'hui : la fusion du vieux fascisme et du management libéral (mais des historiens nous avertissent que déjà le nazisme fut un gigantesque plan managérial voué à la création d'une nouvelle société, non moins nouée à l'économie, applaudi à l'époque par tous les libéraux [5]).

Car nous y sommes. Nous voyons déferler la lame de fond du libéral-fascisme mondialisé. Aujourd'hui, n'importe quel planificateur illuminé du monde libre, de Biden le sénile à Netanyahou le grand escroc psychopathe, de l'extravagant Milei avec ses chiens clonés à l'hystérique Macron, du post-colonial Sunak au léthargique Scholz, peut comploter avec des affidés pour planifier les basses œuvres d'une économie de destruction. Les uns et les autres croient pouvoir gouverner leur province par la peur existentielle au travers la promotion d'un état de préoccupation universelle. Il s'agit de faire de chacun de leurs sujets des êtres pré-occupés par eux-mêmes. Dans tous les cas, dans un étrange sadisme qui nous laisse perplexes, de détruire les rapports entre les êtres qui font communauté, d'instituer la mortelle négligence comme rapport social premier.

Nous le savons, la politique du sujet de classe s'est volatilisée. Elle a été ensevelie par l'uberisation, par l'hypnotisme de la marchandise low-cost, par les réseaux sociaux et la démente exposition de soi contribuant à l'implosion des communautés prolétariennes. Ce que nous propose l'utopie du capital, c'est le rêve d'une appartenance à une classe moyenne informe mais connectée. Un gamin de 15 ans en France passe quinze heures par jour devant un écran à ne pas percevoir le monde.

Voici le cœur du libéral-fascisme qui vient avec ses masses où s'agrègent des moi évidés, avec sa promotion d'un souci de soi boursouflé, incapable de se faire une âme, faisant avancer le désert. Car c'est par la rencontre entre des âmes qu'un milieu devient animé. La communauté ne saurait exister sans les passages entre des êtres qui nous font différer.

Guerre menée par les États contre le « communautarisme ». Implosion des communautés populaires. Négligence à l'égard du tissage de nos interdépendances. Et puis, comme s'il n'en était pas assez au regard du désastre social, des émancipateurs qui n'ont rien de mieux à proposer que les prisons des politiques des identités. Voilà une bien terrible fragmentation.

Cependant, nous pouvons opposer une autre fragmentation, communale, générative, en lutte contre la production de la valeur, à commencer par la valorisation de soi et de notre identité supposée. Une fragmentation mue par la joie de l'hospitalité, qui surgit dans l'accueil de la différence : des communautés par hétérogenèse. Ces sont les vieilles valeurs anarchiques de l'entraide, des formes situées de partage, toujours quelque part, faisant lieu, qui en sont l'expression. Ce sont elles qui nous permettent de fuir les déterminations sociales ainsi que toute idée de fondement. Nous sommes tous des effondés. Nous sommes libres de déployer nos interdépendances par une multitude de chemins qui nous emmènent vers de nouvelles perceptions et sensibilités. Ce sont là des manières de vaincre les angoisses face au chaos étatique qui propage de nouveaux Armageddons.

Les anciennes scènes du politique ont implosé. Leurs sujets sociaux ont disparu, n'en déplaise aux néo-gauchistes avec leurs chimères qui font bailler d'ennui les services de surveillance et de renseignement policiers.

Il ne s'agit pourtant pas d'ignorer les résurgences féministes, ni les manières de troubler les atavismes sexués et de lutter contre leurs violences, ni les réappropriations de la pensée et les pratiques de décolonisation, ni l'apparition des figures saboteuses des luttes écologistes. Tout au contraire. Elles seront au cœur des nouvelles formes d'émancipation et de la reconstitution des communautés vécues, seules capables de composer avec la différence. Communautés par hétérogenèse, gestes de réappropriation contre la dépossession, formes de soin et d'attention portées à la vulnérabilité des existences et à leurs milieux de vie, retour aux puissances génératives contre la reproduction sociale. Mais à condition de ne pas s'obstiner à instituer de nouvelles scènes politiques fondées sur des idées, avec leurs déprimantes abstractions. A condition de fuir la représentation.

Je reprendrai ici à nouveau le propos d'un discret philosophe :

« (…) il faut d'abord revenir sur les opérations qui permettent au fondement, mais aussi au principe qui en dépend, d'exercer leur fonction législatrice. (…) Depuis Platon, la pensée a peuplé le monde de représentations. La représentation s'est propagée partout, s'est étendue sur le monde jusqu'à conquérir l'infini. Le monde entier est passé dans la représentation ; et tous les êtres qui le peuplent sont pensés conformément aux exigences de la représentation. (…) Seulement, 'sous' le monde de la représentation gronde et n'a jamais cessé de gronder le sans-fond, le monde des différences libres et non liées. Ce n'est pas l'histoire d'un 'oubli', mais d'une dénaturation de la différence, d'une conjuration active de ses puissances, confondues avec celles du chaos. On n'a pas oublié la différence, mais on ne l'a pensée que médiatisée, soumise, enchaînée, bref, fondée. La représentation, c'est la différence fondée, ou plutôt 'fonder, c'est toujours fonder la représentation'. [6] »

Refus de la représentation donc comme œuvre à nouveau anarchique. Pas de principes premiers, pas de monde social déjà fondé ni d'ontologisation d'un sujet universel et ubiquitaire, indifférent aux lieux de son habitation. Refus du temps vectorisé du Progrès qui s'écroule pour faire resurgir une multiplicité des temps. Pluralisation des histoires du passé. Des résurgences et des insurgences qui ont lieu parce qu'elles font lieu contre l'espace du désastre administré.

Il se peut qu'il nous faille sortir de la catégorie politique de la domination pour adopter plutôt l'expérience vitale de la dépossession. La première succombe fatalement à l'institution de sujets se définissant par leur assujettissement, kidnappés par celles et ceux qui veulent les représenter. La seconde ouvre à des formes de réappropriation qui passent par l'instauration de manières d'exister. L'instauration, ici, résultat de nos enquêtes communales, nous parle des modalités de l'expérience qui ne trouvent à exister que dans des manières de se rapporter à d'autres êtres, qui ont leurs propres manières autres d'exister et ainsi faisant en singularisent les milieux qui leur sont associés. Il ne s'agit de rien d'autre alors que de la communauté en train de se faire. La communisation a toujours eu lieu dans un conflit irréductible avec la société. Réactivation de la longue lignée mineure et proliférante des communaux contre les fabriques sociales et leurs institutions. Aujourd'hui, contre la socialisation atomisante des réseaux qui nous ensevelissent avec sa prolifération de relations mais qui empêchent la création de rapports, des manières de se rapporter en propre à d'autres êtres, toute sorte d'êtres, en donnant des propriétés à nos liens. Il ne s'agit plus alors de sujets, clos sur eux-mêmes, mais des manières d'exister qui ne trouvent à exister qu'en faisant exister d'autres êtres qui à leur tour nous font exister. Et ainsi de suite sans fin : compositions et décompositions qui instaurent les milieux singuliers de nos vies communes. Des passages et des rencontres qui nous font différer. À nouveau des luttes pour la présence contre l'absence du monde de la représentation. Des associations entre des mondes, fragment par fragment.

Il me faut procéder ici à une auto-critique rétrospective : c'est de ne pas avoir pris la mesure, au moment de l'écriture de ce livre, du degré de décomposition sociale que nous vivons avec ses effets fascisants, à droite mais aussi à gauche avec ses sociopathes (littéralement des passionnés de la société). De ne pas m'être attardé sur les manières d'hériter de l'architecture décrépite de l'État social, de son droit formel, de ce qu'on a pu appeler son action pastorale : tout ce qui en constituait les fabriques, y compris dans son attention portée à des formes de vie irrégulières. Paradoxalement, dans notre époque d'une nouvelle totalisation, celle d'un connexionnisme dont la perfection coïncide avec l'atomisation et la séparation, avec ses rebuts identitaires, il est devenu impossible de penser la révolution sans transitions. Les transitions de l'expérience nous indiquent des chemins qui partent de là où nous sommes. Et pour rendre praticables nos cheminements, nous ne pourrons pas ignorer la vulnérabilité de nos existences et les manières d'en prendre soin. Or le soin a été depuis longtemps rendu captif des institutions.

Dans notre époque de quadrillage infrastructurel, il est devenu indispensable de procéder à des enquêtes sur ce que certains ont appelé des communs négatifs agents de la métropolisation planétaire. Ce sont ces enquêtes qui nous permettent d'ouvrir des voies vers une écologie de la déconnexion, du renoncement, du démantèlement, qui est aussi celle de la dé-projection [7] de la machinerie matérielle qui nous enferme dans le temps des catastrophes.

De la même manière, il nous faut enquêter sur les manières d'hériter (et d'abolir au besoin) des institutions de production et de gestion du lien social, avec ses subordinations, qui ont capturé l'attention portée à la vulnérabilité. Nous ne pouvons pas écarter d'un revers de main, dans un contexte d'implacable écroulement des formations sociales, un travail d'enquête sur les manières de faire exister des communs du soin, une écologie du concernement face à la fragilité des existences. En deux mots, pour avoir prise dans les mondes ordinaires de la survie, les résurgences communales ne pourront pas négliger l'hôpital, la psychiatrie, les dispositifs assistantiels... Or les institutions, et c'est là leur caractère premier, n'existent que par leurs logiques d'assignation, qui sont aussi celles de la séparation. Elles s'instituent en instituant des frontières. Pour échapper à leur travail de réification, il nous faut briser leurs murs et en faire surgir des dehors.

Orphelins des partis révolutionnaires, il semblerait qu'il ne nous reste qu'à mettre en œuvre des alliances communales. J'en appelais dans ce livre, contre toute évidence, à un oxymore : au parti des multiplicités, à la composition et à l'alliage des insurgences et des résurgences. Notre arme, dans les temps à venir, résidera dans le travail de production des cartographies vivantes qui dessinent les itinéraires entre des nouveaux communaux, et qui rendent possibles des rencontres avec leur part de conspiration. Seulement les compositions entre ce qui diffère peuvent devenir des formes de sécession [8].

L'enquête, alors, prend le chemin des transfigurations qui nous font quitter les prisons des identités sociales. C'est en explorant ce qui se passe ailleurs que nous pouvons faire exister notre ici. C'est dans des passages que se manifeste la vitalité de la communauté. La révolution a toujours eu ses itinérants.

Face à un monde supraliminaire de destructions, composé de machineries d'un gigantisme sidérant, face à la trop molaire « crise de civilisation » qui nous fait sombrer dans l'impuissance, nous devons aller vers las pequeñas cosas comme le propose Silvia Rivera Cosicanqui :

« En el 'tiempo de las cosas pequeñas', quizás sea hora de volver la mirada sobre la minucia de los detalles de la existencia, para hallar en ellos las pautas de conducta que nos ayuden a enfrentar los desafíos de esta hora de crisis ». [9]

La désertion, la sécession, ne supposent pas nécessairement de se couper d'un corps social fantasmé, mais d'y instaurer des mondes fragmentaires d'où surgissent les communautés en train de se faire, où nous réapprenons à cultiver l'hospitalité et des nouvelles manières de nous lier. C'est dans l'attention portée à la fragilité des existences, à leur amoindrissement, que nous pourrons affronter le libéral-fascisme qui perpétue l'obsession pour la puissance de celles et ceux qui veulent nous gouverner.

Nous pourrons alors multiplier les histoires du passé qui retracent la pluralité de nos appartenances, qui font exploser le présentisme du présent. Notre actualité intempestive est aussi le temps de notre extra-contemporanéité. L'actualité des mondes de la communauté se manifeste dans les continuités qui surgissent du tissage d'une multitude d'histoires oubliées, dont les discontinuités font différer le texte officiel de l'histoire. Prendre soin des mondes effondrés n'est rien d'autre que tracer la continuité des discontinuités.

Il n'y a pas de fondement. Pas d'origine, pas de concaténation de causes et d'effets. Mais une invention permanente de l'histoire, le pouvoir d'imaginer toujours autre chose, un travail sans fin d'imagination qui en est la vérité [10]. Peut-être qu'en dernier lieu il s'agit d'accepter de vivre dans un mouvement paradoxal : la détermination radicale de nos expériences cohabite en même temps avec l'indétermination tout aussi radicale des manières de les raconter, de les faire exister pour les autres. Et ainsi de les faire diverger. Et dans le pari que les autres nous rendront la pareille. Réinvention toujours contingente de l'histoire : ou la douceur de notre liberté qui est en même temps celle de nos attachements qui nous rendent des partisans d'une multiplicité de mondes.

