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13.05.2025 à 14:02

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma

dev

Épisode 4 : Cannes, la critique, la Palestine

- 12 mai / , ,
Texte intégral (561 mots)

Pour ce 4e épisode de lundi bon sang de bonsoir cinéma, Nicolas Klotz, Saad Chakali et Victor Morozov discutent de cette figure presque évanouie : le critique de cinéma. Mais comme toujours, il s'agira d'abord de parler de tout le reste, comment bifurquer de l'industrie et s'en foutre de Cannes, comment encore faire du cinéma politique alors que Gaza, comment persévérer dans l'impasse jusqu'à ce que le réel se fissure. Plus de détails dans le chapitrage ci-dessous.

À VOIR à partir de mardi 13 mai :

00:00 Que devient la critique de cinéma aujourd'hui ?
3:00 Comment parler du cinéma ? Parler au public ou aux cinéastes ?
6:30 Ne surtout pas sortir de l'impasse pour fissurer le réel
11:40 Pourquoi continuer de filmer au milieu de la surabondance des images ? Comment recommencer le cinéma ?
16:20 Ne plus confondre l'industrie cinématographique et le cinéma
21:10 Re-créer de l'imaginaire, tourner sans savoir où l'on va
24:04 Fiction ou documentaire, une séparation organisée
27:11 Le cinéma s'est appauvrit quand la critique s'est appauvrie et vice-versa
30:09 La vocation démocratique et égalitaire du cinéma
33:15 Le constat de l'impasse n'est pas une disposition victimaire (faire politiquement des films)
36:17 Contre la mondialisation du cinéma, la contrebande
39:20 Godard, l'Organisation de Libération de la Palestine, de « jusqu'à la victoire » à « Ici et ailleurs »
42:35 Cannes et la concentration du pouvoir : bifurquer de l'industrie, déserter la dépression de Thierry Frémaux
48:07 Qui croit encore à Cannes ? (Tomber dans un trou et faire le mur, comment s'en sortir sans sortir avec Ghérasim Luca)
54:29 S'ouvrir à ce qui menace le cinéma
58:40 Gaza, les reels et la résistance à l'état pur
1:04:32 Pourquoi le cinéma n'est jamais à l'heure (comment échapper à l'actuel)
1:11:40 La destruction d'Acre en 1840, la Shoah et Gaza ou comment les images du passé hantent l'avenir
1:17:09 Le procès de Nuremberg, l'image comme preuve, l'image qui manque (comment les gazaouis filment l'avenir)
1:23:10 Face à Gaza, comment le cinéma peut prendre ses responsabilités
1:27:47 Rejeter vide et mort en arrière (Relire Gherasim Luca)

Déjà vu :

Épisode 3 : Jean-Luc Godard

Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Épisode 1 : Ghassan Salhab

Que peut le cinéma au XXIe siècle ? - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali


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13.05.2025 à 13:49

Le fascisme et le spectacle de la mort

dev

Texte intégral (9135 mots)

Dans ce nouvel essai, Ian Alan Paul [1] analyse le rôle des images dans la fascisation en cours et la manière dont la mort et la désolation se confondent désormais visiblement avec l'organisation quotidienne du capitalisme et donc de nos vies. Ou comment notre accoutumance aux images de mort qui défilent sur nos écrans, nous prépare culturellement au fascisme.

I

La richesse en haut et la mort en bas : au cours de l'histoire récente, cet arrangement s'est avéré remarquablement tolérable. Bien sûr, tout le monde est conscient que de plus en plus de gens s'appauvrissent et sont mis au rebut et que chaque jour la planète est davantage détruite. Mais pour les mieux lotis, le pire est maintenu à une distance très confortable, et la vie conserve plus ou moins son rythme. Les gardiens et les femmes de ménage passent comme prévu pour patrouiller et nettoyer, les portefeuilles d'investissement s'animent et s'éteignent à mesure que les marchés mondiaux s'ouvrent et se ferment, et les colis d'Amazon arrivent miraculeusement sur le pas de la porte, en quelques heures seulement. La misère, la souffrance et la mort font leur apparition, et il y a même parfois ce sentiment persistant que cette vie ne reste possible qu'en raison de la manière dont ces vies continuent d'être dépréciées et parfois éliminées, mais tout cela semble rester assez lointain et détaché. Une lueur, toujours de l'autre côté de l'écran.

Pour ceux qui vivent en bas, cependant, il n'est pas possible de se tenir à une telle distance de ce qui détruit le monde. L'insécurité, la pauvreté et la mortalité ne cessent de déferler sur les rivages de la vie quotidienne, ici en bas, sous la forme de dettes, de canicules ou de la police, érodant continuellement le peu de terrain stable qui reste. Alors que ce qui rend la vie vivable et digne d'être vécue devient de plus en plus cher et se fait de plus en plus rare, la dernière ambition semble être de retarder l'arrivée du pire et de s'accrocher à un fil. Alors que les distractions sont sans cesse renouvelées et, à toutes fins pratiques, inépuisables - un influenceur publie un selfie depuis une zone de guerre, une marque en ligne partage une collection de publicités générées par l'IA, un énième politicien fait un salut nazi -, aucune ne parvient à totalement anesthésier ce sentiment : la vie est de plus en plus vécue comme le premier plan fragile d'un paysage dont l'arrière-plan s'épaissit de mort.

Partout dans le monde, le même calcul mortel est à l'œuvre : d'un côté de l'équation, il y a l'accumulation des richesses, et de l'autre, la désolation de la vie. Quelques personnes au sommet amassent toujours plus de richesses et détiennent toujours plus de pouvoir, tandis que la masse de ceux au bas de l'échelle est obligée de travailler, se fait taper dessus quand elle sort du rang et fini par être surnuméraire et virée. Un peu comme ces jardins privés soigneusement entretenus par des paysagistes, au moment même où d'immenses forêts tropicales montrent les premiers signes d'un effondrement irréversible.

Si le prix de cet arrangement a été presque exclusivement payé par celles et ceux qui sont condamnés à vivre dans les couches les plus basses de la société, plus personne n'est aujourd'hui totalement à l'abri ou aveugle à la catastrophe qui empile ruine sur ruine et creuse tombe sur tombe sans discontinuer. Voyant les diverses formes de violence s'exercer de plus en plus librement et généreusement sur leurs écrans, les riches se replient précipitamment dans des enclaves de plus en plus petites, bordées de murs de plus en plus hauts, entourées de toutes parts de lieux et de personnes de plus en plus abandonnés, dans l'espoir de se cacher, eux et leurs fortunes, du monde que le capitalisme a si totalement gangrené. Quant à ceux qui ont moins de moyens, ils sont de plus en plus vulnérables et en danger ; ils construisent des radeaux de fortune et s'épuisent à lutter pour ne pas se noyer.

La dégradation de la vie a tellement saturé la société qu'elle apparaît aujourd'hui comme un simple élément du paysage, entièrement prévisible et pris en compte, largement documenté et diffusé à la vue de tous, collé comme un papier peint décoratif à l'intérieur des paupières de chacun. Dans une société dont le sens commun implique la dégradation, la dévaluation et la destruction perpétuelles du vivant, plus personne ne se soucie de nier ou de dissimuler la réalité : les enfants qui travaillent sont enterrés dans le cobalt qu'ils extraient de la terre à la main, les familles de migrants s'effondrent et meurent à la frontière sous le soleil du désert, les travailleurs en détresse et déprimés se jettent des fenêtres de l'étage supérieur des usines d'assemblage d'iPhones. Les riches comme les pauvres passent d'une vidéo à l'autre : des avions militaires bombardant des tentes de réfugiés, des policiers anti-émeutes pulvérisant des armes chimiques sur la foule, des gens arrachés à la rue et envoyés dans des camps, autant d'images qui rappellent en haute résolution à quel point le capitalisme a rendu la vie superflue et jetable.

Au fondement de la société de classes, il y a une séparation toujours plus grande entre les mondes construits pour protéger, nourrir et enrichir la vie et les mondes construits pour l'exploiter, la subordonner et en disposer. Pourtant, ces différents mondes partagent un consensus sur le fait que ce qui reste de la bonne vie n'a pour fondement que la dévaluation apparemment illimitée de la vie et de la Terre dans son ensemble. Même ceux qui vivent dans les gratte-ciel luxueux des métropoles, emmitouflés dans des couches de systèmes de surveillance avancés, d'appareils électroménagers intelligents et de sécurité privée armée, doivent aujourd'hui enjamber les gens qui dorment dans la rue chaque matin avant de commencer leur journée. L'une des contradictions persistantes de la société de classes est que ces mondes fortement divisés existent néanmoins dans le même monde et que, par conséquent, quelle que soit la richesse accumulée, elle ne peut jamais être totalement séparée ou complètement isolée de l'accumulation de violence et de destruction nécessaire pour la produire, la maintenir et la défendre. Le monde est de plus en plus séparé en mondes où l'on vit et en mondes où l'on meurt. Et pourtant, la désolation qui découle de cette séparation continue de s'accumuler tranquillement, jusqu'à déterminer la condition et l'ambiance de toute existence.

La véritable misère de notre société n'est pas qu'elle détruise si volontiers la Terre et désole les vivants, mais qu'elle s'est atrophiée au point de ne plus pouvoir imaginer qu'il en soit autrement. La politique et l'économie sont entrées dans leur phase terminale et se sont montrées complètement épuisées, ne restant capables que d'imposer des contrôles plus sévères et d'extraire les derniers profits d'un monde qu'elles continuent de réduire à l'état de friche. Le fait que le progrès soit une catastrophe apparaît désormais comme tout à fait raisonnable et prosaïque, donnant une apparence tout à fait ordinaire à l'histoire continue du développement économique et de la croissance, qui est aussi l'histoire continue de l'éradication des indigènes, de l'assujettissement des travailleurs, du maintien de l'ordre à l'égard des autres personnes racialisées et sexualisées, de la destruction de la Terre et de la multiplication de la mort. Dans les décombres de cette impasse politique et économique, la manière la plus expéditive et la plus rentable de garantir que l'accumulation et la désolation de la société continuent à se développer commence finalement à prendre forme dans les moyens culturels, dans un ensemble de formes et de techniques qui aspirent à prendre le pouvoir sur la mort en prenant le pouvoir sur son apparence, en s'emparant de la mort comme d'une image.

Lorsque la société capitaliste objective la mort sous forme de photos en ligne, de vidéos et de nombreuses autres formes visuelles, elle lui donne l'apparence d'une marchandise comme une autre, que l'on peut regarder et consommer quand on le souhaite, que l'on peut faire circuler ou échanger, puis ensuite ignorer et mettre de côté au besoin, alors même que la mort elle-même se propage de plus en plus largement et avec de moins en moins d'inhibitions. La séparation capitaliste du monde en mondes se redouble ainsi formellement d'une séparation culturelle de la mort et de sa simple apparence, en l'abstrayant et en l'objectivant sous des formes toujours plus spectaculaires. Tout comme le flux infini de marchandises jetables se reflète dans le caractère jetable des travailleurs qui les produisent, le caractère jetable de la vie en général se reflète désormais dans les images de la mort, que l'on peut tout aussi facilement faire défiler, rafraîchir, monétiser, suivre, supprimer et éliminer. Pour le capitalisme, il s'agit d'organiser formellement la visibilité de la mort de manière à ce qu'elle n'apparaisse que de manière fugace avant d'être éloignée ou expulsée. Ce qui la rend formellement équivalente à ces sacs de courses en plastique que l'on utilise un moment pour ensuite les abandonner partout comme détritus, jusqu'à ce qu'ils recouvrant les bords des autoroutes et s'enroulent dans les branches des arbres ou les estomacs des dauphins. Il n'est plus nécessaire de refouler la mort lorsqu'elle peut être récupérée culturellement de cette manière, lorsqu'elle peut être rendue toujours plus sensible et mise en évidence sous des formes facilement consommables et commodément jetables.

L'escalade de la violence qui est à la base de la société de classes, toute l'accumulation qui désole et la désolation qui s'accumule, commencent inévitablement à coaguler et à créer les conditions historiques pour l'émergence d'une situation plus brutale et plus grave. Comme il devient de plus en plus difficile de donner un sens à la vie dans un monde fondé sur une telle masse de mort et comme les gens ne peuvent pas se départir si facilement de l'expérience de la mort qui s'accumule si abondamment autour d'eux, une autre voie se dessine dans le fascisme. La fascisme est une forme de société fondée sur la réorganisation de toute la vie sociale à partir de la mort. Il s'agit d'intensifier une certaine indifférence passive à l'égard de la mort de telle sorte qu'elle commence à se transformer en un désir actif de la mort. Le fascisme qui a toujours déjà été une potentialité du capitalisme, se déploie dans la culture comme une esthétisation croissante de l'anéantissement, cultivant une société toujours plus captivée par les images de sa propre désolation, invitant chacun à chercher de nouveaux modes de vie dans les spectacles de la mort. [2]

II

Construit dans le Palacio Cervelló, dans le centre historique de Barcelone, le musée MOCO a ouvert ses portes en 2021. Il s'agit de la dernière extension de ses autres succursales à Amsterdam et Londres. Des œuvres de Banksy, Marina Abramovic et Takashi Murakami sont accrochées aux murs, de la musique électronique d'ambiance est diffusée par des haut-parleurs cachés dans les plafonds et des écrans LED diffusent des NFT produits par Beeple, Paris Hilton et JR. En se promenant dans le musée, il est évident qu'il a été conçu comme un espace non pas tant pour regarder des œuvres d'art que pour se prendre en selfie devant elles. Tout est mis en scène et optimisé pour que l'on puisse être vu et capturé à travers l'objectif d'un smartphone. Des installations immersives sont construites dans de longs couloirs afin que chacun puisse se prendre en photo en se reflétant individuellement dans les murs miroirs entourés de points de lumière colorée. Des peintures et des photographies de grande taille sont réparties stratégiquement dans les galeries, afin que personne n'entre accidentellement dans les prises de vue des autres ou ne les gêne. Chaque image prise dans le musée et partagée en ligne est simplement une autre façon d'affirmer ce qui est devenu la vérité spectaculaire de la vie sociale : j'apparais, donc je suis.

