28.11.2025 à 18:05
robinson
Bonjour à toutes et à tous !
Cette semaine on vous parle du Dossier Médical Partagé qui est un peu trop partagé alors qu’il contient des données médicales très personnelles, et aussi du fichier TES qui est un peu plus poreux que prévu, et on vous présente les émissions en live qu’on a prévues pour animer notre campagne de soutien 2026.
Bonne lecture à vous !
Alex, Bastien, Eva, Félix, Marne, Mathieu, Myriam, Noémie, Nono et Vi
On a lancé notre campagne de dons le 17 novembre. On dit aussi « campagne de soutien » quand on veut rester pudique. Concrètement, ça signifie qu’on a besoin de vous et de vos dons pour continuer à lutter en 2026 et au-delà. Le bon vieux nerf de la guerre, qui paye les salaires de l’équipe et les billets de train, le loyer du local et l’électricité des PC, l’imprimante à brochures et la machine à café. Voilà, on porte des idées, un idéal, la défense des libertés dans un monde qui les juge de plus en plus suspectes, et on se retrouve à compter les sous et à se demander si on pourra continuer dans un an, dans deux ans…
Car la perspective n’est pas joyeuse. On le sait, les idées de l’extrême droite raciste et autoritaire se sont diffusées dans la population, à force de matraquage médiatique et de complaisance du personnel politique qui, de la droite extrême à un centre gauche qui navigue à vue, reprend lâchement les discours virilistes et revanchards des racistes et des xénophobes de tous âges.
Quand on s’intéresse, ce qui est notre mission, aux enjeux politiques liés à la technologie numérique, c’est encore pire : le milieu de la tech californienne dans la Silicon Valley, qui domine outrageusement nos pratiques numériques en Occident, s’est tout entier plongé dans l’idéologie libertarienne. Sans nuance et sans exagération, la tech états-unienne veut et recherche activement la fin des États-nations, se voit comme une oligarchie éclairée légitime à gouverner le monde, et met ses moyens colossaux au service de ses fantasmes racistes, eugénistes, voire transhumanistes, mais d’abord et avant tout autoritaires et ultracapitalistes.
En France et en Europe, nous avons pu le documenter ces dernières années, et malgré l’indifférence du Vieux Continent aux fantasmes libertariens, la tech s’est mise sans hésiter au service de la surveillance d’État, de la traque aux pauvres et aux personnes immigrées, de la marchandisation des données personnelles jusque dans leurs secrets les plus intimes, et de la surenchère industrielle au mépris des coûts humains et environnementaux.
Nous devons affronter tout cela et ce n’est pas gai, mais nous allons l’affronter ensemble. La Quadrature du Net n’entend pas baisser les bras. Et si vous pouvez nous aider à exister jusqu’en 2027 et au-delà, n’hésitez pas à passer sur notre site de dons.
Pour animer cette campagne de soutien et commencer à creuser les sujets qui nous occupent au quotidien, nous avons décidé de nous lancer dans une série d’émissions en live, à voir en direct ou en différé. Les deux premières ont déjà eu lieu, et vous trouverez ci-dessous les liens pour les voir ou les revoir. La prochaine aura lieu mercredi 3 décembre et s’intéressera à la question de l’impossible « neutralité de la tech ». Rendez-vous à 19h30 sur Twitch, YouTube ou mieux encore, sur PeerTube.
Pour nous soutenir en 2026 : Faites un don à La Quadrature du Net
Présentation de la campagne : À l’heure de la fascisation, soutenez La Quadrature du Net
Voir la première émission : Sommes-nous à l’heure du Technofascisme ? – avec Nastasia Hadjadji
Voir la deuxième émission : Faire face à la fascisation des médias – avec Soizic Pénicaud et Clément Pouré
Si vous avez une carte d’identité nationale ou un passeport français récent, documents dits « biométriques », alors vos empreintes digitales et la photo de votre visage sont numérisées et stockées dans le fichier des Titres Électroniques Sécurisés (TES). Au départ, ces données auraient dû être stockées seulement dans la puce des documents eux-mêmes, pour être comparées aux données biométriques de la personne contrôlée : son visage ou ses empreintes. Pour atteindre la finalité du contrôle d’identité – « la personne qui présente ce passeport est bien la personne à qui il a été délivré » – cela aurait suffi. Mais contre l’avis de la CNIL, le gouvernement avait décidé en 2008 de conserver aussi ces données dans un gigantesque fichier centralisé, gorgé de données très sensibles.
