06.07.2025 à 14:05
Vinod Balasubramaniam, Associate Professor (Molecular Virology), Monash University
Début juillet 2025, un quinquagénaire australien vivant en Nouvelle-Galles du Sud est mort des conséquences d’une contamination par un lyssavirus, et ce plusieurs mois après avoir été mordu par une chauve-souris.
Ce décès porte à quatre le nombre de cas humains d’infection connus depuis la découverte du virus responsable, le lyssavirus austral (Lyssavirus australis, aussi appelé « australian bat lyssavirus » ou ABLV), dans la région du Queensland, en 1996. À l’époque, il avait été isolé dans une chauve-souris frugivore, le renard volant noir (Pteropus alecto). Ce nouveau cas est également le premier cas humain confirmé Nouvelle-Galles du Sud.
Que faut-il savoir de ce genre de virus, dont certains membres circulent aussi en Europe ? Que faire en cas de contact avec une chauve-souris ? Les réponses.
Le lyssavirus austral, qui infecte principalement les chauves-souris (chiroptères) australiennes, appartient à la famille des Rhabdoviridae, laquelle compte aussi parmi ses membres le virus de la rage.
En Australie, les données de surveillance suggèrent que moins de 1 % des chauves-souris en bonne santé sont porteuses de ce virus. La prévalence atteint en revanche 5 à 10 % chez les individus malades ou blessés. L’infection est souvent asymptomatique, même si certains chiroptères présentent parfois des symptômes neurologiques tels que désorientation, agressivité, spasmes musculaires et paralysie. Il arrive aussi que les individus contaminés par ce genre de virus en meurent.
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Ce lyssavirus a déjà été isolé dans des individus appartenant aux quatre espèces de renards volants du continent (Pteropus alecto, P. poliocephalus, P. scapulatus et P. conspicillatus) ainsi que chez une espèce de micro-chauve-souris, la roussette à ventre jaune (Saccolaimus flaviventris). Des données sérologiques (recherche d’anticorps dirigés contre ce virus dans le sang de chauve-souris, ce qui constitue la preuve d’une infection) suggèrent que d’autres micro-espèces pourraient également y être sensibles.
Il convient donc de faire preuve de prudence, et de considérer que toutes les espèces de chauves-souris australiennes sont potentiellement porteuses du lyssavirus.
Contrairement à la rage, qui est à l’origine d’environ 59 000 décès humains par an, principalement en Afrique et en Asie, l’infection humaine par le lyssavirus des chauves-souris australiennes reste extrêmement rare.
Il faut souligner que si ce lyssavirus est propre à l’Australie, d’autres lyssavirus, tels que les lyssavirus des chauves-souris européennes (« European bat lyssaviruses » ou EBLVs types 1 et 2), circulent également. Ils ont eux aussi déjà été à l’origine d’infections humaines, quoique très occasionnellement (des lyssavirus de chauve-souris circulent également sur les autres continents : Amérique du Nord et du Sud, Asie, Afrique ; si les cas humains identifiés sont rares, selon l’Organisation mondiale de la Santé leur nombre pourrait être sous-estimé en raison des limitations en matière de surveillance et de caractérisation de ces virus, ndlr).
La transmission du virus à l’être humain se fait par contact direct avec la salive de chauves-souris infectées, via des morsures, des griffures ou lorsque la peau est lésée. L’exposition au virus peut également se produire lorsque ladite salive entre en contact avec les muqueuses (yeux, nez, bouche).
L’exposition aux déjections, à l’urine, ou au sang de chauves-souris infectées ne fait en revanche pas courir de risque d’infection par ce virus. Le simple fait de se trouver à proximité des lieux où gîtent les chauves-souris ne constitue pas non plus un danger.
En cas de contamination par le lyssavirus, la période d’incubation peut varier de quelques semaines à plus de deux ans. Durant cette phase asymptomatique (sans symptôme), le virus migre lentement le long des nerfs vers le cerveau.
Si le traitement est administré pendant cette phase d’incubation, il est capable de prévenir l’apparition de la maladie. En revanche, si l’intervention est trop tardive (après la survenue des premiers symptômes), l’issue est toujours fatale. En effet, une fois déclarée, la maladie est incurable, comme dans le cas de la rage.
La symptomatologie humaine de l’infection à lyssavirus ressemble d’ailleurs beaucoup à celle de la rage. Les premiers signes de la maladie sont des symptômes grippaux (fièvre, maux de tête, fatigue). L’affection évolue ensuite rapidement, se transformant en une atteinte neurologique grave qui se traduit par une paralysie, un délire, des convulsions et une perte de connaissance. Le décès survient généralement une à deux semaines après l’apparition des premiers symptômes.
Les quatre cas humains recensés en Australie – trois dans le Queensland (en 1996, 1998 et 2013) auquel s’ajoute le récent cas survenu en Nouvelles-Galles du Sud – se sont tous soldés par le décès des personnes infectées.
Lorsqu’une contamination par un lyssavirus est suspectée, la prise en charge médicale intervient rapidement. Elle consiste en l’administration d’une prophylaxie post-exposition combinant immunoglobulines (anticorps) antirabiques et vaccin antirabique.
Ce traitement est très efficace s’il est initié promptement – idéalement dans les 48 heures et au plus tard sept jours après l’exposition, autrement dit avant que le virus n’atteigne le système nerveux central.
En revanche, comme mentionné précédemment, à l’heure actuelle, il n’existe aucune thérapie une fois les symptômes déclarés.
Les recherches menées ces dernières années sur des anticorps monoclonaux semblent ouvrir des perspectives intéressantes, mais les traitements qui pourraient en découler ne sont pas encore disponibles.
Une vaccination antirabique préexposition (trois injections réparties sur un mois) est recommandée pour les populations à haut risque : vétérinaires, soigneurs animaliers, personnes travaillant à la réintroduction de spécimens de faune sauvage et personnels de laboratoire manipulant des lyssavirus.
En ce qui concerne le grand public, les campagnes d’information sont essentielles pour réduire les interactions à risque, notamment dans les zones fréquentées par les chauves-souris. Il est crucial d’éviter tout contact direct avec les chauves-souris. Seuls des professionnels formés et vaccinés, comme les soigneurs ou les vétérinaires, doivent manipuler ces animaux.
