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▸ les 11 dernières parutions

24.10.2025 à 10:00

Débat – Le travail et la société française

* L' APSE *, partenaire de Nonfiction, a organisé le mercredi 24 septembre 2025 une rencontre-débat gratuite en ligne, ouverte à toutes et tous. La captation vidéo est désormais disponible, en bas de cet article.   Le monde du travail connait d’importantes transformations, ce qui oblige les sciences humaines et sociales à aborder autrement la question du travail, par des regards croisés entre disciplines pour éclairer la diversité des situations de  travail, notamment en France.  Lors de cette rencontre-débat en ligne, il s'agira d'interroger collectivement des défis, leviers d’action et pratiques concrètes dans des contextes emblématiques du monde du travail contemporain. Trois thèmes d’actualité  ont été retenus pour une discussion avec des contributrices et contributeurs du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), ainsi qu'avec les participantes et participants en ligne. – Le thème  Intelligence Artificielle (IA) et futur du travail  sera abordé par le regard d’ Ewan Oiry, professeur en GRH à l’IAE de Lyon, mis en débat par Grégory Lévis, président de l’APSE. – Puis la question du travail soutenable  sera abordé à travers les réflexions de Corinne Gaudart , directrice de recherches au CNRS, mises en débat par Dominique Massoni , présidente de l’ITMD (Institut du Travail et du Management Durable). – Et enfin, la thématique des jeunes et du travail  sera abordée par Thierry Berthet, directeur de recherches au CNRS, et mise en débat par Julien Hallais , co-président de l’Afci (Association française de communication interne). Cette rencontre sera également l’occasion de présenter la structure générale du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), qui donne à voir les grands défis liés aux transformations du travail et la manière dont la recherche s’en saisit en France depuis trente ans. Ces croisements entre disciplines et questions sociétales éclairent en profondeur la diversité des mondes du travail en France. Ils sont par ailleurs complétés par un livre blanc, qui présente un bilan de trois décennies de recherches en sciences sociales sur le travail, et formule un certain nombre de propositions pour les structurer et les revitaliser. Cet évènement est gratuit. Toutefois, l’inscription préalable est nécessaire pour recevoir le lien de visioconférence. Plus d'informations sur le site internet de l'APSE en cliquant ici . La captation de cet évènement est disponible ici :   --- (*) L' Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) , fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis près de 30 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.  
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23.10.2025 à 10:00

On cherche des volontaires pour travailler gratuitement

Les Jeux de Paris ont mobilisé 45 000 volontaires, qui ont œuvré à leur réussite, sans compter leur peine, et dans des conditions qui s'apparentent à un travail, même si on s'est bien gardé de le présenter ainsi. L'enquête de terrain que la sociologue Maud Simonet a consacrée à ces bénévoles et à un début de contestation, qui avait pu recueillir une certaine audience médiatique au moment du lancement de la campagne de volontariat, montre l'institutionnalisation du travail gratuit et la difficulté de contester une pratique qui s'est beaucoup développée au cours des dernières décennies.   Nonfiction : Vous êtes sociologue du travail et vous avez consacré une part importante de vos recherches au bénévolat. Pourriez-vous expliquer pour commencer comment vous en êtes venue à vous intéresser à cette pratique et autour de quelles questions vous avez orienté vos recherches, avant cette enquête sur les volontaires des JO ? Maud Simonet : J’ai commencé à m’intéresser au bénévolat il y a bien longtemps, dans les années 1990, et à l’époque pour moi – comme pour la plupart des sociologues, peu nombreux, qui s’étaient penchés dessus – cet objet d’étude ne relevait pas de la sociologie du travail mais de la sociologie de l’engagement, de la citoyenneté. J’ai d’ailleurs fait le choix pour ma thèse, à la fin des années 1990, de mener une étude comparée sur le bénévolat en France et aux Etats-Unis, présentés comme deux « modèles » de démocratie et dans lesquels le bénévolat, en tant que participation citoyenne, trouvait une place diamétralement opposée. Le peu de travaux qui portaient alors sur ces questions s’inscrivaient dans l’héritage d’Alexis de Toqueville qui présentait l’Amérique comme une « nation of joiners » où partout, pour tout, les citoyens s’organisaient sans cesse, là où en France les attentes par rapport à l’Etat ne laisseraient que peu de place à cet type d’élan participatif… Je suis rentrée dans cette thèse avec ce regard, et, après des années d’enquête de terrain auprès de bénévoles de différentes organisations, dans différents secteurs (social, santé, éducation, solidarité, etc.), j’en suis sortie avec une toute autre perspective : une perspective qui m’a incitée à aller chercher les outils de la sociologie du travail pour étudier pleinement le bénévolat – son organisation telle qu’elle était décrite dans les entretiens par les bénévoles, mais aussi son rôle et sa place dans leurs trajectoires dans et hors l’emploi. Avec le temps, et à travers différentes enquêtes menées seule ou avec des collègues, j’ai développé une sociologie du travail bénévole, une sociologie de cette pratique, invisible comme travail, mais qui participe pourtant au fonctionnement des associations, des services publics, des entreprises parfois. J’ai montré comment elle jouait un rôle central dans la construction des carrières professionnelles, mais aussi dans le fonctionnement du marché du travail aujourd’hui et combien elle relevait de véritables politiques publiques qui visaient à soutenir et institutionnaliser son développement, à y recourir également. J’ai ainsi étudié au sortir de ma thèse le développement du « volontariat » en France, dont le dernier statut en date est le service civique. Cette sorte d’engagement bénévole à temps plein, pour une durée déterminée ouvrant droit à la prise en charge de certains droits sociaux et à une indemnité, né dans le monde associatif, a été il y a plusieurs années déployé dans les services publics, et avec mes collègues Francis Lebon, Florence Ihaddadene et Sophie Rétif, nous avons étudié ce déploiement. Aujourd’hui, dans les agences France Travail, dans les écoles, les hôpitaux, vous avez des jeunes volontaires en service civique qui participent au quotidien au fonctionnement des services publics, mais ne sont pas reconnus comme des travailleurs et travailleuses. Avec un collègue américain, John Krinsky, nous avons étudié le fonctionnement du service d’entretien des parcs de la ville de New York en montrant comment le déploiement du bénévolat avait constitué une des voies pour empêcher la privatisation de ce service public suite à la crise budgétaire des années 1970. L’autre voie a été le recours drastique aux allocataires de l’aide sociale contraints de donner des heures de travail à la collectivité pour continuer à toucher leurs allocations, suite à la réforme de l’aide sociale aux Etats-Unis. Ainsi, plutôt que de privatiser sa main d’œuvre, le département des parcs de la ville de New York l’a « gratuitisée », en recourant à ces deux formes de travailleurs et travailleuses, invisibles comme tels, des bénévoles d’un côté, des allocataires de l’aide sociale de l’autre. Le recours à des volontaires est habituel et ancien dans le cadre des JO. Ce recours est quantitativement particulièrement important et l’engagement demandé aux volontaires est particulièrement intense, même s’il est limité dans le temps. C’est toutefois, avant tout, expliquez-vous, le début de contestation dont celui-ci a fait l’objet en amont des JO de Paris, qui vous a convaincu de mener l’enquête. Peut-être pourriez-vous en dire un mot ? Est-ce que parce que les conflits autour du bénévolat sont si rares ? Comme je l’explique au début de l’ouvrage, je n’avais pas du tout prévu de mener une enquête sur le bénévolat aux Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). A la différence d’autres collègues, comme Sébastien Fleuriel ou Vérène Chevalier, je ne suis pas une spécialiste du bénévolat sportif et je n’avais pas d’intérêt particulier pour les JOP. Mais la découverte d’une contestation autour du statut des 45 000 « volontaires » des JOP a attiré mon attention (en réalité on devrait dire des « bénévoles des JOP » puisqu’on n'est pas du tout dans le cadre d’un volontariat au sens défini plus haut, mais bien dans du strict bénévolat). Cette contestation a attiré mon attention, car après des années à enquêter sur les politiques d’institutionnalisation et d’usage du travail bénévole, j’ai progressivement développé un intérêt pour les conflictualités que ces politiques pouvaient engendrer et qui restaient, elles aussi, souvent peu documentées. J’avais mené une petite enquête il y a 10 ans, par exemple, sur le recours en nom collectif ( class action ) des blogueurs bénévoles du Huffington Post aux Etats-Unis lors de la vente de « leur » journal à AOL. J’ai aussi enquêté sur plusieurs grèves de bénévoles dans le milieu associatif en France, la grève des stages au Québec en 2018, sur les mobilisations des couturières bénévoles, et notamment du mouvement Bas les masques en France et en Belgique, contre l’industrialisation du travail bénévole pour produire des masques pendant le Covid… Là, c’est la « campagne des involontaires », lancée par le collectif écologiste Saccage 2024, au moment de l’ouverture des candidatures au programme de volontariat du Comité d’Organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques, au printemps 2023, qui a attisé ma curiosité. Ce collectif qui dénonçait les saccages écologiques, sociaux, économiques des JOP proposait notamment d’infiltrer la campagne de candidature et, une fois recruté