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22.07.2025 à 11:38

Mayotte : journal de bord

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Texte intégral (3352 mots)

Ce texte prolonge ceux parus les 20 janvier, 5 février et 13 mai dernier. De nouveaux épisodes de vies, et ce quotidien qui se frotte âprement à l'âme quand on vit au plus près des habitants.

M'Bae

L'homme de 70 ans, voisin de quartier et ami, vit maintenant dans la rue. Le matin tôt il va à la mer pour se laver, la journée il reste à l'ombre ou déambule, et les jours passent ainsi. Il installe son carton pour la nuit sur les marches devant un magasin ; si à Mayotte il n'a pas à craindre le froid, il allume un encens pour chasser les moustiques – le chikungunya est très présent. Je lui apporte de quoi se restaurer, et lui gère son peu d'argent pour chiquer et fumer. Il guette mon arrivée en soirée. Nous discutons un long moment et je regagne ma petite chambre dans la ruelle bruyante. Sa situation est pour l'instant insoluble, je ne peux que financer en partie un hypothétique retour aux Comores en kwassa-kwassa. La mer est tourmentée pour des semaines, la saison n'est pas du tout propice pour ces traversées maritimes risquées dans tous les cas. Il répète : « Réparer le mal tous les jours, garde ton cœur, ne pense pas trop, ne fâche pas. Merci mon ange ». Il me parle des gris-gris ici à Mayotte, pratiques qui m'ont déjà été contées. Il est vrai qu'en terme d'énergie, on sent bien que quelque chose est changé depuis quelques mois, en particulier à Mamoudzou. La violence, une jeunesse grandissante laissée pour compte, la corruption à tous les niveaux et dans tous les secteurs, les dévastations de Chido toujours présentes, tous ceux qui partent, tous ceux qui arrivent, tous ceux qui espèrent partir, tous ceux qui espèrent arriver, cela en fait des vies de fortune et d'infortune... sur une île française dans le Canal du Mozambique, espace stratégique d'influences internationales dont les enjeux réels me sont toujours inextricables.

Des collégiens

Hakim, arrivé depuis peu des Comores, petit lecteur et petit scripteur il y a encore quelques mois, est invité à « la journée de l'excellence » organisée par le collège, une journée de festivités avec récompenses pour les jeunes méritants. Je n'aime pas le terme « excellence », mais pour celles et ceux qui ont relevé les défis de leur histoire, c'est un moment important et l'ensemble de la communauté éducative est engagée pour cet événement. Si son rêve est d'être pompier, pour Hakim comme pour des milliers de jeunes, les années à venir seront conditionnées par l'obtention de papiers, au moins des titres de séjour. Sa volonté farouche et sa détermination à comprendre dans un premier temps le système scolaire - comme savoir demander de l'aide et jouer de finesse dans les relations - ne suffiront pas à déjouer les choix politiques et les réalités plus crues pour les non français.

Pour Naël, pris en charge et épaulé à sa demande pour se donner une autre voie que celle de la rue, de ses violences et « business » en tous genres, le parcours est éminemment plus difficile. Disons que les habitudes et réflexes de défense sont toujours là, alors il clôt l'année avec une exclusion scolaire et comme il n'a pas toujours pas de papiers, sa présence est compromise pour la rentrée prochaine. Il n'a pas su mettre à distance les conflits entre villages que des bandes rivales de jeunes enflamment tant à l'extérieur qu'au sein même de l'établissement de 2000 élèves – les différentes cours sont organisées autour de clans que le personnel éducatif surveille à chaque récréation. Les filles sont là pour « chauffer » les garçons et à chaque première agitation ce sont tous les gamins qui arrivent et encerclent en huant les protagonistes de la bagarre - les gendarmes sont présents toute la journée devant l'enceinte barbelée du collège.

Chamsidine, un gamin inscrit en classe de 5e au vu de son âge, n'a jamais été scolarisé antérieurement. L'apprentissage de l'écriture en passe par celui du coloriage ; les progrès sont visibles dans le respect des traits de dessin mais l'alphabet n'est pas mémorisé. Il prononce avec joie quelques mots en français et vient avec enthousiasme dans la classe mais mes compétences s'arrêtent là ; il n'y aura pas pour lui un autre parcours éducatif possible.

Et puis il y a Omar. élève de quatrième. Il s'est présenté un matin de juin devant la porte : « Madame, moi aussi je veux venir en cours dans ta classe, je ne sais pas lire ». Nous disposons seulement de quatre heures en tête à tête. Effectivement, il ne connaît pas toutes les lettres de l'alphabet mais il les recopie déjà avec son style. Comme il s'exprime avec une certaine aisance, il découvre presque spontanément la lecture, le lien entre les syllabes et les mots. Cela le rend heureux, ses yeux brillent et son sourire immense est cadeau ; il suffisait de cet espace privilégié et de toute l'attention réciproque nécessaire. Nous faisons une pause et il me parle avec plaisir de ses chèvres, m'explique les mises-bas et le nourrissage des petits, mais il n'assiste pas encore à la mise à mort, trop jeune lui dit son père.

Prières et chants

Claude, réfugié politique congolais, taximan, m'a invitée un dimanche matin à l'inauguration d'un lieu de prière du renouveau pentecôtiste. Sans être croyant, l'on peut se douter de l'importance de la journée, l'invitation est un honneur. La zone est presque désaffectée, beaucoup de poussières, des tas d'ordures, un point d'eau, un terrain vague où s'improvise une partie de foot, des conteneurs transformés en habitation et entre deux bâtiments de fortune l'entrée de la paroisse décorée pour l'occasion. Il y a une centaine de personnes endimanchées, mon arrivée est remarquée : je me découvre la seule blanche. J'ai droit aux remerciements publics et un repas partagé à la table d'honneur. J'assiste donc à la cérémonie, deux personnes m'interprètent les prières et chants en swahili - langue bantoue, en congolais et rwandais. Des chorales d'enfants et d'adultes, beaucoup de ferveur, d'émotions et de cris. « Nous, on n'a pas de psychologues ou autres personnes pour nous écouter, alors on vient dire notre souffrance dans ce lieu collectif, on prie ensemble et ça, ça nous fait du bien. Quand on repart, on se sent mieux ». La communauté est globalement bien acceptée par les comoriens voisins. Je réalise à quel point Mayotte est envisagée comme terre de passage, mais malheureusement des désillusions et complications permanentes pour les réfugiés qui se retrouvent, pour certains, des années sur cette île sans réel espoir d'un départ. Les récits de leurs vies sont désarmants. Avec l'abrogation pour 2030 du titre de séjour territorialisé la situation devrait s'éclaircir – actuellement, tout immigré pourtant en situation régulière à Mayotte ne peut se rendre librement ailleurs en France.

« J'aurais bientôt une bonne nouvelle, enfin je l'espère, tu seras heureuse. On se reverra en métropole, c'est promis », me confie Claude. Peut-être que d'ici à la fin de l'année il aura pu quitter Mayotte où la vie lui est bien difficile. « Depuis janvier, je me suis déjà fait voler trois smartphones », et de me montrer un dépôt de plainte. Les agressions et vols sont quotidiens et menacé par une machette, on ne fait pas de résistance. « Tu imagines revenir un jour vivre chez toi au Congo ? » je lui demande naïvement, tout en sachant les tensions et guérillas locales. « Mais en fait tu ne sais pas ce qu'il se passe là-bas ! Peut-être dans une ou deux générations, et encore... » me répond-il avec une pointe de tension. « Tu sais, là-bas, ils nous tuent et... ce sont des barbares ». A deux jours de mon départ, nous nous retrouvons dans sa voiture pour partager café et gâteaux. Claude se pose et témoigne toute sa reconnaissance, il se souvient de chaque moment de soutien, tout simplement s'être intéressée à sa vie, avoir cherché avec lui des solutions et préservé l'espoir. Je suis très touchée, non pas parce qu'il me renvoie, mais par la façon dont il me parle simplement, avec une pudeur tranquille, son émotion est palpable. « J'ai tes cadeaux pour mes petites. Peut-être un jour je les reverrai ». Je me souviens d'une dame qui disait « si seulement chacun faisait sa part... », alors je peux dire que j'ai fait un peu la mienne, mais il est difficile de se satisfaire ainsi.

Des départs et des vies installées

Nassibia a donc fait le choix de quitter Mayotte avec sa cadette qui a la nationalité française ; nous nous sommes dit au revoir. Sa fille aînée qui n'a pas de papiers reste donc ici, chez une tante, enfin, c'est comme ça au début... Elles sont parties pour un long périple, vers la métropole, pourront-elles atteindre leur destination ? la somme requise pour ce voyage est de milliers d'euros. « Je n'ai pas le choix. Tu comprends, je n'en peux plus ici. Partir, c'est notre seule chance. J'ai parlé longuement à ma grande. La vie c'est dur, c'est comme ça qu'elle va apprendre à s'en sortir ». Je ne juge pas, évidemment, mais tout de même. C'est ainsi pour nombre de jeunes à Mayotte, comme pour Houssam que je présentais dans un article précédent. Sa carte de séjour n'est plus valide depuis deux semaines, alors maintenant il ne sort quasiment plus de la maison qu'il occupe contre services ; la PAF rôde et les drones aussi.

L'anjouanais voisin qui tient un boui-boui est tous les soirs installé devant son smartphone à enregistrer et émettre une vidéo pour la résistance aux Comores face à la politique actuelle. Il aime discuter et demander conseil. « Nous les Anjouanais on n'a jamais été d'accord avec les Grands Comoriens, on ne s'entend pas. On a besoin de la France, nous aussi on voulait rester français quand il y a eu le vote. On ne sait rien faire, on n'a pas d'ingénieurs, mais on aimerait apprendre, être formés. Il y a beaucoup de cascades chez nous, beaucoup d'eau, beaucoup de fruits, la vie pourrait être bonne... mais on a besoin de vous ». En tant qu'anjouanais, il est parfois agressé pour sa position, mais il assume ; il est le personnage incontournable du quartier, un peu le « chef ».

Il n'y a pas un jour sans chats

Des miaulements forts et graves depuis deux jours, une trombine furtive de chaton apparaît sous un container, impossible de l'approcher. Un autre chaton gît à quelques mètres dans la poussière, le corps déjà gonflé par la chaleur cuisante. Le troisième jour je tente une approche avec un bout de poulet récupéré dans une barquette jetée au sol. Je reste un long moment accroupie près de cette masse métallique dégueulant de produits venus de Chine, il fait bientôt nuit mais nous serons plus tranquilles pour faire connaissance, s'il le souhaite. Il s'aventure enfin, va vers le menu repas, hésite. Il préfère m'approcher, fait des allers retours, ne mange pas vraiment. Elle cherche autre chose car c'est en fait une petite minette noire et blanche. Il faudra encore attendre le lendemain pour qu'elle vienne me sentir. Elle est très maigre, a tout au plus quatre mois. Et puis soudainement la voilà à demander des caresses. Elle tremble et miaule, son corps chétif épouse la moindre surface de contact avec mes doigts. Et là je comprends que le toucher lui est vital, bien plus qu'un repas, la nourriture du toucher, elle se sent ainsi vivante. Depuis combien de temps est-elle seule ? La voilà qui grimpe sur mes jambes, avec hésitation mais tout de même, et se blottit contre mon ventre, elle pourrait rentrer dedans qu'elle le ferait. Nous nous rencontrerons deux jours ainsi ; lui parler et la rassurer. Le container a été retiré. Il n'y a plus de petit chat, reste le cadavre en putréfaction.

