ACCÈS LIBRE
15.05.2025 à 16:50
Annabelle Georgen
À la tête du gouvernement hongrois depuis 2010, le populiste Viktor Orban dispose d’une majorité au Parlement grâce aux alliances des députés de sa majorité avec l’extrême droite.
C’est pour témoigner de ces attaques que Dorottya Rédai était présente à Rome, du 23 au 26 avril dernier, dans le cadre de la quatrième Conférence de l’Euro central asian lesbian*community, un événement annuel organisé par des activistes lesbiennes.
Comment l’annonce de l’interdiction de la Marche des fiertés de Budapest a‑t-elle été reçue par la communauté LGBTQIA+ hongroise ?
Ce n’est pas la première fois qu’Orban s’en prend à nous : nous sommes attaqué·es en permanence. Mais cette interdiction pure et simple, même les organisateur·ices ne s’y attendaient pas. Notre communauté est sous le choc.
La Budapest Pride est une grande manifestation en faveur des droits humains. Elle est devenue un événement très important en Hongrie au cours des dix dernières années. L’an dernier, nous étions 35 000 participant·es.
Cette décision inquiète aussi plus généralement les Hongrois·es opposé·es à Orban, qui ont peur de voir disparaître leurs droits fondamentaux – notamment le droit de manifester. Et cette inquiétude est légitime puisque Orban marche dans les pas de Poutine. Si nous ne l’arrêtons pas, la Hongrie pourrait devenir comme la Russie [un État autoritaire qui persécute les femmes et les minorités sexuelles et de genre].
Quelles sont les conséquences de la politique du gouvernement d’extrême droite hongrois dans la vie quotidienne des personnes LGBTQIA+ ?
Selon les statistiques de la Háttér Society, la plus grande organisation LGBTQIA+ de Hongrie, le nombre d’agressions physiques n’a pas augmenté, mais les agressions verbales ont gagné en violence. Elles reflètent le langage grossier que s’autorise aujourd’hui la classe politique du pays pour parler des homosexuel·les, des personnes trans et des personnes queers.
L’association Labrisz [son nom fait référence à une hache antique devenue un symbole lesbien], que je dirige, veut rester un espace ouvert et sûr pour les lesbiennes en Hongrie. Nous continuons à faire ce que nous avons toujours fait, comme si la situation était normale : nous mettons sur pied des événements communautaires et des festivals qui, à chaque attaque du gouvernement, attirent toujours plus de monde. Nous collectons et conservons des archives lesbiennes, produisons des films, publions des livres et coopérons avec d’autres organisations.
« Avec l’annulation de la Pride, les Hongrois·es ont peur de voir leurs droits fondamentaux disparaître. »
En 2020, vous avez justement édité un livre jeunesse, traduit en onze langues : Brune-Feuille. Le prince se marie et autres contes inclusifs (trad. J. Dufeuilly, C.A. Holdban, C. Philippe, Talents Hauts, 2022). Pouvez-vous revenir sur cet épisode ?
Au moment de sa publication, une femme politique d’extrême droite, qui ne l’avait pas lu, a organisé une performance médiatique d’une grande violence, lors de laquelle elle a passé le livre à la déchiqueteuse, arguant qu’il ne faisait pas partie de la culture hongroise.
Pourtant, il s’agit simplement d’un ouvrage qui représente des personnages queers ou appartenant à d’autres minorités [des personnes racisées ou issues des classes populaires] que le gouvernement invisibilise ou attaque. C’était très choquant, mais cela nous a fait beaucoup de publicité. On en a vendu 35 000 exemplaires, et le livre est même devenu un best-seller en Hongrie sur le marché des livres pour enfants !
Le 28 juin prochain, les associations LGBTQIA+ hongroises maintiennent l’appel à manifester. Comment allez-vous vous organiser ?
Toutes nos organisations sont d’accord : nous ne reculerons pas. On va essayer d’être aussi nombreux·ses que possible parce que plus la foule sera grande, plus il sera difficile pour la police de traquer les manifestant·es. La loi autorise désormais la police à utiliser un système de reconnaissance faciale pour identifier les manifestant·es, cela peut donc dissuader les gens de descendre dans la rue. Celles et ceux qui braveront l’interdiction s’exposeront à une amende pouvant aller jusqu’à 500 euros, soit plus de la moitié du salaire mensuel moyen. En prévision, des cagnottes ont déjà été lancées par des activistes.
La solidarité s’exprime aussi en dehors de la communauté. Des citoyen·nes hétérosexuel·les manifestent chaque semaine pour soutenir la Marche des fiertés : c’est du jamais vu ! Des personnes qui n’étaient jamais allées à la Pride veulent maintenant y participer. J’ai rencontré ces derniers jours à la conférence EL*C des activistes lesbiennes membres du Parlement européen qui m’ont assurée de leur présence. En fin de compte, une résistance se met en place et cette Pride pourrait bien être la plus grande qu’on n’ait jamais eue !
07.05.2025 à 17:23
Nora Bouazzouni
Un premier long métrage qui fait l’ouverture à Cannes : c’est inédit dans l’histoire du festival. Comment as-tu pris la nouvelle ?
C’était déjà complètement inattendu d’être sélectionnée, mais là, ça prend une autre dimension ! C’est l’occasion de rappeler que c’est un premier film, réalisé en toute humilité, avec ses défauts potentiels. Et je trouve ça « frais » d’ouvrir ainsi un festival qui voit souvent revenir les mêmes grosses pointures. J’y vois un message positif sur le côté vivant d’un cinéma qui se renouvelle.