comme bénévole, de dénoncer de l’intérieur les dégâts des Jeux Olympiques. Mais il contestait également le statut même de ce bénévolat des JOP, qu’il assimilait à du travail dissimulé du fait des caractéristiques dans lequel il était pris (horaires à respecter, uniformes à porter, directives à suivre, etc.). Au même moment, des inspecteurs et inspectrices du travail syndiqués à la CGT publiaient une note en dénonçant là aussi un non respect du droit du travail dans la manière dont ce bénévolat paraissait organisé en amont, et un soutien du ministère du Travail à ce travail déguisé à venir. Non seulement les mobilisations sociales autour du bénévolat, de ses frontières avec l’emploi, sont rares, mais elles s’inscrivaient là dans une coalition originale mêlant écologie politique et défense du droit du travail qui m’a donné envie de suivre cette contestation, de la documenter, mais aussi d’éprouver, en sociologue, sa revendication. Après avoir suivi la mobilisation en amont des JOP, je suis donc moi-même « entrée dans les Jeux » pour faire des entretiens avec des bénévoles, avec des salariés qui les coordonnaient et travaillaient avec eux, et pour analyser, depuis leurs récits, si l’organisation de ce travail pouvait être qualifiée de travail dissimulé. Ce que je n’ai eu aucun mal à montrer. L’institutionnalisation du travail gratuit, qui est très avancée dans cet exemple, mais que l’on peut trouver ailleurs, prend appui sur un certain nombre de mécanismes de gouvernement qui, selon la manière dont ils sont actionnés, permettent de limiter les formes de contestation que cette institutionnalisation pourrait trouver. Pourriez-vous en dire un mot ? Sans tirer un bilan exhaustif de cette contestation, j’essaye de mettre en lumière certains mécanismes de gouvernement du travail gratuit qui permettent de saisir son échec relatif. Je montre tout d’abord comment on a gouverné les « involontaires » par la menace, l’importante criminalisation de toute contestation des JOP rendant très difficile d’aller au bout des processus d’infiltration ou de contestation proposés… à moins de bénéficier d’un important soutien syndical, ce qui n’a pas été le cas – je vais y revenir. Je mets aussi en évidence combien les volontaires, les « vrais » volontaires que j’ai pu interviewer, sont, de leur côté, gouvernés par une économie de la promesse, de l’espoir et du tremplin dans laquelle la pratique bénévole est aujourd’hui de plus en plus prise et qui atteint, avec les JOP, des sommets d’officialité. Pour le cœur de cible du programme de volontariat des JOP, surreprésenté dans le programme – les étudiants et étudiantes, les jeunes diplômés, les pratiquants et pratiquantes de sport – ce « love labor », travail d’amour, passionné et passionnant, qu’est le bénévolat aux JOP est aussi un « hope labor », un travail gratuit réalisé aujourd’hui dans l’espoir de décrocher demain le boulot de ses rêves. C’est ce qu’indique par exemple le badge virtuel qui leur est fourni à l’issue de leur participation, qui mentionne des compétences reconnues par France Travail et endossée par des organisations aussi diverses que Airbnb, Coca Cola, Randstad, le Ministère du Travail et la Ville de Paris. « On va s’employer à ce qu’il y ait une valorisation des acquis de l’expérience et donc que dans vos métiers à venir, vos carrières, tout ce qui va suivre, cette expérience des Jeux soit valorisée, parce que c’est vraiment une expérience qui apporte et que pour vos métiers à venir, vous puissiez en tirer les conséquences », déclarera Emmanuel Macron aux volontaires. A ce gouvernement du travail gratuit par les promesses, il faut ajouter, je crois, une certaine difficulté des organisations syndicales à s’attaquer à cette question du bénévolat, et derrière, à bien prendre la mesure de l’enjeu politique des frontières du travail, ce sur quoi les analyses féministes du travail gratuit, et notamment du travail domestique, ont, elles, depuis longtemps insisté. Pour une partie du monde syndical, et notamment, dans le cas JOP, des figures comme l’ancien secrétaire général de la CGT Bernard Thibault, le bénévolat est signe de vitalité citoyenne, il mérite un soutien de principe, quasi moral, et permettrait notamment de lutter contre la marchandisation du monde – en l’occurrence, ici, du sport. Dans la lignée des analyses féministes, je montre au contraire que le travail gratuit ne s’oppose pas nécessairement au marché, et qu’il peut même être l’instrument d’une marchandisation des engagements et de formes de remarchandisation du travail. Ce qu’ont aussi signifié, à leur façon, les acteurs et actrices de la mobilisation autour du statut du volontariat ; acteurs et actrices qui, à Saccage 2024 et dans l’inspection du travail, étaient principalement des syndicalistes. C’est donc aussi l’histoire d’un clivage syndical sur cet enjeu des frontières du travail que raconte ce livre. La description que vous faites de la ligne hiérarchique et de la façon dont elle se scinde ici entre des bénévoles, dont certains peuvent avoir des tâches de management, et des salariés de différentes entreprises ou organisations, suggère que cela ne pourrait sans doute pas fonctionner sur le long terme sans des tensions sérieuses. Ne pensez-vous pas que le caractère temporaire de la manifestation joue ici un rôle important ? Le politiste américain Jules Boykoff, spécialiste des Jeux Olympiques et de leurs contestations, a choisi de parler de « celebration capitalism », qu’on traduit généralement par « capitalisme de la fête », pour décrire l’organisation économique et politique dans laquelle s’inscrivent les Jeux. Ce « capitalisme de la fête » qu’incarnent donc particulièrement bien les JOP est, selon lui, le petit cousin affable, sympathique, du « disaster capitalism » décrit et analysé par Naomi Klein. Dans un cas comme dans l’autre, la fête ou le chaos, des états d’exception sont produits, qui autorisent alors les politiciens et les entreprises à soutenir des politiques auxquelles ils n’oseraient pas rêver en des temps politiques normaux, nous dit Boykoff. La construction temporelle des JOP comme un moment d’exception autorise en l’occurrence un brouillage des frontières du travail, de sa rémunération et de son inscription dans les institutions du salariat. Comme je le montre dans l’enquête, depuis les entretiens avec des bénévoles comme avec des salariés, cette exceptionnalité temporelle est double : à la fois dans le temps long d’une vie (« ça n’arrivera qu’une fois dans la vie », me répètent la plupart des interviewés pour justifier leur candidature comme volontaire ou salarié), mais aussi dans le temps court de l’embauche (les Jeux, « ça ne dure que deux semaines »). Cette exception temporelle, « la faille dans le temps » me dira un jeune coordinateur de volontaires, est sans cesse rappelée par celles et ceux qui managent les volontaires, mais aussi les salariés et salariées, dont une partie est aussi embauchée indûment en forfait jours et a vu son travail en partie « gratuitisé ». Du travail dissimulé des volontaires au « volontariat » des salariés, c’est comme si cet état d’exception inscrit dans la fête et sa temporalité permettait à cet événement, dont on niera difficilement les dimensions capitalistes, de recourir à une main d’œuvre « volontaire » pour travailler gratuitement ou presque…  
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23.10.2025 à 10:00

Paradoxes de la France contemporaine : entretien avec Emile Chabal

Dans la perspective de l'historien britanique Emile Chabal  , spécialiste de l'histoire politique et intellectuelle de la France contemporaine, les blocages qui entravent l'action publique depuis la dissolution de 2024 plongent leurs racines dans une série de paradoxes, dont ils sont simultanément les révélateurs. A l’occasion de la parution en français de son livre Le paradoxe français ( Markus Haller , 2025), il a bien voulu répondre à des questions.   Nonfiction : Vous publiez ces jours-ci une histoire de la France contemporaine, de 1940 à nos jours. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, de ce qui a motivé votre intérêt pour ce sujet ? Je suis, depuis le début de ma carrière, un spécialiste de la culture politique française depuis les années 70. Mon premier livre qui était issu de ma thèse avait pour but d’expliquer les grands débats politiques français des cinquante dernières années : la réforme de l’État, la laïcité, la citoyenneté, l’héritage de la Révolution française, la « guerre des mémoires » et les lois mémorielles, etc. Par la suite, j’ai beaucoup enseigné l’histoire de la France d’après-guerres aux universités de Cambridge, Oxford et Édimbourg. Quand l’éditeur britannique Polity m’a proposé d’écrire un petit livre de synthèse sur l’histoire de France depuis 1940, j’étais donc ravi : cela m’a permis de développer une vue d’ensemble qui intègrait non seulement mes travaux antérieurs, mais également une historiographie très riche sur la France contemporaine en français et en anglais. Pour cette traduction française, j’ai mis à jour et retravaillé certains éléments pour qu’ils passent mieux auprès d’un public francophone. Au final, je me réjouis de publier ce livre (en anglais et en français) car cela me permet de partager mes idées avec un grand nombre de lecteurs dans un format bon marché et facilement abordable. Vous avez structuré l’ouvrage à partir des principales contradictions qui vous paraissent rythmer cette histoire. Quelles sont-elles ? Le « paradoxe » m’a semblé le meilleur moyen de cerner l’histoire fracturée de la France. Les historiens ont souvent tendance à lisser les contradictions afin de faire ressortir une vision consensuelle ou objective d’une période historique. J’ai voulu faire le contraire, c’est-à-dire montrer que beaucoup de Français ont des visions incompatibles les unes avec les autres. Prenons une des contradictions à laquelle je consacre un chapitre entier – la droite et la gauche. Il est clair que la vision de la France du « peuple de gauche » n’a rien à voir