En cas de morsure ou de griffure, il est impératif d’agir sans délai : il faut nettoyer abondamment la plaie à l’eau et au savon pendant au moins 15 minutes, appliquer un antiseptique (par exemple une solution de bétadine) et consulter un médecin de toute urgence.
Le tragique décès survenu en Nouvelles-Galles du Sud nous rappelle que, même si les infections par des lyssavirus de chauve-souris demeurent rarissimes, elles constituent une sérieuse menace. Il convient donc de renforcer la sensibilisation du public et d’assurer la vaccination des individus à risque, tout en poursuivant la surveillance des populations de chauves-souris ainsi que la recherche de nouveaux traitements.
Vinod Balasubramaniam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.07.2025 à 09:54
Marianne BLIDON, MCF-HDR en démographie et sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Mathilde Kiening, Post-doctorante Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Alors que les droits des personnes LGBTQ+ sont remis en cause dans plusieurs pays européens et aux États-Unis, une étude menée dans le cadre du projet européen RESIST documente l’ampleur et la diversité des violences « anti-genre », leurs effets durables sur les vies et les corps, ainsi que les formes de résistance qu’elles suscitent. Ces attaques ne relèvent pas d’un simple débat d’idées : elles constituent des atteintes aux droits fondamentaux des personnes et aux valeurs démocratiques.
Le mois des fiertés 2025 s’est achevé en juin dans un contexte de remise en cause et d’atteintes aux droits des personnes LGBTQ+ en Europe et dans le monde. Dans plusieurs pays européens, les marches ont été entravées, voire interdites. L’InterLGBT qui a organisé la marche de Paris a affronté une vive polémique et s’est vue retirer ses subventions régionales.
Ces situations, loin d’être marginales, s’inscrivent plus largement dans un contexte politique de remise en cause des droits des personnes queer et trans.
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C’est le cas notamment aux États-Unis où, depuis son élection, Donald Trump a enchaîné les discours et les mesures anti-trans, comme leur exclusion de l’armée ou au Royaume-Uni où la Cour suprême a estimé que c’est le sexe biologique – et non le genre – qui définit une femme en droit. Elles illustrent une tendance de fond analysée dans le cadre du projet de recherche européen RESIST.
Ce projet, qui a débuté en 2022 et prendra fin en 2026, analyse les discours, les mobilisations et politiques dits « anti-genre », ainsi que leurs effets sur les trajectoires, les droits et les conditions de vie des personnes ciblées – en particulier les féministes et les personnes LGBTQ+.
Le terme « anti-genre » désigne ici un ensemble d’actions convergentes – prises de parole publiques, réformes législatives, décisions judiciaires, campagnes médiatiques ou mobilisations militantes – qui s’opposent à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre, souvent au nom d’une prétendue défense de la famille, des traditions ou de la nation.
L’étude repose sur une enquête conduite auprès de 254 personnes, soit 36 groupes de discussion et 104 entretiens individuels. Menée dans huit pays européens, mais aussi auprès d’un groupe de personnes originaires de Turquie vivant en exil en Europe, elle permet de couvrir divers contextes européens.
Certains sont marqués par une forte institutionnalisation des politiques « anti-genre » (comme en Pologne ou en Biélorussie), d’autres par des formes plus diffuses ou controversées (comme en France, en Allemagne ou en Suisse), et d’autres encore par des politiques en transformation ou en redéfinition (comme en Espagne, en Grèce ou en Irlande). En France, par exemple, ces dynamiques diffuses se traduisent par des prises de position publiques contre le prétendu « wokisme » à l’université, par le ciblage d’institutions culturelles accueillant des artistes drag.
Dans l’étude, les effets des violences sont appréhendés à partir de leurs conséquences sur les individus : sentiment d’insécurité, autocensure, isolement, obstacles à l’accès aux soins ou aux droits, réorientations professionnelles ou militantes, exil. Il s’agit de comprendre comment un climat discursif hostile – tel qu’il est perçu et décrit par les participantes et participants lors des entretiens et des groupes de discussion – et un répertoire d’actions violentes – également restitué à travers leurs récits et de leur rupture biographique – peuvent produire des effets matériels, émotionnels et sociaux, qui transforment profondément les conditions d’existence des personnes concernées.
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Ces données qualitatives permettent de mieux comprendre ce que documente également l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, à travers une vaste enquête menée en 2023 auprès de plus de 100 000 personnes LGBTQ+ en Europe. Ce rapport souligne une augmentation inquiétante des discriminations, du harcèlement et de la violence. En Pologne, par exemple, 58 % des répondants ont été harcelés au moins une fois durant l’année précédent l’enquête. En Hongrie, 39 % évitent souvent ou toujours certains lieux par crainte d’une agression. Globalement, plus d’une personne sur trois déclare avoir été victime de discrimination en raison de son identité, plus d’une sur 10 a subi des violences au cours des 5 années précédant l’enquête, soit un peu plus qu’en 2019.
En Biélorussie, bien que les données quantitatives soient limitées, les ONG internationales alertent sur un climat de plus en plus répressif à l’égard des personnes LGBTQ+. Dans un contexte autoritaire, les témoignages recueillis par les organisations de défense des droits humains font état d’arrestations arbitraires, d’intimidations policières et d’un isolement social aggravé, notamment pour les militants et les jeunes LGBTQ+.
Loin de relever d’un simple désaccord d’opinion, les violences « anti-genre » participent d’un continuum allant de l’effacement discursif des personnes à leur anéantissement physique. Un des participants, qui accompagne des personnes trans et qui est lui-même trans, remarque « vous effacez le concept, vous effacez les gens ».
La déshumanisation (chosification, animalisation…) semble constituer un élément central des expériences des personnes ciblées par les mouvements et les discours « anti-genre ». Le déni d’existence est omniprésent concernant les personnes trans, dans toutes les études de cas, en particulier les personnes trans et racisées.
En France, Jake, un homme trans, témoigne :
« J’ai été agressé dans la rue deux ou trois fois. Pas tabassé, mais frappé. ‘Sale pédé’, comme ça, en passant ».
En France, 30 personnes ont été interrogées, parmi lesquelles des journalistes, universitaires, professionnels de santé ou activistes. Ces personnes ont été choisies du fait de leurs engagements, de leur visibilité ou de leur identité pour lesquels elles avaient été publiquement ciblées dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public.