Et puis il y a l'histoire de ce jeune chat sauvage qu'il a fallu achever pour lui épargner une longue agonie : la colonne vertébrale brisée par la gueule d'un chien de dakou (délinquant à Mayotte) il gisait sans bouger, miaulant sans fin. Des jeunes sportifs m'ont demandé de prendre la décision, puis ils ont eu le courage de porter l'acte que je ne pouvais assumer. Une petite sépulture de terre et branches séchées. Plus loin, des chatons non sevrés sont dans les mains d'enfants qui les déposeront de-ci de-là dans des coins de rue. L'autre matin sur une plage, une grande tortue verte elle aussi agonisante, attaquée par des chiens errants après avoir pondu sur les hauteurs ; elle n'a pas eu le temps de rejoindre la mer au petit matin. Prise en charge par des soigneurs, elle n'a pu survivre aux plaies profondes.

Pêle-mêle

Dernier nourrissage des makis ; je quitte Mayotte. C'est la saison chaude et sèche qui s'installe avec les alizés, la végétation roussit jour après jour. Je siffle et les entends sautant de branches en branches s'approcher de notre lieu habituel, à une heure presque habituelle - c'est la leçon du renard du Petit Prince. Je n'ai que des dattes mais ils s'en délectent et s'en gavent surtout. Je les ai observés grignoter quelques feuilles, une bien maigre nourriture. Je me lave les mains après le nourrissage, comme à l'accoutumé, et là, la femelle dominante se précipite et lèche la terre humide, c'est bien la première fois qu'elle se comporte ainsi : les makis sont donc assoiffés ! Je mets de l'eau dans la boite à datte et ils la vident en quelques secondes. Nous restons ensemble un moment, ils me regardent toujours curieux et attentifs. Malgré ces nourrissages, ils demeurent sauvages et grimpent à la moindre approche d'un promeneur. Je les quitte inquiète.

Depuis quelques semaines j'observe quotidiennement les activités de trois nids de fourmis au pied du bureau de la salle de classe. Des balades sur le pan de mur toute la journée, un quatrième nid se prépare, cela commence à faire beaucoup. Je décide de les contraindre au départ, espérant qu'elles investissent un autre lieu. Quelques gouttes d'eau délicatement à l'entrée des trous. Et là, c'est impressionnant : en deux secondes des lignes noires tracent sur le mur, elles transportent les œufs, les fourmis reines sont dans la file. Je renouvelle l'opération, attends un long moment et ne voyant plus d'activité, bouche les entrées. Bien mal m'en a pris, le lendemain matin, les fourmis ont investi l'ordinateur... je souris de mon manque de projection. Les nids débouchés, elles les réinvestissent illico.

Une fin de journée à Mamoudzou en trois moments :

Une fuite d'eau importante chez le voisin absent, ça coule dans la rue. Je préviens ma propriétaire mais elle ne veut rien faire car elle est en froid avec lui, « Mais c'est de l'eau perdue, on manque d'eau à Mayotte... », « Tu ne te mêles pas de ça ! », répond-elle avec colère. Désemparée, je file à la pointe Mahabou, un parc un peu préservé où vivent quelques makis sauvages. La veille, un groupe d'une vingtaine d'adultes et enfants était venu y faire une fête. Et c'était à craindre : le sol est jonché de leurs déchets, partout éparpillés par le vent, la mer en contre-bas. Je ne comprends pas.

De retour à la ville dans l'obscurité, je croise dans une rue une fillette qui supplie sa mère en pleurant « je veux plus y aller ! », elle hurle, une vraie détresse. Elles descendent au sous-sol d'une maison et la petite de crier encore, des coups portés. Je file à la police municipale à moins de 100 mètres : « On les connaît, on est déjà intervenu, la mère tape la petite. On ira voir plus tard ». Je reste sans voix.

Pour m'épargner des bruits du quartier en fin de soirée, je pars m'installer sur les marches de la mairie et lis quelques pages. Mais depuis peu je suis intranquille, envie de partir de Mayotte, sans doute la fatigue physique et psychique. Un petit homme qui vit dehors s'approche et me tourne autour, en cercles de plus en plus étroits. Il commence à me poser des questions, je parle calmement mais la tension monte. « Tu es un fantôme, tu n'existes pas. Sale blanche ! Dégage la France ! » et de me cracher au visage en me menaçant de son poing ; je pars les jambes en guimauve. Le lendemain, cet homme vient me voir et me présente ses excuses : il avait fumé... il n'empêche, ses paroles en disaient long. Nous nous saluons maintenant tous les jours mais je reste prudente. « Du goudron sur du goudron, ça c'est Colas, la terre ne respire pas », il me parle aussi de la jeunesse qu'il faut aider, des problèmes de drogue. Il m'emmène voir un bout de terrain entre deux maisons au bord de route, peut-être 10 mètres carrés de terre recouverte de déchets et broussailles. C'est là qu'il veut construire un abri en tôle pour son frère et lui, « ma maison ». Il est content de ce projet. Je ne pense plus.

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22.07.2025 à 11:23

Les assassins de la rue d'Aubagne courent toujours

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L'effondrement en procès (Suite... et pas fin)

- été 2025 / , ,
Texte intégral (4178 mots)

Sept ans après l'effondrement des immeubles de la rue d'Aubagne à Marseille et la mort de huit habitants sous les décombres, les « responsables » ont été jugés et condamnés. Victor Collet [1] s'est rendu au délibéré. Récit d'audience.
Pour davantage de contexte lire : Que faire des monstres de la rue d'Aubagne.

2018 à Marseille, trois immeubles de la rue d'Aubagne s'effondraient sur ses habitants. Huit d'entre eux périrent sous les décombres et des milliers de locataires durent quitter leurs logements « à risque

Les assassins de la rue d'Aubagne courent toujours.

21.07.25

Sortir. Fuir cette pièce devenue étouffante.

Irrespirable.
Le souffle court.
La porte claque à peine.

Trouver de l'air. On tourne et on retourne. 100 pas furieux sur gravier blanc immaculé au soleil brûlant de midi.
Zénith marseillais.
Le bruit des cigales résonne comme jamais, et si étrangement au milieu de l'immense et déserte caserne du Muy.

Les journalistes en rang d'oignon se tiennent à l'ombre de la tôle ondulée qui sert d'entrée au prétoire.
500 personnes peut-être sont restées bloquées à l'intérieur.
Écoutent encore solennellement, maugréent, contiennent leur souffle, peut-être leurs cris.
Ressentent la même honte, ou plus simplement, font face à une certaine sidération face au verdict.

Trop pour respirer en tout cas.
Au milieu de protagonistes trop nombreux pour un silence devenu trop pesant.
Il faut dire que la salle impressionne.
« Exceptionnelle », annonçait-on partout depuis sept mois.
« Hors norme », comme ce procès des immeubles effondrés de la rue d'Aubagne.

Et ces journalistes toujours aussi nombreux à chaque feuilleton des suites sans fin de l'effondrement.
Épilogue tragique au drame.
Six ans qu'ils l'attendaient, qu'ils se ruent sur Marseille au nouvel épisode.
Un peu comme les touristes qui leur ont emboîtés le pas.
Chacun à sa manière vante la nouvelle Fame de Marseille.
Exotique pour un peu, l'insalubrité, tant qu'on passe juste à côté.

Ce matin, la porte de l'appartement ne fermait pas. Plus. A nouveau.
Fissure bien visible juste au-dessus de la porte d'entrée.
Il y a des coïncidences qui ne trompent pas.
Mauvais présage auraient dit certains.

Mais, après une heure et demi à peine d'écoute, de relaxes des uns en « preuves insuffisantes à démontrer » l'état de « vulnérabilité » de certains habitants ou la volonté absolue d'exploitation pourtant éhontée de l'indignité de certains logements, les yeux se sont brouillés. A nouveau.
Comme à chaque fois.

L'immonde silhouette, de dos, allait se révéler pour ce qui était annoncé.
Un de ces fameux monstres de la rue d'Aubagne, parmi tant d'autres.
Il en fallait bien quelques uns pour exonérer le reste, les autres.
Tout un tas de responsables.
Taire un système.
On l'avait même écrit. Pari risqué... Pas tant que ça.
Et le verdict a dépassé toutes les attentes.

Dresser les corps, redresser les torts. Faire jurisprudence, tançait même encore quelques secondes plus tôt le juge Gand... Celui de l'affaire Servier, tombeur du « roi des taudis » quelques mois plus tôt, ce flic aux centaines de logements indignes qui recrutait ses proies dans les Centres de rétention de Marseille... ça démarrait fort.

Après « un réquisitoire implacable » sept mois plus tôt contre « toute la chaîne de responsabilité de l'effondrement » [2] et des peines exemplaires requises, on allait voir ce qu'on allait voir.

« Cas le plus grave », reconnu coupable d'à peu près tout les chefs d'accusation et même un peu plus, l'homme aux triples casquettes (avocat du syndic, copropriétaire et vice-président du conseil régional), « de soumission de personnes vulnérables », « de logement indigne », « d'emprise manifeste sur les réunions en sa qualité d'avocat du syndic », de « stratégie élaborée et concertée avec les cabinets et consultants techniques visant à retarder et à éviter les travaux structurels nécessaires à la sécurisation de l'immeuble » avec « pour seul motif de faire des économies », « indifférence déplorable », « attitude coupable » et « mépris assumé » pour le sort des « locataires, leur santé et leur sécurité ».

Indécence orchestrée, indignité machiavéliquement utilisée, collusion entre puissants. D'énumération de chefs d'accusation en déclaration sans faille de culpabilités, pour le monstre, ça sentait le roussis :

« le tribunal souhaite sanctionner la gravité de ces agissements qui ont entraîné le décès de plusieurs personnes » afin de l'empêcher de « réitérer les faits » pour l'avenir.

Et puis il a fallu un seul mot...

« ad benicio »... Au bénéfice du prévenu.

« Le tribunal prononce l'aménagement de cette peine » . Sans même demander... On aménage sans lui. Pour lui. C'est fort. Bracelet électronique sur villa.

« Ce soir, personne ne dormira aux Baumettes », avait chuchoté presque à l'instant, dans un coin de la nuque déjà bien raidie, un ancien directeur des services, fin connaisseur des dossiers.

Chacun chez soi. Ad benicio... Au bénéfice du prévenu.