On pourrait facilement mépriser le MOCO en tant qu'énième et insipide manifestation de la guerre de gentrification menée contre la ville, mais ce serait risquer de ne pas voir que c'est dans des lieux comme celui-ci que la culture capitaliste se déploie aujourd'hui sous sa forme la plus développée et la plus avancée historiquement. La culture ne se préoccupe plus du tout d'exprimer des concepts ni même de représenter quoi que ce soit visuellement, elle demande à la société de se formaliser d'abord en tant qu'image. À notre époque, la réalité n'apparaît pas seulement sous des formes de plus en plus diverses, mais elle est aussi organisée, subordonnée et finalement vécue comme la somme de ses apparences. Peu de choses échappent à cette spectaculaire recomposition du monde, puisque tout, des aspects les plus ordinaires aux plus choquants de la société, en vient à être structuré à l'avance en tant qu'images. Les usines, les entrepôts et les chaînes de restauration rapide sont réaménagés de manière à ce que les gestes des employés restent exposés à la surveillance, à l'analyse et à l'optimisation des systèmes de surveillance, les relations intimes évoluent en fonction de leur visualisation permanente sur les plateformes en ligne, et les agents de l'immigration s'assurent que l'éclairage est parfait avant d'enfoncer une porte et d'emmener les gens dans des voitures banalisées devant des équipes de télé. Au fur et à mesure que l'histoire se déroule sur les écrans, l'apparence du monde partout l'emporte sur le monde lui-même. [3]

Un personnage tel que Donald Trump, qui ne demande qu'à apparaître toujours plus largement et sous des formes toujours plus nombreuses, est certainement l'une des plus belles expressions de ce phénomène. Juste après qu'une balle a manqué de lui transpercer le crâne, la seule pensée de Trump a été de poser devant les caméras, le poing levé, pour devenir une image, et même s'il avait été tué, Trump aurait été le premier à apprécier le spectacle stupéfiant de son propre assassinat. Son ascension politique et toute la logique de son administration ont été entièrement construites sur cette base spectaculaire d'images, puisque même les personnes qui se sont vu confier le contrôle de l'économie, du système de santé, des agences d'espionnage et de l'armée ont toutes été sélectionnées en fonction de leur qualité télégénique. Alors que de nombreux commentateurs politiques ont fait carrière en psychanalysant Trump et en spéculant sur ses motivations cachées, rien en réalité n'est dissimulé sous la surface. Trump est ce à quoi ressemble une vie qui s'est vidée de toute intériorité et s'est exposée complètement, désirant que chaque détail nu soit vu dans sa totalité, pour toujours et par tous.

Au fur et à mesure que la réalité est devenue secondaire vis-à-vis de sa représentation, une profusion de spectacles a envahi la vie sociale. Ils ont pour fonction d'organiser la société en organisant l'apparence de la société. Lorsque Walter Benjamin a commencé à théoriser le cinéma au début du 20e siècle, après avoir fui les nazis pour se réfugier en France, il déplorait que la succession automatique des images projetées sur l'écran réduise la capacité d'entretenir un rapport critique avec elles. Alors qu'il restait possible de se tenir à distance d'un tableau et de le contempler, de laisser son attention se déplacer entre ses différents éléments formels et de l'accompagner en pensée par un mouvement interne, la projection rapide d'images individuelles par le cinéma ne permettait plus de « penser ce que je veux penser », la pensée elle-même étant « remplacée par des images en mouvement ». [4] Tout comme les marchandises produites en masse ont complètement remodelé toutes les dimensions de la vie sociale, la production et la diffusion massives d'images ont finalement fourni les moyens culturels de remodeler formellement les termes selon lesquels la société capitaliste pouvait être pensée et perçue.

Walter Benjamin voyait dans le cinéma un moyen de produire et de distribuer l'expérience, d'organiser la sensibilité elle-même parallèlement à l'organisation industrielle du capitalisme. L'espace et le temps de la perception pouvaient désormais être technologiquement reformalisés et réorganisés, en utilisant le montage pour découper puis recoudre des scènes et des moments disparates, de la même manière que l'expansion globale du capitalisme avait séparé le monde pour le réunir à nouveau en étendant les moyens économiques de production et de distribution à la production et à la distribution du sensible [5]. Un tel développement technologique et historique a finalement percuté la société avec une force immense et totale. Partout dans son sillage des débris métaphysiques se sont répandus et la réalité s'est morcelée en d'innombrables apparences, elles-mêmes continuellement reconstruites en tant que réel toujours plus spectaculaire. Ce que Benjamin craignait, c'est que le cinéma devienne le dangereux complice des mouvements fascistes qui cherchaient à armer cette « perception modifiée par la technique ». Qu'il remodèle la vie sociale en l'inondant d'images et, de cette manière, cultive et assoie une société fondée sur la multiplication et l'esthétisation sans fin de la domination et de la mort. [6]

Dans cette époque, la subordination du monde à son apparence s'est historiquement développée sous une forme bien plus avancée, en utilisant des technologies numériques conçues pour cultiver une visibilité sans limites. Les images peuvent désormais être produites, distribuées et consommées n'importe où, il suffit de sortir un téléphone. Si les films projetés dans les cinémas ont une durée limitée, rien ne retient le temps passé fasciné devant un écran numérique. C'est un enchaînement infini de contenu qui se diffuse en ligne et en toute fluidité. Alors que le cinéma a été formalisé comme la production de masse d'images pour les masses, nos technologies numériques ont produit un ordre sensible qui est à la fois atomisé et totalisant : chaque individu produit ses propres images et reçoit son propre flux personnalisé d'images, tout comme la réalité elle-même s'est aplatie dans un écran de la taille du monde. [7]

Si Benjamin a pressenti le risque que la pensée se retrouve remplacée par l'image, elle est désormais et présentement menacée par les algorithmes qui supervisent la production, la diffusion et la consommation en ligne du visuel. Les images se doivent d'être désormais toujours plus intégrées et de moins en mois séparables de chaque instant de la vie, au point que l'existence elle-même ne soit plus distinguable de son apparence. Partout, la société devient un stream, rendant chaque aspect d'elle-même aussi immédiatement accessible qu'éminemment superflu : les images streament des data center aux écrans, les marchandises streament des usines étrangères aux entrepôts de distribution jusqu'aux foyers, et les vies se streament pour accomplir diverses tâches assignées par des applications gig [8]. Et finalement, c'est le monde entier qui en vient à circuler et à être organisé comme une accumulation d'apparitions en ligne.

Dans la mesure où c'est la totalité de la réalité qui subit cette transformation spectaculaire, les images deviennent aussi omniprésentes qu'éphémères, aussi accessibles que jetables, aussi essentielles à la vie sociale qu'équivalentes les unes aux autres et donc de peu de valeur. La jetabilité des images suit la même logique formelle que la jetabilité des marchandises, qui est aussi la jetabilité de la vie, qui est aussi la jetabilité du monde.

Les images défilent sur les écrans et disparaissent au fur et à mesure qu'elles défilent, tout comme les smartphones deviennent obsolètes et finissent à la poubelle à chaque sortie d'un nouveau modèle, tout comme les travailleurs sont virés sans scrupules lorsqu'ils sont malades ou rendus obsolètes, tout comme la désolation d'un bout de la planète par son exploitation agricole, forestière ou minière signifie seulement qu'il va falloir déplacer les infrastructures et aller passer le bulldozer ailleurs. Historiquement, le capitalisme se fonde sur un suicide collectif, un pacte qui subordonne le monde entier au processus de sa propre et infinie destruction. Tout doit fonctionner, être transformé en valeur et travailler pour l'économie, jusqu'à l'épuisement. Dans l'ombre de l'accumulation de richesses par le capitalisme se trouve l'accumulation de volumes toujours plus importants d'images et de marchandises jetables, une forme de production qui produit également un monde dans lequel tout, y compris la vie et la mort, est devenu jetable. [9]

Lorsque Benjamin a théorisé la transformation technologique de la culture, il s'est concentré en particulier sur la destruction de l'aura de l'œuvre d'art, de son existence unique et située, de sa spécificité et de sa singularité. Une peinture porte en elle son histoire, matériellement remodelée par les lieux où elle a été exposée, la manière dont elle a été conservée et entretenue, et les mains par lesquelles elle est passée. La photographie d'une peinture fait cependant exploser cette logique formelle lorsqu'elle est produite en série, étalant son existence dans une multiplicité de contextes divergents, chacune de ses copies étant plus ou moins interchangeable avec toutes les autres. En transformant la mort en image, le capitalisme éradique fonctionnellement son existence singulière par ce même brassage technologique. Réduite, la mort devient indiscernable des cartes postales de Guernica qui trônent dans les boutiques de souvenirs des musées ou des barils de pétrole brut qui circulent dans les chaînes d'approvisionnement. Dans la vie, il n'y a peut-être rien d'aussi singulier que la mort, ce moment incommensurablement dense où notre forme cède la place à une autre, et pourtant le capitalisme lui dénie cette singularité en la rendant toujours plus commensurable et fongible, en la capturant toujours plus complètement dans ses circuits de consommation et d'échange. Si le capitalisme dégouline et suinte de sang et de saleté, il garde l'apparence d'un emballage clinquant délicatement et proprement exposé dans les rayons d'un magasin. Il en va de même pour la mort produite par le capitalisme ; elle apparaît comme formellement séparée de sa réalité afin d'en faciliter la consommation. La société capitaliste dispose de la vie et, ce faisant, l'écroule sous la mort, pour ensuite se débarrasser à nouveau de la mort.

La soumission capitaliste du monde à son apparence dépend d'une procédure spectaculaire. Il s'agit d'inviter chacun à percevoir le monde du point de vue du capital, et ce faisant à valoriser et trouver du plaisir dans les mille manières dont la société capitaliste déverse la mort sur le monde. donc à valoriser et à prendre plaisir à toutes les manières dont la société capitaliste apporte la mort au monde. Comme l'expansion continue de l'économie dépend d'une expansion croissante de destruction, la mort ne peut plus être un simple détritus que l'on dégage en périphérie ou que l'on enterre sous la surface du réel. Elle apparaît donc et désormais comme un énième objet de l'économie esthétique, comme une énième apparence saisissante et marchandisée à contempler. Les images de la mort sont ainsi consommées avec désinvolture ou passion, procurant une émotion fugace ou donnant forme à des fantasmes intenses, mais dans tous les cas, la mort est abordée comme un simple produit de la société capitaliste. C'est dans ces conditions historiques et culturelles que le fascisme peut non seulement s'enraciner mais aussi se développer. Il germe dans une société où les manières de voir ont entièrement convergé avec les manières d'être. Et la vie s'organise chaque jour d'avantage autour de la mort en accueillant chaque jour d'avantage l'image de la mort. [10]

Qu'est-ce que cela implique de se soumettre à une culture fasciste, d'embrasser et de vivre une vie fasciste ? Il s'agit avant tout de s'éprendre de l'idée que certains sont faits pour vivre et d'autres pour mourir, de saisir la vie et la mort simplement comme des entrées supplémentaires dans le bilan comptable du capitalisme. Il s'agit, en fin de compte, de voir littéralement les vies de cette manière. La division économique entre opulence et pauvreté, soit le fondement même de la société de classes, prend donc également la forme d'une division sensible entre les vies qui sont perçues comme valables et celles qui sont perçues comme sans valeur, esthétiquement façonnées par la désolation inhérente à l'économisation totale de la vie et de la mort. Un fasciste éprouve la même joie mesquine à chaque nouvel achat que lorsqu'il voit une personne se faire piétiner, une joie qui se confond avec le sens commun d'une société capitaliste qui ne peut construire la vie que sur la base d'une démultiplication de la mort. Au cœur même du fascisme, il y a ce rêve d'une synthèse totale du capital et de la vie, le rêve d'un capitalisme qui détermine non seulement la forme de l'économie et de la politique, mais aussi la forme de tout sens, de tout désir et de toute expérience possible, le rêve d'une société dans laquelle ce qui est désiré n'est pas seulement l'accumulation, mais aussi la désolation. Telle est la véritable profondeur de la catastrophe : la vie est dégradée et éliminée sans relâche, et pourtant des vies sont attirées et liées - sensiblement, esthétiquement, subjectivement, libidinalement... - à des formes éblouissantes de destruction qui se confondent avec la vie sociale elle-même.

Voir le monde à travers les yeux du capital implique de voir la désolation en cours de la vie comme le fondement et la condition de toujours plus d'accumulation. Ce qui implique de voir de la valeur dans l'humiliation, l'assujettissement et la mort d'autrui. Dans une vidéo générée par l'IA et mise en ligne par Trump dans les premières semaines de son second mandat, on pouvait voir des scènes d'enfants errant dans les ruines de Gaza suivies de scènes de boîtes de nuit bondées, de yachts de luxe au large de plages immaculées, et de voitures de sport roulant au milieu des boutiques de luxe. Cette vidéo a été vue et partagée par des millions de personnes. Ce qu'il nous faut comprendre, c'est que le génocide en Palestine a lieu pour que ce type d'image puisse devenir réel. Il s'agit d'accoutumer le spectateur à aimer cette image d'une station balnéaire construite sur un charnier, d'un luxe et d'une richesse crées sur l'anéantissement et la désolation, d'un spectacle de mort dont l'esthétique découle de la dévalorisation et de la destruction de ceux qui sont ensevelis sous les décombres. À mesure que la vie et la mort sont capturées dans l'économie esthétique du capitalisme, les gens en viennent à être séduits par l'idée que la survie, le plaisir et l'épanouissement ici ont pour condition la misère, la souffrance et l'extermination là-bas. Que ce ne sont pas seulement les forces productives du capitalisme et leur flux infini de marchandises qui entretient la vie et le sens de la vie mais aussi les forces destructrices qui se chargent de se débarrasser de tout ce qui est devenu inutile. Tout comme le vignettage sombre d'une photo en fait ressortir les blancs et la luminosité, le fascisme invite chacun à voir non seulement la possibilité mais aussi la beauté de sa propre vie dans la mort d'autrui, et de cette façon à voir la mort des autres comme belle.

Les spectacles du fascisme formalisent la mort en tant qu'image afin de la rendre réelle en la faisant apparaître. Alors que les migrants sont pourchassés dans les rues, traînés de force dans des avions pour finir entassés dans des camps de concentration au Salvador, des drones et des équipes de télé sont là pour filmer chacune des étapes du processus. Il s'agit de redoubler cette dégradation et cet asservissement de la vie de sa production visuelle et d'offrir le spectacle de la domination de la société et de dominer spectaculairement la vie ; enracinant et approfondissant, ce faisant, une culture fasciste qui embrasse la mort pour que le capital puisse vivre. Pendant que des soldats israéliens filment leurs demandes en mariage au milieu de l'enfer qu'ils ont répandu sur Gaza, le secrétaire américain à la sécurité intérieure pose devant des couchettes de prisonniers au crâne rasé, dans une forme qui fait visuellement référence aux camps d'extermination nazis. Les images de vie sont couplées à des images de domination et de mort afin de réaliser la séparation entre ceux qui sont perçus comme dignes de vivre et ceux qui méritent de mourir. Et c'est cette séparation même qui devient le fondement de l'expérience et du désir. Les spectacles de mort du fascisme déferlent doublement sur le réel : en tant qu'images qui préparent les esprits à d'avantage de désolation et en tant que désolation qui prépare les esprits à d'avantage d'images. La mort ne se contente jamais de seulement apparaître, elle aspire à produire sa propre réalité, en remplissant d'un même geste les écrans et les charniers.

