22.07.2025 à 17:00
hschlegel
Enfants, certains rêvent de devenir riches et célèbres, d’autres de partir à l’autre bout du monde ou sur la Lune, d’autres encore de devenir ingénieur ou danseur. Devenus adultes, ils peuvent essayer de réaliser ces projets, y renoncer ou même les oublier. Pour la philosophe Audrey Jougla, les rêves d’enfant attestent d’une aspiration profonde à changer le monde avec laquelle les adultes, si raisonnables soient-ils, devraient garder le contact.
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Imaginez : l’enfant que vous étiez à six ou sept ans découvre soudainement votre vie d’adulte établi. Qu’en penserait-il ? Serait-il déçu, satisfait ou même surpris ? Cette expérience de pensée a fourni le ressort de plusieurs fictions, comme dans le film Quand je serai petit de Jean-Paul Rouve (2012), le premier épisode de la saison 2 de la série Bref de Kyan Khojandi (2025), ou encore dans le roman 7 de Tristan Garcia (Gallimard, 2015). Dans celui-ci, la partie consacrée à « l’hélicéenne » évoque une nouvelle drogue qui permet, le temps où elle fait effet, de faire réintégrer dans son corps présent l’identité d’un soi passé, celui-ci découvrant alors son futur. Derrière ces scénarios se trame la même question : entretient-on un rapport fidèle à l’enfant que l’on a été ? Ou bien s’est-on transformé au point de n’avoir plus grand-chose en commun avec lui ?
Les rêves forgés pendant l’enfance apparaissent alors comme des mesures de cet écart, d’autant plus qu’au moment où ils étaient formulés, le temps et la liberté que nous avions face à nous semblaient vertigineux. Mais que signifie vraiment réaliser ses rêves d’enfant ?
Saisir l’essence d’un rêveUn rêve d’enfant est par nature inatteignable car il projette sur une vie d’adulte lointaine un désir correspondant à un présent d’enfant. L’imaginaire fait fi des changements de désirs, de l’inflexion liée aux expériences vécues ou encore de l’époque, qui sera bien différente. L’autre méprise est le manque de confrontation au réel : on peut rêver d’être astronaute, jusqu’à comprendre qu’un astronaute ne réalise que quelques missions spatiales au cours de sa carrière, passant le reste de celle-ci au sol. Se rêver acteur peut traduire davantage un désir de notoriété qu’une passion pour le jeu de comédien. Sans réajustement, la réalisation de certains souhaits pourrait même s’avérer décevante. La forme du rêve exprimée cache ainsi une aspiration profonde, et réaliser ses rêves d’enfant reviendrait plus à découvrir cette dernière.
“Un rêve d’enfant est par nature inatteignable car il projette sur une vie d’adulte lointaine un désir correspondant à un présent d’enfant”
Il y a donc les rêves d’enfant qui se sont transformés, qui ont évolué. Une fois adulte, il ne s’agit pas de réaliser coûte que coûte un rêve qui avait l’apparence d’un métier, d’un lieu de résidence ou d’une famille, mais de chercher à comprendre ce qui nous séduisait dans cette idée telle qu’on se la représentait alors. Ce travail d’interprétation revient à se faire son propre exégète, pour saisir ce que l’on mettait derrière tel ou tel rêve. Osons le parallèle avec les rêves nocturnes : dans L’Interprétation du rêve (1900), Freud introduit le concept de contenu manifeste (ce qui est visible), et celui de contenu latent (la signification), que l’on saisit par la verbalisation. Plus récemment, le psychiatre Tobie Nathan souligne que le rêve n’a pas d’autre signification que son interprétation.
Peut-être que ce l’on voyait enfant dans le mariage n’était pas l’union formalisée mais bien plus l’amour réciproque et son intensité, et peut-être que le souhait d’habiter à l’autre bout du monde disait un désir d’éloignement urbain ou familial, que l’on peut trouver dans son pays natal. La fidélité au rêve d’enfant tiendrait donc plus à l’interprétation qu’on en fait, laquelle reste tributaire de notre propre regard sur nous-mêmes. Une sorte d’herméneutique des rêves d’enfant qui consiste à relire, avec notre analyse actuelle, ce qui nous touchait avec la simplicité de notre regard d’alors. Il ne s’agit pas d’accomplir des rêves prêts à l’emploi, mais d’avoir su laisser leur nature profonde évoluer et prendre d’autres formes, acceptant leur métamorphose. Pourtant, une exception persiste : celle de la vocation.