Que croyez-vous qu’il arriva ? On imagina aussitôt plein d’autres usages à ce fichu fichier. Pour la police, c’est une mine d’or : identifier sans peine quelques dizaines de millions de personnes, c’est un rêve. Pour la police, chaque fichier est un potentiel fichier de police. Et dans la nation des honnêtes gens qui n’ont « rien à se reprocher », gavés de discours sécuritaires et anxiogènes mais privés de cours sur leurs droits de citoyen·es libres, la police doit tout pouvoir. On lui donna donc un accès à ce fichier, assorti de tout un tas de conditions, pour respecter à peu près l’esprit et la finalité initiale du fichier TES.
Que croyez-vous qu’il arriva ? (Tout cela est tellement prévisible…) La police, quand elle n’a pas un accès légitime aux données biométriques des citoyens, contourne l’obstacle et demande à d’autres services de lui fournir les informations qu’elle veut. Les glapissements sécuritaires sont une chose, la loi en est une autre : les policiers qui détournent le fichier TES de sa finalité ou abusent sciemment d’un droit encadré font un usage illégitime et sûrement illégal des pouvoirs qui leur sont donnés.
En 2022, avec 15 248 personnes, nous avons déposé une plainte collective devant la CNIL pour dénoncer l’illégalité de ce fichier. L’instruction de cette plainte est toujours en cours et c’est dans le cadre de cette procédure que nous avons envoyé de nouveaux documents à la CNIL pour démontrer, avec des preuves, ce que nous redoutions à juste titre : la police se sert allègrement dans le fichier TES.
L’article du 25 novembre : La police détourne le fichier des passeports et des cartes d’identité
Le complément de notre plainte auprès de la CNIL : Observations complémentaires
L’article 31 du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2026 voulait renforcer l’obligation pour les professionnel·les de santé d’utiliser le Dossier Médical Partagé (DMP) des patient·es. L’objectif affiché est comme toujours de « simplifier » l’échange des informations de santé. L’objectif moins avoué et moins avouable serait de les centraliser et de pouvoir plus facilement les exploiter à des fins statistiques ou commerciales (article du 17 mars 2021).
Mais même en laissant de côté ce dernier aspect de la question, le DMP en lui-même pose déjà un bon nombre de problèmes sérieux (article du 25 mars 2022). Le principal point d’inquiétude concerne l’absence totale de contrôle que les patient·es ont sur leurs propres données de santé. L’accès aux documents (résultats d’examens, prescription, etc.) est paramétré par le personnel médical, sans possibilité pour les patient·es de cloisonner ou de supprimer ces accès. La suppression des documents est également impossible ou presque. Cela complique le rapport avec les médecins, et empêche parfois la relation de confiance nécessaire au soin, pour toutes les personnes qui souhaitent par exemple garder le contrôle sur la divulgation de leur identité trans, de leur recours à l’IVG, ou de leur pathologie psychiatrique. La « transparence » voulue par le législateur, qui veut lutter contre le « nomadisme médical » – ce que nous appelons plutôt la liberté de choisir ses soins – pour des raisons d’économie, est typique du célèbre mieux qui est l’ennemi du bien.