Ce film est une adaptation de ton court métrage, mais les rôles de Bastien Bouillon et Juliette Armanet sont inversés : cette fois, le personnage principal est une femme. Pourquoi ?
Ce qui est flippant, c’est qu’au moment d’écrire le rôle principal du court métrage, mon coscénariste Dimitri Lucas et moi avons spontanément écrit un rôle d’homme, par habitude. Et quand on m’a demandé pourquoi, ça m’a sciée, car je n’avais pas intellectualisé ce choix, alors même qu’en tant que femme je suis concernée et sensibilisée à ces enjeux de genre ! Donc je me suis dit que si j’avais un jour la chance d’en faire un long métrage, j’inverserais les rôles.
C’est aussi un choix qui a été guidé par d’autres femmes. J’ai un souvenir très marquant du discours de Julia Ducournau lorsqu’elle a reçu la Palme d’or à Cannes, en 2021, pour Titane. À ce moment-là, elle est seulement la deuxième femme à remporter ce prix [Justine Triet l’a depuis obtenue pour Anatomie d’une chute en 2023], mais de plus en plus de réalisatrices, des femmes dont on sait citer le nom, commencent à avoir du succès en France et à incarner des modèles. En référence à son héroïne mutante, elle remercie le jury d’avoir « laiss[é] entrer les monstres » dans le cinéma, c’est-à-dire les gens considérés comme hors normes. Donc c’est plus large que la seule représentation des femmes. Son discours a ouvert quelque chose en moi, je l’ai ressenti physiquement : j’ai réalisé qu’il y avait encore tellement de verrous et qu’elle était en train d’en faire sauter plusieurs.
Ton court métrage comme ton long interrogent le désir (ou le non-désir) d’enfant, la grossesse. Pourquoi ces sujets particulièrement ?
J’ai beau avoir déjà deux enfants, la question de la parentalité me travaille toujours. Et j’estime qu’on ne peut pas raconter l’histoire d’une femme de 40 ans aujourd’hui sans évoquer la maternité, parce que c’est une question qui nous est posée par la société – posée dès qu’on fait couple, posée dès qu’on atteint 40 ans… Pour autant, quand je me suis mise à l’écriture, je ne savais pas très bien ce que j’allais raconter de mon héroïne. Est-ce qu’elle a des enfants ou pas ? Est-ce qu’elle en veut ? Si oui, est-ce qu’elle va en faire ? La seule trajectoire qui me soit apparue comme possible, c’est que, peu importe la réponse, il fallait montrer une femme qui sait ce qu’elle veut et pour qui la difficulté, c’est en réalité de se faire entendre.
Il me semble qu’un des enjeux centraux du combat féministe, ce n’est pas qu’on soit indécises, c’est plutôt qu’il faut nous laisser parler, nous écouter et accueillir notre parole avec bienveillance. Tout cela suppose qu’on ait soi-même réussi à faire taire les petites voix intérieures qui viennent de notre éducation, de la société… Il faut en finir avec cette idée que le désir d’enfant est la norme et qu’on a toutes envie d’en avoir. Cela dit, je ne m’attendais pas à ce que cet aspect du scénario soulève autant d’interrogations au moment de trouver des financements et des partenaires…
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire qu’il n’y a pas de problème à poser la question, mais que certaines réponses sont plus acceptables que d’autres ! On nous a aussi dit qu’on ne comprenait pas le choix de Cécile, le personnage joué par Juliette Armanet, qu’il fallait davantage le justifier…
« J’avais très peur de mettre en scène le contraire de ce que je pense. »
Tu travailles depuis bientôt cinq ans comme directrice artistique de La Déferlante, est-ce que cela a influencé ton travail de cinéaste ?
Cet engagement auprès de La Déferlante est fondamental, dans ma vie comme dans mon travail et a nourri l’écriture de mes films. Mais j’avais aussi très peur de mettre en scène le contraire de ce que je pense… Parce que c’est tellement compliqué d’exprimer les choses de la bonne façon et, au cinéma, on s’expose à voir ses choix interprétés de mille manières. Mes relations de travail respectueuses avec les fondatrices de La Déferlante ont aussi inspiré ma façon de constituer et de gérer une équipe, de parler aux gens sur le tournage…
Il y a des articles ou des interviews qui t’ont particulièrement marquée ?
Au moment de l’écriture du film, je me suis replongée dans le numéro « Réinventer la famille » – avec qui, comment, pourquoi… Ça m’a beaucoup nourrie. La Déferlante est une revue qui pose des questions, qui ouvre la discussion, mais qui ne prétend pas apporter de réponses définitives. Et c’était important pour moi de garder ça en tête en écrivant le film, pour me décomplexer sur la manière dont le public pourrait juger les décisions des personnages.
Tu as parlé de la « fraîcheur » que le choix d’un premier film pouvait apporter en ouverture de Cannes. C’est aussi très « frais » de voir mises en valeur des références musicales issues de la culture populaire des années 1990–2000 : Femme Like U (K. Maro), Tu m’oublieras (Larusso), Pour que tu m’aimes encore (Céline Dion)… Pourquoi ce choix ?
La culture dite « populaire » est souvent absente du cinéma français ou mise en comparaison avec des références plus « intellectuelles » qui auraient plus de valeur. Mais cette culture, quand on n’a pas grandi dans un milieu bourgeois, c’est notre langage. Ce sont les chansons grâce auxquelles on partage des souvenirs communs, qu’on écoute aux anniversaires, pendant les trajets en voiture, en vacances ou pour digérer des peines… Faire entrer tout ça dans un objet de cinéma, je trouve ça assez émouvant. J’ai aussi voulu que l’héroïne du film soit une ancienne candidate de « Top Chef ». Ça rappelle, si besoin, que la culture populaire est ultra légitime, utile et qu’il ne faut pas la laisser sur le côté.