Les yeux, tout à coup, se brouillent. Tristesse, colère, vide sidéral, ébullition, on ne sait plus vraiment. Le cerveau, mécaniquement, appose des analogies, une comparaison. Face au vide, à l'incompréhension, comme pour rapatrier l'entendement. Remettre en ordre ou un équivalent à ce qui, d'un coup d'un seul, vient de partir dans tous les sens. Ne fait plus sens... Quand l'image de la villa suréquipée de caméras, de chiens de garde, accueille au crépuscule l'homme méthodiquement organisé en vue de l'effondrement, maillot de bain fluorescent sur ventripotence adipeuse...

L'analogie arrive plus qu'on ne la convoque... Ré-ordonner le monde, son monde, agencer, retrouver de la proximité quand ce qui se passe sous les yeux devient si lointain, abscons. Et l'analogie, en l'occurence, vogue vers d'autres scènes de prétoires, d'autres audiences qui finissent souvent si mal. Pour d'autres.

Le souvenir rapatrie tout à coup l'image de cette jeune femme, 18 ans à peine, sans chez elle, à la rue, délogée qui sait... retrouvée une canette de soda à la main, zonant sans but, visiblement paumée, au milieu des débris d'un des magasins éventrés de la rue Saint-Fé [3], un soir de pillage, quelques jours après la mort filmée en direct du jeune Nahel de Nanterre...

17 ans, c'est jeune pour mourir.

18 ans, c'est jeune pour dormir à la rue vous me direz aussi.

Autre histoire, autre audience.

« Qu'est-ce que vous faisiez là ? ». « 6 mois ferme », « mandat de dépot », direct aux Baumettes. « ça vous fera du bien vous verrez. Vous aurez le temps de réfléchir ».
Attentionné le malfrat... le magistrat.

C'était un autre lundi (ou mardi) en plein soleil d'un début de mois de juillet. On n'avait pas attendu six ans mais seulement deux petits jours pour juger cette fois. Mais il y avait des ressemblances. De la proximité.

Ad benicio... Nourrie, logée, blanchie à l'ombre de l'Etat.

Au milieu des punaises de lit et des cafards.

Cafard.

Cachard.

Une sensation de nausée s'empare de l'âme. C'est le problème du proche qui déraille, de l'analogie qui s'invite dans les synapses et atteint le haut du cervelet embué de bons sentiments sans cesse refoulés et qui reviennent malgré les dénégations : naïveté, justice, réparation...

L'analogie aggrave l'état, le syndrome.

Au contact de la jeune femme à la canette, ou de la chaussure dépareillée qui l'avait précédée à la barre, entre les vitrines et les hommes (ou la jeune femme), la silhouette maudite, la culpabilité pour les 8 de la rue d'Aubagne empêche tout à coup de respirer.

Affairistes méthodiquement organisés, sciemment préparés, orchestrateurs du « laisser-effondrer ». Des assassins, criait la foule.
Et ils apparaissent pour ce qu'ils sont : plus monstrueux que jamais.
Ou, peut-être pire qu'eux, celui qui vient d'énoncer la sentence.

Théâtre de pantomime auquel tout le monde joue et rejoue sans cesse et qui s'effondre avec le verdict des bâtiments effondrés. Jusqu'au bout.

« Ad benicio »... Au bénéfice de... Des bénéfices, des affaires. Une affaire. Dans le sac. L'ordre est respecté. Intact.

« Coupable, plus que coupable, re-coupable »... Tout le monde savait. Sauf l'instruction visiblement [4].

Mais on ne fait pas dans la dentelle avec les monstres de la rue d'Aubagne.
« Des peines dissuasives » claironnait l'accusation 7 mois plus tôt.
« Inverser le rapport du faible et du fort » même [5]. Parole de procureur.

« A la maison, la villa, piscine sur gras de bide adipeux », scande le juge.

Un mélange de satisfecit, de châtiment contenu, de reconnaissance... 4 ans, 2+2, du sursis et du ferme. A effectuer chez soi. Collusion reconnue, connivence tacite bien tenue. Parfaitement en évidence, toute honte bue...

Juste là, sous les yeux de 500 personnes qui scrutent les acteurs se parler à eux-mêmes. D'un côté à l'autre de la barre...

La peine... On l'aménage. Celle de ceux qui aménagent, qui n'ont jamais rien foutu. Qui l'ont fait sciemment. « Mise en danger de mort immédiate », « stratégie délibérée », c'est dit cette fois.

Sans parler des décideurs, Marseille Habitat : relaxe, « insuffisance de la preuve ».
Et de toutes celles et ceux qui ont sciemment orchestré, voulu, laissé-effondrer : du sursis, attention la prochaine fois, pour les 8 autres.
Rodomontades et puis s'en va. Sale besogne oubliée. Gaudin n'en parlons pas.
La mairie ? Même pas effleurée.
Une situation de vulnérabilité et d'exploitation volontaire de l'indignité si difficile à montrer [6].
Des défauts structurels si complexes à prouver [7].

Et, pourtant, tout le monde sait.

Et puis les peines. Celles qu'on ne ménage pas. Des proches, des survivants, de ceux, de celles qui ont connu, tenté, appelé, alerté... qui auraient pu finir pareil ou qui, pour cette raison ou tant d'autres, se sont reconnus ou continueront de se reconnaître en elles... tous les effondrés.

C'est un peu trop pour un lundi matin... même au soleil.

Plus du tout renversé, ce monde. Ni la mairie. Qu'elle paraît loin cette affiche, six ans plus tôt, l'image du triste sire Jean Claude Gaudin à l'envers au milieu de ces lettrages formant un tout : la mairie renversée.

Au milieu du tumulte de la rue … d'Aubagne et des alentours.

Une réalité. La mairie ne siégeait pas. Plus ce mois-là.
Un appel au réel. L'empêcher de tourner à l'endroit. La renverser.
Une imagination ou un imaginaire. Une vision de la mairie renversée.

Ce matin, le concret a repris trop de poids.
Le curieux « renversement de l'échelle des responsabilités » n'y changera rien [8].
Les derniers venus dans le dossier, les copropriétaires, ont remplacé la mairie, ses adjoints, ses experts, sur l'autel des condamnations dites « les plus lourdes ».
Mais la collusion des prétoires étriqués a tué une énième fois la rue d'Aubagne.
Flingué son souvenir.
Craché sur ses traumas.

On ne sait plus vraiment ce qu'on était venu chercher là.
On a toujours honte, une même colère sourde, à découvrir ce qu'on y a trouvé.

Mais le sentiment, avec la rue d'Aubagne, n'est jamais si personnel que ça.
Collectif de bout en bout ce foutu trauma.
Au milieu des fissures et du chacun chez soi.

Car, après les relaxes, passé le monstre du 65, devait en venir un autre.
Tout le monde l'attendait celui-là encore.
Tout en bas de la chaîne de commandement, expert en vacances pendant l'effondrement,
l'architecte qui avait décidé de faire réintégrer quinze jours avant l'effondrement le bâtiment en pleine décomposition.
Déjà fui par certains de ses occupants.
Un certain Richard Carta.

Non pas qu'on ait été, au grand jamais, pour l'enfermement.
Mais laisser crever les gens...
Et la jeune fille de 18 ans.
Et les parents de Julien.
Et les enfants d'Ouloume.
Et tous les autres...

Et puis rien.

Deux ans, sursis simple.

Ruas, le maire-adjoint [9], et Carta, l'expert ès effondrement [10].
Des peccadilles pour gros cabinets Liautard ou Bertoz, le nez dedans jusqu'au cou, retardant l'un l'autre les travaux au 65 et au 67. Relaxe pour le bailleur social qui les attendait patiemment pour rénover, laissant pourrir le 63.
Tout simplement.

Allez voir ailleurs.
8 morts sciemment tués.
Une canette de soda.

Rien.

C'était peut-être trop tôt pour en finir.
Pour tout le monde finalement.
Les prévenus… le parquet … et les parties civiles...

La plupart, tous ou presque, ont fait appel [11].
« Tout rejuger » disent même certains [12].
Un verdict qui ne satisfait personne.

Assassins, victimes, le dilemme reste entier.
La rue d'Aubagne aura droit à son nouvel épisode.

Et il en faudra bien d'autres, des appels, pour se libérer des traumas.
En finir avec une histoire.
Ou faire ressortir tous les monstres restés bien au chaud au placard.

Ni oubli ni pardon


[1] Il est notamment l'auteur de Du taudis au airbnb- Petite histoire des luttes urbaines à Marseille (2018-2023) aux Éditions Agone dont nous avions publié les bonnes feuilles ici

[2] Titrait le journal La Provence le 16 décembre 2024, peu avant le terme du procès des effondrements du 63 et du 65 de la rue d'Aubagne, ses 8 morts ensevelis sous les décombres, et 16 prévenus (dont 8 copropriétaires finalement cités par les parties civiles pour « homicide volontaire et soumission de personnes vulnérables à des conditions d'hébergement indigne ») Le procès s'est tenu à Marseille pendant plus d'un mois, entre le 7 novembre et le 18 décembre 2024, dans cette salle exceptionnelle de la Caserne du Muy, cf. Bruno Le Dantec, « Où vont dormir les marchands de sommeil ? », CQFD, 237, janvier 2025.

[3] La rue Saint-Ferréol, artère centrale, de la préfecture au centre Bourse, est le symbole des grandes enseignes de marque (qui font ailleurs défaut au centre-ville) et connaît (une première fois les 1er et 8 décembre 2018 après le drame de la rue d'Aubagne) et surtout les vendredi et samedi suivant la mort de Nahel (le 30 juin et 1er juillet 2023) une vague sans précédent de pillages de plusieurs centaines de magasins en quelques nuits cf. La gangrène et l'oubli.

[4] L'instruction n'a même pas pris le soin de poursuivre la plupart des co-propriétaires privés du numéro 65, finalement cités à comparaître après un recours des avocats des parties civiles (familles, proches, habitants, survivants) six mois avant le démarrage du procès. Par un étrange retournement de situation, alors que tout le monde attendait la responsabilité de la ville, de Marseille habitat propriétaire du 63, et de l'expert Richard Carta ayant laissé le 65 en l'état, ce sont finalement certains des co-propriétaires (Ardily et Cachard notamment) qui écopent des peines les plus lourdes lors du délibéré du jugement.

[5] Bruno Le Dantec, « Où vont dormir les marchands de sommeil ? », article cité.

[6] L'exploitation de et la situation de vulnérabilité des occupants définissent le fameux « marchand de sommeil », et de l'indignité du logement. Mais la situation de « vulnérabilité » peut être entendue de manière très libre (voire ne pas être si déterminante dès lors que l'exploitation d'un logement insalubre est relevée, prouvée) ou extrêmement restrictive et rendre la preuve de l'indignité extrêmement difficile à apporter. Chez certains co-propriétaires, c'est une appréciation ultra restrictive qui ressort du verdict, aboutissant à la relaxe de certains pour avoir par exemple simplement été à une ou deux réunions de copropriété (sans jamais faire aucun travaux) ou parce que l'expertise de Richard Carta était de « nature rassurante ». De même, dans le cas de Julien, le juge n'a pas retenu son état de « vulnérabilité » et donc la culpabilité des propriétaires. Isolé, majeur de 30 ans, celui-ci aurait néanmoins selon le juge disposé... de sa famille, notamment de sa mère, vivant pourtant en Normandie.