avec celle du « peuple de droite ». Que ce soit dans le domaine de l’histoire, de la société, de l’économie ou des relations intimes, une France « de gauche » et une France « de droite » sont largement incompatibles. J’ai donc essayé de montrer à travers mon chapitre en quoi consistent ces deux visions et comment elles se sont entrechoquées. J’ai fait de même avec les autres principales contradictions du livre : le spectre de la défaite contre l’esprit de résistance ; l’idée d’une France coloniale rayonnante contre la montée de l’anticolonialisme ; la « grandeur » gaulliste contre le sentiment de déclin ; ou encore l’idée de l’État fort contre des citoyens profondément ancrés dans leur terroir. A chaque fois, il s’agit de montrer en quoi les visions de la France peuvent être très divergentes selon les perspectives. Le discours a toujours, dans cette histoire, une grande importance, à côté des éléments factuels avec lesquels il est souvent en décalage plus ou moins marqué. Comment l’expliquez-vous ? Il semble, à vous lire, qu’il laisse ces contradictions irrésolues, s’il ne les aggrave pas, contribuant ainsi à ce que la société française présente un niveau particulièrement élevé de contradictions ? Il faut d’abord préciser de quoi on parle. Ce décalage entre l’idée d’un peuple ou d’une nation et la réalité d’une société complexe existe partout. Ce qu’il y a de particulier dans le cas français, c’est l’intensité du décalage. Cela s’explique surtout par l’universalisme de la culture politique française, c’est-à-dire l’aspiration universelle de la France. Prenons par exemple certains concepts d’origine française – par exemple, la devise révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité », la « laïcité », « l’Europe sociale », ou « l’intellectuel ». Ce sont des concepts appliqués non seulement à la France, mais aussi ailleurs. Cet universalisme – l’universalisme de certains concepts – fait que beaucoup de personnes partout dans le monde les connaissent. Logiquement, un écrivain tchèque pourrait avoir une idée de ce qu’est « l’intellectuel », tout comme un chanteur sénégalais pourrait avoir une idée de ce que veut dire « liberté, égalité, fraternité ». Il y a donc un premier décalage entre la réalité et l’idée que les Français se font d’eux-mêmes et un deuxième décalage entre la réalité et l’idée que les étrangers se font de la France. Tout cela veut dire que les Français sont particulièrement vulnérables aux accusations « d’hypocrisie » ou de « mauvaise foi ». Ainsi les militants anticoloniaux des années 50 accusaient la France d’avoir tordu l’idée de « liberté » en maintenant les colonies dans un état d’assujettissement ; et aujourd’hui, beaucoup de français en veulent à leurs gouvernants d’avoir parlé d'« Europe sociale » tout en laissant tomber les services publics en France. C’est aussi pour cela que l’unité nationale est toujours une illusion en France : on ne peut construire d’unité sur un discours aussi fracturé. Vous montrez par ailleurs que les termes du discours, une fois installés, peuvent être recyclés ou revendiqués par d’autres acteurs moyennant des modifications plus ou moins importantes de leur signification. Là encore, comment l’appréhender ? Que faut-il en penser ? C’est toute la flexibilité d’un discours : il peut être repris et réinterprété à l’infini. Je parle dans mon livre, par exemple, de l’idée de « résistance ». A partir de 1944, le terme est très fortement associé à la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale, mais il y a aussi une autre généalogie du mot. Celle-ci est plutôt de gauche et renvoie à la résistance au pouvoir arbitraire et à l’exploitation économique. Aujourd’hui, ces deux idées de résistance co-existent : quand on parle de « la » Résistance, on pense encore systématiquement à la Seconde Guerre Mondiale, l’Occupation et l’ingérence étrangère. Mais ces dernières années, des militants des gilets jaunes ou de la mouvance « Bloquons Tout » ont repris le terme pour indiquer leur résistance au pouvoir. Je pense qu’il n’y a rien de grave ou de dangereux dans cette manipulation d’un discours ; les historiens des idées savent bien qu’un discours n’est jamais stable. Pour autant, cette réutilisation, qui est particulièrement visible s’agissant de la notion de République, ne serait-elle pas le signe d’une incapacité à renouveler la production de discours et de thèmes fédérateurs, la marque d’un épuisement en quelque sorte du discours à saisir une réalité, peut-être parce qu’elle est devenue plus complexe à appréhender et que le volontarisme rencontre plus vite ses limites ? Oui, je suis d’accord. D’un coté, le recyclage et la manipulation d’un discours peuvent donner naissance à de nouvelles idées et de pratiques novatrices, mais en France, aujourd’hui, on a plutôt l’impression que c’est l’inverse. Les discours deviennent figés et, au contraire, empêchent de voir la réalité autrement. Je discute longuement de ce problème dans le chapitre consacré à la République, l’intégration et la laïcité. Voici des concepts clés issus de l’histoire française révolutionnaire et postrévolutionnaire, mais qui sont devenus au XXI e siècle des concepts « bloqués » qui empêchent les politiques – et aussi les citoyens eux-mêmes – de comprendre les transformations de la société française. A un moment donné, il faut savoir abandonner certains concepts ! Quel diagnostic retiendriez-vous finalement de la situation de la France aujourd’hui, au vu des plus de quatre-vingts ans que vous avez pu passer en revue pour cet ouvrage ? Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est à quel point les « paradoxes » que j’essaie d’élucider dans le livre restent d’actualité. La France est toujours aussi divisée entre des visions incompatibles de la société et du vivre-ensemble. D’ailleurs, la fragmentation politique qui a donné lieu à l’impasse parlementaire depuis 2024 en est un signe porteur. En démocratie, les élections indiquent souvent des tendances profondes et, dans ce cas, l’incapacité à gouverner me semble bien correspondre au décalage entre les discours et la réalité qui structure mon livre.  
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16.10.2025 à 11:00

Histoire, mémoires et petits arrangements

Le « grand photographe » Poaillat est mort. Ayant fait don de ses nombreux clichés à l’État, c’est l’occasion idéale pour Renucci, le maire de Maquerol, d’engager la création du Mémorial de la Réconciliation nationale, sous la férule du ministre de la Culture Pouillaud. L’historienne Delbeille-Violette a été nommée par le conseil scientifique ; la scénographie confiée au fameux Wollaert, l’artiste architecte. Tous se retrouvent au mas Poaillat, à l’invitation de Jacqueline, veuve Poaillat, pour la pose de la première pierre. À partir de là, tout dérape. Une histoire fictive Nicolas Juncker poursuit son œuvre d’auteur complet et met à profit sa formation en histoire. Dans Malet (Glénat, 2005), il annonce les bases : un angle original, une documentation conséquente et une mise en image énergique. Après la présentation de ce personnage singulier dans Malet , la maitrise affichée dans le récit croisé à partir de témoignages pour Seules à Berlin (Casterman, 2020, présenté sur Nonfiction ) confirmait la montée en gamme. Avec Trous de mémoires , un cap est franchi. Sur la base d’un legs de clichés photographiques réalisés en Algérie avant 1962, Juncker s’attaque à l’actualité. Le récit est cadencé, les séquences dynamiques sont entrecoupées d’entretiens, sous la forme de cases portraits dans lesquelles chaque personnage renseigne le lecteur. Répartis à différentes étapes du récit, ils ponctuent crescendo cette fiction inspirée du projet de musée de l’Histoire de la France et de l’Algérie à Montpellier, en présentant les points de vue constitutifs de cette mémoire toujours vive. Une histoire commune Trous de mémoires s’empare de cette relation unique entre la France et l’Algérie. Juncker propose un subtil catalogue des difficultés envisageables. Sur le fond, quelle mémoire ? Les conflits opposent le maire et l’historienne, l’action politique et la raison scientifique, avec la question de l’engagement et de la neutralité. Sans céder à la mode du « documentaire en bande dessinée » ennuyeux, Juncker soigne la forme. Les relations entre la veuve Poaillat et l’architecte Wollaert – dont la spécialité est le trou – apportent la touche d’absurde, d’humour, que la question scientifique n’autorise pas. Cette réflexion sur la forme trouve un écho dans les échanges entre l’architecte cynique et l’historienne idéaliste, donnant lieu à des répliques cocasses. Une mémoire commune ? La création d’un mémorial de la réconciliation nationale pose la question des mémoires, et surtout de leur juxtaposition. De fait, les témoignages présentés, de l’algérianiste au chibani, indiquent toute la gamme des ressentiments, que l’un des personnages résume par une formule simple : « vous n’allez pas exposer côte à côte ». Dans un souci constant de crédibilité, la séquence de clash à l’université Aix-Marseille lors d’un débat entre historiens autour des lois mémorielles de 2005 atteste une réelle connaissance du sujet, et des polémiques endogames. Le domaine artistique n’échappe pas à cette forme de hiérarchisation. De façon judicieuse, par le biais d’une injonction ministérielle de rapprochement mémoriel, à travers l’exposition commune des clichés de Poaillat et d’anonymes, Juncker pose la sibylline question de la valeur d’une œuvre d’art. L’ensemble est maitrisé, le récit accompagne la composition graphique dans la présentation du sujet, climax et final garantis. La gamme chromatique délimite les différentes séquences, les tons pastel rappellent le soleil de la côte d’Azur et atténuent les tensions. Le regret habituel avec Juncker, le même depuis Malet : ce trait nippon indissociable du rythme proposé. Trous de mémoires n’en reste pas moins une lecture savoureuse, moderne. Un ouvrage indispensable à poser sur la table lors des futures rencontres entre diplomates.  