L’obligation renforcée de renseigner le DMP, qui conditionnerait même l’accès à certains soins, est ressentie par nombre de patient·es comme un mauvais traitement et une infantilisation par l’État. On retrouve dans ce renforcement des contrôles des individus, au nom de quelques abus, le même esprit répressif qui légitime la surveillance de toutes et tous au nom d’une sécurité hors d’atteinte. Les citoyen·es de la République, fondée sur les principes humanistes et révolutionnaires de 1789, méritent mieux qu’une médecine suspicieuse et moucharde. La Quadrature, avec d’autres, demande donc la suppression de l’article 31 du PLFSS 2026. Si le Sénat a supprimé pour l’instant cet article, nous restons vigilant·es puisque les débats continuent actuellement à l’Assemblée qui pourrait vouloir rétablir cette disposition.
L’article du 21 novembre : Le gouvernement veut nous obliger à utiliser le Dossier Médical Partagé
Le site de don de la Quadrature a récemment reçu des améliorations de Couy et Kilroa, deux camarades qui ont aidé à débuguer l’image Docker qui sert à son développement ainsi qu’à améliorer l’interface d’administration et la validation des adresses postales.
Cela veut dire que bientôt, cela sera plus facile pour nous de gérer les contreparties et pour vous ça sera plus simple de renseigner votre adresse (et être sûr que ça arrive à bon port !).
Un grand merci à eux ! Si vous aussi, vous êtes des enchanteurs et des enchanteuresses du silicium, passez donc sur #nerds:laquadrature.net (sur [matrix]) et sur notre forge logiciel pour nous aider à forger ensemble les binaires de notre liberté collective !
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Datalove
24.11.2025 à 13:00
noemie
Fournir sa photographie et ses empreintes quand on demande son passeport ou sa carte d’identité est plus lourd de conséquence que ce qu’on imagine. Ces données, qui sont enregistrées dans le fichier des « titres électroniques sécurisés » (TES) sont récupérées par la police par un contournement de la loi. La Quadrature du Net a pu obtenir des témoignages et preuves formelles de l’utilisation abusive de ce fichier pour identifier des personnes lors d’enquêtes judiciaires. Nous avons alerté la CNIL sur ce scandale qui était malheureusement prévisible, tant ce fichier TES portait, par son existence même, les risques d’un abus de surveillance par l’État.
Pour comprendre comment nous en sommes arrivé·es là, revenons sur les origines de ce fichier. En 2005, un décret autorise pour la première fois l’enregistrement des informations des personnes demandant un passeport (nom, prénom…) dans une puce électronique au sein du passeport, mais également dans un fichier centralisé à destination des agent·es chargé·es de la délivrance des titres d’identité. Ainsi naît le premier fichier TES (qui s’appelait alors « DELPHINE »). En 2008, afin de se conformer à un règlement européen, sont ajoutées au sein de la puce l’image numérisée du visage et des empreintes digitales. Le gouvernement en profite alors pour également les ajouter dans le fichier, au lieu de rester sur une seule conservation décentralisée. Ceci n’était clairement pas un choix neutre puisqu’il s’agit de données biométriques particulièrement sensibles.
La CNIL, elle, se montrait pourtant défavorable à un enregistrement centralisé d’autant de données dans le fichier TES. En effet, pour la première fois, une base de données faisait un lien entre des données biométriques et une identité civile. L’objectif affiché était de faciliter les démarches administratives et lutter contre la « fraude documentaire ». Mais factuellement, ce lien technique entre identité et données biométrique peut aussi permettre l’identification d’une personne par la comparaison de ses empreintes ou de son visage avec les données contenues dans le fichier. Bien qu’une telle possibilité ne soit pas prévue par les textes, la CNIL estimait tout de même que le choix de centraliser ces données était disproportionné dès lors qu’il existait des modalités de lutte contre la fraude qui apparaissaient tout à la fois aussi efficaces et plus respectueuses de la protection de la vie privée des personnes.