[7] L'incroyable relaxe de Marseille Habitat, propriétaire du numéro 63 pourtant en lambeau, volontairement laissé à l'abandon voire désossé depuis des années pour éviter les squatteurs franchit encore un pallier : seule l'année 2017 et quelques menus travaux dans la cour répertoriés sont censés prouver la relative préoccupation municipale pour les lieux. Comme si le reste de l'histoire, depuis 2010, était en partie oubliée entretemps. Quant aux rocambolesques preuves concernant la situation plus en contrebas du bâtiment par rapport au 65 justifiant que les écoulements ou les sols inondés n'aient pu fragiliser les assises du 65 situé au-dessus... Les experts ont expertisé.

[8] Le Monde, 7 juillet 2025.

[9] Maire-adjoint à la prévention des risques sous Jean-Claude Gaudin, principal mis en cause de la ville à côté de la société d'économie mixte Marseille Habitat, détentrice du numéro 63, Julien Ruas est réputé pour avoir dépensé seulement 15% de l'enveloppe de 6,5 millions attribuée en 2014 à la lutte contre l'insalubrité à Marseille. Rappelons-le, la ville comptabilise près de 10% des logements insalubres en France pour seulement 1% de sa population. Le procureur avait requis contre Julien Ruas 3 ans de prison ferme, assortis de 45 000 euros d'amende et l'interdiction d'exercer dans la protection des personnes, cf. Bruno Le Dantec, « Où vont dormir les marchands de sommeil ? », article cité.

[10] Le parquet requiert en décembre 2024 3 ans de prison dont un avec sursis pour l'expert judiciaire ayant fait réintégrer le 65 rue d'Aubagne après une petite heure de visite, un rapport rendu dans la soirée et un départ en vacances le lendemain, qu'e l'annonce de l'effondrement ne stoppera évidemment pas.

[11] Après Xavier Cachard, déçu du bracelet électronique et de sa villa, le maire-adjoint Julien Ruas et ses deux ans de sursis simple font appel, suivi par la famille Ardilly et les 2+2 ans aussi (sursis/ferme, ad benicio, à la maison). Le parquet y allant à son tour après la relaxe en grand de Marseille Habitat et de la peine plutôt sucrée sweat de Richard Carta, des relaxes des co-propriétaires Coellier et Bonetto, ces derniers reconvertis depuis dans le Airbnb, comme Xavier Cachard. Quant aux parties civiles, elles font appel mais il se réduit pour elles à la partie indemnitaire, sans pouvoir demander à rejuger le fond des affaires.

[12] « Rue d'Aubagne, les appels se croisent pour tout rejuger », La Marseillaise, 19 juillet 2025.

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22.07.2025 à 11:06

Domaine d'extension de la rage

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À propos d'émeute de Michel Kokoreff

- été 2025 / , , ,
Texte intégral (2658 mots)

« Vous voyez, ça ne dure jamais bien longtemps, mais il y a longtemps que ça dure. »
Jean-Marc Fontaine, Trois fois la mort de Samuel Ka, Paris, Globe, 2024

Vingt ans après les émeutes de l'automne 2005 à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur électrique où ils s'étaient réfugiés pour échapper à un contrôle d'identité, et deux ans après celle de Nahel Merzouk , en juin 2023, flingué à bout portant par un policier alors que la voiture qu'il conduisait était à l'arrêt, Michel Kokoreff dans un bref essai [1] tente une synthèse du fait émeutier qui traverse l'histoire et qui depuis les années 2000 ne cesse de proliférer et de s'intensifier. Pour le sociologue ces « émeutes de la mort » loin d'exprimer un quelconque nihilisme posent une « question éminemment morale » et constituent « un mode de politisation à part entière ». Nous reproduisons en 'bonnes feuilles' l'intégralité de l'avant dernier chapitre qui reprend et élargit l'essentiel de son analyse du fil émeutier de ces dernières années.

En conclusion de ce texte , l'auteur, s'étonne avec une certaine naïveté de l'écart entre la multiplication des émeutes et « l'absence de réels bouleversements » : comme si la tare des émeutiers.es était d'être sans programme (!) ou, dit autrement, que les émeutes par elles-mêmes n'entrainaient pas de « réels bouleversements » dans la vie de ceux et celles qui y participent : il y a un avant et après de l'émeute dans le rapport à la police, aux instances de médiation, aux familles, à l'espace urbain, bref dans le rapport au politique. Si Michel Kopkoreff, citant son Spinoza, reconnaît dans l'émeute cette affirmation d'une puissance d'agir, cette dernière semble se consumer toute entière dans ces moments exceptionnels de destruction rageuse et joyeuse qui la constituent. En cela , prévient-il « les émeutes sont un opérateur de la banalisation des thèses racistes d'une partie et de l'extrême droite ». Pour éviter que « cette montée aux extrêmes » fasse figure d'alternative (« faire l'émeute ou voter RN), le sociologue suggère en conclusion un ensemble de mesures sociales et économiques défendues par les acteurs de terrains et une désescalade de l'approche policière. On se demande qui peut encore croire qu'un tel plan de pacification venant de la gauche dite « de rupture » puisse mettre fin aux injustices et désordres inhérents à l'ordre social et racial existant et à son État. L'auteur lui-même ne semble d'ailleurs pas y croire plus que ça : l'émeute a encore de « beaux jours devant elle » , écrit-il, ce qui « n'est pas forcément une mauvaise nouvelle ». À la bonne heure.

Extrait

« L'activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d'un lieu ; elle fait voir ce qui n'avait pas lieu d'être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n'était entendu que comme bruit. »

Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995

La propagation de l'émeute est de nature émotionnelle : colère, rage, tristesse, haine, mais aussi joie et jubilation. On disait jadis que la rage mène aux jacqueries, l'espoir à la révolution. Marx avait souligné cet « enthousiasme extatique. saisissant les révolutions du XVIIIe siècle, le malaise que leur reflux suscitait. De même, le philosophe et sociologue Henri Lefebvre avait qualifié de « fête la Commune de Paris. Il y avait aussi de la joie et de la gaîté lors du mouvement de mai-juin 1968, dans les manifestations, les universités et les usines, de la haine aussi, comme l'a montré l'historienne Ludivine Bantigny [2]. La rage fut centrale lors de la séquence contestataire de 2016-2020, tant au plan international que national : « rage des peuples », « rage populaire », « jaune de rage », rage du personnel soignant, « femmes en colère » contre les violences sexuelles et sexistes. Elle est devenue une forme élémentaire de la sensibilité collective. Seule la gestion de la pandémie a conduit à confiner la rage, avant que les mouvements sociaux ne redémarrent de façon intense, contre les lois « sécurité globale » et sur le « séparatisme », en 2021, puis lors de six mois de mobilisation contre la réforme des retraites, en 2023. Invoquer un impensé en la matière, comme l'avance Romain Huët [3] , relève donc d'un « effet de méconnaissance » plutôt comique. De plus, il reste à savoir s'il y a continuité des émeutes urbaines aux Gilets jaunes et aux ZAD, comme l'avance cet auteur.

Les premiers actes des Gilets jaunes, les 17 et 23 novembre, puis le 1er décembre 2018, à Paris, alors que simultanément des centaines d'action de blocage et de manifestations avaient lieu sur tout le territoire, ont pris des allures « insurrectionnelles », selon l'expression du ministre de l'Intérieur de l'époque. Il n'a jamais réellement été envisagé de prendre l'Élysée pour « dégager », au sens propre, le président. Mais que ces actes aient eu lieu au cœur des « beaux quartiers » du VIII arrondissement de la capitale renouait avec la tradition insurrectionnelle des XVIIIe et XIXe siècles, Eric Hazan l'avait pointé, faisant par là même exploser le protocole de la forme-manif en vigueur depuis des décennies. Dans le quartier de l'Étoile, c'était vraiment le chaos : barricades, affrontements avec la police, incendies de voiture, dégradations, air irrespirable des lacrymogènes, tags incisifs en rouge griffant les façades cossues, etc. Ces scènes étaient traversées par un mélange de rage et de joie galvanisant la foule. Sans atteindre la même intensité, les rassemblements souvent interdits se sont prolongés, là comme ailleurs, malgré un quadrillage quasi militarisé du centre de Paris et un fort déploiement des forces de l'ordre, secondées par quelques engins blindés de l'armée très en vue mais non utilisés. Il fallait le voir pour le croire : esquive des CRS et gardes mobiles se retrouvant parfois bien isolés au milieu de la foule et apostrophés par celle-ci, souvent des femmes (« Tombez les casques, rejoignez-nous ! » rejouant sans succès cette fois, bien au contraire, le geste historique de la fraternisation), occupation mobile de « l'avenue la plus célèbre du monde », départs irrésistibles en liesse par les petites rues en manifs sauvages. Le 16 mars 2019, on a assisté à des scènes dans une atmosphère électrique sur les Champs-Élysées : actions black bloc contre les forces de l'ordre, enseignes de marque saccagées, kiosques à journaux en feu, tirs abondants de grenades et de LBD, charges policières, nombreux blessés. Des images de guerre passaient en boucle sur les chaînes de désinformation continue, alimentant un gouvernement de la peur.

Émeutes, révoltes ou insurrections ? On retrouve le problème de vocabulaire. Étrange situation « pré-insurrectionnelle », signe de la puissance des Gilets jaunes sus-citant l'effroi du pouvoir, que la gauche et les militants radicaux ont d'abord boudé pour y voir à l'œuvre des « fachos ». Ces premiers actes furent parfois qualifiés d' « émeutes publiques ». La vague jaune n'en était pas moins organisée, porteuse de revendications et d'objectifs précis (hausse des bas salaires et des minima sociaux, référendum d'initiative citoyenne, etc.). Les binômes et trinômes du black bloc s'y sont vite greffés, masquant des identités diverses (étudiants, syndicalistes, journalistes, etc.). Quant à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les combats dans le bocage nantais y ont encore été d'une autre nature ! Elle a pris la forme d'un mouvement plus long (1998-2018) et organisé en vue de faire commune. Et elle a obtenu une réelle victoire politique après l'annulation du projet de construire un aéroport dans le bocage nantais.

Ces mobilisations ont donc pris des formes différentes. Elles ont aussi été le fait de catégories sociales spécifiques : des fractions appauvries des classes populaires et moyennes vivant entre espaces périurbains et semi-ruraux ; une jeunesse populaire issue de minorités ethniques confrontée à la difficulté de trouver un emploi et assignée à résidence dans les cités d'habitat social ; des classes moyennes supérieures, bien dotées en capital scolaire et culturel, mais vouées à l'incertitude sociale, vivant en centre-ville, voire dans les quartiers gentrifiés ; ici, des « entravés » ; là des « relégués » ; là encore, des « déclassés ». Stratégique, la « coagulation des colères » ne va pas de soi au regard de la logique de séparation qui travaille la France urbaine, comme d'autres sociétés, ainsi que l'avait montré Jacques Donzelot [4] .