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06.10.2025 à 10:00

Obscur, pauvre et révolté : Roman Kacew avant Gary

* A l'occasion de la publication de Lettres à Sigurd de Romain Gary (Gallimard, 2025), Nonfiction republie cet article de Myriam Anissimov, biographe de l'auteur de La Promesse de l'aube , qui revient sur la découverte de cette correspondance.   A la rentrée de septembre 1929, en classe de quatrième au lycée Masséna, à Nice, le jeune Roman Kacew (se prononce Katzcef), qui francise son prénom en Romain, se lie avec quatre condisciples dont il restera proche toute sa vie. Ses camarades se nomment Alexandre Kardo Sissoeff, René Agid, François Bondy et Sigurd Norberg, de deux ans le cadet de Romain. Alexandre est russe et champion de tennis. Gary lui empruntera ses exploits dans La Promesse de l’aube. René, fils d’Alexandre Agid, propriétaire de L’Hermitage, un palace où il accueille les altesses et les pachas, convie Romain pour le déjeuner du dimanche. François, venu de Paris, est exilé à Nice en tant qu’interne au lycée Masséna par ses parents parce qu’il néglige ses études. Enfin, Sigurd est un jeune Suédois très bien élevé et serré de près par un père d’une sévérité extrême, qui s’indigne du relâchement de l’éducation française. Tous seront reçus au baccalauréat de philosophie en 1933.   Très sérieux, mûr pour son âge, Romain Kacew s’était forgé plusieurs personnages pour ne pas souffrir de sa timidité, qui lui gâchait la vie. Elle était liée au fait qu’il se trouvait laid, qu’il était juif, pauvre et étranger. Invité chez les Agid, il était humilié de n’avoir pas d’autre veston que celui qu’il portait chaque jour pour aller au lycée. Pour faire chic, il avait trouvé une écharpe blanche. Divorcée de son second mari Leib, qui a ensuite épousé une jeune femme nommée Frida, avec laquelle il a eu deux enfants Valentina et Pavel, Mina, la mère du futur écrivain, quitte Varsovie avec Romain et arrive à Nice depuis Vintimille. Ils habitent une chambre sinistre, 15 rue Shakespeare, dans le quartier de la gare. Après avoir travaillé dans un entrepôt de meubles, Mina vend de la brocante au porte-à-porte dans les hôtels élégants. Puis elle obtient la gérance d’une pension de famille sise boulevard Carlone, qu’elle baptise Hôtel Pension Mermonts, dont la plupart des clients sont des Russes modestes, arrivés là selon les aléas de la Révolution. Mina et Romain occupent chacun une chambre de l’hôtel, autant dire qu’ils n’ont pas de véritable foyer. François Bondy, qui a résidé quelques mois à la Pension Mermonts, décrit ainsi la mère de Romain, après avoir lu La Promesse de l’aube : « Ce roman est la vérité même... Il ressuscite l’étonnante personnalité de ta mère qui n’avait nul besoin d’être transformée ou agrandie par l’imagination. Qui pouvait l’oublier, l’ayant connue ? » François Bondy que j’ai rencontré à Zurich peu de mois avant sa mort, me raconta que Mina était mythomane. « Elle racontait des histoires dont je doutais beaucoup. Elle avait une personnalité théâtrale comme le théâtre n’en connaît pas. C’était une grande tragédienne dans la vie, mais pas au théâtre. »   J’ai passé trois années à suivre les traces de Gary un peu partout où sa vie tumultueuse l’avait conduit. Dans presque tous les cas, j’ai réussi à retrouver ceux qui l’avaient bien connu, ceux et celles qui avaient travaillé avec lui en tant que diplomate, celles, nombreuses, qui avaient accepté sa sensualité violente et dénuée de sentimentalité. Excepté la compagnie des femmes éphémères dont il ne pouvait pas se passer, c’était un homme solitaire. Il avait répondu à un journaliste qui l’interrogeait qu’il n’avait pas d’ami. En réalité, il était resté proche de ses quatre condisciples d’adolescence jusqu’à sa mort, bien qu’il s’en défendît.   J’ai aussi espéré retrouver Linda Noël, une de ses amies qui avait joué un rôle de perturbateur dans le tourbillon bien orchestré de « l’affaire Ajar ». J’avais moi aussi rencontré cette Linda qui tenait un joli magasin de mode rue du Four, mais hélas trop tôt, avant que Gary n’entrât dans ma vie. Elle s’était volatilisée. Malgré des recherches aussi savantes qu’acharnées, aidée même par un professionnel du renseignement, je n’ai pas retrouvé la trace de Linda qui, invitée chez Gary, dans sa maison Cimarron, à Puerto Andraxt, avait vu sur sa table de travail le manuscrit de Gros câlin, et s’en était vantée. On ne l’avait pas crue. Gary avait contre-attaqué publiquement : « Si cette personne a vu quelque chose chez moi, ce ne peut être que mes organes génitaux. » Dans les affabulations de Gary, il y avait toujours une part plus ou moins grande de vérité. Je continue d’espérer qu’un jour Linda me fasse signe, même sous forme de fantôme. Quant à Sigurd Norberg, je suis allée le chercher en pure perte jusqu’à Stockholm où sa famille était retournée après quelques années passées à Nice. Les Norberg étaient rentrés en Suède après que Sigurd eut obtenu son baccalauréat avec mention. Photo de Romain et Sigurd, contemporaine des lettres, prise sur un bateau sur l'archipel de Stockholm. A Stockholm, j’avais tout de même appris qu’au mois de juin 1939, Romain avait résolu de se rendre en Suède avec 2000 francs en poche pour tenter de reconquérir la belle Christel avec laquelle il avait filé le parfait amour libre pendant quelques semaines à Paris et à Nice. Cependant, Christel ne s’était engagée à rien. Elle était mère d’un petit garçon et envisageait de renouer avec son mari, musicien et compositeur. En cette occurrence, Romain ne réussit même pas à la revoir. Il habita chez Sigurd, dont la famille lui avait prêté leur petite maison de bois dans L’Archipelag, où il remania son premier roman Le Vin des morts. Gary lui avait offert son manuscrit. A Stockholm, j’ai retrouvé Christel, devenue une très vieille dame vivant dans le dénuement absolu. Longtemps, Christel avait conservé le manuscrit du Vin des morts jusqu’au jour où, acculée par la misère, elle était venue le vendre à Paris en 1992. Aucun éditeur ne s’était manifesté lors de la vente à Drouot, c’est Philippe Brenot, médecin et psychanalyste qui l’acheta pour une bouchée de pain, et bien des années plus tard, l’édita chez Gallimard. Christel ignorait où je pourrais retrouver Sigurd Norberg, qu’elle avait connu, il y avait tant d’années. Acceptant mon échec, j’achevai la biographie de Gary qui parut en 2004 sous le titre Romain Gary le caméléon. Pendant six mois, mon éditeur, indisposé par l’enfance juive polonaise de Gary, hésita à publier le livre. Sur la jaquette, il lui substitua le nom d’une de ses filiales, histoire de me désavouer et de s’en laver les mains. Le livre fit grand bruit, et même scandale. On me reprocha d’avoir examiné « trop » soigneusement les papiers d’état civil que j’avais retrouvés à Wilno (aujourd’hui Vilnus), et d’avoir établi la généalogie familiale et l’enfance, au cœur de la Jérusalem de Lituanie, du petit Romain Kacew, que certains admirateurs ont entrepris de convertir au catholicisme, et de le laver de son judaïsme, par-delà la mort. Les préjugés antisémites ont la vie dure.   La ville de Nice donna le nom de l’écrivain à l’une de ses bibliothèques. Au printemps 2004, on organisa une grand événement, on fit des discours. On exposa de très grandes photos de l’écrivain, tirées de mon livre, sur la Promenade des Anglais. Je donnai quelques conférences. Un jour de grand soleil, deux charmantes dames posèrent un exemplaire de mon livre sous mon nez pour le faire dédicacer. Je leur demandai leur nom. Elles répondirent, mutines : « Nous sommes Simone et Nina Norberg, les filles de Sigurd Norberg, l’ami de Romain Gary. » - D’où venez-vous, leur demandai-je, stupéfaite, je vous ai cherchées en Suède ! - Nous vivons à Uzès. Venez nous voir, nous vous montrerons des photos de Romain Gary avec notre père. » Je ne me le fis pas dire deux fois. Simone et Nina vivaient dans un vieux mas, au fond d’une rue étroite. J’étais venue avec mon mari, Gérard Wilgowicz. En nous offrant l’hospitalité, elles nous expliquèrent que nous allions dormir dans le lit de Romain Gary. Comment cela était-il possible ? Le lit de Gary et les meubles de sa chambre à coucher, à Uzès ? Après avoir achevé Gros Câlin, Pseudo, et La Vie devant soi, Gary avait décidé de quitter son petit appartement de la rue Moillebeau, à Genève, et l’avait prêté à son ami Sigurd, qui devait travailler pendant un an au Bureau de l’UNICEF. Gary lui avait également abandonné ses meubles. Sigurd les avait donc envoyés à Uzès, quand il avait pris sa retraite. Alors que nous devisions dans le jardin, Nina apporta quelques très anciennes photographies. Au verso de l’une d’entre elles, Sigurd avait écrit au crayon : « Varsovie, été 1933. Romain, Monsieur Kacew et moi ». Tout ce que Gary avait écrit au sujet de son père n’était que fiction romanesque. Il n’était pas le fils d’Ivan Mosjoukine mais celui d’un négociant en pelleterie, nommé Arié Leib Kacew. Il ne l’avait pas perdu de vue, et lui rendait même visite assez souvent pendant les congés scolaires, y compris en compagnie de Sigurd Norberg. Père et fils se ressemblaient d’ailleurs beaucoup. Gary se maquillait parfois pour effacer les traits de Kacew et leur substituer ceux d’Ivan Mosjoukine dans Le Diable blanc. Précisons que Mosjoukine était un homme de petite taille, aux yeux bleus, aux cheveux blonds. Le cinéma accomplit bien des miracles. Photo de Romain Gary avec son père et Sigurd Norberg dans une rue de Varsovie, été 1933. Lors de ce séjour à Uzès, je n’en appris pas plus. Mais c’était déjà beaucoup. « Passe le temps, passent les semaines... » écrit Apollinaire. Dix-sept ans, exactement. La chance, le hasard existent-ils ? Il faut le croire. Alors qu’en octobre dernier, je montais la rue Saint-Benoît vers le boulevard Saint Germain, une belle jeune femme m’aborda devant l’immeuble où avait vécu Marguerite Duras, en me disant qu’elle m’avait reconnue, et me révéla aussitôt qu’elle était Charlotte Norberg, la petite-fille de Sigurd Norberg. Quel bonheur de la connaître ! Ce n’était pas tout. Elle avait justement une chose importante à me dire : en faisant le ménage dans la maison de Sigurd à Uzès, elle avait découvert au fond de l’armoire de la fameuse chambre où nous avions dormi voilà si longtemps, une chemise contenant vingt-quatre lettres de Romain Gary à Sigurd, et une de Mina sa mère, écrite en russe. Charlotte me montra les lettres qu’elle avait pris la peine de transcrire et m’en donna la copie. Il s’avéra que la lettre de Mina était rédigée en russe ancien, dans une calligraphie datant d’avant la Révolution d’Octobre. Elle donna pas mal de fil à retordre à Françoise Navailh, qui m’avait appris à relativiser les sources prétendument russes de l’œuvre de Gary et, plus tard, à préparer et traduire une montagne d’archives et de livres pour ma biographie de Vassili Grossman.   