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18.05.2025 à 18:13

Nommer l’islamophobie : un enjeu essentiel contre les violences faites aux musulmans

Ali Mostfa, Maitre de conférences sur le fait religieux islamique, UCLy (Lyon Catholic University)

Après l’assassinat d’un fidèle en pleine prière dans une mosquée, Bruno Retailleau a refusé de parler d’islamophobie. En France, les violences visant des musulmans sont difficilement nommées et peu reconnues.
Texte intégral (2059 mots)

L’assassinat d’un fidèle en pleine prière, le 25 avril 2025, dans la mosquée Khadidja de La Grand-Combe (Gard), a suscité des réactions politiques dissonantes. Tandis que le premier ministre dénonçait une « ignominie islamophobe », d’autres membres du gouvernement – dont le ministre de l’intérieur, critiqué pour sa réaction tardive – ont refusé cette qualification. La controverse sur les mots met en lumière un enjeu plus profond : pourquoi les violences visant des musulmans peinent-elles à être reconnues ?


Le meurtre d’un fidèle en prière dans une mosquée ne relève pas seulement d’un fait divers tragique : il interroge les modalités de reconnaissance des violences visant des individus en raison de leur appartenance religieuse. En principe, de tels actes appellent une mobilisation équivalente de l’État, quelle que soit la communauté visée. Dans les faits, les réactions à l’attentat de La Grand-Combe (Gard) ont révélé un traitement différencié, marqué par une précaution terminologique et une implication politique inégale.

Le rapport parlementaire de mars 2025 s’appuyant sur la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, rappelle que les actes antimusulmans souffrent d’une sous-déclaration massive, liée à la banalisation des faits, à la méfiance envers les institutions et à l’absence de qualification systématique du mobile discriminatoire. Ce traitement statistique contribue à minimiser l’ampleur réelle du phénomène, limitant ainsi les réactions politiques et médiatiques proportionnées.


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Cette approche reflète une asymétrie de visibilité entre les violences antimusulmanes et d’autres formes de discriminations, telles que l’antisémitisme, qui bénéficient d’un suivi institutionnel plus soutenu et d’une reconnaissance publique accrue comme le relève un rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale.

La difficulté à qualifier les discriminations religieuses, notamment envers les musulmans, renforce une forme d’invisibilité structurelle que des chercheurs pointent par ailleurs dans leurs travaux. L’islam en France est perçu à travers le prisme de la sécurité et de la méfiance, ce qui contribue à renforcer cette marginalisation. Il est d’ailleurs rappelé que les responsables de l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris avaient exprimé leur inquiétude face aux manifestations exclusivement consacrées à l’antisémitisme, estimant qu’elles reléguaient au second plan les actes antimusulmans, pourtant en expansion en France.

Le rapport parlementaire, mentionné plus haut, invite l’État à mettre en place une stratégie plus active pour faciliter le signalement des contenus illicites en ligne. En ce qui concerne l’islamophobie, ce travail repose majoritairement sur les associations, un engagement qui devrait s’intensifier avec la mise en place des « signaleurs de confiance » à savoir des « organisations reconnues pour leur expertise dans la détection, l’identification et la notification de contenus illicites » désignées par l'Arcom.

Renforcer les dispositifs existants – par exemple, en s’appuyant sur le défenseur des droits ou la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) – permettrait de lutter de manière plus efficace contre les incitations à la haine.

Nommer les actes de haine : pourquoi les mots comptent

La qualification des violences dirigées contre des personnes musulmanes demeure institutionnellement fluctuante. Par souci affiché de neutralité, les autorités françaises recourent aux expressions « haine antimusulmans » ou « actes antireligieux », tandis que le terme « islamophobie », qui désigne une hostilité envers l’islam et les musulmans, selon le dictionnaire Larousse, est l'objet de polémiques, certains considérant que son usage traduit une volonté d'empêcher les critiques relatives à l’islam, portant, par là même, atteinte à la liberté d’expression.

Cette prudence lexicale, relevée par le rapport parlementaire de mars 2025, produit plusieurs effets paradoxaux : elle singularise les faits, dissimule leur ancrage structurel et affaiblit la lisibilité publique des atteintes. Ainsi, une agression verbale dans les transports, des inscriptions hostiles sur un lieu de culte ou un refus d’embauche sont appréhendés comme des épisodes indépendants, alors qu’ils participent d’un même continuum discriminatoire.

Selon Kamel Kabtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon, « le fait que certains politiques refusent d’employer ce mot est une façon de nier la souffrance des musulmans et une partie de la réalité de ce qu’ils vivent ».

Jusqu’à sa dissolution en 2020, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) répondait en partie à cette invisibilisation : il recensait les agressions, accompagnait les victimes et publiait des rapports annuels détaillés. Le décret du 2 décembre 2020 a prononcé sa dissolution, lui reprochant des déclarations accusant l’État de cibler les musulmans et des proximités avec un islamisme radical, jugées susceptibles d’alimenter la discrimination, la haine ou la violence.

Le vide ainsi créé est aujourd’hui partiellement comblé par l’Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (Addam), issue du Forum de l’islam de France (Forif). Mais, faute de ressources stables, l’association peine toutefois à couvrir l’ensemble du territoire. Son projet de plateforme numérique de signalement, annoncé pour mai 2025, vise à centraliser les données et à fournir des indicateurs fiables aux décideurs publics.

L’objectif affiché : combler la sous-déclaration des faits, apporter des données aux législateurs et des solutions. Ces revendications traduisent une demande explicite de visibilité portée par une partie des citoyens de confession musulmane, qui aspirent à voir les atteintes dont ils sont l’objet traitées avec la même rigueur que celles visant d’autres communautés.

Le Conseil de l’Europe et le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme recommandent des politiques intégrées contre le racisme antimusulman : formation des agents publics, observation indépendante et reconnaissance explicite de la spécificité de ces violences.

En France, le Forif n’a pas encore chiffré les besoins humains et financiers requis pour atteindre ces standards. Une feuille de route dotée de moyens pérennes permettrait de consolider le maillage associatif, d’assurer une couverture territoriale complète et de produire des statistiques robustes, conditions d’un pilotage fondé sur l’évidence.

Il est toutefois à noter que, dans sa version publiée en 2023, le Plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine ne comporte pas, à ce stade, de référence explicite aux actes antimusulmans ni aux travaux académiques qui les analysent, inscrivant de facto cette problématique dans la catégorie plus large des discriminations « liées à l’origine ».

Cette absence nourrit le constat de déficit de reconnaissance évoqué plus haut et renforce, selon le rapport parlementaire, la nécessité de créer un observatoire indépendant spécifiquement voué à la haine antimusulmane.

Ce que la recherche éclaire : pistes pour une reconnaissance effective

Depuis plusieurs décennies, les sciences sociales s’attachent à décrypter les mécanismes d’invisibilisation et de marginalisation de certains groupes minoritaires, parmi lesquels les personnes musulmanes.

Ces recherches montrent que l’absence de catégories explicites pour désigner les violences qui les ciblent empêche de mesurer l’ampleur réelle du phénomène. Cette logique repose sur un pouvoir symbolique exercé par la capacité à nommer, classifier et structurer le débat public (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979). L’absence de désignation claire des violences antimusulmanes dans les discours politiques et juridiques contribue à leur dilution dans des catégories larges telles que la « haine antimusulmans » ou les « actes antireligieux », rendant complexe une lecture cohérente de leur occurrence.

