20.05.2025 à 10:04
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Un collectif de nageurs et nageuses d'Île-de-France
- 19 mai / Mouvement, Avec une grosse photo en haut, 2La France n'a pas attendu Léon Marchand pour être un pays de nageuses et nageurs. Si la pratique de la natation de masse s'est d'abord développée à partir de la nécessité biopolitique de prévenir les noyades et donc d'apprendre à tous les élèves de primaire à nager, elle s'est sûrement incorporée au goût des français. Chaque année à Paris, ce ne sont pas moins de 7 millions de nageurs qui passent les tourniquets de leur piscine de quartier, athlètes, scolaires et batifoleurs compris. Pourtant, qui s'est déjà aventuré dans un bassin de 25m sur l'heure du midi sait à quel point le plaisir de glisser dans l'eau et de se raffermir l'esprit est contrarié par la sur-affluence et des horaires d'ouverture mesquins (scolaires obligent). Il existe pourtant une solution très simple et à portée qui permettrait de libérer et diffuser les pratiques aquatiques : la nage urbaine. C'est ce que revendique un collectif de nageuses et nageurs franciliens dans cette tribune, délivrer la Seine de l'industrie pour la rendre au bien commun et aux maillots de bain. Mais comme toute revendication minimale et de bon sens dans une époque aussi dégradée, elle implique de tout bouleverser.
Avec le retour du printemps revient la promesse de pouvoir, enfin, se baigner dans la Seine. Pari politique, poétique et courageux. Alors que la Ville de Paris travaille actuellement à l'ouverture de trois sites de baignade estivale, certains acteurs économiques du fleuve ont exprimé leurs craintes de voir ces baigneurs troubler leurs activités. Ils demandent donc à restreindre lieux et horaires de baignade. Nous entendons rappeler que l'accès à l'eau n'est pas un luxe, ni la lubie de quelques un
e s. Les épisodes de canicule passés et à venir devraient suffire à convaincre les moins concerné es. L'accès à l'eau est un enjeu majeur de santé publique et de justice sociale. Ailleurs en Europe, la baignade urbaine est un des piliers de l'adaptation des villes au dérèglement climatique. Paris pourrait cet été rejoindre définitivement le club des pionniers audacieux.Préoccupation de « bobos » ? Un seul chiffre permet de recentrer le débat. Chaque été, en Ile-de-France, un million d'enfants ne partent pas en vacances. L'ouverture à la baignade dans les 32 infrastructures prévues pour le Grand Paris pourrait aider à promouvoir l'apprentissage de la nage. Mêlant sport et éducation populaire, la nage urbaine à tant à apporter aux villes de demain. Pérenniser le retour de la baignade fluviale, permettra également de faire vivre l'idée que nos cours d'eau constituent une entité vivante à protéger des pollutions et des pollueurs. La présence de baigneurs permettra de rappeler aux responsables politiques que la qualité de l'eau ne peut se dégrader sous peine de voir ses citoyen
nes nageur euses tomber malades. Une forme joyeusement partisane, incarnée, de découvrir et promouvoir les Droits de la Nature.Dans un récent article du « Parisien » du 30 mars 2025, titré « Baignade dans la Seine à Paris : avant le grand plongeon, le chantier a commencé », de nombreuses entreprises exploitant le fleuve, céréaliers, cimentiers, BTP, bateaux mouches, s'inquiètent des modalités de partage du fleuve. Nous comprenons qu'il est normal qu'après cent années de baignade interdite, d'exploitation sans partage, il peut être compliqué d'imaginer perdre l'entière exclusivité des voies navigables. La Communauté portuaire de Paris et les Entreprises fluviales de France souhaitent alerter les pouvoirs publics et l'opinion sur de potentielles pertes d'activité, des baisses de profits et des pertes d'emplois si de tels projets venaient à se pérenniser et à se multiplier.
Nous pensons au contraire que les cours d'eau sont un bien commun et qu'un partage innovant est possible. Il y a vingt ans, d'autres acteurs s'insurgeaient contre les pistes cyclables. Aujourd'hui tous en profitent : vélos, logistique douce. Nous voudrions nous joindre aux voix de ces acteurs économiques, car comme eux, nous pensons que le fret et le transport fluvial sont des activités vertueuses, écologiques et essentielles aux centres urbains comme aux périphéries, qu'il faut encourager ce secteur, mais qu'il doit impérativement se réinventer. Le monde évolue, et l'adaptation au changement climatique ne peut se faire sans revoir profondément nos anciens schémas de pensée, de transport, de consommation, de relation avec la réalité qui se nomme vivant et non croissance infinie.
Un détail qu'il nous faut souligner, ces mêmes acteurs économiques préparent activement le très critiqué projet de mise à grand gabarit de la Seine en amont de Paris, sur le territoire de la Bassée. Promettant de défigurer définitivement les dernières zones humides proches de la capitale, les derniers méandres de vie capables de ralentir et d'absorber les crues soudaines. Dans quel but ? Permettre la navigation de « super-péniches » de 185 mètres de long pour 11,4 mètres de large. Des monstres, comparés aux péniches actuelles, dites « gabarit Freycinet », qui mesurent 38 mètres de long pour 5,2 mètres de large. On comprend peut-être mieux, à la lumière de ces informations, que nos acteurs économiques voient d'un mauvais œil l'idée d'installer baigneurs et zones de nage ou de navigation légère au milieu de leurs projets d'autoroutes fluviales industrielles.
Alertés par les rapports du Conseil scientifique régional du Patrimoine naturel, de l'Office français pour la Biodiversité, de l'Autorité environnementale et de l'Association des Naturalistes de la Vallée du Loing, nous nous mettrons à l'eau avec encore plus de vigueur et de régularité à l'idée de représenter par nos joyeuses baignades un barrage à la destruction des derniers écosystèmes sauvages ou protégés de la région. Et que se passerait-il si les nageur
euse s estivales venaient à réclamer la pérennisation de ces espaces de vie retrouvés ? Si on se prenait à penser, inspiré des aires marines protégées, à réclamer la mise en place de zones fluviales protégées ? Accès réservé aux vivants, algues, poissons, humains, marins à voile ou pagayeur euse s, nageur euse s, oiseaux, insectes, arbres, racines. Vers une dé-bétonisation des berges ?Nous souhaitons, tout comme ces acteurs économiques, des régions prospères, du travail pour toutes et tous, des travailleurs et travailleuses épanoui
e s autour d'activités économiques durables, performantes, écologiques, au service du territoire et de ses habitant e s. Alors, pourquoi ne pas imaginer des navires de plus petits gabarits, des métiers de mariniers et de d'écluses revalorisés. Ainsi viendront de nouveaux usages et de nouveaux usagers tout au long des berges qui depuis toujours accueillent avec bienveillance une population grandissante. Oublions le gigantisme des navires actuels et pensons petit format, artisanat, diversité.En deux mots : le retour des baignades urbaines permettrait de transformer les quartiers où elles s'implantent, d'offrir une attractivité touristique à de nombreuses villes du Grand Paris et d'ouvrir de nouveaux imaginaires pour les travailleur
euse s et entrepreneur euse s du fleuve de demain : maître-nageur euse, animateur.ice d'activités aquatiques, ateliers de savoirs et de nouvelles pratiques, maraîchages biologiques, marchés flottants, péniches de producteurs du grand Paris, surveillant e s de berges et de baignade, expert e s scientifiques d'analyse, loueurs de matériels nautiques, agent e s de protection de la biodiversité, restaurateurs, ateliers nautiques, lieux de danses et de musique, de soins. Des esprits un tant soit peu créatifs et entrepreneurs pourraient continuer cette liste de nouvelles pratiques sur plusieurs pages.Il est clair que pour penser le monde de demain nous devons réduire la voilure. Moins de marchandises, moins de déchets, moins de transports, une place grandissante réservée à l'humain, au local, au durable, à l'éphémère et au collectif. Comme nous le rappelle Corinne Morel Darleux, autrice du bien nommé « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » (Libertalia) : « On sait à quel point il faut beaucoup de volonté pour revendiquer davantage de rien. »
Nous demandons par cet appel à bénéficier d'un droit de baignade en milieu urbain : baigneurs et baigneuses du dimanche, familles à bas revenus ne pouvant s'offrir de vacances, sportif
ve s adeptes des triathlons et autres nages sur longues distances, les grandes familles de la navigation légère à la voile ou de pagaie. Ces activités doivent bien évidemment se dérouler en sécurité. Rappelons que la Seine n'est pas la mer, que le courant y est permanent et que la baignade n'y est plus autorisée depuis 1923. Il faudra donc du temps, beaucoup de discussions et de pédagogie pour retrouver un rapport à la baignade responsable, sûr et partagé. Nul doute que ces infrastructures, aménagements et nouvelles habitudes seront le terreau doux et fertile d'inventions collectives, d'activités culturelles, sportives et commerciales apaisées, joyeuses, pertinentes et nécessaires à un monde en mutation.Prenons de la hauteur maintenant. Pourrait-on imaginer restreindre la baignade sur le littoral français afin de protéger le seul bénéfice de quelques entreprises et taire l'inaction terrifiante de certain
ne.s élu e.s en matière de protection de l'environnement et d'inventivité urbanistique ? Tout le secteur touristique serait vent debout contre une telle mesure. Faisons le pari que dans quelques années les baignades urbaines dans une rivière vivante soient aussi banales et inaliénables qu'un bain de mer ou une piste cyclable.Pour prolonger la lecture et la portée de ce texte, nous vous proposons de passer à votre tour à l'action en signant notre pétition en ligne.
Un collectif de nageurs et nageuses d'Île-de-France
20.05.2025 à 09:47
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Un lundisoir avec Jean Tible
- 19 mai / lundisoir, Mouvement, Histoire, 4, Avec une grosse photo en hautProfesseur de sciences politiques à São Paulo, Jean Tible navigue depuis plusieurs décennies entre la France et le Brésil. Ses recherches portent essentiellement sur cette matière riche et prolifique : la révolte. Il vient de publier Politique sauvage aux éditions Terres de feu, un essai aussi foisonnant qu'enthousiasmant qui propose de reprendre l'histoire de ces 70 dernières années depuis les gestes d'insoumission, de subversion et d'affrontement avec l'ordre des choses. Par ce renversement de perspective, on s'aperçoit que ce sont les bouleversements qui imposent le rythme de l'histoire et qu'il ne s'agit jamais pour le pouvoir que de tenter de l'interrompre. Jean Tible retrace donc 7 décennies de luttes qui se succèdent, se chevauchent, s'entrecroisent, des forêts de l'Amérique du Sud aux ZAD, des quilombos aux favélas, des Black Panthers aux féminismes révolutionnaires. Depuis les grèves, les usines, les campus, les ghettos ou les places occupées, il retisse le fil des évènements jusqu'à rendre palpables leurs résonances. Contre une politique politicienne aussi éreintée qu'impuissante et triste, il révèle cette politique sauvage, joyeuse et ingouvernable qui relie les mille luttes minoritaires, qu'elles soient queer, indigènes, ouvrières ou écologistes. En évoquant le trumpisme, un ami écrivait récemment que « nous avons la contre-révolution que nous méritons », la fascisation en cours n'étant que le contre-coup des révoltes récentes. Antonio Gramsci d'ajouter en 4e de couverture du livre de Jean Tible : « On ne peut prévoir que la lutte. ».
00:00 Introduction et présentation du livre
5:32 Qu'est-ce que la politique sauvage et qu'est-ce qui la différencie du renouveau léniniste version Wish
10:22 Relire les années 68 par-delà le récit officiel et désactivé : une explosion mondiale à laquelle personne ne s'attendait
19:40 « Il y a et il y aura toujours des insurrections, c'est notre base »
23:15 « Qui n'a pas fait d'enquête, n'a pas le droit à la parole » faut-il renouer avec la pratique de l'enquête ouvrière ?
29:46 Qu'est-ce que le devenir-indigène de la révolte ?
38:05 L'importance de la spiritualité dans la politique sauvage
48:30 Race, classe, sexe : comment les luttes « minoritaires » s'articulent dans la révolte ?
52:40 « L'insurrection était spontanée mais nous l'avons organisée »
57:50 Contre la conscientisation, la résonance
1:03:04 Penser l'internationalisme sans jamais adopter le regard des États
1:11:10 La destruction de Gaza est-elle la réplique fascisante d'un sentiment diffus de fin du monde ? La fascisation en cours est-elle le contrecoup des mouvements subversifs de ces dernières années ?
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Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili
Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris
Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)
50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
De nazisme zombie avec Johann Chapoutot
Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer
L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin
oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live
Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes
Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes
Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions
Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde
Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe
Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?
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Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien
Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant
Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe
Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques
Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass
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Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute
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Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines
Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning
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Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou
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Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth
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Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota
Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]
Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet
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Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari
Puissance du féminisme, histoires et transmissions
Fondation Luma : l'art qui cache la forêt
L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff
Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français
Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane
LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.
Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.
Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
19.05.2025 à 19:50
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Comment la sortie du « pays d'Égypte » pour le peuple juif, a-t-elle put enfermer les Palestiniens dans ce même « pays d'Égypte » ? par Mathieu Yon
- 19 mai / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4Mathieu Yon est paysan, chrétien, mystique, syndicaliste et auteur de Notre lien quotidien. Le besoin d'une spiritualité de la terre, livre à propos duquel nous l'avions interviewé dans lundisoir. En plein Covid, il nous avait confié un texte précieux sur l'interdiction des rituels funéraires, intitulé Je ne vous pardonnerai pas, il avait été plus plus de 200 000 fois. Cette semaine, il aborde le débat « sionisme/antisionisme » et dit se sentir dans le film L'ange exterminateur de Luis Bunuel et pose une question à tous : « comment ne pas mourir de honte dans les sépulcres blanchis de nos bonnes consciences ? ».
En France, les débats autour du sionisme et de l'antisionisme me placent systématiquement dans la position d'un des convives du film de Luis Bunuel : L'ange exterminateur. Muré à l'intérieur des termes, je suis incapable d'échapper aux mots imposés, et chacune de mes tentatives échouent à trouver une porte de sortie. Je me heurte inlassablement au fait que personne ne souhaite déplacer son point de vue. Pour ne laisser aucune chance au dialogue, chaque camp se renvoie régulièrement invectives et caricatures : « les antisionistes sont tous antisémites », et « les sionistes sont tous génocidaires ». Cette situation étouffante est bien celle décrite dans le film de Bunuel : pour une raison qui échappe, personne n'arrive à sortir de ses représentations.
Dans la chaleur suffocante des barrières idéologiques, je cherche un soupirail, un appel d'air, peu importe qu'il ne s'agisse pas du grand courant d'air politique capable de tout renverser. D'ailleurs, c'est sans doute mieux ainsi. Par les temps qui courent, retourner la table devient un pari trop risqué. Le souffle court, je fais l'inventaire de mes contradictions, et je mesure l'écart entre mes représentations et la réalité. Ce n'est probablement pas à la hauteur du moment, mais c'est le chemin creux que j'emprunte pour fuir toutes les injonctions non-contradictoires. Alors voici.
Je me défendais de tout romantisme de la Terre promise, et pourtant, j'entretenais une nostalgie de la pensée juive, comme si elle était immunisée contre le fascisme et le fanatisme. J'étais bercé par le sionisme utopique de Buber, Scholem ou Lévinas, et j'étais aveugle au sionisme révisionniste de Jabotinsky et à sa politique du « mur de fer ». J'étais attaché aux myriades d'interprétations de la tradition rabbinique, toutes plus iconoclastes les unes que les autres, et je ne voyais pas qu'elles se rétrécissaient littéralement sous mes yeux, devenant des justifications politico-messianiques de la colonisation de la Palestine. Je me sentais orphelin d'une terre qui n'était pas la mienne, en quête d'un pays natal qui ne m'avait jamais vu naître. Et cette pensée juive, qu'elle soit rabbinique, poétique ou philosophique, dessinait par touches successives ce paysage absent, éternellement absent. Sans y appartenir, je me sentais l'enfant de cette contrée invisible et néanmoins universelle. En ouvrant le Talmud, je me mêlais aux conversations des rabbins, j'y participais, et ce sentiment vif et intemporel me comblait, sans commune mesure. Être juif n'était pas une question, mais une manière de poser la question, mille questions.
C'est tout cela que je perds aujourd'hui, avec la montée du sionisme révisionniste de Netanyahou et sa déclinaison messianique. C'est peu de choses, face aux désastres physiques, psychologiques et culturels que subissent les palestiniens de Gaza. C'est sans doute même indécent, dans ce contexte, d'oser faire l'inventaire de mes petites désillusions. Mais je ne suis pas à une contradiction près. Je fais même le choix de m'y enfoncer, pour tenter de vivre.
Dans cet inventaire, il me reste une dernière question à poser, la plus cruelle peut-être. Comment la sortie du pays de servitude a-t-elle pue mener à l'asservissement des palestiniens ? Comment la sortie du « pays d'Égypte » pour le peuple juif, a-t-elle put enfermer les palestiniens dans ce même « pays d'Égypte » ? L'histoire ne peut se terminer ainsi, par une dialectique sordide où l'esclave devient le maître, et opprime à son tour. Il faut continuer à écrire ce récit pour ne pas mourir de honte dans les sépulcres blanchis de nos bonnes consciences. Je refuse de laisser l'ange exterminateur avoir le dernier mot.
Et je trouve encore dans la pensée d'Emmanuel Lévinas la possibilité d'échapper à la totalité, comme une fugue à l'intérieur de ce présent perpétuellement le même, toujours à l'identique. Comme un moyen de m'y soustraire. Lévinas plaçait très haut l'exigence éthique d'un retour en Terre d'Israël. Il disait, dans une lecture talmudique du Traité Sota qui concerne les premiers explorateurs en Terre promise, que « seuls ceux qui sont toujours disposés à accepter les conséquences de leurs actes et à assumer l'exil quand ils ne seront plus dignes d'une patrie, ont le droit d'entrer dans cette patrie. »
Et j'entends déjà les critiques suggérées par cette phrase : Israël serait le seul pays dont l'existence politique est conditionnée à une éthique ! Cette critique minable est un moyen commode d'éviter toute pensée. « La lettre tue ceux qui l'ignorent », écrivait Carlo Ginzburg.
Mathieu Yon
19.05.2025 à 13:45
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Gaza, chronique d'une semaine dernière par Natacha Samuel
- 19 mai / Positions, Avec une grosse photo en haut, 26/05
Mon grand père est mort à Auschwitz avec tous les siens ma grand mère est la seule à en être revenue (ses frères ses parents et tous les autres - morts) et je dis : jamais je n'irai vivre dans un pseudo état juif qui en a usurpé le nom je reprends le nom que je chéris et je dis : cet état judéo-chrétien - si quelque chose doit porter ce nom c'est bien lui, peut être même lui seul - n'est pas notre refuge mais le signe de notre défaite, je renonce à tout droit de citoyenneté qui m'y lierait, rien ne m'enverra jamais dans cet état en l'état
Et ce rappel à l'emporte pièce - j'écris je suis en train d'écrire mais écrire c'est long quand ça fore profond, juste déjà crier ça : la majorité des sionistes l'immense écrasante majorité des sionistes dans le monde est et a toujours été chrétienne protestante évangélique visant la fin des juifs, on a beau le savoir voir des documentaires ça n'entre pas : ce ne sont pas les États Unis et l'Europe qui soutiennent Israël - c'est Israël et le dos des juifs ravagés dindons de la farce qui se retrouvent à justifier à rendre possible rétrospectivement et encore l'entièreté des monstruosités européennes-chrétiennes (il n'existe pas de nom pour dire cet abominable alliage suprémaciste, le croyez vous). A qui profite l'horreur d'aujourd'hui, dites ? Aux juifs là bas qui s'autodétruisent aveuglément ? Ou à l'Europe (colonies incluses jusqu'en Amérique), aux allemands qui s'y blanchissent plus purs qu'une vierge ?
« Israël est le cadeau de l'Allemagne aux juifs » a écrit Kurt Blumenfeld
Juste un cri du matin impossible à retenir - pour le reste : à suivre
7/05
Les images des enfants affamés relèvent d'un insoutenable inédit. Nos ventres pleins ici pris dans une terreur neuve. Il ne suffit plus de hurler ni de rien. Ne sais ni ce qui doit advenir ni ce qu'il faut faire mais nous ne pouvons pas rester devant ces images dans l'attente qu'en arrivent de pires encore -
9/05
Tombée à l'instant sur le texte d'Horvilleur. Délirant comme c'est étriqué et grotesque, mesquin, niais, autocentré. Très mal écrit en rab, au bord de l'incorrect. Voir par exemple l'anaphore en « par » du paragraphe central, et si vous y comprenez quelque chose. Comme un mauvais exercice de com obligé. Il n'empêche : espérons que leur sursaut à tous les du même genre fasse tâche d'huile, et participe à entamer la chape du cauchemar
« C'est donc précisément par amour d'Israël que je parle aujourd'hui. Par la force de ce qui me relie à ce pays qui m'est si proche, et où vivent tant de mes prochains. Par la douleur de le voir s'égarer dans une déroute politique et une faillite morale. Par la tragédie endurée par les Gazaouis, et le traumatisme de toute une région. » DH, 7/05/25
11/05
Discussion de fous à l'instant sur facebook avec un « juif de gauche » qui pond sur sa page une vision catastrophiste du sort des juifs ici - à la Sfar, tous les gosses contraints de quitter l'école publique et les étudiants effrayés en amphi et les quartiers qui se vident de leurs juifs qui n'ont plus qu'à se tenir chaud dans les seuls coins de la ville où on les tolèrerait encore avant de se décider au grand départ de l'autre côté de la Méditerranée. Quand je dis que je ne reconnais rien de sa vision d'horreur, m'appuyant entre autres sur le cas de mon fiston scolarisé joyeusement depuis toujours au centre ville de Marseille dans des classes qui m'ont souvent invitée à venir montrer un film que j'ai fait avec ma grand mère sortie d'Auschwitz pour des discussions très belles : il me traite de cas particulier. Hypothèse : ce gloubiboulga complaisant ne sert que d'écran justificatoire au déni. Et on n'est pas plus des cas particuliers que ce zozo, merci. Et hier mon fils est rentré à la maison tout content d'avoir tenu la discussion en arabe - embryons appris à l'école, comme tous les gosses ici - avec le boulanger du coin, avant de se replonger dans son étude approfondie de Levinas. Et ci dessous pour le plaisir le dessin que m'a donné une lycéenne des quartiers nord de notre chère ville, après une projo il y a quelques semaines du film mentionné plus haut
13/05
Chers très chers gouvernants à qui nous avons, bon gré mal gré, confié un certain nombre de commandes affectant nos existences. Vous répétez souvent et à qui veut l'entendre que vous êtes amis des juifs que vous vous faites mission de protéger de toute agression. Alors on se permet de faire appel à vous. C'est que depuis un an et demi le péril qui menace les juifs pousse exponentiel. Jusqu'à parvenir en ce printemps 2025 à un point de non retour radicalement manifeste pour qui a des yeux. Chacun d'entre nous le sent de l'intérieur : nous sommes menacés d'implosion, voire d'annihilation. Les images d'enfants squelettiques rappelant ceux du ghetto de Varsovie ou celles de femmes et d'hommes affolés de ne pouvoir nourrir les leurs, après celles de familles - quand elles ont survécu aux bombardements exterminant d'un jet précis des lignées entières - qui errent comme juifs avec leurs maigres valises : c'est en nos chairs qu'elles font rappel de la plus triste mémoire, convoquée comme en réflex. Tout comme l'intention formulée d'évacuer ce qui reste de ces familles hors des frontières qu'on décrète exclusivement siennes. Que des suprémacistes furieux se réclament du nom juif pour infliger à d'autres ce que les juifs ont subi ne peut que manifester avec une clarté inouïe ce dont il s'agit : une usurpation malsaine et démente, une spoliation. Du nom qui est nôtre et que nous chérissons. A vous donc chers très chers protecteurs des juifs en qui vous voyez l'incarnation des victimes que sait enfanter le monde des hommes : nous demandons de protéger notre nom auquel vous dites tenir en mettant un terme à la barbarie de ceux qui se font passer pour nôtres. Et puisque vous vous en préoccupez tant : c'est notre socle existentiel qui est en jeu, celui qui nous donne contours et consistance. La reconnaissance immédiate de l'état de Palestine, la rupture des liens de solidarité guerrière et diplomatique avec le gouvernement israélien, la dénonciation de leurs crimes auprès des tribunaux compétents : autant de gestes auxquels vous pouvez avoir recours TOUT DE SUITE. C'est qu'il n'est plus temps d'attendre : nous sommes tous suspendus, avec ceux qui souffrent le martyr à Gaza, à l'instant d'après. Vous pouvez empêcher l'horreur d'atteindre l'irréversible qui rendrait le monde définitivement invivable. Merci d'avance, donc, pour tous -
14/05
Réponse à un commentaire : Non le sionisme n'était pas qu'une aberration, ma grand mère l'aimait comme on aime ce qui répare ce qui empêche de sombrer dans la désespérance absolue. Et je lis Buber et d'autres et ça aurait pu être beau ça a sûrement été beau en partie mais voilà, on en est là, profondément vaincus - par l'état-nation, par sa forme perverse, par l'antisémitisme européo-chrétien ravageur, par l'Allemagne qui avait flingué les juifs déjà bien avant de les exterminer, par le sang qui est au cœur de l'Europe depuis les Grecs - vaincus, il ne reste donc aux juifs qu'à se sortir de cette galère ce cadeau empoisonné ce faux messie
16/05
« À l'Arabe, on dit : « Si vous êtes pauvres, c'est parce que le Juif vous a roulés, vous a tout pris » ; au Juif, on dit : « Vous n'êtes pas sur le même pied que les Arabes parce qu'en fait vous êtes blancs et que vous avez Bergson et Einstein » ; au nègre, on dit : « Vous êtes les meilleurs soldats de l'Empire français, les Arabes se croient supérieurs à vous, mais ils se trompent. » D'ailleurs, ce n'est pas vrai, on ne dit rien au nègre, on n'a rien à lui dire, le tirailleur sénégalais est un tirailleur, le bon-tirailleur-à-son-capitaine, le brave qui ne-connaît-que-la-consigne.