III

On n'échappe pas perpétuellement à la mort et il n'est pas possible de nier indéfiniment ce qui, pour la vie, reste inévitable. La question de la vie est toujours aussi la question de la mort, et le degré de liberté auquel nous accédons dans la vie se reflète dans la liberté que nous avons de donner forme à la mort. D'un point de vue existentialiste, la vie est toujours vécue au regard de la possibilité de pouvoir choisir de mourir. Mais plus fondamentalement, une vie réellement libre est aussi une vie libre de donner forme aux conditions dans lesquelles elle peut se terminer, - avec qui et comment, où et peut-être quand-, même si nos vies et nos morts ne peuvent jamais être entièrement anticipées ou planifiées, liées qu'elles sont à l'incertitude du temps et à la matérialité de la Terre. Nous devons comprendre que le capitalisme ne nous a pas seulement dépossédé de toute autonomie dans nos vies, il nous a aussi dépossédé de toute autonomie dans notre relation à la mort et au sens que nous donnons à notre propre fin.

Alors que le monde devient de plus en plus invivable, la question reste de savoir si nous serons capables de nous constituer de manière à rendre le monde de plus en plus intolérable. [11] Une vie fait l'expérience de l'intolérable lorsqu'elle refuse sensiblement quelque chose dans le monde, lorsqu'elle ne peut plus supporter une expérience et qu'elle est donc amenée à bouleverser radicalement la situation dans laquelle elle se déroule. Un monde intolérable est un monde dans lequel les choses ne peuvent plus continuer d'aller de soi, dans lequel le business as usual devient insupportable et est perçu comme quelque chose qui doit être renversé. L'intolérance se manifeste sous diverses formes : des travailleurs qui démissionnent après l'exigence de trop de leur patron, des étudiants qui occupent le laboratoire d'un campus lorsqu'ils apprennent que des recherches militaires y sont menées, ou des prisonniers qui mettent le feu au bâtiment où ils sont enfermés après l'annonce d'une nouvelle série de punitions et de restrictions. Dans chaque cas, un changement de perspective dans la situation modifie ce qui semble possible en son sein, révélant de nouvelles lignes de fuite à poursuivre, un nouveau parti à prendre, de nouvelles cibles à frapper. Rendre le monde intolérable implique donc une rupture violente avec l'organisation raisonnable du monde par le capital, d'aiguiser nos sens et de partager les perceptions qui nous permettent de vivre de vivre pleinement dans la réalité de notre situation et de nous y confronter avec force. [12]

Les spectacles du fascisme créent les conditions dans lesquelles les formes de mort du capitalisme apparaissent comme des objets à la fois détachés et désirés et, de cette manière, ils fonctionnent également comme des formes d'amnésie et d'anesthésie, comme un oubli de l'histoire de la désolation qu'est l'histoire du capitalisme et comme une désensibilisation de la violence du capitalisme qui se déploie devant nos yeux. La culture fasciste œuvre donc à nous rendre incapables de donner du sens à notre propre vie comme à notre propre mort. Tant que seule l'économie déterminera la manière dont nous percevons notre vie dans le monde, tant que le salariat sera considéré comme le seul moyen de survie, tant que l'avenir du marché sera le seul futur possible, l'économie et sa désolation continueront de se confondre avec le monde. Dans cette situation, on ne peut percevoir de nouvelles fissures et lignes de fractures qu'en rassemblant et en approfondissant des formes de sens qui transpercent les dimensions spectaculaires de la société, qui entrevoient des formes-de-vie qui commencent là où l'économie s'arrête, et qui brisent ainsi l'emprise du capitalisme et du fascisme sur notre expérience du monde. Rendre quelque chose intolérable, c'est tout simplement rendre sa destruction évidente.

Si notre époque est marquée par la désolation de la vie, elle est aussi régulièrement secouée par des révoltes qui émergent comme autant de refus de la violence spectaculaire de la société. Les insurrections du printemps arabe ont éclaté en réponse aux images de l'immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie et du meurtre de Khaled Saeed en Égypte. Lorsque les images des exécutions policières d'Oscar Grant, de Breonna Taylor, de George Floyd et de bien d'autres ont été révélées, elles ont déclenché certains des soulèvements les plus offensifs et massifs de l'histoire des États-Unis. Si ces révoltes ont été aussi explosives, c'est parce qu'elles visaient l'ordre sensible du monde, soit la manière dont la société considère certaines vies comme sans valeur, superflues et jetables, et s'organise sur la base de formes de mort de plus en plus cruels. L'apparition de ces révoltes dans les rues était donc aussi l'apparition d'une autre forme de sens qui refusait que ces morts soient un sacrifice tolérable de plus et voyait en elles une étincelle qui devait se transformer en flammes et embraser la société toute entière. La base élémentaire de toute révolte consiste à rejeter toutes les manières dont la vie est perçue du point de vue du capital, dont elle est située dans l'ordre spectaculaire des apparences. La base élémentaire de toute révolte, c'est d'apprendre à redécouvrir le monde depuis le ras de l'expérience, dans la rue avec ses amis, à travers les barricades.

Bien qu'elles aient rencontré une violence et une répression considérables, ces révoltes ont régulièrement continué de percer le réel, s'appuyant sur les feux allumés après l'assassinat de Mahsa Amini en Iran, d'Alexandros Grigoropoulos en Grèce, de Nahel Merzouk en France. Les campements dans les universités, les manifestations, les occupations de bâtiments et les actes de sabotage contre le génocide en cours en Palestine s'inscrivent également dans cette riche histoire de celles et ceux qui refusent une société basée sur la désolation de la vie et l'étreinte de la mort, de celles et ceux qui ont développé une intolérance partagée à cette société et sont par conséquent entrés en guerre contre elle. Ces révoltes sont dangereuses dans la mesure où elles déploient une perception du monde hétérogène à l'ordre sensible du monde capitaliste et, par conséquent, développent des manières propres de se percevoir les uns les autres et de percevoir les choses ensemble. Elles affinent une capacité collective à percevoir une multiplicité de lignes de front traverser le réel, là où l'on ne discernait rien auparavant. Dans une société qui ne tolère pas d'autre perspective que la sienne, porter son attention et ses pensées à ce qui relève de l'évidence autour soi équivaut à une insurrection.

Se confronter à ce qui détruit quotidiennement le monde implique d'arracher la vie et la mort à cette société qui prétend les régir et en déterminer la valeur. Il s'agit en fin de compte de considérer la vie et la mort comme les matériaux même d'une lutte contre le capital. C'est quand nous parvenons à les soustraire de l'emprise de la société capitaliste, que s'ouvre alors la question de ce que cela signifie de risquer sa propre vie et sa propre mort dans une lutte contre la mort, de ce que cela signifie de trouver un nouveau sens à la vie comme à la mort en détruisant une société qui les en a dépourvu, de se libérer de et contre l'économie qui les administre. Saisir la vie et la mort dans leur singularité radicale, c'est les saisir à nouveau dans leur pleine clarté, c'est percevoir à nouveau toute l'étendue de ce qui est possible en vivant et en mourant au-delà et contre la logique de l'accumulation et de la désolation. La composition spectaculaire de la société ne peut jamais être vaincue que par sa décomposition totale, par la recherche du sens et de la beauté dans ce qui apporte le désordre et détruit la valeur, par une anarchie des formes. Le capitalisme et le fascisme offrent une image satinée de la vie sur un panorama de mort. La vie doit répondre en démolissant l'ensemble du cadre dans lequel s'inscrit cette image.

Ian Alan Paul
Images : Steven Monteau
La version originale est à retrouver sur Ill Will.


[1] C'est le troisième article de Ian Alan Paul que nous traduisons et publions :
Voir : Entre la mer et le mur
L'Enfer libéral - « Les génocides ne s'arrêtent que lorsqu'ils sont vaincus »

[2] « L'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. C'est la situation politique que le fascisme esthétise. » Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité.

[3] Ndt : Nous avons traduit « appearance » par apparence, ce qui gomme certaines subtilités de la version anglaise, notamment le second sens d'appearance que l'on traduit aussi en français par « paraître », devant un juge notamment. Cette double signification nous rappelle à quel point la mise en image du monde est toujours aussi une soumission à un certain ordre.

[4] Cette observation de Georges Duhamel est citée par Benjamin dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité.

[5] [On attend d'avoir la version originale française sous les yeux pour l'ajouter] “I call the distribution of the sensible the system of self­-evident facts of sense perception that simultaneously discloses the existence of something in common and the delimitations that define the respects parts and positions within it. A distribution of the sensible therefore establishes at one and the same time something common that is shared and exclusive parts. This apportionment of parts and positions is based on a distribution of spaces, times, and forms of activity that determines the manner in which something in common lends itself to participation and in what way various individuals have a part in this distribution.” Jacques Rancière, The Politics of Aesthetics, Continuum, 2004.

[6] Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité.

[7] Dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont commencé à expérimenter l'installation de caméras dans les missiles, dans le cadre de ce que le cinéaste Harun Farocki a décrit comme l'alignement de la guerre sur la visualité déjà réalisée technologiquement dans l'usine, unissant les moyens de production et les moyens de destruction dans un ordre spectaculaire : « Reconnaître et suivre des objets sur le champ de bataille est beaucoup plus difficile que dans une usine. Une usine est un espace contrôlé, avec des conditions de lumière stables et un ordre régulé. Les systèmes de localisation devront être améliorés ou le monde entier devra être adapté aux conditions de l'usine. » Harun Farocki, Guerre à distance.

[8] Les plateformes de gig economy (gig platforms ou gig marketplaces) sont des plateformes en ligne qui mettent en relation des particuliers et des entreprises cherchant à embaucher des travailleurs à court terme ou des travailleurs indépendants

[9] « L'augmentation de la productivité du travail est largement marquée par l'introduction de machines dans le processus de production... Alors que l'introduction de machines offre la possibilité d'alléger la charge de travail des travailleurs, les machines ont également pour fonction d'augmenter l'intensité du travail de ceux qui travaillent encore pour le capital, sans tenir compte de la santé des travailleurs... Simultanément, l'introduction de machines est corrélée à une diminution du travail nécessaire, qui correspond au nombre de travailleurs nécessaires pour que le capital puisse extraire un surplus (le profit). Ainsi, l'augmentation de la productivité du travail par l'introduction du machinisme dans la grande industrie rend de plus en plus superflue une partie importante et croissante de la population active ; les humains sont relégués au rang de déchets nécessaires à la poursuite de l'accumulation du capital ». Michelle Yates, The Human‐As‐Waste, the Labor Theory of Value and Disposability in Contemporary Capitalism.

[10] C'est ici que les indices d'une histoire bien plus vaste de l'esthétique fasciste commencent à apparaître, composée des cartes postales de lynchage qui ont été largement diffusées dans le Sud américain et des westerns de cow-boys qui ont romancé l'éradication des tribus indigènes, des films coloniaux tournés à travers l'Afrique et l'Asie qui ont rationalisé et glorifié la violence de l'expansion capitaliste et de la dépossession, et bien sûr des films nazis de Leni Riefenstahl et Fritz Hippler qui ont visuellement ouvert la voie aux chambres à gaz d'Europe. Réfléchissant aux spectacles fascistes produits tout au long du XXe siècle, Susan Sontag a judicieusement observé qu'ils aspiraient à « donner une forme à la réalité, elle-même fondée sur une idée de la forme ». Si les éléments de la critique de Sontag sur l'esthétique fasciste conservent une grande partie de leur force, son refus de considérer les liens essentiels entre le fascisme et le capitalisme limite fatalement son projet. Ce n'est qu'en comprenant que c'est la forme capitaliste de la mort que le fascisme aspire à imposer à la totalité de la vie sociale, que l'esthétique fasciste fonctionne pour réorganiser la vie sur la base de la désolation du capitalisme, qu'il est possible d'affronter véritablement ce que le fascisme apporte maintenant au monde. Susan Sontag, Under the Sign of Saturn.

[11] Réfléchissant à la vie de Michel Foucault, Gilles Deleuze note que son projet consistait à penser l'intolérable, et donc à devenir capable de voir ce que tout le monde savait déjà mais restait incapable de voir : « Pour lui, la pensée a toujours été un processus expérimental jusqu'à la mort. Il était en quelque sorte un voyant. Et ce qu'il voyait était effectivement intolérable... Quand on voit quelque chose et qu'on le voit très profondément, ce qu'on voit est intolérable... Pour Foucault, penser c'était réagir à l'intolérable, à ce qu'on vivait d'intolérable... Si la pensée n'atteignait pas l'intolérable, il n'y avait pas besoin de penser... C'était intolérable, non pas parce que c'était injuste, mais parce que personne ne le voyait, parce que c'était imperceptible. Mais tout le monde le savait. Ce n'était pas un secret. Tout le monde connaissait cette prison dans la prison, mais personne ne la voyait. Foucault l'a vue. » Gilles Deleuze, “Foucault and Prisons,” in Intolerable : Writings from Michel Foucault and the Prisons Information Group (1970- 1980).

[12] « Le véritable mensonge, ce sont tous les écrans, toutes les images, toutes les explications, que l'on laisse entre soi et le monde. C'est la façon dont nous piétinons quotidienne- ment nos propres perceptions. Si bien que tant qu'il ne sera pas question de vérité, il ne sera question de rien. (…) Nous ne prétendons en aucun cas dire « la vérité », mais la perception que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants. Il faut tordre le cou au sens commun : les vérités sont multiples, mais le mensonge est un, car il est universellement ligué contre la moindre petite vérité qui fait surface. » Comité invisible, Maintenant.

12.05.2025 à 15:01

Mayotte : journal de bord, 3e récit

dev

Hakim, Nassibia, Claude, et tous les autres

- 12 mai / , ,
Texte intégral (4047 mots)

J'évoque ici la vie de quelques habitants, mahorais, comoriens ou congolais, jeunes ou adultes. Et à côté de ces histoires, des réalités départementales qui conjuguent misères et opulence sur une île d'environ 40 km de long et 20 km de large pour la Grande-Terre, prise entre importations de produits de qualités médiocres et multipliés à foison, pollutions, réchauffement climatique, flux migratoires et rêves inaccessibles. Ce texte prolonge ceux parus les 20 janvier et 5 février dernier.