Intégrer le mondeElle ne se décide pas, elle s’impose : la vocation est un appel (du latin vocare, appeler) qui peut s’exprimer très tôt pour un domaine, une discipline ou un métier, et désigne aussi l’appel de Dieu que connaîtraient les religieux. Appel des profondeurs de soi ou de l’extérieur, elle apparaît comme déterminée, autant au sens du déterminisme que de la volonté qu’elle va susciter pour se mettre en œuvre. La vocation illustre les rêves qui ont tenu bon, qui ont résisté aux difficultés comme aux assauts des changements, ceux qui valaient la peine que l’on persévère. Pas de doute : nous sommes faits pour ça et le savons dès l’enfance, comme si une place nous attendait.
“La fidélité au rêve d’enfant tient à l’interprétation qu’on en fait : une fois adulte, il s’agit de chercher à comprendre ce qui nous séduisait dans telle ou telle idée, de saisir ce qu’il y avait derrière”
Or l’enfant se trouve empêché : il n’a pas la possibilité de faire davantage pour sa vocation sinon grandir, même s’il continue à s’exercer dans son activité si elle le permet (une possibilité pour les carrières artistiques ou sportives, moins pour celles de médecin ou d’architecte). Enfant, je voulais devenir écrivain – mais j’avais bien saisi que, malgré l’accueil enthousiaste de mes productions par mes enseignants, il me faudrait attendre que les années passent, et écrire le plus possible pendant ce temps.
La vocation nous permet de considérer l’enfance non comme un paradis perdu mais bien comme un terrain d’exercice – ou une antichambre, pleine de potentialités. La plupart des rêves d’enfant restent conditionnés à des actions et des choix qui ne pourront se faire que bien plus tard, et ils disent tous la volonté d’entrer pleinement dans le monde des adultes.
Selon Hannah Arendt, c’est justement le monde humain dans sa globalité que l’enfant doit s’approprier, et non pas grandir dans un monde d’enfants, distinct. Dans son article « La crise de l’éducation » (1958), elle déplore que l’on puisse cantonner les enfants à un monde propre, alors que tout l’enjeu de l’éducation est de les introduire dans notre monde. « Sous prétexte de respecter l’indépendance de l’enfant, on l’exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien », écrit-elle. C’est précisément ce dont ont hâte les enfants ayant ressenti une vocation : quitter leur périmètre trop étroit pour jouer un rôle dans le monde qui les attend. C’est aussi ce qui fait l’excitation de tous les rêves d’enfant : se confronter au monde humain, qu’on leur présente comme étant celui des adultes, pour se risquer, se lancer.
“La vocation illustre les rêves qui ont tenu bon, qui ont résisté aux difficultés comme aux assauts des changements, ceux qui valaient la peine que l’on persévère”
Or une troisième catégorie de rêves d’enfant est celle des rêves qui n’ont pas abouti. Si certains de nos rêves ne se sont pas réalisés, ou pas de la manière que l’on avait imaginée, ils ne sont pas forcément l’aveu d’un échec pour autant. Le propre du rêve est son absence de limites, là où la réalité n’est constituée que de cela. La seule tentative de réalisation est donc une sortie de l’enfance, une intégration dans le monde, qui vaut mieux que toutes les projections. Justement parce que la liberté d’accomplir a le prix de l’abandon, du choix et du discernement, et que s’accrocher à un rêve de manière déraisonnée (pour son seul statut de rêve ou de fidélité à l’enfance) serait insensé.
Quels que soient les rêves d’enfant (qu’il s’agisse d’une vocation comme du fait d’avoir un chien), ce n’est pas tant la réalisation effective qui importe que les choix qui ont été faits librement à l’épreuve du monde.
Toutefois, il est une dernière catégorie de rêves formulés par les enfants, communs à tous, que bien souvent, nous n’avons pas même entrepris de réaliser.