Le Blanc, incapable de faire face à toutes les revendications, se décharge des responsabilités. Moi, j'appelle ce processus : la répartition raciale de la culpabilité. '
Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, 1952
18/05
« L'Autriche remporte la finale en Suisse devant Israël » : obscène Europe qui, décidément, ne s'entend pas parler
Natacha Samuel
19.05.2025 à 12:37
dev
Une critique anarchiste d'Anti-Tech Resistance par Nicolas Bonanni
- 19 mai / Avec une grosse photo en haut, Positions, Cybernétique, 2En réaction à la dévastation du monde par le capitalisme industriel, une nouvelle organisation écologiste radicale est récemment apparue sur les réseaux sociaux et lors de manifestations ou d'évènements publics : ATR pour Anti-Tech Resistance, milite pour le démantèlement du système technologique. Nicolas Bonanni [1] propose ici une critique des positions politiques et pratiques de cette nouvelle organisation qui, selon lui, dévoie la pensée écologiste et promeut des pratiques militantes à la fois autoritaires et managériales en valorisant une pseudo-« efficacité » qu'ils opposent à l'éthique. S'il s'agit de démanteler la domination technologique, tâche pour le moins urgente et nécessaire, cela ne peut s'envisager, pour lui, que de manière anti-autoritaire et égalitaire.
Anti-Tech Resistance est une organisation écologiste radicale créée en 2022 en France. Aujourd'hui embryonnaire, elle se revendique internationale, mais elle est avant tout implantée en France. Ses positions et actions sont relayées sur son site internet antitechresistance.org et sur les réseaux sociaux. Commençons par les exposer succinctement.
Anti-Tech Resistance combat le système de production industrielle et ses infrastructures, autrement dit le système techno-industriel [2]. Au nom de la défense de « [l']autonomie locale, [la] liberté, [la] démocratie, [la] dignité, [la] valorisation de la condition terrestre [ou d'un] travail épanouissant et gratifiant » [3], Anti-Tech Resistance veut en finir avec le système industriel. Pour l'organisation, « une société techniquement avancée recherche la puissance, donc elle ne peut pas être égalitaire ni démocratique, et encore moins soutenable sur le plan de la consommation des ressources » [4] : il faut donc démanteler le système technologique, dans le but d'aller vers « un monde post-industriel », « débarrassé des machines » [5].
Outre un constat politique global, Anti-Tech Resistance se caractérise par des propositions tactiques et stratégiques fortes et assumées, qui tranchent avec celles de bon nombre d'organisations, y compris écologistes. En effet, l'organisation estime que la lutte contre la technologie constitue une priorité. Tous les autres objectifs lui sont subordonnés. La perspective d'Anti-Tech Resistance peut être illustrée par ce dessin (tiré d'un site internet voisin [6]) :
Sans destruction du système technologique, on ne pourra pas construire une société digne. « ATR pense que la sauvegarde de la fertilité des sols, de la potabilité de l'eau et de la stabilité de notre climat doit devenir prioritaire sur toutes les autres luttes. Car une société inclusive à +10 degrés ne nourrira personne » [7]. Pour Anti-Tech Resistance, le « système technologique », appelé aussi « société industrielle » est le moteur de la catastrophe en cours, qui nous conduit à un désastre inéluctable. « La poursuite du développement technoscientifique rendra la Terre de plus en plus hostile à la vie, et provoquera de façon quasi certaine la mort de milliards d'êtres humains et probablement la disparition complète de la plupart des formes de vie complexes si la biosphère venait à être trop endommagée » [8]. Seul le démantèlement des infrastructures de la civilisation moderne peut empêcher le désastre. L'unique objectif d'Anti-Tech Resistance est donc de stopper et démanteler entièrement le système technologique né de la première révolution industrielle [9]. C'est redit et martelé : « le système technologique est notre seule et unique préoccupation » [10].
Dans cette perspective, les douze principes fondamentaux de l'organisation (développés dans la rubrique dédiée de son site internet [11]) sont les suivants :
- 1. Le système technologique est totalitaire ;
- 2. Notre problème n'a rien à voir avec un mauvais usage de la technologie ;
- 3. Le primate humain est un animal comme un autre ;
- 4. Nous ciblons le système, pas les individus ;
- 5. Neutraliser l'ennemi est la priorité absolue ;
- 6. Nous voulons démanteler le système technologique, pas le réformer ni le fuir ;
- 7. Nous rejetons les clivages politiques conventionnels (droite/gauche) ;
- 8. Notre seule éthique est celle de l'efficacité et du résultat ;
- 9. Nous utilisons la technologie pour battre le système technologique ;
- 10. Notre organisation est non-violente ;
- 11. Notre organisation est hiérarchique et anti-autoritaire ;
- 12. Nos cadres se dévouent pleinement à la cause.
Conséquence de son analyse : l'organisation se désintéresse de toutes les luttes liées à la justice sociale, à l'égalité ou à l'émancipation. En effet, s'y intéresser disperserait les forces, qu'il faut concentrer sur un seul objectif pour avoir une chance d'être efficaces. Par ailleurs, Anti-Tech Resistance proscrit toute forme de morale dans son action (voir le point 8 : « Notre seule éthique est celle de l'efficacité et du résultat »). Face à une catastrophe d'une ampleur inouïe, face à un système qui enserre l'être humain dans une servitude inédite, la violence du renversement à venir ne sera jamais aussi brutale que la dynamique du système lui-même.
Anti-Tech Resistance est largement tributaire des analyses développées par Theodore Kaczynski (1942-2023), auxquelles elle se réfère explicitement. Mathématicien déserteur de l'université, Kaczynski a pratiqué de 1978 à 1995 une activité qu'il a lui-même qualifié de « terroriste » : l'envoi de colis piégés à divers responsables du système technologique (directeurs d'usines, généticiens, responsables d'agences de communication). Plus connu sous le nom Unabomber, que lui avait attribué le FBI, il a interrompu ces envois après la publication par le Washington Post de son manifeste La société industrielle et son avenir [12], dans lequel il détaillait son analyse. Arrêté, condamné à perpétuité, il est mort récemment après près de vingt ans de prison.
Précisons que, de son aveu même, Anti-Tech Resistance ne cautionne absolument pas les actes de Theodore Kaczynski [13]. Si, sur le fond, l'organisation partage nombre des analyses de Kaczynski et fait très fréquemment référence à sa pensée, elle estime que « ce n'est pas en s'attaquant à des individus isolés qu'on changera quoi que ce soit à la dynamique mortifère du système technologique. Kaczynski a lui-même avoué avoir agi impulsivement, sans vraiment réfléchir, sans chercher à construire une force politique » [14].
Construire une force politique, cela veut dire pour Anti-Tech Resistance procéder par étapes, dans le cadre d'une stratégie, exposée explicitement [15].
- Étape 1 : se faire connaître, recruter, former, en un mot développer l'organisation.
- Étape 2 : se préparer. Soutenir la mise en place de réseaux clandestins destinés à l'action illégale, en même temps que la création d'institutions parallèles et l'autonomisation d'un maximum de territoires. « Commencer à fédérer les masses autour d'objectifs offensifs non décisifs mais atteignables : neutralisation d'une technologie particulière, ou démantèlement d'une entreprise extrêmement nuisible. »
- Étape 3 : servir de relai médiatique aux actions des « éventuels groupes clandestins qui voudraient participer au démantèlement hors du cadre d'action d'ATR », coordonner des mouvements de masse de destruction ou de reprise en main de l'infrastructure. Empêcher le système de se relever.
Voici exposées, dans les grandes lignes, les positions de l'organisation. Il est important de noter que je partage une partie des analyses développées ci-dessus. En effet, comme ATR, je partage les valeurs d'autonomie, de liberté, de démocratie, de dignité, de valorisation de la condition terrestre. Comme ATR, je pense que la question de la technique devrait être centrale dans toute analyse politique, et je fais une différence entre les techniques à petite échelle et celles issues du grand capital, des énergies fossiles et de la Révolution industrielle (les technologies). Comme ATR, je pense qu'il faut démanteler le système technologique, car aliénant pour les individus et destructeur pour la planète. Comme ATR, je pense que dans ce but les gestes individuels sont vains, et qu'il faut bâtir un rapport de force politique (cibler le système, pas les individus). Comme ATR, enfin, je pense que pour cet objectif la conquête de l'État ne sera d'aucune utilité, et qu'il faut une réflexion politique et stratégique inspirée par les idées anarchistes pour utiliser des moyens d'action efficaces. Le but du combat est bien de sortir de l'impuissance pour gagner face aux forces du capital et de la technologie.
Mais, comme on va le voir, ces points d'accord n'empêchent pas un certain nombre de critiques, sur des points pourtant fondamentaux.
Le premier problème avec ATR ce sont ses pratiques autoritaires. L'organisation s'en défend : elle assume certes de reposer sur un fonctionnement hiérarchique, mais se revendique en même temps anti-autoritaire [16]. On pourrait – c'est mon cas – trouver cela contradictoire. Une organisation anti-autoritaire est nécessairement non-hiérarchique : la hiérarchie reproduit la subordination des uns aux autres, la division du travail entre les chefs et les exécutants. Être cohérent avec une position anti-autoritaire, cela veut dire s'organiser de façon anti-autoritaire, avec une égalité de pouvoirs, des processus démocratiques et, en parallèle, une éthique égalitaire. Anti-Tech Resistance, elle, prétend qu'« une organisation peut tout à fait être hiérarchique sans être autoritaire ». C'est aussi simple que si elle proclamait qu'« un cercle peut tout à fait avoir quatre côtés égaux ». Organisée sur un principe vertical, ATR est une organisation autoritaire comme une autre.
Mais pourquoi a-t-elle fait le choix d'un fonctionnement hiérarchique ? C'est, selon Anti-Tech Resistance, la forme la plus adaptée à une organisation politique ouverte et dédiée à la propagande. Cela permet notamment d'« éviter que des individus malintentionnés cherchent à dévier notre organisation de son objectif ». De toutes façons, « après avoir atteint une certaine taille, une organisation ne peut plus fonctionner efficacement sans un minimum de hiérarchie » – ce qui est sans doute vrai à partir du moment où l'on a adopté une forme centralisée plutôt que fédérative. Notons qu'Anti-Tech Resistance ne présente pas la hiérarchie comme un principe. Par exemple, l'organisation affirme que si c'est la forme la plus adaptée à leur groupe, ce ne sera pas le cas pour un groupe affinitaire réalisant des opérations clandestines, où l'association sera plus volontiers horizontale [17]. Comme sur d'autres sujets (tous, en fait) cette position est présentée non comme un principe, mais comme une stratégie. Jamais d'éthique, toujours de la stratégie : on y reviendra.
Pour mieux comprendre les thèses d'Anti-Tech Resistance, il est utile ici de faire un petit détour historique. Un détour qui nous emmène en Russie, au contact de la tendance bolchevik du futur Parti communiste russe. Membre de cette tendance, Lénine publiait en 1902 une brochure intitulée Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement. Dans ce texte maintes fois réédité depuis, le dirigeant bolchevik exposait ses analyses stratégiques et plaidait pour l'organisation des révolutionnaires en parti d'avant-garde, professionnel, hiérarchisé, national, qui rompe avec « le dilettantisme artisanal » des révolutionnaires d'alors, qu'il considérait comme naïfs. Il fallait selon lui que le parti se dote de moyens « efficaces ». Il affirmait que les méthodes élaborées par le capitalisme sont des instruments dont les révolutionnaires seraient bien avisés de s'inspirer : pour le fonctionnement du parti, à calquer sur celui des grandes entreprises ; et également pour l'organisation de la production. Écoutons Lénine : « Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d'après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d'État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d'hommes à l'observation la plus rigoureuse d'une norme unique dans la production et la répartition des produits ». Pour lui, le communisme était impossible sans un développement avancé de la technologie. En effet, « ne sont dignes de s'appeler communistes que ceux qui comprennent qu'on ne peut pas créer ou instaurer le socialisme sans se mettre à l'école des organisateurs de trusts. Car le socialisme n'est pas une invention ; c'est l'assimilation et l'application, par l'avant-garde du prolétariat qui a conquis le pouvoir, de ce qui a été créé par les trusts ».
Pour Lénine, la transformation sociale doit se faire en deux temps. D'abord, une phase socialiste, avec une organisation scientifique du travail et une planification étatique. Ensuite, une phase communiste dans laquelle l'État n'aurait plus lieu d'être – une sorte de Paradis à conquérir. En réalité, la Russie tombée aux mains des bolcheviks ne dépassa jamais le stade socialiste, et on sait les ravages de la planification étatique et de la police politique.