Trois chemises

M'Bae, « né à Madagascar mais 100% comorien » a 75 ans. Né d'un père français, il a vécu aux Comores avant de venir à Mayotte. Sa carte d'identité n'a jamais été refaite, il a un certificat de naissance et de vieux documents non mis à jour. Il avait une petite ferme près de Mamoudzou (capitale de Mayotte), des canards, poules, chèvres, plantations diverses. Des délinquants sont venus se servir plusieurs années de suite jusqu'à ce qu'ils pillent tout et brûlent la ferme, menacent M'Bae et son voisin ; c'était il y a deux ans. Les forces de l'ordre ne sont pas intervenues. Après Chido, il me dit s'être présenté à la Police aux frontières - PAF - pour un retour volontaire aux Comores, mais il aurait été, chose curieuse, refusé à l'embarquement. Alors nous sommes allés un samedi matin à la police nationale pour faire en sorte que la PAF le ramène à Anjouan où il souhaite se recueillir sur la tombe de sa mère et de sa sœur. « Vous nous donnez votre adresse et la PAF vient vous chercher », propose l'agent de police. Et là, M'Bae, pris de panique, quitte précipitamment le commissariat. Je n'ai pas compris sur le moment ; peut-être préférait-t-il à un retour seul sur ses terres la compagnie de cette famille qui l'a recueilli, peut-être a-t-il voulu éviter la venue de la PAF dans le quartier ? Mais bon, les drones survolent souvent la zone, rien n'échappe à la caméra. Je lui ai offert une chemise à carreaux orange et marron que mon père n'a pas eu l'occasion de porter ; elle lui va très bien. Le soir, je le retrouve sur le banc en compagnie de l'enfant lourdement handicapé ; ils sont là comme deux compagnons d'infortune. L'enfant qui s'exprime beaucoup par des cris, fredonne parfois quelques mots audibles que nous reprenons en choeur : « bon comme un bonbon, doux comme du sucre ». Il m'attrape les bras, se cramponne à me pincer la peau et se redresse, me montre qu'il peut faire un pas ou deux, les pieds de travers en extension, en appui sur ses orteils.

J'ai apporté une chemise plus sportive à manches courtes, bleu gris, pour M'Barak, un de « mes » élèves qui va bientôt passer l'épreuve orale du brevet des collèges. Il est mahorais, français. En 3e, il apprend tout juste à lire et à écrire, a le courage de prendre la parole pour s'exprimer. Il lui manquait une jolie tenue pour l'examen ; pour tous ces jeunes la tenue vestimentaire est importante. Il s'est présenté dans ma classe un jour : « Madame, je voudrais venir avec toi en cours, je sais pas lire et pas écrire ». Quelques ajustements administratifs grâce à un personnel de direction très favorable à ces souplesses dans l'intérêt des jeunes, et M'Barak vient maintenant trois heures par semaine dans mes cours réservés aux élèves allophones nouvellement arrivés à Mayotte - arrivés en kwassa-kwassa des Comores, de Madagascar ou d'ailleurs. Les récits des traversées sont rudes, certains glaçants, des « balancés par-dessus bord », ça arrive.

La 3e chemise vert d'eau est pour Houssam. Enfant comorien, sa mère est arrivée avec ses quatre enfants à Mayotte, a déposé Houssam quand il était petit avant de partir pour l'hexagone avec les trois autres. Houssam a grandi sur l'île, ballotté de-ci de-là. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il ne pouvait me dire son âge. Il pensait avoir 18 ans, mais après avoir regardé sa carte de séjour, j'ai compris qu'il en avait 23. Il a passé un bac professionnel en cuisine, a réussi les épreuves de pratique avec succès, mais comme il parle très peu français, ne sait pas lire et pas écrire, il a échoué dans toutes les autres matières ; il est donc sans diplôme. Houssam est un chouette gars, serviable, gentil, mais désoeuvré. Sa carte de séjour expire le mois prochain. Alors comme beaucoup ici, il va bientôt se cacher dans la journée. Il a de la famille aux Comores, s'il est attrapé et renvoyé là-bas, il ne devrait pas être à la rue. Pour le reste...

« Je veux être pompier ! »

Hakim est un petit bonhomme de 12 ans, né aux Comores. Il habite assez loin du collège, dans un des derniers bangas construits sur la pente de la colline, tout là haut. Malin, curieux et débrouillard, il a vite appris à lire et commence à écrire des phrases. A la reprise des cours après Chido, il était inquiet : sa mère souffrait d'une blessure à la main survenue pendant le cyclone. N'ayant pas de papiers, elle n'allait pas s'aventurer sur les routes pour aller à l'hôpital, risquant la PAF et le renvoi aux Comores sans ses enfants. Je n'avais pas de solution et de toute façon elle ne prendrait aucun risque. Les semaines sont passées. A la rentrée des vacances de février, Hakim était émacié. Il m'a dit qu'il ne mangeait plus beaucoup, lui, sa petite sœur et son frère jumeau qui n'est pas scolarisé mais s'occupe de la vache. Sa mère a été conduite en urgence à l'hôpital pour une amputation - les amputations ont été nombreuses pour tous ceux qui n'ont pu recevoir de soins pendant des semaines -, ils étaient donc seuls dans le banga, sans l'aide de voisins. Alors avec un collègue nous avons pris le relais : s'assurer jusqu'au retour de la maman que les trois enfants aient à manger tous les jours, et puis organiser un coup de fil entre Hakim et sa mère, avec l'appui d'une infirmière conciliante, pour qu'ils puissent se parler quelques minutes. L'histoire se poursuit bien, la maman est de retour. Le quatrième enfant, de 14 ans, qui était aux Comores, est arrivé en kwassa il y a un mois et Hakim s'est fait une joie de me confier cette nouvelle. Mais ce frère s'est fait attraper par la PAF peu de temps après en allant à l'école coranique un matin tôt. Comme personne ne pouvait se présenter pour le ramener au village, il a décidé de repartir, sans doute pour préserver toute discrétion autour de sa famille.

Hakim veut être pompier. Assis tous les deux dans la bibliothèque du collège, il me montre longuement un ouvrage documenté sur ce métier. Mais Hakim n'a pas la nationalité française ; alors c'est quoi la suite pour ces jeunes sans papiers ou mineurs isolés qui font tout pour s'en sortir ? Ils sont des milliers dans cette situation. Majeurs ou non, ils peuvent être attrapés par la PAF et expulsés s'ils ne sont pas inscrits à l'école ou en formation. Et même s'ils sont diplômés, trouver un emploi est difficile, et trouver un emploi qui rémunère décemment est une gageure.

Naël est peut-être âgé de 13 ans. Lui a réussi à infiltrer une classe « ni vu ni connu » alors qu'il n'avait pas de dossier d'inscription. Il s'est faufilé comme ça le matin pendant un trimestre, jusqu'à ce que ces méfaits de délinquant dans le village et alentour le rendent définitivement visible. Pris en charge et épaulé, le gosse vient dans mes cours et tente de se donner une autre voie que celle de la rue, de ses violences et « business » en tous genres.

Du Congo ou du Burundi

Claude, présenté dans un précédent texte, a hâte de quitter Mayotte. Même s'il est réfugié politique, sur fond de conflits entre la République Démocratique du Congo et le Rwanda avec le M23 – insurrection armée (des enjeux autour des minerais, dont le coltan à l'Est du Congo, de leurs exploitations et commerces entre autres avec l'Europe via le Rwanda), il est pour l'instant coincé sur l'île, son dossier bloqué en Préfecture puisque le service pour les étrangers est fermé depuis octobre dernier par un collectif de citoyens hostiles à l'immigration. En petite communauté, les réfugiés politiques réussissent à organiser un quotidien vivable, mais l'usure s'installe doucement. Ils s'en sortent sans voler, sans porter atteinte aux biens et aux vies. C'est la débrouille respectueuse de l'autre mais ils deviennent de fait hors-la-loi sans l'avoir choisi.

Jérémie est Burundais, Tutsi, le seul survivant de sa famille : c'était un gamin à l'époque du génocide au Rwanda et au Burundi en 1994. Jérémie a pu continuer à vivre là-bas, mais il y a quelques mois, il a dû fuir définitivement, les tensions ethniques entre Tutsis et Hutus s'étant à nouveau accentuées (le Burundi possède de nombreuses ressources en terres rares, potentiels hydroélectriques, terres fertiles pour la culture). Arrivé en novembre dernier, il est aussi chauffeur de taxi. « Il fait trop trop chaud », me dit-il. « Chez nous on a au moins des périodes plus tempérées, mais ici c'est tous les jours la forte chaleur, jamais de pause, même pas la nuit » - et moi d'actionner à contrecœur tous les soirs le climatiseur pour un peu de repos... « s'adapter au réchauffement climatique » grâce à la technologie, c'est désormais le discours entériné, mais tellement insupportable et dénué de bon sens.

Simplement s'intéresser à la vie de ces hommes, l'espace du trajet en voiture, leur fait plaisir, ils parlent ainsi en toute confiance, à voix basse, pour rester discrets ; nombreux sont les passagers qui ne disent ni « bonjour » ni « merci ». Les taximen me connaissent et quand ils ne m'ont pas vue plusieurs jours de suite sur le parking ils s'inquiètent. Alors bien sûr les questions « tu es mariée ? tu as des enfants ? », et leur étonnement à mes réponses : une femme sans enfant venue seule sans son compagnon à Mayotte, cela surprend. Alors ils me proposent leur compagnie affective que je refuse, ils comprennent et n'insistent pas. Nos poignées de main sont amicales et sincères. Leur force intérieure est surprenante.

Je ne suis pas coincée à Mayotte, j'ai des revenus, alors je prends un avion pour rentrer me ressourcer en métropole. Je fais pour le mieux sur cette île, mais le « à quoi bon ? » n'est jamais loin. Alors on s'accroche à chaque intention, à chaque geste, à chaque sourire, à chaque parole qui fait du bien. Ça, c'est pour le présent, pour soulager un peu le passé, pour très modestement ouvrir l'horizon. Il faut faire confiance.

On aimerait apporter davantage à tous ces êtres mais c'est l'instant partagé qui prime. Laisser un contact pour ceux qui pourront atteindre l'hexagone, aider à leur arrivée si besoin, espérer se prendre dans les bras un jour là-bas, et célébrer la vie qui a tenu et qui va encore ; juste se retrouver quelque part, parce que vivants.

Nassibia

Nassibia vit dans un des bangas qui jouxtent ma chambre. J'ai eu des soucis de voisinage, à cause du bruit permanent jusqu'à plus de 23h... cela c'est un peu arrangé. Si je râlais épuisée des discussions et cris nocturnes, musiques bruyantes via les smartphones, je me tais quand il pleut abondamment la nuit et que les gamins sortent illico avec des bassines pour prendre une douche sous la pluie et chantent à deux pas de ma chambre, je souris même de ce moment joyeux. Nassibia aime discuter, elle me raconte sa vie, parce qu'elle ne peut se confier à son voisinage, « il y a trop d'hypocrisie, je n'ai pas confiance ». Elle a deux filles, sa cadette de 10 ans, née à Mayotte est française, l'aînée de 15 ans née aux Comores n'a pas de papiers. Nassibia a une carte de séjour toujours valide. C'est une jeune femme intelligente, courageuse, douce. Elle a arrêté ses études parce qu'elle voulait être mère, contre l'avis de ses parents. Aujourd'hui mère célibataire après des histoires de couples invraisemblables, elle accepte tous les boulots, restauration, ménages. Elle travaille dur pour que ses filles n'aient pas à vivre ce qu'elle a traversé. Elle s'épuise à la tâche et sa santé est fragile. Quant aux salaires, avec des retards de paiements importants, ils sont irréguliers dans les montants malgré une même quantité de travail, « est-ce que j'ai le choix ? », me rétorque-t-elle. Elle pourrait rentrer en métropole avec sa cadette mais se refuse à confier sa grande à quelqu'un, elle sait très bien que c'est risqué, que la gamine peut très vite se retrouver à se débrouiller toute seule ou subir des contraintes diverses. Nassibia est secrétaire d'une association de quartier, et l'autre soir une fête y était organisée. Je l'ai vue partir joliment apprêtée, méconnaissable avec sa robe style années 30, ses talons et sa coiffure. Elle tenait à ce que je la voie ainsi, et nous nous sommes embrassées complices. Je lui ai spontanément offert un bracelet de quartz rose qui ne quitte pas son poignet.

Pêle-mêle

L'autre jour j'étais sous une charpente en partie arrachée à clouer des planches. Mon petit gabarit m'a permis de déambuler et ramper sur des poutres. A un moment, j'ai fait une pause, adossée et retenue entre deux pièces de bois, recroquevillée mais confortable et en sécurité. Là, je me suis sentie comme le maki qui fait sa pause entre deux branches pour sa digestion, trouvant les appuis nécessaires pour l'équilibre adéquat. Depuis Chido, nombreux sont les habitants qui n'ont toujours pas de toit ou des parties de toit. Alors quand il pleut, on s'abrite dans un recoin, on attend la fin de la pluie et pour la énième fois on passe la raclette, on relave le linge, on nettoie les meubles non déplaçables, bref, on s'organise depuis cinq mois parce que les livraisons pour refaire les toitures sont rares et réservées à la reconstruction des bâtiments publics. Cependant, de nombreux établissements scolaires, dont les écoles primaires, n'ont toujours pas rouverts faute de salles couvertes ; les enfants, accueillis dans d'autres structures ont quelques heures de cours dans la semaine,

Les premières bananes de l'île seront peut-être sur les étalages en août prochain, un petit bonheur à venir. Une salade importée et défraîchie vendue dans une grande surface, c'est 7 euros. En septembre dernier, quelques messages radios conseillaient à la population de ne pas consommer les « tomates cancérigènes » cultivées sur l'île ou importées clandestinement des îles voisines et vendues sur les bords de route – c'était déjà le cas en 2018. Aux dernières analyses, ces tomates auraient un taux de toxicité 7000 fois supérieur aux normes européennes autorisées. Des cultures avec des pesticides illicites importés de Chine entre autres, et des migrants qui travaillent dans les champs sans gants ou masques. « Au moins les gens mangent », voilà ce qui se dit. Des produits « extrêmement toxiques pour la santé humaine et l'environnement », et des eaux de pluie qui ravinent et vont directement dans le lagon...

« Madame, le chat, il va se faire tabasser ». Deux collégiens entrent dans la classe avec un chaton tricolore, apparemment une petite femelle. Et comme tous les chats de son âge, elle est maigre, affaiblie et semble malade. « Elle nous a suivis depuis le village », je ne crois pas trop à cette version mais peu importe. Elle prend place dans la classe, mais au bout d'une heure elle demande à sortir ; je la laisse aller et reste aux aguets. A peine dehors elle se prend des coups de sandales. Bon, je préviens les gamins de la laisser tranquille, en vain. Quelques minutes après j'entends des cris : un jeune a attrapé la petite et la balance comme un caillou sur un camarade. Je la récupère au sol, paniquée. J'empoigne par là-même le gamin mais arrive à contenir ma colère, l'autre à déjà contourné le bâtiment. Elle ne demande plus à sortir et passe la journée sur mon sac à dos, épuisée, se requinque avec un pot de yaourt et surtout de l'eau qu'elle boit goulûment. En fin de journée il me faudra nettoyer ses besoins posés dans un coin de la classe. J'aménage un grand sac de transport où elle reste sans bouger, un collègue nous emmène toutes les deux en scooter dans un quartier sans gamins. Je dépose la petite près de poubelles, le lieu de nourrissage quotidien des chats, pour ceux qui s'en sortent. Il m'est impossible de la ramener dans ma chambre, la propriétaire de la maison n'aime pas les chats porteurs de maladies, et les matous du quartier risquent fort de la massacrer eux aussi. Des chatons comme elles, il y en a partout. Quant aux chiens, leurs histoires sont tout autant empreintes de violence. Les combats de chiens sont affaire locale, souvent organisés par et pour les délinquants. Des aboiements peu joyeux de chiens et de chiots se font entendre dans certains quartiers, des élevages pêle-mêle et des dressages à la dure.