L’effacement de ces faits sociaux ne s’opère donc pas seulement au niveau statistique, mais également dans les représentations collectives.

L’histoire récente montre que le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme n’ont pu être pris en compte de manière efficace qu’après avoir été identifiés, définis et intégrés dans les discours politiques et juridiques. Le refus de nommer explicitement les violences antimusulmanes limite cette structuration symbolique et sociale, freinant les capacités de mobilisation et d’action publique.

Dans ce contexte, l’islamophobie peut être analysée comme un processus de racialisation spécifique. Loin de se réduire à une hostilité religieuse, les discriminations à l’encontre des personnes musulmanes s’inscrivent dans une dynamique plus large, où des marqueurs culturels et physiques sont perçus comme des éléments distinctifs. L’usage du terme « islamophobie » se justifie alors par sa capacité à désigner non seulement un rejet des pratiques religieuses, mais surtout une stigmatisation sociale fondée sur des caractéristiques perçues, qu’elles soient culturelles, ethniques ou religieuses. En ce sens, le terme « islamophobie » répond à une nécessité analytique, celle de saisir les mécanismes systémiques qui produisent l’exclusion.

Toutefois, cette reconnaissance ne doit en aucun cas dériver vers une forme de censure du débat public, ni tracer des frontières artificielles entre ce qui serait considéré comme « convenable » ou « inconvenable ».

L’objectif n’est pas de restreindre l’expression critique, mais de structurer le débat public autour de termes appropriés permettant de rendre compte des réalités sociales sans masquer les discriminations spécifiques. Il s’agit ici de redéfinir le cadre discursif par l’analyse scientifique, afin de désigner avec précision les actes de violence et de stigmatisation, tout en préservant l’espace nécessaire à une approche critique et raisonnée du fait religieux.

The Conversation

Ali Mostfa est coordinateur scientifique du parcours de formation Mohammed Arkoun sur l'islamologie, en partenariat avec les établissements d’enseignement supérieur lyonnais, financé par le Bureau Central des Cultes du Ministère de l’Intérieur.

18.05.2025 à 18:10

Masaki Kashiwara reçoit le prix Abel 2025, le « Nobel des maths »

Pierre Schapira, Professeur émerite, Sorbonne Université

Le 20 mai 2025, le japonais Masaki Kashiwara se verra remettre le prix Abel 2025, souvent qualifié de « Nobel des maths », à Oslo.
Texte intégral (1845 mots)
Masaki Kashiwara, prix Abel 2025. Peter Bagde/Typos1/The Abel Prize

Le 20 mai 2025, le japonais Masaki Kashiwara se verra remettre le prix Abel 2025, souvent qualifié de « Nobel des maths », à Oslo. Pierre Schapira a travaillé avec lui et évoque les travaux de ce mathématicien.


Masaki Kashiwara, mathématicien japonais de 78 ans, vient de recevoir le fameux prix Abel de mathématiques, un prix décerné tous les ans par le roi de Norvège sur proposition du comité Abel, celui-ci étant nommé par l’Académie norvégienne des sciences et des lettres. Ce prix célèbre la mémoire de Niels Henrik Abel (1802–1829), mathématicien norvégien de génie souvent comparé à Évariste Galois, et mort très jeune comme lui. Cette distinction se veut l’équivalent pour les mathématiques du prix Nobel, celui-ci n’existant pas pour les mathématiques pour des raisons qui restent obscures, scientifiques ou sentimentales (Alfred Nobel aurait pris les mathématiques en grippe parce qu’il était jaloux du mathématicien suédois Gösta Mittag-Leffler.). Bien sûr, les mathématiciens peuvent être récompensés par la médaille Fields, décernée tous les quatre ans à quatre lauréats qui doivent avoir moins de quarante ans le jour de leur consécration, mais ceci exclut toutes les découvertes tardives, quelle que soit leur importance.

En fait, Kashiwara aurait très bien pu (aurait même dû) obtenir la médaille Fields déjà lors du Ccongrès international des mathématiciens (ICM) de 1982, et s’il tel n’a pas été le cas, c’est sans doute que ses travaux étaient trop novateurs pour être compris à cette époque. Les travaux de Kashiwara s’inscrivent dans un vaste mouvement d’idées datant des années 1960, qui a vu les mathématiques passer de la théorie des ensembles à la théorie des catégories : on ne s’intéresse plus tellement à un espace constitué de points et muni de diverses structures, mais aux relations entre ces espaces.

On a maintenant des objets et des morphismes entre ces objets, des foncteurs entre catégories, etc. Cette théorie a pris toute sa force sous l’impulsion d’Alexander Grothendieck (1928–2014), visionnaire incontesté qui a dominé les mathématiques pendant la deuxième moitié du XXesiècle. Parallèlement à Grothendieck, Mikio Sato (1928–2023), mathématicien japonais non moins visionnaire, jette les bases (avec sa théorie des hyperfonctions) de ce que l’on appelle maintenant « l’analyse algébrique » : il s’agit de traiter les problèmes d’analyse (l’étude des fonctions, de leurs dérivées, de leurs diverses transformées, etc.) avec les outils de la géométrie algébrique. Il a l’intuition des D-modules, c’est-à-dire des modules sur l’anneau D des opérateurs différentiels. Un « module » sur un anneau est une manière de décrire un système linéaire : plusieurs inconnues vérifiant plusieurs équations linéaires à coefficients dans cet anneau. Un D-module n’est donc rien d’autre qu’un système d’équations aux dérivées partielles (EDP) linéaires. Notons que les idées de Grothendieck comme de Sato irriguent une bonne partie des mathématiques et de la physique mathématique d’aujourd’hui.

Une médaille Fields oubliée ?

Dans sa thèse de master de 1970, Kashiwara, élève de Sato, alors âgé de 23 ans, fonde la théorie des D-modules et généralise en particulier le fameux théorème de Cauchy-Kovalevskaya (qui ne traitait à l’époque que le cas d’une équation à une inconnue). Dans les années 1970, Mikio Sato est à l’origine d’une nouvelle révolution, celle de l’analyse microlocale, donnant lieu au fameux article SKK (Sato-Kashiwara-Kawai). Une variété différentiable (un espace sans singularité) admet en chaque point un espace tangent que l’on peut imaginer comme l’espace des rayons lumineux issus de ce point, mais aussi un espace cotangent (l’espace de phase des physiciens), que l’on peut imaginer comme l’espace des murs empêchant la lumière de passer. L’idée de Sato est que beaucoup de phénomènes rencontrés sur une variété sont en fait la projection sur cette variété de phénomènes vivant dans l’espace cotangent et sont beaucoup plus faciles à analyser dans ce nouvel espace.

Kashiwara applique ces idées à l’étude des D-modules et obtient l’essentiel des résultats fondamentaux de cette théorie. Il montre en particulier que les D-modules permettent de formuler précisément la correspondance de Riemann-Hilbert et prouve cette correspondance en 1980 (après des résultats très importants mais partiels de Pierre Deligne). Il s’agit d’une « équivalence de catégories » entre, d’un côté, une classe de D-modules appelés holonomes réguliers et, de l’autre, une classe de faisceaux appelés faisceaux constructibles. Il s’agit donc d’un pont entre l’analyse et la topologie, pont d’où jailliront entre autres les fameux « faisceaux pervers ».