Jusqu'à un certain point (c'est à dire si l'on fait abstraction que tout ceci a pour but final la construction d'une société communiste sans État et sans division du travail [18]), Lénine avait le mérite de la cohérence : pour faire régner une société socialiste organisée par l'État où régnerait la production industrielle, il peut paraître logique de bâtir un parti centralisé et hiérarchique ayant pour but de conquérir l'État qui repose sur les mêmes principes. Quand on rêve de construire une société de machines, où l'être humain règle sa cadence sur elles, il est logique de se revendiquer de principes autoritaires [19]. Lénine : « La spécialisation suppose nécessairement la centralisation et à son tour l'appelle impérativement ».
Il est par contre étonnant de retrouver un raisonnement comme celui-ci sous la plume d'écologistes radicaux, radicalement opposés au développement de la technologie. D'autant plus dans une organisation qui emploie parfois elle-même le qualificatif « léniniste » pour désigner de façon très péjorative des organisations concurrentes [20]. De fait, Anti-Tech Resistance semble entretenir un rapport trouble au léninisme. Si l'organisation rejette la fascination marxiste pour la technologie, la planification et la prise du pouvoir d'État, elle a en commun avec le dirigeant bolchevik une obsession, et celle-ci a pour nom « efficacité ».
Face à l'ampleur des méfaits du système technologique, tous les moyens sont bons et il ne faut pas s'encombrer de questions morales ou éthiques, pas plus que de cohérence idéologique. Non : il faut faire preuve de stratégie. La prose d'Anti-Tech Resistance est en effet truffée de références aux théories militaires : guerre asymétrique, guerre d'usure, guerre de mouvement, guerre de position, L'Art de la guerre du stratège chinois Sun Tzu, Carl von Clausewitz. La guerre, c'est en effet l'art stratégique par excellence, celui qui au nom d'un objectif (vaincre) fait preuve de tactique (« une palette de moyens ») et de stratégie (« l'art de coordonner ces moyens en vue d'une fin ») [21]. Et, comme on va le voir, la palette de moyens déployés par ATR est particulièrement large – à tel point qu'elle peut légitimement surprendre pour une entreprise un mouvement qui a pour but la disparition du système technologique.
« Pour toutes ces raisons, ATR s'intéresse particulièrement aux profils scientifiques et techniques spécialisés dans les domaines suivants : Big Data, intelligence artificielle, robotique, drone, technologies NBIC. Nous cherchons aussi des personnes expertes en développement web, graphisme, vidéo, animation, rédaction web ou SEO. Si vous voulez donner un vrai sens à votre métier en mettant vos connaissances et votre expérience au service du plus grand défi de l'histoire de l'humanité, rejoignez notre camp – celui des humains. » [22]
Non, vous n'êtes pas dans la rubrique des offres d'emplois pour cadres sur le site de France Travail, mais bien en train de lire la présentation d'une organisation écologiste radicale « anti-autoritaire » – la même qui affirme aussi que « l'État et la technologie ne sont pas neutres : si « l'usage populaire » est impossible, ce n'est pas à cause de la loi mais à cause de la structure, de la nature et de l'échelle d'une infrastructure. » [23]. Cependant, Anti-Tech Resistance assume son choix « stratégique » d'usage des réseaux sociaux et technologies high-tech : « il serait proprement idiot de se restreindre à des technologies low-tech quand des technologies high-tech surpuissantes sont accessibles à moindre coût » [24].
On se rappelle des appels de Lénine à « la technique du grand capitalisme, conçue d'après le dernier mot de la science la plus moderne ». Le dirigeant bolchevik mettait en parallèle celle-ci, autrement dit la division internationale du travail (ou, pour le dire avec les mots d'ATR « le système technologique »), avec « une organisation d'État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d'hommes à l'observation la plus rigoureuse d'une norme unique dans la production et la répartition des produits » qui justifiait l'organisation dans un parti centralisé et hiérarchique. D'un côté, il y a les techniques, le mode de production, ce que les marxistes appellent les infrastructures. De l'autre, les formes sociales, l'organisation, la façon de faire société, une partie de ce que les marxistes nomment les superstructures. Pour Lénine, à la suite de Marx, c'est très clair : il y a un rapport entre infrastructures et superstructures.
L'erreur commise par les marxistes, c'est d'imaginer un lien de subordination à sens unique entre les premières et les secondes. Pour eux, en effet, le mode de production détermine les formes sociales, culturelles, religieuses, juridiques, organisationnelles. En réalité, la relation entre les deux est dialectique : à double sens. Elles sont un peu comme l'œuf et la poule. Elles forment un « système-monde » : des entités qui s'influencent mutuellement, se soutiennent, se justifient et se renforcent l'une l'autre. Les techniques sont des idées matérialisées ; les formes sociales sont des manières de vivre en société autour de certaines techniques. Aux techniques autoritaires, à grande échelle, correspondent des formes sociales hiérarchiques ; quant aux sociétés sans pouvoir centralisé, elles s'organisent en général autour de techniques de faible envergure. Pour reprendre les termes d'ATR : « Nous parlons de système parce que vouloir juger une par une chaque technologie moderne, les sortir de leur contexte politique, productif et de leur approvisionnement en énergie/matières, est absurde. Produire et entretenir n'importe quelle technologie moderne dépend justement d'un régime politique particulier, d'une interconnexion à une multitude d'autres technologies regroupées au sein d'un « système technologique ». »
On ne peut pas séparer la technologie des conditions sociales de son émergence, notamment le système idéologique qui rend possible ces nouvelles techniques. Pour inventer et mettre en œuvre des innovations, il faut bénéficier d'une part d'un certain capital, de moyens matériels, mais également d'une conception du monde adéquate [25] : par exemple une absence de tabous religieux sur le sujet, ou une façon de se représenter le monde qui autorise conceptuellement les découvertes [26].
Ce qui est vrai pour l'analyse des sociétés est aussi valable pour la manière de structurer l'action politique qui veut renverser le système. La façon de s'organiser, les outils que l'on emploie dans la lutte ne sont pas des détails sans importance, de simples instruments qu'on pourrait manier à sa guise, sortir de leur étui puis ranger tranquillement dans une mallette. La structure interne d'un groupe militant, ses procédures d'agencement collectif, son rapport au monde, les affects qui le portent (confiance, défiance, enthousiasme, ressentiment, désir de rencontre, affirmation de soi, peur...) sont probablement aussi important que le modèle de société pour lequel il combat. En effet, ces affects produisent des manières de s'organiser en interne en même temps qu'un attrait pour certains outils. Ces formes d'organisation et ces outils s'avéreront déterminants pour les résultats du groupe, sans doute plus que son idéologie proclamée ou ses discours.
Construire un groupe « anti-autoritaire » sur des principes hiérarchiques, bâtir un mouvement « anti-tech » en utilisant les domaines « Big Data, intelligence artificielle, robotique, drone, technologies NBIC », s'inspirer des méthodes léninistes, des pratiques du management et des stratèges militaires pour une révolution anarchiste, c'est créer soi-même les moyens de son impuissance, son enfermement dans des pratiques qui prendront leur autonomie au détriment du noble objectif poursuivi (que celui-ci se nomme « communisme » ou « révolution anti-tech »). Cela ne devrait pas surprendre les membres d'Anti-Tech Resistance, puisque « chez ATR, nous savons que toutes les solutions se basant sur l'infrastructure matérielle existante sont vouées à reproduire l'ordre techno-industriel » [27].
Mais alors, comment expliquer l'impasse dans laquelle le mouvement se place de lui-même ? Je pense qu'une partie de la réponse est à aller chercher dans sa conception de la technologie, qui me semble extrêmement réductrice et déliée du cadre social dans lequel elle s'inscrit. Anti-Tech Resistance n'a peut-être pas compris ce qu'est exactement la technologie.
Se revendiquant d'une approche matérialiste [28], ATR insiste beaucoup sur « l'infrastructure matérielle » de la société industrielle : mines, usines, réseaux de communication, réseaux de circulation. Cette préoccupation n'est pas déplacée, car évidemment, on ne sortira pas du capitalisme par un simple « changement de valeurs » ou d'« ontologie », par exemple en remplaçant l'égoïsme par l'altruisme, la domination par la considération ou en renversant conceptuellement la « dualité nature/culture ». Non, le poids des structures matérielles (technologiques, mais aussi économiques) est effectivement primordial.
Mais, d'une approche matérialiste on peut vite glisser à une approche réductionniste. On vient de le voir : la technologie n'est pas un ensemble de machines, mais un rapport social médiatisé par des machines. Cela implique que la critique de la technologie doit être considérée comme un prolongement de la critique sociale et non comme une activité séparée. On sait que de nombreux gauchistes refusent absolument de politiser la question de la science et de la technologie, réduisant la critique sociale à une question de répartition des richesses ou du pouvoir qui laisserait inchangée la structure matérielle de la société. Comme dans un jeu de miroirs, Anti-Tech Resistance tient la position inverse, concentrant toute son énergie sur le démantèlement du système technologique et oubliant/méprisant les luttes pour la justice sociale, considérées comme intrinsèquement réformistes [29].
Évidemment, cette opposition est fallacieuse – même si on trouve de part et d'autre une kyrielle de militants prêts à la rejouer en permanence. La critique sociale, qui cible les aspects économiques du capitalisme, n'est pas condamnée à être un outil de renouvellement du système ; à condition qu'elle soit complétée d'une part par une critique de la technologie, et d'autre part par une critique des systèmes idéologiques qui rendent le capitalisme possible et fabriquent un certain type d'individu. Heureusement, loin des caricatures produites par Anti-Tech Resistance, ce travail théorique est produit depuis longtemps par de nombreux intellectuels et militants.
Il peut être utile de les mentionner ici, car il existe des propositions théoriques et organisationnelles permettant de mener une critique du développement technologique insérée dans la critique du capitalisme. Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut mentionner la grande philosophe Simone Weil, qui dénonçait dès les années 1930 le productivisme et le capitalisme [30]. On doit évoquer l'apport des marxistes critiques de l'École de Francfort (Adorno, Marcuse, Horkeimer…) [31] comme celui du journaliste George Orwell, l'auteur de 1984 [32]. Dans les années 1960, le philosophe et psychanalyste Cornelius Castoriadis mettait en avant la notion d'autonomie et refusait de tomber dans un matérialisme réductionniste : pour lui, la critique du capitalisme devait aussi prendre en compte ses aspects psychologiques et culturels [33]. À la même époque, un groupe révolutionnaire issu du monde artistique, l'Internationale Situationniste, mettait en place les bases d'une critique radicale de l'aliénation marchande qui s'exprimait alors par le consumérisme naissant [34].
Cette tradition critique qui permet de penser ensemble formes sociales et infrastructures matérielles n'est pas qu'un truc intello enfermé dans de vieux livres poussiéreux remplis de mots compliqués. C'est aussi une pratique vivante, riche et dynamique, présente dans les luttes sociales de ces dernières années, qui se revendique souvent, dans la continuité de l'Internationale situationniste et de l'Encyclopédie des Nuisances, du terme « anti-industriel ». Luttes contre le nucléaire et les OGM, contre les nanotechnologies et la microélectronique, contre la vidéo-surveillance, la biométrie et les compteurs Linky, pour la défense des forêts et des espaces naturels, contre les projets de barrages, d'aéroports, d'autoroutes ou de centres de loisirs… Le courant anti-industriel irradie largement au-delà de son petit périmètre, et nombre de luttes écologistes lui sont redevables en terme d'inspiration [35].
Dans la pensée anti-industrielle, critique du capitalisme et critique de la technologie sont indissociables. Cette écologie a compris que la défense de l'environnement est inséparable de la critique du capitalisme, et réciproquement.
Imaginez. Vous vous rendez à un évènement militant, contre la construction de méga-bassines ou contre une autoroute. Vous êtes seul-e, vous vous ennuyez un peu à côté de tous ces gens qui semblent se connaître et qui ne s'intéressent pas à vous. Un jeune homme sympathique vous aborde. La conversation s'engage, quelques arguments sur la nécessité de s'en prendre au système dans sa globalité sont échangés, mais la discussion ne dure pas très longtemps – pas assez ! « Laisse-moi ton mail, je vais t'envoyer la vidéo dont je t'ai parlé » vous jette-t-il joyeusement avant de prendre congé. Vous lui donnez un contact et sortez de l'échange regaillardi-e. Ça fait du bien de rencontrer des gens dans ce genre de rassemblement parfois un peu inhumains.
Congratulations ! Vous venez d'être recruté-e par l'organisation Anti-Tech Résistance. C'est du moins ce qu'on peut déduire de la méthode détaillée par un papier manuscrit ramassé par nos soins lors d'un rassemblement militant. Titré « Tactiques interpersonnelles », ce document décrit par le menu le choix des cibles et la façon de mener la conversation.