Changer ce qui mérite de l’êtreLes rêves que nous avons énoncés, enfant, s’adressaient-ils uniquement à nous ? Nous voulions peut-être nous rassurer, y voyant des prophéties autoréalisatrices, ou bien indiquer aux adultes qu’avec nous, le monde changerait.
“Sous prétexte de respecter l’indépendance de l’enfant, on l’exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien” Hannah Arendt
Dans son spectacle « Corps sonores juniors », le chorégraphe Massimo Fusco invite les spectateurs à s’allonger sur un parterre de coussins en forme de galets, casque audio sur les oreilles : la représentation se clôt par l’écoute de souhaits que formulent des enfants. Ce qui les révolte, ce qu’ils ne comprennent pas du monde, ce qu’ils aimeraient changer une fois devenus grands. Pauvreté, exclusion, injustice, malheur, maladie… La bienveillance de tous ces enfants est plus lucide qu’elle n’y paraît. Elle ne manque pas d’interroger l’adulte : que deviennent tous ces vœux que nous avions nous aussi formulés à l’égard du monde ? Pourquoi, pour l’immense majorité d’entre nous, une fois adultes et donc capables d’agir, ne faisons-nous rien de ce que nous avions prévu – ou si peu ?
Les rêves d’enfant sont aussi habités par une forte indignation envers le monde qu’on leur présente, mais cette colère s’étiole-t-elle vraiment à mesure qu’elle est confrontée au réel ?
Lucrèce interprète le premier cri du nourrisson comme un cri de protestation : non, le monde n’est pas une belle harmonie accueillante, partout la douleur, les maux, la méchanceté, existent et perdurent. « De ses plaintes lugubres il remplit l’espace, comme il est juste à qui la vie réserve encore tant de maux à traverser », écrit-il dans De la nature (Livre V). La perception d’un monde qui va mal serait déjà révoltante pour les nouveaux-nés. « Le premier cri de l’enfant n’est donc pas simplement une douleur corporelle, mais peut-être aussi une souffrance psychique. Cette souffrance naît d’un jugement porté sur le monde, certes encore un peu confus, mais juste et vrai. L’enfant crie parce qu’il juge », analyse le philosophe Laurent Bachler à ce propos dans La Philo au berceau (Érès, 2021).
Il y a donc une perspective morale dans les rêves d’enfant : nous voulions nous aussi un monde meilleur, différent, et ne comprenions pas l’inertie ou l’inaction des adultes, mais aujourd’hui, que faisons-nous concrètement ?
“Le propre du rêve est son absence de limites, là où la réalité n’est constituée que de cela. La seule tentative de réalisation est donc déjà une sortie de l’enfance, une intégration dans le monde – et la liberté d’accomplir a le prix de l’abandon”
Loin de n’être que des rêves égoïstes ou des cases à cocher, les rêves d’enfant nous invitent à agir, quel que soit notre âge ou notre position dans la vie. Dans son Traité de pédagogie (1803), Kant explique que c’est l’un des buts à poursuivre pour les parents : non pas que leurs enfants s’adaptent au monde tel qu’il est, mais qu’ils l’améliorent. Il ne s’agit pas seulement de lien avec notre propre enfance mais avec toute l’enfance, car les premiers à souligner les défaillances de notre monde sont ceux qui n’ont pas le regard érodé par les conventions ou la lassitude. Et face à cela, la bonne nouvelle, c’est qu’il est toujours temps de se mettre à l’œuvre.
Qu’ils aient mué, qu’ils aient résisté, qu’ils n’aient pas abouti ou qu’on les ait laissés en chemin, nos rêves d’enfant ne nous renseignent pas seulement sur notre identité profonde. Ils confèrent aussi un moteur à l’action et une prise sur le réel.
Dans Un bruit de balançoire (2017), Christian Bobin écrit : « Le grincement d’une balançoire vide résonne jusqu’à la fin du monde. » Plus que des rêves, c’est sans doute cette énergie et cette volonté de l’enfant que nous étions, qui nous manquent parfois.
juillet 202522.07.2025 à 12:00
hschlegel
Longtemps associée à une puissance destinale, qui, telle la roue du même nom, distribue aléatoirement succès et échecs, la fortune (Fortuna) acquiert une nouvelle résonance avec Machiavel. Le Florentin circonscrit son pouvoir sans l’effacer et promet qu’elle sourira davantage aux audacieux qu’aux timorés. Nicolas Tenaillon détaille le sens de cette réinvention machiavélienne.