Nous vivons, nous le savons, le début de la fin d'une histoire vectorisée et létale, peut-être ses derniers et brutaux sursauts. La vie, de quelque côté qu'on la regarde, peut être la source d'une joie inépuisable dans un sans-fond insondable de mélancolie et de perte. Elle n'attend que l'amour de l'amitié pour se résoudre à trouver ses manières d'exister. Voici où réside le sublime de la vie. Elle est toujours un appel adressé aux puissances de l'innocence qui parfois savent ne pas savoir lorsque le temps le demande.

« Ainsi, dis-je un peu étourdi, nous devrions goûter à nouveau à l'Arbre de la connaissance pour retomber dans l'état d'innocence ?

Assurément, répondit-il, et c'est l'ultime chapitre de l'histoire du monde. » [11]

(Je tiens à remercier Samuel Monsalve, Pierre Tenne et Nathan Ben Kemoun dont les conversations ont accompagné l'écriture hésitante de cette introduction à la réédition en castillan de cet opuscule. Échanges qui eurent lieu souvent autour d'une table au Mistral, un des cafés de l'irréductible quartier parisien de Belleville, vieux troquet populaire fréquenté par des anciens, par des errants et des errantes des mondes de la folie, par une invraisemblable collection d'égarés de notre époque. Toutes et tous mes frères et sœurs.

Je remercie encore Moses Dobruška qui voulut bien accompagner mon texte avec sa clairvoyante préface dans l'édition française de 2017.

Enfin, je veux dire ma profonde sympathie à Carlos Flores Cancino qui a pris à bras le corps, avec d'autres compagnons de route, l'édition latino-américaine de ce livre. Et, dans une transversale générationnelle qui me touche vivement, je veux saluer aussi l'hospitalité de Néstor Augusto Lopez et Marita, deux résistants infatigables aux sanguinaires vanités des dictatures argentines, eux qui furent évidement mêlées au soulèvement communal de 2001 et qui nous offrirent leur hospitalité, à ma compagne et moi, lors d'un séjour récent à Buenos Aires).


[1] Voir notre lundisoir avec Josep Rafanell i Orra ici.

[2] Prochainement, un texte sera publié sur lundimatin qui nous fera part des initiatives de ces collectifs éditoriaux dans le contexte argentin et chilien.

[3] Leandro Barttolotta, Ignacio Gago, Implosión. Apuntes sobre la cuestión social de la precariedad. Edición Tinta Limón, 2023.

[4] Marcel Detienne, Les dieux d'Orphée. Éditions Gallimard, 2007.

[5] Johann Chapoutot, Libres d'obéir. Le management du nazisme à aujourd'hui. Gallimard, 2020. Certains, dans une étrange inversion, voient dans l'obsession du socialisme d'Allende pour la cybernétique, une matrice du management social à venir. Voir à ce propos Evgeny Morozov, Les Santiago Boys, Editions Divergences, 2024.

[6] David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants. Editions de Minuit, 2014, p. 44-45. Voir Pequeño tratado de cosmoanarquismo, à paraitre dans Editiones Luciola y Ediciones Irrupción, 2024.

[7] Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement. Editions Divergences, 2012. Voir aussi à, propos des communs des infrastructures techniques, et des manières de « ruiner les ruines ruineuses », Fanny Lopez, A bout de flux, Editions Divergences, 2023. On doit prêter une oreille attentive à la sèche critique des Soulèvements de la terre (opus cit.) lorsqu'ils moquent la logique de management de ces chercheurs qui fournissent des matériaux d'enquête pour une « re-direction écologique » aux entreprises et aux pouvoirs publics en vue de la poursuite de leur entreprise d'accumulation.

[8] Les Soulèvements de la terre, Premières secousses, La Fabrique éditions, 2024. Il s'agit moins de 'convergences' des luttes, qui supposent des sujets déjà déterminés, que des compositions dont les hétérogénéités qui les précède et en sont la condition pour s'inscrire dans des devenirs ingouvernables.

[9] Silvia Rivera Cusicanqui, Un mundo ch'ixi es posible. Ensayos desde un presente en crisis. Tinta Limón, Buenos Aires, 2018

[10] « Je ne veux pas du tout dire que l'imagination annoncerait les futures vérités et qu'elle devrait être au pouvoir, mais que les vérités sont déjà des imaginations et que l'imagination est au pouvoir depuis toujours ; elle, et non plus la réalité, la raison ni le long travail du négatif ». Paul Veyne, Les Grecs ont-t-ils cru à leurs mythes ? Editions du Seuil, 1983.

[11] Heinrich von Kleist, Sur le théâtre des marionnettes, Editions Sillage, 2010.

13.05.2024 à 12:40

Gaza : du déni à l'occultation

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Retour sur un entretien du Monde avec Eva Illouz et Derek Penslar

Yazid Ben Hounet

- 13 mai / , , ,
Texte intégral (3610 mots)

« Le Monde n'afficha guère plus de sympathie pour les manifestants. Les colonnes de ce journal évoquaient une foule nombreuse et menaçante, déferlant par vagues et suscitant la stupéfaction et la crainte chez les Parisiens. L'un de ces derniers, Guy Chevalier, un simple passant, était l'un des trois morts du bilan officiel. Ce fut la seule victime dont le journal précisa l'identité ; les deux autres, des musulmans, restèrent dans l'anonymat » (Maillot, 2001 : 27).

« Dans sa prudence, Le Monde adopta un discours similaire à celui du Figaro, qui tendait à déresponsabiliser l'Etat et ses représentants. Ces deux quotidiens n'hésitèrent pas à faire du F.L.N. le principal acteur du drame, ôtant de cette façon toute légitimité à la manifestation elle-même. « Le F.L.N. ne manquera pas d'exploiter les sanglants incidents de Paris et les atroces ‘ratonnades' d'Oran. Pourtant, il en porte la responsabilité puisque ici et là c'est le terrorisme musulman qui est à l'origine de ces drames » » (Maillot, 2001 : 30) [1]

Le 17 octobre 2023, quelques jours après le 7, j'avais transmis, sur la liste électronique de discussions internes à l'EHESS, un petit texte en mémoire du 17 octobre 1961, en conseillant, notamment pour prendre un peu de recul avec « l'actualité tendue du moment », la lecture de l'article d'Agnès Maillot, « La Presse française et le 17 octobre 1961 », publié en 2001. Je recommandais également le documentaire de Daniel Kupferstein, « 17 octobre 1961, dissimulation d'un massacre », réalisé la même année (2001).

J'avais pensé que l'évocation de ce crime de l'histoire coloniale française, perpétré qui plus est sous les balcons de beaux quartiers parisiens et jusque Nanterre (et les environs), serait de nature à faire réfléchir les étudiantes et étudiants, la présidence et les collègues de l'EHESS (et des centres de recherche sous sa tutelle). C'est qu'on voyait déjà poindre au sein même de l'EHESS – sous couvert de dénonciation d'apologie du terrorisme – l'amorce d'une séquence maccarthyste qui s'est amplifiée ces derniers jours en France, visant à criminaliser les perspectives anti-coloniales ou décoloniales, et donc pro-palestiniennes, ainsi que, par la suite, celles et ceux dénonçant le génocide en cours en Palestine.

Que l'État français et son personnel politico-médiatique (et une partie du monde académique) aient, plus de 62 ans après les faits, encore des difficultés à reconnaitre pleinement le plus grand massacre d'État de la 5e République française – la répression d'État la plus violente qu'ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l'histoire contemporaine, selon les historiens Jim House et Neil MacMaster (2006) [2] – explique, à mon avis, leurs incapacités à voir, entendre et comprendre les souffrances des Palestiniennes et Palestiniens, le fait colonial et les crimes qu'il génère en Palestine, allant jusqu'à nier ou atténuer les alertes, les plausibilités, puis les rapports (ex. Human Rights Council de l'ONU et FIDH) concernant le génocide à Gaza.

L'article d'Agnès Maillot et le documentaire de Daniel Kupferstein avaient, par ailleurs, l'avantage de pointer du doigt la complicité de la presse – y compris Le Monde – et de la télévision dans la dissimulation de la réalité du 17 octobre 1961. Je terminais cette évocation du 17 octobre par un passage des Damnés de la Terre de Frantz Fanon [3], rappelé et mis en exergue initialement par l'intellectuel algérien Khaled Satour, et qui annonçait déjà fort pertinemment le double standard, et le continuum colonial, des « consciences civilisées » que nous avons hélas grandement constatés depuis.

Près de 7 mois après le 7 octobre 2023 et plus de 62 ans après le 17 octobre 1961, Le Monde (19 avril 2024), avec l'aide d'intellectuels « bien choisis », tente de prolonger le déni du fait colonial qui explique le 7 octobre et qui, par réaction, génère, avec la complicité des USA et d'anciennes puissances coloniales (comme la Grande Bretagne, l'Allemagne et la France), une guerre génocidaire en Palestine.

Cela apparait d'emblée, dans la présentation du journaliste Marc-Olivier Bherer qui oppose « les massacres du 7 octobre » à « la riposte » dans la bande de Gaza. Autrement dit : le meurtre de 1160 personnes, dont environ 2,75% d'enfants (moins de 18 ans), constitue, pour Marc-Olivier Bherer, des massacres (au pluriel, je précise), alors que celui de plus de 40 000 personnes, dont environ 41% d'enfants, ne constitue qu'une simple riposte (au singulier).

Plus encore, en qualifiant de « riposte » les seules actions israéliennes, ce journaliste efface subtilement au moins 75 ans de crimes, massacres, perpétrés par les milices sionistes, puis par l'Etat d'Israël à l'encontre des Palestiniennes et Palestiniens : au moins depuis le massacre emblématique de Deir Yassin (9 avril 1948) – puisque perpétré par ceux, Menahem Begin en tête, qui allaient devenir des hauts responsables de l'Etat d'Israël et qui fondèrent le Likoud, parti de Netanyahou, actuellement au pouvoir – jusqu'aux violences plus récentes, comme celles commises par l'armée israélienne lors de la marche du retour à Gaza (2018-2019) ou par les colons israéliens dans le village palestinien d'Hawara à la fin février 2023 (pour ne parler que de celles antérieures au 7 octobre 2023).

Le reste de l'entretien, à l'image de l'amorce, n'est donc que confusions et inversions, signes apparents de personnes manifestement traumatisées par le 7 octobre (Eva Illouz davantage que Derek Penslar) et donc incapables de penser, c'est-à-dire d'avoir du recul et une perspective d'ensemble sur le sujet. Il faut dire que l'orientation des questions n'aide pas. Exemple dès la première : « la gauche apparaît divisée par la difficulté de certains à condamner pleinement l'attaque du Hamas et par l'intervention militaire israélienne à Gaza ». Condamnation pleine comme seule option pour le 7 octobre ; multiples avis possibles bien entendu sur « l'intervention militaire israélienne », ce doux euphémisme pour ne pas parler de la guerre génocidaire.

Il s'en suit un florilège visant à poser les Israéliens en seules victimes valables, pour mieux condamner une « certaine gauche », tout en invisibilisant les victimes palestiniennes. Ainsi, par exemple, Eva Illouz : « l'indifférence ou la joie », à propos du 7 octobre ; « victimes israéliennes (…) littéralement déshumanisées » ; « Israéliens, coupables aux yeux de cette gauche d'avoir établi un Etat occidental, colonial et blanc » ; « La Shoah fait désormais l'objet d'une forme de relativisme ». Et Derek Penslar : « la joie avec laquelle certains ont accueilli les massacres du 7 octobre » ; « L'incapacité d'une partie de la gauche à condamner l'occupation sans glorifier cette boucherie est pitoyable ».

Des victimes palestiniennes, autrement plus nombreuses, il ne sera pas vraiment question ici (si ce n'est pour rapidement indiquer de manière très neutre « la mort d'un nombre disproportionné de civils » en raison de « la guerre » – Eva Illouz – ou les « milliers d'innocents » « tués à Gaza » – Derek Penslar – en prenant bien soin d'en fournir quelques justifications juste après : « Certes, le Hamas se cache au sein de la population civile et Israël cherche à atteindre ses tunnels par de lourds bombardements. Mais à quel prix en termes de vies humaines ? ».