« Établir le contact :
- aller voir des personnes seules
- trouver une phrase d'accroche
- faire parler / poser des questions
- utiliser ses déclarations les plus radicales pour les transformer en argument
- demander le contact avec une excuse (livre, documentation)
- couper nous-même la discussion
A qui on va pas parler :
- punks
- très alternativistes
- groupes
- cheveux roses
- vieux
- antifa : habits noirs + chaussures de rando + boucles d'oreilles + mulets
- gens avec enfants
- les citadins bourgeois
Gens à aller voir :
- ingénieurs
- 20/30 ans cœur de cible. »
Disons que si vous aviez eu connaissance de ce petit papier et de cette liste de « tactiques interpersonnelles » vous auriez peut-être trouvé ce jeune homme moins sympathique. Peut-être même vous seriez-vous senti légèrement manipulé-e : vous avez été profilé-e comme étant un « cœur de cible » et la conversation s'est déroulée suivant un plan établi à l'avance, qui avait un objectif très clair, sans que cela ne soit affiché. Il y a sans doute eu au cours de cette soirée de nombreuses autres conversations du même type, suivant le même profilage, le même plan, le même objectif et la même dissimulation. Finalement, vous vous sentez encore plus seul-e, un peu manipulé-e, un peu considéré-e comme un objet.
Ces techniques sont tout à fait assumées par Anti-Tech Resistance, qui considère que ce genre de moyen déloyal est peu de chose en comparaison de la grandeur de l'objectif poursuivi. Ce serait faire preuve de sensiblerie que d'en appeler à l'honnêteté ou à la morale : pour Anti-Tech Resistance, la fin justifie les moyens.
« Nous combattons pour que la vie organique l'emporte sur la mort mécanique. Les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer avec la réalisation de notre objectif. Les conséquences potentielles à court terme d'un effondrement du système technologique ne doivent pas nous faire perdre de vue l'objectif ultime – sauvegarder l'habitabilité de la Terre, stopper l'extermination de la vie et empêcher l'extinction de l'espèce humaine. Pour répondre à cette exigence de résultat, nous définissons pour nos projets des objectifs ainsi que des indicateurs de performance chiffrés. Chez ATR, nos cadres sont évalués en premier lieu sur leurs résultats. » [36]
Le « projet », c'est vous recruter. L'« objectif » c'est d'obtenir votre adresse mail. Les « indicateurs de performance chiffrés », c'est de devoir choper au moins X adresses mails lors du rassemblement militant. Et le « résultat », c'est votre adhésion à Anti-Tech Resistance et votre transformation progressive en recruteur.
Évaluations chiffrées, culture du résultat et de l'objectif, recherche de la performance et de l'efficacité, création d'une classe de « cadres » : les méthodes et le vocabulaire du management sont reprises sans mise à distance aucune par cette organisation qui prétend en finir avec le règne des machines. Le tournant « managérial » du monde du travail date des années 1980, quand la financiarisation de l'économie a imposé une généralisation de la compétition et du culte de la performance, aboutissant à un assujettissement des salariés : « l'assujettissement apparaît quand l'indétermination de la contribution attendue grandit, mettant chacun à la merci d'une tâche sans fin » [37]. Cette culture entrepreneuriale est basée sur la manipulation, et l'honnêteté et l'éthique n'y ont pas leur place : seule compte l'efficacité. Les managers eux-mêmes « deviennent instruments de leurs fonctions » [38].
Les ravages du capitalisme et de l'idéologie libérale ne se cantonnent pas à des dégâts environnementaux : les relations humaines aussi en sont victimes. Dans le monde du capitalisme industriel, les êtres humains sont avant tout de la main d'œuvre à exploiter – on parle de « ressources humaines » et de « capital humain ». D'autant plus dans les pays du Sud, le capital exploite les humains comme il exploite la nature : il considère chaque être comme un objet, comme une chose, et non comme un sujet, un être doté de sa volonté propre. Insidieusement, cassant tous les liens de solidarité entre les être et propageant une idéologie calculatoire, le capitalisme nous amène à un rapport instrumental aux autres, où l'on cherche à les utiliser pour aboutir à nos fins. Tout le paradoxe de la situation repose sur le fait que simultanément, l'idéologie libérale nous enjoint chacun à être des individus libres, à « faire ce qu'on veut ». On nous traite comme des objets, on cherche à modéliser nos comportements (de consommateurs, de salariés, d'électeurs...) et en même temps on nous raconte qu'on est libres de faire des choix.
S'en prendre de façon conséquente au « règne des machines », ce n'est pas attaquer uniquement les machines elles-mêmes, mais aussi la vision du monde qui imprègne ces machines et qu'elles véhiculent. Cette conception du monde, c'est le libéralisme, et plus précisément l'utilitarisme. En effet, depuis le XVIIIe siècle, le développement du techno-capitalisme a toujours été tributaire de ce rapport très particulier au monde reposant sur le primat de la rationalité instrumentale et calculatoire. La vision libérale de l'individu postule des individus seuls et libres (et libres parce que seuls). L'utilitarisme ne voit en l'humain qu'un être de calcul, égoïste, cherchant à maximiser son intérêt personnel et à s'abstraire des contraintes matérielles [39]. Il le réduit à une rationalité froide et abstraite, et ne voit en l'autre que de la force de travail, une ressource à exploiter, ou bien un étranger, une limite à notre liberté. La conception libérale du monde noie l'ensemble des relation sociales dans « les eaux glacées du calcul égoïste » [40]. C'est ce rapport au monde égoïste, calculatoire et instrumental qui a permis l'émergence de cette société où les machines et les instruments sont partout – à tel point que l'être humain n'est qu'un instrument parmi d'autres.
Ce rapport social instrumental est glaçant. Autour de nous, tout, du plus intime au plus général, semble ainsi pouvoir être traité de la même façon instrumentale, froide et distanciée, réduit à l'objet de calculs pseudo « rationnels ». Ainsi, les animaux – qu'ils soient « de compagnie » ou « d'élevage » sont de plus en plus traités comme des outils de production. L'environnement naturel quant à lui est pris comme un ensemble de paramètres sur lesquels on pourrait intervenir, ou comme un « stock » (stock de réserves minières, stock de biodiversité, stock de beaux paysages pour les vacances…). Les êtres humains qui nous entourent ont, eux aussi, de moins en moins le statut de sujets : ce sont des outils, qu'il s'agit de bien manier pour en obtenir le maximum. Le revers de cette attitude consumériste envers les autres est pourtant à double tranchant, car, comme le dit Aude Vidal, « ajuster les autres à son désir a son corollaire : les autres font de même » [41].
Par ses techniques managériales, Anti-Tech Resistance reproduit la matrice idéologique de la technologie, de la même façon que les marxistes avaient – eux aussi au nom de l'efficacité – adhéré aux conceptions centralisées, hiérarchiques et industrielles de leur ennemi capitaliste. Dans les deux cas, ces organisations « révolutionnaires » pratiquent l'instrumentalisation des personnes. Dans le cas d'Anti-Tech Resistance, qui s'inscrit dans le champ de l'écologie radicale, la contradiction est flagrante. En effet, la proposition philosophique de l'écologie, c'est de proposer un autre rapport à soi-même, aux autres et au monde. Pour la résumer, la proposition écologiste consiste à considérer comme sujets ce(ux) que la culture capitalise réduit au rôle d'objets à exploiter ; à prendre soin là où la culture capitaliste ne cherche qu'à exploiter ; à faire preuve d'attention là où il n'y a aujourd'hui qu'une indifférence intéressée. Selon la philosophe Corine Pelluchon [42], le contraire de la domination n'est pas l'absence de domination, mais la considération, c'est à dire le fait de considérer l'autre comme un sujet. Emmanuel Kant le disait déjà il y a deux cents ans : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin jamais simplement comme un moyen. » [43]
C'est bien joli tout ça, me répondra-t-on chez Anti-Tech Resistance, mais ça ne fait pas avancer nos affaires. Parler de cohérence, considérer les personnes comme des fins et non comme des moyens, c'est sympa, mais « chez ATR, la stratégie est claire : [on préfère] une victoire impure à une défaite inclusive » [44]. La question à se poser, alors, est : cette impureté revendiquée, autrement dit cette absence d'éthique, permet-elle des victoires ? Je crois que non.
L'opposition est explicite dans la citation précédente : l'éthique, l'inclusivité et le respect de nos principes s'opposent à la victoire, à l'efficacité. Deux options : soit on perd en beauté, soit on gagne en trahissant ses principes. Si l'on veut gagner, quelles que soient les valeurs qui guidaient originellement notre engagement, il nous faut adopter un point de vue amoral, celui de l'efficacité. Ainsi, « ATR ne pense pas à l'aune d'un « principe » moral, mais d'une froide analyse matérialiste » [45]. On appréciera particulièrement le fait de mettre le mot « principe » entre guillemets. Mais sur le fond, la phrase évoque surtout les propos du dirigeant marxiste Léon Trotski, qui déclarait « Notre seule éthique est celle de l'efficacité et du résultat » [46]. Plus près de nous, un manifeste subversif le disait aussi il y a vingt ans : « À toute préoccupation morale, à tout souci de pureté, nous substituons l'élaboration collective d'une stratégie. N'est mauvais que ce qui nuit à l'accroissement de notre puissance » [47]. [48]
Faut-il, au nom du rejet de la « pureté », en finir avec « toute préoccupation morale » ? Pour ma part, je ne crois pas. Je pense au contraire que les préoccupations morales jouent un rôle essentiel dans l'engagement militant. En effet, au fil du XXe siècle, les organisations marxistes ont usé et abusé du principe « on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs », adoptant pour seul code de conduite le triomphe à long terme de leurs objectifs et renvoyant toute idée de morale à une « morale bourgeoise » idéaliste. Tous les revirements ont été autorisés par cette doctrine de l'efficacité : estimer que l'ennemi principal est la social-démocratie [49], puis très peu de temps après s'allier avec elle contre le péril fasciste [50], signer ensuite un pacte de non-agression avec les nazis [51], et enfin entrer en guerre contre eux [52], purger le parti de tous les membres susceptibles d'esprit critique [53], le tout en conspuant en permanence « l'opportunisme »… Au nom de la « discipline de parti », les modifications de la ligne du parti étaient acceptées sans broncher par ses membres.
Relire Lénine aujourd'hui est assez douloureux (parfois c'est comique) : toute sa politique est mise en œuvre au nom de l'efficacité. « L'impureté » (les revirements de tactique, selon les termes d'Anti-Tech Resistance) est justifiée par le triomphe final, à venir, du prolétariat et de la révolution mondiale. Un siècle plus tard, on voit ce qu'il en est. Il ne s'agit ni d'une défaite inclusive, ni d'une victoire impure, mais d'une défaite impure. Échec sur les deux tableaux.
Un autre courant socialiste s'oppose de longue date aux conceptions bolcheviks sur l'articulation entre la fin et les moyens : l'anarchisme. Les anarchistes proclament en effet que pour atteindre l'objectif d'une société sans classes et sans État, il ne faut pas chercher à s'emparer de l'État, sous peine de voir le combat dévoyé. Cependant, renoncer à la forme « État » ne veut pas dire renoncer à toute forme d'organisation. Les anarchistes prônent un modèle fédératif, dans lequel les responsabilités ne sont déléguées à un échelon supérieur que si c'est nécessaire. L'idéal anarchiste repose sur une fédération de petites unités les plus autonomes possibles, qui se coordonnent sur les sujets qui imposent des échelles plus larges. De la même façon, le pouvoir n'est délégué que sous la forme d'un mandat impératif et révocable : les dirigeants sont élus sur la base d'un programme précis. Ils sont contrôlés sur la réalisation de ce programme, et s'ils manquent à leurs promesses ils sont révoqués et remplacés. Cette « utopie » n'en est pas une, puisqu'elle a inspiré a minima la Révolution espagnole de 1936-37 qui collectivisa les terres et abolit l'argent dans certaines zones tout en luttant contre le fascisme des troupes de Franco… avant d'être écrasée, en bonne partie par la faute des organisations communistes liées à Moscou qui redoutaient plus l'avènement d'une société anarchiste que du fascisme. Quoi qu'il en soit, c'est de longue date que les anarchistes théorisent et pratiquent un agencement de la fin et des moyens qui ne se réduise pas à une omelette [54].