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La puissance du sortLa Fortuna (issu du latin fors : le sort) désigne originellement le hasard, la contingence. Dans la culture antique, elle est représentée par une roue, ou souvent par une divinité portant une corne d’abondance, car lorsqu’elle est bonne, la fortune est synonyme de chance. Mais qu’est-ce qui peut la rendre bonne ? C’est à cette question que répond Machiavel (1469-1527) lorsqu’il s’empare de cette notion pour en faire un concept central de sa philosophie politique.
De la fortune antique, il retient surtout l’idée de puissance, mais pas celle de providence. Cette dernière, essentielle au stoïcisme, assimilée par les chrétiens à un plan divin, oblige à accepter avec résignation le monde comme il va. Et certes, Machiavel admet dans Le Prince (1532) que la puissance de la fortune semble irrépressible…
“Je compare la fortune à un de ces fleuves impétueux qui, lorsqu’ils s’irritent, inondent les plaines, renversent les arbres et les maisons, enlèvent la terre de cette contrée pour la porter ailleurs : tout le monde fuit devant eux, tout cède à leur fureur, sans pouvoir y mettre obstacle”
Machiavel, Le Prince, XXV
…mais il estime aussi que, parce qu’elle est changeante, la fortune peut servir celui qui sait saisir le moment favorable pour agir. Faisant sien l’adage latin selon lequel « la fortune sourit aux audacieux » (Audaces fortuna juvat), Machiavel n’hésite pas à écrire : « Je crois bien qu’il est préférable d’être impétueux que circonspect, car la fortune est femme ; et pour la maîtriser, il faut la battre et la frapper » (ibid.). La fortune n’est donc pas désarmante car, l’homme étant libre et non pas entièrement contraint par la nécessité, « la fortune est maîtresse de la moitié de nos œuvres mais elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié » (ibid.). Ce qui distingue l’homme d’État, c’est alors ce coup d’œil qui lui permet de voir à quel moment il peut acquérir et conserver le pouvoir, et à quel moment, au contraire, il doit se garder d’agir. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que Machiavel dédicace Le Prince à « sa Magnificence Laurent de Médicis » en lui disant « l’extrême désir qu[’il a] qu’Elle parvienne à la grandeur que la fortune et ses autres qualités lui promettent ». Car il estime que l’occasion est venue à Florence de renverser le pouvoir tenu par les autres membres de la famille Médicis, qui se révèlent incapables de gérer la cité assujettie aux influences étrangères. Ainsi, de même qu’il fallait que les Hébreux soient esclaves des Égyptiens pour que Moïse les convainque de le suivre jusqu’au Sinaï, ou que les Perses soient lassés de la dynastie des Nabuchodonosor pour ouvrir les portes de Babylone à l’empereur assyrien Cyrus, de même, estime Machiavel, la situation florentine est propice à un coup d’État que Laurent de Médicis serait bien inspiré de fomenter (ce qu’il ne fera pas !).
Gare aux revers de fortuneToutefois, la Fortuna n’offre pas uniquement l’opportunité de prendre le pouvoir : elle exige aussi de savoir s’adapter pour le conserver. Tel ne fut pas le cas du frère dominicain Savonarole, qui institua à Florence une république chrétienne : n’ayant pas su recourir à la force pour se maintenir au pouvoir, il fut renversé, emprisonné, torturé et exécuté en 1498. Sa fin tragique vérifiait que « ceux qui ne changent pas de conduite avec le temps seront, avec la fortune, ruinés ». Reste que Machiavel ne nie pas que le Prince le plus rusé ne peut rien contre les revers de fortune. Ainsi de son modèle César Borgia : « Si les moyens qu’il employa ne lui profitèrent point, ce ne fut pas par sa faute, mais par une extraordinaire et extrême malignité de la fortune » (ibid., VII).