Quant à la question qui devrait interpeller tout intellectuel digne de ce nom – celle du génocide en cours – elle est soit niée (Eva Illouz : « Sans constituer un génocide »), soit honnêtement évitée (Derek Penslar : « N'étant pas un expert en droit international, je ne suis pas en mesure de vous dire si un génocide est en cours »), soit inversée pour faire des Israéliens, et au-delà les Juifs, les seules potentielles victimes de génocide (Eva Illouz : « les intentions génocidaires du Hamas » ; « comment faire pour permettre à ce peuple de vivre sans craindre le prochain massacre, le prochain génocide ? »)

On aurait pu penser que deux universitaires et un journaliste de la rubrique « idée » du Monde, ou tout au moins l'un d'entre eux, se serai(en)t indigné(s) du scholasticide en Palestine, ou, a minima, l'aurai(en)t évoqué. Mais hélas, et sans surprise aucune, ce sujet n'a été nullement mentionné. Pas un mot pour les plus de 5 479 étudiants, 261 enseignants et 95 professeurs d'université tués à Gaza, et plus de 7 819 étudiants et 756 enseignants blessés – les chiffres augmentant chaque jour. Pas un mot pour toutes les universités dévastées et pour les écoles détruites ou endommagées à plus de 80%, sans oublier tous les édifices du patrimoine architectural et culturel de Gaza.

Et prétendre donner des leçons de grammaire et de rhétorique à la « gauche » quand on est incapable d'entendre « le fracas que fait un poète qu'on tue » (Aragon, « un jour, un jour »), en référence à l'assassinat emblématique de l'adorable professeur de littérature anglaise et poète palestinien, Refaat Alareer, dont j'annonçais la mort sur la liste électronique de discussion interne à l'EHESS (le 8 décembre 2023). Stories makes us ! expliquait-il en 2016 dans un court et poignant exposé relatif aux récits oraux des Palestiniennes et Palestiniens, témoignant entre autres de leurs liens au territoire, preuve de leur droit à vivre sur cette terre.

La non-prise en compte des populations autochtones, les Palestiniennes et Palestiniens, et de leurs récits, amène à des falsifications de l'histoire et une critique fallacieuse des perspectives antisionistes, et notamment de l'analyse de Judith Butler [4], davantage sensible, elle, à intégrer le point de vue des populations dominées. On le repère notamment dans un passage d'Eva Illouz :

« Israël est le seul pays dont la légitimité est ainsi remise en cause. C'est en outre le seul dont l'existence repose sur le soutien et l'accord de la communauté internationale : il voit le jour en 1948 grâce au vote à l'ONU, l'année précédente, du plan de partage de la Palestine ».

Il y a ici, comme dans le texte de Karsenti et al., une belle mystification suggérant la conformité d'Israël au droit international. Le lecteur de l'entretien du Monde n'apprendra donc pas que l'indépendance de l'Etat d'Israël a été proclamée, de manière unilatérale, le 14 mai 1948, la veille du jour où devait s'achever le mandat confié à la Grande Bretagne par la Société des Nations. Il n'apprendra pas non plus que l'ONU avait proposé, en 1947, un plan de partage qui n'avait pas été accepté [5].

Il y a eu conquête illégale avant le 14 mai 1948 (c'est dans ce contexte que survint le massacre de Deir Yassine, le 9 avril 1948) et après la fin de la période mandataire par les forces paramilitaires, puis militaires juives/israéliennes. Suite à la guerre israélo-arabe de 1948-1949, qui débuta après la proclamation de l'Etat d'Israël, ce dernier étend son contrôle sur une partie encore plus grande que celle du plan de partage de la Palestine mandataire. Et ce n'est que le 11 mai 1949 que l'ONU reconnait l'Etat d'Israël. Comme dans bien des cas, ce dernier est aussi, en partie, un projet de conquête illégale, finalement validé par l'ONU. L'acceptation du fait accompli.

Comme je l'écrivais au début du mois de décembre dernier :

« Une telle mystification permet ainsi d'éluder « une histoire qui comporte beaucoup d'Oradour, depuis le début », la Nakba de 1948, les multiples violences et infractions au droit international commises par l'État d'Israël ».

Cette falsification de l'histoire et la non-prise en compte des Palestiniens amènent in fine Eva Illouz, mais également Derek Penslar, à inverser le réel : à s'inquiéter de la disparition d'Israël, et des remises en question de l'existence de l'Etat d'Israël, au moment même où le territoire sous contrôle palestinien se réduit comme peau de chagrin – et qu'inversement celui d'Israël s'étend – et que se déroule sous nos yeux l'annihilation complète de Gaza. Le journaliste qui a orchestré cet entretien s'est-il au moins rendu compte de cet énorme paradoxe ?

Que dire donc pour conclure ?

Que Marc-Olivier Bherer, Eva Illouz et Derek Penslar se soient adonnés à une séance de thérapie collective pour exprimer leurs traumas, ressentis et frustrations est une chose. Que Le Monde ait décidé de publier cet échange est par contre problématique, mais non surprenant quand on connait le passif de ce quotidien. Que la rédaction de ce journal soit peu sensible à la question coloniale, et plus spécifiquement aux récits des Palestiniens (et aux voix palestiniennes) ne m'étonne guère. Mais qu'elle décide de publier un entretien visant à fustiger celles et ceux qui, supposément, remettraient en cause « l'existence d'Israël », en jouant de l'amalgame antisionisme=antisémitisme (ou judéophobie), le lendemain même du vote au conseil de sécurité de l'ONU, est une faute éditoriale sidérante.

Cela montre à quel point ce quotidien est parfois déconnecté des affaires du Monde (le vrai). En effet, la résolution portée par l'Algérie (nous revenons à ce pays, soutien indéfectible de la cause palestinienne), afin que la Palestine ait le statut d'Etat membre à part entière des Nations Unies, venait d'être refusée (18 avril) en raison du seul véto des USA (12 votes pour, 2 abstentions et 1 véto des USA) ; cet État-empire, parrain du génocide en Palestine, et plus largement de l'Etat d'Israël. Moment historique révélateur qui montre bien que la question n'est pas celle de l'existence de l'Etat d'Israël – comme nous le suggèrent Marc-Olivier Bherer, Eva Illouz et Derek Penslar, et plus largement le quotidien Le Monde – mais plutôt celle de la possibilité même de l'existence d'un Etat palestinien.

Pour finir, tout en pensant aux discours pleins de sanglots de Riyad Mansour, ambassadeur de la Palestine auprès de l'ONU, celui au lendemain du 7 octobre et que je mentionnais dans mon premier texte, et celui plus de six mois plus tard, encore plus poignant, en réponse au dernier véto des USA (18 avril 2024), la moindre des choses, quand on se prétend de gauche, est d'écouter un peu ce que les intellectuels palestiniens ont à nous dire. Je me bornerai simplement, pour conclure, à deux citations datant de 2003, mais toujours malheureusement pertinentes :

« Nous sommes le seul peuple au monde auquel on demande de garantir la sécurité de son occupant, tandis qu'Israël est le seul pays au monde qui prétend se défendre de ses victimes » – We are the only people on Earth asked to guarantee the security of our occupier, » « while Israel is the only country that calls for defense from its victims. » (Hanan Ashrawi)

« Chaque nouvel empire prétend toujours être différent de ceux qui l'ont précédé, affirme que les circonstances sont exceptionnelles, que sa mission consiste à civiliser, à établir l'ordre et la démocratie, et qu'il n'utilise la force qu'en dernier recours. Le plus triste est qu'il se trouve toujours des intellectuels pour trouver des mots doux et parler d'empires bienveillants ou altruistes ». (Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident. iv, préface de l'édition de 2005 [1980, Le Seuil] – 2003 [1978, Pantheon Books] pour la version anglaise)

*

Yazid Ben Hounet est anthropologue, chargé de recherche (HDR) au CNRS, membre du Laboratoire d'Anthropologie Sociale (Collège de France – CNRS – EHESS).


[1] Maillot Agnès, 2001, « La Presse française et le 17 octobre 1961 », Irish Journal of French Studies, 1 : 25-35.

[2] House Jim & Neil MacMaster, 2006, Paris 1961, Algerians, State Terror, and Memory, Oxford, Oxford University Press.

[3] « Dès lors que le colonisé choisit la contre-violence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n'y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l'égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l'indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avait précisément motivé l'embuscade. » Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, 2002 [1961], p.86.

[4] Judith Butler est également signataire de la tribune « The Elephant in the Room » mentionnée dans l'article du Monde (pour situer Eva Illouz et Derek Penslar). Le collectif Academics4Peace, à l'origine de cette tribune, a récemment (mars 2024) publié une autre – « Genocide is plausible ; stop arms to Israël ». Mais tout cela n'est pas mentionné dans l'article du Monde. Dommage !

[5] Il convient de préciser ici qu'en 1947-1948, les États membres de l'ONU ne comprenaient que 57 pays (soit près du quart des États membres actuels – 193), pour l'essentiel des pays occidentaux, dont des puissances coloniales. Le processus de décolonisation permettra l'élargissement des États membres et donc la reconnaissance progressive d'une véritable « communauté internationale ». Par ailleurs, seule une petite trentaine de ces pays – dont des pays satellites des grandes puissances, sous pression de ces dernières (comme Haïti et les Philippines) – votèrent positivement le plan de partage.

13.05.2024 à 10:26

Pour un éloge de l'ambiguïté, avec Thomas Bauer

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Texte intégral (4371 mots)

« L'ambiguïté, que la mentalité moderne trouve si difficile à tolérer et que les institutions modernes se sont efforcées de détruire (les deux tirant leur terrible énergie créatrice de cette intention même), apparaît à nouveau comme la seule force capable de limiter et de désamorcer le potentiel destructeur et génocidaire de la modernité. »

Zygmunt Bauman, Modernity and ambivalence, 1991. [1]

Alors que tout énoncé tend à devoir briller par sa clarté, faire un éloge de l'ambiguïté peut paraître surprenant. C'est pourtant ce qu'a entrepris Thomas Bauer, professeur d'études arabes et islamiques à l'université de Münster, dans un essai dont le titre allemand serait littéralement La clarification du monde. De la perte de l'ambiguïté et de la diversité, la première partie du titre devenant dans le livre français : Vers un monde univoque. Reste à savoir si la perte de l'ambiguïté, qui paraît pour beaucoup l'horizon à atteindre, participe d'une réelle clarification du monde, rien n'est moins sûr. C'est tout le sujet du livre. Bauer nous expose une série d'observations qui ont le mérite de nous rappeler à quelques évidences basiques ; par exemple, le fait que toute culture ne peut qu'être marquée du sceau de l'équivocité [2].

Sans doute le besoin de scientificité, qui opère concomitamment avec la quantification du monde, mène-t-il inexorablement la traque à toute forme d'ambiguïté, l'objet de toute analyse devant être le moins flou qu'il se peut pour qu'on ait une chance de l'atteindre et le cerner. Cependant la marge de liberté où la vie veut bien encore s'ébattre se trouve dans le flou et l'indéterminé, son milieu même. Et il est de toute façon constatable qu'à terme l'ambiguïté se recrée constamment là où précisément on a voulu la réduire. Le multiple naît de l'un comme l'un est appelé par le multiple.