En France, les films musicaux attirent un public plutôt féminin, mais sont quasi tous réalisés par des hommes : Alain Resnais, Jacques Demy, Christophe Honoré, François Ozon, Leos Carax, Jacques Audiard…
C’est vrai ? Je n’en avais pas du tout conscience ! J’imagine que plein de femmes ont envie d’en faire, mais peut-être que pour elles, c’est déjà tellement balèze de se faire une place dans le cinéma qu’elles évitent de proposer des films qui pourraient ne pas être pris au sérieux ou les enfermer dans une case. Heureusement que je n’y ai pas pensé avant d’écrire ce film, parce que, si ça se trouve, je ne l’aurais jamais fait !
06.05.2025 à 13:35
Lucie Geffroy
C’est une lutte dans laquelle les penseuses féministes se sont engagées très tôt, à l’image de l’écrivaine Mary Wollstonecraft (1759–1797).
Évidemment, c’est un peu plus compliqué que cela. Avant d’offrir un horizon libérateur, la relation éducative est surtout chargée de tensions : dans ce face-à-face, l’adulte et l’enfant, la ou le pédagogue et son élève, l’institution qui éduque et le groupe qui doit être éduqué ne sont pas dans un rapport d’égalité. La domination des adultes sur les enfants est un rapport de pouvoir qu’il convient de mettre en lumière : les féministes s’y attellent en donnant notamment écho au concept d’infantisme. La banalité des violences éducatives dans les établissements scolaires catholiques, mise au jour ces derniers mois, est une illustration exacerbée de ce rapport de pouvoir. Au pensionnat de Notre-Dame-de-Bétharram, depuis six décennies, le personnel encadrant violentait les élèves, avec le soutien tacite de nombreux parents. Alors qu’il était ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou a été informé des sévices perpétrés dans l’établissement, et a longtemps cherché à en minimiser la portée. Ces révélations ont très peu fragilisé l’actuel chef du gouvernement. Penser l’éducation comme une forme plus ou moins sophistiquée de dressage ne met pas en péril une carrière politique. Au contraire.
À l’heure actuelle, cette vision autoritaire, voire autoritariste, a le vent en poupe. En France, le chef de l’État défend le retour du port de l’uniforme dans les établissements scolaires, ou décide d’investir massivement dans la mise en place du service national universel pour les jeunes, un dispositif qui tient du séjour soft en camp militaire. Ces choix politiques et leur traduction budgétaire poussent à s’interroger, quand on sait que la souffrance des personnels des écoles – en grande majorité des femmes – ne cesse de s’accroître du fait de l’insuffisance de moyens et du manque de reconnaissance.
Aux États-Unis, les attaques contre l’enseignement public se multiplient : le 20 mars dernier, le président, Donald Trump, a signé un décret visant à démanteler progressivement le ministère de l’Éducation – une loi devra toutefois être adoptée au Sénat. Rien de plus efficace, pour asseoir la violence et la domination, que de désamorcer toute pensée critique en fabriquant de l’ignorance. Ce constat n’est pas valable seulement pour les savoirs dits fondamentaux : il concerne aussi l’éducation à la sexualité, sans cesse prise pour cible par les représentant·es des forces réactionnaires.
« Rien de plus efficace, pour asseoir la violence que de fabriquer de l’ignorance. »
À partir de la rentrée prochaine, un nouveau programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Évars) sera enseigné aux élèves de la maternelle au lycée : il est censé rendre effectives les trois séances annuelles prévues par la loi de 2001. Il devrait amener les élèves à mieux identifier les violences sexuelles et les discriminations dont elles et ils peuvent être l’objet. L’ambition d’une telle démarche rend d’autant plus condamnable l’absence du mot transphobie dans le programme final, à l’heure où les attaques contre les personnes trans sont devenues l’un des marqueurs des partis de droite et d’extrême droite.
Plus de deux siècles après la disparition de Mary Wollstonecraft, la lutte continue : l’éducation est un enjeu éminemment politique, au cœur des guerres culturelles. Pour en faire l’horizon libérateur espéré, elle doit être l’affaire de toutes celles et ceux qui souhaitent, comme le disait la militante féministe, permettre « à l’individu d’acquérir les habitudes vertueuses qui assureront son indépendance ».
05.05.2025 à 15:50
Chrystel Oloukoi
En mars 2025, la police de l’immigration états-unienne (U.S. Immigration and Customs Enforcement, ICE) kidnappait Mahmoud Khalil, jeune diplômé palestinien de l’université Columbia à New York. Détenteur d’une carte de résident permanent, il a néanmoins été incarcéré illégalement dans un centre de détention en Louisiane, à plus de 2 000 kilomètres de son lieu de vie : un acte clair de représailles contre son soutien à la Palestine.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : les États-Unis de Trump, où l’ICE conduit des raids sur les campus, où les financements de la recherche sont menacés, où les manifestant·es étudiant·es sont menacé·es de déportation ou de poursuites pour terrorisme… tout cela est dans la droite ligne des États-Unis démocrates de Joe Biden avant janvier 2025.