Quand j'observe les makis affamés, je nous vois nous humains, en situation de stress ou d'angoisse, avec des comportements qui sont ceux de la survie. J'ai observé un maki adulte s'asseoir sur un petit pour qu'il ne puisse attraper de la nourriture, un autre qui prenait une datte dans chaque main et en avait coincé une autre sous une patte arrière. Il m'appartient de bien répartir la nourriture pour éviter les tensions, mais avec les attaques directes des moustiques, il faut faire vite - ils piquent à travers les vêtements et le chikungunya sévit en ce moment. Dans ces situations de stress alimentaire, il y a encore des attitudes surprenantes, des makis qui n'empêchent pas un congénère d'approcher, il y a toujours un comportement qui ne suit pas celui du groupe, toujours un sursaut ou un écart, toujours ce quelque chose qui trace une autre voie.

Je découvre à Mayotte le stress lié au manque d'eau potable ou tout simplement d'eau pour une toilette, pour les toilettes, parce qu'aller sur la plage faire ses besoins n'est pas aisé quand on habite en quartier urbain. Et quand je vois des personnes avec des jerricans venir chercher de l'eau de mer souillée dans le port, je me demande quel sera son usage.

Le lagon de Mayotte peu profond subit de plein fouet le réchauffement climatique et le quatrième blanchissement mondial des coraux. Pas besoin d'être un spécialiste pour réaliser que plus de deux-tiers des coraux sont morts. Reste quelques patates de corail un peu colorées, des poissons multicolores y trouvent refuge, des nurseries aussi, un oursin, une ophiure, tiens, quelques poissons chasseurs entre deux eaux. La silhouette d'une tortue plus au loin, mais les herbiers dont elle se nourrit repoussent peu. L'eau est bien trop chaude et polluée. Les pêcheurs de lagon désertent, de rares lamparos au loin. Mais le braconnage des tortues sévit toujours. Il faudrait embarquer et quitter le lagon pour retrouver une vie aquatique plus vivace et abondante.

Un projet de base navale, cette histoire d'aéroport, et la technopole de Dembéni qui a vu le jour en novembre dernier : « futur hub de l'innovation » pour « offrir un accompagnement sur mesure aux porteurs de projets et aux chefs d'entreprises, notamment en matière d'expertise financière, de soutien à la croissance et de recherche et développement ». Des bâtiments pour accueillir des start-up... mais un site non accessible pour les bus, un projet qui a coûté officiellement 16 millions d'euros. Que Chido soit ou non passé par là, n'y avait-il pas d'autres priorités ? Le traitement des eaux usées, la récupération des eaux de pluie, l'eau potable, l'agriculture locale, la gestion des déchets de quantité effroyable, les pollutions multiples, le plus concret du quotidien en somme, des projets pour la jeunesse, de l'imaginaire, des respirations. Et les relations avec les Comores, îles voisines aux multiples ressources, le Canal du Mozambique ? C'est quoi la stratégie, le projet pour Mayotte ?

Le retour dans l'hexagone me fait lâcher l'âpreté de l'existence dans ce département. Je pleure simplement de joie lorsque la nuit je déambule dans le port de Douarnenez, entends le silence, le ressac de la mer et le chant d'un merle. Les pleurs, c'est mon corps qui me dit merci ; une pause de la chaleur continue accablante, du bruit perpétuel, les sirènes incessantes des véhicules de la police et des pompiers en trombe que l'on croise plusieurs fois sur un seul trajet. Mais Hakim, Claude, Nassibia... les makis et les baobabs. Des rencontres et des consciences qui s'élargissent. Nous sommes liés par ce qui fait le vivant, des liens qui n'ont pas de frontières, même pas celles de l'apparence. Des rencontres et des mémoires qui font les formes du monde. Tiens, une tourterelle à la fenêtre dans le vent frais du printemps ; dans une semaine repartir là-bas.

12.05.2025 à 14:44

L'Estallido Social

dev

Un documentaire sur l'explosion insurrectionnelle chilienne de 2019

- 12 mai / , , ,
Lire + (237 mots)

En 2019, le Chili a connu l'un des mouvements sociaux et insurrectionnels les plus puissants et massifs de ces dernières décennies. Tout a commencé le 18 octobre, à partir d'une banale augmentation du prix du ticket de métro : la jeunesse est descendue dans la rue et a déclenché un mouvement de fraude de masse, puis de sabotages. La répression a été immédiate et brutale mais plutôt que d'éteindre la révolte, elle l'a fait exploser. En quelques jours et pendant plusieurs mois, c'est tout le pays qui s'est soulevé : émeutes de masse, pillages de grands magasins, sabotages, grève générale, incendies de banques, de commissariats et de toutes sortes d'institutions. Avec L'Estallido Social le collectif de vidéastes Sub.Media nous replonge dans ce mouvement extra-ordinaire, tant par son ampleur que par sa créativité, son audace et sa popularité. 1H30 d'images d'archives, de témoignages et d'interviews, il s'agit du premier épisode de leur nouvelle série InterRebellium, entre les soulèvements, qui couvrira la vague mondiale de révoltes de 2018 à 2020. Il s'agit de comprendre les réussites comme les échecs de la vague précédent, pour préparer la suivante.

12.05.2025 à 12:36

Extrême contemporain

dev

Texte intégral (596 mots)

Le trop d'images nous enlève la vue, le trop de bruit
assomme.
Chacun s'affaire à trouver sa part de marché
comme s'il n'y avait pas d'alternative.
Exagération des couleurs et des sentiments
jusqu'à l'écœurement. Tourisme –
vains déplacements où tout le monde reste chez soi !
Le cosmicide dans les mains de tous.
Perdu le sens du proche et du lointain.
Perdu le murmure impeccable des choses mêmes.
Perdu le ressac de la mémoire des morts dans nos vies –
ne reste que des abstractions contre l'éternité d'une vitre.

Accrochage décoratif, muséal, où les foules font la queue
pour ramener une preuve de leur passage.
L'art comme toile de fond. Papier-peint d'intérieurs :
la vie réduite à une mode et les livres
à des données sur des étagères vides.
Qui choisit encore ses mots ? Question de terrain.
Qu'attendre d'une culture qui distribue des garanties, des prix
des titres – autorisation à la différence annulable
dès que ça gène, on ampute !
Jeu de dupes que chacun accepte
pour un instant d'éternité pipée.

Par où passe la vie ? Qui la choisit ?
Question politique.
Le paysage se dépose sur la toile comme une ombre.
L'agent orange poursuit ses ravages au cœur des forêts.
Nous sommes en train de perdre la terre.
Je me désaxe du vide pour revenir au monde sensible.
Désir de me débarrasser du pur et de l'impur,
ce découpage vicieux qui vire toujours au totalitarisme.

Je tiens sur le pavé humide du matin. Je reviens aux mots,
je n'ai pas d'autres lieux pour comprendre l'agitation dehors.
Je reprends pied dans le langage, reprise
individuelle, incessante, inclassable, insensée.
Je touche le temps et les visages, j'y mets les mains
comme on dit « y mettre son âme ».
Incarner est ma voie d'accès à naître, à connaître,
c'est l'endroit où Cassandre continue à dire le monde
tel qu'il est.
Je pars de là. J'avance à tâtons.
La colonne d'air qui me traverse m'ouvre le champ.
Oui, j'entends des voix ! Chants d'oiseaux
mêlés d'histoires. Voix perçantes dans la nuit du temps –
brèche ouverte par laquelle je ressens
sans avoir besoin de croire.
Extrême-contemporain – corps-sensible
dans l'orage qui éclate au cœur de l'été, neige rougit
jusqu'aux pétales de soif.
Ce n'est pas une conclusion, c'est une décision.
Vivante !

Natanaële Chatelain
mai 2025

12.05.2025 à 12:22

Guide d'une personne ordinaire dans le monde de Trump

dev

sur les sources théoriques fondamentales du trumpisme

- 12 mai / , ,
Texte intégral (12005 mots)

En 2006, l'écrivaine et activiste indienne Arundhati Roy publiait An Ordinary Person's Guide to Empire, pour décortiquer et dénoncer ce qu'était réellement la politique de George W. Bush. Un tel « guide d'une personne ordinaire » fait défaut aujourd'hui pour comprendre les racines de la politique de Donald Trump. Nous ne disposons, pour le moment, que d'explications partielles, qui ignorent le plus souvent les sources théoriques fondamentales de la pensée-Trump. Or, ces sources sont documentées, connues et accessibles. Mettons-nous au travail, car il est urgent de mesurer les dangers que nous courons : en finir avec toute forme de démocratie, pas seulement la délégation de pouvoir lors des élections, mais aussi un système de santé efficace, de l'instruction publique, de la culture, des bibliothèques et des médiathèques, des théâtres et des transports publics, bref : tout ce dont nous avons réellement besoin. En attendant un véritable travail de fond sur le futur proche made in Trump, ce « guide »-ci n'est pas de la même ampleur que celui d'Arundhati Roy, mais il ne demande qu'à être complété !

Le flou comme stratégie politique

Il est difficile de comprendre la « pensée-Trump » parce qu'elle est… floue. Il est impossible d'avoir un avis définitif sur un président qui affirme vouloir restaurer la puissance américaine par le biais de taxations aux taux parfois stratosphériques (200 % sur les vins français) et qui se ravise quelques jours plus tard. Ou encore qui attaque frontalement le principal fleuron de l'intellocratie états-unienne, Harvard, qui forme la plupart des dirigeants des plus importantes entreprises américaines et globales… dont, a priori, il aura besoin pour « Make America Great Again » !

Ces volte-face supposées ont été théorisées par l'un des principaux inspirateurs de Trump, Curtis Yarvin  [1]. Il s'agit, par une « stratégie du choc » psychosociale, d'anéantir, au moins pour un moment, la réflexion et les réactions potentielles des adversaires, non seulement parce que les décisions prises semblent – ou sont – irrationnelles, mais aussi parce qu'elles sont contradictoires entre elles, ou entre le jour J et J + 2. La cascade de décrets présidentiels  [2] depuis le 20 janvier 2025 a certes pour but d'asseoir le pouvoir de Trump, mais aussi et surtout de produire un effet de sidération tel que beaucoup d'entre nous devenons incapables de démêler les fils de sa stratégie. Le flou s'impose comme un atout politique majeur.

L'équipe Trump utilise sans limite et simultanément plusieurs registres : politique, économie et finances « pures » (qui, de fait, ne le sont plus puisque le discours de Trump ne peut être analysé à l'aune de ses trois aspects uniquement, qui sont toujours mêlés à des considérations relevant d'autres domaines) ; psychopathologie (rendre « les gens » « dingues » et faire glisser l'analyse de sa politique vers le domaine psycho ou sociopathologique  [3], au détriment de la stratégie de domination, politique et militaire) ; théâtre de boulevard (ses prestations scéniques d'ex-star de téléréalité) ; science de la manipulation (Propaganda [4] doit être l'un de ses livres de chevet). Sa stratégie du choc ne se limite donc pas aux domaines économique et militaire, comme cela a pu être le cas lors des années 1970-1980 avec la stratégie du choc mise en œuvre par la CIA et les dictateurs que l'agence contrôlait en Amérique du Sud  [5]. Trump et son équipe y ajoutent bien d'autres épices, qui rendent le plat fort complexe et l'analyse précise tout à fait hasardeuse.

Cependant, lorsque des actes suivent les déclarations du président, nous constatons l'extrémisme de ses orientations politiques et leur brutalité concrète, par exemple lors de la suppression de l'US-AID, l'Agence fédérale américaine d'aide aux pays du Sud. La note envoyée au personnel de l'Agence afin de vider leurs bureaux était rédigée en des termes humiliants, leur accordant quinze minutes, pas une de plus, pour effacer toute trace de leur activité durant des années  [6]. Certes, l'US-AID a souvent été un moyen de camoufler, par le biais d'une aide humanitaire, une politique impérialiste, en fournissant par exemple de la nourriture venue des États-Unis, alors que les pays « aidés » pouvaient la produire eux-mêmes. Dans certains cas pourtant, il est indéniable que l'US-AID a participé au soutien à des populations démunies, et la manière dont ces fonctionnaires ont été renvoyés en dit long sur la volonté de la nouvelle équipe au pouvoir d'utiliser une violence symbolique et réelle du moment qu'elle estime que cela sert ses intérêts. Dans le même ordre d'idées, le 30 avril, aucun représentant républicain ne vote contre l'expulsion d'enfants immigrés mais résidents légaux américains atteints de cancer  [7]

Début mai, l'équipe Trump annonce son intention (ou l'a déjà réalisé ?) de fusionner les fichiers informatiques sur la population américaine, et se dote ainsi d'un outil « numérique-totalitaire » de premier ordre, au-delà de ce que Edward Snowden a dénoncé en 2013. Là encore, le processus d'imposition de sa politique par Trump n'est pas anodin : il révèle en soi une politique de caractère dictatorial et fondamentalement anti-démocratique  [8].

Quant au langage tenu aux Palestiniens de Gaza par Trump sur son réseau Truth Social, il annonce une violence sans limite. Le président des États-Unis leur a promis l'« enfer » si les Gazaouis ne libéraient pas les otages – entretenant bien entendu à dessein la confusion entre le Hamas et la population de Gaza  [9]

Le but : en finir avec la démocratie

Une fois l'effet de sidération dissipé, à nous de nous atteler à comprendre le fond de cette politique. Gageons que le flou de la pensée-Trump ne disparaîtra pas et persistera durant les premiers mois de son mandat, ou même durant la totalité de son passage au pouvoir. Car ses sources d'inspiration sont à l'évidence multiples et, si elles convergent vers un but absolu – en finir avec la démocratie –, les voies que Trump et son équipe suivent pour y parvenir sont parfois contradictoires. Leur ajustement sera laborieux, ou ne se fera pas tant que ces voies antidémocratiques resteront à peu près compatibles entre elles.

Nous ne sommes plus, en 2025, dans la situation de 1981-1993 avec Ronald Reagan et George Bush, dont les mandats ont été largement inspirés par la Fondation Heritage. Ce think tank très conservateur avait publié, lors de la campagne pour la première élection de Ronald Reagan, un ouvrage volumineux, Mandate for Leadership [10] (« Mandat pour le leadership »), qui traçait rien moins qu'un programme « prêt à l'emploi » pour l'administration nouvellement élue. Après avoir œuvré à l'élection de Ronald Reagan (1981-1989) puis celle de George Bush (1989-1993), la Fondation Heritage a pris part à la mise en pratique de leur politique, à tel point que, selon le Washington Post, Mandate for leadership était devenu « une sorte de manuel pour la nouvelle administration  [11] ».