« L'ambiguïté est donc difficile à éliminer et ne peut jamais l'être tout à fait, pour la simple raison qu'il ne peut y avoir de monde sans ambiguïté. Mais il n'est pas non plus facile de maintenir un état d'ambiguïté, car les humains font preuve d'une tolérance limitée à son égard et cherchent à établir une situation claire écartant toute ambiguïté dans la durée. Il en ressort qu'un état d'ambiguïté est un état instable. En s'effondrant, il ne crée ni nécessairement ni immédiatement un état d'univocité, car de nouvelles ambiguïtés font aussitôt leur apparition. S'ensuit inévitablement une sorte de va-et-vient d'une ambiguïté à l'autre. » [3]

S'appuyant sur son compatriote Christopher Baethge qui, ayant vécu de longues années aux États-Unis, a consacré un article au rapport à l'ambivalence qui existe là-bas, Thomas Bauer relève que les habitants de cette puissance impériale sont « soucieux de la plus grande univocité » et ce « malgré leurs origines culturelles hétérogènes et grandes disparités individuelles » [4] Comme s'il fallait compenser son exogénéité par un ralliement à un point central, autant sur le plan de l'intériorité de chacun que sur celui de la société dans son entier. « Interrogé sur son état de santé, un Américain ne répondra jamais ‘‘on fait aller'' […], mais affirmera qu'il se porte à merveille, car même les phrases toutes faites qu'il emploie ‘‘s'efforcent d'être très claires dans leur lexique et leur intonation''. » [5] Thomas Bauer n'oublie pas de souligner combien ce refus de l'ambivalence, qui s'expliquerait (selon Baethge) par la tendance à éviter les « états d'incertitude et les compromis », a des conséquences fâcheuses sur le plan de la politique étrangère, étant une des sources de son « penchant à l'interventionnisme » ! [6].

Dans un autre chapitre, Thomas Bauer évoque la tolérance à l'ambiguïté qui fut celle de l'Église catholique pendant plusieurs siècles, alors que son pouvoir était incommensurable en bien des régions du globe. Concrètement, quand un dilemme se présentait, risquait d'apparaître insoluble et dommageable pour l'un ou pour l'autre parti, alors la solution pouvait consister à tout simplement ne pas prendre de décision, à ne pas répondre à la question posée. La formule nihil esse respondendum devint assez usuelle dans les cas d'un risque de rupture, afin que les contraintes locales ne puissent être mises à mal par les principes de l'Église.

Après la publication du Missel romain, en 1570, « la messe était encore célébrée sous d'innombrables et différentes formes locales ». Ce n'est qu'au xixe siècle qu'une liturgie unitaire s'imposa, ce qui constitua, pour Hubert Wolf, que cite Bauer, « le début de l'intolérance identitaire ». Jusqu'au pape Pie IX qui, en 1870, décréta le dogme de l'infaillibilité pontificale ! Et le xxe siècle, avec le concile Vatican 2, n'a pas vraiment arrangé les choses, et même au contraire, si l'on considère, par exemple, le droit des femmes à accéder à des responsabilités au sein de la hiérarchie catholique, alors qu'il fut un temps où des abbesses pouvaient avoir la main sur une juridiction équivalente à celle d'un évêque.

C'est par ailleurs l'excès de tolérance à l'ambiguïté, en l'occurrence une évidente corruption des pouvoirs et un arbitraire de la domination qui, à l'époque de la Renaissance, devinrent insupportables et furent sans doute la cause d'une violente réaction invitant à un resserrement vers la centralité principielle, en l'occurrence la littéralité de la parole biblique. On devine là le surgissement de la vague réformiste (avec ses déclinaisons rigoristes, de type calviniste, luthérienne, etc.). C'est que, pour Calvin, la Bible est infaillible, et d'une univocité absolue. « Le sens de l'Écriture est fixé à jamais. ‘‘Il n'est pas question de divergence ni même de pluralisme d'opinions […]''. Les parallèles avec les courants fondamentalistes actuels dans l'islam et dans d'autres religions sautent aux yeux. »

Thomas Bauer souligne que les « expressions fondamentalistes et politisées de la religion » croissent tandis que la religiosité traditionnelle s'effondre partout, et ce phénomène concerne aussi bien l'hindouisme (en Inde) ou le bouddhisme (en Birmanie) que l'islam et le christianisme.

L'art lui-même n'échappe pas à la quête d'univocité. En musique, le dodécaphonisme semble régler de façon mathématique la partition, la musique sérielle pousse plus loin encore la maîtrise du hasard, qui n'a plus lieu d'être. Theodor W. Adorno appréciait d'ailleurs dans l'atonalité de Schönberg le fait que rien n'y demeurait des « conventions qui garantissaient la liberté du jeu » [7]. Et Bauer note en passant que, dans son approche de cette musique, l'auteur de Philosophie de la nouvelle musique coche les trois caractéristiques de l'intolérance à l'ambiguïté pour lui constitutives du fondamentalisme : « l'obsession de la vérité, le rejet de la convention, l'aspiration à la pureté. » [8] Un trait qui va jusqu'à dénier à toute autre tendance le droit d'exister.

« Les compositeurs récents qui ne voulurent pas se plier au dogme de la ‘‘nouvelle musique'' se virent en grande partie refuser l'accès au podium. Le sort fut particulièrement dur pour des musiciens tels que Walter Braunfels, Hans Gál, ou Berthold Goldschmidt, qui ne furent pas joués sous le régime nazi en raison de leur ‘‘race'' puis, après la guerre, pour leur attachement ‘‘réactionnaire'' à la tonalité. » [9]

Insufflés par une idée de la pureté issue de cette nouvelle musique, les arts d'avant-garde ont pu atteindre, selon l'éminent critique Clement Greenberg, « une pureté et une délimitation de leurs champs d'activité dont il n'est pas d'exemple dans l'histoire de la culture. » Les différentes disciplines artistiques sont ainsi aujourd'hui plus facilement cloisonnées, technicisées, les chevauchements entre elles, vecteurs d'ambiguïté, sont plus rares. Posant des jalons et même une sorte de polarité, Greenberg a pu déclarer, en 1940 : « La poésie pure vise à l'infini de la suggestion, l'art plastique pur à son minimum. »

On sait qu'au sortir de la guerre la CIA favorisa l'avènement du mouvement expressionniste abstrait afin d'assurer la domination culturelle américaine, censément dispensatrice de liberté métaphysique et gestuelle, s'opposant donc au réalisme didactique et propagandiste de l'art promu par Moscou [10]. Soutenir Pollock ou Rothko « était d'autant plus approprié, nous dit Thomas Bauer, que l'on trouva dans ce courant un mouvement artistique certes considéré comme progressiste et critique parce qu'il se heurtait à des contradictions, mais dont les œuvres ne signifiaient rien. Contrairement à l'expressionnisme non-abstrait, aux sujets souvent émotionnellement très chargés et critiques vis-à-vis de la société, émergeaient désormais des tableaux hauts en couleur parfaitement compatibles avec le capitalisme et dont la signification ne fut finalement déterminée que par l'augmentation constante de leur valeur marchande. » [11]

Là encore, par contraste, va exister un art qui refuse l'in-signifiance et, « de même que la religion tend à tomber dans l'indifférence faute d'influence politique et idéologique, l'art jouit dans le fondamentalisme d'une considération toute particulière quand il se donne pour politiquement engagé… » [12] En l'occurrence les performances d'un certain art action vont faire apparaître comme étant audacieuses et même, à l'occasion, pertinentes, l'ensemble des manifestations artistiques de l'époque (à partir du milieu des années 1950). Elles sont aussi bien la caution idéale d'un art qui globalement se déploie à travers un marché avant tout soucieux de sa prospérité.

La plupart des écoles d'art n'enseignent plus vraiment les techniques de la peinture, elles forment plutôt les étudiants à décider de ce qui doit être considéré comme de l'art authentique. Le terme « authentique », a été le mot fétiche des architectes brutalistes des années 1950-70 pour imposer le béton sommaire et la configuration matérielle la plus abrupte à une société qui commençait de prospérer après le choc de la deuxième guerre mondiale. L'authenticité est alors comme une médaille accrochée au réalisme ainsi augmenté. En spécialiste, Thomas Bauer évoque le fait que la poésie arabe classique est plus difficilement appréciée aujourd'hui par les intellectuels parce que considérée comme artificielle, alors que l'artifice a toujours été le ressort de la création artistique et poétique, lui qui permet l'ambivalence, le « dit-non-dit », le suspens.

« En d'autres termes ; l'authenticité est le contraire de la culture. La culture, du latin cultura, dérivé de colere, « cultiver », est ce que les hommes font de la matière première issue de la nature. Par conséquent, l'homme n'est jamais totalement identique à lui-même en tant qu'être naturel. Une fois encore, il en résulte une situation d'ambiguïté qui ne peut être levée que si l'être naturel, que l'on croit authentique, reste inculte. Cela a beau être une absurdité d'un point de vue anthropologique, l'homme étant par nature un être de culture, le discours sur l'authenticité n'en a cure, présupposant que notre moi inaltéré se trouve en nous-mêmes et non dans notre interaction avec la nature et la société. » [13]

Exister ne signifierait donc plus rien d'autres que faire preuve de réalisme et s'inscrire dans le champ toujours plus cru de l'histoire en train de s'annuler. Tout raffinement devenant superflu, la subtilité ne saurait être assez efficace ! Les précautions de langage ou de mouvement sont, par exemple, raillées, jugées pas assez spontanées, d'autant plus à l'heure de la twittomanie, réactivité galopante. Comment, dans ce contexte, alors les relations ne deviendraient-elles pas volontiers brutales ?

« Dans le monde de l'art, le discours sur l'authenticité présente cet avantage de faire passer la moindre babiole pour de l'art. Même si le spectateur n'y comprend goutte, il existe dans le cas de l'œuvre ‘‘authentique'' une relation univoque entre l'artiste et l'œuvre ; l'œuvre n'est-elle pas l'expression inaltérée du véritable Moi de l'artiste ? L'on se demande à bon droit pourquoi le public s'intéresserait à une telle œuvre, mais après tout il est particulièrement aisé de commercialiser l'authenticité, laquelle constitue un excellent slogan publicitaire. Cependant l'authenticité peut être un critère artistique ? Tout compte fait, peuvent aussi être qualifiés d'authentiques le chauffard inconscient, le violeur, le supporter de foot ivre mort ou le jeune Wolfsburg qui rejoint Daech pour se réaliser authentiquement dans la réduction de têtes. La composante culturelle juvénile du terrorisme se revendiquant de l'islam est bien connue, ces jeunes ne deviennent pas des terroristes parce qu'ils ont lu le Coran, mais parce qu'ils veulent enfin être authentiques et être perçus comme tels. [14]

La fétichisation de cette authenticité recoupe d'assez près, bien entendu, les quêtes identitaires qui agitent les sociétés et produisent incidemment un évident séparatisme qui ne fait qu'accentuer et sectoriser l'atomisation consumériste arrivée à un stade de narcissisation avancé. Thomas Bauer indique combien la recherche identitaire reste douloureuse pour beaucoup : pour prendre un exemple, il rappelle que, dans des sociétés qui ignoraient l'homophobie, l'introduction d'une dichotomie hétéro/homo s'avéra néfaste et introduisit de l'intolérance là où il n'y en avait pas. La tolérance à l'ambiguïté, là encore, se trouvait soudain dépassée par l'exigence d'authenticité. Toute indétermination, une fois proscrite, fait l'objet d'une assignation spéciale, comme s'il fallait à tout un chacun s'enrôler sous une identité déjà classifiée ou en passe de l'être. L'ambiguïté, avec sa marge de neutralité contingente, éventuellement son choix d'un non-choix, paraîtra donc facilement suspecte dans un monde où la taxonomie – y compris le contrôle des populations – est plus que jamais, et avec des moyens vertigineux, le penchant irrésistible des puissances dominantes. Et cette inclination funeste est suivie avec entrain, même à leur corps défendant, par tous ceux qui participent de ces revendications strictement identitaires, qu'elles se veuillent exclusives ou inclusives [15].

Plus largement, sur un plan économico-politique, il s'agit toujours d'affiner le ciblage de clients potentiels, le langage publicitaire étant sans doute le plus révélateur de cette authenticité qui ne sait qu'être feinte, à force de trahisons. Le système capitaliste a décidément besoin de consommateurs déterminés, « authentiques » ; cependant, interroge Thomas Bauer, « l'authenticité et la démocratie s'accord[ant] difficilement entre elles, capitalisme et démocratie sont-ils à terme conciliables ? » [16]

Démocratie signifie expression de tous, débats, partage des antagonismes, incertitude permanente, etc. Autant de freins à la projection, à l'assurance, à la « vérité » statistique. Dans un monde aujourd'hui régi par des ingénieurs [17], la recherche de l'univocité à tout prix ne devrait qu'inviter à la prudence, au lieu qu'elle fascine et nous embarque, sous couvert d'universalisme crispé ou d'identitarisme, tous deux symptômes ici d'un même écueil. Aussi bien la sécularisation généralisée que la banalisation de l'art n'ont guère rendu les sociétés plus présentes à elles-mêmes et l'attrait de la nomination comme celui de la distinction ne cessent d'absorber l'intérêt humain, jusqu'à faire abstraction du corps et du milieu ambiant.