C'est qu'en réalité éthique et stratégie ne s'opposent pas : elles se complètent. Il faut sortir de ce système de représentations très répandu selon lequel le respect de nos valeurs se ferait au détriment de notre efficacité. Comme s'il fallait parfois faire des concessions à nos valeurs (égalité, respect, dignité, démocratie…) dans le cadre d'une lutte. D'un côté la victoire, de l'autre nos valeurs, et on essaye de trouver un compromis. Je m'inscris en faux contre cette vision. C'est en étant fidèles à nos principes que nous pourrons trouver un chemin vers la victoire. Par exemple, une organisation décentralisée, non-hiérarchique n'est pas seulement un inconvénient, un outil un peu lourd qui entrave nos capacités de décisions ou de réaction. Elle est aussi une force, qui permet plus de réactivité, d'initiatives, de résilience, d'idées nouvelles. Les petits chefs qui cherchent à régir des organisations militantes, à les garder sous leur contrôle, bien souvent s'enferment dans une bulle qui mène, à plus ou moins long terme, à la disparition de l'organisation ou à sa transformation en secte. Dans le cadre d'une organisation militante, partager le pouvoir, les informations et les compétences c'est peut-être lourd à mettre en place au quotidien, mais c'est la clef du développement et de la pérennité du collectif. On peut être tenté de concentrer les pouvoirs dans quelques mains (celles des « cadres ») et d'envoyer des directives aux exécutants. Mais je crois qu'aujourd'hui même les managers ne croient plus à des modèles verticaux de ce type, où les participants ne sont pas associés véritablement aux décisions. La quête de l'efficacité à court terme se paye souvent de terribles gueules de bois. C'est qu'en fait, évacuer la morale au nom de la stratégie ou de l'efficacité n'amène nulle part [55].
Nos luttes doivent être menées dans le respect des personnes qui y participent. Lorsqu'une organisation s'imagine qu'elle détient la vérité, qu'elle veut manipuler les autres organisations – ou pire, ses propres membres – c'est qu'une logique d'avant-garde s'est mise en place. La discussion devient impossible, puisque les différentes parties n'agissent plus sur un plan d'égalité. L'honnêteté n'est plus de rigueur (alors que c'est une vertu de base).
On en est là : on doit rappeler qu'il faut être honnête, qu'il est extrêmement désagréable de se sentir manipulé, et que la duplicité qu'on déploie se retourne immanquablement contre soi-même. S'agit-il encore vraiment de questions politiques ? Pas tout à fait : cette question de l'honnêteté, de la franchise, de la common decency [56] n'est pas immédiatement politique. Il s'agit sans doute de quelque chose d'infra-politique, à rapprocher de la morale. Peut-être même s'agit-il de sentiments, d'affects, des forces profondes qui nous meuvent, en tant qu'individus ou en tant qu'organisations. Au delà des idées politiques défendues (égalité, écologie, féminisme…) il y a en effet des valeurs plus importantes, comme le respect, la dignité, l'honnêteté, la considération, la volonté de rencontre, la curiosité, la confiance, sans lesquelles rien n'est possible sur un plan politique. L'éthique ne s'oppose pas à l'efficacité, elle en est un préalable.
Les pratiques et les raisonnements que j'ai essayé de mettre au jour au travers du cas d'Anti-Tech Resistance sont plus répandus qu'on ne le croit. Rendons ce mérite à Anti-Tech Resistance : l'organisation joue cartes sur tables, affirmant haut et fort des positions politiques tranchées, alors que souvent les pratiques militantes sont moins assumées. Qu'il s'agisse de l'aspect « la fin justifie les moyens » (qu'on voit largement à l'œuvre dans des organisations gauchistes ou écologistes) ou du versant « critique de la technologie vs critique sociale », qui veut opposer écologie et émancipation (qui agite également certains secteurs gauchistes ou écolo, mais généralement pas les mêmes), les reproches faits ici à Anti-Tech Resistance peuvent se transposer à d'autres organisations militantes.
De fait, il me semblerait particulièrement mal venu de faire d'Anti-Tech Resistance un bouc émissaire, à « bannir » de certains espaces militants pour s'acheter une conscience. C'était pourtant le sujet de plusieurs discussions qui ont eu lieu récemment à différents endroits en France. On m'a même affirmé récemment que l'existence d'Anti-Tech Resistance préparait la voie à la création d'une organisation éco-fasciste – ce qui est absurde puisque ATR rejette explicitement l'éco-fascisme et toute forme de planification à grande échelle [57]. Quant on veut noyer son chien, on l'accuse de la rage.
Les positions et les pratiques d'Anti-Tech Resistance devraient au contraire nous amener à une nécessaire réflexion sur nos propres pratiques. Il est trop facile de désigner une victime expiatoire, choisie selon les lois non écrites du milieu, pour mieux éviter de penser contre ses propres convictions et stratégies. Ces dernières sont pourtant obligatoirement à mettre en réflexion permanente afin d'éviter de s'engluer dans des automatismes.
Paradoxalement, Anti-Tech Resistance est symptomatique de ce côté catéchisme, qui demande à ses militants d'accepter en bloc le credo, de mettre ses convictions et son éthique de côté, pour se plier au joug de l'organisation. Je souhaite à chacun d'éviter de se faire embrigader dans l'une de ces chapelles, quel que soit le drapeau dont elle se pare. Répondre aux défis majeurs que nous offre l'époque nécessite des esprits libres, pas des soldats.
Les pratiques d'ATR qui mettent en avant l'efficacité au détriment de l'éthique, l'importation de pratiques managériales en milieu militant résonnent avec bon nombre de comportements qu'on a pu observer ici ou là. La (sur)valorisation de la « stratégie » et la délégitimation des fonctionnements collectifs et des principes inspirés de l'anarchisme (mandat impératif, fédéralisme) semblent traverser nombre de collectifs, et ne me paraissent guère plus sympathiques que, « en face », l'apologie du ressenti individuel, l'appel constant aux émotions, aux bons sentiments (bienveillance, soin…) et l'affirmation selon laquelle « tout ce qui compte, c'est ce qu'on fait ensemble ; l'objectif on s'en fout vu qu'on ne l'atteindra pas ».
Entre ceux qui ont décidé de se transformer en moines-soldats de la Révolution, et ceux qui ont abandonné l'idée d'une transformation sociale radicale pour se replier sur des bulles de confort micro-politique, reste-t-il un espace pour des luttes émancipatrices collectives, cherchant une certaine cohérence entre les moyens employés et la fin recherchée ?
Theodore Kaczynski, affirmait que « l'Histoire est faite par des minorités agissantes et déterminées, non par la majorité, qui a rarement une idée claire et précise de ce qu'elle veut réellement. (…) Certes, il reste souhaitable d'obtenir le soutien de la majorité, dans la mesure où cela n'affaiblit pas le noyau de gens vraiment déterminés » [58]. Les milieux gauchistes semblent parfois partager cette conception du changement social, repliés sur des codes, des préoccupations (et des horaires de réunions) difficilement accessibles au profane. Pour ma part, contre ces conceptions avant-gardistes et élitistes, je pense qu'il faut gagner aux préoccupations écologistes, anticapitalistes et libertaires nos contemporains, ceux et celles avec qui nous partageons une commune condition. Une « révolution anti-tech » est bien nécessaire, mais celle-ci ne se fera pas sans, ou contre, la majorité, en utilisant des techniques managériales. L'abolition du capitalisme et de la technologie sera anti-autoritaire ou ne sera pas.
Nicolas Bonanni
[1] Nicolas Bonanni est l'auteur de L'amour à trois. Alain Soral, Éric Zemmour, Alain de Benoist (Le monde à l'envers, 2016), Que défaire ? Pour retrouver des perspectives révolutionnaires (Le monde à l'envers, 2022) et L'écologie, révolutionnaire par nature (Le monde à l'envers, 2025).
[2] https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, « Des milliards de personnes vont mourir si le système techno-industriel est démantelé, voulez-vous leur mort ? »
[3] https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Vous êtes une organisation « anti-technologie ». Êtes-vous technophobe ? »
[4] https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Sans énergie et sans machine, le monde ne risque-t-il pas de revenir à la barbarie ? »
[8] https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Des milliards de personnes vont mourir si le système techno-industriel est démantelé, voulez-vous leur mort ? »
[10] https://www.antitechresistance.org/strategie, rubrique « Notre objectif »
[12] Il en existe plusieurs éditions en français, dont La société industrielle et son avenir, éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 1998.
[13] Voir par exemple https://www.antitechresistance.org/blog/europe-1-diffame-anti-tech-appel-a-denoncer-massivement-manipulation-mediatique
[14] https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Quelle est votre position par rapport au mathématicien luddite Theodore Kaczynski surnommé « Unabomber » ? »
[16] https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 11 : « Notre organisation est hiérarchique et anti-autoritaire »
[17] Idem.
[18] Objectif revendiqué par tous les marxistes conséquents, de Marx à Lénine. Citons par exemple Friedrich Engels : « Tous les socialistes sont d'accord sur le fait que l'État politique et, avec lui, l'autorité politique disparaîtront à la suite de la révolution sociale future (…) » (De l'autorité, 1874).
[19] Friedrich Engels, De l'autorité.
[20] Voir par exemple https://www.antitechresistance.org/blog/soulevements-gauche-desarme-ecologie ou https://www.antitechresistance.org/blog/planification-ecologique-piege-marxiste-technocratie-3 qui réfutent explicitement l'idéologie léninisme, à minima ses aspects productivistes et anti-démocratiques.
[22] https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 9 : « Nous utilisons la technologie pour battre le système technologique »
[24] https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 9 : « Nous utilisons la technologie pour battre le système technologique »
[25] Ce qu'Anti-Tech Resistance appelle au détour d'un texte « la vision du monde qui a enfanté le système industriel », https://www.antitechresistance.org/notre-vision.
[26] Voir par exemple Raphaël Meltz, Histoire politique de la roue, La librairie Vuibert, 2020, Jean-Baptiste Fressoz L'Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, 2012, Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l'emprise technologique, Fayard, 2003.
[27] https://www.antitechresistance.org/blog/soulevements-inefficacite-gauche-ecologie. On trouve la même idée dans Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, thèses 202-203.
[29] Un point qui sous-tend toute la pensée de Theodore Kaczynski, en particulier dans La société industrielle et son avenir, thèses 190-191. Il a également exposé cette idée dans une courte fable, La nef des fous, lisible sur https://www.antitechresistance.org/blog/la-nef-des-fous-par-theodore-kaczynski
[30] Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, 1934.
[31] Jean-Marc Durand-Gasselin, L'École de Francfort, Gallimard/Tel, 2012.
[32] George Orwell, Le quai de Wigam, 1937.
[33] Sur ce point, que je ne développerai pas ici, Anti-Tech Resistance qui affirme que « le primate humain est un animal comme un autre » gagnerait à considérer que si nous sommes certes des primates, des mammifères, nous sommes des mammifères un peu particuliers, dotés de langage et manipulant des symboles. Nous ne sommes pas les jouets de la biologie, de l'Histoire ou de l'économie, nous avons notre autonomie. Voir Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, 1975.
[34] Les travaux de l'Internationale situationnistes peuvent être abordés par l'ouvrage de Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste, L'Échappée, 2012.
[35] Sans vouloir homogénéiser les positions divergentes de différents groupes et individus, on peut mentionner dans cette tendance l'Encyclopédie des nuisances, le collectif Écran Total, Pièces et main d'œuvre, les éditions La Lenteur, L'Échappée, La Roue, Le monde à l'envers, la revue L'Inventaire…
[36] https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 8 : « Notre seule éthique est celle de l'efficacité et du résultat »
[37] Denis Cristol, La fabrique des managers, L'Harmattan, 2011.
[38] Idem.
[39] Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007.
[40] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848.
[41] Aude Vidal, Égologie. Écologie, individualisme et course au bonheur, Le monde à l'envers, 2017.
[42] Corinne Pelluchon, Éthique de la considération, Seuil/L'ordre philosophique, 2018.
[43] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.
[46] Léon Trotski, Leur morale et la nôtre, 1938.
[47] Anonyme, Appel [2003], éditions Divergences, 2023.
[48] NDLR : Quoi que l'on pense de l'ouvrage suscité qui n'a jamais été adéquatement critiqué, Nicolas Bonanni semble ignorer que l'accroissement de puissance évoqué est une référence explicite à l'Éthique de Spinoza. Le concept de puissance, qui se distingue en cela du pouvoir ou de la force, signifie chez Spinoza l'extension des possibles, de la puissance d'agir comme de penser et dans les mots du philosophe, de la joie. Y voir une analogie avec le management et le règne de l'efficacité relève d'un léger contre-sens.
[49] Doctrine « classe contre classe » du Komintern, 1929, qualifiant les socialistes de « sociaux-traites » ou « social-fascistes ».
[50] Doctrine « antifasciste » du Komintern, 1934, déclinée en Front Populaire en France, consistant à faire alliance avec les sociaux-démocrates et les libéraux.
[51] Pacte germano-soviétique, 1939.
[52] 1941, après que les nazis eurent rompu le pacte.
[53] En particulier sur la période 1936-37, avec les procès de Moscou, mais plus largement tout au long du XXe siècle.
[54] Pour une introduction à l'anarchisme, lire Guillaume Davranche, Dix questions sur l'anarchisme, Libertalia, 2020.
[55] L'ancien trotskiste Dwight Mc Donald avait dénoncé ce rapport à la morale dès 1947 dans Le socialisme sans le Progrès, La Lenteur, 2014.
[56] Selon le mot de George Orwell. Sur le sujet, lire Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Allia, 2008.
[58] Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, thèse 189.