Pourtant une telle fragmentation sociale et urbaine ne doit pas occulter certaines similitudes : dimension d'emblée nationale des Gilets jaunes ; usage des

réseaux sociaux ; mise à distance des partis politiques et des syndicats renouant confusément avec la tradition des Sans-Culottes de 1792-1793 et des anarchosyndicalistes de la Belle Époque ; signifiant devenu fédérateur des « violences policières ». Face à la déterritorialisation des flux du capitalisme, un désir d'ancrage et de collectif a conduit à une reterritorialisation des lieux de lutte et de rassemblement, allant des cités aux ronds-points en passant par les places publiques. D'un mouvement à l'autre, les mécanismes d'agrégation et les effets de composition des acteurs ne sont pas non plus sans points communs.

Et puis, il y a ce que j'ai appelé ailleurs [5] la « diagonale de la rage ». La rage n'est pas synonyme de nihilisme ; elle n'est ni l'énergie du désespoir, ni un manque (de conscience et de rapport de classe, de mouvement social) ; elle est un mode de politisation à part entière. Mais là encore il faut nuancer. Elle dif-fere lorsqu'elle émane des jeunes racisés, harcelés au quotidien par les services de police et quand elle s'exprime par la voix de militants blancs en manifs ou rassemblements. De plus, elle ne s'exprime pas de la même manière selon le genre. Face au double écueil de la naturalisation et de l'esthétisation des affects, il existe une construction sociale des normes émotionnelles de la colère qui se trouvent repolitisées par l'événement. Ainsi, le caractère viriloïde des interventions du black bloc n'empêche pas des jeunes femmes d'éviter leur assignation en base arrière ou à des fonctions logistiques selon une division sexuée des rôles pour aller au contact des forces de l'ordre, comme le montrent les rares enquêtes faites de l'intérieur et nos propres observations. Les émeutes urbaines semblent peu se conjuguer au féminin. En revanche, comme lors des émeutes de la subsistance ou de la Révolution française, Sophie Wahnich (5) l'a montré, les femmes ont été des actrices, courageuses, de premier plan, que ce soit lors de la révolte des Gilets jaunes ou dans les ZAD.

Par symétrisation à la rage, la joie est la rencontre d'un « nous » (des quartiers ou des Gilets jaunes) : l'expression d'un désir de collectif. Difficile à consigner dans les tracts ou les comptes rendus d'assemblées, la joie n'en demeure pas moins palpable : joie de se retrouver nombreux, « déter » et « véner », de tenir la rue, de se fédérer oie des chants et des slogans, de jouer des tours aux forces de l'ordre, de contourner la nasse policière et de partir en liesse en manif, joie créatrice et libératrice de participer à un moment historique. Dans le cas des émeutes urbaines, la jubilation de tenir tête aux forces de l'ordre est présente. Le simple fait de briser l'isolement par la convergence des corps et des esprits dans un même espace peut provoquer un sentiment de joie et d'excitation intense. On a donc raison de relever cette dimension joyeuse des émeutes et des protestations sociales, en considérant la joie non pas trivialement, mais au sens philosophique de Spinoza : l'augmentation de sa puissance d'agir. Autant de liens vivants que le monde social devient de plus en plus incapable de produire et que l'imaginaire politique renoue.

« La force affective qui provoque les soulèvements tranche avec les aplats du monde social », écrit Ludivine Bantigny. Or ces soulèvements se sont multipliés. D'où vient alors qu'ils ne s'accompagnent d'aucun bouleversement réel ?
Présentation et photo : Bernard Chevalier


[1] Michel Kokoreff, Emeute, édité par Anamosa, collection Le mot est faible, 2025. Voir aussi La diagonale de la rage, Editions Divergences, 2021 et l'entretien paru dans lundimatin.

[2] Ludivine Bantigny, 1968, De grands soirs en petits matins, Seuil, 2018.

[3] Romain Huët, Le Vertige de l'émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes , Paris,PUF,2019 .

[4] Jacques Donzelot, Catherine Mevel, Anne Wyvekens, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis, Paris, Seuil, 2003.

[5] Sophie Wahnich, « Sans culottes et Gilets jaunes » in Joseph Confavreux (dir.) Le fond de l'air est jaune. Comprendre une révolte inédite, Paris, Seuil, 2019.

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22.07.2025 à 11:06

Nahel Merzouk : du nom propre au coup de feu - anatomie d'une impunité

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(Souveraineté policière • Violence d'État • Interruption benjaminienne)

- été 2025 / , ,
Texte intégral (8439 mots)

Deux ans après le meurtre du jeune Nahel qui avait déclenché une vague d'émeutes à travers toute la France, le policier mis en examen pour homicide volontaire vient d'être muté à sa demande au Pays basque. À partir de ce qui pourrait être une « anecdote » dans le continuum de l'impunité policière en France, Sylvain George propose de « rouvrir le dossier Nahel » et de lire et relier les évènements à travers le travail de Judith Butler et Didier Fassin, jusqu'à tenter de les dénouer grâce à l'oeuvre de Walter Benjamin.

De l'affectation de Florian M. à la critique d'une souveraineté policière

En mars 2025, Florian M., policier mis en examen pour homicide volontaire après le tir mortel qui a coûté la vie à Nahel Merzouk, 17 ans, à Nanterre en juin 2023, est officiellement réintégré dans les effectifs de la police nationale et muté au Pays basque, région dont il avait lui-même exprimé le souhait de rejoindre. Cette décision, obtenue via une procédure dérogatoire dite « dans l'intérêt du service », avec le soutien du préfet de police de Paris, contrevient aux principes de neutralité, de précaution et de responsabilité que devrait imposer une mise en examen pour homicide. Elle s'inscrit dans un enchaînement de mesures (maintien de salaire, prise en charge intégrale des frais juridiques, défense publique orchestrée par les syndicats) qui ne relèvent plus de l'exception, mais d'une politique structurelle de soutien institutionnel à des violences policières reconnues comme telles par la justice.

Ce fait, aussi récent qu'insoutenable, ne saurait être lu isolément. Il nous oblige à rouvrir le dossier Nahel, non comme une simple « affaire », mais comme un symptôme d'un durcissement des orientations structurelles déjà à l'œuvre dans les formes contemporaines de souveraineté à l'œuvre dans l'appareil d'État. Loin de signaler une défaillance ponctuelle ou un dysfonctionnement isolé, l'ensemble du traitement réservé à ce crime d'État révèle un régime d'impunité structurée, à la croisée de plusieurs logiques : privilége accordé à la force sur le droit, naturalisation des hiérarchies raciales, disqualification morale des victimes, et fétichisation de l'ordre comme horizon ultime de la politique.

C'est dans cette perspective que le présent article entend se situer en analysant l'affaire Nahel non comme un fait divers tragique, mais comme le point de condensation d'une rationalité politique contemporaine où la violence d'État se pense, se justifie et se reproduit. Nous mobiliserons ici, à la fois des données factuelles et une approche philosophique, afin de décrire les logiques à l'œuvre et les conceptions de la souveraineté qu'elles engagent.

Pour ce faire, nous nous appuierons notamment sur les analyses de Walter Benjamin dans Critique de la violence [1], sur les travaux de Judith Butler (Ce qui fait une vie [2], La force de la non-violence [3]), de Didier Fassin (La Force de l'ordre [4], Punir), ainsi que sur un corpus de réflexions critiques contemporaines sur le pouvoir policier, la racialisation des vies, et les mutations de l'État de droit. [5]

Ce cadre théorique permettra de mieux comprendre en quoi la mort de Nahel Merzouk, et plus encore la gestion institutionnelle de ses suites, met en crise les fondements même d'une démocratie supposée garantir l'égalité, la responsabilité et la désacralisation de la violence légitime. Elle invite à une interrogation plus vaste : celle de la permanence d'une souveraineté policière qui décide, frappe et s'auto-légitime, au nom d'un ordre que ni la loi, ni la justice, ni la vie humaine ne semblent plus pouvoir interrompre.

1. Du tir à bout portant à la réhabilitation : chronologie et faits

Le 27 juin 2023, à 8h16 du matin, Nahel Merzouk, 17 ans, est abattu par un tir à bout portant d'un policier motocycliste, alors qu'il se trouve au volant d'un véhicule Mercedes AMG loué, à Nanterre. La scène est filmée par un témoin depuis un angle latéral. Les images montrent clairement que Nahel n'avance pas vers les policiers avec une vitesse ou une trajectoire menaçante, mais qu'il tente de repartir sans chercher à percuter les agents. Le coup de feu est tiré alors que le véhicule redémarre lentement. La balle atteint Nahel à la poitrine. Il décèdera quelques instants plus tard, malgré l'intervention des secours.

La diffusion quasi immédiate de la vidéo, relayée par les réseaux sociaux et les médias d'information, vient contredire la version initiale de la police, qui affirmait dans un premier temps avoir agi en état de légitime défense. La procureure de la République ouvre une information judiciaire pour homicide volontaire. Le policier, Florian M., est placé en garde à vue, mis en examen, puis incarcéré à la prison de la Santé.

L'autopsie confirme que la balle a été tirée en direction de la poitrine, à très courte distance. L'analyse balistique et les reconstitutions indiquent qu'aucune menace directe ne justifiait un tel tir. Les deux juges d'instruction saisis estiment, dans une ordonnance datée de septembre 2023, que l'usage de l'arme était disproportionné et non conforme aux principes de stricte nécessité et de proportionnalité de la force. Florian M. est donc renvoyé devant la cour d'assises pour homicide volontaire, un fait extrêmement rare dans la jurisprudence française concernant les forces de l'ordre.

Parallèlement, l'administration prend une série de décisions qui détonnent avec la gravité de la mise en examen : maintien intégral du salaire pendant la détention provisoire, suspension à plein traitement, et surtout, prise en charge de l'intégralité des frais de défense (estimés à 15 000 euros) par la préfecture de police. Le syndicat Alliance Police Nationale publie plusieurs communiqués de soutien, évoquant une « injustice » faite à un agent « exemplaire » [6], tandis que plusieurs figures politiques, dont Éric Ciotti, Laurent Wauquiez, et Marine Le Pen, dénoncent une « mise en accusation de la police républicaine ». [7]

Le 17 mars 2025, Florian M. est réintégré dans les effectifs et muté au Pays basque. Cette mutation, pourtant en contradiction avec l'article 86 de la loi du 26 janvier 1984 sur le statut de la fonction publique (qui interdit en principe toute affectation en cas de mise en examen pour crime), est rendue possible par une procédure dite « dans l'intérêt du service ». Cette clause, normalement réservée à des situations de pénurie ou de nécessité exceptionnelle, est ici activée avec le soutien explicite du préfet de police de Paris. Elle permet au mis en examen de reprendre ses fonctions dans une région qu'il avait lui-même sollicitée.