Plus des deux tiers d’entre elles ont rapporté des insultes en raison de leurs engagements, de leur identité sexuelle ou de genre. La moitié ont été publiquement menacées. Deux ont reçu des menaces de mort à leur domicile. Ces atteintes peuvent avoir lieu en ligne, mais aussi sur le lieu de travail ou au domicile. Elles touchent non seulement les personnes LGBTQ+, mais aussi celles et ceux qui les soutiennent ou œuvrent pour leurs droits. Ces chiffres sont plus élevés que les données d’autres études mais ils s’expliquent par la visibilité publique et les engagements des personnes interrogées dans l’enquête.
Des locaux professionnels ou associatifs ont aussi été vandalisés, recouverts de slogans haineux. Des campagnes de harcèlement numérique exposent les données personnelles d’activistes, parfois compilées sur des listes.
Si ces pratiques d’intimidation ne sont pas nouvelles, elles tendent à augmenter et à prendre des formes renouvelées avec l’usage des réseaux sociaux. Au total, en 2024, ce sont 4 800 infractions anti-LGBT+ – 3 500 crimes ou délits et 1 800 contraventions – qui ont été enregistrées par les services de police et de gendarmerie en France – une hausse de 15 % par rapport à 2016.
Le rapport met en évidence les conséquences, loin d’être abstraites, qui marquent les corps, les esprits et les trajectoires de vie. Les violences « anti-genre » produisent ainsi des effets durables sur la santé mentale, la vie sociale, les parcours professionnels des personnes qui en sont les cibles. Les effets décrits par les participants et participantes sont multiples et souvent cumulatifs.
Concernant la santé mentale, beaucoup évoquent des maux tels qu’anxiété, hypervigilance, troubles du sommeil, dépressions, pensées ou passages à l’acte suicidaires.
Un participant, qui accompagne des personnes trans dont plusieurs ont été assassinées ou se sont suicidées, nous confie :
« La réalité de la mort m’épuise ».
Face à ces violences, certaines personnes adoptent des stratégies d’évitement qui bouleversent leur quotidien : ne plus fréquenter des lieux, renoncer à des activités sociales, changer d’itinéraire ou réduire ses déplacements, masquer son identité ou son engagement, se retirer des réseaux sociaux, envisager un départ à l’étranger…
Les conséquences se traduisent également au plan professionnel : pertes d’emploi, empêchements à enseigner ou à candidater. Ces atteintes compromettent les conditions matérielles d’existence, rendant certaines vies littéralement invivables.
Face à ces situations, si certaines se retirent de la vie publique et renoncent à leurs engagements, d’autres les renforcent. À rebours des injonctions à la discrétion, des personnes vont d’autant plus revendiquer leur identité. Un participant trans, agressé à plusieurs reprises dans les rues de Paris, affirme :
« Je refuse de ne pas exister. Je refuse de laisser mon identité être effacée ».
Dans un contexte où le simple fait d’être trans ou queer peut déclencher haine ou violence, affirmer son existence devient un acte profondément politique.
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Le soutien communautaire est une autre forme de résistance. Une participante, fréquemment harcelée en ligne du fait de ses prises de positions féministes publiques, note :
« La vague de soutien arrive de plus en plus vite. Elle dépasse parfois la haine ».
Ce soutien – en ligne, dans l’espace public ou à travers les espaces militants – permet de rompre l’isolement, de contenir les effets psychiques de la violence et de produire des formes de réparation collective.
Les résistances prennent ainsi des formes multiples : mobilisations, campagnes de sensibilisation, création d’espaces d’éducation ou de militantisme…
Ce que documente le projet RESIST, c’est que ces discours et ces mobilisations « anti-genre » ne s’inscrivent pas dans un débat d’idées. Il s’agit d’un répertoire d’actions qui porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes, parmi lesquels le droit à la sécurité, à l’intégrité physique et psychique, à la dignité, à la liberté individuelle et à la protection des droits fondamentaux de la personne.
Comme nous l’avons vu, ces violences ne sont pas marginales. Elles sont portées non seulement par des acteurs d’extrême droite, mais peuvent aussi l’être par des responsables politiques, des médias ou des institutions publiques. Elles ne relèvent pas de la liberté d’opinion, mais de la discrimination, de l’intimidation et de l’exclusion.
Elles doivent dès lors appeler une réponse juridique, sociale et politique en France comme en Europe. Et surtout, une vigilance collective, pour reconnaître les atteintes et garantir à toutes et tous la possibilité d’exister en toute sécurité.
Cet article a été rédigé dans le cadre du projet RESIST (https://theresistproject.eu/) cofinancé par l'Union européenne (HORIZON no. 101060749).
Mathilde Kiening ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.07.2025 à 09:53
Marion Gaillard, Historienne, spécialiste des relations franco-allemandes et des questions européennes, Sciences Po
Le cinéma et les séries ne se sont pas – encore – beaucoup emparés de ce sujet multiforme qu’est le fonctionnement de l’Union européenne. La récente sortie de la saison 4 de Parlement, qui se déroule comme son nom l’indique dans les coulisses des institutions de Bruxelles et de Strasbourg, est l’occasion de rappeler à quel point la fiction, sans tomber dans la propagande béate, a un rôle clé dans la familiarisation des citoyens des pays de l’UE avec l’organisation qui rassemble aujourd’hui 27 États du continent.
Samy est de retour ! Depuis le 7 mai 2025, la saison 4 de la série Parlement est accessible sur france.tv. Les fidèles de cette fiction déjantée peuvent enfin retrouver avec délice leur héros et se replonger dans les arcanes du processus décisionnel bruxellois.
Alors que l’UE est souvent mal comprise ou ignorée de ses citoyens, il est urgent que les scénaristes et les producteurs s’en saisissent pour la faire entrer dans la vie des Européens par le biais de la culture de masse. D’autant que ses péripéties mais aussi la puissance symbolique de la réconciliation de pays si longtemps ennemis en font un sujet à haut potentiel pour des films ou des séries grand public. Pourtant, à quelques exceptions près, rares étaient jusqu’alors les fictions sur la construction européenne. Et voilà qu’en avril 2020, en plein confinement, apparaît un OVNI audiovisuel : une série dont le sujet principal est la vie interne du Parlement européen. Pari risqué, le projet est pourtant une réussite qui se traduit par la réalisation de trois autres saisons.