Après le mouvement Black Lives Matter de 2020, les mobilisations de soutien à la Palestine sont le mouvement social majeur de ces dernières années aux États-Unis. Elles concernent particulièrement les campus, qui n’ont pas été l’objet de mouvements de cette ampleur depuis 1968 avec la lutte contre la guerre du Vietnam. C’est un mouvement universitaire mondial, qui se déploie aussi en Europe, au Bangladesh, au Brésil, au Canada, en Égypte, en Inde, au Japon, au Liban ou en Afrique du Sud. Aux États-Unis, ces mouvements étudiants rendent visible le consensus maccarthyste tacite qui a placé sous une chape de plomb toute critique de l’État d’Israël et silencié des générations de chercheur·euses palestinien·nes depuis des décennies.
Au printemps 2024, sous l’administration démocrate de Joe Biden, les universités états-uniennes ont réprimé systématiquement les mobilisations étudiantes et rendu possible l’arrestation de plus de 3 000 manifestant·es – étudiant·es et professeur·es – sur plus de 60 campus. Un mouvement sans précédent de renoncement aux valeurs universitaires de défense de la liberté d’expression et de manifester, qui poursuit un glissement dangereux, dans la lignée de la répression du mouvement Black Lives Matter et de la mobilisation contre la construction du centre de formation policier d’Atlanta, Cop City1. Les militant·es sont menacé·es d’expulsion, et pour certain·es effectivement expulsé·es avant d’avoir pu obtenir leur diplôme. Les universités et l’État fédéral, qu’il soit républicain ou démocrate, s’unissent pour instrumentaliser la définition de l’antisémitisme et poursuivre les manifestant·es en justice pour « terrorisme domestique ».
Dans le même temps, ces universités ouvrent grand la porte au fascisme pour faire taire toute contestation du génocide en Palestine. Pendant plusieurs mois, entre la fin de 2022 et le printemps 2023, sur le campus de Harvard, où j’étais étudiant·e, mais aussi à Yale (Connecticut), des camions financés par une organisation d’extrême droite affichaient sur écran géant des photos d’élèves manifestant·es en soutien aux Palestinien·nes avec leurs informations personnelles, sous le titre « Les leaders de l’antisémitisme », en toute impunité.
La destruction des universités par les coupes budgétaires, les atteintes à la liberté d’expression et à la liberté de manifester sont un projet qui réunit démocrates et républicains. Ce qui change avec Trump n’est pas tant la nature de l’assaut, mais son intensité. Et, sans surprise, les démocrates qui lui ont pavé la route n’y opposent aucune résistance particulière. Bien plus grave, les universités à travers le pays se prêtent au jeu de l’obéissance anticipée (anticipatory compliance) en supprimant les programmes d’aide à la diversité ciblés par l’extrême droite, avant même d’y être obligées par le gouvernement fédéral. Le 31 janvier 2025, par exemple, Harvard a licencié l’équipe chargée d’identifier les descendant·es de personnes esclavagisées dans le cadre du programme sur la mémoire de l’esclavage, fondé en 2021. Cette équipe avait déjà, des mois auparavant, dénoncé les obstacles et les pressions exercées par l’administration. Comme d’autres structures pour la diversité, elle est dissoute aisément2.
Aussi terrible que puisse être la situation présente, le désespoir, ou le renoncement, n’est pas une option. De mon expérience militante en France comme aux États-Unis et au Nigeria, en faveur des sans-papiers (collectif La Chapelle en lutte), des personnes noires et des mouvements féministes (Mwasi, École noire) et contre la police et pour l’abolitionnisme pénal (Harvard Prison Divestment Campaign, EndSARS), je retiens une leçon importante : faire bouger les lignes, gagner des victoires significatives repose moins sur l’unité ou l’homogénéité idéologique que sur une lucidité sans faille sur la nature de l’ennemi combattu : le fascisme.
La résistance ne peut pas être libérale, légale, polie, disciplinée ou non violente. Au contraire, face à un ennemi acharné, violemment misogyne, raciste, homophobe, eugéniste, validiste, organisé de manière militaire, nos combats doivent être d’autant plus stratégiques, multiples, intraçables, souterrains, organisés, saboteurs, incivils, violents – si et quand il le faut –, hors la loi puisque la loi elle-même est l’instrument de régimes fascistes. Comme l’affirme Assata Shakur, militante noire américaine échappée de prison et réfugiée politique à Cuba depuis 1984, « personne n’a jamais obtenu sa liberté en faisant appel au sens moral de l’oppresseur ».
05.05.2025 à 13:42
Céline Martelet
« Là, c’est mon lit. Celui de mon petit frère, Jamal, est ici. Et là, c’est mon bureau. » Joury sourit timidement en me faisant visiter sa nouvelle chambre dans une maison de la région d’Angers. La jeune Palestinienne aux longs cheveux noirs est arrivée en janvier 2025.
Joury est née il y a onze ans dans la ville de Gaza. Le 13 octobre 2023, une frappe aérienne a pulvérisé l’immeuble où elle habitait. Après le massacre commis par le Hamas en Israël le 7 octobre, le gouvernement israélien a choisi de punir collectivement toute une population. Comme pour des centaines de milliers d’autres enfants, ce qui constituait sa vie de petite fille a été réduit en poussière en quelques secondes. Quand l’armée israélienne a lancé l’ordre d’évacuation, Joury a juste eu le temps de dévaler les six étages avec, sur le dos, son cartable rose dans lequel elle avait glissé quelques feuilles et habits. Roses, encore.