En 2012, une loi proposée par deux sénateurs de droite a tenté de faire évoluer ce fichier TES, qui contenait alors les données biométriques d’environ 6,5 millions de personnes. Cette loi prévoyait de permettre expressément à la police de se servir dans la base de données pour pouvoir identifier des personnes lors de certaines enquêtes. Cette volonté de mise a disposition du fichier TES à la police a cependant été invalidée par le Conseil constitutionnel. Celui-ci a estimé que l’ampleur de la base de donnée qui contenait des données particulièrement sensibles, couplée avec la nouvelle possibilité technique et légale de permettre une identification par la police – qui n’avait rien à voir avec l’objectif initial de faciliter la délivrance des passeports – engendraient des atteintes trop graves aux libertés. Le Conseil craignait notamment que si ces techniques d’identification n’étaient pas limitées, elles « ne pouvaient […] qu’être vouées à se développer »1Voir le commentaire autorisé de la décision du Conseil constitutionnel, page 21, accessible sur cette page.
C’est surtout en 2016 que ce fichier a fait l’objet de critiques et d’attention médiatique. Le gouvernement Valls avait discrètement fait passer un décret créant un nouveau fichier TES au périmètre drastiquement différent. Désormais, il pouvait aussi contenir les données relatives aux cartes nationales d’identité2Pour rappel, la carte d’identité nationale a été créée en 1940 sous le régime de Vichy. Le projet de carte nationale d’identité avait d’abord été imaginé par la préfecture de police en 1921, avec pour objectif d’étendre à tous les citoyens les mesures d’encartement imposées aux étrangers et aux nomades. Face à l’ampleur des protestations, le ministre de l’intérieur abandonna ce projet. Ce n’est que lorsque les libertés publiques auront été anéanties par le gouvernement de Vichy que l’identification totale des citoyens, au moyen de la généralisation de la carte d’identité, pourra être imposée.
Pour aller plus loin : « Système d’enregistrement d’identité, numéro d’identification et “carte d’identité de Français” durant le Régime de Vichy (France, 1940-1944) », Pierre Piazza, 2017 disponible ici et « L’identification des personnes », Gerard Noiriel, 2006, accessible ici.
Or, quasiment tous·tes les Français·es en possèdent une. De nombreuses institutions comme la CNIL, l’ANSSI, l’Inria ou le Conseil national du numérique avaient vertement critiqué ce choix, pointant les risques de la centralisation inédite d’informations liées à l’identité, et en particulier les données biométriques, de quasiment toute la population. Elles craignaient aussi bien les fuites de données que les attaques informatiques et les abus étatiques, d’autant que d’autres options moins attentatoires et décentralisées étaient possibles. Face aux critiques, il était notamment répété à l’envi qu’au grand jamais ce fichier ne pourrait servir à faire de l’identification.
Avec d’autres, nous avions attaqué le fichier devant le Conseil d’État, qui l’a néanmoins validé en 2018. Nous avons tout de même poursuivi le combat. En 2022, avec 15 248 personnes, nous avons déposé une plainte collective devant la CNIL pour dénoncer l’illégalité de ce fichier. L’instruction de cette plainte est toujours en cours et c’est dans le cadre de cette procédure que nous avons envoyé de nouveaux documents à la CNIL pour démontrer ce que nous craignions depuis l’origine : la police se sert allègrement dans le fichier TES.
Techniquement et légalement, un simple officier de police judiciaire ne peut pas avoir accès au fichier TES. Le décret de 2016 prévoit uniquement que certains agents individuellement nommés et « chargés des missions de prévention et de répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et des actes de terrorisme » puissent le consulter. Pourtant, le ministère de l’Intérieur a laissé s’installer une pratique qui permet de contourner les interdictions d’accès aux données du TES, et ce, sans aucune restriction et pour n’importe quel type d’affaire.
Il s’appuie pour cela sur le mécanisme des « réquisitions » judiciaires prévu par le code de procédure pénale. Sur autorisation du procureur de la République, les officiers de police judiciaire peuvent exiger de toute entité publique ou privée de leur fournir les informations qu’elles possèdent et qui seraient utiles pour une enquête. C’est ainsi que la police peut, par exemple, récupérer les enregistrements de vidéosurveillance d’un magasin ou les données personnelles d’une personne précise que détiendrait une banque, la SNCF, un réseau social ou encore la CAF. Ces acteurs sont obligés de répondre sous peine d’une amende de 3 750 euros.