On y suit les tribulations d’un jeune assistant parlementaire français, Samy, qui arrive à Bruxelles pour travailler auprès d’un député européen, français lui aussi, Michel Specklin. Complètement perdu au départ dans les arcanes de cette institution dont il ne maîtrise ni le fonctionnement ni les codes, Samy ne peut pas compter sur son « chef », tout autant perdu que lui et totalement incompétent.
Ce parti pris initial a d’ailleurs fait l’objet de critiques pointant la vision négative qui ressortirait ainsi du personnel politique de l’Union européenne. Mais, en réalité, la série opte pour une approche presque ubuesque qui lui permet d’être drôle et accessible, tout en étant très précise sur le fonctionnement institutionnel de l’UE. Elle décrit avec beaucoup de sérieux le processus décisionnel, le travail parlementaire, mais aussi les jeux de pouvoir, les alliances et les tractations entre institutions et entre partis ou encore le poids des lobbies.
Il ne s’agit donc pas de donner une vision idyllique de l’UE mais d’en montrer le fonctionnement dans ce qu’il a de positif – une démocratie transnationale en action largement fondée sur la recherche du dialogue et du compromis –, mais aussi dans ce qu’il a de moins reluisant.
Ainsi, la série offre à la fois un fond tout à fait solide et un réel divertissement, tant par ses dialogues et ses situations proches du comique de l’absurde que par son format de 10 épisodes d’une demi-heure par saison.
La première saison réserve quelques scènes croquignolesques avec la députée conservatrice pro-Brexit, caricaturale dans sa stupidité, et son assistante parlementaire, Rose, jeune Britannique affligée par la nullité crasse de sa patronne. On croise également plusieurs autres personnages récurrents, comme Ingeborg Becker, conseillère politique allemande calculatrice dont le monologue fustigeant chaque pays de l’Union dans l’épisode 9 de la saison 1 est devenu une référence, ou encore Eamon, administrateur du Parlement, incarnant par sa froideur et son flegme la technocratie européenne, certes distante mais compétente.
On retrouve sans doute dans ce fonctionnaire tout ce qu’avait en tête Jean Monnet quand il voulait promouvoir au sein des Communautés une légitimité de l’expertise, neutre et « sachante », capable de transcender les désaccords entre États et entre tendances politiques pour tendre vers l’intérêt général. Eamon incarne parfaitement dans la série les avantages d’une telle administration, sans pour autant en occulter les inconvénients.
Au milieu de toute cette galerie de portraits archétypaux à dessein, le personnage de Samy évolue au fil des épisodes et des saisons, apprend à connaître non seulement les ressorts du fonctionnement du Parlement, mais aussi de la Commission et du Conseil, ainsi que les travers de la vie politique. Au départ véritable Candide à Bruxelles, il devient beaucoup plus aguerri, au risque de s’éloigner parfois de ses principes. Métaphore tellement actuelle sur le milieu politique, voire sur l’UE elle-même.
Parlement fait ainsi voyager ses téléspectateurs au sein du triangle institutionnel européen et fait œuvre utile de pédagogie. L’UE semble lointaine, désincarnée, complexe. Il est donc fondamental de la faire connaître, certes par des programmes scolaires enrichis, par des campagnes de communication publique, mais aussi par des œuvres de fiction. Et quoi de mieux qu’une série pour cela ? Bien entendu, on rêve maintenant qu’il y en ait d’autres, qu’elles soient diffusées à heure de grande écoute sur les grandes chaînes de télévision disposant d’une large audience, et ce dans tous les pays européens. Il reste certes encore beaucoup à faire mais Parlement marque un début qui mérite d’être valorisé.
Le parcours personnel de son créateur Noé Debré éclaire le fait qu’il se soit lancé dans cette voie peu explorée jusqu’alors. Né à Strasbourg en 1986, il a grandi en face du Parlement européen et a suivi une classe européenne au lycée. Prédestiné en quelque sorte à s’intéresser à l’Europe, il réalise en quittant sa ville natale pour suivre des études supérieures que l’importance de l’UE n’est pas perçue partout en France avec une telle acuité.
Parlement s’inscrit donc sans doute dans cette volonté de transmettre l’évidence qu’est pour lui l’existence de l’UE, quels que soient par ailleurs ses défauts. Un des co-scénaristes, Maxime Calligaro, lui-même conseiller politique au Parlement européen, a pour sa part co-écrit dès 2019 un roman policier, Les Compromis, dans lequel il est question d’une enquête sur la mort d’une eurodéputée écologiste en charge du dossier brûlant des moteurs diesel truqués. L’auteur a ainsi contribué à faire de l’univers de l’UE, qu’il côtoie tous les jours, un objet de fiction audiovisuelle et littéraire.
La même année sortait un autre roman, La capitale, mi-polar mi-chronique politique, cette fois sous la plume de l’écrivain autrichien Robert Menasse qui nous entraîne dans les coulisses de la Commission européenne. Comme dans Parlement, il y a dans ce récit du burlesque mais aussi beaucoup d’érudition sur le fonctionnement de la Commission. En 2023, l’auteur récidive avec L’élargissement, qui traite cette fois du processus d’adhésion de l’Albanie et des obstacles qu’il rencontre – sujet d’actualité depuis le début de la guerre en Ukraine qui a contraint l’UE à accepter la candidature de ce pays, ainsi que celles de la Moldavie et de la Géorgie, mais aussi à reprendre le processus d’intégration des pays des Balkans, candidats depuis plus longtemps mais laissés jusqu’alors dans l’antichambre de Bruxelles.
Le cinéma n’est pas en reste et s’intéresse de plus en plus aux questions européennes, certes le plus souvent sous des angles peu flatteurs. Adults in the room, adaptation par Costa-Gavras du livre de l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, nous livre en effet une vision très critique du fonctionnement interne du Conseil des ministres, de l’Eurogroupe et de la zone euro, tandis que La dérive des continents (au Sud), sorti en salle en 2022, dénonce la politique migratoire de l’UE et met en scène une fonctionnaire européenne en mission en Sicile pour y préparer la visite par Angela Merkel et Emmanuel Macron d’un camp de migrants.