Ce sac à dos est là, en France, soigneusement posé sur la commode blanche qui fait face au lit de Joury. « Ce cartable m’a accompagnée chaque fois qu’on a dû fuir à l’intérieur de la bande de Gaza. C’était mon sac d’école là-bas. Il est très solide ! Il a vécu la guerre avec nous, et pourtant il est encore en très bon état. Ma mère ne voulait pas que je le prenne avec moi en France, mais j’ai insisté. Avec lui, j’ai l’impression de transporter mes souvenirs d’enfance. »
Ces souvenirs de la plage, du studio de musique d’Ayman, son père, des hamburgers du Taboon, son restaurant préféré, de tous ses vêtements qu’elle rangeait précieusement dans le placard de sa chambtrre… « Ma chambre était plus grande à Gaza. Elle était plus belle aussi. Il y avait trois couleurs. Du blanc, du bleu et du rose, bien sûr. »
Joury a passé les dix premières années de sa vie entre les murs érigés au nord par Israël et les hauts grillages élevés par l’Égypte au sud de l’enclave palestinienne. Ce blocus mis en place après l’arrivée au pouvoir du Hamas en juin 2007, obligeait plus de 2 millions de personnes à vivre enfermées sur un minuscule territoire de 360 kilomètres carrés, une prison à ciel ouvert survolée continuellement par des drones israéliens. Leur bourdonnement a peuplé les nuits de la petite Palestinienne depuis son plus jeune âge. Un bruit de tondeuse à gazon qui s’ancre tellement dans votre esprit qu’il vient presque à vous manquer lorsqu’il s’arrête.
C’est là que j’ai rencontré Ayman il y a plus de dix ans durant l’une des nombreuses offensives israéliennes contre l’enclave. Celle-ci s’appelait « Bordure protectrice », c’était en juillet 2014. Les armées du monde entier cultivent cette habitude étrange : donner des noms aux guerres. Comme si cela les rendait moins violentes, ou plus justes. Ayman était alors mon traducteur. Ensemble, nous avons écouté les récits de familles de victimes, de survivant·es sorti·es des décombres de leurs maisons, de mères dévastées par la perte d’un·e enfant. Lorsque je suis rentrée en France, nous sommes resté·es en contact, lié·es par ce que nous avions vu et entendu.
Joury est la fille aînée d’Ayman – elle a deux frères, dont le plus jeune est né en exil. Son père me parle d’elle depuis toujours. Il est si fier qu’elle se soit passionnée très tôt pour le foot, comme lui, si fier aussi qu’elle écrive des chansons.
Le matin du 7 octobre 2023, le Hamas allié à d’autres groupes armés islamistes lance une attaque d’une violence inédite sur le sud d’Israël. Au moins 1 200 personnes, en majorité civiles, sont assassinées et quelque 7 500 sont blessées, selon l’Unicef. 250 otages sont amené·es dans l’enclave palestinienne, dont des femmes et des enfants. Très vite, Benyamin Nétanyahou, le Premier ministre israélien d’extrême droite, promet que « l’ennemi paiera un prix sans précédent ».
Jusqu’à la signature d’une trêve, le 19 janvier 2025, l’armée israélienne bombarde sans relâche la bande de Gaza y compris les zones qu’elle a définies comme refuges pour les civil·es. Au sol, les soldat·es prennent le contrôle des villes les unes après les autres jusqu’à occuper en mai 2024 le point de passage vers l’Égypte à Rafah. Le blocus qui sévissait depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007 devient un siège total. Israël contrôle les entrées de toute l’aide humanitaire.
En 2024, les ONG alertent sur un risque de famine au nord de la bande de Gaza.
En quinze mois de guerre, 50 000 Palestinien·nes ont été tué·es (plus de 2 % de la population) et plus de 111 000 ont été blessé·es, selon l’ONU. Plus de deux tiers des victimes sont des femmes et des enfants. De nombreux corps seraient encore sous les décombres. 60 % des habitations ont été détruites.
En novembre 2024, un comité spécial de l’ONU a affirmé que les méthodes de guerre qui ont été utilisées par Israël « correspondent aux caractéristiques d’un génocide ». Quelques jours plus tard, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant.
Le 18 mars, Israël rompt le cessez-le-feu, les bombardements reprennent. À l’heure où nous bouclons ce numéro, mi-avril 2025, ils avaient fait plus de 1 500 mort·es.
Je me suis souvent demandé qui avait transmis à Joury son courage. Je l’ai compris le jour où j’ai pu discuter plus longuement avec Wafaa, sa grand-mère paternelle. Elle est encore piégée dans la bande de Gaza et vit sous une tente, dans un camp de déplacé·es de Khan Younès, au sud de l’enclave. Nous avons échangé par WhatsApp, elle a refusé de répondre à mes questions par des notes vocales. Wafaa a voulu écrire. Pour cette Palestinienne, âgée de 60 ans, chaque mot compte.
« Joury est ma première petite-fille, et j’ai attendu sa naissance avec impatience. Quand elle est née le 12 juillet 2013 à Gaza, je l’ai serrée contre moi, et mes larmes ont coulé. Elle est la première source de bonheur dans notre famille. Joury a toujours montré une maturité surprenante, en même temps qu’elle est très sensible et pleure facilement. Je lui ai appris à ne pas se laisser submerger par ses émotions et à toujours persévérer. Je lui dis souvent : “Si tu veux devenir médecin, il faut que tu sois forte, confiante et excellente en classe.” Ma petite-fille est intelligente. Elle parle peu, mais, crois-moi, son regard en dit long. »
Le regard de Wafaa aussi en dit long quant à son histoire personnelle. Sur une photo prise en janvier dernier, quelques heures après le cessez-le-feu conclu entre Israël et le Hamas, elle pose devant une petite table improvisée sur laquelle trônent un plat de falafels, du houmous et quelques pommes de terre. Derrière elle, on devine la tente où elle vit depuis plus d’un an. Wafaa sourit, mais ses yeux trahissent une infinie tristesse. La grand-mère de Joury est épuisée physiquement et émotionnellement.