Il faudrait voir ce que l'élan scientifique, qui tend par nature à s'attaquer à toute incertitude, a pu produire à travers ses applications en termes d'intolérance et de politiques mortifères. La présence de plus en plus réduite des sciences humaines et de la littérature dans les cerveaux des acteurs et décideurs ne pourrait-elle pas expliquer en partie les décisions scabreuses qui nous mènent sans aucune ambiguïté vers le pire, puisque, sauf erreur, le devenir machinique de l'humain ne peut que signifier sa disparition ?

Si les constats déroulés par Thomas Bauer tout au long des pages de son essai sont pour le moins inquiétantes, sa conclusion se veut néanmoins constructive, comme si un possible était encore possible : « Ceux pour qui la perspective d'avenir n'apparaît guère attrayante doivent chercher un antidote qui augmente l'envie d'ambiguïté. L'art plastique, la littérature et la musique, qui voient dans le processus de création humaine une valeur en soi et aspirent à repousser les limites de la créativité humaine, qu'elle soit artisanale ou esthétique, pourraient être plus efficaces que l'art-tiens-v'là-une-idée. C'est la seule façon de favoriser une réceptibilité dont la fenêtre de tir attentionnelle dépasse les trois minutes. Un art riche en signification dans l'espace public (et pas seulement dans les musées), la conception de belles places pour les échanges conviviaux dans nos villes, un enseignement de l'art, de la musique et des instruments dans toutes les classes, l'étude d'une littérature ouverte à l'association, une éducation à la nature qui transmette sa beauté, sa diversité et sa vulnérabilité : toutes ces mesures pourraient constituer les premières mesures d'urgence pour lutter contre le devenir-univoque de notre monde. Elles seraient payantes. » [18]

Jean-Claude Leroy
Illustration : Éliette Dambès, Caresses, crayon, 12 x 17 cm, 2008.

Thomas Bauer, Vers un monde univoque (sur la perte d'ambiguïté et de diversité), éditions L'Échappée, 2024, 14 €.


[1] Cité par Christophe Pollamn dans sa préface.

[2] Ainsi que l'avait exprimé le jeune Jacques Derrida dans son introduction à L'origine de la géométrie de Husserl. Dans sa préface, Christophe Pollman cite également Maurice Merleau-Ponty : « L'équivoque est essentielle à l'existence humaine, et tout ce que nous vivons et pensons a toujours plusieurs sens. »

[3] Thomas Bauer, Vers un monde univoque, p. 42.

[4] Op. cit., p. 45.

[5] Op. cit., p. 46.

[6] Op. cit., p. 46.

[7] Op. cit., p. 75

[8] Op. cit., p. 75-76.

[9] Op. cit., p. 76.

[11] Op. cit. p. 87-88.

[12] Op. cit., p. 79.

[13] Op. cit., p. 106.

[14] Op. cit. p. 109-110.

[15] Sur ce sujet, on pourra lire Daniel Bernabé, Le piège identitaire, L'Échappée, 2022.

[16] Op. cit. p. 128.

[17] Dans un article publié en 2016, le journaliste Jürgen Kaube, cité ici par Thomas Bauer, expose que sur 200 musulmans radicalisés ayant participé à des attentats terroristes, 45 % étaient des ingénieurs. « L'une des causes explicitement citées est leur ‘‘intolérance à l'équivoque'', soit à l'ambiguïté, telle qu'elle ne manque pas de caractériser le travail d'ingénieur. »

[18] Op. cit. p. 142.

13.05.2024 à 10:11

Au cœur des ténèbres

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Le CNRS, la bombe et la mobilisation scientifique
[Groupe Grothendieck]

- 13 mai / , , ,
Texte intégral (11064 mots)

Depuis la sortie de notre livre L'Université désintégrée, de nombreux étudiants et chercheurs nous ont fait part de leur surprise quant au nombre de liens entre la recherche publique, les universités et l'armée. La plupart, pensant qu'il s'agit de « dérives » ou de « débordements mineurs » de la part de leur institut, prennent le problème à l'envers. Car il s'agit d'une vraie politique publique de direction et de financement de la recherche publique pour l'armée et l'armement.

Alors que nous entrons dans l'ère de la guerre mondialisée, la situation se clarifie. Les instituts publics affichent dorénavant sans complexe ces liens. En écho à l'opus que nous venons de publier, Des treillis dans les labos (Le monde à l'envers, avril 2024) nous vous offrons un petit voyage dans l'univers de la banalité du mal. Nous commenceront par quelques aspects historiques permettant de nous situer (et d'éviter les indignations naïves) avant d'en venir aux liens actuels et d'esquisser quelques réflexions quant à l'opposition au complexe militaro-industriel.

1. Aspects historiques de la banalité du mal

La bombe atomique française, fille des recherches du CNRS

« Le CNRS a donc été aussi porté sur les fonts baptismaux par la recherche militaire, dans une perspective de mobilisation scientifique (…) ce sont les besoins de cette science mobilisée qui ont amené le responsable du CNRSA, Henri Longchambon, à imaginer un type d'organisation très moderne. [1] »

La recherche scientifique moderne est fabriquée essentiellement par la puissance publique, c'est-à-dire par les États et les grands organes inter-étatiques comme l'Union Européenne. C'est pendant la Seconde guerre mondiale que la France se dote d'une recherche publique à la hauteur des ambitions de la guerre moderne et de sa stratégie nucléaire. Grâce à de la fusion en 1939 de deux organismes, la Caisse nationale de la recherche scientifique (CNRS) dirigée par Jean Perrin [2], très grand physicien spécialiste des rayons X et politicien socialiste, et le Centre national de la recherche scientifique Appliquée/Armée (CNRS-A), la France est prête à mettre ses cerveaux au service de la puissance de feu. Et dès le début, la bombe atomique est l'une des recherches de prédilection : le groupe « G1 » du CNRS est formée de la réunion du laboratoire de synthèse atomique du Collège de France et de l'Institut du Radium de la famille Curie. Il compte dans son équipe les plus éminents physiciens de l'atome : Frédéric Joliot-Curie, Francis Perrin (fils de Jean Perrin) et deux juifs allemands en exil, Hans V. Halban et Lew Kowarski. Il aboutira dès avril 1939 au dépôt par Joliot-Curie et ses compères de trois brevets secrets, deux en vue de la production d'énergie nucléaire, le troisième, « le cas n°3 » ayant pour titre « Perfectionnement aux charges explosives ». Il s'agit du premier dépôt intellectuel de la bombe atomique.

L'occupation de 1940 met fin aux travaux français sur la bombe. L'équipe, soutenue par le PCF, est exfiltrée en Angleterre via un navire charbonnier. À son bord, Halban, Kowarski, des documents secrets et 200 kg d'eau lourde pour la bombe – Joliot-Curie décidant de rester en France pour lutter [3].

Il faut attendre la Libération pour que les recherches reprennent. De Gaulle et une cohorte de polytechniciens mettent dès octobre 1945 un grand coup d'accélérateur pour la bombe française en créant le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), organe civilo-militaire responsable du programme de la bombe et des centrales. À sa tête, on retrouve Joliot-Curie puis, après son revirement « pacifiste » (en accord avec la politique du PCF), Francis Perrin, membre de la SFIO et moins pro-soviétique après sa visite de l'URSS en 1933. Bien qu'opposé lui aussi en principe à la bombe, il travaille avec docilité à sa fabrication en pratique sous les directives des technocrates de droite (Yves Rocard, Pierre Guillaumat et de Gaulle lui-même).

« Les scientifiques qui travaillent dans ce domaine ne font qu'obéir aux directives politiques. (...) Mon admiration pour Mendès France finit par me convaincre que le CEA devait effectivement fournir l'effort que réclamait le gouvernement. (...) J'avais également une grande admiration pour le général de Gaulle et, malgré certains désaccords, je suivis ses directives. (...) De Gaulle m'expliqua que l'arme thermonucléaire était indispensable pour permettre à la France de regagner le prestige perdu, et je finis par m'incliner. » [4]

Le 13 février 1960, soit 15 ans après Hiroshima, la première bombe atomique française explose à Reggane dans le Sahara algérien [5].

Le scientific power, instrument des bellicismes nationaux

Cette histoire est instructive sur les forces sous-jacentes qui mènent les États à une telle puissance de feu [6]. Ce que nous nommons les « États-forts » sont ceux qui sont parvenus à construire un complexe scientifico-militaro-industriel (le fameux « Triangle de Fer ») efficace permettant à leurs armées, c'est-à-dire à la force nationale, de pouvoir exister dans le jeu politico-diplomatique mondial. La bombe (et son vecteur) sont dans ce cas l'arme-nationale par excellence qui permet aux États de faire partie des dominants incontestés. L'infrastructure technoscientifique et militaire nécessaire pour produire la bombe [7] ne peut être portée que par des États inscrits dans un processus d'industrialisation et de capitalisation très poussé possédant un pôle scientifique très développé. Ni une quelconque organisation terroriste, ni une entreprise multinationale ne pourraient – même avec l'accord d'un pays – produire ce genre d'armement.

L'époque dans laquelle nous nous trouvons n'est pas sortie de la menace nucléaire. La bombe n'est que le sommet de l'iceberg de la nouvelle force historique du capitalisme baptisé en 1945 avec le « test grandeur réel » d'Hiroshima. Selon nous, cette nouvelle ère historique est la concordance entre le processus d'affirmation des formes étatiques industrielles, la stabilisation de leurs frontières et de leur fronts, avec le nouveau processus de capitalisation où seule la puissance d'agir de la technoscience, (application technologique de la science moderne) permet des profits suffisants. Nous appelons cet ordre du monde le technocapitalisme [8].

Le caractère technocratique de ce pouvoir peut très bien s'acclimater de gouvernement de droite comme de gauche : seule compte leur volonté progressiste de faire tourner les laboratoires et l'industrie afin de conserver l'avance. Ce qui est important alors c'est de conserver les secrets de fabrication et d'imposer aux autres puissances les normes en vigueur concernant les domaines stratégiques du techno-monde : normes en électronique, en télécommunication, normes de l'armement et normes nucléaire. Les normes américaines ITAR et les normes de l'OTAN en matière de calibrage et de production nationale d'armes permettent de vassaliser même des puissances nucléaires comme la France qui après son jeu d'indépendance nucléaire promue par le générale De Gaulle, est rentrée bien gentiment dans le rang en 2007, en réintégrant le commandement intégré de l'OTAN, c'est-à-dire l'organisation militaire intégrée aux ordres des Américains. Ce n'est pas au hasard que le centre d'excellence spatiale de l'OTAN est fraîchement sorti de terre à Toulouse : la France est le premier pays européen en matière satellitaire militaire et la région Bordeaux-Toulouse concentre a elle seule le plus grand nombre d'ingénieurs et de chercheurs dans l'aérospatiale de défense d'Europe (plus de 13 500 en 2018 [9]). L'ordre des choses est à la concentration de la puissance pour toujours plus dominer les potentiels adversaires que représentent les empires techno-industriel chinois ou russe.

Cette mainmise incontestable des État-Unis dans le jeu des puissances n'empêche pas les autres nations de fortifier leurs Triangle de Fer respectifs, permettant à la fois de renforcer la force géostratégique localement et de pouvoir briguer des responsabilités élargies au sein de l'OTAN. Il convient donc, pour chaque État-fort, de capter une partie importante des avancées technoscientifiques de leur pays pour faire bondir la productivité du travail dans les domaines majeurs (électronique, nucléaire, télécommunication) afin que la puissance nationale puisse continuer à être crédible et martial au niveau mondial. C'est-à-dire au final, avoir une bombe atomique performante face aux défenses adverses et assurer un développement dans les cinq champs de la guerre (Terre, Mer, Air, Espace, Cyber).

Marx, dans le fameux « fragment sur les machines » appelle cette capacité de la science à permettre des avancées spectaculaires dans le développement capitaliste le scientific power [10] d'une nation. Ce scientific power a des caractéristiques spécifiques suivant les pays, en fonction de l'histoire industrielle et scientifique, en fonction des stratégies de financement publics, des ressources nationales, coloniales, de l'attractivité des universités et des grandes écoles. Cette puissance est matérialisée dans les chercheurs eux-mêmes, mais aussi dans les documents, les « secrets de famille » de certaines recherches, savoirs-faire maison, dans les dossiers classifiés, les installations techno-industrielles d'envergure, les méthodes de travail et le type de management de la recherche ainsi que dans les structures administratives qui lient le monde de la recherche à l'industrie et à l'armée.