Cette affectation, par son caractère à la fois symbolique et concret, marque une rupture dans l'économie ordinaire de la responsabilité publique. Elle ne se contente pas de minimiser l'acte, elle le requalifie tacitement en geste acceptable, voire méritoire. Elle manifeste une reconfiguration profonde des critères d'évaluation de la légitimité policière, et confirme la thèse d'un régime d'impunité structurée, où la violence étatique, même reconnue comme abusive, trouve des voies de reconduction administrative et morale.

« On n'est pas sérieux quand on a 17 ans », écrivait Rimbaud. Et pourtant, à 17 ans, Nahel est mort sous les balles de la République. Non pour ce qu'il avait fait, mais pour ce qu'il représentait. Une silhouette, une altérité, une cible.

Cette mise à mort s'inscrit dans une série longue de décès causés par l'intervention policière, dont les récurrences dessinent moins une succession d'exceptions qu'un régime d'expérimentation et de reconduction. Il n'est pas inédit. Dans l'histoire récente, de nombreux morts aux mains des forces de l'ordre ont connu ce même double effacement, dans l'action comme dans le récit. De Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, morts électrocutés après une course-poursuite avec la police à Clichy-sous-Bois, à Adama Traoré, mort en 2016 dans les locaux de la gendarmerie de Persan, en passant par Lamine Dieng, Amadou Koumé, Cédric Chouviat, Souheil El Khalfaoui, Mohamed Gabsi ou encore Ibrahima Bah, les cas s'accumulent. [8] Tous ont en commun une origine sociale ou raciale stigmatisée, une mise en récit policière initiale contestée, et, dans la plupart des cas, une absence de condamnation pénale. Ce n'est pas seulement la responsabilité individuelle des agents qui est ici en jeu, mais bien la structuration d'un champ d'impunité, dans lequel certaines vies sont rendues plus exposées à la violence, et plus aisément effaçables du deuil légitime.

2. Régimes de l'impunité : droit, administration et opinion publique

Le traitement administratif et symbolique réservé à l'auteur du tir révèle un régime d'impunité à la fois formel et informel. Alors même qu'une mise en accusation est en cours, Florian M. est non seulement protégé par l'administration, mais soutenu par la hiérarchie policière. Bien qu'incarcéré provisoirement, le policier bénéficie d'un maintien de traitement, de la couverture de ses frais juridiques par la préfecture (15 000 euros), et d'une réintégration rapide dans les effectifs par une procédure dérogatoire. Ces gestes administratifs, loin d'être neutres, instituent une reconnaissance implicite de la légitimité du geste. La mutabilité du droit administratif, ici mobilisée au nom de « l'intérêt du service », sert à reconduire la protection de l'appareil répressif.

Dans les heures qui suivent le drame, une cagnotte en ligne est lancée sur le site Leetchi pour soutenir le policier mis en examen. Elle atteint plus de 1,6 million d'euros en quelques jours. Relayée par Jean Messiha, ancien cadre du Rassemblement national, et largement soutenue par l'extrême droite ainsi qu'une partie de la droite radicalisée, cette initiative consacre symboliquement l'inversion du coupable et de la victime. Le tireur devient héros, la victime menace. Ce chiffre, en lui-même, acte une forme d'adhésion morale au récit sécuritaire dominant. Il transforme un tir mortel en geste défendable, presque exemplaire. Cette impunité symbolique est renforcée par le soutien public de plusieurs syndicats de police, tels qu'Alliance et UNSA, qui dénoncent une prétendue « criminalisation de la police » et appellent à instaurer une « présomption d'honneur ». [9] Ce lexique, emprunté à la logique judiciaire mais renversé en son principe, révèle une volonté d'immuniser les forces de l'ordre contre toute mise en cause, même en cas d'homicide avéré.

Ce soutien institutionnel et populaire n'est pas anecdotique. Il manifeste une tendance plus large : l'instauration, au sein même de l'appareil d'État, d'un régime d'impunité structurée, où la police agit non plus malgré le droit, mais avec l'assentiment explicite ou tacite des hiérarchies administratives. Ce phénomène, loin d'être spécifiquement français, entre en résonance avec les pratiques états-uniennes : la réhabilitation systématique des agents impliqués dans des homicides, la culture du « blue wall of silence » [10], l'élargissement du pouvoir discrétionnaire des forces de l'ordre, et la traque administrative des immigrés par l'ICE (Immigration and Customs Enforcement), dessinent un horizon commun de militarisation interne, de gouvernementalité sécuritaire et de gestion différentielle des vies par la peur.

Cette mobilisation s'est accompagnée d'un cadrage médiatique récurrent, où l'accent a été mis sur les antécédents de Nahel, les désordres urbains ayant suivi sa mort, et la « difficulté » du métier de policier. Le discours sécuritaire, en conjuguant émotion compassionnelle pour les forces de l'ordre et soupçon moral généralisé envers les jeunes des quartiers populaires, produit un effet d'inversion des responsabilités. Ce cadrage est relayé politiquement par des figures comme Éric Ciotti, Marine Le Pen ou d'autres membres de la droite conservatrice, qui dénoncent une prétendue « haine anti-flics ». [11] Ce dispositif d'impunité étendue ne se contente donc pas de protéger un individu, mais contribue à stabiliser un régime de gouvernementalité autoritaire où la force prime sur le droit, et où certaines vies sont structurellement disqualifiées. Comme l'écrit Judith Butler, la reconnaissance différentielle des vies produit une hiérarchie dans la possibilité même d'être pleuré. Ce que révèle l'affaire Nahel, c'est qu'il est possible en France, en 2025, de tuer un adolescent sans que cela n'entraîne ni rupture juridique, ni condamnation publique, ni suspension durable de fonction. Et que ce maintien en place est le signe de l'effondrement profond des principes démocratiques eux-mêmes, disjoints de toute exigence de justice ou de responsabilité.

3. Disqualification de la victime et retournement du récit

Nahel, lui, n'a pas eu droit à la mémoire.

À l'impunité accordée au tireur répond, de manière presque symétrique, une entreprise de délégitimation posthume de la victime. Dès les premières heures qui suivent la mort de Nahel Merzouk, s'engage dans les médias, les discours politiques et les réseaux sociaux une dynamique de disqualification visant à construire l'image d'un adolescent intrinsèquement dangereux, voire barbare, une figure menaçante dont la mort apparaîtrait non comme un scandale, mais explicable, voire inévitable, comme l'issue logique d'un comportement problématique.

Une série d'éléments biographiques, judiciaires et comportementaux sont exhumés, isolés, et instrumentalisés pour construire cette image : son âge réel (17 ans), son appartenance à un quartier populaire, son prénom, son origine maghrébine, sa pratique du rap, ses rapports antérieurs avec la justice des mineurs, sa conduite sans permis ou son refus d'obtempérer sont mobilisés comme autant d'indices à charge. L'objectif n'est pas tant de comprendre un événement que de produire une figure du « délinquant », du « sauvageon », du corps déjà coupable de sa propre mort.

Ce procédé, que Didier Fassin décrit comme une désingularisation du mort [12], substitue à l'individu concret - Nahel, adolescent, fils, vivant - une figure abstraite du désordre : celle du jeune de banlieue, racialement marqué, réputé porteur d'incivilité. Cette mise en circulation de signes disqualifiants produit un retournement symbolique : non seulement le tir devient compréhensible a posteriori, mais la victime elle-même se trouve désignée en coupable structurel. Le geste policier n'est pas interrogé en tant que tel, c'est l'existence même de la victime qui devient, rétrospectivement, la cause de sa propre élimination. Le soupçon éthique se déplace ainsi du geste du policier, de l'acte létal, vers la vie elle-même, l'existence même de l'adolescent abattu. Une vie jugée illégitime, excédentaire, étrangère.

La douleur de sa mère, Yasmina - une douleur visible, parfois criée, parfois tue - traverse ce refus. Elle n'est pas seulement personnelle. Elle est politique. Que dit-elle cette douleur ? Elle dit l'effondrement d'un monde. Elle dit la peur partagée par toutes celles et ceux qui savent que leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, peuvent, à tout moment, être perçus comme trop visibles, trop mobiles, trop jeunes, trop bruns, trop proches d'une voiture. Sa phrase, plusieurs fois répétée - « Il était mon souffle, ma vie » [13] - condense à la fois l'intime et le collectif. Ce n'est pas une simple plainte, c'est une parole de vérité qui ne cherche ni la consolation ni la réparation, mais nomme l'irréparable.

Ce brouillage narratif opère dans un espace idéologique balisé par une grammaire sécuritaire banalisée qui oppose les « honnêtes gens » aux « barbares », les citoyens « intégrés » aux éléments « incontrôlés », la société « civile » aux « zones de non-droit ». Cette rhétorique, reprise par plusieurs responsables politiques, dont Bruno Retailleau, en tête, rejoue un clivage civilisationnel aux accents coloniaux : l'ennemi n'est plus extérieur mais intérieur, et il ne relève plus seulement du comportement mais de l'essence supposée. Dans une interview sur France Info, Retailleau ira jusqu'à évoquer, à propos des jeunes issus de l'immigration postcoloniale, une « régression vers les origines ethniques » [14], assignant à ces corps un destin d'inassimilabilité ontologique. Ce dualisme anthropologique, pourtant déconstruit par les sciences humaines [15], resurgit ici sous sa forme la plus brutale. Il ne justifie pas seulement la répression : il naturalise l'inhumanité. Il produit un langage de l'ordre où certains ne sont jamais tout à fait des citoyens, ni même tout à fait des vivants.

On retrouve presque mot pour mot cette logique dans les propos de Donald Trump justifiant la présence de suprémacistes blancs à Charlottesville en 2017, affirmant qu'il y avait là aussi « de très bonnes personnes » (« very fine people »). [16] Dans les deux cas, le langage politique rejoue un clivage moral entre citoyens respectables et figures déviantes. Ce clivage ne relève pas seulement du discours car il produit des effets matériels et affectifs, en naturalisant l'exclusion de certaines vies du champ du deuil et de la compassion.

Judith Butler désigne ce processus comme une « production différentielle du deuil ». [17] Selon elle, certaines morts ne suscitent ni scandale, ni commotion, car elles ne sont pas reconnues comme pertes. Nahel Merzouk, dans cette perspective, n'a jamais été pleinement inscrit dans l'ordre symbolique de la nation. Il n'est ni un fils, ni un élève, ni un adolescent tragiquement disparu, mais un corps de trop, un excès, un résidu.