Les faisceaux sont un outil mathématique de première importance : ils permettent de traiter la dichotomie local/global, de calculer les obstructions qui bloquent le passage du local au global, mais aussi de définir des objets qui existent globalement mais non localement. Ils ont été créés par le mathématicien français Jean Leray (1906–1998), vers 1945, alors qu’il était prisonnier en Autriche. Leray, spécialiste de mécanique des fluides (et aussi précurseur de la théorie des distributions avec ses « solutions faibles ») ne voulait surtout pas faire des mathématiques qui pourraient servir en cette période de guerre. Cette théorie a été rendue plus accessible par Henri Cartan dans les années 1950 et a ensuite été profondément généralisée et formulée dans le langage des catégories par Grothendieck.

Une très riche collaboration

J’ai commencé à travailler avec Masaki Kashiwara vers 1978. Au début des années 1980, nous avons alors simultanément eu l’idée de la théorie microlocale des faisceaux, lui dans le cadre complexe via le foncteur « des cycles évanescents », moi dans une perspective purement réelle, motivé par les équations hyperboliques. Notre collaboration sur ce sujet culmine avec la publication du livre Sheaves on Manifolds, publié à plus de 3 000 exemplaires, sans compter une traduction en russe et une édition en Chine. L’idée est d’appliquer la vision de Sato aux faisceaux, et l’on définit ainsi le micro-support d’un faisceau comme les directions (dans l’espace cotangent) de non-propagation. Comme la « variété caractéristique » d’un D-module n’est autre que le micro-support du faisceau de ses solutions (dans le domaine complexe), la théorie des systèmes linéaires d’EDP devient pour une bonne part une sous-branche de la théorie microlocale des faisceaux. Les faisceaux, y compris dans leur version microlocale, sont désormais présents dans de nombreuses parties des mathématiques, y compris, depuis peu, en « topological data analysis », une branche très appliquée des mathématiques.

Mais l’espace cotangent a une structure très riche (connue depuis le XIXe siècle), c’est une « variété symplectique » et des mathématiciens américains (Tamarkin, Nadler, Zaslow) ont compris que si la théorie microlocale des faisceaux utilisait la géométrie symplectique, alors, inversement, elle pouvait être un outil extrêmement puissant pour résoudre des problèmes de cette théorie. Cette idée est à l’origine d’un nombre impressionnant de publications.

L’apport de Masaki Kashiwara aux mathématiques ne se limite pas à l’analyse microlocale, à la théorie des D-modules ou à la théorie microlocale des faisceaux. Il a fait une découverte fondamentale dans un autre domaine, les groupes quantiques. Il s’agit de déformations non commutatives d’algèbres liées aux systèmes intégrables qui sont apparues dans les années 1980 avec Vladimir Drinfeld, médaille Fields 1990, né en Ukraine en 1954, et Michio Jimbo, né au Japon en 1951, lui aussi élève de Sato. Dans ce domaine, Kashiwara introduit, vers les années 1990, les bases crystallines, des objets essentiellement combinatoires, qui deviennent un outil essentiel dans l’étude des représentations. Il a depuis les années 2000 une liste considérable de publications sur ce sujet avec de nombreux mathématiciens coréens.

Masaki Kashiwara a aussi des contributions très importantes dans bien d’autres branches des mathématiques. Il a montré avec Toshiyuki Tanisaki et Ryoshi Hotta la place centrale des D-modules en théorie des représentations, il a démontré avec Jean-Luc Brylinski la conjecture de Kazhdan-Lusztig et l’intérêt de la conjecture de Kashiwara-Vergne (bien que maintenant démontrée) est toujours d’actualité. En physique mathématique, il a étudié avec Takahiro Kawai les intégrales de Feynman à la lumière de l’analyse microlocale.

Le Prix Abel 2025 a plus de 300 publications à son actif et a plus de 70 co-auteurs, et s’il est toujours extrêmement actif, la relève de l’école de Sato est déjà en place. Citons en particulier Takuro Mochizuki qui a débloqué l’immense difficulté que posait l’étude des modules holonomes irréguliers, travaux pour lesquels il a reçu le prestigieux Breakthrough Prize 2021.

Masaki Kashiwara est un savant qui a profondément marqué les mathématiques depuis les années 1970. Son empreinte profonde restera.

The Conversation

Pierre Schapira ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.05.2025 à 18:09

Les déplacements domicile-travail entre villes, un impensé de la mobilité

Anne Aguiléra, Chercheuse en socio-économie des mobilités, Université Gustave Eiffel

Benoit Conti, Chargé de recherche en Aménagement de l'espace et urbanisme, Université Gustave Eiffel

Florent Le Nechet, Maître de Conférences en aménagement de l'espace et urbanisme , Université Gustave Eiffel

Sylvestre Duroudier, Maitre de Conférences en Géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Travailler dans une ville différente de celle de sa résidence est une pratique de plus en plus courante en France. Ces trajets s’effectuent majoritairement en voiture. Pourrait-on remédier à cela ?
Texte intégral (2410 mots)

Travailler dans une ville différente de celle de sa résidence est une pratique de plus en plus courante en France. Un atlas qui vient de paraître se penche sur la géographie de ces flux très majoritairement automobiles, et la façon dont une partie d’entre eux pourrait être remplacée par des transports collectifs.


En France, la voiture est utilisée pour 75 % des trajets domicile-travail. Ces déplacements sont aussi responsables du quart des émissions de gaz à effet de serre émis par les voitures des particuliers.

Si la plupart des gens travaillent dans leur ville de résidence, 3 millions de personnes (soit 10 % des actifs) ont leur emploi dans une autre ville. C’est 50 % de plus qu’il y a vingt ans. Les raisons en sont multiples : augmentation des prix immobiliers, transformations du marché de l’emploi, modification des modes de vie et de l’organisation du travail, etc.

Selon l’Insee, ces trajets font en moyenne 35 km (aller simple), soit le triple de la distance domicile-travail moyenne. Ils sont réalisés dans plus de 90 % des cas en voiture, et représentent désormais un tiers des émissions de gaz à effet de serre de l’ensemble des trajets domicile-travail. Ils sont pourtant peu intégrés aux réflexions sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre des mobilités du quotidien.

Visualiser ces flux interurbains…

Dans le cadre d’un partenariat avec l’opérateur de mobilités Transdev, nous avons réalisé l’Atlas des déplacements domicile-travail interurbains en France continentale. Basé sur les données du recensement de 2018, il permet de visualiser et caractériser ces flux aux échelles nationale et régionale, et de réfléchir aux conditions de leur report vers les transports collectifs.

L’Atlas s’intéresse aux villes comptant entre 50 000 et 700 000 habitants, qui sont l’origine ou la destination de 80 % de ces déplacements. La carte ci-dessous, qui en est extraite, permet de visualiser les liaisons les plus importantes, c’est-à-dire comptabilisant au moins 500 actifs (dans un sens).

Les déplacements depuis et vers l’aire d’attraction de Paris concernent environ 100 000 personnes, soit une part minoritaire des flux interurbains étudiés dans l’Atlas. Ces échanges sont par ailleurs atypiques de par le mode de transport utilisé.