Le scientific power est un facteur déterminant pour gagner une guerre, au même titre que le nombre d'hommes disponibles ou que la tactique militaire. Il sera par exemple d'une grande importance dans le bellicisme nazi (projet Uranium et programme V2, mais aussi production d'essence synthétique et de caoutchouc artificiel) [11]. L'Allemagne nazie, le premier d'une longue série d'« État-total » ne peut se passer de ce bellicisme qui est en quelque sorte un gage de puissance accrue. La logique est la suivante : il faut maintenir et renforcer « nos fronts et nos frontières » pour être une puissance absolu. Pour ce faire il faut faire la guerre et donc augmenter notre scientific power permettant des gains de productivité et des gains de puissance militaire. Les conquêtes sur nos fronts permettront des pillages de main-d'oeuvre et de ressources… et ainsi de suite. Une fois cette logique d'accroissement absolue mise en place, elle ne peut plus s'arrêter … jusqu'à la chute.

Après la guerre, les pays gagnants n'hésitèrent pas à récupérer le scientific power des vaincus (japonais, allemand et autrichien). L'Allemagne nazie, grande nation scientifique, est pillée sans vergogne par les américains (opération ALSOS), les Russes, les Anglais et les Français. On connaît le cas du programme Apollo et de son chef, l'ancien SS Wernher von Braun, responsable des V2, capturé par les américains et rapatrié en aux États-Unis. On connaît moins les cas français. Dommage : on estime à plus d'un millier le nombre de scientifiques allemands « employés » dans le secteur français de l'armement, dont des ingénieurs de très haut vol [12]. Ce pillage permet l'avancée fulgurante de la France dans les domaines de la propulsion balistique, des fusées et des moteurs d'avions, là où elle accusait un certain retard. Ce pillage « des ressources » lance véritablement le programme nucléaire français sous l'égide du CEA. Il permet surtout un « effet rebond » dans la production et la productivité après cinq ans d'Occupation [13].

A ce titre le CNRS est exemplaire : de 1945 à 1950 c'est sous sont égide que le pillage français de l'Allemagne est organisé [14]. La « mission du CNRS en Allemagne » est installée à Offenburg sous le patronage de Frédéric Joliot-Curie son directeur. Ce dernier donne les instructions suivantes :

« 1. Continuer les récupérations et saisies de matériel quand l'occasion s'en présenterait.
2. Acheter du matériel neuf dans les usines d'Allemagne, matériel intéressant a priori, par ses prix peu élevés et aussi, parce que le marché français ne pouvait le livrer.
3. Commencer à prendre en charge et à contrôler les laboratoires et savants d'Allemagne.
4. Continuer l'information scientifique.
5. Accueillir, aider les investigateurs envoyés en mission temporaire par le CNRS ou d'autres organismes officiels ou privés.
6. Collaborer, au sein de la FIAT[américains] en particulier, avec les sous-sections spécifiquement militaires, en les aidant de notre compétence scientifique. [… ] »

En bon chef militaire, Joliot-Curie appelle de ses vœux le CNRS à ouvrir un « front scientifique de guerre » [15] en partenariat avec les forces militaires d'occupation à partir de mai 1945 au même moment que la capitulation. Il dépêche la première années 150 scientifiques qui prennent l'uniforme, reçoivent des grades militaires et sont astreints à la discipline militaire. Génétique et science nucléaire constituent les deux principaux points forts de la recherche fondamentale allemande en zone française d'occupation et les scientifiques français, en plus de récupérer du matériel et des savants pour les rapatrier en France, doivent faire du renseignement [16].

Cette « course à la matière grise » [17] est acharnée entre les quatre puissances alliées pour s'emparer du plus de savants possible, mais aussi détruire les installations nazi qui ne serait pas dans leur périmètre d'occupation :

« Selon l'historien israélien Michel Bar-Zohar, le général Groves, qui supervisait le travail d'ALSOS depuis les États-Unis, aurait redouté que Frédéric Joliot, dont les sympathies communistes étaient connues, ne livrât aux Soviétiques les informations qu'il aurait pu obtenir de ces deux savants [Otto Hahn et Werner Heisenberg responsable du projet Uranium]. Quant à la cave hébergeant le matériel nécessaire à la fabrication d'une pile, elle fut détruite par les Américains quelques jours avant l'arrivée des forces d'occupation françaises » [18]

Bien plus que les savoirs en eux-mêmes, c'est la méthode de travail des scientifiques nazis, à la pointe du « management » en science, qui permet alors à certains laboratoires français d'acquérir une méthode de travail efficace :

« M'avait aussi frappé le fait que les ingénieurs français et allemands n'ont pas du tout les mêmes critères pour évaluer l'intérêt des travaux qu'ils aimeraient se voir confier. Intérêt – je simplifie à peine – est pour les premiers synonyme de difficulté théorique, pour les seconds, d'utilité pratique. Au fil des années, je devais constater les incalculables conséquences, dans le monde industriel et au-delà, de cette différence, fruit de l'éducation, mais aussi de la tradition et qu'on aurait tort de juger anodine [19]. »

La coopération entre les scientifiques et les militaires français reste « excellente » [20] pendant ces cinq années d'extorsion d'information, de travail forcé et de pillage de toutes les ressources scientifico-techno-industrielles nazies. Car les deux instances – science et guerre, c'est-à-dire le bras gauche et le bras droit du Moloch industriel – voulaient a peu de chose près la même chose : augmenter le pouvoir de la France dans le jeu mondial des gagnants de la guerre et ne pas se laisser manger ni par les Yankees ni par les Soviets.

Le CNRS puis le CEA, sont à ce titre bien plus que de simples instituts scientifiques où il fait bon chercher. Ils sont la matérialisation du scientific power français, c'est-à-dire de la matière grise française au service du profit (« innovation », « transfert ») et de la puissance étatico-militaire (armement, armée, nucléaire). La force de la mondialisation des capitaux peut être vue non comme une harmonisation mondiale de la puissances de feu et de profit, mais au contraire comme leur concentration dans des pôles nationaux [21] repartis dans les cinq ou six États-forts, c'est-à-dire à peu de chose près chez ceux qui détienne la bombe atomique et qui vendent le plus d'armes. Ces États sont comme des aimants à puissance : dans un cercle morbide, plus ils grossissent, plus ils attirent et plus l'impératif guerrier de « garantir ses fronts et frontières » devient prégnant. D'où la période de la guerre mondialisée qui ne fait que commencer [22].

2. Actualité de la banalité du mal : l'innovation de défense

« Alors que les menaces pesant sur notre territoire se diversifient et se complexifient, l'innovation représente plus que jamais un impératif pour le secteur de la défense et de la sécurité. Au sein de cet écosystème, la recherche publique joue un rôle clé, et ce, dans de multiples domaines : matériaux innovants, lutte anti-drones, intelligence artificielle… » [23]

Les conséquences du pillage du scientific power nazi est encore visible dans certains secteurs de l'armement. Un exemple ? L'Institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis (ISL) [24] dans le Haut-Rhin, créé pour faire travailler 32 scientifiques allemands sous une direction française. Toujours en activité, devenu un centre de conception de missiles pour la France et pour l'Allemagne, il travaille en partenariat avec la Direction générale de l'armement (DGA) mais aussi avec le missilier franco-allemand MBDA et Naval Group.

Aujourd'hui, en matière d'innovation de défense, les partenariats civil-militaire sont nombreux. Citons les recherches du Gipsa-Lab à Grenoble (une unité mixte Université, CNRS, INP) en partenariat avec l'ISL pré-cité et l'Office national d'études et de recherches en aérospatiale (Onera) sur la modélisation de « nouveaux projectiles longue portée » [25], incluant des missiles balistiques. Les individus participant à ces recherches ne peuvent pas nier, malgré leur statut de chercheurs civils publics, travailler pour l'armement français. Les équations très compliqués et les euphémismes des titres (« projectile » remplaçant le mot missile, « cible mouvante » le mot humain, etc) ainsi que le prétexte en de la recherche « pure » loin des applications industrielles, ne peuvent masquer la barbarie à visage humain qui se dégage de toute cette matière grise dépensée pour la mort et la destruction.

Le CNRS noue depuis quarante ans des accords avec la DGA. Dès 1986 le CNRS offre des bourses de thèses financées par la DGA [26]. Le premier accord-cadre CNRS-DGA est signé en janvier 2005 [27] pour la collaboration et le soutien à la recherche intéressant les armées. Les exemples concrets de ces collaborations mortifères sont pléthore. Quelques petites exemples glanés rapidement.

— L'IUT de Blois accueille de 2006 à 2009 une thèse sur l' « Etude de l'émissivité infra-rouge dans des couches minces hybrides d'oxyde de nickel et terre rare », en collaboration avec la DGA Arcueil et un financement CNRS/DGA.

— Le projet GREAT (CNRS-DGA) [28] pour la fabrication de substrat de micropuces en nitrure de Gallium (GaN), résistant aux radiations et aux hautes températures, et permettant d'utiliser des hautes fréquences pour les radars et les transmission satellitaire, ce qui intéresse bien évidemment l'armée.

— La médaille de l'innovation 2022 du CNRS a été remis à un chercheur de l'Institut Saint-Louis – le même que nous avons rencontré précédemment. Le Dr Spitzer a été récompensé pour ses recherches sur des nouveaux procédés explosifs. Le patron de l'AID, Emmanuel Shiva, nous explique ce qu'est l'innovation de défense avec le cas concret de cette institut :

« le ministère des Armées soutient dans la durée les innovations auquel il croit. […] A partir de ce soutien, la capacité de l'ISL à construire des partenariats académiques forts et à mettre en place les modalités d'une valorisation croisée entre les domaines civil et militaire, agit comme un multiplicateur de forces. Au-delà de cet environnement porteur, la Médaille de l'innovation remise au Dr Spitzer souligne l'importance capitale de l'engagement, de l'initiative et des compétences des femmes et des hommes qui œuvrent – notamment au stade de la recherche - à la préparation des équipements de défense de demain et d'après-demain. Je suis fier de leur apporter les moyens de déployer leur créativité au service de nos missions. Je m'associe aux félicitations du ministre des Armées au Dr Spitzer. » [29]

Pour notre part nous avons honte que des scientifiques mettent toute leur énergie cérébrale à concevoir des engins de mort, toujours plus rapides et puissants, qui iront tuer hommes et animaux, détruire maisons et immeubles. À l'heure de la guerre mondialisée, la latence entre une découverte et son application industrielles puis son utilisation sur le champs de bataille peut être de moins de dix ans. On peut se retrouver, comme le cas de l'entreprise iséroise Lynred (start-up issue de la recherche en capteurs infra-rouge du CEA-Grenoble) être complice des massacres de civils ukrainiens dans la guerre avec la Russie [30].

Ce n'est pas tout. Le CNRS à des accords de coopération avec bien d'autre structures mortifères. Citons l'Office national d'études et de recherches en aérospatiale (Onera), dont l'accord vient d'être renouvelé en juillet 2023 – les deux structures ayant même deux laboratoires cogérés [31]. Le CNRS a signé en 2021 un partenariat public-privé pour quatre ans avec Naval Group, l'industriel qui construit bombardiers et sous-marins [32] – dans ce cas, c'est trois laboratoires que le CNRS a en commun avec l'industriel. Il a également un laboratoire commun avec Safran Electronics & Defense et l'École Polytechnique pour la propulsion des fusées. On pourrait également parler de cybersécurité avec un accord entre le CNRS, l'Inria et le CEA pour le Programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) Cybersécurité à 65 millions sur 6 ans [33].

Mais revenons à nos moutons kaki.

En décembre 2023 l'Agence de l'Innovation de Défense (AID), une filiale de la DGA, signe un nouvel accord avec CNRS Innovation [34]. Ce partenariat d'une durée de trois ans permet notamment à l'armée d'avoir un droit de regard sur les découvertes au sein du CNRS, mais aussi de faciliter la création de start-up « défense » à partir de recherches porteuses (ce qu'ils appellent le « transfert »).