Dans Une affaire de principe, sorti en 2024, c’est au tour de l’influence des lobbies à Bruxelles d’être sous le feu des projecteurs. Comme dans Parlement, il ne s’agit pas de dresser un portrait idéalisé de l’UE sous forme de propagande pro-européenne mais de s’emparer de sujets qui sont au cœur de l’actualité de notre continent.
L’UE semble donc progressivement faire son entrée dans la fiction et ces dernières années auront sans doute fourni aux auteurs une mine d’idées. Des coulisses de l’adoption du plan de relance visant à lutter contre les conséquences du Covid au processus de désignation du nouveau leadership européen en 2024, en passant par les luttes politiques autour du Green Deal, voilà autant de pistes pour les scénaristes, qui pourraient même aller jusqu’à imaginer la désintégration de l’UE sous les coups conjugués de l’administration Trump et des partis europhobes qu’elle soutient.
Pour tenter d’éviter ce scénario du pire, il faut d’urgence travailler à développer un sentiment citoyen au niveau européen. Or la fiction peut y contribuer, en favorisant l’émergence d’une « communauté des imaginaires », cette « communauté de récit » évoquée par Hannah Arendt.
Marion Gaillard a reçu des financements du ministère de l'Education et de la Recherche : bourse de doctorat de 2000 à 2003.
06.07.2025 à 09:53
Sophie Othman, Maître de conférences, Centre de Linguistique Appliquée - CLA, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)
Les robots conversationnels ou « chatbots » font partie de ces innovations en matière d’intelligence artificielle qui peuvent séduire les élèves s’initiant à une langue étrangère. Mais comment les utiliser de façon pertinente ? Que peuvent-ils apporter quand elles sont mises en place dans un cadre pédagogique bien réfléchi ?
En avril dernier, une lycéenne italienne expliquait à la radio comment elle avait réussi à améliorer son français grâce à un « application magique » avec qui elle discutait chaque soir. Cette application, c’est ChatGPT, le fameux agent conversationnel boosté à l’intelligence artificielle (IA). Son témoignage illustre un phénomène mondial : les jeunes – et moins jeunes – utilisent désormais ces outils pour apprendre, réviser ou pratiquer.
L’intelligence artificielle générative (IAG) a aujourd’hui atteint un niveau de maturité tel qu’elle peut soutenir efficacement l’apprentissage des langues. Les outils sont désormais multilingues, adaptables, capables de générer du contenu écrit ou oral, et ajustés aux demandes de chacun.
Mais que faire de cette IA qui parle (presque) toutes les langues ? Est-ce une menace pour l’école ou une chance pour apprendre autrement ?
Parmi les nombreuses innovations récentes dans le domaine de l’intelligence artificielle et des technologies éducatives, les robots conversationnels (les « chatbots ») sont les plus accessibles : il suffit de poser une question, et ils répondent à l’écrit comme à l’oral. Ils peuvent tenir une conversation, corriger une phrase, reformuler une expression ou jouer un rôle (serveur, guide touristique ou enseignant de langue…).
Ce sont des alliés intéressants pour pratiquer une langue à son rythme, sans peur du jugement. Un étudiant timide peut s’entraîner à parler espagnol dans un café fictif sans craindre de faire des fautes. Un adulte peut répéter les mêmes phrases vingt fois sans gêner personne. Ces dialogues, même artificiels, stimulent l’apprentissage.
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Des outils comme CallAnnie, Gliglish, LangAI, Talkpal ou les versions avancées de Duolingo proposent aujourd’hui des conversations avec un tuteur basé sur l’IA, adaptées au niveau des apprenants. Certains enseignants conçoivent même leurs propres chatbots éducatifs pour mieux coller au niveau ou aux attentes de leur public.
Mais comment ces robots peuvent-ils « comprendre » nos messages ?
En réalité, ces robots n’ont pas la faculté de compréhension des êtres humains : ils fonctionnent par prédiction statistique. Autrement dit, ils prédisent la suite la plus probable d’un texte en s’appuyant sur des milliards de données textuelles issues du web. C’est ce qu’on appelle un modèle de langage.
Ces modèles – comme GPT (OpenAI) ou BERT (Google, Meta) – sont le résultat d’un algorithme complexe, d’une programmation informatique et de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du prompt, c’est-à-dire l’art de formuler une requête efficace pour générer une réponse pertinente.
Leurs réponses sont souvent très fluides, naturelles, parfois impressionnantes… mais elles peuvent aussi être fausses, incohérentes ou biaisées. C’est pourquoi un cadre pédagogique est indispensable : un dialogue sans médiation humaine reste limité.
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Savoir interagir avec l’IA devient une compétence clé, qu’on appelle désormais la littératie en IA. Cela implique de :
comprendre que l’IA ne « comprend » pas comme un humain, se méfier de l’illusion de « tout savoir » qu’elle peut donner aux apprenants ;
savoir formuler des requêtes (ou prompts) efficaces pour générer une réponse pertinente, acquérir ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du prompt ;
être capable d’évaluer la pertinence des réponses, de repérer les erreurs, les biais ou les stéréotypes ;
adopter une posture critique et respecter l’éthique numérique (vérification des sources, protection des données, etc.).
Les enseignants ont un rôle essentiel à jouer pour guider les apprenants vers un usage réfléchi, créatif et responsable de ces outils.
Dans une université française, une équipe a testé un chatbot développé avec Mizou auprès de 16 étudiants débutants en français (niveau A1). Objectif : renforcer l’expression orale via des jeux de rôle simples. Les résultats sont encourageants : les étudiants ont gagné en confiance, se sentant moins jugés et plus motivés à parler.
Toutefois, certaines réponses générées par le chatbot étaient trop complexes par rapport au niveau attendu – par exemple, des phrases longues avec un vocabulaire difficile ou des formulations trop soutenues. D’autres étaient parfois trop répétitives, ce qui pouvait entraîner une perte d’intérêt. Ce retour d’expérience confirme l’intérêt de ces outils… à condition qu’ils soient bien accompagnés d’un suivi humain.
L’un des atouts majeurs de l’IA est sa flexibilité : débutants, intermédiaires ou avancés peuvent y trouver des bénéfices. Pour les premiers, les chatbots permettent de pratiquer des situations quotidiennes (se présenter, commander, demander son chemin). Les niveaux intermédiaires peuvent enrichir leur expression ou corriger leurs erreurs. Les plus avancés peuvent débattre ou s’exercer à rédiger avec un retour critique. L’IA n’a pas vocation à remplacer les échanges humains, mais elle les complète, en multipliant les opportunités d’interaction.