Aujourd’hui, nous pouvons démontrer que la police utilise ce pouvoir de réquisition abusivement auprès des administrations qui participent à la création et la délivrance des cartes d’identité ou passeports. Nous avons ainsi constaté des demandes des informations d’identité aux agent·es :
La police n’interroge donc pas directement le fichier TES. Concrètement, elle contourne l’interdiction qui lui est faite de piocher dans le fichier TES en adressant des réquisitions à ceux qui y ont accès. Détournant la procédure, elle s’arroge ainsi un pouvoir de consultation du fichier qui lui est normalement interdit.
Nous avions déjà entendu des témoignages en ce sens et cette pratique avait été pointée dans la brochure militante sur les moyens d’enquête dans l’affaire Lafarge Bouc-Bel-Air publiée en octobre 2023. Désormais, nous avons envoyé des preuves concrètes à la CNIL. Nous dénonçons ce détournement illégal afin que cette dérive cesse et que le ministère de l’Intérieur rende des comptes.
Ces éléments proviennent d’une affaire judiciaire clôturée où les procès-verbaux illustrent l’entêtement des policiers à vouloir identifier un individu à tout prix. N’arrivant pas à mettre un nom et un prénom sur une personne suspectée de rébellion (une qualification pénale par ailleurs régulièrement utilisée abusivement pour masquer des violences policières), les officiers de police judiciaire vont utiliser tous les moyens de surveillance à leur disposition, peu importe les exigences de proportionnalité.
Ils vont d’abord prendre une photographie de la personne à son insu dans le commissariat puis se servir du fichier TES pour confirmer son identité (que la personne n’a pas donnée, mais que les policiers présument). Les policiers vont donc exiger auprès d’un CERT des dossiers de demande de carte d’identité dans le but d’obtenir la photo de visage de la personne (voir les PV anonymisés), et récupèrent au passage tous les documents annexes, comme les justificatifs de domicile. Ils ne s’arrêtent pas là. Au cours de leur enquête, ils font également une demande auprès de l’ANTS pour récupérer des empreintes digitales (voir le PV). Sans jamais justifier ou motiver leur demande, ils exigent ainsi des administrations d’aller fouiller dans la base de données TES, et celles-ci répondent sans poser de question.
L’accès à ces données est lourd de conséquences car, dans cette affaire comme dans d’autres, c’est bien la photographie issue du TES qui, en étant comparée à l’image de vidéosurveillance du commissariat, permet d’identifier in fine la personne suspectée (voir le PV), ce qui est totalement contraire à ce pourquoi le fichier TES a été créé. Le constat est donc clair et accablant : les informations que nous fournissons pour faire notre carte d’identité ou notre passeport pourront être détournées et utilisées par la police dans des enquêtes, au mépris total de la loi.
Dans les observations que nous venons de transmettre (à lire ici) , nous rappelons qu’aussi bien le Conseil d’État que le Conseil constitutionnel ou la CNIL avaient formellement exprimé leurs craintes quant aux dérives potentielles de ce fichier. Ces institutions avaient exigé des limites et des garanties fortes afin de contenir ces risques et demandaient à ce que cette base de données soit exclusivement utilisée pour la délivrance des titres d’identité. Elles avaient toutes expressément déclaré ce fichier légal car il ne permettait pas, entre autres, d’identifier une personne.
Malgré cette unanimité, la pratique policière s’est installée, en contradiction totale avec l’esprit du cadre qui a créé le fichier TES. Cela démontre une fois de plus les limites, voire l’impuissance, du droit face aux obsessions de surveillance de l’État. Nous le constatons depuis toujours : dès que les autorités disposent d’une capacité d’obtenir des informations sur la population, cela leur brûle les doigts de l’utiliser pour identifier, contrôler, réprimer. Le soin de respecter les règles n’est alors que cosmétique, surtout quand il n’existe aucun contrôle effectif sur l’activité de la police, permettant ainsi à l’impunité de se propager.