“Comme la roue tournant continuellement passe nécessairement par tous ses crans, la fortune présente tôt ou tard aux hommes son aspect le plus bénéfique comme le plus maléfique”
Il y a donc un paradoxe de la fortune chez Machiavel, car bien qu’imprévisible, il apparaît que, comme la roue tournant continuellement passe nécessairement par tous ses crans, elle présente tôt ou tard aux hommes son aspect le plus bénéfique comme le plus maléfique. C’est pourquoi si elle suscite l’initiative politique et fait la gloire des princes, elle empêche aussi toute paix perpétuelle et reste une menace permanente pour la stabilité des républiques. Machiavel observe en ce sens dans son Discours sur la première décade de Tite-Live (1517) que « dans toutes les cités, les temps de calme engendrent la corruption, et la fortune veille à ramener la guerre pour corriger les excès » (I, 6).
Que celui qui gouverne puisse au mieux retarder les coups de la fortune ou provoquer le retour transitoire de la paix dans les temps de malheur, telle pourrait bien être la grande leçon de réalisme que nous propose le fondateur de la pensée politique moderne en méditant sur Fortuna.
juillet 202522.07.2025 à 08:00
nfoiry
Comédien et réalisateur, Raphaël Quenard signe avec Clamser à Tataouine un premier roman oscillant entre violence glacée et distance parodique, et qui vaut surtout, comme l’écrit Philippe Garnier dans notre nouveau numéro, pour son aisance dans la restitution des langages contemporains.
juillet 202521.07.2025 à 18:05
hschlegel
On connaissait les bactéries mangeuses de plastique. Saviez-vous qu’il existe aussi des bactéries productrices de plastique ? Et qu’elles donnent raison à l’idée avancée par Gilles Deleuze et Félix Guattari selon laquelle le vivant et la machine s’interpénètrent.
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Ce sont les conclusions d’une étude récente publiée par une équipe de l’institut coréen Kaist : « Nous rapportons ici la biosynthèse et la caractérisation d’un groupe de biopolymères, les polyester/amides (PEA), chez Escherichia coli. » Si le nom de cette bactérie de vous dit rien, vous avez sûrement déjà croisé sa route : nous lui devons bon nombre de nos diarrhées. Précision nécessaire : les souches capables de produire des composants plastiques sont des souches « génétiquement modifiées ». Étant donné le peu d’enjeux éthiques associés au sort des microorganismes et la vitesse de multiplication des bactéries, il est bien possible que les bioplastiques se développent rapidement dans un avenir proche.
Les (tout) petits producteursCe ne serait pas la première fois que l’être humain exploite ses cousins vivants. Si des animaux et des végétaux, nous tirons principalement des biens alimentaires qui nourrissent notre métabolisme vital, les exemples ne manquent pas où d’autres formes du vivant sont mises au travail pour produire des matières premières non alimentaires. Grâce aux végétaux, nous obtenons du bois, des textiles (lin, coton), du chanvre, du raphia, des colorants ou encore du caoutchouc (à partir du latex d’hévéa notamment, mais le caoutchouc de pissenlit commence aussi à être utilisé pour fabriquer des pneus). Des animaux, nous obtenons de la laine, de la soie, du cuir, du duvet et des plumes, de l’os et de l’ivoire, de la cire, des poils et du crin (pour des brosses), ou encore de la laque naturelle (à partir notamment de la résine sécrétée par la cochenille asiatique).
➤ À lire aussi : Quand les bactéries mangeuses de plastique se multiplient
Pourquoi les microorganismes comme les bactéries feraient-ils exception ? De nombreux sont déjà – ou pourraient être – employés dans les biotechnologies industrielles. Chromobacterium violaceum et Serratia marcescens produisent des pigments. Bacillus subtilis, et Streptomyces sp., des enzymes utilisables dans des détergents, dans les procédés de blanchiment du papier, etc. Sporosarcina pasteurii est capable de générer un ciment bactérien. Bacillus thuringiensis, des hormones et toxines végétales mobilisables dans les intrants agricoles. Komagataeibacter xylinus, elle, est utilisée dans la confection d’un biocuir de cellulose. Certaines versions génétiquement modifiées d’Escherichia coli ou de Pseudomonas peuvent produire des acides gras, solvants verts, polyesters. Si certaines souches d’Escherichia coli sont capables de synthétiser des plastiques, ce ne sont pas les seules : Cupriavidus necator ou Ralstonia eutropha ont la même propriété.