Charlotte m’exposa les liens entre Gary, son grand-père et le studio de la rue Moillebeau. Elle me promit de demander à Odile Le Gall, que Gary avait séduite, puis présentée à son grand-père, de bien vouloir me parler. Cette dernière accepta.   L’analyse du contenu de ces lettres, si émouvantes, devrait un jour être ajoutées à ma biographie de Romain Gary. Avec ces lettres du jeune Romain Kacew, je suis en quelque sorte en train de l’achever.   Commençons par les lettres qui toutes, sauf une, ont été écrites par Gary avant la Seconde Guerre mondiale. Ce sont les cris et les plaintes d’un jeune homme dans une extrême pauvreté et dans la plus grande détresse psychique.   La première lettre est datée du 1 er juin 1936. Il s’agit d’un courrier de Mina, la mère de Romain, adressée à Sigurd Norberg à Stockholm. La mère de ce dernier est malade et hospitalisée. Mina propose aux membres de la famille Norberg un séjour à la Pension Mermonts, pour lequel elle leur consent un prix d’ami : le prix coûtant, soit 25 Francs par jour, chambre et pension complète, plus 10 % de service. Nous apprenons aussi par la présente que Romain prépare ses examens dans un hôtel à cafards situé 4, rue Rollin, à deux pas de la place de la Contrescarpe. Le numéro de téléphone de L’Hôtel de l’Europe est : Odéon 10-11. On peut en trouver la photo signée Eugène Atget, au Musée Carnavalet.   Six mois plus tard, le 17 janvier 1937 Romain répond tardivement à une lettre de son « Cher vieux » Sigurd. Il a réussi un oral à la Faculté de Droit. Mention bien. « Je ne l’ai pas volé ». Nous verrons que ce doit être un partiel. Glicksmann, leur condisciple au lycée Masséna, est parti aux États-Unis. Romain voit approcher avec résignation son service militaire de deux ans : « C’est comme ça qu’on nous vole notre jeunesse. » Suivent des considérations de potache sur la situation en Europe, accompagnées d’un code, impossible à déchiffrer. Il achève sa lettre par d’autres plaisanteries, remplies d’amertume, sur la misère dans laquelle il vit : « Je me consacre à un sujet extrêmement passionnant : comment installer un appartement de neuf pièces. »   Nice, le 29 août 1937. Sigurd devient « Ma vieille Sigurane ». Romain, collé à tous ses examens, devra se représenter le 15 octobre. Il projette de passer dix jours à Stockholm entre le 25 décembre et le 10 janvier. Sigurd pourrait-il l’héberger, ou lui trouver « quelque chose de bon marché ». Pourquoi ce voyage ? Parce qu’il vient de rencontrer Christel, une jeune et belle Suédoise, journaliste au Stockholm Hödlingen . Il a passé avec elle « des journées et des nuits inoubliables... [Il] a cette fille dans la peau ». Si Sigurd venait à Paris, il pourrait partager, à l’hôtel de l’Europe, « son lit et ses punaises ». Quel temps fera-t-il à Stockholm ? Romain n’a même pas de quoi s’offrir un manteau.   Paris, 29 novembre 1937. Lettre adressée à sa « vieille Sigurde » Romain a travaillé pendant douze jours à l’Hôtel Lapérouse, à Nice. Un établissement beaucoup plus chic que celui de sa mère. Il est toujours aussi amoureux de Christel, mais elle se prépare à rentrer en Suède et à reprendre la vie commune avec son mari, appelé familièrement Lille-Bror. Musicien et compositeur, il s’appelle en réalité Axel-Bror Söderlundh. Romain souffre de la solitude et espère des lettres plus fréquentes de Sigurd.   Paris, 2 janvier 1938 : « Mon cher vieux », Sigurd vient d’envoyer 400 francs à Romain. Il ne peut exprimer sa reconnaissance qu’en insultant son ami auquel il a honte de faire pitié. « Je les emmerde complètement, ces 400 balles », qui lui assurent de pouvoir manger pendant quinze jours. Il reconnaît que Sigurd l’a fait par « fraternité », un mot que Romain affectionne. Il souffre que la lettre de Sigurd ne soit pas plus affectueuse. Il attend de lui « de la chaleur », car il le considère parmi ses trois amis « le plus proche de son cœur ». Il travaille sur son premier roman d’abord intitulé Les Animaux malades de la peste, qui deviendra probablement Le Vin des morts. « Il s’agit d’une guerre civile dans un village espagnol ». Il a réussi à placer, sous le nom de Romain Kacew, quelques nouvelles dans Gringoire, prestigieux hebdomadaire politique et littéraire fondé en 1928 par Joseph Kessel, Horace de Carnuccia et Georges Suarez, qui devint fasciste et collaborateur pendant la guerre. Gringoire publia L’Orage, puis Une petite femme, payées 1 000 francs. Cependant, Mina va mal. Comme d’habitude, il va mal aussi : « Je suis dans une infâme période, la plus infâme qui soit et en recevant des lettres comme la tienne, surtout quand elles sont accompagnées de billets de banque, ça vous fout par terre définitivement. »   Paris, 28 janvier 1938 : « Mon vieux fils du ciel », L’idylle avec Christel continue, mais elle a décidé de rentrer à Stockholm en mars. Romain, sans le sou, avoue qu’il vit « d’expédients ». La vie écrit-il est pour lui « une sorte de cauchemar ». Ses dernières nouvelles, laborieusement rédigées et envoyées aux journaux, ont été refusées. Mina, malade, a aussi des problèmes d’argent. Et de conclure : « Mais tout le monde ne peut pas être suédois. Vive la Suède, Monsieur ! »   Paris, 8 février 1938 : « Cher vieux », Sigurd lui a écrit ; Romain est ému. Sa situation est si difficile qu’il dit qu’il ne sait pas s’il existe ou non. Il écrit, il aime Christel et a un ami qui le restera jusqu’au jour de sa mort, René Agid. Il aime et il écrit. Mais il est « affreusement et très profondément désespéré. » Il n’a pas trouvé de travail, en octobre, il devra commencer son service militaire, alors que sa mère est « foutue ». Il « chiale à perdre haleine ». Sa licence en droit ne lui sert à rien. René Agid l’a sauvé alors que souffrant d’une angine de Vincent, il était en train d’étouffer. Il pense que son livre a autant de chance d’être publié que lui de devenir pape.   Le lendemain, dans la même lettre. Pas de nouvelles de Mina. Sa vie lui fait penser à la nouvelle de Dostoïevski, Mémoire écrit dans un souterrain (1864). Il n’a pas de quoi chauffer sa chambre. Il va retourner en mars à Nice pour s’occuper de sa mère.   Nice, 18 mars 1938. Romain est à Nice pour trois mois, où Christel va le rejoindre à la Pension Mermonts pendant une semaine. Il prévoit d’aller ensuite en Pologne visiter sa famille, et poursuivre son voyage en Suède. Semblant répondre à des préoccupations de son ami, Gary lui suggère de passer une licence de droit, avant de tenter la diplomatie. Quant à la solitude, Gary n’a qu’un conseil à donner à un jeune homme : « Tant que tu n’apprendras pas à baiser comme d’autres boivent, tu ne t’en tireras pas. Il n’y a que les femmes qui peuplent, un ami étant une chose exceptionnelle, et un corps féminin ne l’étant pas. Chercher une âme-sœur est un vrai casse-gueule, surtout si tu la trouves : je parle d’expérience, vieux... L’érotisme est une chose que tu ignores complètement et que tu confonds sans doute avec l’amour. » Il espère donc rejoindre Christel à Stockhom pendant l’été et demande aux Norberg de l’héberger, car il n’aura réussi à économiser que 2 000 francs. En octobre, il sera obligé de partir au régiment. Six mois d’école, puis le grade de sous-lieutenant aviateur. Les temps sont sombres. Il envisage déjà de mourir pendant la guerre qui s’annonce, mais ajoute-t-il, « le triomphe de la barbarie me fait peur. » Mina est très effrayée à l’idée de voir Romain faire la guerre. Romain et Christel sur la plage de Nice.   Nice, le 6 avril. « Mon cher vieux Yogourth » Romain a un cafard sans nom, « un gluant et vilain cafard ». Le projet du voyage en Suède est actuel, il espère réunir 3500 francs. Sigurd n’a pas répondu à sa dernière lettre, et il s’en afflige. « Chez moi, poursuit-il, c’est la débâcle, intellectuelle, sentimentale et autres.. . » Christel a passé quinze jours à Nice, et est repartie vers d’autres amours. Gary a beaucoup pleuré en la quittant. Tout est fini. La mère de Sigurd étant malade, Romain exclut d’aller habiter chez elle, et cherche une chambre « dans le quartier le plus louche de la ville, tu sais, du côté du port, genre “âmes en détresse”. » Si seul, qu’il supplie Sigurd de lui écrire. Nous sommes loin de la façade arrogante que Gary adoptera lorsqu’il sera devenu glorieux, célèbre et assez riche.   