La performance des liaisons ferroviaires, les distances élevées et les difficultés de circulation et de stationnement dans l’agglomération parisienne favorisent bien plus qu’ailleurs un recours aux transports collectifs. Les déplacements entre Paris et Reims sont emblématiques de cette situation : la moitié des actifs concernés vont au travail en transports collectifs, contre 10 % pour l’ensemble des interurbains.

Partout ailleurs, les déplacements domicile-travail interurbains dessinent des systèmes variés, parmi lesquels quelques figures typiques se dégagent :

  • des étoiles autour de grandes villes (comme Rennes, qui échange beaucoup avec Vitré, Fougères et Saint-Malo) ou de villes de moindre taille (par exemple autour de Bourges) ;

  • des systèmes multipolaires, par exemple autour de Nantes qui échange beaucoup avec Angers, Cholet, La Roche-sur-Yon et où les flux sont également importants entre ces villes (le différenciant en cela d’un système en étoile) ;

  • des corridors (comme Nancy-Metz-Thionville ou Perpignan-Avignon) ;

  • ou encore des échanges intenses entre deux villes de tailles proches (par exemple Pau et Tarbes, ou encore Belfort et Mulhouse).

À une échelle plus fine, comme le montre l’illustration ci-dessous, les flux les plus importants relient une commune périurbaine à une commune-centre (au sens de la commune principale d’une aire d’attraction), ou bien deux communes périurbaines.

Fourni par l'auteur

Des transports collectifs inégalement disponibles

Selon les liaisons, le volume des échanges et la part des transports collectifs sont très variables, comme le montre la carte de la région Occitanie. Les flux sont assez épars et dominés par la voiture entre les communes périurbaines de Montpellier et la commune-centre de Nîmes. À Béziers, une certaine dispersion des flux est également observée. Dans d’autres cas, les actifs interurbains sont plutôt concentrés sur des liaisons entre deux communes-centres, par exemple entre les communes de Castres et Mazamet, ou encore celles de Carcassonne et Limoux.

Le poids des transports collectifs dans les déplacements varie beaucoup selon les cas de figure : il est en particulier plus élevé pour les liaisons avec Montpellier depuis Béziers, Agde et Nîmes ou bien, plus au sud pour Narbonne-Carcassonne et Narbonne-Perpignan.


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Ces trajets pourraient-ils se faire sans voiture ?

Certaines lignes de transports publics sont déjà relativement bien utilisées par les actifs qui travaillent hors de leur ville de résidence : c’est plus souvent le cas quand l’emploi est situé dans une ville de plus de 700 000 habitants, quand la personne habite dans une commune-centre et travaille aussi dans une commune-centre, quand les communes de résidence et de travail sont situées à moins de 10 km d’une gare, ou encore lorsque le temps de trajet par la route dépasse 45 minutes. Mais les marges de progression restent très importantes.

Diminuer l’usage de la voiture individuelle sur une partie des trajets domicile-travail entre les villes est complexe, mais pas hors de portée. Selon les cas, il semble plus pertinent de réfléchir au renforcement de l’usage de lignes de transport public existantes ou bien à la création de nouvelles lignes voire de services de covoiturage.

L’amélioration de l’offre de transports collectifs actuelle (trains ou cars) suppose également une réflexion sur les modalités d’adaptation des horaires (heures de pointe du matin et du soir), des fréquences (notamment le soir, pour tenir compte des contraintes familiales) et des tarifs (par exemple pour cibler les télétravailleurs) afin de mieux les adapter aux besoins des actifs.

Cette politique de renforcement de l’offre fait surtout sens pour les trajets caractérisés par des volumes d’actifs importants et pour lesquels les transports collectifs font déjà l’objet d’un usage significatif, par exemple entre Rouen et Yvetot. Des politiques favorisant le rabattement vers les transports collectifs doivent également être envisagées, notamment dans les communes périurbaines : pistes cyclables, local à vélo sécurisé, parking-relais avec stationnement gratuit ou à faible coût pour les usagers des transports collectifs.

La création de nouvelles offres doit quant à elle se concentrer sur les liaisons les importantes en volume d’actifs, et envisager, selon les cas, de nouvelles infrastructures ferrées ou la mise en place d’offres routières du type cars express, comme celle qui existe par exemple entre La Rochelle et Niort.

Sur des liaisons concernant un peu moins d’actifs et des distances intermédiaires (10 à 30 km, typiquement), organiser des services de covoiturage fait partie des options pertinentes.

La question n’est pas seulement technique, elle est aussi politique, car les trajets interurbains transcendent les périmètres de autorités organisatrices de mobilité (AOM). Enfin, l’enjeu d’une meilleure gestion des mobilités interurbaines n’est pas seulement environnemental. Il est aussi social compte tenu des difficultés d’accès à l’emploi et au logement pour certaines catégories de population, et des budgets mobilité élevés pour ces navetteurs eu égard aux distances parcourues.

The Conversation

Anne Aguiléra a reçu des financements de nombreuses organisations de recherche publiques et privées dans le cadre de ses activités scientifiques. Cet article a été réalisé dans le cadre d'un partenariat de recherche avec l'entreprise Transdev.

Cet article a été réalisé dans le cadre d'un partenariat de recherche avec l'entreprise Transdev.

Sylvestre Duroudier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.05.2025 à 18:08

La réindustrialisation ne peut pas profiter à tous les territoires

Marie Ferru, Professeure des universités en géographie, Université de Poitiers

Industrie, réindustrialisation, désindustrialisation… ces mots sont au cœur de bien des débats. Mais de quoi parle-t-on précisément ? L’impact des politiques menées dépend des réponses à cette question.
Texte intégral (2070 mots)

Industrie, réindustrialisation, désindustrialisation… ces mots sont au cœur de bien des débats. Mais de quoi parle-t-on précisément ? De la réponse à cette question dépend notamment l’impact des politiques sur les territoires.


Le développement des territoires repose encore fortement sur l’industrie malgré le processus de désindustrialisation à l’œuvre depuis les années 1990. Précisons tout d’abord que l’industrie renvoie, selon l’Insee, « aux activités économiques qui combinent des facteurs de production pour produire des biens matériels destinés au marché ». Cette délimitation statistique correspond à l’industrie manufacturière et peut apparaître restrictive, puisque l’industrie pourrait aussi intégrer les industries extractives, la production et la distribution d’électricité, de gaz, d’eau, l’assainissement et la gestion des déchets…

À l’échelle européenne, on observe sur la période récente une reprise de la production industrielle (rebond de 8,2 % en 2021 et de 1,6 % en 2022, selon les données Eurostat, que l’on envisage sous le terme de « réindustrialisation » pour rendre compte de cette hausse du poids relatif de l’industrie dans les richesses créées d’un territoire.

La réindustrialisation est donc le processus inverse de la désindustrialisation, mais la réindustrialisation n’est pas synonyme de relocalisation.

D’inquiétantes difficultés d’approvisionnement

En France, l’industrie représentait en 2022 17 % du PIB (Statistica, 2022). Le poids relatif de l’industrie est en croissance, après un processus de désindustrialisation débuté depuis les années 1990 en raison de plusieurs facteurs. Parmi ceux-ci, citons l’augmentation de la concurrence internationale et de la productivité, l’externalisation forte de certaines activités considérées comme non stratégiques et des politiques davantage centrées sur la compétitivité des territoires que sur l’industrie.