“Tout produit partout sans arrêt”Si nous voyons spontanément la production comme une affaire humaine, il n’en est rien – et nos procédés de fabrication reposent à bien des égards sur des produits d’origine non humaine. Comme l’écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’Anti-Œdipe (1972), « homme et nature ne sont pas comme deux termes l’un en face de l’autre, […] mais une seule et même réalité essentielle du producteur et du produit. La production comme processus déborde toutes les catégories idéales ». Tout produit partout sans arrêt. La réalité est tissée d’un réseau enchevêtré de « machines » qui « coupent » des flux et en génèrent d’autres, que d’autres machines recoupent. Escherichia coli coupe des flux de glucose de la biomasse environnante et produit des polyester/amides, qui peuvent être utilisés dans des machines industrielles, comme l’est a soie du ver par le métier à tisser. La machine solaire produit un rayonnement énergétique qui est capturé par les arbres et, couplé au flux de minéraux des machines terrestres et atmosphériques, participe à l’autoproduction des corps de bois, qui sera (littéralement) coupé par des machines techniques. Chaque machine conjoint différents flux et en engendre de nouveaux.
Dans bon nombre de cas, la machine organique sur laquelle s’étaie la machine industrielle est détruite, emportée dans le processus de production : la bête est tuée pour obtenir son cuir. « Les pièces de la machine sont aussi bien le combustible » pour d’autres. Mais ce n’est pas toujours le cas : seul le produit extériorisé de la machine sert parfois à alimenter d’autres dynamiques de fabrication. C’est le cas du ver à soie ou des bactéries productrices de plastique. Certains cas sont, en quelque sorte, entre deux. Beaucoup des bactéries que nous utilisons pour produire certains composants ont dû être modifiées par édition génétique : un flux de bactéries est capté par une machine de bio-ingénierie qui les transforme en machines biologiques « utiles », utilisables pour l’industrie. Comme le disent Deleuze et Guattari, il y a sans cesse « production de production ». Nous nous produisons sans cesse : nous produisons notre propre corps producteur, des équipements qui en augmentent les capacités productives et des machines pour produire ce que nos mains ne peuvent produire.
Le parallèle entre la soie et le plastique est frappant. L’homme a appris il y a plusieurs siècles à extraire le filament du ver. Bien plus tard, nous avons découvert, dans une forme de biomimétisme, comment synthétiser de la soie artificielle par des processus chimiques. Avec le plastique, c’est l’inverse. Nous avons commencé par découvrir comment synthétiser du plastique à partir de substances pétrolières : en 1907, le chimiste américain Leo Baekeland crée la bakélite, la première forme de plastique. Désormais, nous découvrons que certaines machines vivantes sont capables d’arriver au même résultat. Différents dispositifs productifs – biologiques ou artificiels – peuvent aboutir au même résultat, de même qu’ils peuvent se connecter dans tous les sens les uns aux autres. N’est-ce pas l’indice de ce que, comme le pensaient Deleuze et Guattari, « il y a autant de vivants dans la machine que de machines dans le vivant » ? Comme incessant procès de production, le réel palpite, en deçà du grand partage du vivant et de l’inerte, d’une « vie inorganique », d’une « puissance ».
juillet 202521.07.2025 à 14:18
hschlegel
« Pour être libre dans ce monde, il faut être craint. Pour être craint, il faut être puissant » : la phrase prononcée par Emmanuel Macron dans son traditionnel discours la veille du défilé du 14 juillet a marqué. Une liberté basée sur la crainte, donc : que doit-on vraiment entendre par cette phrase ?
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La puissance garantit la souveraineté…Résignée et pessimiste, cette sortie d’Emmanuel Macron n’en est pas moins réaliste et pragmatique (deux mots qu’affectionne le président). Car elle prend acte d’un monde dans lequel la force l’emporte toujours plus sur le droit. Nous ne pouvons plus simplement compter sur la reconnaissance mutuelle des États pour garantir l’indépendance de chacun : la liberté doit être conquise et activement défendue. L’un des grands fondateurs du principe de la realpolitik, Nicolas Machiavel, auquel Macron a consacré son mémoire de M1, ne disait pas autre chose dans Le Prince (1532) : « Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. » Machiavel l’affirmait certes à propos des rapports entre le prince et ses sujets, mais la transposition aux rapports d’un État aux autres États semble – pour le président en tout cas – aller de soi. La puissance est la garantie de la souveraineté.