Au printemps 2024, sa famille a été séparée, déchirée par l’exil. Ça n’était jamais arrivé : lors des précédentes offensives israéliennes, les Mghames sont toujours resté·es ensemble. La majorité des familles palestiniennes répètent la même chose : « Nous préférons mourir ensemble, avec nos enfants, sous les bombes. » Ma grand-mère a vécu la Seconde Guerre mondiale ; elle employait la même formule. Adolescente, à l’arrivée des troupes allemandes, elle est restée dans sa ferme jurassienne avec ses parents. Pour faire face ensemble. Résister.
Le 30 avril 2024, Wafaa n’est pas montée avec sa famille dans le bus en direction de l’Égypte pour y trouver refuge. Sur une vidéo filmée par son fils Ayman, on la voit, tremblante, qui essuie ses larmes avec son hijab noir et fait un signe de la main à Joury, comme le font les grands-mères pour dire au revoir à leurs petits-enfants. Mais la Palestinienne le sait : celui-ci a des airs d’adieu.
« Leur départ a été le moment le plus douloureux de ma vie. Comment pouvais-je continuer à vivre loin de mes enfants, de mes petits-enfants ? J’ai essayé de me consoler en me disant que leur sécurité était plus importante que tout. L’exil est une épreuve difficile, que seul celui ou celle qui l’a vécu peut comprendre. »
La famille Mghames n’avait pas réussi à collecter suffisamment d’argent pour payer les passeurs égyptiens, les seuls capables de leur faire franchir le poste-frontière de Rafah vers l’Égypte. Les 45 000 dollars réunis grâce à une campagne de dons en ligne ne suffisaient pas à faire sortir tout le monde, et on ne négocie pas avec des trafiquants d’êtres humains. Au milieu de la guerre, dans le camp de déplacé·es de Khan Younès, il a fallu faire un choix. Ayman avait prévu de faire partir les femmes avec les enfants. Mais au dernier moment, Wafaa a fermement refusé de partir. « Je n’ai jamais, à aucun moment, envisagé de quitter Gaza. La Palestine, c’est ma terre. Je resterai ici jusqu’à mon dernier souffle. »
Elle est donc restée dans l’enclave palestinienne avec Ahmad, son dernier fils. Wafaa ne veut plus fuir ni reconstruire une nouvelle fois une vie ailleurs. Depuis sa naissance, son histoire est marquée par la violence de la guerre. À chaque étape de son existence, les armes l’ont contrainte à tout quitter pour recommencer encore et encore. Sa famille est originaire d’un village près du lac Tibériade en Palestine, d’où elle a été chassée en 1948 au cours de la Nakba Wafaa est née dans un camp de réfugié·es de Tripoli, dans le nord du Liban. Son père meurt lorsqu’elle a 6 ans seulement. « Ma mère devait travailler et élever seule ses onze enfants. » La Palestinienne s’éduque et se politise. À peine majeure, elle rejoint l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) dirigée par Yasser Arafat.
En novembre 1983, l’armée syrienne attaque les camps palestiniens de Tripoli. Wafaa vient juste de se fiancer avec Jamal Mghames, un camarade de l’OLP. Le jeune couple est contraint de fuir vers la Tunisie. C’est là que les fiancé·es célèbrent leur mariage, loin de leurs proches. Leurs deux fils naissent en Tunisie. En 1994, la famille rentre en Palestine et s’installe dans la bande de Gaza. Quelques mois plus tôt, les accords d’Oslo ont été signés à Washington. Yasser Arafat le leader palestinien, chef de l’OLP, et le premier ministre israélien Yizthak Rabin se sont serré la main sur le perron de la Maison Blanche. La Palestine croit en la paix. Wafaa vit enfin sur sa terre. Elle donne naissance à une fille qu’elle appelle Aya. « Le bonheur », m’écrit-elle.
En décembre 2008, l’armée israélienne lance une offensive sur la bande de Gaza après des tirs de roquettes en direction de son territoire. Jamal meurt le 27 décembre, tué dans une frappe aérienne sur sa maison. À nouveau, Wafaa doit tout reconstruire, seule avec ses trois enfants âgés de 8 à 20 ans : « Je suis restée forte et déterminée. J’ai toujours élevé Ayman, Ahmad et Aya en leur offrant de l’amour et une bonne éducation. Je les ai portés pour les voir réussir, avec cet espoir que tous trois auraient un avenir meilleur. »
Wafaa ne s’est jamais remariée, liée à jamais à Jamal. Il était l’amour de sa vie. Un amour né dans la guerre et la résistance. « Il était un homme exceptionnel, un mari, un frère, un ami et un père aimant. Chaque fois que l’angoisse m’envahit, je lui parle, je lui confie tout. Cet homme est présent dans chacune de mes décisions. Il m’a quittée physiquement, mais son esprit et sa pensée m’accompagnent partout. Nous nous étions promis de ne jamais nous séparer, quoi qu’il arrive. Je suis restée dans la bande de Gaza après sa mort, j’ai poursuivi son chemin et j’ai traversé les épreuves. Mais aujourd’hui, j’ai tout perdu. Les bombardements ont même détruit la tombe de Jamal où j’allais me recueillir. C’est pour cela que je ne veux pas quitter ma terre. Il ne me reste plus rien de mon amour à part une photo que mon fils a retrouvée dans les décombres de notre maison détruite en octobre 2023. »
C’est à travers un écran que Wafaa voit désormais grandir Joury, sa petite-fille adorée, mais aussi son dernier petit-fils, le petit frère de Joury, qu’elle n’a jamais pu prendre dans ses bras. Il est né en Égypte, quelques semaines seulement après la sortie de ses parents de la bande de Gaza. Un miraculé. Il s’appelle Ward, « rose » en arabe. À sa naissance, il a dû passer deux semaines en couveuse sous assistancerespiratoire. Son cœur battait trop vite. S’il avait vu le jour dans la bande de Gaza, il n’aurait pas survécu. Aujourd’hui, Ward est en France. Loin de la guerre, mais aussi de la Palestine et de l’amour de sa grand-mère.