19.05.2025 à 11:51
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Le ratage de Pulsion de Sandra Lucbert et Frédéric Lordon par Olivier Brisson
- 19 mai / Avec une grosse photo en haut, 2, PositionsSandra Lucbert et Frédéric Lordon présentent leur livre Pulsion comme un retour à la psychanalyse, relue à travers un prisme spinoziste, pour penser les formes contemporaines de subjectivation. Mais ce retour, sous des allures de radicalité, ressuscite un certain pathologisme sourd aux dires des premiers concernés. Quand il s'agit d'autisme ou de psychose, le discours de Pulsion en reste à des catégories cliniques figées et particulièrement négatives. Ce texte interroge ce retour en arrière théorique et ses effets politiques : comment penser les subjectivités 'hors-normes' autrement que comme ratées ? Comment réarticuler les outils psychanalytiques à une critique sociale vivante, informée, située ? Et que révèle cette surdité persistante à des voix qui ne s'inscrivent pas dans la grammaire ordinaire du rapport à l'autre ?
Il est des livres qui suscitent, bien avant leur parution, une impatience singulière. Tel fut le cas de Pulsion, co-signé par Sandra Lucbert et Frédéric Lordon — deux puissances d'écriture s'il en est, connus pour leur anticapitalisme acéré, l'une via la littérature, en tentant de « sortir de la langue [de celui-ci], distinguer les cibles et sortir les fusils », l'autre en constituant un corpus théorique désormais solide entre économie hétérodoxe et philosophie spinoziste. Un ouvrage qui vise, selon sa quatrième de couverture, à « reprendre tout l'appareil conceptuel » de la psychanalyse, si mal en point par les temps qui courent.
On savait l'intérêt de Lucbert pour les théories de l'inconscient ; Lordon avait laissé entrevoir un travail commun sur le sujet, notamment à l'évocation à plusieurs reprises des situations de psychoses comme figures réelles d'un vivre sans, hors des coordonnées sociales communes, mais nous n'espérions pas 600 pages sur le sujet, et encore moins qu'il s'agirait d'un premier tome. Dès lors, l'annonce de ce travail conjoint ne pouvait qu'attiser la curiosité, voire l'espérance.
Espérance, donc, parce qu'on imagine bien ces deux têtes en capacité d'attraper le débat comme il se doit, mais comme il est rare qu'il le soit : à savoir, en tenant leur sujet par les deux bouts — s'autoriser une critique claire, mais située, de l'institution analytique, de son dogme et de sa pente réactionnaire, tout en ne jetant pas le bébé avec l'eau du bain. On sait combien la psychanalyse est attaquée sur des fronts variés, et il serait très imprudent de ne pas voir que les visées des uns peuvent être radicalement opposées à celles de leurs voisins. Aucun copinage, donc, avec le virage hégémonique neuroscientiste, mais pas de pitié non plus pour ceux qui ont nourri le ver dans le fruit.
L'urgence, et la nécessité, est ailleurs : elle est celle de réactiver, à nouveau frais, les potentialités d'un certain nombre d'outils conceptuels — opératoires dans la clinique tout d'abord, mais aussi dans l'interprétation des phénomènes collectifs, politiques et sociaux, en complément d'autres, matérialistes cette fois. À commencer, en l'occurrence, par celui de pulsion, évidemment. Par ailleurs, leur désir de « tout reprendre » de la psychanalyse depuis le spinozisme est probablement la meilleure stratégie pour tirer les bons fils sans embarquer toute la pelote. Il y avait un précédent, avec Deleuze & Guattari ; il était temps, plus de cinquante ans après, d'en proposer une actualisation contemporaine — et de la savoir écrite par ces quatre mains en enchantait plus d'un.
Le projet était donc grand. L'attente en conséquence. Et c'est sans doute pour cela qu'en sortir déçu donne envie d'y trouver des raisons, et même de les partager. Tout lecteur, avec un tel sujet et de tels auteurs, se prépare à l'épreuve, quitte à serrer les dents au croisement de quelques désaccords ou incompréhensions, mais pas au triste sentiment d'un rendez-vous manqué.
Lucbert et Lordon avaient prévenu que leur livre susciterait des levées de boucliers, aussi bien du côté de leur camp politique — le matérialisme historique, dont certains sont farouchement opposés à la psychanalyse, parfois sous l'argument de la non-scientificité de la chose, souvent pour son tournant franchement réactionnaire — que du côté des analystes eux-mêmes, bien frileux de voir des profanes s'autoriser à en dire mot. Ça n'a pas loupé : certains en vidéos, d'autres sur les réseaux sociaux — mais tous sans l'avoir lu. Envie redoublée de s'y plonger, de ce fait ; mais envie rapidement douchée, parce que, d'une certaine manière, ils ratent leur coup. Ils ratent l'offre qu'ils disent proposer à la psychanalyse : celle d'opérer un virage conséquent, et de rendre à chacune et chacun les armes reléguées au placard, pour mieux cerner le réel contemporain — dans la clinique, comme dans l'analyse du social-historique.
S'il est vrai que parler de ratage est un peu sévère, et peut paraître arrogant, c'est que ce livre ne répond pas à sa promesse. Pas sûr qu'il réhabilite ce que, de la psychanalyse, il faut garder, pas plus qu'il n'offrira des voies de transformation à celle-ci pour se maintenir dans le champ des pratiques et des pensées contemporaines, pour comprendre le monde et celles et ceux qui le peuplent. Et cela, peut-être tout bêtement parce que le corpus auquel ils s'attaquent — et auquel ils s'adossent parfois — est profondément daté.
Il y a dans Pulsion des éclairs — de véritables fulgurances littéraires, des moments d'écriture puissants qui emportent l'adhésion, notamment dans la restitution de la vie de Modus. Le condensé, sur presque la moitié de l'ouvrage, d'une psychogenèse d'un mode névrosé poids-moyen, réserve de belles surprises. Écriture acérée, images permanentes, ça va vite, on y est, on est avec lui. On éprouve. C'est, a priori, le but du dispositif.
Le casse-tête, c'est qu'on oscille entre le plaisir de lire une composition littéraire particulièrement percutante et le sentiment qu'elle est elle-même un peu coincée par le rôle « d'exemple » qu'elle a dans le livre. Comme si ce dernier, qui l'a fait naître, lui ôtait sa propre puissance. Si l'imaginaire picaresque fonctionne en littérature, il prend une toute autre valeur quand il sert d'étalon à une construction théorique. Les fictions structurantes qui donnent forme aux conflits inconscients sont légion en psychanalyse : Œdipe, bien sûr, la horde primitive, le bon et le mauvais sein… et l'on connaît le risque de l'érection en vérité universelle. Peut-être aurait-il mieux valu que La Vie de Modus ait sa vie propre.
Il y a également de chouettes trouvailles : le « snark », fabuleux ! Sur bien des points, Pulsion frappe juste. Les déplacements proposés concernant l'ancrage sévère de la psychanalyse dans le patriarcat, l'Œdipe, la castration, le phallus, etc., méritent d'être poursuivis avec vigueur. La reprise d'un certain nombre de concepts, en les tordant légèrement pour les lire (mieux) avec Spinoza, est fine et souvent bienvenue. Et puis, La Vie de Modus.
Il y a aussi un ton qu'on connaît bien, désormais familier chez Lordon comme chez Lucbert, où l'assurance frôle l'insolence, et qu'on accueille généralement avec plaisir, tant il s'avère précieux dans les terrains minés du champ social et politique. C'est d'ailleurs peut-être cette posture, combative, quasi bravache, qu'on espérait voir reconduite pour affronter les gardiens du temple. Ceux-là savent manier la suffisance ; il fallait donc être en capacité d'y répondre. Mais voilà : les punchlines ne portent que lorsqu'elles sont justes. Or, à vouloir faire la leçon à une communauté déjà traversée par ses propres lignes de fracture et ses bougés significatifs, on risque de sombrer dans la posture de celui qui découvre ce que d'autres pratiquent depuis longtemps. Ça fonctionnera peut-être pour les non-initiés, mais ça gênera les autres.
Mais un point central résiste. Et ce point n'est pas un détail : il affecte profondément l'architecture du livre. C'est qu'ils gardent, probablement à leur corps défendant, cette position que la psychanalyse peine à perdre, à savoir celle du prêtre de Spinoza. Du prêtre, complice du tyran et de l'esclave parce que « d'une certaine manière, ils ont besoin d'attrister la vie », comme le présente Deleuze dans son cours de décembre 1980, avant d'ajouter que le prêtre « a besoin de la tristesse de l'homme sur sa propre condition (…) Il s'agit toujours d'attrister la vie quelque part. Et en effet pourquoi ? Parce qu'il s'agit de juger la vie ». C'est là, et avant tout là, qu'à mon sens se pose toute la critique de la psychanalyse, et il ne semble pas qu'à ce sujet, Lucbert et Lordon aient fait un pas de côté.
Commençons par ce qui pourrait être un détail dans l'œuvre, mais qui en dit long. À la page 99 de leur livre Pulsion, Lucbert et Lordon écrivent : « la psychiatrie pense maladies, nosographies, symptômes — nous voulons, quant à nous, laisser le primat à la positivité des déterminations. Dégager des logiques de persévérance, là où, sinon, nous aurons droit à du normal et du pathologique (…) Ici les déplacements étaient urgents car : “autiste”, “psychotique”, “pervers”, “névrosé”, “hystérique”, nous savons comment ces catégories ont farci les têtes, et comment elles fonctionnent comme stigmates — en fait comme injures. (…) D'une certaine manière, il fallait bien reprendre ces catégories pour les rendre à leur pleine et entière positivité ».
C'est un vœu tout à fait pertinent. Le problème, c'est qu'il est contredit par les pages mêmes qui le précèdent (p. 93-94), alors qu'ils décrivent les effets supposés des « situations extrêmes » causées par de trop mauvaises rencontres, qu'ils exemplifient par l'autisme. « Qu'est-ce que l'autisme ? C'est une position stratégique : la première possible. Celle qui persiste si un rapport suffisamment convenant ne vient la rendre obsolète. Celle qui doit faire d'emblée avec le pire : la menace de la vie même. Une position de repli pour résister à l'écrasement des forces extérieures. (…) C'est l'intelligence persévérante poussée à son plus terrible paradoxe : le repli stratégique de l'assiégé trop tôt. Alors qu'il n'y a pas encore d'adversaire. Singulier impossible. Le stratège conatif avisé, en cette circonstance, va persévérer dans la quasi-mort. L'autisme, c'est vivre-mourante — la plus oxymorique des positions. Quand la menace est trop grande, on survit en retranchant ce qui permet de vivre. »
Ajoutons que Lordon et Lucbert précisent leur conception de l'autisme, puisqu'ils la donnent dans le glossaire final du livre, ainsi présentée : « Autisme : dans son concept pur, position psychique de résistance par une rétractation extrême. Elle est consécutive à l'expérience faite par Modus d'un trop haut niveau d'hostilité du dehors en général (Autre(s) compris ou non), qui l'a conduit à assimiler génétiquement le dehors à un péril mortel. Avec celui-ci, par conséquent, ne peuvent être noués que des rapports réduits à leur plus simple expression, tendant même vers une absence de rapports, à l'exception du minimum métabolique requis pour maintenir les fonctions physiologiques vitales. »
C'est chaud… Écrire cela en 2025, c'est soit ignorer tout de l'état actuel des connaissances cliniques et scientifiques sur l'autisme — soit s'en moquer. Dans les deux cas, le geste est problématique. Et continuer la démonstration en s'appuyant d'abord, et longuement, sur Bettelheim, c'est tendre le bâton pour se faire battre. Qui côtoie des autistes ne peut que s'effrayer de ce chapitre. C'est complètement à côté de la plaque. À plusieurs titres.
À commencer par considérer l'autisme au Temps 1 du développement (T1 dans le livre) comme une espèce de repli originaire, alors que tout le monde s'accorde — les parents les premiers — à décrire la survenue de l'autisme autour des 18 mois de l'enfant, soit, si l'on s'en tient à la lecture analytique, à la clôture du stade du miroir. Avant cela, la majorité de celles et ceux qui se développeront selon des modalités autistiques a traversé ses premiers mois parfois sans la moindre distinction comportementale d'avec ses pairs : les premiers sourires, le babil, les retournements, la position assise, et même, très fréquemment, quelques premiers mots qui disparaîtront le temps d'un plateau sans langage — avant, pour une partie d'entre eux, qu'une accroche postérieure se construise, parfois singulière, à la parole.
Lucbert et Lordon maintiennent l'autiste dans cette figure appauvrie de l'être vide, telle que véhiculée pendant des décennies par la psychiatrie d'inspiration analytique, qui s'est tant plu à dresser des tableaux horribles. Il aurait suffi de lire Kanner dans le texte, qui, dès 1943 dans son texte princeps, décrivait déjà de petites personnes bien en difficulté dans leur relation sociale, mais pleines de potentialités et de vitalité !