…mais gare aux excès !Cependant, on ne peut pas tout axer sur la puissance et la crainte qu’elle inspire. Dès l’Antiquité, une autre grande figure de la realpolitik, Thucydide (v.460-400 av. J.-C.), avertissait des dangers d’une telle politique. Dans La Guerre du Péloponnèse, il cherche à comprendre les racines du conflit qui opposa, entre 431 et 404 av. J.-C. d’un côté Athènes, à la tête de la ligue de Delos, de l’autre Sparte et ses alliés de la ligue du Péloponnèse. Ce qui fait l’originalité de la démarche de Thucydide, c’est la recherche des causes des événements. L’historien distingue deux types de causes. Il y a d’abord les prétextes de la guerre, les causes directes mais superficielles : l’affaire de Corcyre et celle de Potidée. Mais il y a aussi, pour Thucydide, des causes beaucoup plus profondes, géopolitiques :
“La cause véritable, mais non avouée, en fut, à mon avis, la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens, qui contraignirent ceux-ci à la guerre”
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse
Athènes, au fil des années, était en effet devenue une superpuissance locale, qui dominait bon nombre d’autres cités. Ses politiques « impérialistes » suscitaient, dans beaucoup de cités, une vive hostilité. Si la crainte permit de contenir la rébellion contre les politiques abusives imposées par les Athéniens, la situation finit par imploser lorsque Sparte, inquiète pour son autonomie, prit les armes pour ne pas tomber sous domination athénienne. Ainsi, « les Eginètes, par crainte des Athéniens, […] se joignaient aux autres pour pousser à la guerre, disant qu’ils n’avaient plus la liberté que leur garantissait le traité » avec Athènes. La guerre se soldera finalement par la défaite d’Athènes et la fin de son hégémonie. Alors que la puissance devait dissuader les autres cités d’entrer en guerre contre les intérêts athéniens, l’excès de puissance se retourna contre Athènes.
Le règne du soupçonChez beaucoup d’auteurs antiques, la crainte est regardée avec circonspection en politique. Déjà, le présocratique Chilon recommande : « Mérite d’être aimé : redoute d’être craint. » Isocrate, lui aussi, qui vécut à l’époque de la guerre du Péloponnèse, fait l’éloge du stratège Timothée qui « agissait pour n’être craint d’aucune ville grecque et pour les rassurer toutes ». Les relations inter-étatiques fondées sur la peur ne sont pas stables. De son côté, Cicéron notera ce paradoxe dans son Traité des devoirs (De officiis) : « Si vous voulez être craint, nécessairement vous aussi redouterez ceux qui vous craignent. » S’efforcer d’être craint pour protéger son indépendance introduit en effet, chez celui qui craint, le sentiment que sa liberté est menacée par les politiques de puissance.
Sans doute la France d’Emmanuel Macron n’est-elle pas vraiment comparable à l’antique Athènes. Nous n’avons pas les moyens d’exercer, même régionalement, une forme d’hégémonie. Notre puissance limitée ne nous permet pas d’imposer à nos voisins les termes abusifs qu’Athènes put faire subir aux autres cités. Acquérir plus de puissance vise surtout à défendre l’indépendance du pays, plus qu’à servir des politiques expansionnistes. N’en demeure pas moins que la puissance, pour des États plus faibles, ne peut manquer d’apparaître comme une menace. Qu’on le veuille ou non, la puissance biaise les rapports, et comme le notait Albert Camus, « rien n’est plus méprisable que le respect fondé sur la crainte » (Carnets I). C’est donc avec beaucoup de précaution que la crainte doit être maniée en géopolitique.
juillet 202521.07.2025 à 08:00
nfoiry
Dans Regards oppositionnels, un recueil d’articles tout juste traduits en français, la philosophe et militante bell hooks s’intéresse à la façon dont le regard des Blancs façonne encore largement les représentations noires, ainsi que leur psyché, dans la culture populaire. Dans notre nouveau numéro, Victorine de Oliveira vous en dit plus.
juillet 2025