Les chatbots ne remplacent pas la richesse d’une vraie relation humaine, mais ils peuvent aider à préparer des échanges. Avant de converser avec un correspondant étranger, l’apprenant peut s’exercer avec l’IA pour gagner en fluidité et confiance.
De même, avant un séjour à l’étranger, discuter avec un chatbot permet de se familiariser avec les phrases clés et les situations courantes. Certains apprenants utilisent aussi l’IA pour traduire ou vérifier une formulation. L’enjeu n’est donc pas de remplacer les interactions humaines, mais de multiplier les occasions d’apprendre, à tout moment, dans un cadre sécurisé et individualisé.
L’IA conversationnelle n’est pas une baguette magique, mais un outil prometteur. Lorsqu’elle est utilisée avec recul, créativité et esprit critique, elle peut véritablement enrichir l’enseignement et l’apprentissage des langues.
Demain, les apprenants ne dialogueront plus uniquement avec des enseignants, mais aussi avec des robots. À condition que ces agents soient bien choisis, bien paramétrés et intégrés dans un cadre pédagogique réfléchi, ils peuvent devenir de puissants alliés. L’enjeu est de taille : former des citoyens plurilingues, critiques et lucides – face à l’intelligence artificielle, et avec elle.
Sophie Othman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.07.2025 à 09:51
Laisa Branco Coelho De Almeida, Doctorante en droit international à l'Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Les ressources minières des fonds marins n’en finissent plus de cristalliser des tensions internationales. Alors que la prochaine session de négociations de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) doit débuter le 7 juillet, l’autorité onusienne se trouve sous pression. Tandis qu’elle planche encore sur l’élaboration d’un Code minier international pour les fonds marins, elle pourrait fait face à une tentative de passage en force de certains industriels et de leur allié américain.
Les tensions au sein de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) – International Seabed Authority (ISA) en anglais – se sont intensifiées depuis que Metals Company, société minière canadienne, a annoncé en mars 2025 son intention de solliciter le « parrainage » des États-Unis pour mener des activités d’exploitation minière dans des zones situées au-delà des juridictions nationales.
Pour rappel, les États-Unis ne sont pas membres de l’AIFM. Le président américain Donald Trump a justement signé un décret présidentiel en avril 2025 pour autoriser l’exploitation minière des grands fonds marins en haute mer. Or, l’AIFM détient la compétence exclusive sur les activités économiques menées dans les eaux internationales. L’institution onusienne planche justement depuis plus de dix ans sur un code minier pour encadrer l’exploitation minière dans les eaux internationales.
La firme canadienne et son allié américain auraient-elles tenté de doubler l’institution onusienne ? À la veille de la trentième session de l’AIFM, prévue du 7 au 25 juillet 2025 en Jamaïque, faisons le point sur l’état du cadre international sur l’exploitation minière des grands fonds marins.
L’exploitation minière des grands fonds marins a longtemps été présentée comme un levier de développement durable. Elle est supposée profiter à « l’humanité tout entière », mission que s’est fixée l’AIFM lors de sa création en 1982 grâce à la répartition équitable des bénéfices qui en résulteront. Mais aujourd’hui, cette promesse vacille.
Depuis l’accélération des négociations en 2017, les discussions se sont ralenties, freinées par des désaccords persistants.
Face à l’absence de garanties environnementales suffisantes, l’AIFM devient de plus en plus réticente à autoriser des opérations extractives à haut risque. De part et d’autre, la frustration grandit :
du côté des entreprises, qui réclament clarté et autorisations,
des États, qui y voient un enjeu de souveraineté industrielle,
et, enfin, du côté de l’AIFM elle-même, qui se trouve divisée en ne parvenant pas à concilier développement économique et gestion durable.
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L’institution tente actuellement d’achever l’élaboration d’un Code minier international pour les fonds marins, un corpus réglementaire destiné à encadrer les activités dans « la zone internationale » – c’est-à-dire les fonds marins situés au-delà des juridictions nationales. C’est elle qui délivrera des contrats d’exploitation, de la même façon que pour les contrats d’exploration délivrés à l’heure actuelle. Pour obtenir de tels contrats, les firmes doivent être parrainées par un État.
Mais de nombreux points restent à trancher, notamment la surveillance environnementale à mettre en place, les régimes d’inspection, le partage des bénéfices ou encore les dispositifs de contrôle.
La demande de Metals Company faite aux États-Unis marque toutefois un tournant historique. C’est la première fois depuis sa création en 1982 qu’un État non signataire de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) remet aussi ouvertement en cause l’autorité d’un cadre juridique international ayant trait aux ressources naturelles mondiales. Pourtant, les règles issues de la CNUDM font désormais partie du droit international coutumier. Les États-Unis sont donc tenus de les respecter, même s’ils n’y ont pas adhéré formellement.
Parallèlement, plusieurs experts attirent l’attention sur les incertitudes soulevées par l’application des mécanismes juridictionnels de l’AIFM. Notamment en ce qui concerne la cohérence entre le régime applicable dans la zone internationale et celui régissant le plateau continental. En effet, selon le système juridique international, les États-Unis jouiraient de droits souverains pour exploiter les ressources minérales de leur plateau continental jusqu’à 200 milles marins (soit environ 370 km) des côtes.
Mais ce qui surprend surtout, c’est que ces contestations émanent des entrepreneurs eux-mêmes. Dans une note publiée en mars 2025, Gerard Barron, PDG de Metals Company, déplore que « l’industrie commerciale ne soit pas la bienvenue à l’AIFM ». En janvier 2025, huit entreprises avaient adressé une lettre conjointe au président du Conseil de l’AIFM Olav Myklebust (Norvège) dénonçant les « retards excessifs » dans la transition vers la phase d’exploitation. Elles soulignaient avoir investi plus de deux milliards de dollars dans les technologies et études relatives aux nodules polymétalliques et estimaient que ces retards allaient à l’encontre du cadre juridique de la CNUDM et de leurs « attentes légitimes ».
C’est donc l’adoption du règlement d’exploitation, élément clé pour permettre le passage à l’exploitation commerciale, qui cristallise les tensions. Or, ce processus dure depuis 1994, année de mise en œuvre du régime de l’AIFM.