Ce retournement du récit, du deuil à la mise en accusation, joue un rôle décisif dans la reconduction de la violence d'État. Il inverse la chaîne des responsabilités, décharge les institutions de leur dette morale, et réinscrit la mort d'un adolescent racisé dans une narration pacifiée : celle du chaos que seule la force publique serait à même de contenir. Ce basculement narratif est soutenu par des relais politiques et médiatiques puissants, et conforté par une évolution législative qui consacre le paradigme du soupçon comme principe d'action. L'article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure, adopté en 2017, autorise l'usage des armes à feu en cas de « refus d'obtempérer » jugé dangereux. Mais le critère de dangerosité est laissé à la seule appréciation de l'agent, dans l'instant. Autrement dit, ce n'est plus l'acte qui déclenche la violence d'État, mais une perception, une croyance, un soupçon. Et ce soupçon, dans un contexte postcolonial, se racialise. [18]

Nahel, au volant d'une voiture de location, dans une zone urbaine surveillée, devient alors une figure à haut potentiel de projection, un possible perturbateur, un suspect latent, un sujet à neutraliser. Le tir n'est plus une exception mais la conséquence logique d'un système policier structuré par la gestion préventive des corps « à risque ». Ce paradigme, décrit par Didier Fassin dans ses recherches empiriques et théoriques [19] repose sur un soupçon généralisé : la dangerosité n'est plus induite par des faits, mais par une présence, une apparence, un déplacement. Ce qui s'expérimente dans les quartiers populaires racisés déborde peu à peu ainsi que peuvent en témoigner les Gilets jaunes éborgnés, les manifestants pro-palestiniens empêchés, les lycéens mobilisés sanctionnés, les syndicalistes brutalisés… La violence policière, d'abord localisée, tend à se généraliser. Elle devient langage, puis norme.

Cette logique du soupçon, et cette disqualification, s'étendent également à celles et ceux qui revendiquent justice. Les mobilisations, les marches blanches, les soulèvements qui ont suivi sont interprétés non comme une réponse à une injustice manifeste, mais comme symptômes d'une haine anti-police, d'un refus d'intégration, voire d'une menace ethnique. Toute forme de dissensus se trouve ainsi rabattue sur le terrain de la déviance ou de la criminalité, vidée de sa portée politique.

Dans ce contexte, l'ordre du récit devient un enjeu politique central. Car en inversant les positions où le tireur devient victime, et la victime devient menace, le pouvoir renforce son monopole d'interprétation de la violence. Il reconduit sa propre impunité. Il installe l'idée selon laquelle les morts causées par l'État ne seraient que les dommages collatéraux d'une société à protéger. Il faut ici rappeler ce que Walter Benjamin écrivait en 1921 dans son grand texte Critique de la violence que la police est le point où se manifeste le plus clairement la structure mixte, fondatrice et conservatrice, de la violence l'État. [20] . Elle ne se contente pas d'appliquer le droit : elle le produit tacitement en même temps qu'elle prétend le faire respecter. Elle incarne ainsi une forme de souveraineté diffuse, sans légitimation démocratique directe, qui opère par enchevêtrement de normes implicites, d'exceptions permanentes et de contraintes indiscutées. Autrement dit, elle décide à la fois de la norme et de l'exception, et légitime par son propre geste ce qu'elle prétend empêcher, produit le trouble qu'elle prétend réprimer. En disqualifiant la victime, l'État ne se borne pas à défendre l'un de ses agents, mais défend surtout sa capacité à nommer ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, à produire la loi comme à l'interrompre ; il défend le monopole d'interprétation de sa propre violence ; il défend le droit de tuer sans que cela ne trouble le récit national.

4. La violence policière comme puissance théologico-politique (Walter Benjamin)

Walter Benjamin, dans Critique de la violence, propose une typologie fondatrice pour penser les formes modernes de la violence : la violence fondatrice du droit (rechtsetzende Gewalt), qui institue un ordre légal nouveau ; et la violence conservatrice du droit (rechtserhaltende Gewalt), qui en assure le maintien par l'usage de la force. Mais il ajoute une forme de violence singulière, propre à la police, qui ne se laisse pas entièrement subsumer sous ces deux catégories. Cette violence policière agit précisément dans l'interstice et intervient là où la loi est silencieuse, incomplète ou suspendue, là où ni la fondation du droit ni sa conservation ne peuvent pleinement justifier l'usage de la force. Elle n'est ni pleinement fondatrice, ni strictement conservatrice : elle opère dans un entre-deux instable, une zone grise où la puissance policière se substitue à la norme explicite. En ce sens, elle est une violence d'exception, une violence sans fondement légal explicite, mais pourtant autorisée. Cette violence policière incarne selon Benjamin un résidu théologico-politique du pouvoir souverain, une figure survivante du droit divin des rois, où la capacité de décider de l'exception vaut fondement de l'autorité. La police n'est pas une « troisième » violence en soi, mais le lieu de contamination ou de confusion entre les deux premières, le point où se brouille la frontière entre création et conservation du droit, entre norme et exception, entre légalité et souveraineté nue.

Dans l'affaire Nahel, cette dimension théologico-politique est pleinement active. Le tir mortel ne repose sur aucune menace immédiate. La vidéo est explicite ! L'adolescent tente de s'éloigner, et le tir survient sans qu'aucune légitime défense ne puisse être retenue. Pourtant, le policier reçoit rapidement le soutien des plus hautes sphères du pouvoir exécutif et syndical. La réintégration de l'agent, facilitée par une procédure administrative exceptionnelle, produit un effet d'effacement du crime. Ce geste n'est pas seulement bureaucratique, maist aussi performatif. Il transforme le sens de l'acte, le requalifie symboliquement comme geste légitime, voire nécessaire.

C'est en ce sens que la souveraineté policière se manifeste ici comme puissance d'exception : celle de pouvoir décider, frapper, puis être réintégré, sans que le droit ne vienne entraver cette chaîne d'impunité. On retrouve ici une logique schmittienne selon laquelle la souveraineté, c'est celui qui décide de l'exception. Or, la police contemporaine semble cumuler, dans certains cas, les trois fonctions du pouvoir souverain que sont le fait de juger (évaluer la menace), de décider (de tirer), et d'exécuter (l'acte létal). Elle ne se contente pas d'appliquer la loi, elle décide de son application, voire de sa suspension. Elle occupe l'interstice entre normativité juridique et urgence morale, en se conférant à elle-même la légitimité d'intervenir.

Cette configuration est d'autant plus inquiétante qu'elle se consolide par des dispositifs symboliques et médiatiques qui empêchent toute remise en question. La violence, ici, n'est pas seulement un écart ponctuel ou une bavure, mais un opérateur de l'ordre qui désigne, hiérarchise, et impose un sens. Elle fonctionne selon une logique sacrificielle, celle d'une vie tuée pour rappeler à toutes les autres leur place.

On pourrait dire, avec Benjamin, que la police contemporaine n'a plus besoin d'invoquer la loi et qu'elle est devenue, en elle-même, la loi en acte. Elle ne tire pas seulement pour faire respecter l'ordre, mais pour affirmer que seul son geste fait autorité. Le droit ne vient qu'après, pour constater ou couvrir. La souveraineté policière est ici cette instance qui produit, en un seul acte, la norme, la faute et la sanction. C'est là le cœur de sa puissance théologico-politique.

En cela, l'affaire Nahel ne constitue pas une rupture, mais un révélateur. Elle rend visible ce que le quotidien tend à invisibiliser, la manière dont, dans les États modernes, le monopole de la violence légitime se transforme peu à peu en monopole de l'interprétation légitime de la violence. Loin d'être un abus, la souveraineté policière contemporaine opère comme un régime discursif et pratique, où la violence devient la langue naturelle du pouvoir.

5. Penser l'interruption : vers une politique profane du vivant

Face à la violence mythique décrite par Walter Benjamin, cette violence fondatrice et conservatrice qui sous-tend les régimes de droit, naturalise l'ordre établi et autorise la mise à mort, il existe, selon lui, une forme antagoniste, inassignable à la logique du commandement : une violence divine [21], non sanglante, sans finalité ni fondement juridique, qui ne vise ni à instaurer un nouvel ordre ni à perpétuer l'existant, mais à interrompre. Interrompre le continuum de l'histoire, suspendre le droit comme pouvoir et comme obligation, désactiver la machine normative qui transforme la vie en objet de gestion ou d'élimination. Cette Gewalt singulière, que Benjamin distingue avec soin, ne relève pas d'une transcendance religieuse, mais incarne une puissance immanente d'interruption, un geste profane capable de suspendre les chaînes de la domination et de l'évidence.

Penser la mort de Nahel dans cette lumière, ce n'est pas chercher à y discerner une forme de rédemption - rien, ici, ne peut être sauvé ! - , mais tenter de faire apparaître, dans l'épaisseur du crime, les conditions d'une rupture. Car ce qui s'est joué dans cette séquence n'est pas seulement une décision létale, mais une organisation de l'indifférence, une production systématique de l'oubli. La réintégration de l'agent tireur, l'inversion du récit, la disqualification du deuil et la restauration symbolique de l'ordre policier constituent ensemble un processus de désactivation de la mémoire et de reconduction de la violence. Interrompre cela, même symboliquement, exige une pensée capable de faire trembler les cadres de reconnaissance qui rendent ces morts acceptables, voire nécessaires.

C'est pourquoi une politique véritablement profane, au sens benjaminien, ne peut s'adosser à une demande de réforme ou de reconnaissance par l'appareil d'État. Elle doit opérer une désacralisation radicale de ses principes : désacraliser le monopole de l'interprétation qu'exerce la police ; désacraliser la hiérarchie des vies qu'entérine le droit ; désacraliser le récit républicain qui enveloppe de légitimité la mise à mort des corps racisés au nom de l'ordre.

Le geste d'interruption est ici à la fois analytique, éthique et politique. Analytique, car il oblige à sortir des schémas causaux et utilitaristes qui rationalisent la mort. Éthique, car il refuse la logique de l'acceptabilité statistique. Politique, enfin, parce qu'il ouvre une brèche dans le temps : un Jetztzeit, un temps-jeté, où les certitudes vacillent, où le scandale est rendu audible, où les morts réapparaissent non comme anomalies, mais comme révélateurs.

Ce que Benjamin appelle violence divine n'est pas un programme mais un geste d'interruption, une désarticulation des chaînes causales qui lient violence, droit et légitimité. Une telle politique ne repose ni sur la représentation, ni sur la délégation, mais sur la profanation de ce qui se présente comme naturel : le monopole de l'État sur la vie et la mort, la distinction entre vies grévées d'avance et vies dignes d'être pleurées, la fiction d'un ordre qui protège quand il tue.

Loin d'être abstraite, cette pensée de l'interruption traverse les révoltes qui ont suivi la mort de Nahel. Dans leur refus immédiat de l'oubli, dans leur cri sans médiation, elles opèrent une désactivation des récits dominants. Elles ne demandent pas une place dans le cadre, mais en font apparaître l'injustice structurelle. Elles ne plaident pas pour un droit de cité, mais posent la question de ce qui, dans la cité, légitime la mise à mort de certains de ses membres. En cela, elles incarnent une forme de politique profane, sans transcendance, mais chargée d'une puissance de désajustement du réel.