Plutôt que d’empêcher un tel abus, c’est exactement le choix inverse qu’a fait le ministère de l’Intérieur en laissant prospérer ce détournement du fichier TES. Il l’a également volontairement facilité. En 2023, la loi de programmation dite « LOPMI » a assoupli le régime des réquisitions judiciaires, permettant « la remise de données relatives aux documents d’identité » sur la base d’une simple instruction générale (un mécanisme qui permet à un procureur de la République de délivrer une autorisation générale, et non circonstanciée, c’est-à-dire sans s’arrêter sur le cas d’espèce pour vérifier que la réquisition serait véritablement nécessaire à l’enquête et proportionnée). Si nous ne sommes malheureusement pas surpris, cet énième exemple témoigne du mépris de ceux qui nous gouvernent pour les droits fondamentaux et les principes démocratiques : tout est bon pour renforcer les techniques de surveillance et le fichage de la population.
Le ministère de l’Intérieur doit être mis face à ses responsabilités et sanctionné. Le détournement et l’utilisation des données du fichier TES doivent être condamnées et doivent cesser immédiatement. Mais au-delà, il faut également comprendre que cet exemple est révélateur d’un phénomène plus large : celui de l’échange débridé et démesuré des données au nom du droit de « réquisition » (ou de « communication » quand il s’agit d’administrations fiscales ou sociales). En effet, ces pouvoirs généraux permettent à la police ou à d’autres institutions d’exiger des données pour une enquête pénale, fiscale ou administrative. C’est ainsi que, via cette prérogative, les organismes de sécurité sociale – CAF, Assurance Maladie… – peuvent récupérer le détail des comptes bancaires, ou que la police peut demander des factures d’électricité.
Or, cette possibilité très large de se voir transmettre des informations s’est construite sans prise en compte des règles de protection des données spécifiques à chaque traitement. Elle n’est guidée que par une logique d’efficacité supposée, réduisant le respect des droits fondamentaux à l’état de vulgaires obstacles à dépasser ou à contourner. Les limites et garanties propres à ces traitements de données sont, d’une certaine manière, écartées au nom du pouvoir de réquisition, ce qui rend difficile le constat d’abus ou de détournement. À l’heure ou tout est informatisé et où la quantité de données communicables est immense, il est nécessaire de questionner profondément ce mécanisme, source d’abus et d’excès.
Par-dessus tout, il faut continuer de combattre le système tentaculaire des fichiers administratifs et policiers. Celui-ci n’en finit pas de s’étendre, sans qu’aucun contrôle sur le travail de la police ne soit fait au quotidien. En effet, la démultiplication des outils facilite la collecte et l’accès aux données, permettant aux agents de rajouter des informations et de contrôler les personnes dans de plus en plus de situations. Cette capacité de surveillance est aujourd’hui devenue un monstre, avec plus d’une centaine de fichiers de police aux périmètres toujours plus larges. Les conséquences sont bien réelles pour les personnes qui s’y trouvent, celles-ci pouvant aussi bien se faire refuser un emploi que recevoir une obligation de quitter le territoire de par leur seule présence dans un fichier. En parallèle, la répression s’intensifie sur les personnes qui refuseraient de se soumettre au fichage, les mettant face à des poursuites et sanctions disproportionnées. Cette surveillance est un piège, auquel il semble de plus en plus difficile d’échapper.
Nous l’écrivions déjà en 2016 : « L’histoire nous rappelle combien la capacité à résister à des dérives autoritaires passe par la faculté d’échapper au contrôle étatique, notamment sur son identité. Les fichiers centralisés ne font pas les régimes autoritaires, mais tout régime autoritaire s’appuie sur un fichage de sa population ».
Ce combat, qui promet d’être long, est possible grâce à votre soutien. Nous espérons pouvoir le continuer pour les années à venir, alors n’hésitez pas à nous faire un don. Merci !