Ces transferts nauséabonds seront facilités par le réseau Défense Angel [35], fruit d'un groupe de réflexion de l'École de Guerre, de propositions du Gicat (le lobby des industriels des armements terrestres) et d'un rapport parlementaire sur le financement de la base industrielle et technologique de défense. Il permet d'amorcer les start-up le temps qu'elles trouvent des clients, de trouver des financements à partir d'épargnes privés (les « Angels » yes we can !). Défense Angel fait partie de la Fédération Nationale des Business Angels (France Angels). « Une fois le réseau sur trajectoire, il s'agira ensuite de parvenir à soutenir environ 25 start-ups duales en trois à cinq ans ayant un intérêt à se développer dans le monde la défense » [36]. La recette du succès techno est maintenant bien trouvée : création d'une start-up par des fonds public (CNRS innovation, CEA investissement) par un chercheur, « incubation » dans des structures spécialisées comme Y-Spot (CEA), puis amorçage par des « angels » privés, et enfin soit la start-up trouvent des clients, soit elle crash.

Revenons au CNRS. Trois domaines intéresses particulièrement le CNRS Innovation et l'AID pour leurs applications militaires :

— La surveillance/le contrôle à grande échelle avec par exemple la start-up MC2 Technologies issue de l'Institut d'électronique, de microélectronique et de nanotechnologie (CNRS/Université de Lille/Université Polytechnique des Haut-de-France). MC2 Technologie [37] est spécialiste de la détection de drone en milieu urbain et leur « neutralisation » par brouillage grâce à des fusils à onde. Elle a bénéficié du plan France relance 2030 et fait partie de la Base Industrielle et Technologique de défense en tant que membre du lobby de l'armement terrestre, le Gicat. Ses clients sont bien entendu l'armée et les entreprises d'armement (Nexter, Aquus, MDBA), mais aussi les centres pénitenciers, la police, la gendarmerie, le RAID. Plus récemment : les JO de Paris, où elle est fournisseur du groupe Thales pour la partie neutralisation des drones. MC2 Technologie est aussi en lien avec le CEA-Leti (Grenoble) pour son projet Hyperlink V2 de transmission de données pour l'armée dans la bande des 140 GHz [38].

— La synthèse de semi-conducteurs résistant aux radiations pour les missiles atomiques et le satellitaire. Le pôle de compétitivité grenoblois Minalogic est spécialiste dans ce domaine avec la technologie développée par le CEA pour la bombe atomique au sein de la start-up Soitec [39]. Mais voilà que le bien nommé Institut Néel (CNRS) essaie de jouer la concurrence en développant de nouveaux substrats résistant à base de carbone. Le CNRS, qui a une certaine expérience en matière de rayonnements ionisants s'est lancé dans l'aventure électronique dans les années 1970. C'est l'entreprise DiamFab, rejeton de l'Institut Néel, encore « incubée » en son sein, qui c'est lancée dans la production à grande échelle de ce type de puce. Le nouveau plan nano 2026 [40] abondamment financé par la région AURA et la Métropole grenobloise (3,7 millions d'euros) qui était censé ne financer que de petite structures civiles, va donner abondamment à DiamFab. Les millions appelant les millions, une levée de fond de mars 2024 permet à DiamFab d'acquérir 8,7 millions d'euros pour la construction de sa première ligne de pré-production à grande échelle (une usine quoi), ce qui lui permettra de « sortir des jupes » du CNRS et d'acquérir potentiellement des marchés. STMicroelectronics et Soitec lorgnent évidement sur cette pépite permettant d'absorber la concurrence et d'innover dans des nouveaux substrats résistants pour l'armée et le marché de la voiture électrique [41].

— Et enfin, l'Imagerie satellite et le renseignement satellitaire avec la spin-off du CNRS, Kayros [42].

Le CNRS participe activement à la privatisation de la recherche et à l'accroissement du technocapitalisme. CNRS Innovation fut créé en 1992 dans ce but : collecter l'argent public pour que ses chercheurs montent des entreprises privées. La nouveauté ce n'est pas que l'une de ces entreprises soit à vocation militaire, mais que cela soit assumé publiquement par une politique active en faveur de l'armement et des armées françaises.

D'habitude c'est le CEA, institut scientifico-industriel (EPIC), ayant un pied dans le civil et l'autre dans le militaire, qui est spécialiste des transfères recherches publiques vers l'armée. Mais la politique de la DGA depuis la fin de la guerre froide et ses différentes restructuration est de plus en plus ouverte vers le marché dit « dual ». On pourrait nommer ce phénomène, « l'externalisation » de de la recherche militaire, mais on l'appelle « l'innovation de défense ». En gros, au vu de la complexification des armements et des systèmes technologiques d'armements, l'apport du civil vient enrichir les recherches des ingénieurs militaires et des centres de R&D des grosses boîtes d'armement. Cela commence à devenir même un apport important. Cette stratégie est définie par l'Agence de l'Innovation de Défense créée en 2018 sous tutelle de la DGA. Dans son document directeur, le Document de référence pour l'orientation de l'innovation de défense (DrOID) elle définit les axes a prioriser et les différents types d'accompagnement du civil vers des transferts militaires. Pour celles et ceux qui veulent lutter contre la militarisation de la France et donc du monde, nous vous recommandons vivement de lire ce document [43].

Ce qui se trame dans les laboratoires du CNRS est un peu une petite révolution. Depuis les années 1990, le CNRS partageait quelques laboratoires avec le Triangle de Fer (CEA, ONERA, Naval Group). Mais avec l'application de la nouvelle stratégie de l'Innovation de défense, le nombre de labos de l'institut qui vont collaborer avec le complexe militaro-industriel va exploser. On peut véritablement parler de nouvelle mobilisation scientifique pour la guerre.

En bon républicains progressistes, nos chercheurs ne peuvent plus fermer les yeux sous prétexte que le CNRS, avec ses statuts spécifiques d'établissement public (EPST) et ses dotations encore majoritairement par équipe et non par projet (ANR), serait « le-havre-de-la-recherche-désintéressée- et-bienfaisante-pour-l'humanité ». Macron l'a déclaré : les chercheurs, comme les ingénieurs, les ouvriers et les employés participeront à l'effort de guerre. Et avec le sourire, car beaucoup d'investissements en capitaux et main-d'œuvre vont être déployés pour faire en sorte que la France 1° reste à la seconde place des ventes d'armes mondiales ; 2° soit aux commandes en cas d'attaque russe sur un pays européen (sous l'égide de l'OTAN bien sûr) ; 3° que cette économie de guerre, en plus de faire des morts en Ukraine, au Yémen, en Russie, en Palestine, au Tchad, au Niger, etc, permettent réellement de relever la croissance du PIB français.

3. Conclusion : rester sensible et dénoncer toutes les puissances

Nos combats contre les tueries de masse des puissances étatiques ont du mal à prendre. Tout au plus une vague d'indignation surgit dans les pays du sommet quand un peuple se fait massacrer. Et encore : ce ne sont pas tous les peuples qui ont le droit à une couverture méditico-indignatoire.

Alors, comment arriver à refaire émerger une défiance envers les organes militaires, fers de lance du nationalisme et du technocapitalisme ? Comment réinscrire le meurtre de masse par les États dans cette guerre généralisée au vivant, celle-ci dépassant les logiques géo-stratégiques et politiques d'une région particulière du monde ? Et enfin, comment ne pas devenir partisan d'un quelconque nationalisme ni commencer à soutenir une quelconque stratégie militaire, au risque de devoir faire passer le « principe de réalité » au dessus de la réalité de nos principes ?

C'est à tous ces chantiers politiques d'ampleur que nous nous attelons depuis quelques années au sein de coordinations, groupes, collectifs [44], avec quelques autres compagnons dans toute la France.

Mais ce n'est pas du tout satisfaisant.

Il nous faut des « bouts » afin de commencer à détricoter la pelote militaire. Ces bouts faciles et flagrants à dénoncer comme les meurtres de masse, le non-respect des « règles de la guerre », ou les partenariats avec des pays ennemis du nôtre et perçus comme « hostiles » ou « anti-démocratiques » peuvent, nous l'espérons, mettre des personnes en mouvement, tout au moins dans les milieux militants dans un premier temps. Cette indignation est renforcée quand en plus, c'est avec de l'argent public des Régions, des Départements ou des communes que ces guerres sont financées. Ces financements publics nous donnent une prise pour mettre des coups de pied dans la fourmilière à l'heure où tout le monde s'indigne du manque d'argent à l'hôpital ou à l'école. Mais il ne sont pas les seules stratégies pouvant être facilement mises en place dès aujourd'hui.

Récemment, avec le massacre des Palestiniens, on a vu des actions de piquet et de blocage d'usine d'armements. Ces actions rendent visibles les « méchants », mais pour l'instant elles n'arrivent pas a infliger des coups sérieux à l'industrie de l'armement français. Le prétexte de l'emploi et la logique que « nous n'avons rien contre les employés » est souvent avancée. Pour notre part, nous rendons responsable tous les rouages de la filières. Bien que les niveaux d'implication, bien entendu, ne sont pas les mêmes entre Macron et l'ouvrier de Nexter, tous font partie d'une chaîne de commandement mortifère arrivant au final à la destruction, à la mort et au saccage de vie. Alors nos salaires ne valent pas leurs vies, nos emplois de chercheurs, d'ingénieurs, d'employés de la DGA ou de start-up militaire ne peuvent se justifier. Il y a en France beaucoup de fils d'Eichmann, et nous sommes là pour les faire démissionner de leur « rôle » comme Günther Anders essayait, dans des lettres ouvertes à Klaus Eichmann, de le rendre infidèle à la filiation idéologique paternelle [45].

Cette mise en mouvement ne peut se faire sans une morale populaire où tuer et faire la guerre soit vus comme mauvais en soi. S'indigner, s'horrifier devant des massacres, avoir peur pour nos proches devant les dégâts de la guerre, être choqué par les ventes d'armes et les stratagèmes des pays belliqueux, ne jamais se réjouir d'une attaque, de quelques natures quelle soit, c'est garder une sensibilité humaine dans un monde insensé et insensible mû par une logique inhumaine. Plus l'esprit guerrier et le va't-en-guerrisme prennent de place dans l'affect dominant de l'époque, plus ils nous faut chérir et prendre soin de nos sensibilités et de nos peurs, ne jamais manquer une occasion de s'énerver et de dénoncer les implications de la France et des État-forts dans le jeu des guerres, sans pour autant prendre partie pour une autre nation et faire le jeu de la puissance adverse.

Il conviendra alors dans nos textes de relier matériellement la barbarie qui se fait ailleurs, avec le travail barbare qui se fait chez nous.

Le jeu mental qui permet de se lever et d'agir est cette dialectique de l'anti-puissance, de la non-maîtrise des hommes et de la décroissance des moyens techniques, seule à même de ne pas reproduire les délires d'annihilation de notre époque belliqueuse (bien qu'atomiquement frivole au regard des enjeux existentiels qui en découle). Ne jouons pas les stratèges militaires car à ce jeu nous serons doublement perdants. Nous perdrons parce que notre rôle, dans les pays où c'est encore possible, est de zbeuler la rue et les entreprises et non de proposer une alternative guerrière/belliqueuse/nationaliste à une autre. Et nous perdrons plus profondément parce que nos cœurs, loin de la sensibilité des pleurs, des nerfs et des coups, divaguant dans des statistiques et des prévisions chiffrées, auront finit par ressembler à ceux de nos ennemis, seule la couleur des uniformes faisant varier les jeux des alliances et des concordats. Nous serons alors des pions de ceux qui ne désirent que dominer et maîtriser pour asseoir la puissance, peu importe le pays.

Les phénomènes d'habituation à la guerre se font prégnant partout en Europe. La présence des bidasses dans les gares et aéroports, mais aussi via les spots de pub pour l'armée et l'afflux constant de vidéos de militaires à travers les films, les documentaire, les JT, nous désensibilise à l'ignominie, aux armes à feu et à la violence (ici symbolique, là-bas réelle). Ces images attrayantes, presque rebelles, « d'aventure, d'action, d'honneur » permettent à la puissance (militaire, nationale, étatique) de conquérir les cœurs des hommes et font passer la violence structurelle comme naturellement présente dans les régimes démocratiques. Après la banalité du mal, arrive l'adhésion au bien, où est demandé implicitement d'adhérer au nationalisme belliqueux. Sinon gare à la traîtrise !