Nice, 1 er juin 1938. Romain annonce son arrivée à la fin du mois. Sigurd le logera dans une maison de bois, située dans l’Archipel. Il souhaite de tout cœur « claquer » au plus vite. L’idée du suicide, très ancienne, ne l’a jamais vraiment quitté.   Paris, 20 juin 1938. « Oh ! mon vieux ! » Rien ne va plus. Romain est arrivé avec tous ses bagages à Paris pour partir en Suède. Mais il est convoqué pour trois séances d’entretiens pour la préparation militaire supérieure. Il s’y trouve déjà, a sauté en parachute et a raté l’atterrissage. Il faut lui adresser son courrier chez René Agid 22, rue Tournefort.   Nice, 7 août 1938. « Mon vieux Yog », Mina a frôlé de près la mort. Il la remplace à la Pension Mermonts. Mais l’idée de la laisser seule lorsqu’il va partir au service militaire le remplit d’effroi. Il écrit : « Et seul, mon vieux, complètement seul ! » Il lui faut savoir que quelqu’un est à ses côtés. Il termine par ces mots : « Adieu, à toi ».   Nice, 18 août 1938. Romain attend chaque jour une lettre de Sigurd, qui n’arrive pas.   Nice, 28 août 1938. « Chère Noisette », « Viens donc t’emmerder avec moi et emmène la petite Irène »... « Dis à la petite Irène que je pense à elle nuit et jour, surtout la nuit ». « Viens ! Viens ! Viens ! » « Bonne chasse et grandes dents blanches... »   Nice, 14 septembre 1938. « Mon très cher vieux » « Les rats quittent le navire, tel sera le titre de mon prochain livre . » Romain s’en prend âprement à Edmond Gliskmann, qui a quitté la France et le qualifie de trouillard. Il lui souhaite d’engraisser en Amérique, et de devenir « un rat transformé en cochon ». Gary ironise sur ce « fils à papa », « implacable ennemi du système capitaliste », allé se mettre à l’abri pendant que les prolétaires se font massacrer. Il semblerait que Les Animaux malades de la peste ait fait l’objet d’un contrat avec les Éditions Grasset « avec parution au premier janvier assurée ». Ce ne fut pas le cas. Romain se dit aussi en colère contre Christel qui prétend avoir été « bouleversée par les discours du sieur Hitler, l’anti-homme ». Il mandate même Sigurd, s’il a « des couilles au cul » pour aller sermonner Christel. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, on reconnaît, dans ces lignes, la manière du futur Romain Gary. Il est urgent de « s’atteler à la seule œuvre digne d’une vie humaine, désarmement moral ou, si tu préfères, neutralisation de tout ce qu’il y a de dégueulasse en nous et de méprisable. » Et d’ajouter qu’autrefois : « cela s’appelait le christianisme, mais que depuis que les hommes ont bouffé Dieu, cela s’appelle antifascisme, culture, humanisme et, en dernier lieu, révolution. »   Nice, 5 octobre 1938. Les Éditions Grasset qui avaient consenti une avance de 1 000 francs sur les droits d’auteur, a refusé de publier Le Vin des morts, titre définitif que Gary a donné à son livre. Avant de rejoindre le général de Gaulle à Londres, il remettra une copie du manuscrit à Christel, et un autre exemplaire à Roger Agid. Ainsi que ce dernier me l’a raconté, il avait rangé le manuscrit dans une cantine militaire, mais elle a été perdue pendant la guerre. Les touristes quittent Nice. Il ne reste plus que 80 000 habitants dans la ville. Horrifié par les accords de Munich, Romain anticipe pour ainsi dire leurs conséquences. Un passage de sa lettre, très expressionniste, est de la même veine que Le Vin des morts. « ... On avait mobilisé un million d’hommes, l’état de siège était pratiquement déclaré, les femmes pleuraient dans les rues, les hommes bandaient dur, on évacuait des populations civiles, les bordels ne désemplissaient pas, les putains marchaient à l’œil avec les militaires, on vendait des crachoirs avec les effigies de Hitler-Mussolini, les femmes accouchaient prématurément, on marchait dans les rues en louchant vers le ciel, on essayait les masques à gaz-et je n’exagère pas. Tout cela finit par ce désastre sur lequel je ne veux pas revenir, car il me fait trop mal. » A vrai dire, lâchement soulagée, la France pavoise. Il y a des drapeaux partout sur les façades des immeubles de Nice, sauf à la Pension Mermonts. Le départ de la classe de Romain a été retardé. Que fait-il donc, lui qui ne sait plus à quel saint se vouer ? Vrai ou faux, provocation à l’égard de Sigurd ? Il prétend qu’il « baise dimanche et veille de jour de fêtes n’importe qui. [...] Cet après-midi, j’ai tiré deux coups avec une boniche bien dure qui a un joli coup de reins. Dans une heure, je vais me faire sucer par elle et puis on va voir Quai des brumes avec Jean Gabin, ça lui plaira sûrement, Jean Gabin... » Et de conclure : « Le tout est d’être tout à fait désespéré. »   Base aérienne d’Avord. E.O.R Kacew. 3 ème Brigade.   Gary fait son stage d’élève officier de réserve. Il vole deux heures par jour, assiste à des cours en amphithéâtre pendant six heures, subit des corvées, puis des vols de nuit. Il apprend le morse, la navigation, saute en parachute, effectue des missions dont il se tire sans trop savoir comment. Il n’est pas très doué pour le compas. Tout cela prendra fin, espère-t-il, le 20 mars. Il ignore encore qu’il passera six années de sa vie à l’armée. Il rêve de retourner à Stockholm, car il n’a pas banni Christel de ses pensées. Comme souvent, il pousse le très timide, romantique et sentimental Sigurd à se dévergonder et le provoque : « ... Qui fréquentes-tu, avec qui ne couches-tu pas ? » Romain avoue souffrir de la solitude. Personne ne lui écrit. « Écoute, Yogurth garanti bulgare, envoie-moi vite, vite, une très longue et explicite missive. Kacew »   Base Aérienne d’Avord. 19 janvier 1939. « Mon très cher vieux », Romain écrit à Sigurd dans sa chambrée de dix garçons, alors qu’il vient d’être vacciné, et qu’une violente douleur l’empêche de marcher. Il touche une solde de 20 francs par jour, dont ¼ sont utilisés pour le mess. Toujours pas de lettre de Sigurd. Romain en a reçu une de René Agid lui annonçant qu’il va épouser Sylvia, l’amie de Christel. Romain doute de pouvoir décrocher le grade de sous-lieutenant à cause de sa faiblesse en mathématiques. Quand il a une permission, il dit qu’il va à Paris « pour tirer un coup » et n’éprouve pas le moindre sentiment pour ses éphémères partenaires. Mais il regrette Christel qui lui a pour toujours échappé. « Quand je pense à la vie libre que j’ai menée à Stockholm, j’ai envie de pleurer. »   Base Aérienne d’Avord. Cette lettre est non datée. Elle a été écrite à l’encre noire sur un cahier d’écolier.   Dans une édition augmentée de ma biographie, ce document viendrait éclairer un moment tragique de la vie de Romain Gary.   Le récit de son échec d’obtention du brevet d’officier, raconté sur le vif à Sigurd, n’est pas identique à celui relaté dans La Promesse de l’aube. Dans son roman, il ne présente pas la véracité des faits, ni la décompensation qui s’en suivit. Voici les comment les choses se sont passées : Le 10 mai 1939, Romain Kacew avait obtenu son brevet de mitrailleur en avion, homologué sous le n° 1977. Il avait réussi tous ses examens de sortie et obtenu son diplôme. Il n’avait cependant pas été nommé officier parce qu’il était juif (il n’en avait jamais fait état) et fraichement naturalisé, ainsi que le lui confirma le lieutenant Jacquard.   Il écrit à Sigurd : « C’est un monsieur tout à fait écrasé qui t’écrit, un monsieur définitivement foutu. D’abord, je n’ai pas été nommé officier. Seul sur 170 camarades. Because naturalisé. Ensuite, j’ai attrapé ce que tu devines... oui, hélas, c’est ça ! Alors, les forces m’abandonnent. Et l’esprit n’a plus à quoi s’accrocher. Je crois que vais faire une bêtise-la bêtise. Ça ne fera jamais qu’un Juif de moins et un raté de moins. Le courage qu’il me faut pour t’écrire tu peux l’imaginer, mais tu es mon frère et mon seul ami. Je pleure en t’écrivant, en ce moment, je suis foutu, foutu, foutu. Quand je pense à ma mère... oh ! nom de Dieu ! Complètement écrasé. » Romain cite des vers tirés de The Walrus and the Carpenter de Lewis Carroll : The time has come,' the Walrus said, To talk of many things: Of shoes — and ships — and sealing-wax — Of cabbages — and kings — And why the sea is boiling hot — And whether pigs have wings.'   Gary écrivit aussi à Christel le 1 er avril 1939, sans lui révéler la vérité. Mais la tonalité de sa lettre est tout encore désespérée. « C’est un homme usé, fatigué, malade qui t’écrit. C’est un autre Romain, pas celui que tu as connu. Je suis couché sur une chaise longue, sur le toit. Je n’ai même pas le courage, la force de t’écrire tout ce que j’ai sur le cœur... J’ai donné ma démission d’élève officier-dès que je serai guéri, je terminerai mon service − 18 mois − comme simple caporal. Pourquoi ? Bah... j’ai toujours été un imbécile romantique, idiot, idiot... Je t’embrasse tendrement, chère petite tête claire. 1 » Il veut faire croire à Christel que c’est lui qui a démissionné, comme si ça avait été possible. Contrairement à ce qu’il a pu prétendre il arrive donc que Romain avoue éprouver de la tendresse pour une femme. Ce fut le cas pour Christel. Il ressentit aussi un grand amour pour celle qu’il présentait comme sa fiancée, Ilona Gesmay. Il convient de replacer l’exclusion de Romain Kacew au grade d’officier dans le contexte du printemps 1939 et de la flambée de l’antisémitisme violent qui présentait les Juifs comme des envahisseurs, malfaisants, mercantiles, belliqueux, assoiffés de pouvoir, fauteurs de guerre, à la fois bourgeois et révolutionnaires. Dans sa lettre à Sigurd, Gary passe l’éponge, au lieu de se révolter contre l’antisémitisme dont il est l’objet, rejette « la faute » sur lui-même et se « dégoûte ». Dans La Promesse de l’aube, il fait dire à son double qu’il ne révéla pas à sa mère la raison pour laquelle il avait été isolé du reste de sa promotion, et traité en tant que Juif et étranger. Il est probable qu’il s’agit d’une licence romanesque. Évoquer les lois antisémites du régime de Vichy dans un roman n’était pas très vendeur. Gary ne voulait pas froisser ses lecteurs. Mina Kacew avait vécu nombre d’années difficiles, traversé la révolution d’Octobre et la Première Guerre mondiale. Elle n’était surtout pas naïve, et Romain ne lui aurait pas fait avaler des raisons aussi invraisemblables que celles qu’il évoque dans son roman. A savoir, qu’il avait séduit l’épouse du commandant de la base.   