C'est cette puissance d'interruption qu'il faut entendre et relayer. Non pour en faire un nouveau fondement, mais pour qu'elle persiste comme trouble, comme reste, comme mémoire désobéissante. C'est à partir d'elle, et non des institutions qui l'étouffent, que peut se penser un autre rapport au vivant non plus fondé sur la capture, la suspicion ou l'élimination, mais sur une attention radicale à ce qui, dans chaque vie, excède les catégories de l'ordre et résiste à son inscription dans un régime de légitimité létale ; à ce qui, dans chaque vie, excède la norme, et échappe au droit de tuer.

Dissensus et contre-récits

Ce que les autorités publiques ont qualifié d'« émeutes » dans les jours suivant la mort de Nahel Merzouk mérite d'être appréhendé non comme une dérive chaotique ou une réaction émotionnelle débridée, mais comme une forme d'expression politique. Ce soulèvement massif, multiforme, situé dans les quartiers populaires mais aussi relayé au-delà, constitue un moment de dissensus, au sens que Jacques Rancière donne à ce terme, c'est-à-dire une mise en crise du partage dominant du sensible, une interruption de l'ordre discursif et symbolique qui désigne certaines vies comme indignes d'être pleurées.

Contre le récit institutionnel dominant, qui tend à criminaliser les colères urbaines et à les rabattre sur la figure de l'ennemi intérieur, ces mobilisations produisent un contre-récit. Elles refusent la hiérarchie implicite entre les morts qui appellent le deuil public – les policiers tués en service, les victimes de terrorisme - et ceux dont la disparition est immédiatement relativisée, excusée, ou redéfinie comme effet de leur propre conduite. Elles affirment, dans les gestes, les mots, les rassemblements, la nécessité de nommer la violence, de refuser l'oubli organisé, de contester la normalisation de l'impunité.

Ces expressions collectives, bien que souvent disqualifiées par le pouvoir comme des atteintes à la République, s'en revendiquent pourtant de manière explicite. Elles rappellent que la promesse républicaine d'égalité ne vaut que si elle s'applique à tous ; que la justice ne peut être un privilège de statut ou de couleur de peau ; que la police, pour être légitime, doit être soumise au droit, et non s'en extraire. Ce n'est pas une révolte contre la République, mais une révolte depuis la République, contre sa trahison, pour rappeler que l'égalité n'est pas un slogan, mais une exigence.

Le rôle des médias dominants, dans ce contexte, n'est pas secondaire. Par le choix des images, par la focalisation sur les violences matérielles, par l'occultation des causes profondes, ils participent à une mise en récit qui disqualifie la parole des manifestants et requalifie la violence d'État comme réponse nécessaire au « désordre ». Ce cadrage n'est pas neutre bien sûr, et permet de reconduire les logiques de domination comme d'invisibiliser les demandes de justice.

Face à cette configuration, les contre-récits portés par les mobilisations populaires, les familles de victimes, les artistes, les intellectuels critiques, apparaissent comme des tentatives fragiles mais décisives de reconquérir un espace de narration. Il s'agit de restituer à Nahel Merzouk son nom propre, son visage, son histoire ; de le soustraire à la logique de l'abstraction punitive qui le transforme en catégorie - « délinquant », « sauvageon », « refus d'obtempérer » - pour en faire une figure de l'exclusion.

Ce que disent ces colères, aussi peu audibles soient-elles dans les médias dominants, c'est qu'il n'est plus possible d'accepter la partition entre les vies qui comptent et celles qui ne compteraient pas. Ce que disent ces colères, dans la langue des corps, des cœurs et des braises, c'est qu'un monde sans justice est un monde inhabitable. Ce que disent ces colères c'est que le silence ne protège rien : il perpétue. Il ne s'agit pas là de morale, mais de politique. D'un choix à faire entre un ordre fondé sur la peur, la punition, la mise à mort ; ou une politique du vivant, du refus, de l'interruption.

La question centrale posée par cette affaire est donc celle-ci : qui a le droit de raconter ? Qui a le pouvoir d'interpréter la mort ? Et selon quels régimes de légitimité ? Le dissensus, ici, n'est pas une simple opposition de points de vue mais une lutte pour l'accès à la parole publique, à la visibilité, à la capacité de faire sens.

C'est pourquoi toute communauté politique digne de ce nom ne commence pas par la réconciliation, mais par la reconnaissance du tort, la restitution du nom, et l'inscription des injustices dans une mémoire commune. Elle suppose que l'État cesse de produire des morts en silence, et que les citoyens exigent que ces morts soient dites, comprises, et politiquement situées.

Nahel Merzouk n'est certainement pas un symbole. Il est un adolescent tué par une institution qui agit sans contrôle effectif. Et ce sont les voix qui se sont élevées pour dire non à cette mort - non au silence, non à l'effacement, non à l'oubli institutionnel - qui ont posé, dans le tumulte, les linéaments d'un autre récit possible, non plus dominé, mais insurgé ; un récit où la justice ne serait pas une promesse lointaine, mais une exigence immédiate ; une politique profane, au sens benjaminien, qui ne sacralise ni l'État, ni la police, ni la mort.

Et qui, face au silence organisé, persiste à dire le nom de Nahel.

Sylvain George


[1] Walter Benjamin, « Critique de la violence, in Œuvre I, Paris, Gallimard, coll. Essais, 2000.

[2] Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010.

[3] Judith Butler, La force de la non-violence, Paris, Fayard, 2021.

[4] Didier Fassin, La force de l'ordre : Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011.

[5] Pour une critique du pouvoir policier et une mise en perspective postcoloniale et décoloniale de ces mutations, on pourra se référer notamment à : Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag : Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California, Berkeley, University of California Press, 2007 ; Angela Davis, La liberté est une lutte constante, Paris, Éditions Libertalia, 2017 ; Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017 ; Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et imaginaires politiques, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007 ; Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, paris, La Découverte, 2002 ; Achille Mbembe Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013 et Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016 et Nécropolitique, Paris, La Découverte, 2020 ; Mohamed Amer Meziane Des empires sous la terre, paris, La Découverte, 2021 ; Saidiya Hartman, Scenes of Subjection, Oxford University Press, 1997 ; Fred Moten, In the Break : The Aesthetics of the Black Radical Tradition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003. Ces travaux montrent comment les logiques de surveillance, de racialisation et de hiérarchisation des vies dans les États contemporains s'enracinent dans des dispositifs coloniaux réarticulés.

[6] Communiqué du 5 mars 2025, publié dans Le Figaro : « Alliance appelle ses membres à manifester suite à la requête de renvoi pour meurtre » ; Publication officielle sur X/Facebook (3 juillet 2023) : Alliance réaffirme « soutien sans ambiguïté à Florian M. »

[8] Pour ne s'en tenir qu'aux années 2000…

[9] Rachid Laïreche, « Mort de Nahel : l'UNSA Police demande une « présomption d'honneur » pour les policiers », in Libération, 5 juillet 2023. https://www.liberation.fr/societe/police-justice/mort-de-nahel-lunsa-police-demande-une-presomption-dhonneur-pour-les-policiers-20230705/

[10] Le terme désigne un code informel chez les forces de police (principalement aux États‑Unis) interdisant de dénoncer un collègue impliqué dans un comportement fautif ou violent. Il a été documenté depuis les années 1970 (Commission Knapp, Commission Christopher) et reste un obstacle persistant à l'accountability policière. https://en.wikipedia.org/wiki/Blue_wall_of_silence

[11] Rachid Laïreche, « Mort de Nahel : émeutes urbaines, tensions politiques et enquête sur le tir mortel », in Libération, 28 juin 2023.

https://www.liberation.fr/societe/police-justice/mort-de-nahel-emeutes-urbaines-tensions-politiques-et-enquete-sur-le-tir-mortel-20230628/ et Éditorial collectif, rubrique Politique, « Mort de Nahel : Marine Le Pen dénonce un laxisme dévastateur », in Le Figaro, 29 juin 2023. https://www.lefigaro.fr/politique/mort-de-nahel-marine-le-pen-denonce-un-laxisme-devastateur-20230629

[12] Didier Fassin développe la notion de « désingularisation du mort » pour désigner les processus par lesquels certaines vies, une fois détruites, sont privées de reconnaissance symbolique, et traitées comme des entités génériques, abstraites, voire suspectes. Cette opération consiste à substituer au défunt une figure stéréotypée — « délinquant », « fauteur de trouble », « barbare » — qui neutralise l'indignation, entrave le deuil et reconduit l'impunité. Voir Didier Fassin, La Vie : mode d'emploi critique, Paris, Seuil, 2018, p. 131-154. Voir également La Force de l'ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011, et Punir. Une passion contemporaine, Paris, Seuil, 2017.

[13] Citation rapportée dans Le Monde, le 28 juin 2023.

[14] Dans une interview accordée à France Info le 29 juin 2023, Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat, déclare : « Une partie de notre jeunesse, notamment issue de l'immigration, est dans une régression vers les origines ethniques. » Cette déclaration, largement commentée, marque un basculement vers une lecture culturaliste et essentialisante des mobilisations postérieures à la mort de Nahel Merzouk. Source : France Info, https://www.francetvinfo.fr (consulté en juillet 2025).

[15] Sur la déconstruction du dualisme anthropologique, c'est-à-dire l'opposition essentialisante entre un « Nous » civilisé, rationnel, légitime, et un « Eux » sauvage, archaïque, irrationnel, voir notamment dans les champs de l'anthropologie, de la philosophie politique, des postcolonial studies et des études critiques de la race les travaux d'Etienne Balibar, Judith Butler, Didier Fassin, Achille Mbembe, Edward Said…

[16] Le 15 août 2017, au lendemain du rassemblement de suprémacistes blancs à Charlottesville ayant conduit à la mort d'une militante antiraciste, Heather Heyer, Donald Trump déclare lors d'une conférence de presse : « You had some very bad people in that group, but you also had people that were very fine people, on both sides. » Cette déclaration, largement critiquée, fut perçue comme une tentative de normalisation du suprémacisme blanc et d'effacement de la violence raciste. Vidéo et transcription disponibles sur : The New York Times, “Trump Gives White Supremacists an Unequivocal Boost,” 15 août 2017, https://www.nytimes.com.

[17] Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, opus cité, notamment chapitres 1 et 3.

[18] Le régime du soupçon, tel qu'il opère aujourd'hui à travers l'article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure, peut être analysé comme un héritage transposé des logiques coloniales de maintien de l'ordre. Le quadrillage des quartiers populaires, la prévention par la peur, l'assignation spatiale et corporelle des 'indésirables' reprennent les structures d'encampement, de contrôle et d'exception qui organisaient l'administration policière des populations colonisées. Sur cette continuité, voir notamment Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, opus cité, et Didier Fassin, La Force de l'ordre, opus cité.

[19] Didier Fassin, Opus cité.

[20] Walter Benjamin, opus cité, pp.223-226.

[21] « (…) mais il faut rejeter toute violence mythique, la violence fondatrice du droit, qu'on peut appeler discrétionnaire. Il faut rejeter aussi la violence conservatrice de droit, la violence administrée qui est au service de la violence discrétionnaire. La violence divine, qui est insigne et sceau non point jamais comme moyen d'exécution sacrée, peut être appelée souveraine », Walter Benjamin, opus cité, p. 243.

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