Trump et son équipe ne puisent pas à une seule source, sans doute parce que les théoriciens anti-démocrates explorent de nombreuses pistes pour en finir avec la démocratie  [12]. Car il n'est pas si simple d'en finir avec le système actuel, même s'il est à l'évidence très loin d'une démocratie absolue. La démocratie par représentation telle que nous la connaissons est tellement imparfaite que nous aussi souhaitons passer à autre chose. Certains d'entre nous parleront d'utopie, ou d'anarchie. D'ailleurs, si la pensée-Trump attire tant de nos « camarades », c'est d'abord parce qu'elle attaque un système que nous critiquons nous aussi. Mais les motifs pour lesquels Trump est un adversaire résolu de la démocratie et les fins qu'ils visent n'ont strictement rien à voir avec l'émancipation, l'humanisme, la fin de la domination/soumission, ni même avec l'avenir de cette planète. Ce n'est pas sans raison que, dès son arrivée au pouvoir, Trump a dénoncé l'accord sur le climat, pour ne prendre que ce seul exemple du caractère fascistoïde et anti-écologique du nouveau pouvoir outre-Atlantique.

Quant au principe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », nous ne pouvons que nous étonner de son retour en force : ce qui compte, en politique, n'est pas tant de savoir qui est ennemi de qui  [13], que d'analyser pourquoi et dans quelle perspective. Toute action politique qui se préoccupe d'alliances de circonstance ne peut que tomber dans l'errance de l'opportunisme et favoriser les plus puissants du moment. Aujourd'hui, Trump et les partisans d'un système renforcé de domination et de soumission sont les plus forts, au point qu'il s'attaquent à un système qui perdure depuis deux siècles et quelque dans plusieurs pays du monde. Ne leur servons surtout pas de supplétifs !

De plus, le dynamisme théorique, si l'on peut dire, des inspirateurs de Trump et leur acharnement à penser la mort de la démocratie sont grandement facilités par les soutiens financiers très importants dont ils bénéficient, ce qui leur permet de passer du temps à étudier le fonctionnement de Singapour, de Hong Kong ou de Dubaï afin d'en tirer des idées antidémocratiques structurées – donc parfois difficiles à combattre alors que leur fond de commerce est toujours le même : la fin de la démocratie.

Le rôle particulier de la star Trump

Leurs idées et leurs utopies antidémocratiques s'appuient le plus souvent sur des conceptions tellement éloignées du terrain qu'elles semblent peu crédibles. La force de Trump et le danger qu'il représente repose d'abord sur sa capacité, en tant qu'acteur de son propre rôle, de mettre à exécution des décisions qui auraient dû nous sembler incompatibles avec nos souhaits les plus profonds, mais qui, d'un coup, apparaissent comme aussi crédibles que le reste du système, voire plus crédibles que le néolibéralisme en voie d'effondrement accéléré  [14].

« Acteur de son propre rôle » car Trump incarne un personnage, une sorte de rebelle réactionnaire, proche du peuple des machistes suprémacistes racistes qui ont voté pour lui, mais c'est bien un rôle qu'il joue là. Car si Trump est à coup sûr une star de la télévision, un masculiniste homophobe xénophobe et suprémaciste, etc., il est avant tout un multimilliardaire qui compte bien continuer à amasser des milliards de dollars à titre personnel. Trump est un président richissime, capitaliste, impérialiste, aux idées fascistoïdes, qui incarne paradoxalement un rebelle « issu du peuple ».

« Mettre à exécution des décisions qui auraient dû nous sembler incompatibles avec nos souhaits » est le fond théorique de la stratégie du choc politique, psychologique et sociale, qui déconcerte celles et ceux qui s'intéressent encore à l'avenir. Cette mise à exécution quotidienne de décisions politiques qu'on aurait crues impossibles n'était incompatible qu'avec les idées fausses que certain.e.s d'entre nous se faisaient de la démocratie. Si l'on croit que la démocratie est l'aboutissement logique de siècles et même de millénaires de vie politique, alors on est forcément très déçu et même effrayé par la pensée-Trump au pouvoir. Mais ce système est, de par ses nombreuses contradictions (politiques, écologiques, économiques et financières, sociale y compris sur les terrains de la santé et de l'éducation, culturelles…) au bord de l'effondrement, du moins si l'on en juge par le peu d'enthousiasme que soulèvent la défense de la démocratie ou celle du système productiviste.

Tout se passe comme s'il était quasiment acté que ce système démocratique et néolibéral vit ses dernières années… sans alternative émancipatrice à l'horizon. La pensée-Trump participe à cet hypothétique effondrement prochain, mais pour proposer une politique que nous tâchons de dénoncer ici car elle ne constitue, pas davantage que le système précédent, une voie vers l'émancipation pour laquelle nous luttons.

La technologie et le cybermonde à venir

Les inspirateurs de la pensée-Trump partagent tous la haine de la démocratie et de l'État-providence, mais leurs visions divergent parfois sur quelques points moins essentiels. Cependant, ils se retrouvent sur un axe concret, qui réalise leur unité stratégique : l'avènement d'un cybermonde. L'arrivée de Musk au pouvoir n'est pas anecdotique puisqu'il possède plusieurs des sociétés phares du « Nouvel Âge Digital », comme l'appellent Eric Schmidt et Jared Cohen  [15], ou de « l'Âge de l'Information », selon les termes de James Dale Davidson et lord William Rees-Mogg  [16], les auteurs de The Sovereign Individual, ouvrage préfacé par Peter Thiel, l'un des deux ou trois plus proches conseillers de Trump. Pour les uns comme pour les autres, le monde digital présente une caractérisque déterminante : il permet de s'« émanciper » du monde physique, à commencer par les États-nations et leurs lois bien trop contraignantes à leurs yeux. « Au prochain millénaire [le xxie siècle], avec une part de plus en plus importante des transactions financières se déroulant dans le cyberespace, les individus auront le choix des juridictions où ils s'inscriront. Cela créera une compétition intense pour les tarifs des services gouvernementaux (les taxes qu'ils imposent) sur une base non monopolistique. C'est révolutionnaire  [17] », selon Davidson et Rees-Mogg. Il s'agit de choisir l'espace « digital » auquel nous accepterons, individus souverains que nous serons, de nous affilier. Pour eux, il s'agit d'un « royaume non pas imaginaire, mais réel  [18] ».

Schmidt et Cohen s'attaquent eux aussi au rôle des États  [19], avec l'argument étrange et pourtant central dans leur ouvrage selon lequel la « révolution » et le « terrorisme » pourraient bien avoir raison des États actuels et qu'il faudra donc en venir à un « combat », qu'il faudra gagner, pour la « reconstruction ». Il faut donc créer un monde digital sûr pour les opérations financières et commerciales, et prendre le contrôle de ce cybermonde. Or, ce ne seront pas les États qui devront diriger cet outil de contrôle que constitue l'internet, mais des sociétés privées. Google est bien entendu en première ligne dans cet ordre de bataille du millénaire : « De sérieuses questions subsistent pour des États responsables. Le potentiel de mauvais emploi de ce pouvoir [digital] est terriblement élevé, pour ne rien dire des dangers introduits par l'erreur humaine, les mauvaises données et la simple curiosité. Un système d'information totalement intégré, comportant toutes sortes de données, avec un logiciel interprétant et prévoyant le comportement, et avec des humains qui le contrôlent est peut-être tout simplement trop puissant pour quiconque voudrait le manœuvrer de façon responsable  [20]. » La question est amenée d'une manière très habile : ce sont aux « États responsables » que se pose la question du contrôle du web, donc de l'information, donc de la forme de démocratie qui subsisterait (ou pas) sur le web, et pas à Google ; c'est néanmoins l'entreprise qui a la réponse ! Car les États responsables peuvent, eux, abuser de leur pouvoir, ne serait-ce que du fait d'« erreurs humaines », de « mauvaises données », ou même de la « simple curiosité » d'un fonctionnaire très zélé… L'argument est navrant, mais il fonctionne : nous comprenons que les fonctionnaires sont « en trop », et Trump a commencé à les éliminer.

Tous les inspirateurs de Trump insistent sur l'efficacité du cybermonde, et ils en sont déjà, si l'on peut dire, à chipoter sur des « détails » : qui contrôlera les outils de contrôle ? Les déclarations de l'équipe Trump sur le fichage massif des Américains et le procès intenté à Google en avril 2025  [21] laissent penser qu'une bataille pour le contrôle de l'outil de contrôle ( ! ) est en cours, et sera féroce. Musk l'emportera-t-il ? Ou Google ? Ou un troisième larron ? Quoi qu'il en soit, la nécessité de rendre le monde « efficient » tel que nous annonce l'équipe Trump passe par le web et, donc, par son contrôle absolu. S'échapper du monde physique est déjà une réalité, et la lutte est désormais engagée dans ce cybermonde. Elle ne fait pas de morts comme les guerres terrestres, se réjouissent les auteurs de The Sovereign Individual, mais est-ce pour autant que la « cyberguerre » actuelle n'a pas de traduction « sur terre » ? Bien sûr que oui, répondent Davidson et Rees-Mogg : nous allons connaître une croissance du chômage exponentielle et une concentration de la richesse encore plus forte, tandis que les emplois intéressants se réduiront comme peau de chagrin, la masse de la population n'étant de toute façon constituée, selon eux, que de « losers  [22] ». Une vision de l'avenir parfaitement intolérable.

Vers l'État « minimal » ?

Même s'il n'est jamais cité, c'est un économiste de Harvard, Robert Nozick, qui semble le théoricien du système le plus proche de ce que Trump met en place depuis son accession au pouvoir : aller vers l'État « minimal », car réduit à ses forces de répression. En effet, Trump et Musk, à travers notamment le Department Of Government Efficiency, le DOGE  [23], visent à abaisser le plus possible le nombre de fonctionnaires fédéraux, sauf dans les domaines militaire (armée, CIA…) et policier (FBI et autres « forces de l'ordre », y compris milices privées…). C'est exactement le système que préconise Nozick dans son ouvrage phare, Anarchie, État et utopie [24]. « Mon point de départ, écrit Nozick, étant une défense vigoureuse des droits de l'individu, je prends au sérieux l'idée anarchiste que voici : en gardant le monopole de l'usage de la force et en protégeant tous les ressortissants qui peuplent son territoire, l'État empiète nécessairement sur les droits de l'individu et, à ce titre, il est intrinsèquement immoral  [25]. » Nozick met donc en avant un point de vue moral qui respecte l'individu pour aboutir à un État réduit à sa plus simple expression : la répression. L'individu est au centre, avec pour seul garde-fou ce qu'il faut de maintien de l'ordre pour l'empêcher de violer les droits de quiconque. N'est-ce pas ce qui apparaît comme le plus juste résumé des premiers mois de la présidence Trump ?

Nous ne naviguons plus dans les sphères politiques et économiques du xixe siècle, que ce soit avec le libéralisme d'Adam Smith et sa continuation néolibérale, ou avec le marxisme, ou encore l'anarchisme, même si le terme d'« anarcho-capitalisme » entretient le confusion, alors que l'anarchisme n'a rien à voir avec ces théories qui reposent toutes, d'une manière ou d'une autre, sur un système de domination et d'aliénation  [26].

Nous voguons désormais au cœur de mix théoriques parfois étranges  [27], mais qui « fonctionnent » politiquement parce qu'ils vont forcément apparaître comme séduisants à une part des « déçus de l'État-providence ». Ces déçus sont le principal terreau électoral et, au-delà, populaire, des trumpistes. Ainsi, Davidson et Rees-Mogg écrivent, dans The Sovereign Individual : « Le nouvel individu souverain agira comme les dieux du mythe dans le même environnement physique que le citoyen ordinaire, mais dans un domaine politique distinct. Disposant de ressources beaucoup plus importantes et hors de portée de toute forme de contrainte, l'individu souverain redessinera les gouvernements et reconfigurera les économies au cours du nouveau millénaire. Les implications de ce changement sont pratiquement inimaginables  [28]. » Ce qui, en langage clair et ordinaire, signifie que les États et même les nations vont disparaître au profit d'un cybermonde marqué par la technologie de l'internet, lequel permettra à chacun d'entre nous de « choisir » le mode de gouvernement auquel il voudra s'affilier. Le citoyen deviendra un consommateur d'une politique précise, un peu comme si nous allions au supermarché des systèmes de pouvoir et qu'au rayon « Gouvernement », nous ayons le choix entre plusieurs modèles, comme aujourd'hui, à l'Âge Industriel, nous pouvons choisir notre yaourt au rayon « Produits laitiers »… Ainsi, « … les citoyens dénationalisés ne seront plus des citoyens tels que nous les connaissons aujourd'hui [avant l'an 2000], mais des consommateurs  [29] ».

Contre la modération et le compromis

L'extrémisme de leurs théories est ouvertement revendiqué par certains d'entre eux, comme Yarvin, pour qui « la modération n'est pas une idéologie. Ce n'est pas une opinion. Ce n'est pas une pensée. C'est une absence de pensée  [30] ». Cet extrémisme jusque dans le vocabulaire est une part de la stratégie de déstabilisation et de décrédibilisation des idéologies traditionnelles, notamment du progressisme et du conservatisme, deux familles très larges et unanimement haïes par les inspirateurs de la pensée-Trump. Notons que c'est bien parce que Trump est parvenu à faire croire qu'il n'était pas du tout conservateur qu'il a gagné de larges couches populaires américaines à sa cause. Pourtant, selon des critères politiques standard, la politique de Trump sera rangée du côté réactionnaire et conservateur, mais pour l'électeur moyen, dont le jugement compte seul en l'occurrence, cette politique est surtout en rupture, tant avec le conservatisme qu'avec le progressisme  [31].

Yarvin a aussi l'habileté d'employer un langage adapté à la violence que subissent ou estiment subir les couches populaires trumpistes, lesquelles veulent prendre leur revanche contre, pêle-mêle, les Chicanos, les Noirs, les homosexuels, les personnes trans ou l'establishment. Yarvin déclare par exemple : « … si vous aviez une armée, une armée avec le personnel et l'énergie nécessaires pour parcourir le département d'histoire de Harvard, et tous les autres départements de sciences humaines, et tous les autres départements de sciences humaines dans toutes les universités américaines, et éradiquer le virus de l'esprit communiste progressiste, comme autant d'anticorps, c'est formidable. Ce serait comme du maccarthysme turbo. Ce serait le maccarthysme sous stéroïdes. Imaginez la grandeur de l'Amérique si McCarthy ne s'en prenait pas seulement aux communistes, mais aussi aux libéraux. La Californie serait entièrement composée de surfeuses mariées à des agents de change  [32]. »

Ce lexique, violent et à la limite de la vulgarité, fait écho à des haines tenaces contre Harvard et l'intellocratie, et trouve une prolongation concrète dans la pensée-Trump et, désormais, dans la politique intérieure états-unienne. Mais la brutalité concrète est masquée par une pensée totalement capitaliste, à l'aspect parfaitement logique et qui connaît un développement idéologique majeur avec la pensée-Trump : la nécessité d'accroître les rendements – du capital comme du travail – est en effet d'une logique imparable en système capitaliste. Avec l'apparition de l'« efficiency gouvernementale », la nécessité de la croissance de la rentabilité tous azimuts acquiert une importance cruciale et devient un levier du pouvoir trumpien, au même titre que l'industrie ou l'armée.