Cette force d’aimer à tout prix pour rester debout, Wafaa l’a aussi transmise à sa fille, Aya. Le 30 avril 2024, la jeune femme de 24 ans est sortie de la bande de Gaza avec Ayman et sa famille. Depuis, elle habite dans un petit appartement en banlieue du Caire où elle passe ses journées à fumer le narguilé, seule depuis le départ de ses proches vers la France. « C’est la première fois que je vis loin de ma famille. Je n’avais jamais quitté ma mère… C’est indescriptible ce vide, ce manque d’elle. »
Aya ne vit plus, elle survit en Égypte en attendant de pouvoir retrouver Islam, l’homme qu’elle aime depuis son plus jeune âge. Leurs fiançailles ont eu lieu le 6 octobre 2023, lors d’une cérémonie à distance. Quelques mois auparavant, pour aller travailler en Turquie, Islam était parvenu à quitter illégalement l’enclave palestinienne en passant par l’Égypte, ce qui l’empêchait de revenir chez lui. C’est dans la pure tradition palestinienne qu’il avait envoyé son père, resté à Gaza, demander la main de celle qu’il aime.
« On devait se rejoindre en Turquie en décembre 2023 pour être enfin ensemble. Mais le lendemain de nos fiançailles, j’étais chez ma mère et j’ai été réveillée par le bruit des explosions. Déjà traumatisée par les bombardements à cause des précédentes guerres, j’étais paralysée par la peur. Alors, mon frère est venu me sortir du lit. On s’est caché·es ensemble dans une même pièce, sans comprendre ce qui se passait. » Aya doit fuir. Avec Wafaa et Joury, elle passe d’un camp de déplacé·es à l’autre.
Quand je la rencontre en Égypte, la jeune femme est profondément traumatisée par ce qu’elle a vécu. Son regard se perd souvent dans le vide. Elle s’arrête parfois de sourire brutalement. La seule chose qu’Aya a pu sortir de la bande de Gaza, c’est un sac à dos. C’est là qu’elle a caché Michmich, son chat de deux ans. Le persan au pelage blanc erre, lui aussi, dans son nouvel appartement, perdu. « Lui et moi, on n’effacera jamais ce qu’on a vécu. Quand on a dû quitter notre maison, j’ai préparé ses affaires avant les miennes. Il est comme un fils pour moi. Je pourrais mourir pour lui. »
Je n’ose pas lui demander de raconter cette guerre en détail, de peur de rouvrir ses blessures invisibles. Finalement, je lui suggère simplement de poser quelques mots les uns derrière les autres. Elle choisit « souffrance, famine, impuissance » et explique : « On a failli mourir de froid en hiver sous la tente. On portait tous nos vêtements, mais on était gelé·es quand même. Je ne peux pas oublier ma détresse lorsque les enfants nous réclamaient à manger et qu’on ne pouvait rien leur donner. J’avais peur de mourir, mais au moins, j’aurais rejoint mon père. Tout cela me détruit intérieurement. Nous sommes les victimes de choses qui nous dépassent. Ceux qui nous dirigent ne se préoccupent jamais de ce que subissent les civil·es. »
Aya avait 8 ans lorsque son père, Jamal, a été tué par l’armée israélienne. Elle a très peu de souvenirs de lui et ne le connaît qu’à travers ce que lui en raconte sa mère. Pour combler son absence, la jeune Palestinienne a choisi la musique, comme son frère Ayman. Tous deux ont ouvert un conservatoire et un studio d’enregistrement dans la ville de Gaza. Tout le monde pouvait y jouer d’un instrument ou chanter, y compris les femmes, malgré l’interdiction du Hamas de laisser des musiciennes se produire devant d’autres personnes que les membres de leurs familles. Ce lieu était un moyen de résister à ce conservatisme religieux.
L’armée israélienne l’a détruit. « La musique est une thérapie pour moi. Elle m’a sauvée. Dans cette école, j’accompagnais beaucoup de filles. Elles ont même fait une chanson et un clip vidéo ! Moi, quand je tiens une guitare, ça me soulage. La musique me débarrasse de toutes les mauvaises énergies, y compris de cette tristesse qui m’envahit souvent depuis la perte de mon père. »
Aujourd’hui, Aya ne joue plus. Sa guitare est ensevelie sous les décombres de sa maison. Elle espère pouvoir aller la chercher un jour.
Aya a pris sa décision : elle veut rentrer dans la bande de Gaza pour vivre sur sa terre. Peu importe les guerres qui se succèdent et la terrorisent. À des milliers de kilomètres de là, Joury est inscrite au collège et elle apprend le français. Chaque jour, elle porte sur le dos son cartable rose de Gaza mais elle ne veut pas parler de la Palestine avec ses nouvelles amies. Désormais, la vie de Joury est en France. Le seul endroit où elle se sent enfin en sécurité. •
Au moment de la création de l’État d’Israël, près de 800 000 Palestinien·nes sont contraint·es de quitter leur maison et leur terre. Cette « catastrophe » (la Nakba en arabe) touche la famille de Wafaa Mghames, qui doit fuir son village proche du lac de Tibériade, au nord de l’actuel État d’Israël, pour se réfugier dans un camp à Tripoli, au nord du Liban.