Cependant, il ne faut pas en rester à des considérations morales et garder en tête le but de la guerre pour arriver un jour à démanteler tout le système technocapitaliste. Les États et leurs dirigeants ne sont pas des sadiques en puissance qui souhaiteraient par simple plaisir trucider des peuples entiers. Au-delà des causes somme toutes « culturelles » (voire complètement farfelues) proclamées par les belligérants pour lancer des attaques, les chefs au sommet ne font la guerre que pour assurer le maintien des « fronts et frontières » de la puissance nationale et maintenir des monopoles commerciaux. Si nous voulons un monde plus juste et égalitaire, alors l'anti-militarisme comme le prolongement d'un internationalisme anti-capitaliste, est évident. Nous tâcherons dans un prochain texte d'asseoir les bases théoriques pour un anti-militarisme en lien avec les transformations politiques de la guerre mondialisée actuelle.

Groupe Grothendieck,
Grenoble, Mai 2024.
groupe-grothendieck@riseup.net

Post-Scriptum :

Nous vous rappelons que s'ouvre bientôt à Paris le salon Vivatech du 22 au 25 Mai et dont nous avons expliqué dans De Grenoble à Tel Aviv [46] qu'il est à l'origine le salon de promotion des technologies et start-up israéliennes et où Macron avait fait son discours sur la « start-up nation » comme un clin d'oeil à Israël [47]. Pour cette année encore de nombreuses boîtes mortifères ou juste de merde y seront présentes dont IBM, Dassault Systeme, Capegemini, Google, Amazone, Schneider Electric, McKinsey & Company, Inc., Delivroo, L'Oréal, le ministre ukrainien de la transformation digitale, Bouygues, Atos Group, Airbus, Open IA…


[1] Aux origines du CNRS, lors du colloque sur l'histoire du CNRS, Pierre Papon et Charles Gillipsie, 23-24 octobre 1989

[2] Jean Perrin, prix Nobel de physique, socialiste, est un des artisans français du lien recherche-armée-industrie : l'un des créateurs du Triangle de Fer français. Après sa participation active pendant la première Guerre mondiale à la création d'armes de détection acoustique, il est à l'initiative dans les années 1920 de la création de deux instituts de recherche (physique et biochimie). Ces instituts financés et dirigés la fondation Rotschild créent véritablement le métier de chercheur moderne et préfigurent le fonctionnement du CNRS. En mars 1938, Jean Perrin rédige une loi sur l'organisation de la Nation en temps de guerre reconnaissant le rôle de la recherche publique dans l' « effort de défense », elle est adoptée en juillet. Cette loi est le départ de la création du CNRS-A, dévoué entièrement à la cause militaire. En octobre 1939 la Caisse qui finance les bourses des chercheurs et le CNRS-A fusionnent en CNRS, ce qui démontre que toute la recherche publique du début de la guerre est tournée vers des recherches pour l'armement. Jean Perrin et beaucoup de ses comparses (Langevin, Curie, Joliot-Curie, Moureu, Borel, etc) ont une foi quasi-religieuse en la Science qui apporterait le Progrès et la puissance militaire à la France. Pour ce faire, ils façonnent une véritable politique de la recherche en lien avec les industriels et l'armée. Jean Perrin est bien l'instigateur de la puissance de la recherche publique française, née des espérances macabres de la foi socialiste dans le progrès technoscientifique et de la puissance étatiste militaire. Il est panthéonisé en 1948.

[3] Petite anecdote mais pas des moindre : outre la création de la bombe atomique, Joliot-Curie est aussi l'inventeur d'une arme d'insurgé, le cocktail « Joliot-Curie », composé d'acide sulfurique, de chlorate de potassium et de d'essence. Il fera des ravages sur les chars allemand à la libération de Paris.

[4] Dictionnaire « Le Maitron », entrée Françis Perrin, disponible en ligne https://maitron.fr/spip.php?article125710

[5] Pour une histoire détaillée du Triangle de fer français jusqu'à la fin de la Seconde guerre mondiale voir : Groupe Grothendieck, L'Université désintégrée. La recherche grenobloise au service du complexe militaro-industriel, Éditions Le monde à l'envers, 2020 (chapitre 1) ; ainsi que Pièces et main d'oeuvre, Sous le soleil de l'innovation, rien que du nouveau !, l'Échappée, 2013 ; et le wikipedia très fourni « Jean Perrin ».

[6] La France possède à l'heure actuelle 330 têtes nucléaires réparties entre les missiles Air-Sol portés par les Rafales et les missiles Mer-Sol portés par les sous-marins nucléaire lanceur d'engins (SNLE). La France fut dans les années 1970 la troisième force de frappe nucléaire mondiale.

[7] Pour construire une bombe atomique il faut des instituts de recherche avec une instrumentation spécifique ainsi que des chercheurs et ingénieurs hautement spécialisés, des centrales atomiques ou de l'uranium ultra-purifié, des centres d'essai de la bombe et des vecteurs, des ordinateurs puissants pour les calculs, le tout en lien avec une industrie des poudres pour les propulseurs, une industrie nucléaire pour l'explosif, une industrie électronique résistant aux radiations et une industrie d'armements spécifique. Il faut aussi différents corps d'armée capables de l'utiliser et un appareil étatique très hiérarchisé avec un centre de commandement étatico-militaire opérationnel permettant d'appuyer sur le bouton rouge au bon moment, etc. Pour résumer, et contrairement aux affabulations sur des « bombes atomique artisanales » : pour avoir la bombe l'État doit se doter d'un Triangle de fer très imposant.

[8] S'il fallait donner une définition simple, nous dirions que le technocapitalisme, c'est la logique à l'œuvre qui ordonne le monde selon la course mortifère du profit (capital) et de la puissance (technologique) enfin réunies.

[9] ÉcoDef, bulletin de l'observatoire économique de la Défense, n°204, février 2022.

[10] Karl Marx, 2011 [1980], Manuscrit de 1857-1858 dit « Grundrisse », Éditions sociales. Le nom de ce chapitre est en réalité « Capital fixe et développement des forces productives » p650-670 des Grundrisse, op. cit.

[11] Josiane Olff-Nathan (dir), La science sous le IIIe Reich. Victime ou alliée du nazisme ?, Éditions du Seuil, 1993. et le wikipedia en français « Science sous le troisième Reich ».

[12] « C'est en 1946-1947 que l'activité d'ingénieurs d'armement et de leurs équipes fut transférée en France, où elle s'exerça essentiellement dans le cadre d'une vingtaine de sociétés de l'armement et de l'aéronautique [… ] Grâce à l'initiative du chimiste Henri Moureu, très au fait des recherches allemandes en matière de balistique, est créé en mai 1946 le LRBA, où 90 Allemands, anciens de Peenemünde et spécialistes en matière de guidage, tel le Dr Müller, ou dans le domaine de la propulsion (Heinz Bringer, le père du moteur Viking, Helmut Habermann, le précurseur des paliers magnétiques), travaillent à partir de 1946 afin de reconstituer d'abord des exemplaires du V 2. C'est à Vemon que la fusée-sonde Véronique, le missile sol-air PARCA, le radar Aquitaine, le lanceur Diamant furent mis au point. Parallèlement, 70 Allemands travaillaient déjà à Vernon depuis la fin de 1946 pour la réalisation d'un moteur de char. » Dorothea Bohnekamp, « Les ingénieurs allemands dans l'industrie française d'armement entre 1945 et 1950 » dans Deux siècles d'histoire de l'armement en France, édité par Dominique Pestre, CNRS Éditions, 2005. Disponible ici : https://books.openedition.org/editionscnrs/33727?lang=fr

[13] « Fin 1946, plus de huit cents tonnes de matériel, machines-outils et appareils de laboratoires (surtout les microscopes électroniques) avaient été transférés en France, et quelque cinq cents machines-outils attribuées directement à l'enseignement technique. Les laboratoires de Bellevue, la station nationale de recherche Claude-Bonnier, les laboratoires de Saint-Cyr, l'Institut d'astrophysique et les laboratoires dépendant de l'université de Grenoble furent rééquipés en priorité avec le matériel récupéré en Allemagne. Plusieurs tonnes de matières premières presque introuvables à l'époque (laiton, aluminium, cuivre, acier inoxydable, nickel pur) furent attribuées au centre de Bellevue. La valeur du matériel récupéré, au 1er octobre 1946, était déjà évaluée à plus de 100 000 francs. » (Corine Defrance, « La mission du CNRS en Allemagne (1945-1950) », La revue pour l'histoire du CNRS, 5 | 2001, https://journals.openedition.org/histoire-cnrs/3372)

[14] Corine Defrance, « La mission du CNRS en Allemagne (1945-1950) », La revue pour l'histoire du CNRS, 5 | 2001, https://journals.openedition.org/histoire-cnrs/3372

[15] Jean-François Picard, La République des savants. La recherche française et le CNRS, Flammarion, 1990, p. 86-88. Diane Dosse, “ Louis Rapkine (1904-1948) et la mobilisation scientifique de la France libre ”, thèse de doctorat, Paris VII-Denis-Diderot, décembre 1998.

[16] Corine Defrance, op.,cit,

[17] Corine Defrance, op.,cit,

[18] Corine Defrance, op.,cit,

[19] Deux siècles d'histoire de l'armement en France, op.,cit.

[20] Corine Defrance, op.,cit,

[21] Ces pôles nationaux à portée mondiale sont appelés en France « pôle de compétitivité de rang mondial ». Il y en a trois : Minalogic à Grenoble, Aerospace Valley à Bordeaux-Toulouse et Systematic à Paris-Saclay. À eux seuls ils regroupent la majorité du scientific power français et peuvent être assimilés à leur région d'implantation : tous ont leur antenne du CEA et du CNRS ; ce sont des villes à forte implantation étudiante avec les plus grosses écoles d'ingénieurs ; tous contiennent une implantation d'industrielle de l'armement à la périphérie des laboratoires publics. Pour une cartographie de « l'innovation de défense » en France, voir : Fabrice Lamarck, Des Treillis dans les labos. La recherche scientifique au service de l'armée, Le monde à l'envers, 2024.

[22] Sur la « guerre mondialisée », nous publierons un texte prochainement.

[25] « Flying dynamics modeling & control design for long-range guided projectiles », Gian Marco Vinco, 2023, disponible ici : https://w3.onera.fr/mosar/sites/default/files/2023-09/20230607_slides_gianmarco_vinco.pdf

[27] Claude Serfati « Le rôle de l'innovation de Défense dans le système national d'innovation de la France », Innovations 2008/2, n°28.

[30] Groupe Grothendieck, Des treillis dans les labos. La recherche scientifique au service de l'armée, Le monde à l'envers, 2024 et l'enquête de Blast « Russian paper » : https://www.blast-info.fr/emissions/2023/russianpapers-le-made-in-france-au-service-de-poutine-0K2jumiWQpWiRQEAjkRhrw

[31] (système laser et lidar, nanostructure pour l'aéronautique, propulsion ionique, etc) https://www.cnrs.fr/fr/actualite/lonera-et-le-cnrs-renforcent-leur-collaboration-pour-une-recherche-aerospatiale-de-pointe

[39] Lire « Soitec, 30 ans de nuisances » sur https://stopmicro38.noblogs.org

[40] Les plans nano sont des financements dédiés à la filière de la microélectronique française et est à l'initiative du CEA-Grenoble. Une bonne partie de l'argent vient de l'État (6 milliards pour le plan nano 2026), le reste des collectivités locales et de la région AURA. Le plan nano 2026, suite aux récentes mobilisations contre STMicroelectronics ne financent plus que des PME. Huit ont été sélectionné dont deux travaillant pour le militaire dont Easii IC qui sert de banc d'essai pour les micropuces en milieux radiatifs et soumises à des hautes températures pour des applications militaires et satellitaires. (Voir le Métropole Mag, Autonme 2023).

[44] Voir le blog de la Coordination Régional Anti-Armement et Militarisme, CRAAM, répartie pour l'instant dans trois villes : Lyon, Grenoble et St Étienne. https://craam.noblogs.org/

[45] Gûnther Anders, Nous, fils d'Eichmann, Payot & Rivages, 2003.

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