Metals Company espère désormais obtenir le soutien de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) américaine pour relancer la dynamique. Elle se présente comme le fer de lance d’un « retour américain » dans cette industrie émergente.
Le 24 avril 2025, l’administration Trump a publié un décret présidentiel visant à accélérer la délivrance de permis pour l’exploration et l’exploitation minière, y compris dans les zones situées hors de la juridiction des États-Unis.
Intitulé « Unleashing America’s Offshore Critical Minerals and Resources » (« Libérer les minéraux et ressources critiques situées en zone marine de l’Amérique »), le texte s’appuie sur le Outer Continental Shelf Lands Act (OCSLA). Il s’appuie aussi – de manière plus controversée, puisque c’est pour permettre l’accès à des ressources minérales dans les zones situées au-delà de la juridiction nationale américaine – sur le Deep Seabed Hard Mineral Resources Act (DSHMRA). Celle-ci concerne notamment la zone de fracture de Clipperton, riche en nodules de manganèse, où Metals Company détient déjà des contrats d’exploration via l’AIFM.
La CNUDM, adoptée en 1982, encadre les activités dans la zone internationale dans sa partie XI et a conduit à la création de l’AIFM. Bien que les États-Unis ne l’aient jamais ratifiée, ils ont participé aux négociations et signé en 1994 l’accord d’application de cette partie XI. Sous l’administration Biden, ils ont également apposé leur signature au Traité de la haute mer, aussi appelé accord BBNJ (pour Biodiversity Beyond National Jurisdiction, soit la biodiversité au-delà de la juridiction nationale des États), illustrant une certaine continuité diplomatique.
Cela rend la posture actuelle de l’administration Trump d’autant plus ambiguë. Le récent décret présidentiel semble non seulement ignorer les efforts scientifiques de la NOAA, mais également contredire l’engagement historique des États-Unis dans le développement du cadre multilatéral. En 2025, la NOAA a d’ailleurs subi d’importants licenciements, affaiblissant sa capacité à jouer un rôle dans cette gouvernance.
Dans un contexte aussi risqué, un cadre institutionnel robuste est indispensable pour garantir la sécurité juridique des investissements et des opérations industrielles. La tentative de Metals Company de s’appuyer sur un pouvoir exécutif controversé, dans une période politiquement instable, affaiblit non seulement sa propre crédibilité, mais aussi celle de l’ensemble du régime de parrainage de l’AIFM. Le développement responsable d’une industrie aussi sensible dépend en grande partie du respect des règles communes – et de la volonté des acteurs, États comme entreprises, d’y adhérer.
Laisa Branco Coelho De Almeida est membre de Deep Ocean Stewardship Initiative (DOSI). Elle a reçu des financements du Graduate Institute - Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID).
06.07.2025 à 09:40
Aurélien Francillon, Professeur en sécurité informatique, EURECOM, Institut Mines-Télécom (IMT)
Diane Leblanc-Albarel, Postdoctoral research associate, KU Leuven
Francesca Musiani, Directrice de recherche au CNRS, Directrice du Centre Internet et Société (CIS), associée à Mines Paris - PSL, Mines Paris - PSL
Pierrick Philippe, Doctorant en Cybersécurité, Université de Rennes
Les contenus à caractère pédopornographique pullulent sur le net. Ils sont issus de la terrible exploitation d’enfants, et ce qui est montré constitue avant tout un crime réellement perpétré. Ils sont également dangereux pour les gens qui les voient, notamment les enfants.
Ces contenus criminels font donc l’objet de plus en plus de régulations et de détection automatisées. Mais comment concilier la protection des mineurs avec la préservation de la vie privée, la protection des données personnelles, et les libertés fondamentales — sans ouvrir la voie à une surveillance de masse ?
Certaines entreprises, comme Apple, Google et Meta, pratiquent déjà la détection de contenus pédopornographiques sur certains services (hormis les messageries chiffrées de bout en bout comme WhatsApp ou Signal). La France est particulièrement concernée, avec plus de 310 000 signalements reçus. Ces entreprises procèdent volontairement à ces détections grâce à une dérogation européenne à la directive ePrivacy.
Aujourd’hui, le Conseil de l’Europe envisage, dans sa proposition de régulation communément appelée ChatControl, de rendre obligatoire le scan des communications privées pour y détecter les contenus pédopornographiques — y compris sur les applications chiffrées de bout en bout.
En effet, bien que ces contenus soient illégaux, leur détection automatique ne fait pas encore l’objet d’une régulation. Mais une telle mesure généraliserait la surveillance : chaque média échangé par chaque citoyen devrait être scanné. Quelle est aujourd’hui l’efficacité de la détection de contenu à caractère pédocriminel et de leur signalement ?
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Le chiffrement « de bout en bout » (de l’émetteur au récepteur) et sans accès possible aux données par les fournisseurs est de plus en plus populaire avec les applications comme WhatsApp, Signal ou iMessage.
Cependant, depuis 2010, les gouvernements réclament plus fermement l’affaiblissement du chiffrement, tandis que les experts en cybersécurité mettent en garde contre les risques de failles exploitables par des acteurs malveillants.
En effet, une fois les moyens techniques de surveillance instaurés, il est extrêmement difficile de s’assurer qu’ils ne seront pas, par exemple, exploités à des fins de répression politique. On l’a vu avec le logiciel espion Pegasus et, plus récemment, avec l’affaire TeleMessage, quand des membres du gouvernement américain pensaient utiliser une version sécurisée de Signal, alors que leurs communications étaient en fait accessibles quasi publiquement.
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On distingue deux types de contenus à caractère pédocriminel.
D’une part, les contenus déjà identifiés, qui représentent la grande majorité des contenus à caractère pédocriminel en ligne.
D’autre part, les contenus nouveaux, qu’ils soient réels ou générés par IA (et donc des « faux » à proprement parler, mais présentant quand même un caractère pédocriminel), qui sont très minoritaires en pratique aujourd’hui.
Pour identifier les contenus à caractère pédocriminel connus, on pourrait être tenté de les stocker dans une base de données qui servirait de base de comparaison. Cependant, un tel stockage est illégal dans la plupart des pays, et dangereux (car des personnes pourraient y être exposées).