Associés à des crises économiques, on aboutit ainsi en France à un niveau tellement bas de l’industrie qu’apparaissent des difficultés d’approvisionnement pour certains produits industriels stratégiques (bois, semi-conducteurs, matières premières à destination du secteur de la construction), révélées lors de la pandémie du Covid-19. Face à cette situation, le gouvernement français a souhaité dès 2019 à « rattraper le retard industriel français », au travers du dispositif « territoire d’industrie », et plus encore depuis la Covid-19, en rapatriant certaines activités grâce au plan France 2030.

Inégalités territoriales

Ces chiffres relatifs à la réindustrialisation cachent des disparités infranationales. En effet, toutes les communes ne voient pas l’industrie augmenter. Ainsi, au-delà de ces chiffres, il convient de comprendre quels sont les territoires qui pourront tirer avantage de cette réindustrialisation, pourquoi et comment.

La géographie industrielle de la France est marquée par des effets géographiques globaux assez bien connus et des effets géographiques locaux. Parmi les premiers, on observe tout d’abord des effets de localisation : la carte met en évidence l’existence d’une « diagonale du vide » ou d’un « axe Le Havre-Marseille », coupant la France en deux groupes de territoires aux dynamiques inverses (cf. le déclin industriel continu pour le Nord-Est). On retrouve également un effet de localisation avantageux lié à la proximité des frontières (cf. Rhône-Alpes ou l’Alsace, globalement dynamiques) ou du littoral. Des effets sectoriels montrent, par ailleurs, la fragilité des territoires positionnés sur des secteurs traditionnels en déclin (cf. la Lorraine) contrairement à d’autres, centrés sur des secteurs protégés et/ou dynamiques (cf. Cherbourg).

Des usines à la campagne

À un niveau plus fin, on observe des effets géographiques liés au type d’espace. Des travaux révèlent ces dernières années l’importance des usines à la campagne : l’industrie n’est pas l’apanage des grandes villes. 27 % des emplois industriels sont dans le rural, et les territoires ruraux comptent en moyenne 16,5 % de leur emploi dans l’industrie (Insee, 2021). Ces derniers résistent mieux que les métropoles aux crises et à la désindustrialisation.


À lire aussi : « Réindustrialiser ne fera pas revenir à la situation des années 1980 »


Notons toutefois que le territoire rural est pluriel et qu’il n’est donc pas gage de réindustrialisation. En effet, au-delà des statistiques et des cartes, des monographies de territoire ont mis en évidence la présence d’effets locaux, liés à la présence de ressources historiques avantageuses pour l’industrie tels que des savoir-faire, des infrastructures et par suite une plus forte acceptabilité industrielle. Certains territoires, les villes petites et moyennes (VPM) et les territoires ruraux notamment, disposent d’une ressource actuellement avantageuse, un foncier de qualité et à bas coût qui représente un véritable avantage concurrentiel aujourd’hui pour l’implantation d’une activité industrielle face à la loi Climat et résilience du 22 août 2021 et son objectif de zéro artificialisation nette (ZAN).

Gérer la réindustrialisation

Ils disposent également d’une proximité physique entre acteurs et favorisent la connaissance mutuelle, ce qui peut se révéler crucial pour le développement de projets industriels. Ces ressources avantageuses expliquent la persistance et le renouvellement plus aisé de l’industrie sur certains territoires comme le bassin de Lacq dans les Pyrénées-Atlantiques, le Châtelleraudais en Nouvelle-Aquitaine ou encore le bocage bressuirais en Vendée.

Ce processus de réindustrialisation est une opportunité pour certains territoires, la possibilité pour les VPM et les territoires ruraux de retrouver une place de premier ordre dans le développement territorial grâce à leurs avantages spécifiques. Mais si tel est le cas, un défi majeur pour ces territoires concernera aussi la gestion de cette réindustrialisation, la recherche d’un équilibre entre développement économique et environnemental, entre la mise à disposition de ressources territoriales et les bénéfices issus de la restructuration économique (emplois, augmentation des revenus de la population, impôts, attractivité) pour éviter l’accroissement des inégalités sociales.

Repenser la dichotomie « industrie/services »

Cette réindustrialisation invite à repenser la dichotomie entre l’industrie et les services, les contours entre ces deux catégories devenant plus flous. Les services s’industrialisent et occupent une place plus importante dans la production manufacturière (avec l’externalisation des services de l’industrie, notamment) tandis que l’industrie se « tertiarise » en proposant des services liés aux produits (à l’instar du modèle de l’économie de la fonctionnalité).

L’industrie et les services convergent donc, tant par les méthodes de production et les métiers mobilisés que par les produits finaux. Ces dernières années, plusieurs chercheurs ont développé des notions pour le montrer, telle que la notion d’« économie industrielle de service », société hyper-industrielle, proposée par Pierre Veltz, ou telle que développée par François Bost ou encore la notion de « tertiaire industriel » abordée par Bernadette Mérenne-Schoumaker. La frontière entre industrie et services devient plus poreuse encore au regard des nouvelles activités de l’énergie.

Ainsi, ce qui semble compter aujourd’hui, c’est davantage la chaîne de valeur dans son intégralité qu’une activité en tant que telle ; la construction d’un véritable écosystème productif local tenant compte de l’interdépendance des dimensions économiques, sociales et environnementales des activités devient essentielle.


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Un nouveau modèle d’innovation

Pour permettre le développement de l’industrie, le programme France 2030 cherche à stimuler l’émergence de projets novateurs en se fondant principalement sur le modèle de la « gigafactory », ces gigantesques usines souvent basées sur des technologies avancées et permettant de produire à très grande échelle.

Suivant certains chercheurs, tel que Pierre Veltz, le futur de l’industrie se trouve dans un modèle alternatif intégrant les contraintes actuelles de transition. L’industrie doit rompre avec l’accumulation des performances, aller au-delà du verdissement de la production et d’innovations technologiques toujours plus efficaces pour répondre à l’urgence écologique, au creusement des inégalités territoriales et aux défis sociaux pressants.

France 24, 2025.

Dans ce contexte, la réindustrialisation nécessite une véritable bifurcation de l’industrie, basée sur un nouveau modèle d’innovation. L’innovation ne peut se réduire au low tech ou à la deep tech ou même au verdissement de pratiques, elle doit s’appuyer sur interdépendance des modèles d’innovation, plus que sur l’addition des innovations sociales et technologiques.

Un projet exemplaire

Le projet Plaxtil, développé dans la région de Châtellerault (Nouvelle-Aquitaine), ville moyenne historiquement industrielle, donne une illustration de ce modèle d’innovations « interdépendantes ». Ce projet répond à un problème sociétal (non résolu jusqu’alors) de gestion locale de déchets textiles. Grâce à de la recherche-développement, l’entreprise crée un nouveau matériau écologique par l’incorporation de déchets textiles dans le plastique. Le développement du projet repose ainsi sur la création complète d’une nouvelle filière aux chaînes de valeur élargies, en s’appuyant sur des partenaires variés, locaux et non locaux.

Plus précisément, Plaxtil s’est développé à partir de deux collaborations locales relevant des mondes de l’économie sociale et solidaire (ESS) et de l’écologie : une structure d’insertion pour la collecte et le tri du textile et un formulateur de bioplastique pour la fabrication de la matière, tous les deux rencontrés par le biais de dispositifs de médiation locaux.