Véritable contre son camp pour la psychanalyse, qui repartira avec sa balle dans le pied : on sait combien le sujet de l'autisme est brûlant à son endroit, combien il est l'un des sujets qui sert jour après jour de cheval de Troie pour la discréditer — jusque dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale, et dans les propositions de loi visant à son interdiction dans le panel des propositions de soins aux enfants autistes. Et sur quels arguments ? D'abord sur celui de n'avoir pas dépassé la vision hardcore de Bettelheim, entre autres.
Ça fait des années que la psychanalyse elle-même a bougé sur ces positions. Les lacaniens, souvent pris pour cible sous la plume de Lucbert et Lordon, ont pourtant fait un bout de chemin qu'eux-mêmes semblent avoir évité. Jean-Claude Maleval, entre autres, a totalement décalé ce regard défectologique sur l'autisme, en insistant sur les trouvailles singulières, les bricolages à partir de ce que la psychiatrie appelle les comportements répétitifs et restreints — et que d'autres nomment les intérêts spécifiques des autistes. Ces pratiques opiniâtres, à partir desquelles ils se construisent une représentation du monde, en y cherchant une certaine logique. (Déjà Fernand Deligny avait insisté, sa fin de vie durant, sur l'importance du repérer chez ces gamins-là.)
Stratégies pourtant pas si éloignées de celles d'un certain David, schizophrène, témoignant de son appui sur les mathématiques comme « stratégie prudentielle » (p.500), quoique son diagnostic soit mis en doute, au vu de sa capacité à en témoigner. Stratège, le schizo ? À la limite. Mais pas l'autiste. De l'autre côté de cette limite, lui, il serait une vie en creux, une quasi-mort.
Seulement, s'il est bien des individus qui s'efforcent de persévérer dans leur être, en cherchant à construire des rapports qui leur conviennent, en cherchant ce qui leur procure de la joie — aussi singulière soit-elle — ce sont bien les enfants autistes. À la condition minimale de ne pas les assigner à cette place d'incapables arriérés (par stratégie ou par déficience, même combat).
Comment donc expliquer une telle prise de position, contraire à une approche empirique presque autant qu'au projet spinoziste, autrement que par l'intérêt qu'elle offre à une cohérence théorique globale visée ? Aucune envie, manifestement, de parler de la « pleine et entière positivité » des vies d'autistes, avec ce qu'elles traversent d'expériences convenantes et disconvenantes, et les stratégies conatives dont elles peuvent faire preuve. Non, Lucbert et Lordon ont un autre projet, une autre idée à défendre, et l'autisme leur servira de paradigme négatif.
« Les humains ne se soutiennent pas sans l'Autre, la question, c'est lequel ? » (p.544) Voilà l'idée, résumée simplement. On sait depuis longtemps que cette question des rapports de nécessité entre individus et collectifs travaille les auteurs. Loin du romantisme de la destitution possible de tout lien nous enchaînant dans des rapports plus ou moins soutenants, ils trouvent dans la psychogénèse analytique, la manière la plus originaire d'expliquer le fait que l'Autre est central et combien l'institution des rapports est une évidence. Et la question devient : quel genre de rapports arriverons-nous à instituer, dans les déterminismes qui sont les nôtres ? Très juste question au demeurant, mais nécessitait-elle d'utiliser l'autisme comme contre-exemple, à tel point qu'on puisse en conclure que, si toute vie humaine, de par sa condition finie-pas finie, ne peut se développer qu'à travers la rencontre avec autrui, on puisse affirmer que : pas ou peu de rencontre égale pas ou peu de vie ? C'est là nier la socialité autistique, qui, bien que singulière, est loin d'être inexistante, même dans les cas où l'autisme est considéré comme sévère.
L'erreur ne s'arrête pas à l'autisme. En reformulant les concepts, Lucbert et Lordon n'en modifient pas les structures ; au contraire, ils entérinent profondément les trois catégories freudiennes : névrose, psychose et perversion. Ce faisant, ils oublient que certains lacaniens ont déjà fait de l'autisme une quatrième structure, le sortant définitivement du champ de la psychose, et ce, en raison des mécanismes bien distincts qui sont en jeu. Mais au-delà de ce point, si la question structurale peut parfois être utile au clinicien pour repérer un nouage stabilisateur, plus ou moins solide, et éviter des interprétations dangereuses, l'enjeu n'est jamais d'étiqueter la personne en lui apposant le stigmate de la névrose ou de la psychose. Il s'agit plutôt de l'aider à réorganiser ses rapports de manière vivable.
La cinquième et dernière partie du livre, avant les annexes, est consacrée à la psychose. Et là encore, un sentiment persiste : celui d'un regard extérieur qui surplombe le phénomène, l'essentialisant à outrance. La psychose devient l'équivalent du drame. Moins encore que l'autisme, mais pas loin. D'abord, la faute au milieu, l'Autre en premier lieu. « Livré à des adultes qui ne cherchent pas son bien-être propre, ou qui ne parviennent pas à lui offrir les apports de puissance adéquats, Modus prend position. Un agencement corps-esprit fonctionnant non pas en fonction du soutien reçu, mais de la menace enregistrée. L'atteinte à la persévérance sera peut-être plus ou moins grande, mais une constante demeurera : un préjudice irrémédiable, infligé en huis clos. Le « meurtre d'âme » (comme le dit le président Schreber), un crime parfait. » La causalité est toute trouvée et, dans la foulée, l'indélébilité de cette tâche sur le sujet. Sujet tâché, copie bâclée. Fatalité et négativité dépeintes page après page.
Quiconque lit cette partie sans une connaissance intime du sujet, ou par la proximité avec des personnes concernées, se forgera l'idée dramatiquement véhiculée par la psychiatrie et la psychanalyse d'autrefois, à savoir que la vie psychotique, c'est l'enfer. Et surtout, c'est un enfer permanent.
Il est difficile de ne pas sentir ici un jugement sur la vie des autres, une réduction à l'idée qu'on s'en fait. Il ne s'agit pas de nier les souffrances parfois extrêmes vécues par les personnes touchées, le taux de suicide des personnes concernées par les troubles psychiatriques en témoignant tristement. Mais comment, à quelques précautions prises près, peut-on résumer à ce point des existences à un continuum infernal ?
Cette manière de poser les choses, pour le dire grossièrement, comme quoi la vie ordinaire, la vie de névrosé, n'est pas un chemin de roses, mais qu'elle a au moins le mérite de ne pas être une existence invivable de psychotique, voire d'autiste, nous ramène des décennies en arrière, dans le schéma binaire de « eux » et « nous ». Le livre est construit sur ce paradigme, et il est fort à parier que peu de celles et ceux qui se reconnaîtront dans ce « eux » liront cet ouvrage comme celui d'alliés dans leur stratégie d'émancipation et de reprise de pouvoir d'agir.
Sandra Lucbert et Frédéric Lordon rappellent qu'ils ne sont ni thérapeutes ni analystes, d'accord, mais cela n'excuse en rien leur surdité aux discours et aux témoignages des premiers concernés. Depuis des décennies, l'évolution des savoirs ne s'est pas jouée seulement entre les murs des laboratoires universitaires et les cabinets privés. Des voix s'élèvent, des collectifs se forment, des écrits sont publiés, réajustant sans cesse nos façons de comprendre ce dont il s'agit. D'ailleurs, Freud lui-même s'est appuyé sur Schreber pour construire sa théorie de la paranoïa. Mais tous, en premier lieu, partagent un même combat : celui contre ce discours fataliste qui résume la psychose à une existence éternellement décompensée. Ils rappellent qu'il n'y a rien de linéaire dans leurs parcours, et qu'ils, comme tout un chacun, persévèrent dans leur être. Tout dépend des rencontres et des rapports auxquels ils auront affaire.
Le REV (Réseau des Entendeurs de Voix) a bousculé nos représentations des phénomènes qu'on avait coutume d'appeler les « hallucinations auditives » en les nommant du point de vue de ceux qui les perçoivent, et non l'inverse. Écouter Vincent Demassiet témoigner du temps qu'il lui a fallu pour comprendre la fonction des voix qu'il entendait depuis son adolescence, en lien avec la sexualité, nous offre des clés magistrales pour accompagner celles et ceux qui éprouvent ces phénomènes. Ces voix, qui surgissaient dans le registre de la pensée, venaient l'alerter sur des signes qu'il ne repérait pas dans le registre de l'étendue, c'est-à-dire les signaux de son corps devenu si étranger à cause de traumatismes. Lire les mots d'Héloïse Koenig dans son magnifique « Barge » nous enseigne combien l'expérience des bouffées délirantes, bien qu'étrange et douloureuse, est aussi pleine d'intensité. Suivre le collectif Humapsy dans sa lutte pour des soins psychiatriques humanistes nous montre que le combat politique ne peut se mener qu'en les accompagnant, et non en cherchant à leur servir de guide. Juste quelques exemples parmi toute la matière des témoignages et des travaux des personnes vivant avec des troubles ou des atypicités psychiques.
Pourquoi être inattentif à ces propositions ? Pourquoi ignorer ces témoignages qui montrent que les phases aigües, comme leur nom l'indique, ne sont pas sans fin, et que, selon les rencontres et les arrangements, toute vie peut prendre un cours singulier, allant du pire au meilleur ? Pourquoi vouloir cantonner les écarts à la norme dans l'éternité des marges pathologiques ? Pire encore, pourquoi balayer d'un revers de main la possibilité d'une relance de l'élan vital ? Sur la fin de son enseignement, Lacan parlait de sinthome, d'autres de bricolages subjectifs singuliers, et d'autres encore parlent désormais de rétablissement (concept bien différent de celui de guérison). Lucbert et Lordon, au contraire, dans une note de bas de page, refroidissent tout espoir de reprise de pouvoir d'agir en précisant, page 492 : « Encore une fois, c'est un idéal-type : il y a des exceptions — spectaculaires. On pense par exemple aux Wittgenstein. Mais justement, elles sont exceptionnelles, et doivent être comprises comme telles. Elles ne donnent pas la tendance. »
Ce point marque une divergence sérieuse, car pour beaucoup, ces « exceptions », même si elles ne sont pas la majorité, sont justement la preuve qu'il n'y a pas de fatalité dans l'expérience des folies ou des atypicités. Et qu'un exemple qui infirme une règle montre son inconstance et questionne sa pertinence. L'exemple de l'intersexualité, qui remet en question la binarité sexuelle et celle de genre, est, à ce titre, parlant. Dans la série des regards portés sur soi qui nous détermineront, il y a les projections qu'auront nos Autres sur nos conditions. Si à l'annonce diagnostique, la représentation de ce que l'on devient dans le regard de l'autre est si négative, alors, effectivement, le marquage de ces traces aura des effets dévastateurs. Dites à un enfant qu'il est laid, et voyons comment il se perçoit. Dites à une mère que son enfant ne s'inscrira jamais véritablement dans le symbolique, et voyons comme elle l'accompagnera.
Non, les sujets autistes, schizophrènes ou bipolaires qui témoignent des expériences qu'ils traversent ou ont traversé, et des solutions personnelles qu'ils ont réussi à trouver, nous montre bien davantage la possibilité d'une (ré-)inscription dans le lien social à partir du maillage d'un bricolage singulier et d'un accueil du collectif, qu'une trajectoire exceptionnelle sans valeur. Ils nous présentent au contraire les conditions nécessaires pour que l'appétit de la vie sociale (re)vienne. Rien n'est plus enseignant pour quiconque tente d'accompagner des personnes en situation de vulnérabilité psychique.
La psychanalyse n'est rien d'autre qu'une boussole. Elle est un des outils qui nous aident à nous repérer dans la compréhension des rapports entre humains et en particulier dans ce qui déborde de la conscience rationnelle. Mais elle ne se maintiendra dans cet attirail qu'à condition d'augmenter la puissance d'agir de toutes et tous.
La question récurrente qui traverse aujourd'hui tous les champs des luttes d'émancipation — qu'on pourrait résumer ainsi : qui parle pour qui ? — est trop souvent négligée des réflexions psys. Et si Lucbert et Lordon touchent juste quand ils s'engagent à décrypter les aléas de la vie de névrosé, ils s'appuient, à l'endroit de l'autisme ou de la psychose, sur les écrits d'experts — aussi psychanalystes soient-ils — mais aucunement sur le travail des personnes concernées. Ah non, c'est vrai, ils citent Donna Williams, adulte autiste australienne. Mais étonnamment au sujet de son effroi vis-à-vis de sa mère. Pas un mot sur le fait qu'elle fut, une fois adulte, autrice d'essais et de pièces de théâtre, compositrice, chanteuse et scénariste de plusieurs films et documentaires. Ça n'est pas l'autisme qui a bloqué sa persévérance : c'est son cancer du sein, à 53 ans.
Nous ne perdons pas espoir. Nous continuons juste d'attendre cette approche psychodynamique qui parlerait de Nous-Toustes avec nos variations de manières d'être, nos fragilités et nos espoirs, sans distinction de valeur dans les manières de composer des vies qui tiennent.
Olivier Brisson