Ce qu'est l'« efficiency »

Avant même que Trump arrive au pouvoir, sa réforme la plus médiatisée, outre-Atlantique comme en Europe, a été l'apparition d'un « ministère de l'efficiency gouvernementale », le DOGE, confié à Elon Musk. Les médias le présentent comme l'homme le plus riche du monde, mais là n'est pas l'essentiel pour comprendre son rôle dans la galaxie trumpienne. Avant tout, Musk est un technophile extrémiste, un ultra qui veut conquérir Mars (Space X) et relier la machine à l'humain (Neuralink). Cette « efficience » qu'il met en œuvre est purement technologique et repose sur un projet politique d'asservissement de l'humain à la machine, à laquelle seront confiées nos (anciennes) capacités de décision. À ce niveau, il y a communion parfaite entre les idées des théoriciens de « l'individu souverain » et celles de Musk ou de Yarvin – mais pas de Nozick, ni même de Google qui vise un contrôle absolu des impulsions humaines par le biais de ses algorithmes et de diverses procédures de suggestions de réponses, alors que Musk est adepte d'une sorte de dérive techniciste quasi « psychédélique  [33] ».

« Efficience » et non simple « efficacité », car il ne s'agit pas uniquement d'atteindre un résultat du type « améliorer l'efficacité des services de l'État fédéral » (ou de ce qu'il en restera !), mais plutôt de donner une nouvelle force idéologique au capitalisme. Le but du capitalisme ne doit pas être seulement la production/consommation de biens et de services, ou l'exploitation des ressources et des travailleurs ; le système cherche à rompre avec l'Âge Industriel précédent afin de faire éclore un nouveau monde, un nouvel « Âge », d'après Yarvin et les auteurs de The Sovereign Individual ou de The New Digital Age. Ce monde sera marqué par l'efficience plutôt que la puissance, et sera guidé par cette recherche d'un résultat facilité par la technologie plutôt que par les humains. Seuls les humains parfaitement adaptés au cybermonde et au maniement des écrans, des ordinateurs et des réseaux seront les « élus » du nouvel Âge. Ils représenteraient 5 % de l'humanité selon Davidson et Rees-Mogg : « Au sommet de la société, un petit groupe, peut-être 5 %, composé de travailleurs d'un haut niveau d'éducation et de propriétaires capitalistes, sera l'équivalent, à l'Âge de l'Information, de l'aristocratie terrienne des temps féodaux  [34]. » Cette faible proportion de personnes avantagées par la politique de Trump explique à elle seule pourquoi il peut augmenter les taxes douanières qui vont créer des difficultés pour les Américains les plus pauvres : il ne s'en soucie tout simplement pas. Ce qu'il vise, c'est « libérer » les personnes efficientes des carcans que leur imposait l'État fédéral en tant qu'État-providence.

Cette montée de l'efficience à tous les niveaux est censée compensée la perte de puissance qui n'était due, selon Trump, qu'au nombre trop élevé de fonctionnaires et de personnes sans qualification qui gâchent le travail des 5 % d'entrepreneurs et de travailleurs efficients. Moins de puissance, davantage d'efficience ! Peu importe le sort des fonctionnaires renvoyés dans leurs foyers, du moment que l'efficience de celles et ceux qui travaillent à l'édification du nouveau monde est maximale selon les réalités technologiques du moment.

Bien sûr, il faudra augmenter sans cesse la part de ces conquêtes technologiques et consentir à l'invasion du monde humai, trop humain, par les machines, les écrans, les smartphones, le cloud et les réseaux virtuels ; tous les idéologues de la pensée-Trump convergent sur ce point. Cela va de la capacité offerte par l'« intelligence » artificielle de mener une conversation en chinois sans connaître le moindre mot de cette langue (traduite simultanément à l'oral par des outils technologiques) à la « cyberchirurgie » (des robots remplaçant les chirurgiens humains), des distractions multiples et sans cesse nouvelles proposées sur le web (pour distraire les humains ramenés au rang de serviteurs des robots producteurs) aux nouveaux produits de la cyberfinance, que l'on peut imaginer à l'infini… Il s'agit de penser une nouvelle idéologie « construite par des geeks pour d'autres geeks  [35] », d'après Yarvin.

L'efficience se veut également un mode de protection contre les déviants. Rendre les systèmes inattaquables : tel est le premier palier de l'efficience. Puis empêcher les opposants de nuire en les annihilant purement et simplement. Selon Yarvin, la « monarchie technologique » est la solution  [36]. Ce qui est visé est donc l'abandon total de l'« ancien régime », celui de la production industrielle, pour « l'Âge de l'Information » ou du « capitalisme de surveillance », dirait Shoshana Zuboff  [37], dans lequel chacun étant surveillé et surveillant ses collègues et ses voisins, l'efficience sera le maître mot. Tout devra être pensé en fonction du résultat visé, et ne pas nuire à la collectivité… que chacun se sera choisie.

Là est la pirouette extraordinaire de ces théories « cyber » : c'est grâce au cybermonde, donc au monde virtuel détaché des contraintes terrestres, que chacun pourra être efficient à tout moment, puisqu'ayant fait le libre choix du « type de société », du type de gouvernance, auquel il se sera affilié, comme un consommateur pour une voiture ou un soda, puisque les citoyens dénationalisés seront devenus entre-temps des consommateurs.

Pourtant, l'idée de nation persiste très largement chez Trump, ne serait-ce qu'à travers le slogan qui figure sur l'ouverture du site de la Maison blanche : « America is back ». Nous pouvons supposer qu'il se livre actuellement une lutte entre les diverses théories qui forment le substrat de la pensée-Trump sur ce qu'il faudrait conserver de l'État et, surtout, de la nation. Le modèle de Singapour n'est pas le même que celui des gated communities, par exemple, lesquelles « mitent » un État en créant des zones échappant au droit national et dont les habitants définissent leurs propres droits et devoirs. Et Trump a sans doute conscience qu'il ne peut pas afficher ouvertement qu'il mène une politique pour un clan, les 5 %, et pas pour tous les Américains.

La peur comme moteur politique

La pensée-Trump, dans tous ses avatars, repose largement sur une forme de peur sociale : peur des exclus du nouveau monde qui pourraient pénétrer dans les gated communities (ces quartiers résidentiels sont fort heureusement surveillés et défendus par des milices privées et armées !), peur des gens qui peuvent saboter le web pour les dirigeants de Google, peur des ouvriers qui exploitent les capitalistes ( ! ) pour Davidson et Rees-Mogg  [38].

L'État-providence nous avait assurés que nous n'allions plus mourir de faim  [39] ; au Nouvel Âge digital, ce qui compte est que nous soyons toujours reliés à l'internet – donc à notre capacité à travailler, nous « informer », parler, discuter, faire des rencontres  [40]… Les services secrets de pays étrangers ou les anarchistes comme ceux des Anonymous dans les années 2000 ne veulent que saboter les efforts des dirigeants  [41]… Il faut donc agir contre ces subversifs. Enfin, exit les migrants, boucs émissaires pratiques puisque, s'ils parvenaient jusqu'à nous dans le monde physique, ce ne pourrait être que pour voler, violer et tuer…

La fréquentation des écrits théoriques et la lecture des textes publiés par Trump sur le site de la Maison blanche ou sur son propre réseau social, Truth Social, laisse apparaître le caractère coupé du réel de la pensée-Trump. Si les élucubrations théoriques de tous ces auteurs – qui sont parfois des chefs d'entreprises, comme Eric Schmidt et Jared Cohen, Elon Musk ou Mark Zuckerberg, lui aussi soutien indéfectible de Trump – peuvent sembler un moment crédibles (et effrayantes !), leur réalisation ne résiste pas à l'analyse. Il y a toujours un élément qui ne tient pas, à commencer par cette simple question : que feront-ils de tous ces individus, travailleurs ou pas, qui ne participeront pas à ce cybermonde « efficient », soit parce qu'ils en auront été exclus, soit parce qu'ils ne voudront pas le vivre ? Seront-ils éliminés, comme le souhaitent certains de ces « néofascistes » d'un nouveau type  [42] ? Ou pourront-ils continuer à vivre du moment qu'ils ne troublent ni le cybermonde virtuel, ni les gated communities bien réelles et concrètes et ancrées dans le sol dans lesquelles ces adeptes du nouvel âge du capitalisme se seront réfugiés ?

La politique de Trump à l'égard de la population de Gaza illustre le type d'ultimatum qu'il nous lance – non seulement aux Palestiniens mais aussi à l'ensemble de celles et de ceux qui n'obtempéreraient pas à ses visions d'ordre et de cauchemar : « Si vous ne voulez pas de mon ordre du monde, foutez le camp ! J'ai le pouvoir de vous faire décamper… » C'est le sens profond du message aux Groenlandais : soit ils acceptent d'être achetés par les États-Unis, soit Trump ne répond de rien en ce qui concerne leur avenir… puisque le Groenland est désormais jugé comme une pièce stratégique dans l'échiquier politique nord-américain du fait de la richesse de son sous-sol. Ce type de menace a cependant fait basculer l'élection au Canada fin avril… dans le sens opposé à celui que souhaitait Trump !

Vers la guerre ?

Alors que, dans de nombreux domaines de la politique, la pensée-Trump est suffisamment floue pour bercer d'illusions des foules qui s'informent via les réseaux sociaux ou les ouï-dire, il en est un dans lequel le crash à venir est évident : le ralentissement de l'économie mondiale. Les prévisions du premier organisme mondial de notation financière, Standard & Poors, sont, depuis le mois de mars, alarmistes  [43]. La logique est incontestable : consacrer de plus en plus d'argent à l'armement, comme le demande Trump, aboutira très rapidement à un ralentissement de l'économie capitaliste. D'ailleurs, l'un des historiens de l'économie les plus influents de la pensée-Trump, Frederic C. Lane (1900-1984), affirme dans son article « Economic Consequences of Organized Violence  [44] » que le facteur qui favorise le mieux les performances d'une économie en période de croissance « est la réduction de la proportion des ressources consacrées à l'armée et à la police ».

Paradoxalement, Trump agit dans l'autre direction. Il tente d'imposer aux États de doubler la part de leurs budgets allouée à l'armée : de 2,3 % du PIB mondial à 5 %. Or, ces dépenses sont strictement improductives. Plus exactement, elles ne sont bénéfiques que pour les employés de ces industries, qui ne sont que quelques milliers en France par exemple. Quoi qu'il en soit, les marchandises produites, des armes, n'ont rien à voir avec les autres productions du capitalisme. L'armement n'induit pas d'effets positifs – pour le capitalisme – dans d'autres domaines, comme par exemple un hôpital public de qualité qui soignera plus vite et mieux les travailleurs blessés ou malades qui pourront rejoindre leur poste, ou un réseau ferroviaire efficace et régulier, qui facilitera le transport des marchandises, des travailleurs et des touristes qui vont dépenser leur argent dans les lieux de villégiatures, etc. Les armes, elles, ne font que détruire lorsqu'on s'en sert et deviennent obsolètes très vite si on ne s'en sert pas, car les progrès technologiques en matière d'armement sont extrêmement rapides. Les armes sont donc, comme le pensait Lane, un gouffre économique, qui n'est nécessaire que pour les États qui veulent posséder le monopole de la violence légale sur leur propre sol. Une aberration économique, en réalité, aux conséquences dévastatrices, comme nous le savons.

Ce ralentissement attendu de l'économie mondiale en 2025 et 2026 entraînera une augmentation importante voire énorme du nombre de chômeurs dans le monde entier, et notamment aux États-Unis et dans les pays qui accroîtront considérablement leurs dépenses en armements, comme veut le faire la France. Ces pays se trouveront dans une situation de moins en moins « gérable » : un nombre de chômeurs accru d'un côté (avec l'idée qu'ils ne doivent être indemnisés que le moins possible puisqu'il faut consacrer de l'argent aux armements), donc une baisse de la consommation, donc une contestation sociale à laquelle il sera de plus en plus difficile de mettre un terme, à moins d'aller vers la guerre. Ce sera d'autant plus logique que, précisément, les États auront destiné de plus en plus de fonds à l'achat d'armements. Autant s'en servir, se diront certains…

Une autre composante de la pensée-Trump apparaît ici : son suprémacisme états-unien le conduit à ne pas adopter les « conseils » que lui procurent des organismes typiques du capitalisme néolibéral, comme Standard & Poors. À l'inverse, il s'engage dans une diplomatie qui ressemble davantage à celle des Compagnies des Indes, hollandaise, anglaise et française, à l'âge classique, ou à la politique de la canonière des puissances coloniales en Chine au xixe siècle  [45], qu'aux souhaits des théoriciens du cybermonde ubiquitaire. Ce qui augure de luttes internes dans les cercles dirigeants, lesquelles vont entraîner des secousses sociales, politiques et économiques dans le monde réel qui est le nôtre !

Comment réagir ?

La réaction la plus courante face aux mesures prises par Trump depuis janvier 2025 est de ne pas chercher à comprendre, pour éviter de reconnaître que l'on s'est trompé sur le caractère populaire de ce milliardaire aux cheveux caroténisés. Combien parmi nos « camarades » pensaient que Trump allait arrêter toutes les guerres une fois au pouvoir ? Il devait également abolir la censure afin que nous puissions nous exprimer en toute liberté… mais s'il supprime le déjà maigre pouvoir des fact checkers, c'est pour faciliter la propagande de l'extrême et de l'ultra droites sur les réseaux sociaux  [46] ! Trump fait retirer des bibliothèques publiques des centaines de titres ; il ampute les universités américaines de milliards de dollars de dotations fédérales ; il publie une liste de mots interdits ayant trait à la DEI : « diversité, équité et inclusion » – le premier mot de cette liste est « abortion », « avortement  [47] »…

Une autre réaction consiste à éviter de penser l'avenir : ne surtout pas accepter que la démocratie soit morte – c'est pourtant une évidence si nous considérons la démocratie comme devant aller beaucoup plus loin que la simple délégation de pouvoir lors des élections, même si celles-ci sont tenues régulièrement. De même, la réalité de la folle croissance des budgets militaires mondiaux, + 9,4 % entre 2023 et 2024  [48], devrait nous alerter sur la possibilité réelle d'une guerre prochaine, que les « démocraties » seront incapables d'empêcher puisque voilà bien longtemps que ces régimes n'expriment plus ce qu'est la volonté réelle des citoyens…

Ce « choc Trump » produit également un renouveau dans l'invention et la propagation de théories « subversives » s'appuyant sur des élucubrations pseudo-théoriques subtiles et extrémistes telle que celle qui consiste à dire qu'en attaquant les médias traditionnels, Trump nous libère de leur emprise et que cela nous ouvre la voie pour diffuser nos propres idées, alors que nos moyens de diffusion d'idées émancipatrices et subversives sont, hélas, sans commune mesure avec les appareils adverses (en termes de grands journaux, de chaînes de télévision, de maisons d'édition, de réseaux sociaux…).