Plaxtil a ensuite créé sa propre structure d’insertion pour la préparation du textile et s’est rapproché d’outilleurs locaux pour l’industrialisation du process de production en s’appuyant sur les relations professionnelles antérieures d’un des dirigeants. Ils développent avec leurs clients un véritable partenariat : ces derniers récupèrent les déchets textiles et les envoient à l’entreprise qui en fait des cintres et autres fournitures en bioplastique sur mesure pour leurs magasins. En hybridant différents modèles d’innovation et les mondes qui y sont associés, ce projet a permis la création d’une dizaine d’emplois locaux et une soixantaine à l’extérieur.

The Conversation

Marie Ferru ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.05.2025 à 15:38

L’inquiétude de Pékin face au rapprochement de la Corée du Nord avec la Russie

Linggong Kong, Ph.D. Candidate in Political Science, Auburn University

La Chine a toujours considéré la Corée du Nord comme un tampon de sécurité et un voisin idéologiquement aligné. D’où son inquiétude en constatant que les liens entre Pyongyang et Moscou se font plus étroits.
Texte intégral (3053 mots)

La Chine voit son influence sur la Corée du Nord menacée par le réchauffement des rapports de celle-ci avec la Russie, à laquelle elle a fourni énormément de munitions, mais aussi des milliers de soldats dans le cadre de la guerre en Ukraine.


Fin avril 2025, les autorités de la ville de Shenyang, dans le nord-est de la Chine, auraient arrêté un ingénieur informatique nord-coréen, l’accusant d’avoir dérobé des données confidentielles relatives à la technologie des drones.

Le suspect, apparemment lié à la principale agence de conception des missiles de la Corée du Nord, appartiendrait à un réseau d’espionnage selon l’article publié par l’agence de presse sud-coréenne Yonhap, la première à rapporter cet épisode. Pyongyang aurait réagi en rappelant ses spécialistes de l’informatique se trouvant en Chine.

Par la suite, l’histoire a été diffusée par plusieurs médias en ligne chinois. Or compte tenu de la forte censure en vigueur en Chine, la publication de ce genre d’articles implique un certain degré d’approbation éditoriale tacite de la part de Pékin - bien que certains sites aient par la suite supprimé les posts évoquant l’affaire. Dans une réponse à Yonhap sur l’incident présumé, un porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères a souligné que la Corée du Nord et la Chine étaient des « voisins amicaux » qui entretenaient des échanges personnels « normaux », sans contester les aspects concrets de l’article.


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L’incident constitue en tout état de cause une dispute semi-publique sans précédent entre les deux pays communistes voisins, contredisant l’image couramment répandue d’après laquelle la Chine et la Corée du Nord seraient des « frères d’armes ».

En tant que spécialiste de l’Asie du Nord-Est, je considère que cette arrestation - qui n’a pas retenu l’attention des médias occidentaux - illustre la réalité des relations actuelles entre les deux pays, une réalité plus nuancée que celle que décrivent les proclamations officielles d’amitié et de fidélité réciproque.

Certains signes indiquent que Pékin est de plus en plus agacé par la Corée du Nord, notamment en raison du rapprochement de cette dernière avec Moscou, qui remet en cause le rôle traditionnel de « premier protecteur de Pyongyang » dévolu depuis des décennies à la RPC. Et l’arrestation survenue en avril dernier pourrait être un symptôme de la détérioration du lien entre les deux pays.

Le dilemme nord-coréen de la Chine

La Corée du Nord a longtemps été considérée par Pékin à la fois comme une zone tampon en matière de sécurité stratégique et un pays faisant naturellement partie de sa sphère d’influence.

Du point de vue de la Chine, une éventuelle prise de contrôle de la péninsule coréenne - et spécialement du nord - par une force hostile pourrait ouvrir la porte à de futures menaces militaires. Cette peur explique en partie l’intervention de la Chine dans la guerre de Corée de 1950 à 1953.

Au-delà de la sécurité, la Corée du Nord est également un allié idéologique. Les deux pays sont dirigés par des partis communistes : le parti communiste chinois et le parti des travailleurs de Corée. Tandis que le premier fonctionne comme une sorte de parti-État léniniste avec une adhésion partielle au capitalisme de marché, le second maintient un strict État socialiste caractérisé par un fort culte de la personnalité.

« Corée du nord : une dictature qui inquiète », Lumni (novembre 2024)

Aujourd’hui encore, les médias nationaux chinois continuent de souligner les liens de « camaraderie » avec Pyongyang.

Cependant, les ambitions nucléaires de Pyongyang inquiètent Pékin depuis longtemps. La Corée du Nord a conduit de nombreux essais nucléaires depuis 2006 et on pense aujourd’hui qu’elle possède des armes nucléaires capables de frapper la Corée du Sud, le Japon et les bases américaines de la région.

La Chine est favorable à une péninsule coréenne dénucléarisée et stable, à la fois pour des préoccupations de paix régionale et de croissance économique. Comme les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud, la Chine s’oppose à la prolifération nucléaire, craignant que les essais périodiques de la Corée du Nord ne provoquent une action militaire américaine ou ne déclenchent une course aux armements dans la région.

Pendant ce temps, Washington et ses alliés continuent à faire pression sur Pékin pour qu’il en fasse plus afin de maîtriser un voisin qu’ils considèrent souvent comme un État totalement dépendant de la Chine.

Compte tenu des liens économiques de la Chine avec les États-Unis et les alliés de Washington en Asie de l’Est - notamment la Corée du Sud et le Japon - la RPC a toutes les raisons de chercher à empêcher la Corée du Nord de déstabiliser la région.

Mais aux yeux des dirigeants isolationnistes de la Corée du Nord, les armes nucléaires sont indispensables pour la survie et l’indépendance du régime. De plus, ces armes peuvent aussi limiter l’influence chinoise.

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un craint que si la Corée du Nord ne dispose pas d’armes nucléaires, la Chine s’immisce dans les affaires intérieures de son pays. Après la mort de Kim Jong Il, en 2011, on pensait que Pékin favorisait Kim Jong Nam - le demi-frère aîné de Kim Jong Un - pour prendre sa succession, ce qui a probablement incité Kim Jong Un à le faire assassiner en 2017.

Mais malgré les tensions actuelles sur la question du nucléaire, la Chine a continué à soutenir le régime nord-coréen pour des raisons stratégiques. Depuis des décennies, la Chine est le premier partenaire commercial de Pyongyang et lui apporte une aide économique cruciale. En 2023, la Chine représentait officiellement environ 98 % des échanges commerciaux de la Corée du Nord et continuait à fournir de la nourriture et du carburant pour maintenir le régime à flot.

La Corée du Nord se lie d’amitié avec Poutine

Pourtant, ces dernières années, on a observé une hausse des importations nord-coréennes en provenance de Russie, à commencer par le pétrole. La Corée du Nord et la Russie ont été de proches alliés pendant la guerre froide, mais les liens se sont refroidis après la chute de l’Union soviétique en 1991.

Plus récemment, leur hostilité commune à l’égard des États-Unis et de l’Occident en général a rapproché les deux nations.