Wafaa et Jamal Mghames, marié·es depuis dix ans, rentrent en Palestine après s’être exilé·es en Tunisie où leurs deux premiers enfants, Ayman et Ahmad, sont nés. Quelques mois plus tôt, le 9 septembre 1993, les accords de paix d’Oslo ont été signés par Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien et Yasser Arafat, président du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
27 décembre Jamal Mghames est tué dans une frappe aérienne sur sa maison au premier jour de l’opération « Plomb durci » de l’armée israélienne dans la bande de Gaza en représailles aux tirs de roquettes de groupes armés affiliés au Hamas. Un an et demi auparavant, en juin 2007, la branche politique du Hamas remporte les élections et gouverne depuis lors la bande de Gaza. Aya a huit ans à la mort de son père.
7 octobre Le Hamas lance une attaque sans précédent sur Israël, tuant 1 200 personnes et prenant 250 hommes, femmes et enfants en otage. Le Premier ministre israélien d’extrême droite Benyamin Nétanyahou déclenche une riposte massive qui se transforme en guerre totale sur l’enclave de Gaza. La veille de l’attaque du Hamas, Aya Mghames s’est fiancée à distance à Islam, qu’elle devait rejoindre deux mois plus tard en Turquie.
30 avril Aya Mghames, son frère Ayman, sa femme enceinte et leurs deux enfants, Jamal et Jouri, réussissent à sortir de la bande de Gaza. Leur mère, Wafaa, reste sur place avec Ahmad, son dernier fils. Tous deux survivent jusqu’à ce jour dans un camp de réfugié·es à Khan Younès, au sud de l’enclave. Les bombardements israéliens ont repris début mars dans la bande de Gaza, interrompant un processus de désescalade militaire signé en janvier 2025.
05.05.2025 à 12:31
Marie Barbier
Il y a des sujets qu’on envisage très régulièrement d’aborder à La Déferlante, parce qu’ils reviennent sans cesse dans nos pratiques quotidiennes, dans nos questionnements : l’éducation est de ceux-là. C’est une lutte dans laquelle les penseuses féministes se sont engagées très tôt, à l’image de l’écrivaine Mary Wollstonecraft au XVIIIe siècle (lire l’entretien « Une impossible pédagogie féministe »).
Avant d’offrir un horizon libérateur, la relation éducative est surtout chargée de tensions : dans ce face-à-face, l’adulte et l’enfant, la ou le pédagogue et son élève, l’institution qui éduque et le groupe qui doit être éduqué ne sont pas dans un rapport d’égalité. La domination des adultes sur les enfants est un rapport de pouvoir qu’il convient de mettre en lumière. La banalité des violences éducatives, dans les établissements scolaires catholiques, mise au jour ces dernières semaines, est une illustration exacerbée de ce rapport de pouvoir. Au pensionnat de Notre-Dame-de-Bétharram, depuis six décennies, le personnel encadrant violentait les élèves, avec le soutien tacite de nombreux parents (lire l’analyse « Bétharram ou la “pédagogie noire” »). Alors qu’il était ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou a été informé des sévices perpétrés dans l’établissement, et a longtemps cherché à en minimiser la portée. Ces révélations ont très peu fragilisé l’actuel chef du gouvernement. Penser l’éducation comme une forme plus ou moins sophistiquée de dressage ne met pas en péril une carrière politique. Au contraire.
À l’heure actuelle, cette vision autoritaire, voire autoritariste, a le vent en poupe. En France, le chef de l’État défend le retour du port de l’uniforme dans les établissements scolaires, et décide d’investir massivement dans la mise en place du service national universel pour les jeunes, un dispositif qui relève du camp militaire soft. Ces choix politiques et leur traduction budgétaire poussent à s’interroger, quand on sait que la souffrance du personnel encadrant – en majorité des femmes – ne cesse de s’accroître du fait de l’insuffisance de moyens et du manque de reconnaissance (lire notre reportage à Nantes).
Aux États-Unis, les attaques contre l’enseignement public se multiplient : le 20 mars 2025, le président, Donald Trump, a signé un décret visant à démanteler progressivement le ministère de l’Éducation – une loi devra toutefois être adoptée au Sénat. Rien de plus efficace pour asseoir la violence et la domination que de désamorcer toute pensée critique en fabriquant de l’ignorance.
Ce constat n’est pas valable seulement pour les savoirs dits fondamentaux : il concerne aussi l’éducation à la sexualité, sans cesse prise pour cible par les représentant·es des forces réactionnaires.
À partir de la rentrée prochaine, un nouveau programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Évars) sera enseigné aux élèves de la maternelle au lycée. Il devrait amener les élèves à mieux identifier les violences sexuelles et les discriminations dont elles et eux peuvent être l’objet. L’ambition d’une telle démarche rend d’autant plus condamnable l’absence du mot transphobie dans le programme final, à l’heure où les attaques contre les personnes trans sont devenues l’un des marqueurs des partis de droite et d’extrême droite.
Plus de deux siècles après la disparition de Mary Wollstonecraft, la lutte continue : l’éducation est un enjeu éminemment politique, au cœur des guerres culturelles. Pour en faire l’horizon libérateur espéré, elle doit être l’affaire de toutes celles et ceux qui souhaitent, comme le disait la militante féministe, permettre « à l’individu d’acquérir les habitudes vertueuses qui assureront son indépendance ».