C’est pour cela que les plates-formes – à qui incombe la responsabilité de scanner les contenus — stockent uniquement une « signature », et non les images elles-mêmes. Ces signatures sont générées par des « fonctions de hachage perceptuelles ».
Ces fonctions produisent des signatures similaires pour des contenus visuellement proches. Par exemple, une photo légèrement modifiée (en appliquant un filtre par exemple) conserve une signature proche de celle de la photo d’origine, alors que deux images différentes (un chien et un chat) donneront des signatures bien distinctes.
Ainsi, si une plate-forme veut détecter un contenu à caractère pédocriminel, elle calcule le « haché perceptuel » (la signature) de l’image et le compare aux signatures de contenus connus.
C’est le seul moyen de détection automatique qui existe aujourd’hui — les systèmes d’intelligence artificielle sont pour l’instant moins performants et nécessitent systématiquement une vérification humaine. Il est déjà utilisé à grande échelle, puisque les GAFAM utilisent ce système pour scanner uniquement les informations que les utilisateurs choisissent de partager sur les réseaux sociaux, Internet ou via des messageries non chiffrées de bout en bout.
Si une correspondance est trouvée entre la signature d’une image d’un utilisateur et celle d’un contenu pédocriminel, l’image est signalée automatiquement au NCMEC (National Center for Missing and Exploited Children ou Centre national pour les enfants disparus et exploités), une organisation américaine à but non lucratif qui centralise et coordonne les signalements à l’échelle mondiale et agit comme un intermédiaire entre les plates-formes numériques, les forces de l’ordre et les autorités nationales. Les plates-formes peuvent également suspendre le compte de l’utilisateur.
En 2023, moins de 64 000 rapports automatiques, sur plus de 36 millions reçus par le NCMEC, ont été reconnus « urgents » par les autorités — soit 0,2 %.
Si aucun organisme n’a communiqué sur l’efficacité réelle des fonctions de hachage perceptuelles, il est établi qu’elles peuvent être attaquées avec succès et que le système de détection peut être mis en échec. Il est par exemple possible de modifier légèrement une image pour que sa signature corresponde à celle d’une image anodine, ce qui permettrait à des individus malveillants de faire passer un contenu dangereux pour anodin (faux négatifs).
Les fonctions de hachage perceptuelles génèrent aussi de nombreux faux positifs : des images différentes peuvent partager la même signature, ce qui pourrait mener à accuser à tort des centaines de milliers de citoyens.
Aujourd’hui, le Conseil de l’Union européenne souhaite rendre la détection obligatoire, y compris aux applications de messageries qui, pour la plupart, ne font pas encore de détection de contenus à caractère pédocriminel.
Or, pour détecter automatiquement des contenus illégaux, il faut y avoir accès… ce qui est compliqué puisqu’une grande part des communications passe par des messageries chiffrées « de bout en bout », c’est-à-dire pour lesquelles un tiers ne peut pas scanner les contenus échangés entre deux personnes.
Rendre la détection possible même sur des messageries chiffrées reviendrait à intégrer une porte dérobée dans le protocole de chiffrement afin de fournir l’accès aux données chiffrées à un tiers. Une telle porte dérobée représente une faille de cybersécurité — ce qui rend cette option inenvisageable en pratique.
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En pratique, ce que recommande donc aujourd’hui le Conseil de l’Union, sur la base d’un rapport technique de 2022 analysant les options disponibles (qui n’ont pas évolué depuis la publication du rapport), c’est de recourir au client-side scanning, c’est-à-dire scanner les photos directement sur les téléphones des utilisateurs.
Cela impliquerait un accès aux photos de tous les appareils en Europe, posant des risques majeurs : détection automatique de contenus légitimes (par exemple des photos d’enfants partagées avec un médecin) ou de nudes échangés volontairement entre adolescents.
De plus, cet accès pourrait permettre la consultation de tout ou partie des photos stockées sur téléphone, sans que les citoyens n’en soient informés, ce qui représenterait une atteinte potentielle à la vie privée, en contradiction avec la Convention européenne des droits de l’homme.
Enfin, l’efficacité limitée des fonctions actuelles pourrait entraîner de nombreux faux positifs, tout en laissant passer des contenus pédocriminels légèrement modifiés.
L’un des principaux dangers liés à l’affaiblissement du chiffrement est le phénomène du « function creep » : une technologie conçue pour un usage précis finit par dériver, au détriment des libertés.
L’histoire de la surveillance numérique montre que des outils mis en place sous couvert de sécurité ont régulièrement été réutilisés pour d’autres finalités, parfois abusives.
Un exemple emblématique est le programme de surveillance PRISM mis en place par la National Security Agency (NSA) des États-Unis. Ce programme illustre bien comment des outils de surveillance créés pour des motifs de sécurité nationale afin de lutter contre le terrorisme (notamment après les attentats du 11 septembre 2001) ont été utilisés pour collecter des données de masse, y compris sur des citoyens ordinaires et des alliés des États-Unis.
De façon semblable, dans un premier temps, les autorités pourraient justifier la nécessité d’un accès aux communications chiffrées par la lutte contre la pédocriminalité et le terrorisme, deux causes auxquelles l’opinion publique est particulièrement sensible. Mais une fois l’infrastructure technique en place, il pourrait devenir tentant d’élargir leur usage à d’autres types d’infractions : criminalité organisée, fraudes, voire délinquance économique.
Ainsi, un système conçu pour détecter des images pédopornographiques dans les messages chiffrés pourrait être détourné pour identifier des documents sensibles partagés par des journalistes d’investigation ou des opposants politiques, comme les affaires Pegasus et Telemessage l’ont montré récemment. Mais finalement, le plus grand problème de ces systèmes imposés à large échelle est simplement qu’ils seront facilement contournés par les criminels.
Le projet DIGISOV ANR-23-CE53-0009 est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Aurélien Francillon a reçu des financements de la commission européenne via le projet ORSHIN (Horizon 101070008), l'ANR via le projet PEPR REV (ANR-22-PECY-0009 France 2030) et les entreprises Eviden et SAP.
Diane Leblanc-Albarel reçoit des financements du Fonds Wetenschappelijk Onderzoek (Fonds de recherche scientifique flamand, FWO).
Francesca Musiani reçoit des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (projets ANR DIGISOV et ORA ClaimSov).
Pierrick Philippe a reçu des financements de CREACH LABS.