L’isolement international de Moscou à la suite de l’invasion de l’Ukraine en 2022 et la détérioration de ses liens avec la Corée du Sud ont poussé le Kremlin à se rapprocher de Pyongyang. La Corée du Nord aurait envoyé de grandes quantités de munitions à la Russie, au point de devenir l’un des principaux fournisseurs de munitions dans la guerre en Ukraine. En 2024, les forces russes utilisaient environ 10 000 obus par jour en Ukraine, dont la moitié provenait de Corée du Nord. Certaines unités de première ligne utiliseraient des munitions nord-coréennes pour 60 % de leur puissance de feu.

Bien que les deux gouvernements nient le commerce d’armes - interdit par les sanctions des Nations unies - en échange de carburant, la Corée du Nord aurait reçu, en contrepartie, des produits alimentaires ainsi qu’un accès à la technologie militaire et spatiale russe. Le 8 mars 2025, la Corée du Nord a dévoilé un sous-marin à propulsion nucléaire qui, selon les experts, pourrait avoir bénéficié d’une assistance technologique russe.

Les visites officielles se sont également multipliées. En juillet 2023, le ministre russe de la défense, Andreï Belooussov, s’est rendu à Pyongyang pour le 70e anniversaire de l’armistice de la guerre de Corée, et en septembre Kim Jong Un a effectué une visite en Russie pour un entretien avec le président Vladimir Poutine.

« Russie - Corée du Nord : une longue histoire » Le Dessous des Cartes, ARTE (mars 2025)

En juin 2024, Vladimir Poutine s’est rendu à Pyongyang, où les deux pays ont signé un accord de partenariat stratégique global par lequel ils se sont engagés à se porter mutuellement secours en cas d’attaque.

Peu après, la Corée du Nord a commencé à envoyer des troupes pour soutenir la Russie en Ukraine, et elle en envoie encore aujourd’hui. Les renseignements révélés par les États-Unis, la Corée du Sud et l’Ukraine indiquent que Pyongyang a déployé entre 10 000 et 12 000 soldats à la fin de l’année 2023, marquant ainsi sa première participation à un conflit majeur depuis la guerre de Corée. Les soldats nord-coréens recevraient au moins 2 000 dollars par mois, plus une prime. Pour Pyongyang, cette initiative n’apporte pas seulement un gain financier, mais aussi une expérience du combat si la guerre devait reprendre dans la péninsule coréenne.

Pourquoi la Chine est-elle inquiète ?

La Chine, elle aussi, est restée en bons termes avec la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Alors pourquoi se sentirait-elle mal à l’aise face à la proximité croissante entre Pyongyang et Moscou ?

Tout d’abord, la Chine considère l’ouverture de Pyongyang vers Moscou comme un défi à son rôle traditionnel en tant que principal mécène de la Corée du Nord. Et elle constate que tout en restant dépendante de l’aide chinoise, la Corée du Nord semble aspirer à une plus grande autonomie.

Le renforcement des liens entre la Russie et la Corée du Nord alimente également les craintes occidentales d’un « axe de bouleversement » impliquant les trois pays.

Contrairement à la position conflictuelle de la Corée du Nord à l’égard de l’Occident et de son voisin du sud, Pékin n’a offert qu’un soutien limité à Moscou pendant la guerre en Ukraine et fait preuve de prudence pour ne pas apparaître comme faisant partie d’une alliance trilatérale.

Derrière cette stratégie se trouve la volonté de la Chine à maintenir des relations stables avec les États-Unis, l’Europe et ses principaux voisins asiatiques, tels que le Japon et la Corée du Sud. C’est peut-être le meilleur moyen pour Pékin de protéger ses intérêts économiques et diplomatiques.

La Chine craint également qu’avec le soutien russe en matière de technologies nucléaires et de missiles, Pyongyang n’agisse de manière plus provocante, en procédant à de nouveaux essais nucléaires voire à des affrontements militaires avec la Corée du Sud. Cela ne ferait que déstabiliser la région et mettre à rude épreuve les liens entre la Chine et l’Occident.

La Corée du Nord : rebelle et provocatrice

En réalité, le timing choisi de cette présumée affaire d’espionnage peut fournir d’autres indices sur l’état des relations bilatérales. Elle a été révélée un jour après que la Corée du Nord a officiellement confirmé qu’elle avait déployé des troupes pour contribuer à l’effort de guerre de la Russie. La Corée du Nord a également annoncé son intention d’ériger un monument à Pyongyang en l’honneur de ses soldats morts pendant la guerre en Ukraine.

La dernière affaire d’espionnage de ce type remonte à juin 2016, lorsque les autorités chinoises avaient arrêté un citoyen nord-coréen dans la ville frontalière de Dandong. Cette arrestation aurait eu lieu après que Pyongyang avait informé la Chine qu’il poursuivrait son programme d’armement nucléaire.

Les relations entre la Chine et la Corée du Nord se sont encore détériorées lorsque Pyongyang a testé avec succès une bombe H (à hydrogène) en septembre 2016, ce qui a incité Pékin à soutenir les sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU à son encontre.

Cette fois encore, la Corée du Nord ne montre guère de signes de vouloir se plier à la volonté de la Chine. Le 30 avril, Kim Jong Un a supervisé des tirs de missiles à partir du premier destroyer nord-coréen de 5 000 tonnes, présenté comme son navire de guerre le plus lourdement armé.

Rien de tout cela n’est de nature à apaiser les inquiétudes de Pékin. Alors que la Chine considère toujours Pyongyang comme un tampon essentiel contre l’influence américaine en Asie du Nord-Est, une Corée du Nord de plus en plus provocatrice, alimentée par une relation croissante avec la Russie, commence à ressembler de moins en moins à un atout stratégique - et de plus en plus à un handicap.

The Conversation

Linggong Kong ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.05.2025 à 11:37

Les chercheurs et leur évaluation : une histoire passionnelle

Clémentine Gozlan, Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Si l’évaluation est au fondement du métier de chercheur, son institutionnalisation sous la forme d’une instance indépendante a transformé les pratiques de travail et soulevé nombre de critiques.
Texte intégral (2016 mots)
« La montée en puissance des procédures d’évaluation engendre, en plus de leur caractère chronophage, un sentiment de perte de sens du travail. » Shutterstock

Si l'évaluation est au fondement du métier de chercheur, son institutionnalisation sous la forme d’une instance indépendante a transformé les pratiques de travail et soulevé nombre de critiques sur une tendance à la bureaucratisation de la recherche et un renforcement de la compétition entre laboratoires et universitaires. Quelques éclairages, alors que l’Assemblée nationale a voté, en avril dernier, la suppression du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCéres).


Depuis une vingtaine d’années, le monde scientifique a connu une série de réformes de ses modes de financement et d'évaluation. Ces transformations successives du pilotage de la recherche ont modifié les pratiques de travail des chercheurs, finissant par accroître la compétition qui existe entre eux et les inégalités entre universités et centres de recherche.

Le vote de l’Assemblée nationale, le 10 avril 2025 – visant à supprimer le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCéres), l’instance qui évalue l’ensemble des universités et des laboratoires de recherche en France – montre que les controverses sur les « bonnes pratiques » en matière de gouvernement de la recherche ne sont pas closes.

Voilà qui nous invite à questionner le modèle d’évaluation de la recherche instauré depuis le milieu des années 2000. Comment fonctionne-t-il, pourquoi a-t-il été mis en place et pourquoi est-il contesté ? Quels sont les effets de ces réformes sur les dynamiques scientifiques et, in fine, la production des savoirs dans notre société ?