Enfin, certains estiment que le trumpisme ne relève que du complot, que le conspirationnisme est la véritable politique de notre temps et Trump le simple avatar d'une antique manière de mener le monde : en cachette ! Pourtant, comme nous le démontrons ici, les sources idéologiques de la pensée-Trump sont parfaitement accessibles et documentées sur le web ; cette simple constatation suffit pour exclure l'idée de quelque complot que ce soit. Tout est documenté ; tout se joue cartes sur table. Nous avons montré ici quelques-uns des conflits qui se déroulent dans le cercle dirigeant états-unien, à travers les errements de la pensée-Trump et l'application, désormais nécessaire puisque leur héraut est le locataire de la Maison blanche, de théories très abstraites à la réalité concrète et quotidienne du pouvoir.

Jusqu'à présent, nous n'avons pas pris la peine de mesurer la puissance idéologique et politique concrète que des moyens financiers extravagants donnent à des individus ultrariches, de Trump et Buffett à Musk, de Schmidt à la famille Rees-Mogg ou à Zuckerberg. Grâce aux finances dont ils disposent, Musk, Trump, Bezos, ou encore les fondateurs de Google, Brin et Page, ont la capacité d'appliquer des théories aussi fumeuses que celles de Yarvin ou d'autres inspirateurs de l'équipe Trump.

Ce rouleau compresseur est peut-être d'une puissance formidable, mais il n'est pas invincible. Comme l'écrit le New York Times : « Imaginez que vous soyez l'employé d'une institution, d'une agence gouvernementale ou d'un cabinet d'avocats qui n'a pas survécu aux décisions de l'administration Trump. Vous n'êtes pas content et devez décider quoi faire. Démissionner en signe de protestation ou par acquis de conscience ? Rester en poste, tête baissée, avec peut-être un emprunt à rembourser ? Ou rester, avec l'intention de lutter de l'intérieur  [49] ? » Ce sont là, exposées brièvement, certaines de solutions qu'il nous reste…

Quelles que soient nos décisions personnelles pour notre propre avenir, nous savons désormais que la pensée-Trump et les orientations actuelles du président des États-Unis reposent sur des visions du monde et du cybermonde tellement détachées du réel qu'elles impliquent de laisser en chemin une part croissante de l'humanité. Dont… nous, sans guère de doute – et nous ne voulons pas de leur monde ! Si leur scénario d'apocalypse  [50] reste certes plausible, il implique cependant des décisions « complémentaires » pour que le cœur de leur projet, son axe principal, vive. Les théoriciens de la pensée-Trump ne sont que de purs théoriciens, et même si certains d'entre eux traduisent leurs visions stratégiques dans les entreprises qu'ils dirigent, la tâche assignée à Trump est d'une autre ampleur. Il ne s'agit plus de mener une entreprise globale dans le cybermonde et de la détacher de toute entrave terrestre – ce qu'Amazon, Uber et Facebook ont réussi dans leurs propres domaines, et que Google était en passe d'accomplir dans le sien avant les nouveaux rebondissements liés à son procès. De même, Tesla et Space X, malgré tous leurs atouts, n'ont peut-être pas gagné leurs paris… Il s'agit de se détacher des liens simplement terrestres tout en… restant humains, trop humains.

En dernière analyse, ni Musk ni Trump ne sont des cybernanthropes, et nous pouvons être certains qu'ils ne le deviendront pas. Seules restent alors l'oppression et la violence dont ils ont besoin pour croire encore en leurs délires de mégalomanes fascistes. À nous de les expliciter, de les dénoncer, et de faire valoir nos utopies comme seules solutions pour un avenir non oppressif, libre et émancipé. Loin de tous les fascismes, et où le soleil, au lieu d'être vert, réchauffera juste ce qu'il faut cette planète…

Élisée Personne
groupe.huko at autistici.org
7 mai 2025


[1] Voir notamment, sur le web et publiés sous le pseudonyme de Mencius Moldbug : A Formalist Manifesto (2007), How Dawkins Got Pwned (2007) avec le chapitre « L'Âge du démocide », Patchwork. A Political System for the 21st Century (2008), A Gentle Introduction to Unqualified Reservations (2009) et Technology, communism and the Brown Scare (2013). L'ensemble de ces textes et d'autres sont accessibles via l'ancien site de Yarvin : www.unqualified-reservations.org/> . Voir également : www.aiu.edu/blog/the-new-monarchy-t...> .

[2] Voir le site whitehouse.gov, qui en donne le détail. Sur ce site, après la page d'accueil, si l'on clique sur « Executive Actions », on arrive directement sur « Presidential Actions ». Ce glissement sémantique, de l'« exécutif » au « présidentiel », n'est pas innocent. Aux États-Unis, si le pouvoir du Président est très important (y compris grâce à son droit de veto), il est pourtant partagé avec le gouvernement. Dans le « système trumpien », tout se passe comme si les ministres (secretaries) n'étaient que des bras du président, qui est le seul à penser et à prendre des décisions. D'où ce glissemement : « exécutif ⇔ présidentiel ».

[3] Ce ne serait pas sa politique qui serait « folle » mais l'individu Trump lui-même…

[4] Propaganda. Comment manipuler l'opinion en démocratie, Edward Louis Bernays, Zones, 2007 (texte de 1928).

[5] Voir Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2013.

[6] En voici des extraits : « Ce mercredi, jeudi et vendredi SEULEMENT – du 12 au 14 mars 2025 –, le personnel de l'US-AID pourra venir récupérer ses effets personnels à la date et à l'heure indiquées. [...] Tous les membres du personnel et leurs biens seront soumis à un contrôle par magnétomètre et par machine à rayons X. Les membres du personnel seront ensuite escortés jusqu'à leur espace de travail, où ils pourront récupérer leurs effets personnels. Les membres du personnel disposeront de 15 minutes pour effectuer cette opération et devront l'avoir terminée dans le créneau horaire qui leur est accordé [...]. Le personnel DOIT apporter ses propres boîtes, sacs, ruban adhésif et/ou autres contenants pour retirer ses effets personnels ; ces articles ne seront pas fournis. » Les capitales et le gras sont du site de l'US-AID : www.usaid.gov&gt ; .

[7] Voir reddit.com/r/50501/comments/1kd6k40...> .

[8] Voir par exemple theconversation.com/doges-ai-survei...> ou encore www.americanprogress.org/article/do...> et les nombreux développements en la matière…

[9] Le 5 mars, Trump postait sur Truth Social : « Shalom Hamas, ce qui signifie bonjour et au revoir – vous pouvez choisir. Libérez tous les otages maintenant, pas plus tard, et rendez immédiatement tous les cadavres des personnes que vous avez assassinées, sinon c'est fini pour vous. Je m'adresse également à la population de Gaza : un bel avenir vous attend, mais pas si vous retenez des otages. Si vous le faites, vous êtes morts. Prenez une décision intelligente. Libérez les otages maintenant, ou il y aura de l'ENFER À PAYER PLUS TARD. » (C'est nous qui traduisons.) Le style est lamentable ; les capitales sont de Trump. Douze jours plus tard, la menace est mise à exécution : plus de 400 personnes ont été assassinées par les frappes aériennes de l'armée israélienne à Gaza. Voir https://truthsocial.com/> .

[10] Pour notre part, nous avons pu lire intégralement Mandate for Leadership III. Policy Strategies for the 1990s, éd. Charles L. Heatherly et Burton Yale Pines, The Heritage Foundation, 1989, un ouvrage de 927 pages, qui traçait la politique qu'allait effectivement suivre George Bush (1989-1993).

[11] Voir sur le site web du Washington Post, washingtonpost.com/archive/politics...> , ou encore washingtonpost.com/us-policy/2022/0...> , ainsi que Mandate for Leadership III. Policy Strategies for the 1990s, 1989, 927 p., ou l'article de Clément Sénéchal dans Cités, n° 3-4, 2011, disponible sur cairn.info/revue-cites-2011-3-page-...> (sites consultés le 29 avril 2025).

[12] Lire au sujet de ces différentes théories : Le Capitalisme de l'apocalypse ou le rêve d'un monde sans démocratie, Quinn Slobodian, Le Seuil, 2025.

[13] Cette manière de « faire de la politique » a été théorisée par Carl Schmitt, l'un des principaux idéologues du nazisme, dont les idées, ce n'est pas un hasard, opèrent un retour en force et sont l'une des sources des inspirateurs de Trump. Les ouvrages de Schmitt sont pour beaucoup disponibles, et on peut les lire avec des pincettes, en ayant toujours à l'esprit les politiques auxquelles ils ont servi et servent encore.

[14] Car il est devenu difficile de soutenir que le système capitaliste, sous sa forme néolibérale a encore un avenir. Soit c'est tout le capitalisme qui s'effondrera, soit c'est la forme néolibérale qui disparaît. La seconde option semble en cours de réalisation, et Trump y participe… pour conserver le capitalisme en tant que tel !

[15] Eric Schmidt, Jared Cohen, The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business (« Le Nouvel Âge digital. Refaçonner le futur des peuples, des nations et des affaires »), New York, Knopf, 2013.

[16] Publié par Touchstone Books, première édition en 1997, nouvelle édition en 2020 préfacée par Peter Thiel, conseiller de la garde rapprochée de Trump.

[17] The Sovereign Individual, p. 195.

[18] Idem, p. 197. En réalité, selon Davidson et Rees Mogg, seuls 5 % des « individus souverains » sont concernés. Les autres ne sont pas assez qualifiés pour participer au cybermonde. Nous revenons plus bas sur leur vision archi-inégalitaire, revendiquée, de la société.

[19] Voir Philippe Godard, Le Pouvoir selon Google, éditions du Monde libertaire, 2024.

[20] The New Digital Age, p. 176.

[21] Voir par exemple https://basta.media/amendes-et-pour...> ou www.frandroid.com/marques/google/26...> .

[22] Voir « The End of Egalitarian Economics : The Revolution in Earnings in a World Without Jobs » (« La fin de l'économie égalitaire : La révolution des revenus dans un monde sans emplois »), p. 225-257 de The Sovereign Individual, et theguardian.com/books/2018/nov/09/m...> .

[23] Voir Élisée Personne : À propos du futur DOGE lundi.am/A-propos-du-futur-DOGE-min...> .

[24] Publié par les Presses Universitaires de France.

[25] Anarchie, État et utopie., p. 11.

[26] Voir Le Monde libertaire, mai 2025, n° 1872, le dossier « Ni Dieu ni maître », et p. 26-27, « Insurrection et tension vers l'utopie ! »

[27] Yarvin revendique une fascination pour la science-fiction, et Neuromancien, le roman de William Gibson qui a fondé le cyberpunk et qui est un chef-d'œuvre de paranoïa politique, est aussi un livre de chevet de beaucoup de ces auteurs.

[28] Page 20 : « The new Sovereign Individual will operate like the gods of myth in the same physical environment as the ordinary, subject citizen, but in a separate realm politically. Commanding vastly greater resources and beyond the reach of many forms of compulsion, the Sovereign Individual will redesign governments and reconfigure economies in the new millenium. The full implication of this change are all but unimaginable. » (C'est nous qui traduisons, l'ouvrage étant non traduit en français).

[29] The Sovereign Individual, p. 28.

[30] Dans son Formalist Manifesto de 2007.

[31] Pour affiner cette idée, il sera utile de lire Le Monde confisqué, d'Arnaud Orain, Flammarion, 2025. Parmi les idées très stimulantes qu'expose cet ouvrage, on remarquera que la comparaison de la politique de Trump avec celle de la Compagnie hollandaise des Indes du xviie siècle est saisissante : importance cruciale de la construction navale ; brutalité sans limite par rapport aux « nouveaux territoires » (par exemple avec l'annonce de sa volonté d'acheter le Groenland et d'annexer le Canada) ; protection militaire des convois maritimes commerciaux, qui deviennent eux-mêmes des armes de guerre (désormais, des porte-conteneurs sont armés !), etc.

[32] Voir graymirror.substack.com/p/harvard-t...> . Ce texte date du 16 avril 2025… au moment où Trump vise à déstabiliser et décrédibiliser Harvard.

[33] Musk reconnaît utiliser des drogues, et notamment de la kétanine et d'autres psychotropes, pour stimuler sa pensée : «
How the American Right Learned to Love Psychedelics », New York Times, 28 avril 2025.

[34] The Sovereign Individual, p. 227. Les auteurs se réfèrent au Moyen Âge, et estiment que l'inégalité au xxie siècle n'aura jamais été aussi forte que depuis le… xiie siècle.

[35] A Formalist Manifesto, p. 5.

[36] Voir https://www.aiu.edu/blog/the-new-mo...> , un entretien du 31 janvier 2025.

[37] Voir L'Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.

[38] Voir leur chapitre « The Megapolitics of the Information Age. The Triumph of Efficiency over Power », p. 153 et suivantes. Cette idée de l'exploitation des capitalistes par leurs employés est reprise tout au long de la seconde partie de leur ouvrage.

[39] … mais d'ennui, diraient les situationnistes et notamment Raoul Vaneigem !

[40] Décidément, le premier volet de Matrix était visionnaire !

[41] Telle est en effet l'une des thèses développées dans The New Digital Age.

[42] C'est ce qu'annonçait le « gourou » du mouvement italien Cinque Stelle, Gianroberto Casaleggio (1954-2016). À bien des égards, le Cinque Stelle annonçait certaines des illuminations stratégiques et stratosphériques du cybermonde de la pensée-Trump.

[43] Voir www.spglobal.com/market-intelligenc...> .

[44] « Conséquences économiques de la violence organisée » - ce dernier mot étant à interpréter comme « violence d'État ». Article paru dans le Journal of Economic History, vol. 18, n° 4, 1958.

[45] Voir Le Monde confisqué, d'Arnaud Orain, déjà cité, qui accrédite cette thèse de manière magistrale.

[46] Voir Résister !, Salomé Saqué, Payot, 2025, et Pop fascisme. Comment l'extrême droite a gagné la bataille culturelle en ligne, Pierre Plottu, Maxime Macé, Divergences, 2024.

[47] Voir la liste complète sur pen.org/banned-words-list/> .

[48] Voir le SIPRI, , et Philippe Godard, La Paix !, Le Calicot, 2025.

[49] Web édition du vendredi 2 mai 2025.

[50] Pour reprendre le titre de Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l'apocalypse, déjà cité.

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