Salon-de-Provence. 12 juin 1939. « Mon vieux Zig » Six mois plus tard, Romain a surmonté le choc. Il est soldat de seconde classe, au grade de caporal mitrailleur à bord des P. 540. Il ne vole quasiment plus. Le sentiment de l’échec le taraude, mais ce sera le cas durant toute sa vie, même quand la gloire sera enfin au rendez-vous. Il a toujours ressenti une douleur de l’inaccompli. « Un monsieur comme moi qui avait tout pour réussir rate en beauté. D’autres réussissent, sans avoir rien dans le ventre. » La mère de Sigurd est attendue pour des vacances à la Pension Mermonts. Romain redit à Sigurd qu’il est le seul à ne l’avoir jamais déçu. Il écrit une phrase qui doit tout au futur Émile Ajar : « Moi, je suis dans la merde jusqu’au cou, mais je ne fais pas attention, je suis accoutumé à l’odeur. » Et aussi : « Mon seul plaisir spirituel, c’est d’aller aux chiottes et d’écrire sur les murs “mon adjudant est un enculé”. » Il encourage Sigurd à se rendre à Varsovie où sa tante Roya serait heureuse de le recevoir.   Bordeaux, le 16 septembre 1939. À la Base de Salon-de-Provence, on s’est soudain souvenu que le caporal Kacew avait obtenu un brevet de mitrailleur, et après lui avoir fait subir nombre de brimades, on l’envoya à l’École de l’air à Mérignac, en tant qu’instructeur de tir dans le « Groupe des Multiplaces ». Il n’a pas précisé à sa mère qu’il est affecté en tant que mitrailleur sur des bombardiers. Il confie à Sigurd qu’il pense qu’il a très peu de chances de survivre à la guerre. Mais il y a pire, écrit-il : « Ma famille a été dispersée aux quatre vents en Pologne. J’ignore ce qu’elle est devenue. » Comme on le sait, Gary est né en Pologne, toute sa famille y vivait, et y a été presque totalement exterminée. Dans la base de données du site de l’Institut Yad Vashem, nous trouvons le nom de Pawel, le demi-frère, et celui de Valentyna, la demi-sœur de Romain dans la liste des victimes originaires de Wilno. Les deux enfants sont issus de l’union de son père, Arieh-Leib Kacew avec sa seconde épouse, Frida. Tous trois ont été brûlés vif par les SS, au camp de Klooga, quelques heures avant l’arrivée de l’Armée rouge. Selon les archives allemandes, Pawel portait le numéro matricule 4275, Valentyna le n°899, et leur mère Frida, le n°896. Trois membres de la famille maternelle de Romain, transférés du shtetl de Svencian (Svencionys) ont été fusillés sur le site d’extermination de masse de Ponar (Ponary), dans les environs immédiats de Wilno. Enfin, 13 autres membres de la famille Owczynski qui résidaient à Varsovie, figurent également sur la base de données des Juifs assassinés lors de la liquidation du ghetto de Varsovie. La plupart, acheminés à Treblinka, furent gazés dès leur arrivée. Ces documents n’étaient pas encore accessibles facilement lorsque Gary était en vie, mais il possédait le Izkor Bukh de Wilno : Le Livre du Souvenir des Juifs assassinés de Wilno, en trois volumes. Il avait placé un signet à la page où l’on voit des photos des membres de sa famille et également le magasin de pelleteries de son grand-père Feivush-David, situé dans la daïtche gas : la rue Allemande. Cela n’est pas mentionné dans La Promesse de l’aube. Mais, dans Pseudo, écrit sous le pseudonyme d’Émile Ajar, bien des années plus tard, Gary montre qu’il savait de quelle manière étaient morts les siens. Le lieu de l’assassinat d’Arieh-Leib est incertain. Il est raisonnable de supposer qu’il figure parmi les victimes de Klooga, car c’est dans ce camp que les nazis ont déporté les derniers « Juifs utiles » des usines de fourrure Kaïlis, après la liquidation du ghetto de Wilno, où il vivait avec sa femme et ses deux enfants.   Bordeaux. 13 janvier 1940. « Mon cher Sigurd » Romain est moniteur à l’École de l’air. « Les mitrailleurs sont généralement les premiers atteints par balles, avant l’avion-même. » Il vole jour et nuit, en position fort peu confortable. Il assure à sa mère, très malade, qu’il fait partie du « personnel rampant ». Il est sans nouvelles d’Ilona Gesmay, la belle jeune Hongroise qu’il voulait épouser. Depuis la Suisse où elle faisait de fréquents séjours, Ilona regagna Budapest sur l’ordre de son père, directeur général des cimenteries et président des Charbonnages de Hongrie, filiale flamande de la Kredit Bank. Romain écrit : « C’est une grande souffrance pour moi. » Cela dit, Ilona menait sa vie amoureuse très librement, ne se plaisait qu’en compagnie de l’aristocratie française à Versailles, et ne songeait nullement à épouser ce garçon qu’elle jugeait très beau, mais plus jeune qu’elle et sans ressources. Ilona a survécu à la Shoah avec ses parents, qui protégés par le comte Bernadotte, ne furent pas transférés dans le ghetto. Ils se cachèrent dans la cave de leur maison pendant le siège de Budapest. Munis de faux papiers, ils réussirent à gagner la Belgique où le père avait des relations d’affaires dans les charbonnages. Ilona fut le témoin des pogroms perpétrés par les fascistes hongrois qui fusillèrent et jetèrent des milliers de Juifs dans le Danube, dont son beau-frère. Ilona perdit la raison, se convertit au catholicisme et passa toute sa vie dans un hôpital psychiatrique à Anvers. Bien des années plus tard, après bien des recherches, Gary finit par retrouver sa trace. Il me raconta un soir, en sanglotant, qu’il était allé lui rendre visite à Anvers, mais qu’elle ne l’avait pas reconnu. Devenue vieille, Ilona retrouva la raison, se souvint qu’elle était juive, mais continua à assister à la messe dont le rituel l’enchantait. Ilona mourut à quatre-vingt-onze ans ; ses cendres ont été dispersées près d’Anvers. Gary écrit dans The Jaded à propos d’Ilona : « Le fait que je n’ai jamais aimé une femme autant qu’elle signifie peu de chose, si ce n’est peut-être que je ne suis pas capable d’aimer. » Il avait épousé Lesley Blanch en 1945 parce qu’il pensait que ses recherches resteraient vaines. Après quelques considérations funestes sur la guerre, Romain achève sa dernière lettre d’avant-guerre à Sigurd en citant Shakespeare : Life is a tale Told by an idiot, full of sound and fury Signifying nothing   Sigurd Norberg n’eut plus de nouvelles de son ami avant janvier 1944. Non seulement, Gary avait survécu à la guerre, mais la chance avait enfin tourné. Il prit un éclat d’obus le 25 janvier 1944, lors d’une mission aérienne, alors qu’il volait avec Arnaud Langer, en tant que « leaders » d’une boîte de six Boston, au côté de deux autres « boîtes » de la Royal Air Force, pour effectuer une mission de bombardement au-dessus de la France. Alors qu’ils ne se trouvaient qu’à quinze kilomètres de l’objectif, l’avion fut touché par la Flak qui tirait des obus de 85 et de 105. L’avion lâcha ses bombes, mais le Plexiglas du cockpit de Langer et Gary vola en éclats. Langer prit des éclats dans le front et les paupières, Gary dans le ventre. Le mitrailleur René Bauden sauva l’avion, dont la carlingue était déchiquetée. Gary avait été touché par un culot d’obus qui avait traversé la sangle de son parachute, ainsi que son battle-dress. Il avait perdu beaucoup de sang.   Londres. 29 janvier 1944. « Mon très cher Yogurth » Quatre ans s’étaient écoulés ! Romain écrit comme si lui et Sigurd s’étaient quittés la veille. Or, pendant quatre années, Romain Kacew ayant rejoint les Forces Françaises Libres, a adopté un nom de guerre, Romain Gary de Kacew. Il approche de sa dernière métamorphose. Il sera bientôt Romain Gary. Il a combattu en Afrique, au Moyen-Orient, en Lybie. Il est de retour en Europe après avoir fait « une belle guerre », comme on disait dans l’Escadrille de Lorraine. Il avait volé en tant qu’observateur avec Pierre-Mendes France et Walter Lewino.   Le 25 mars 1945, le colonel Coustey rédigea son rapport sur le lieutenant Romain Gary, en vue de sa promotion au grade de capitaine de réserve :   « Une belle figure d’aviateur. Sur la brèche depuis 1940. Ayant fait campagne avec les FAFL., dès l’époque héroïque des campagnes de 1940 et 1941. Cultivé, fin, intelligent, un peu bohème mais sans excès, est éminemment sympathique. Parle plusieurs langues ; capable de rendre de grands services aussi bien en unité qu’à l’état-major. Brillant sujet. Gary de Kacew est un officier qui, éloigné du combat malgré lui, après janvier, a brillamment fait ses preuves. Il s’est révélé un précieux officier qui donne toute satisfaction dans sa tâche de chef du bureau de la Chancellerie à l’état-major. Il mérite d’être nommé capitaine sans plus tarder. »   Gary a gardé la tête froide : « Le fait est que je me suis encore fait trouer la peau − j’ai eu un éclat dans le ventre ». Il poursuit sa convalescence dans un château en Écosse et porte une ceinture pour stabiliser la cicatrisation. Cela lui a valu une palme de bronze à la croix de guerre et la croix de la Libération. Il annonce à Sigurd que son roman Poitrail d’homme paraîtra à New York au mois de mai. S’agit-il de la version anglaise de The Forest of Anger, publié à Londres, puis à Paris chez Calmann-Lévi, sous le titre Éducation européenne ? Certainement. Nous apprenons qu’avant d’être intitulé The Forest of Anger , il avait pour titre The Outskirts of Stalingrad. Un titre un peu trop ambitieux pour un roman qui se déroule parmi les partisans dans les forêts proches de Wilno. Le livre n’est pas paru à New York, mais a été traduit, publié et remarqué à Londres grâce à sa première épouse, Lesley Blanch, qui dirigeait les pages culturelles du magazine Vogue , et fréquentait tout ce qui comptait à Londres. Éducation européenne connut un succès immédiat en France et fut récompensé par le prix de la Critique. Cela n’eut pas l’heur de satisfaire Gary. Il guignait déjà le Goncourt, pas moins ! Il l’obtiendra deux fois.   « So long », écrit-il à son « vieux frère » Sigurd, qui lui a envoyé un télégramme pour le Nouvel An, alors qu’il était encore hospitalisé.   Cette lettre est la dernière que Charlotte Norberg a trouvée dans l’armoire du vieux mas d’Uzes, où Sigurd avait déménagé les meubles que lui avait laissés Romain dans son appartement à Genève.   Mais cela n’est pas la fin de l’histoire ! D’une part, Nina et Simone Norberg m’invitèrent à venir découvrir les photographies de Romain et Sigurd, mais aussi à passer une journée et une nuit dans le vieux mas d’Uzès. Ainsi, mon mari et moi nous retrouvâmes dans le lit très inconfortable de Gary, qui avait été le témoin d’un épisode romanesque et significatif dans sa vie. Tout, dans la vie sentimentale de Gary, est contradictoire et déroutant. Un jour que nous marchions rue du Bac pour aller déjeuner chez Lipp, Gary évoqua une certaine « Bretonne », qu’il rencontrait souvent à Genève. Il ne m’en reparla jamais, et je l’oubliai. Or, quand Gary allait à Genève travailler sur ses romans signés Ajar, il entretenait une liaison avec une belle jeune femme, nommée Odile Le Gall. Cette Odile était précisément cette « Bretonne » dont j’avais tant d’années auparavant entendu parler au mois d’avril 1977 ! Odile Le Gall a bien voulu m’envoyer les papiers écrits de la plume de Gary qu’elle a conservés. Elle m’a aussi raconté les circonstances de leur rencontre en 1974, et les conséquences heureuses qu’elle eut sur le cours de sa vie. Ainsi, puis-je enfin placer certaines pièces manquantes dans le puzzle de la vie de Gary. Lorsqu’il enseignait à Wellesley College, Vladimir Nabokov demandait aux jeunes filles qui assistaient à ses cours d’être capables de dessiner le plan de l’appartement de K. dans Le Procès, ou de la pharmacie de Monsieur Homais, dans Madame Bovary. Ainsi, je me permets de décrire l’appartement impersonnel d’un immeuble moderne de la rue Moillebeau où Gary travaillait loin du monde aux romans d’Émile Ajar. Rien à voir avec l’appartement aristocratique de la rue du Bac. Un séjour, une chambre, une kitchenette, une salle de bains. Odile Le Gall exerçait alors la profession d’infirmière, et Gary devait se faire injecter une sorte de vaccin contre les infections ORL, prescrit par le docteur Louis Bertagna, son psychiatre. C’est dans ces circonstances qu’il fit appel à Odile, et qu’ils devinrent amants. Quand Gary venait à Genève, il passait son temps à travailler et ne sortait que pour aller au restaurant. Ses manières « amoureuses » étaient expéditives. C’était « son hygiène ». Odile ne dit pas qu’il était brutal, il était même gentil, excepté « l’amour expédié ». Gary qui était irrité lorsqu’une femme lui témoignait de la tendresse, se hâta de mettre fin à cette relation. Il rompit donc avec Odile pour laquelle il éprouvait quelque chose qui ressemblait à de l’amitié, et s’en expliqua dans une lettre remarquable de sincérité et de clarté, qu’il lui écrivit à l’aéroport de Nice, le 27 août 1977. Il s’apprêtait à s’envoler pour Amsterdam et New York pour un reportage. « Je veux te dire ceci : il y a chez moi incompatibilité entre l’affection et la sensualité. Je n’ai jamais pu faire la soudure entre la tendresse et le sexe. » Dans ces conditions, écrit-il, « j’ai l’impression, d’être une brute et de t’exploiter. » Pour cette raison, Romain lui propose de changer la nature de leur relation en la transformant en « fraternité ». « C’est cette fraternité dont je parle dans Clair de femme . », poursuit-il, et explique la rupture pour lui entre l’affectivité et la sensualité par le fait d’avoir « trop aimé sa mère. » Il conclut : « Ton extrême gentillesse me donne l’impression d’être un bourreau d’enfant. Il faut que cela cesse. » Précisons qu’Odile était en âge d’être sa fille. Pour cette raison, Gary renonce à « l’utiliser ». Il lui propose de devenir pour lui la meilleure des amies. Oui, Romain était sincère. Le 3 août 1978, il lui écrit qu’il « traîne depuis deux mois aux Amériques ». En fait, cette lettre fut rédigée à Roxbury, dans la maison de son ami William Styron, qui la lui avait prêtée pour quelques semaines. Romain était arrivé en compagnie de Jean Seberg, au plus mal, et de leur fils Diego, qui faisait un stage sportif non loin de là. Dans cette lettre, il demande à Odile si elle se souvient de lui, et si la vie lui sourit. Il signe : « affectueusement », en annonçant son retour pour le 15 août. Il espère se faire pardonner sa mauvaise humeur passée. Il est présentement « assez secoué nerveusement », et a beaucoup de soucis. Il est vrai que Jean dont il était divorcé, était en train de sombrer dans le désespoir et l’alcoolisme. Les grands efforts de Gary pour lui venir en aide furent vains et sa fin, tragique. Lorsque Romain décida d’abandonner son appartement de Genève, il le céda à Sigurd Norberg à qui on venait d’offrir, on le sait, un poste important au sein d’une organisation internationale. Il lui proposa aussi de rencontrer Odile, avec laquelle il avait rompu : « Vous êtes faits l’un pour l’autre, leur dit-il, vous êtes aussi naïfs l’un que l’autre. » Ainsi que Gary l’écrivit en guise de dédicace sur un exemplaire de sa pièce La bonne moitié, la rencontre organisée entre Odile et Sigurd était à ses yeux « la meilleure chose qu’il avait faite dans sa vie. » Odile et Sigurd vécurent ensemble pendant 18 ans, jusqu’à la mort de ce dernier.   Je remercie vivement Charlotte et Nina Norberg, Odile Le Gall pour leur collaboration et cette merveilleuse découverte. Notes : 1 - Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, Folio, 2006, p. 173.
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05.10.2025 à 10:00

Aida à Bastille : quand le grand opéra se fait miroir du monde

Si l’on se fiait aux spécialistes, il faudrait presque renoncer à représenter Aida . Depuis quelque temps, une interprétation dominante s’est imposée chez les musicologues connaisseurs de Verdi et, à leur suite, chez les metteurs en scène, les chefs et les chanteurs. L’affaire est entendue :  Aida ne serait pas un opéra monumental destiné aux fastes scéniques, aux décors somptueux et aux fanfares éclatantes. Non, ce serait avant tout une œuvre intime. Dans cette nouvelle production à l’Opéra de Paris, Shirin Neshat, plasticienne d’origine iranienne, connue pour ses œuvres mêlant image, mémoire, genre et politique, s’est emparée d’ Aida , envisagé non comme une fresque historique poussiéreuse mais comme un miroir du présent. L’artiste est réputée pour ses œuvres visuelles puissantes, engagées, jouant sur les contrastes — entre masculin/féminin, tradition/modernité, pouvoir/insoumission. Dans son Aida , elle revendique une lecture moins tournée vers l’ornement historique ou l’exotisme pharaonique que vers les souffrances silencieuses, les oppressions invisibles, le poids du fanatisme religieux. L’espace scénique — sobre, centré sur un cube blanc monumental — est confronté à une dualité : imposer un cadre quasi abstrait, mais évoquer un univers conflictuel contemporain. Tant les costumes militaires modernes et les prêtres aux turbans noirs qu’une scénographie qui insiste sur l’opposition entre captifs et dominants, entre visible et refoulé, entraînent le spectateur non dans un passé mythique mais dans un présent irréfutable. Esthétique visuelle et émotionnelle L’opéra, déjà puissant avec ses dialogues entre amour, loyauté, pouvoir et racisme implicite, se trouve ici en résonance accrue avec les crises contemporaines : Neshat ne masque ni la violence de la guerre, ni la condition des plus faibles, de ceux qui subissent le fanatisme religieux. Clair-obscur et minimalisme du décor (le cube blanc, les surfaces de projection, la lumière précise) invitent le public à focaliser son regard sur les personnages — leurs doutes, leur détresse intérieure — plus que sur un luxe pharaonique trop convenu. Ils introduisent une forme d’intimité dans le monumental. La contribution des vidéos accentue — parfois brutalement — la force de l’interpellation. Distribution vocale et direction musicale solides Musicalement, cette Aida tient ses promesses tant dans sa distribution que dans sa direction. La soprano Saioa Hernández incarne Aida avec combativité, sensibilité et puissance. À Radamès, Piotr Beczala apporte la noblesse et la clarté vocale nécessaires, et sa présence aide à équilibrer le grand chœur, les scènes de masse, et les monologues intimes. Amneris, jouée par Ève-Maud Hubeaux, brille dans les graves et sur la scène : sa rivalité, sa jalousie, son ambivalence sont clairement dessinées, ce qui ajoute au drame. Saluons également la direction musicale de Michele Mariotti, pour le soin qu’il apporte aux textures orchestrales et à des épisodes lyriques (trios, duos, grandes scènes chorales) qui ne sont jamais écrasés par le décor ou le visuel.
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