L'évaluation de la recherche : une histoire ancienne, trois bouleversements

Rappelons que l’évaluation n’est pas une activité nouvelle dans le quotidien des chercheurs : elle est au contraire un pilier de la profession, garantissant la validité des connaissances produites et diffusées. En France par exemple, le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) qui évalue les individus et les équipes de recherche du CNRS.

Comme dans la majorité des pays, l’évaluation de la recherche est pratiquée « par les pairs », c’est-à-dire par d’autres membres de la profession scientifique qui fondent leurs avis sur leur compétence et leur expertise. Seuls les directeurs de laboratoires concernés avaient alors accès aux résultats de ces évaluations.

Un important tournant a lieu en 2007 : le gouvernement de Nicolas Sarkozy met en place l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (l'Aéres, remplacée en 2014 par le HCéres). Méconnue du grand public, cette agence a pourtant rapidement acquis une place centrale dans la vie des institutions de recherche en France. Elle est créée dans un contexte de défiance entre l’État et les professions intellectuelles, avec l’objectif explicite de révolutionner les pratiques d’expertise pour détecter les « meilleurs » centres de recherche… et sanctionner les autres.


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Les intentions réformatrices de l’Aéres, encensées par les uns, ont autant de revers pour les autres. Elle acte trois bouleversements centraux dans les pratiques de jugement.

Tout d’abord, les avis rédigés, mais aussi les notes obtenues à l’issue de l’évaluation, sont rendus publics et consultables en ligne. Ces pratiques d’évaluations quantifiées ne sont pas nouvelles : certains organismes et le ministère de la recherche attribuaient des notes aux laboratoires (de A+ pour la meilleure à C pour la plus basse), et calculaient un taux identifiant le pourcentage de chercheurs considérés comme ayant un volume de publications scientifiques satisfaisant. Mais jusqu’à la mise en place de l’Aéres, ils restaient confidentiels.

L’objectif d’une telle publicisation est de donner aux citoyens des gages concernant l’utilisation des crédits publics et de fournir aux autorités concernées des outils de pilotage de leur offre scientifique, en objectivant des hiérarchies académiques.

Le revers est l’important stigmate réputationnel qui touche les laboratoires mal notés et leurs membres, à l’issue d’une évaluation mettant en œuvre des critères qui ne font pas toujours l’objet d’un consensus dans la profession. Il est critiqué y compris par des chercheurs travaillant au sein de cette agence.


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La seconde transformation majeure réside dans l’important travail de mise en règle de l’évaluation. Une profusion de tableurs Excel et de « guidelines » calibre l’intégralité du processus évaluatif. Les promoteurs d’une telle régulation du jugement insistent sur sa fonction d’évitement des conflits et des proximités d’intérêt, assurant alors la probité du jugement rendu.

C’est alors la bureaucratisation accrue des pratiques professionnelles qui fait l’objet de critiques : la montée en puissance de ces procédures engendre, en plus de leur caractère chronophage, un sentiment de perte de sens du travail, en ce qu’elles éloignent la pratique évaluative d’un art de juger au profit d’une opération de remplissage d’indicateurs.


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Le dernier changement central réside, enfin, dans la standardisation du jugement. En centralisant l’évaluation de la recherche, cette agence et son successeur le HCéres harmonisent le processus d’évaluation tout comme les critères de jugement. Pour ses défenseurs, cette standardisation est, comme pour les bureaucraties du XIXᵉ siècle, le gage d’une équité dans le jugement. Ainsi, depuis la création de cette agence, tous les laboratoires de recherche sont expertisés selon le même protocole, incluant une visite sur site, permettant d’approfondir la connaissance des centres de recherche.

Les critères sont aussi identiques quel que soit le domaine disciplinaire, de sorte que l’ensemble du dispositif de recherche est évalué à la même aune. La critique porte alors sur le désajustement de certains critères d’évaluation vis-à-vis des conditions et des pratiques de travail dans certaines disciplines et sur certains territoires.

L’Aéres puis le HCéres n’actent pas la fin de l'évaluation par les pairs, mais marquent un tournant vers une évaluation collégiale sous surveillance, dont le contenu et la forme sont fortement encadrés. Ils entérinent la domination de certaines conceptions de la science sur d’autres, aboutissant à redéfinir ce qu’est la qualité scientifique et les pratiques de travail légitimes en recherche.

Des effets pluriels sur la définition de l’ « excellence » scientifique

La définition des critères et des processus d’évaluation n’est pas une simple opération technique : elle est aussi un geste normatif et politique établissant ce en quoi consiste la qualité académique.

Les critères affichés par l’agence, conçus initialement par des physiciens et des biologistes, sont adossés aux pratiques de publications les plus légitimes dans leur domaine, à savoir les publications d’articles dans des revues internationales à comité de lecture, au détriment par exemple des ouvrages collectifs. Si ces normes de qualité peuvent faire l’objet de résistances et d’appropriations distinctes, il n’en est pas moins qu’elles diffusent un modèle de production scientifique dominant.

Cependant, l’effet le plus original et inattendu de cette évaluation réside dans la diffusion d’une « culture de laboratoire » dans des disciplines où cet espace institutionnel n’était pas le plus structurant – comme en sciences humaines où les pratiques de recherche sont plus individuelles. Cet effet est lié à une singularité française : alors que dans d’autres pays, ce sont des départements d’enseignement et de recherche qui sont évalués, le fait que l’évaluation de la recherche s’adosse en France aux laboratoires a abouti à les ériger en véritables espaces de travail collectif, d’échanges et de collaborations scientifiques.

Les injonctions à « faire laboratoire », c’est-à-dire à réfléchir à la cohérence thématique et à l’identité collective du laboratoire, à l’intégration des différents personnels en son sein (personnels administratifs, doctorants et postdoctorants, etc.), ont contribué à structurer les centres de recherche sur tout le territoire français. Le modèle de l’enseignant-chercheur conduisant ses travaux de façon isolée, entièrement hors du laboratoire, semble révolu.

La refondation continue de l’évaluation : une nécessité

Depuis 2007, l’instance nationale d’évaluation de la recherche ne cesse d’être critiquée, destituée, puis de renaître de ses cendres. C’est aussi le signe que les critiques sont parfois entendues. Face aux controverses liées à la publication de notes et des taux de chercheurs « publiant », ces pratiques ont été abandonnées en 2013. L’injonction à déposer des brevets a été rendue caduque dans les disciplines les plus éloignées du marché.

Les critiques contre le HCéres invitent moins les chercheurs à rejeter en bloc toute forme d’évaluation qu’à participer activement à sa refondation: l’initiative « Agora Sciences Université Recherche », lancée en mai 2025, vise à construire des propositions de réformes sur la base d’une très large consultation de la communauté académique.

Au-delà de la question de la réappropriation par les professionnels de leurs dispositifs de gouvernement, il importe de penser les évaluations à partir de leurs conséquences. Dans le système français, des évaluations négatives ne donnent pas automatiquement lieu à des sanctions financières, ou à un alourdissement des charges pédagogiques des chercheurs, comme c’est le cas en Grande-Bretagne. Mais dans un contexte d’austérité budgétaire et d’attaques envers la science, le sort d’équipes mal jugées risque d’être préoccupant et d’entraver la dynamique globale de recherche.

The Conversation

Clémentine Gozlan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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