References
| ↑1 | Voir le commentaire autorisé de la décision du Conseil constitutionnel, page 21, accessible sur cette page |
|---|---|
| ↑2 | Pour rappel, la carte d’identité nationale a été créée en 1940 sous le régime de Vichy. Le projet de carte nationale d’identité avait d’abord été imaginé par la préfecture de police en 1921, avec pour objectif d’étendre à tous les citoyens les mesures d’encartement imposées aux étrangers et aux nomades. Face à l’ampleur des protestations, le ministre de l’intérieur abandonna ce projet. Ce n’est que lorsque les libertés publiques auront été anéanties par le gouvernement de Vichy que l’identification totale des citoyens, au moyen de la généralisation de la carte d’identité, pourra être imposée. Pour aller plus loin : « Système d’enregistrement d’identité, numéro d’identification et “carte d’identité de Français” durant le Régime de Vichy (France, 1940-1944) », Pierre Piazza, 2017 disponible ici et « L’identification des personnes », Gerard Noiriel, 2006, accessible ici. |
21.11.2025 à 14:48
marne
Aujourd’hui, plus personne ne hausse les épaules de façon crédible quand on parle d’un retour des fascismes. À La Quadrature du Net, nous parlons « d’autoritarisme » depuis longtemps. Mais ce qu’on a longtemps pris pour une série d’escarmouches ressemble aujourd’hui de plus en plus à une attaque cohérente et concertée.
C’est pourquoi nous avons décidé de consacrer notre campagne de dons 2026 à interroger les liens entre technologies numériques et fascisation du monde. Ce tour d’horizon passera par des articles et, pour la première fois, par la réalisation d’émissions en live.
Pour nous aider à combattre les dérives autoritaires à l’œuvre et poursuivre nos actions pour un numérique libre, émancipateur et fédérateur, nous avons besoin de votre soutien !
Cette année, pour compléter les articles qui accompagnent depuis toujours notre campagne de dons, on se lance dans la diffusion de débats en live. Dans ce nouveau format, on traitera de sujets autour du thème « Numérique et fascisation » avec l’aide d’invité·es qui nous aideront à analyser la situation, décortiquer les processus politiques et sociaux à l’œuvre et les idées à défendre aujourd’hui et demain.
Nous avons prévu de faire cinq lives d’ici fin décembre, qui seront diffusés en ligne et que vous pourrez retrouver sur notre site. Pour vous donner envie de venir, voici ce que nous vous réservons :
Pour assurer le budget de l’année qui vient, nous avons besoin de récolter 250 000 € de dons, en comptant les dons mensuels déjà existants, et tous les nouveaux dons mensuels ou ponctuels.
L’association a une fantastique équipe de membres bénévoles, mais elle a aussi besoin d’une équipe salariée.
Les dons recueillis servent principalement à payer les salaires des permanent·es de l’association (environ 78% des dépenses). Les autres frais à couvrir sont le loyer et l’entretien du local, les déplacements en France et à l’étranger (en train le plus souvent), les frais liés aux campagnes et aux évènements ainsi que les divers frais matériels propres à toute activité militante (affiches, stickers, papier, imprimante, t-shirts, etc.).
Pour vous donner une idée, voici nos dépenses de 2025 (salaires inclus) ventilées sur nos campagnes, en fonction du temps passé par chacun·e sur les sujets de nos luttes :

L’association ne touche aucun argent public, mais reçoit des soutiens de la part de diverses fondations philanthropiques, à hauteur de 50% de son budget pour l’année qui se termine.
Nous sommes actuellement soutenu·es par la Fondation pour le progrès de l’Homme, la fondation Un monde par tous, la Limelight Foundation, le Digital Freedom Fund ainsi que Civitates. Nous recevons aussi des soutiens ponctuels du réseau européen EDRi.
Le reste de notre budget provient de vos dons. Alors si vous le pouvez, aidez-nous !
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